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UNIVERSITE PARIS IX – DAUPHINE UFR Sciences des Organisations Thèse de Doctorat en Sciences Politiques Emmanuel BRILLET Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation Thèse dirigée par John CROWLEY, spécialiste principal du programme à l’Unesco, section des sciences humaines et sociales Rapporteurs : Omar CARLIER, Professeur d’histoire à l’Université Paris-VII Claude DUBAR, Professeur de sociologie à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines Suffragants : Luis MARTINEZ, Directeur de recherches au CERI-Sciences-Po à Paris Pierre VALLIN, Maître de conférences en sciences politiques à l’Université Paris IX - Dauphine

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UNIVERSITE PARIS IX DAUPHINEUFR Sciences des Organisations

Thse de Doctorat en Sciences Politiques

Emmanuel BRILLET

Mmoire, identit et dynamique des gnrations au sein et autour de la communaut harkie

Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation

Thse dirige par John CROWLEY, spcialiste principal du programme lUnesco, section des sciences humaines et

sociales

Rapporteurs : Omar CARLIER, Professeur dhistoire lUniversit Paris-VIIClaude DUBAR, Professeur de sociologie lUniversit de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Suffragants :Luis MARTINEZ, Directeur de recherches au CERI-Sciences-Po ParisPierre VALLIN, Matre de confrences en sciences politiques lUniversit Paris IX - Dauphine

Thse soutenue le 21 fvrier 2007

2

3

Table des matires

Introduction 11I. Ouverture 11II. Etat des questionnements et des travaux 17II.1 Les figurations politiques : construction, usages et rception 17

II.2 Les harkis comme objet dtude 24

III. Orientation et posture analytiques 29III.1 Problmatique 30

III.2 Posture analytique 32

III.2.1 La stigmatisation telle quelle est "agie" : les rationalits stratgiques au fondement

de la construction des anathmes politiques, ou la dimension narrative de lappareil social

de domination (niveau macro-politique) 33

III.2.1.1 De linvention dune figure linvention dun destin : le rapport entre fiction et

fondation (y compris le mouvement itratif entre langage et violence) 34

III.2.1.2 Jeux et enjeux de mmoire : postrit symbolique et usages rtrospectifs de

la figure du harki 36

III.2.2 La stigmatisation telle quelle est subie et ordinairement relaye : la capillarisation

des anathmes politiques dans les interactions de la vie sociale et familiale (niveau infra

ou micro-politique) 39

III.2.2.1 Une posture analytique aux confluents dune vise comprhensive du sujet et

dune approche dynamique du processus de socialisation 42

III.2.2.2 La dynamique des gnrations au cur des processus de mdiation entre

lindividuel et le collectif 43

IV. De soi aux autres : contre-transfert et objectivation du rapport lobjet 50V. Annonce de plan : Inventer, tiqueter, subir, ragir : au fil dune destine 53

Partie 1

Ce que devenir harki veut dire 60I. Une destine singulire ou comment lon devient harki 62A. Qui sont les harkis ? Les suppltifs de larme franaise et autres catgories de

musulmans "pro-franais" pendant la guerre dAlgrie 63

B. Combien taient-ils ? Effectifs compars avec ceux du FLN / ALN et importance relative

des musulmans pro-franais dans la population musulmane algrienne 69

C. Pourquoi les suppltifs ont-ils t recruts ? 71

- 1. De lutilit des troupes suppltives dans un contexte de gurilla ou la question de

lefficace militaire des suppltifs 72

4

- 2. De lutilit dun recrutement de masse dans le contexte dune guerre subversive

ou la question de lefficace politique des suppltifs 73

D. Pourquoi les suppltifs se sont-ils engags ? 74

- 1. Par conviction, fidlit larme et/ou tradition familiale 75

- 2. Le besoin de protection et/ou le dsir de vengeance contre les exactions du FLN 76

a) Les atteintes lhonneur et la virilit ..76

b) La somme des interdits et des obligations, et la dmesure des chtiments 76

c) Le ciblage systmatique des lites traditionnelles et des lments non infods au

FLN 77

- 3. Les engagements forcs, sous pression physique et/ou psychologique de larme

franaise 79

a) La violence psychologique 79

b) La violence physique 79

- 4. Les ralliements danciens maquisards de lALN 80

a) Les ralliements volontaires

b) Les ralliements sous pression

- 5. Les engagements par besoin / pour la solde 81

- 6. Par solidarit tribale (rivalits de clans ou de villages) ou par dsir dassouvir des

vengeances dordre priv 81

E. Les facettes dun comportement : attitude lgard des populations civiles et des

prisonniers, attitude au combat et loyaut 83a) Lattitude lgard des populations civiles et des prisonniers 84

b) La combativit et la loyaut 88

II. Lobstruction faite au repliement des harkis : un crime dindiffrence ? 92A. Du statut de suppltif celui de figurant 93

- 1. Ni la lettre, ni lesprit : la vacuit voulue des accords dvian en termes de garanties

offertes aux musulmans pro-franais 94

a) La lgitimation de fait du FLN comme seul reprsentant qualifi des intrts de la

composante musulmane de la population algrienne au cours des ngociations

dEvian 95

b) Labsence de tout volet rpressif gradu en cas de violation des clauses de non-

reprsailles par le FLN 97

c) La promesse non tenue du maintien automatique dans la nationalit franaise des

Algriens de statut civil de droit local 101

- 2. Lire entre les lignes : un dispositif officiel de rapatriement assorti de critres restrictifs,

ou le rapatriement sous condition(s) des anciens suppltifs de larme franaise 112

a) Le dsarmement 114

b) Les options offertes aux anciens suppltifs musulmans : sauver sa peau seul ou

mourir en famille 116

5

b.1 Les procdures et modalits dapplication pratique des options prcites 116

b.2 Lesprit de la mise en uvre des options prcites 122

b.2.1. La minoration des prils (19 mars - 2 juillet 1962) 122

- La duplicit du FLN 126

- Lannonce du plan gnral de rapatriement 129

- Linterdiction des rapatriements en dehors des voies officielles 131

- Lassimilation des harkis des recrues potentielles de lOAS 139

b.2.2. De la minoration la dngation des perscutions ( partir du 3 juillet

1962) 142

c) Lautre figure du Pre, ou la place accessoire des musulmans pro-franais dans le

dessein gaullien 153

c.1 Sur la considration porte par le chef de ltat aux troupes suppltives et

sur son attitude quant lvolution de leurs effectifs 153

c.2 Sur le scepticisme du chef de ltat quant la possible coexistence et,

plus encore, quant la possible intgration des communauts europenne et

musulmane dans un cadre franais 155

B. Chiffrer les maux 162

- 1. Sur le nombre de rapatriements 163

- 2. Sur le nombre de musulmans pro-franais massacrs par le FLN 169

a) La succession des faits 169

b) Le bilan 179

III. Une destine pr-trace : le massacre des harkis par le FLN, un crime de froide logique rvolutionnaire 185A. Linvocation autoritaire de lUn ou la prtention du FLN assurer lexclusivit de la

reprsentation des aspirations de la population algrienne 192

- 1. Le tratre imagin ou leffacement de la frontire entre opposition et subversion

192

- 2. La rduction de l Un au Mme , ou lexclusive dun discours de

lenfermement (Mohamed Benrabah) 197

a) Lexclusivisme identitaire ou la primaut dun discours de lenfermement

(Mohamed Benrabah) 199

b) Lexclusivisme religieux, entre condamnation du maraboutisme et condamnation de

lcumnisme 202

c) Lexclusivisme programmatique, entre anti-imprialisme et anti-cosmopolitisme 206

B. Lexercice stratgique de la terreur ou la conscientisation marche force des

populations 211

- 1. Le ciblage systmatique des musulmans pro-franais et des nationalistes dissidents

214

6

- 2. La politique du pire ou lexposition dlibre des civils musulmans aux

reprsailles de larme franaise 217

IV. Du regroupement la relgation : la politique d accueil des Franais musulmans rapatris 221A. Une politique de reclassement collectif (M. Abi Samra, F.-J. Finas) 223

- 1. Des quais aux camps ou les prmisses dune vie en coupe rgle 223

- 2. De la vie en rserves aux emplois rservs : un destin prfabriqu 225

a) Coups de leurs droits : la mise sous tutelle lgale 225

b) Coups du monde du travail 227

c) Coups de lcole 228

B. Des espaces de contrle totalitaire (M. Abi Samra, F.-J. Finas) 230

- 1. Des espaces enclavs 231

- 2. De la sriation la srialit, ou la dispersion dlibre des groupes daffinits (M. Abi Samra, F.-J. Finas) 232

- 3. De linfantilisation la dresponsabilisation des Franais musulmans rapatris 232

- 4. La violation de lintimit, de la vie prive et des liberts individuelles 235

C. La rupture de 1975 et la politique de dconcentration (M. Abi Samra, F.-J. Finas) 237

Partie 2

Ce que parler des harkis veut dire 246I. La figure du harki dans les gestes algriennes de la guerre dAlgrie 249A. Le harki rifi ou la mmoire comme ralit instrumentale 250

- 1. Entre totem et tabou : une figure recompose (1962-1988) 250

- 2. Entre Charybde et Scylla : une figure dcompose (depuis 1988) 264

B. Le harki retrouv ? Les chemins de traverse de la mmoire collective 275

II. La figure du harki dans les gestes franaises de la guerre dAlgrie 285A. Les habits officiels du souvenir : un rcit thr (le harki sous lteignoir) 287

B. Lordinaire des prises de position 295

- 1. Le dtournement de vocable ou la banalisation des acceptions outrancires du terme

harki (le harki comme rfrence injurieuse) 295

- 2. Entre positionnement politique et geste politicienne : images et usages des harkis

dans le paysage politique franais 299

a) Entre geste gaullienne et gne no-gaulliste : de la difficult dun droit dinventaire

sur la personne du gnral de Gaulle au sein de la droite chiraquienne 299

b) Entre dfiance et indiffrence : la figure du harki dans les gestes communiste et

socialiste de la guerre dAlgrie 302

- La figure du harki dans la geste communiste 303

7

- La figure du harki dans la geste socialiste 306

c) Le Front national, entre "nostalgrie" et islamophobie 310

- 3. Les vocations inaudibles ou la geste amre des soldats perdus de lAlgrie

franaise (le harki comme tendard dune esprance trahie ) 314

III. La figure du harki dans la geste intellectualiste de la guerre dAlgrie 322A. Les ressorts immdiats de la stigmatisation : une vision clairement adversative (1954-

1962) 332

- 1. Chose colonise et spectateur cras dinessentialit (Frantz Fanon) : le

harki, une figure non avenue 336

- Un contexte intellectuel : lAlgrie au prisme de la littrature tiers-mondiste 338

- Linattention systmatique porte aux dimensions locales, discriminantes du conflit

algrien 340

- 2. Ces hommes en bleu pays pour trahir leurs frres (Simone de Beauvoir) : le

harki, une figure malvenue 345

- De la divinisation de lhistoire la ftichisation de la violence (la praxologie de la

table rase ) 345

- De la notion de fausse conscience celle de culpabilit objective 351

- Le refus de la symtrie entre les exactions commises par le colonis et celles

commises par ou au nom du colonisateur 352

B. Les ressorts rtrospectifs de la stigmatisation : une vision dplorative ? (depuis 1962) 362

- 1. Un esprit simple : le harki, produit passif de lalination coloniale 365

- 2. Un esprit rude : le harki, excuteur des basses besognes de la rpression 367

- Sur le souvenir de la rpression de la manifestation du 17 octobre 1961 et la

manire dont il participe de la stigmatisation des anciens harkis dans la geste

intellectuelle de la guerre dAlgrie 368

- Une personnalisation opportune ? La focalisation sur les harkis de M. Papon

(Marcel Pju) 373

8

Partie 3

Ce que veut dire tre harki dans lordinaire des relations sociales et

familiales 379

I. De la confusion la forclusion : le rapport la mmoire familiale et la faon dont il peut (ou non) produire la honte chez lenfant 384A. Une indicible histoire (Mohand Hamoumou) ou lhistoire dune honte "partage" 388

- 1. La difficult den parler (du ct des pres) 390

- 2. La rsistance la recevoir (du ct des enfants) : lvitement du conflit ou la dlicate

transgression du tabou paternel 399

B. Le manque du pre de lavoir introduit au monde (Jacqueline Palmade) : un obstacle

la dynamique de lappropriation (Jean-Pierre Terrail) 402

II. La construction routinire du rapport Nous / Eux ou la difficult dtre soi dans lordinaire des relations sociales 408A. Linfirmation de soi dans le regard dautrui ou la sur-exposition des enfants de harkis aux

exo-dfinitions de soi 411

- 1. La dpossession de soi par lamalgame : le "dlit de facis", forme ordinaire de dni

dune mmoire singulire 412

- 2. La dpossession de soi par la fltrissure ou la rmanence transgnrationnelle du

stigmate dinfamie 417

B. Le maniement du stigmate ou les difficults quprouve lindividu discrditable

contrler linformation sur lui-mme (E. Goffman) 424

- 1. Leffort de neutralisation des prjugs lis au facis, ou le surmarquage des

attributs de francit (Mohamed Kara) 426

a) Lusage de dsidentificateurs , ou comment ne pas tre parl par son corps

(Andr Gorz) 426

b) La stratgie de divulgation de lidentit intime 430

- 2. Leffort de conformation aux anticipations normatives des populations issues de

limmigration maghrbine, ou le surmarquage des attributs de larabit (Mohamed

Kara) 432

III. Lcartlement des identifications au niveau du Moi : le concept de triangle de stigmatisation et la notion de dchirement (V. de Gaulejac) 436A. Le concept de triangle de stigmatisation 436

- 1. Un triangle "catgoriel" 436

- 2. Un triangle "existentiel" 437

9

B. La notion de dchirement (Vincent de Gaulejac) : linscurit ontologique des

enfants de harkis, entre irrsolution identitaire et ambivalence des sentiments filiaux

(Mohamed Kara) 440

Partie 4

Ce que recouvrer ses capacits de symbolisation veut dire 453

I. Remonter aux sources de la honte : la reconnaissance comme travail de dgagement (au sein de la communaut harkie) 458A. La mobilisation du sujet pour sauvegarder son unit (dimension individuelle) 459

- 1. Le besoin de savoir qui et quoi nous devons dtre ce que nous sommes (P.

Nora) ou la ncessaire transgression du tabou paternel (niveau intime) 461

- 2. Le besoin de sopposer pour se poser ou lexpression de la diffrence avec la

deuxime gnration issue de limmigration (niveau interpersonnel) 467

B. La lutte pour la rhabilitation de la figure du pre ou la ncessaire mise en cause des

valeurs et vecteurs symboliques qui lgitiment la stigmatisation (dimension collective) 472

II. Rparer les termes de lchange : la reconnaissance comme travail de lcart (autour de la communaut harkie)

478

A. En-dea de la reconnaissance : les grces octroyes ou la prgnance du modle

"assistanciel-crmoniel" 479

- 1. La relation daide institutionnelle (volet assistanciel) 480

- Les carences dordre symbolique ou les limites intrinsques la relation daide

institutionnelle : lexemple des modalits de mise sur agenda, de traduction et de prise

en charge politiques des revendications des grvistes de la faim, Paris, en 1997-

1998 483

- Les carences dordre relationnel : lexemple de la mise en uvre du plan daction en

faveur des anciens membres des formations suppltives et de leurs familles au sein

du service des rapatris de la Prfecture de Paris (mai 2000-fin fvrier 2001) 487

- Le caractre potentiellement stigmatisant des dispositifs de discrimination positive ou

la ncessit dun retour au droit commun ? 491

- 2. Le crmoniel consensuel 494

B. Le pardon : un au-del de la reconnaissance ? 502

- 1. Les prconditions philosophiques du pardon : du pardon "christique" au pardon

opratoire 503

- 2. Ltat des rsistances : une politique non avenue ? 509

a) inerties militantes 510

10

b) indterminations savantes 516

c) obstructions tatiques 526

- LAlgrie des gardiens de la Rvolution ou la difficult de sinscrire dans une

dmarche de pardon sans altrer les frontires de lidentit 529

- La France dans lombre dun grand Franais, ou la difficult de faire sourdre

un pass occult sans mettre en cause la rputation consensuelle du gnral

de Gaulle 538

- 3. Le strapontin judiciaire : le pardon mis en demeure ? 549a) Les actions en justice : un nouveau rpertoire daction politique 553

b) Les ressorts juridiques et sociologiques des actions en justice entreprises par des

reprsentants de la communaut harkie 558

c) Est-ce bien la vocation de linstitution judiciaire de trancher des conflits de

mmoire ? 562

Conclusion 565

Annexes 576

Bibliographie 592

11

Introduction

I. Ouverture

Chacun sa manire, Ernest Renan1 et Milan Kundera2 ont point la facticit ncessaire des rcits ou

romans identitaires au fondement des collectivits humaines : la rorchestration univoque des guerres

intestines, loubli slectif accompagneraient le plus souvent le processus de fondation ou de

stabilisation dune entit sociale et politique autrefois dchire. Cest dans et par le biais de cette

entreprise de falsification, de cette confrontation ou de ce glissement smantique et pratique entre

histoire et mmoire, que se racontent et saffirment, sur le long terme, les collectifs. Leffet et la

fonction propres de cette violence symbolique seraient de complter voire de suppler lexercice de

la violence physique lgitime en enfermant et conformant le champ de la conscience (conscience de

soi, conscience des autres) dans des limites trs troites. Ce sont prcisment les effets ainsi que les

ressorts dune telle violence symbolique qui posent ici question, avec un accent important sur leur

paisseur historique et leur prennit. Do le choix dune direction de recherche prioritaire : tudier

les mcanismes, engrenages et logiques dinfluence qui commandent la construction des imaginaires,

leur volution (les jeux de mmoire), mais encore mais surtout lefficace et les implications de

telles constructions sur le fonctionnement des socits et l itinraire moral des individus (sur la

notion d itinraire moral , voir infra3). La notion de stigmatisation (sur laquelle nous reviendrons

plus avant dans lintroduction) apparat prcisment comme une des articulations du triptyque

"histoire-mmoire-identit", et lune des expressions conceptuelles majeures de lapproche

constructiviste, considre la fois sous un angle catgoriel (constructions historico-administratives),

normatif (figurations politiques) et interrelationnel (question de la capillarisation des anathmes

politiques dans lordinaire des relations sociales et familiales, mais encore symtriquement

question du rapport des individus et des groupes aux institutions). Aussi, la question des effets

propres aux phnomnes actifs (et passifs) doubli, ainsi quaux exercices dlibrs dcriture de

lhistoire ou de manipulation des symboles au service de projets particuliers, soulve-t-elle une autre

question, celle du rapport au langage dominant : comment trouver une manire dtre, de parler de soi

1 Loubli, et je dirai mme lerreur historique, sont un facteur essentiel de la cration dune nation, et cest ainsi que le progrs des tudes historiques est souvent pour la nationalit un danger. Linvestigation historique, en effet, remet en lumire les faits de violence qui se sont passs lorigine de toutes les formations politiques, mme de celles dont les consquences ont t les plus bienfaisantes (Ernest Renan, Quest-ce quune nation ? in Jol Roman (dir.), Quest-ce quune nation ? et autres essais politiques, Paris, Presses Pocket, 1992, p.41 ; repris in John Crowley, Pacifications et rconciliations. Quelques rflexions sur les transitions immorales in Cultures & Conflits, n41, Printemps 2001).2 Oui, jy voyais clair soudain : la plupart des gens sadonnent au mirage dune double croyance : ils croient la prennit de la mmoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et la possibilit de rparer (des actes, des erreurs, des pchs, des torts). Lune est aussi fausse que lautre. La vrit se situe juste loppos : tout sera oubli et rien ne sera rpar. Le rle de la rparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par loubli. Personne ne rparera les torts commis, mais tous les torts seront oublis (Milan Kundera [1967], La plaisanterie, Paris, Gallimard, 1985, p.422). Cest lauteur qui souligne. 3 Cf. Erving Goffman [1963], Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les ditions de Minuit, 1975.

12

et de faire parler de soi (ce que Paul Ricur appelle lidentit narrative ) qui ne soit pas prisonnire

dune mise en intrigue partielle et partiale du pass4 ?

En lespce, il sagira ici de se situer au point de friction entre la destine matrielle et la destine

symbolique des anciens harkis et de leurs familles, et doprer le travail de lcart entre la disparition

des "harkis" telle quelle a t trame la fois sur un mode "gnocidaire" (violence politique) et sur un

mode non gnocidaire (violence symbolique), sous langle de lhistoire et sous langle de la mmoire

(jusque et y compris la qute tre des enfants de harkis). Cest dans ce point dindtermination entre

le prsent et le pass, ladvenu et le reprsent, lici et lailleurs, le Nous et le Eux, et au prix dun

travail de lcart entre ces diffrentes dimensions, que peut soprer la dconstruction des logiques

sociales et politiques de la stigmatisation au sein et autour de la communaut harkie (voir lexpos

dtaill de la problmatique plus avant dans lintroduction). Nous verrons ainsi, au fil de ce travail, que

la destine matrielle et symbolique des anciens harkis et de leurs enfants est exemplaire des enjeux,

dilemmes et implications inhrents au couplage incertain entre "histoire" et "mmoire" dune part,

entre choix et poids du pass dautre part5.

Lors de sa visite dEtat en France, en juin 2000, le prsident de la Rpublique algrienne, Abdelaziz

Bouteflika, avait eu ces mots lgard ou, plutt, lencontre des anciens suppltifs de larme

franaise : Les conditions ne sont pas encore venues pour les visites de harkis, cest exactement

comme si on demandait un Franais de la Rsistance de toucher la main dun collabo . Ces

paroles, prononces en direct la tlvision franaise, participent classiquement, en Algrie (et plus

encore de la part d un homme qui a le triste privilge davoir fait et servi le systme 6), dune

entreprise de "verrouillage" de la mmoire des fins prsentes de lgitimation politique (voir la Partie

2). Du reste, mme grossires du point de vue de la connaissance historique (voir la Partie 1), de

telles reprsentations nen continuent pas moins tre dotes dune forte rsonance sociale, jusque

et y compris dans les populations issues de limmigration algrienne (voir la Partie 3). Ainsi, par

exemple, en novembre 2003, des incidents et bagarres rptition la cit Berthe de La Seyne-sur-

4 Paul Ricur, Temps et rcit, Paris Seuil, 3 tomes : 1983-1985 ; Soi-mme comme un autre, Paris, Seuil, 1990 ; La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000.5 Cf. Marie-Claire Lavabre, Du poids et du choix du pass. Lecture critique du Syndrome de Vichy , in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.265 278.6 Mohamed Benrabah, Le dsespoir algrien , Libration, 2 mai 2001. Abdelaziz Bouteflika est n le 2 mars 1937 Oujda (Maroc). Encore tudiant, il rejoint lArme de libration nationale (ALN) en 1956, devient secrtaire de la wilaya V, est nomm commandant en 1962. A lindpendance, en 1962, il devient dput de Tlemcen, puis ministre de la Jeunesse et des Sports dans le gouvernement du prsident Ahmed Ben Bella. En 1963, lge de 26 ans, il est nomm ministre des Affaires trangres. Limog par Ben Bella en mai 1965, il retrouve immdiatement ce poste la suite du coup dEtat de Houari Boumediene, le 19 juin 1965, et le conservera jusqu la mort de ce dernier fin 1978. Au dbut de 1979, Chadli Bendjedid, qui succde Boumediene, le nomme ministre dEtat. Il est cependant peu peu cart de la scne politique : poursuivi par la Cour des comptes pour des irrgularits dans la gestion du budget des Affaires trangres, puis exclu du Comit central du FLN, il est contraint de quitter la scne politique puis lAlgrie en 1981. Il sjourne pendant six ans aux Emirats Arabes Unis, en Suisse et en France. De retour en Algrie en 1987, il rintgre deux ans plus tard le Comit central du Front de libration national (FLN). En avril 1999, il est lu prsident de la Rpublique (sans opposition, du fait du retrait la veille du scrutin des six autres candidats), puis rlu en avril 2004 avec 85% des voix. En dpit dune brve priode de disgrce (1981-1987) sous la prsidence de Chadli Bendjedid, Abdelaziz Bouteflika, qui fut lhomme lige du prsident Houari Boumediene, est donc par excellence un homme du "systme", dont il incarne la continuit.

13

Mer, dans le Var, avaient-elles fini par acculer une famille de harki au dmnagement aprs que le

pre de famille, M. Chrif Araar, un ancien harki de 67 ans, avait t publiquement (et notoirement)

dcor de la mdaille militaire le 14 juillet 2003 Toulon7. Sur le moment, laffaire reut quelque cho

dans les mdias mais ne donna lieu aucune mobilisation particulire de la part de personnalits

extrieures la communaut harkie. Si bien que, dans une stratgie habituelle pour lui (voir la Partie

2), le Front national fortement impliqu dans la vie politique locale dplora de son ct le silence

assourdissant des bonnes consciences et des associations droits-de-l'hommistes . "Inapptence"

des intellectuels et rcuprations politiques : deux traits qui, nous le verrons, participent

communment des logiques sociales et politiques de la stigmatisation autour de la communaut

harkie (voir la Partie 2).

Mais les ressorts de la stigmatisation des anciens harkis et de leurs familles ne doivent pas

uniquement la rmanence de discours outranciers vhiculs par leurs anciens adversaires. Ils

doivent tout autant, en France, labsence de "contre-discours" et mme, pendant longtemps, de

quelque discours que ce soit de la part des relais institutionnels de la mmoire8. Plus encore, les

usages drivs du terme "harki" employ nimporte quel sujet comme synonyme de "tratre" par

certains responsables politiques franais et autres leaders dopinion nont fait que renforcer lefficace

des attaques directement malveillantes venues dAlgrie ou de France, en les banalisant9. Ainsi, le 3

dcembre 2000, au cours de lmission France Europe Express sur France 3, Raymond Barre,

rpondant une accusation sans quivoque de Renaud Donnedieu de Vabres (UDF lui aussi) qui

lavait qualifi de harki de Jospin aprs quil avait fait part de son intention de voter linversion du

calendrier lectoral avec le groupe socialiste lAssemble nationale (instauration de la prsidentielle

avant la lgislative), avait son tour indirectement assimil les harkis des tratres en qualifiant de

harkis de Mitterrand les hommes de droite qui staient rallis lancien prsident de la

Rpublique au cours de ses diffrentes mandatures. De fait, lancien Premier ministre, plutt que de

soffusquer de lutilisation ainsi faite du terme harki, lavait retourne lencontre de ses accusateurs :

Vous savez comment a se passe , avait expliqu Raymond Barre dans lmission prcite, vous

7 De fait, cette dcoration qui, sur le moment, lui avait valu lhonneur des mdias , lui vaudra aussi, par suite, dtre en butte une animosit accrue de la part de son voisinage algrien : Jtais sans cesse victime de menaces tlphoniques et d'agressions verbales, trait de pourri vendu la France, de tratre et de collabo. On ne comptait plus les menaces tlphoniques, injures et provocations, profres mon encontre et celle de ma famille . Dabord anonymes (menaces tlphoniques, tags), ces tentatives dintimidation avaient trs vite dgnr en insultes, puis en bagarres ranges avec les fils de monsieur Araar, allant jusqu occasionner des blessures et ncessiter lintervention des CRS (deux personnes tant places en garde vue). Nous avons reu de multiples menaces de mort. On nous traitait de collabos, de tratres. On affirmait qu'on aurait notre peau. Moi, j'en ai tant vu pendant la guerre d'Algrie, que rien ne m'impressionne. Mais j'ai eu peur pour ma famille . A la suite de cette brusque flambe de violence, la famille Araar fut contrainte dtre vacue sous protection policire et provisoirement loge dans un htel. Grce la mobilisation des lus locaux, une solution prenne fut rapidement trouve dans le parc HLM de Toulon (dans une cit dabord garde secrte pour prserver leur tranquillit). Le choc nen fut pas moins grand pour le principal intress : C'est une affaire trs grave. A travers moi, c'est la Rpublique franaise tout entire et la dmocratie, qu'on attaque. J'en ai honte. Mon pre a fait toute la guerre de 1914-1918. Il a perdu un bras dans les tranches, Verdun. Moi, j'ai fait toute la campagne d'Algrie, de 1957 1962. J'ai reu une balle dans la mchoire. Je suis devenu Franais par le sang vers. Et, 67 ans, j'en suis rduit me terrer dans un vieil htel (Cit dans Var-Matin, dition du 12 novembre 2003 ; revue de presse tablie par la section toulonnaise de la Ligue des droits de l'Homme et consultable cette adresse : perso.wanadoo.fr/felina/doc/tln/araar.htm).8 Voir la section II.A de la Partie 2 : Les habits officiels du souvenir : un rcit thr .9 Voir la section II.B de la Partie 2 : Lordinaire des prises de position .

14

naurez pas dinvestiture si vous allez au secours de Jospin, [car] vous tes les harkis de Jospin .

Mais, dplorant ainsi entendre un certain nombre de parlementaires, et vous savez quel parti ils

appartiennent, parler de tratres ou de gens qui font le jeu de Jospin , il ajoutait en guise de rpartie :

Ce sont ceux l mme qui depuis 1986 ont t les harkis de Mitterrand qui viennent dire cela 10. Et

Raymond Barre dajouter : Moi, depuis 1986, je suis contre la cohabitation, je ne suis pas all au pas

de gymnastique cohabiter 11. A la suite de ces dclarations, lassociation Gnrations Mmoire

Harkis (GMH) considrant qu il avait t de la sorte port atteinte lhonneur et la considration

dun groupe de personnes que sont les anciens harkis et leurs descendants (notamment du fait de la

notorit de lintress), avait intent une action en justice pour diffamation lencontre de lancien

Premier ministre. Cette action en justice, il faut ds prsent le noter, est caractristique des

nouvelles formes de mobilisation collective portes par ceux qui entendent "faire voix" autour de la

communaut harkie et parler en son nom (voir la Partie 4).

Ainsi, plus de quatre dcennies aprs la fin de la guerre dAlgrie (1954-1962), lvocation de

la destine des anciens harkis et de leurs enfants demeure particulirement dlicate : rien, ni la

succession des gnrations, ni lavance des travaux historiques (sur ce sujet en particulier, sur la

guerre dAlgrie en gnral), ne semble devoir contribuer apaiser labord de cette thmatique dans

les socits algrienne et franaise. Il est symptomatique, cet gard, que linstauration en

septembre 2001 dune Journe dhommage nationale aux harkis linitiative du prsident de la

Rpublique, Jacques Chirac, ait t explicitement conue comme une rponse la sortie

controverse du prsident de la Rpublique algrienne, Abdelaziz Bouteflika, un an plus tt (voir plus

haut)12. Une rponse, donc, non une libre initiative : comme si la France officielle navait pu se

rsoudre clbrer spontanment ceux qui, autochtones de confession musulmane, avaient choisi de

combattre ses cts au moment de la guerre dAlgrie.

La rmanence en Algrie mais aussi en France des invectives lencontre des anciens harkis, la

persistance corrlative de nombreux tabous autour de leur destine matrielle13, mais encore, donc, le

caractre tardif et contraint des clbrations en France, tmoignent de ce que la thmatique "harkie"

nest ni un objet neutre ni un objet "froid", ce dont tmoigne, en particulier, la difficult des sciences

sociales (historiques notamment) la construire en objet dinvestigation lgitime et routinis (et, ce,

10 Lettre ouverte de Smal Boufhal, prsident de lassociation Gnrations Mmoire Harkis (GMH), en date du 16 octobre 2001.11 Ibid.12 A lissue de la runion du Haut conseil de la mmoire combattante du 6 fvrier 2001, au cours de laquelle fut dcide la mise en place de cette Journe dhommage national, Jacques Chirac dclarait explicitement: Les Franais rapatris, en particulier les anciens des forces suppltives, ont t trs affects en l'an 2000 par diverses dclarations ou tmoignages qui les renvoient leur douloureux pass ainsi qu' leur sentiment d'abandon. La France doit accomplir leur gard un geste symbolique trs fort et spcifique afin de leur tmoigner sa reconnaissance et de leur montrer qu'ils sont partie intgrante de la communaut nationale, eux et leurs enfants (Dclaration disponible sur www.elysee.fr).13 Nous verrons que cette destine depuis lengagement aux cts de larme franaise jusquaux massacres de laprs-indpendance ou lexil est gnante, plus dun titre, non seulement pour les raisons dEtat algrienne et franaise, mais aussi pour un certain nombre dacteurs occupant en France des positions centrales dans la production et la diffusion du savoir et qui, sur le moment ou depuis lors, furent lis par leurs engagements militants la mouvance anticolonialiste (voir les parties 1 et 2).

15

non seulement en Algrie o lautonomie de la sphre historienne par rapport la sphre politique a

t et reste relative14 mais encore en France, o la mmoire collgiale des intellectuels en guerre

dAlgrie a pu faire obstacle son mergence15).

Prcisment, et pour le dire trs simplement, ce mmoire sintresse la manire dont depuis prs

dun demi-sicle et jusqu aujourdhui sont considrs et, surtout, dconsidrs les anciens harkis

et leurs enfants, en France et en Algrie ; et, par l, la charge symbolique sinon polmique dont

est susceptible dtre entoure lvocation de leur destine, ainsi quaux dterminants socio-

historiques et socio-politiques dune telle postrit. Notre dessein sera donc de faire la part des

influences sociales et politiques, routinires (dans les interactions de la vie quotidienne) et

institutionnalises (dans toutes les sphres dautorit : politiques, savantes ou militantes) qui, dune

manire ou dune autre, ont contribu et contribuent nourrir ce processus dindexation sociale (et la

charge motionnelle qui lui est corrlative) et qui, parfois, en jouent (la stigmatisation telle quelle est

"agie"). Symtriquement, il sagira de considrer la manire dont les intresss "font avec" cette

charge symbolique (ce "stigmate"), ici et maintenant, en France, et, ce, tant sur les plans individuel et

collectif quau regard de la succession des gnrations. En somme : comment la destine des anciens

harkis et de leurs familles a-t-elle t figure politiquement ? Par qui ? Pourquoi ? Avec quelles

rpercussions moyen et long terme sur les socits franaise et algrienne, et sur les intresss en

particulier ?

Le fait est, donc, que si la charge symbolique i.e. polmique dont cette thmatique est susceptible

dtre entoure en rend labord dlicat, elle constitue par elle-mme et pour cela mme un point

dancrage heuristique essentiel pour notre tude. De fait, celle-ci, partant du postulat que les

groupes de statut suprieur maintiennent leur pouvoir autant par le contrle des reprsentations du

monde social manipulation de dfinitions et dtiquettes que par lusage de formes plus

rudimentaires de contrle 16, accorde une attention particulire la manire dont les acteurs

sociaux se dfinissent mutuellement et dfinissent leur environnement 17, et ce tant dans une

dimension synchronique que diachronique (y compris, donc, les jeux et enjeux de mmoire). Mais,

bien videmment, si notre tude considre les mcanismes dassignation statutaire comme une

dimension primordiale de lactivit sociale et politique, elle adopte une position relativiste leur gard,

et traite ceux-ci non comme lexpression morale de vrits incontestes, mais comme le matriel

brut des analyses de sciences sociales 18. Sur le plan analytique, nous confrerons au processus

dindexation et de marginalisation sociales et politiques des harkis et de leurs familles lhabillage

notionnel de "stigmatisation" ou encore, la manire de Norbert Elias, de "sociodynamique de la

stigmatisation"19, au sens de configuration plus ou moins stable forme par le faisceau volutif des

14 Voir la section I.A de la Partie 2 : Le harki rifi ou la mmoire comme ralit instrumentale .15 Voir le chapitre III de la Partie 2 : La figure du harki dans la geste intellectualiste de la guerre dAlgrie , ainsi que la section II.B.2.b de la Partie 4 : Obstructions savantes .16 Howard S. Becker (1963), Outsiders. Etude de sociologie de la dviance, Paris, Mtaili, 1985, p.229.17 Ibidem.18 Howard S. Becker (1963), Outsiders. Etude de sociologie de la dviance, Paris, Mtaili, 1985, p.232.19 Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de lexclusion, Paris, Fayard, 1997.

16

reprsentations et interrelations familiales, communautaires, sociales et politiques au sein et autour de

la communaut harkie. la fois, donc, la stigmatisation telle quelle est "agie" (dans lespace et dans

le temps), et la stigmatisation telle quelle est subie, jusque et y compris la qute tre ou

rapparatre des enfants de harkis ("au nom des pres", dirions-nous). Cette approche

configurationnelle ou cologique a pour avantage, dans ltude de la manire dont se constituent les

catgories de la vie sociale (en loccurrence les dfinitions, les tiquettes et reprsentations

conventionnelles de lidentit des personnes 20), de ne jamais tenir leurs limites pour naturelles mais

de les tenir pour des catgories construites au cours des activits dun ensemble complexe dagents,

aussi bien les entrepreneurs de morale que ceux quils cherchent contrler 21. Pour sa part, Elias

parle ce sujet de configuration tablis/marginaux 22.

Avant de revenir plus en dtail sur notre dmarche particulire (sagissant tant de

lobjectivation de la problmatique que de la posture analytique qui lui est corrlative) et, par l, sur ce

qui en fait loriginalit, il importe dabord de situer la question gnrale de la "reprsentation" et de la

narration en politique (construction des mythes politiques et rcits identitaires collectifs, figuration de

lennemi intrieur), ainsi que la question des usages et des effets de tels processus dans lordinaire

des relations sociales et familiales. A la suite, il importe ayant sri les approches jusqualors

privilgies pour objectiver ou faire le rcit de la destine des anciens harkis et de leurs enfants, tous

genres littraires et disciplines acadmiques confondus de montrer en quoi une approche

politologique par les imaginaires, leurs usages et leur rception, vient opportunment enrichir et, dune

certaine manire, donner du liant un corpus trop nettement partag entre approche historique et

approche sociologique.

20 Howard S. Becker, op.cit., p.229.21 Ibid, p.232. Sur la notion d"entrepreneur de morale", voir p.171 187.22 Norbert Elias et John L. Scotson, op.cit.

17

II. Etat des questionnements et des travaux

II.1 Les figurations politiques : construction, usages et rception

Comment un collectif disparate dindividus, produit catgoriel contingent n de la conjonction et situ

larticulation des alas du cours de lHistoire (cette catgorie nat avec lvnement guerre dAlgrie)

et de logiques prissables de classification administratives et militaires (cette mme catgorie

disparat, en tant que telle, la fin de la guerre), en vient-elle tre conu comme une essence

hassable 23, et se concevoir comme une communaut de destin ? Ces rapports entre le

politique et limaginaire social renvoient une perspective constructiviste (dans un sens trs

gnrique) o, dune part, la reprsentation et les usages du pass participent des stratgies

dinstrumentalisation et dappropriation de limaginaire des fins de lgitimation politique24 et o,

corrlativement, lidentit la fois promesse faite soi-mme et assignation statutaire puissante

venue de lextrieur est le fruit dune mise en rcit , le produit volutif et permable de mises en

intrigue concurrentes25. Cette approche globale du politique est attentive, travers ltude des

systmes de reprsentation26 et des expressions publiques de la mmoire 27, la manire dont la

mmoire peut tre utilise des fins politiques et sociales qui la transcendent28, notamment dans les

questions lies la production des identits collectives (lon sintresse ici la production du sens,

la manire dont les institutions donnent sens lhistoire, ce que Paul Ricur appelle la mobilisation

de la mmoire au service de la requte didentit 29), mais encore aux effets de cette utilisation dans

ce que Thomas Luckmann appelle le temps ngociable de linteraction 30 (lon sintresse alors aux

effets de sens de telles mises en rcit dans lordinaire des relations sociales).

Cette mobilisation des systmes symboliques et de leurs expressions rhtoriques aux fins de

clturer lidentit communautaire (Paul Ricur) participe de ce que Marie-Claire Lavabre appelle

23 Michel Hastings, Imaginaires des conflits et conflits imaginaires , Colloque Conflits, imaginaires, communauts , IEP de Lille, 27 octobre 2000.24 Voir notamment Cornlius Castoriadis, Linstitution imaginaire de la socit, Paris, Seuil, 1975 ; Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 ; Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986 ; Jean-Franois Bayart, Lillusion identitaire, Paris, Fayard, 1996 ; Pierre Laborie, Histoire politique et histoire des reprsentations in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991.25 Cf. Paul Ricur, Soi-mme comme un autre, Paris, Seuil, 1990 ; et Paul Ricur, La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000.26 Gustave-Nicolas Fischer dfinit la reprsentation sociale comme un processus dlaboration perceptive et mentale de la ralit qui transforme les objets sociaux (personnes, contextes, situations) en catgories symboliques (valeurs, croyances, idologies) (Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Presses de lUniversit de Montral, Dunod, 1987, p.118).27 Paul Ricur, La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000, p.99, 100 et suivantes.28 Ce quArno Mayer appelle les aspects utilitaires de la mmoire ( Les piges du souvenir , Esprit, Le poids de la mmoire , 7, juillet 1993), et ce que Paul Ricur dpeint comme tant la fonction ostentatoire de limagination , ou encore la dimension pragmatique lie lide dexercice de la mmoire (La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000, p.99, 100 et suivantes).29 La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000, p.99, 100 et suivantes ; voir aussi Valrie-Barbara Rosoux, Les usages de la mmoire dans les relations internationales , communication donne dans le cadre de la journe thmatique Stratgies de la mmoire , le jeudi 26 avril 2001 lIEP de Grenoble.30 Thomas Luckmann, Les temps vcus et leurs entrecroisements dans le cours de la vie quotidienne , Politix, Se rfrer au pass , Paris, LHarmattan, n39, troisime trimestre 1997, p.17 38.

18

le choix du pass 31. Laccent est mis sur la mmoire comme mcanisme dajustement du pass

au prsent (Valrie-Barbara Rosoux), comme travail de configuration et de refiguration narrative

qui consiste raconter autrement, en supprimant, en dplaant les accents dimportance, en

refigurant diffremment les protagonistes de laction en mme temps que les contours de laction 32.

Ce qui est vis, ici, cest le rle de limaginaire dans les choix collectifs 33, et plus encore le

rapport de lidologie au processus de lgitimation des systmes dautorit (Paul Ricur). Selon

Marie-Claire Lavabre, les usages et instrumentations du pass expriment ainsi moins la mmoire

et lidentit [en tant que telles] que la volont politique qui vise ladhsion et lidentification 34. Il

sagit, avec Pierre Laborie, de mettre en vidence la manire dont les reprsentations agissent par

lanalyse de leurs fonctions sociales et socio-symboliques et de dterminer comment ces fonctions

sarticulent avec les logiques de pense dominantes 35. En somme, de chercher savoir quelle

fonction tient tel ou tel vnement, tel phnomne ou telle ide dans limaginaire collectif du temps 36.

La notion de choix du pass renvoie ainsi clairement ce que Pierre Nora appelle lconomie

gnrale et ladministration du pass dans le prsent 37 et aux objectifs qui lui sont corrlatifs,

savoir notamment la lgitimation de lordre social et du personnel politique. Elle obit une logique

de la tlologie dans et par laquelle les exigences du prsent donnent visage et sens au pass38. De

fait, ainsi que le soulignent Bruno Jobert et Pierre Muller en sinspirant de la notion gramscienne

dhgmonie, une domination durable implique ncessairement une lgitimation, cest--dire

lidentification de chacun un ensemble de symboles et dinterprtation qui la justifie et la rend

tolrable 39. Le choix du pass doit donc tre pens non pas en rapport avec lhistoricit de

lvnement mais en rapport avec les reprsentations qui le constituent comme vnement historique,

celles-ci bien ancres dans le prsent. Arno Mayer : Car ce que lon poursuit avec la valorisation

dune mmoire collective est moins la prservation dun pass qui sloigne inexorablement que son

rajustement et sa revivification afin de sen servir dans les dbats politiques daujourdhui et de

demain. Nier ou minimiser ces aspects utilitaires de la mmoire collective ou sociale revient se

mprendre sur sa nature 40.

31 M.-C. Lavabre, Du poids et du choix du pass. Lecture critique du Syndrome de Vichy , in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.265 278.32 Paul Ricur, La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000, p.579-580.33 Pierre Laborie, Histoire politique et histoire des reprsentations mentales in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.167.34 Marie-Claire Lavabre, Lectures critiques. Usages du pass, usages de la mmoire , R.F.S.P., vol.44, n3, juin 1994.35 Pierre Laborie, Histoire politique et histoire des reprsentations in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.166-167.36 Ibidem.37 Pierre Nora (dir.), Les lieux de mmoire, tome 2, La Nation , vol.3, Paris, Gallimard, 1986, p.25.38 Paul Ricur, De linterprtation. Essai sur Freud, Paris, Le Seuil, 1965.39 LEtat en action. Politiques publiques et corporatismes, Paris, PUF, 1987, p.23.40 Arno Mayer, Les piges du souvenir , Esprit, 7, juillet 1993 ; voir aussi Tzvetan Todorov, La mmoire et ses abus , Esprit, 7, juillet 1993.

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Le rel qui nous intresse ici est fait dune part idelle et dune part matrielle ; il est le produit de

leur interaction 41. Les reprsentations sociales apparaissent ainsi comme une articulation

essentielle entre le fait, les ractions provoques et leurs consquences . Pierre Laborie ajoute :

Elles sont des miroirs qui montrent, qui disent, mais aussi qui agissent. Apparemment attaches

un objet dont elles sont le reflet les reprsentations de tel ou tel vnement ou problme elles

appartiennent en ralit un systme possdant sa propre cohrence interne, cet ensemble

structur que forme limaginaire social. Ainsi intgres et relies, les reprsentations sociales sont

plus que de simples perceptions, plus que des images, plus que des mythes, plus que des

idologies mais tout en tant aussi cela, dans des proportions et selon des hirarchies

changeantes . Limaginaire est crateur de ralit sociale , il y a une "efficace sociale" de la

reprsentation ou de la reconstruction du pass (le choix du pass ), qui doit tre clairement

distingue de la charge traumatique de lvnement (le poids du pass ), cest--dire de ce qui,

dans lvnement lui-mme, tait susceptible de durer et de resurgir une fois la crise passe 42, sur

le modle de la trace, de la marque ou de lempreinte, de la consquence de lvnement 43.

La sociologie politique du nationalisme a prsent le concept didentit nationale comme tant le fruit

de telles constructions, autour du couplage "histoire / mmoire" : les nations seraient des traditions

inventes 44, des communauts imagines 45 ou "bricoles" partir de ralits ethniques

prnationales46, des doctrines empreintes dune certaine religiosit47 en mme temps que des outils

de domination sociale. Ainsi, travers la formation dun "sens historique commun", la reconstruction

du pass sintgre la construction du prsent, la fiction historiographique et laction politique se

conjuguent et tendent sidentifier.

Paralllement, les historiens se sont attachs distinguer lhistoire et la mmoire, et construire la

seconde en objet dtude particulier de la premire48. Une nation, cest une mmoire , crit Pascal

Ory, cest--dire non pas un pass, non pas une histoire, mais une belle histoire , de celle que les

parents racontent aux enfants. Faire lhistoire de la mmoire, cest faire lhistoire des fables de la

mmoire et des silences de loubli 49. La mmoire est une forme de rapport au pass dont la

cause finale nest pas la connaissance, la ralit et lintelligibilit du pass, insiste Marie-Claire 41 Pierre Laborie, Histoire politique et histoire des reprsentations mentales in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.163.42 Henry Rousso (1987), Le syndrome de Vichy de 1944 nos jours, Paris, Seuil, 1990, p.13.43 Marie-Claire Lavabre, Du poids et du choix du pass. Lecture critique du Syndrome de Vichy , in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.269-270.44 Ernest Gellner, Eric H. Hobsbawn et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.45 Benedict Anderdon (1983), Limaginaire national : rflexions sur lorigine et lessor du nationalisme, Paris, La Dcouverte, 1996.46 Anthony D. Smith, The Ethnic Origins of Nations, Oxford, Blackwell, 1986.47 Anthony D. Smith, Nationalisme et religion politique in Fron (Elise), Hastings (Michel), Limaginaire des conflits communautaires, Paris, LHarmattan, 2002, p.25 40. 48 Paul Ricur, La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000, p.579.49 Pascal Ory, Une nation pour mmoire, 1889, 1939, 1989, trois jubils rvolutionnaires, Paris, Presses de la FNSP, 1992, p.8, cit in M.-C. Lavabre, Lectures critiques. Usages du pass, usages de la mmoire , R.F.S.P., vol.44, n3, juin 1994, p.483.

20

Lavabre, mais la vrit du prsent, la construction ou le renforcement dune identit () 50. Ainsi a-t-

on fait entrer limaginaire social, la dimension non cognitive de la connaissance historique 51 dans

les problmatiques de lhistoire contemporaine52. En faisant lhistoire de lutilisation du pass, crit

D. Quattrocchi-Woisson, on apprend plus des socits contemporaines quen voulant retrouver une

soi-disant vrit historique 53.

Il est donc ici question dune histoire des interprtations historiques et des conflits notamment

politiques dinterprtation : une histoire au second degr , en somme (Pierre Nora). Il sagit de

montrer comment et pourquoi linterprtation ou la falsification du pass peuvent devenir vrit

historique : Cest en touffant la capacit critique et la rflexion historique des masses que

lidologie devient force matrielle et socio-politique . Francis Guibal ajoute : Elle donne bien une

identit substantielle au pays, mais dans une plnitude imaginaire qui ne peut que rejeter lextrieur

tout facteur de division 54. A cet gard, Henry Rousso souligne que la mmoire () remplit une

fonction essentielle dans la prise en compte de laltrit : altrit du temps qui change, en assurant la

permanence plus ou moins fictive, plus ou moins relle du groupe ou de lindividu ; mais aussi altrit

du face face avec dautres groupes, dautres nations, dautres passs, donc dautres mmoires, en

permettant ainsi la distinction, donc la dfinition dune identit propre 55. Laffirmation de lidentit

passe ainsi dabord par laffirmation dune opposition et dune altrit. Les situations conflictuelles, en

particulier, accentuent ces phnomnes de polarisation : les usages du pass et le formatage de

lidentit la sienne propre (construction dun soi collectif hypertrophi en fonction dun appel une

mmoire mythique du groupe 56) et celle que lon assigne lautre (dsignation du bouc

missaire 57, dsignation / mise distance de lennemi58 ou construction dune idologie de

statut 59) y apparaissent comme des enjeux politiques majeurs. Ainsi que le souligne Batrice

Pouligny, il existe des stratgies dappropriation de limaginaire, diffrents types

50 M.-C. Lavabre, Lectures critiques. Usages du pass, usages de la mmoire , R.F.S.P., vol.44, n3, juin 1994, p.487.51 Diana Quattrocchi-Woisson, Du rosisme au pronisme. Le rle de lhistoire dans la construction dune identit nationale , in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.215 232.52 Voir par exemple : Pierre Nora, Mmoire collective , in Jacques Le Goff (dir.), La nouvelle histoire, Paris, CEPL, 1978, p.398 401 ; Henry Rousso (1987), Le syndrome de Vichy de 1944 nos jours, Paris, Le Seuil, 1990 ; Pierre Laborie, Histoire politique et histoire des reprsentations mentales , in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.155 170.53 Diana Quattrocchi-Woisson, Du rosisme au pronisme. Le rle de lhistoire dans la construction dune identit nationale , in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.227.54 F. Guibal, Sans idologie ? , in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.237.55 Henry Rousso, Pour une histoire de la mmoire collective , in Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso, dir., Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 1991, p.264.56 Jacques Smelin, Limaginaire dans le crime de masse , Colloque Conflits, imaginaires, communauts , IEP Lille, 27 octobre 2000 ; voir aussi Jacques Smelin, Penser les massacres , R.I.P.C., vol.7, n3, 8 fvrier 2001 ; Jacques Smelin, Purifier et dtruire. Usages politiques des massacres et gnocides, Paris, Seuil, 2005.57 Ren Girard, La violence et le sacr, Paris, Grasset, 1972.58 cf. Carl Schmitt, La notion de politique. Thorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992 ; voir aussi John Crowley, Pacifications et rconciliations. Quelques rflexions sur les transitions immorales in Cultures & Conflits, n41, Printemps 2001, p.75 98.59 Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de lexclusion, Paris, Fayard, 1997.

21

dinstrumentalisation des rcits du conflit, notamment travers les constructions et usages politiques

des figures de lennemi 60. Ce quoi Michel Hastings ajoute que le conflit entrane une

discrimination entre les parties en prsence et oblige choisir son camp. Plus il sintensifie, plus il se

dramatise, plus la sparation symbolique sera brutale. Il y a une survaluation du groupe

dappartenance et une dvalorisation du groupe adverse 61.

Georges Sorel62, a dfini le mythe comme un rseau de significations et un prisme dlucidation de

lhistoire, en somme une traduction symbolique du rel qui favorise la mobilisation des masses, y

compris les mobilisations les plus violentes. Pour sa part, Jacques Smelin, plaidant non pour le

Grand Soir mais pour une sociologie du passage lacte , insiste sur la leve des inhibitions

pralable au dclenchement des violences de masse, sur le rle de limaginaire comme oprateur

collectif , comme matrice du crime de masse, ce par quoi il monte en puissance 63. De la

mme manire, Mark Levene souligne que, dans certaines situations, des gens que parfois mme

on naurait pas distingus du reste de la population dominante se retrouvent tiquets non

seulement comme diffrents, mais dune faon telle que lEtat, un certain moment, dcide que la

seule forme daction possible est de les liminer 64. Cette construction de lopposition "ami/ennemi"

participe dun jeu sur des frontires symboliques , dun discours vers lessence o les

imaginaires naturalisent laffrontement65. Plus gnralement, Norbert Elias et John L. Scotson

soulignent combien le charisme collectif que lon sattribue et la disgrce que lon prte aux autres

sont partout des phnomnes complmentaires 66. Ils ajoutent : La prtention charismatique du

groupe ne joue sa fonction de lien sa fonction de prservation quen rigeant des barrires

hermtiques contre les autres groupes dont les membres sont, selon ce mme groupe, jamais

exclus de toute participation la grce et aux vertus quil se prte. En levant ainsi les siens, le

charisme du groupe relgue ipso facto les membres dautres groupes interdpendants une position

dinfriorit 67.

60 Batrice Pouligny, Groupe de recherche : Faire la paix : Du crime de masse au peacebuilding , Compte-rendu de la runion inaugurale du 8 fvrier 2001, p.12.61 Michel Hastings, Imaginaires des conflits et conflits imaginaires , Colloque Conflits, imaginaires, communauts , IEP Lille, 27 octobre 2000. Voir aussi Elise Fron et Michel Hastings, The new Hundred Years Wars , International Social Science Journal, n177, septembre 2003.62 Georges Sorel (1908), Rflexions sur la violence, Paris, Marcel Rivire, 1972.63 Jacques Smelin, Limaginaire dans le crime de masse , communication donne dans le cadre du colloque Conflits, imaginaires, communauts , IEP Lille, 27 octobre 2000. Voir aussi Jacques Smelin, From massacre to the genocidal process , International Social Science Journal, n174, Dcembre 2002.64 Mark Levene, Les gnocides : une particularit du XXme sicle , confrence donne dans le cadre de lUniversit de tous les savoirs le samedi 4 novembre 2000 Paris. Voir aussi Mark Levene, The Changing Face of Mass Murder. Massacre, genocide and post-genocide , International Social Science Journal, n174, Dcembre 2002.65 A ce sujet, voir Elise Fron, Limpratif de loyaut : les deux communauts dIrlande du Nord et la figure de lennemi intrieur , Communication dans le cadre de latelier sur la figure de lennemi intrieur, Congrs de lAFSP, Rennes, 1999 ; voir aussi Elise Fron, Le conflit aprs le conflit. LIrlande du Nord sur les chemins de la paix , Colloque Conflits, imaginaires, communauts , IEP Lille, 27 octobre 2000, ainsi que Elise Fron, La Harpe et la Couronne. Limaginaire politique du conflit nord-irlandais, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2000.66 Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de lexclusion, Paris, Fayard, 1997, p.183.67 Ibid, p.182-183.

22

Ainsi, les rcits identitaires sont en mme temps et au sens plein du terme des prdictions

cratrices , au sens o ces narrations sont porteuses de sens pour les acteurs (y compris pour ceux

qui les rejettent) et produisent des effets qui sexpriment en termes de croyances, de strotypes, de

prjugs, de mobilisations dont lpaisseur et la prennit doivent tre questionnes, et ce depuis

la constitution de lidentit personnelle jusqu celle des identits communautaires qui structurent nos

liens dappartenance 68. Quil sagisse de mettre en acte des conduites conformes aux prceptes

dominants (le processus de nationalisation ou de dsignation de lennemi contribue crer la

ralit quil postule) ou doprer un retournement du stigmate (Erving Goffman), de produire des contre-modles , le mythe peut tre dit fcond (Georges Sorel) en ce sens quil fait natre la mobilisation. Les idologies sont donc galement des schmes partir desquels nous agissons 69.

Partant du thorme formul par W.I. Thomas70, R.K. Merton souligne, dans un chapitre intitul The

Self-Fulfilling Prophecy, que les hommes ragissent non seulement aux caractres objectifs dune

situation, mais aussi, et parfois surtout, la signification quils donnent cette situation 71. Et il

ajoute : Les dfinitions collectives dune situation font partie intgrante de la situation et affectent

ainsi ses dveloppements ultrieurs 72. De fait, ainsi que le souligne Michel Wieviorka, lorsquon

appartient un groupe faiblement structur et organis, il est difficile dchapper individuellement la

stigmatisation du groupe. Lexclusion, la limite, faonne chez ceux quelle atteint ce quelle leur

reproche 73.

Lidentit participerait ainsi dun processus dtayage ou dun travail de lcart sur les significations imaginaires de la socit74. Dans cette vise dintgration du monde commun, la formation de lidentit serait ainsi consubstantielle sa reconnaissance par lautre75. Pour G.-N. Fischer, lidentit schafaude comme une construction reprsentative de soi dans son rapport lautre et la socit.

Lidentit est ainsi la conscience sociale que lacteur a de lui-mme, mais dans la mesure o sa

relation aux autres confre sa propre existence des qualits particulires . Et il ajoute : Lidentit,

68 Paul Ricur, La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000, p.580.69 G.-N. Fischer, La psychologie sociale, Paris, Seuil, 1997.70 Quand les hommes considrent certaines situations comme relles, elles sont relles dans leurs consquences .71 R.K. Merton (1953), Elments de mthode sociologique, Paris, Plon, 1965, p.170.72 Ibid, p.172-173.73 Michel Wieviorka, chapitre introductif ldition franaise de louvrage de Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de lexclusion, Paris, Fayard, 1997, p.182-183.74 Voir Jacqueline Palmade, Lidentit comme travail de lcart , ducation Permanente, n128, 1997 ; voir aussi Thomas Luckmann et la notion de schme biographique , quil dfinit comme une toile de fond significative qui [ancre] des droulements temporels de courte porte dans des droulements temporels de plus longue porte et [met] une vie individuelle en rapport avec quelque chose qui transcende le temps de cette vie ; non pas de simples mesures de la dure , mais une mesure morale de lenchanement des actions . Ainsi, la reconstruction est consubstantiellement lie la justification ; elle vise ramasser lhistoricit du groupe dappartenance en une formule narrative au caractre fortement axiologique (cf. Les temps vcus et leurs entrecroisements dans le cours de la vie quotidienne , Politix, Se rfrer au pass , Paris, LHarmattan, n39, troisime trimestre 1997, p.17 38). Thomas Luckmann utilise aussi la notion de temporalits historiques , quil dfinit comme des catgories interprtatives ayant acquis le statut dobjectivit culturelle (Ibid).75 Charles Taylor (1992), Multiculturalisme. Diffrence et dmocratie, Paris, Aubier, 1994 ; voir aussi Charles Taylor (1989), Les sources du moi. La formation de lidentit moderne, Paris, Seuil, 1998.

23

cest donc le produit des processus interactifs en uvre entre lindividu et le champ social, et non pas

seulement un lment des caractristiques individuelles 76.

Dans cette mme optique, les thories interactionnistes de la dviance, tout comme les thories

interactionnistes en gnral, accordent une attention particulire aux diffrences dans le pouvoir de

dfinir, la manire dont un groupe acquiert et utilise le pouvoir de dterminer comment dautres

groupes doivent tre considrs et traits, tout en sattachant objectiver les moyens par lesquels

cette oppression ou ce contrle (bass sur la manipulation de dfinitions et d tiquettes 77, mais

encore sur llaboration dune idologie de statut , soit un ensemble dattitudes et de croyances

qui soulignent et justifient la supriorit [du groupe tabli] tout en marquant linfriorit [dautres

groupes interdpendants] 78) acquiert un statut de lgitimit normale et ordinaire. Ainsi la

stigmatisation nest-elle quun aspect dune relation "installs-marginaux" dont la pice centrale est un

rapport de forces ingal et les tensions inhrentes cette situation.

Partant, pour Vincent de Gaulejac et Isabelle Taboada Lonetti, cest la non-reconnaissance de la

place quoccupe dans la socit lindividu ou le groupe qui, dans lexamen des figures actuelles de

lexclusion, constitue le trait le plus pertinent 79. A cet gard, Norbert Elias et John L. Scotson,

pointant la dpendance des individus vis--vis de la position et de limage des groupes auxquels ils

appartiennent, [et] lidentification profonde des premiers aux seconds dans lvaluation des autres et

dans leur amour-propre , souligne que les dnigrements qui mettent en jeu la honte ou les

sentiments de culpabilit du groupe socialement infrieur par le biais de symboles dinfriorit, de

signes dindignit qui lui sont attribus, et la paralysie de sa capacit de riposte qui les accompagne

font partie de lappareil social grce auquel les groupes suprieurs et socialement dominants assoient

leur empire et leur supriorit 80.

Ainsi, ce qui est en cause, ici, larticulation des paramtres structuraux, familiaux et

psychologiques81, et aux confins de lhistoire, de la mmoire et de lidentit82, cest un voyage

analytique au cur de la violence symbolique 83, telle quelle est "agie" et telle quelle est subie,

depuis la dpossession des acteurs sociaux de leur pouvoir originaire de se raconter eux-mmes

jusqu la reconqute par ces mmes agents sociaux de la matrise de leur capacit faire rcit 84.

76 G.-N. Fischer, La psychologie sociale, Paris, Seuil, 1997, p.162.77 Howard S. Becker, Outsiders, tudes de sociologie de la dviance, Paris, Mtaili, 1985.78 Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de lexclusion, Paris, Fayard, 1997, p.91.79 Vincent de Gaulejac et Isabelle Taboada Lonetti, La lutte des places. Insertion, dsinsertion, Paris, Descle de Brouwer, 1997 ; voir aussi Vincent de Gaulejac, Les sources de la honte, Paris, Descle de Brouwer, 1996.80 Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de lexclusion, Paris, Fayard, 1997, p.181 et 182.81 Denis-Constant Martin (dir.), Cartes didentit. Comment dit-on "nous" en politique ?, Paris, PFNSP, 1994.82 Paul Ricur, La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000.83 Selon Pierre Bourdieu, la notion de violence symbolique renvoie et caractrise tout pouvoir qui parvient imposer des signification et les imposer comme lgitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force (Pierre Bourdieu, Esquisse d'une thorie de la pratique, Paris, Droz, 1972, p.18), soit cette forme particulire de violence qui sexerce pour lessentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, () la limite, du sentiment (Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p.11-12).84 Paul Ricur, La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000, p.580.

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Dans son tude du stigmate, Erving Goffman nous invite ainsi considrer de concert lhistoire de la

capacit qu un attribut de servir de stigmate et litinraire moral de lindividu stigmatis 85. Il

sest surtout attach traiter le second aspect ; je mattacherai autant au premier quau second.

II.2 Les harkis comme objet dtude

Eu gard lintrt suscit en France, tant dans les sphres politique et mdiatique que dans le

champ universitaire, par les questions relatives la formation et la conformation politique de la

figure de l immigr dans limaginaire national dune part, la construction des identits sociales et

politiques, dans une vise dintgration la communaut nationale, de la deuxime gnration issue

de limmigration maghrbine (ceux que lon appelle communment les "beurs"), dautre part,

l"inapptence", sinon lindiffrence des hommes politiques, des journalistes comme des chercheurs

pour ces mmes questions relatives, cette fois, aux Franais musulmans rapatris et leurs enfants,

plus communment dsigns sous lappellation ( entendre dans un sens gnrique) de "harkis", ne

manquent pas dinterroger :

La raret des livres ou films sur cette population surprend. Comment expliquer le dsintrt

presque total pour une minorit franaise aussi nombreuse86, alors que les immigrs algriens sont

sujets, eux, dinnombrables articles, livres ou colloques ? Ainsi lon pressent que loubli de cette

communaut nest ni anodin, ni fortuit 87.

Nous reviendrons au fil de ce mmoire sur les diverses raisons et manifestations de cet "oubli". A ce

stade, prcisons que ce constat global, tabli en 1990, sil est toujours valable dans ses grandes

lignes (notamment pour ce qui a trait au dsquilibre avec la production livresque ou filmique

consacre aux populations issues de limmigration maghrbine), mrite nanmoins dtre amend, et

ce plusieurs gards :

- dabord, lintrt des observateurs sociaux commencer par les universitaires pour cette population est all croissant au cours des annes 1990, et plus encore compter du dbut

des annes 2000 (sagissant notamment des journalistes et des acteurs politiques), avec un

"pic" clairement identifiable au cours des annes 2000 et 2001, li la visite controverse

dAbdelaziz Bouteflika en France puis linstauration dune Journe dhommage national aux

harkis lanne suivante ; en outre, la parution en 2003 du livre de Georges-Marc Benamou,

Un mensonge franais88, qui ne consacre pourtant quun court chapitre la question des

harkis, fut un autre moment fort cet gard, quoique phmre et trs largement redevable

de la renomme ou du "capital mdiatique" de son auteur (et dont nul autre avant lui ayant

travaill sur cette question navait pu se prvaloir) ;

85 Erving Goffman (1963), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les ditions de Minuit, 1975, p.43, 44 et 46.86 En 1997, la Dlgation aux Rapatris valuait officiellement le nombre des harkis, toutes gnrations confondues, environ 450'000 (contact tlphonique, juillet 1997).87 Mohand Hamoumou, Les harkis, un trou de mmoire franco-algrien , Esprit, 5, mai 1990, p.25.88 Georges-Marc Benamou, Un mensonge franais. Retours sur la guerre dAlgrie, Paris, Robert Laffont, 2003.

25

- ensuite, les annes 1990 et 2000 ont t marques par la "prise de parole" des enfants de harkis, "hrauts" de plume de lpope familiale et chroniqueurs de leur propre trouble ou mal-

tre. Les rcits parfois nafs mais violents de certains (ainsi en va-t-il du rcit de Djami,

fille de harki victime des accs de violence dun pre gar par sa propre souffrance89)

ctoient des rcits plus construits, trams sur le mode initiatique de la rminiscence et de la

reviviscence du "chemin de croix" familial (Mon pre ce harki, de Dalila Kerchouche,

journaliste LExpress), ou exprims dans un style trs littraire, presque hallucin, tel le

Moze de Zahia Rahmani, publi chez Sabine Wespieser, o lauteur, partant du rcit du

suicide de son pre un 11-novembre, la suite dune crmonie patriotique, rgle ses

comptes post-mortem avec lintress lui-mme et tous ceux qui, de prs ou de loin, ont

"dcid" ou influ sur sa destine (Etat franais, FLN).

Les travaux universitaires et rapports denqute sont rests rares jusqu la fin des annes 1980, et

vocation essentiellement mdicale ou pidmiologique (notamment dans les annes 1970), traduisant

la fragilisation dune population affecte par les consquences de la guerre puis de lexil. Les tudes

dordre sociologique ou socio-historique90 ont dabord vis rendre compte des conditions dinsertion

socio-conomiques des anciens harkis et de leurs familles, avant et aprs le dmantlement de la

politique de mise sous tutelle administrative 91, puis ont insist dans une optique

intergnrationnelle sur les dynamiques de reconstitution des rseaux de parent sur le territoire

mtropolitain92, sur la difficile gestion du phnotype dans lordinaire des relations sociales93, mais

encore sur les silences, les oublis ou dsirs doubli commencer par ceux, collectifs et individuels,

des Franais musulmans rapatris eux-mmes qui caractrisent lvocation et/ou la commmoration

du sens de lengagement, puis de lexil, des anciens suppltifs musulmans, en France et en Algrie94.

Ces premiers travaux furent principalement luvre soit danciens protagonistes de la guerre et/ou de

la prise en charge administrative des anciens harkis et de leurs familles (Jean Servier, Anne Heinis),

soit denfants de harkis : ainsi en allait-il, pour ces derniers, des deux tudes pionnires de K.D.

89 Djami, Cest la vie, Paris, La Pense Universelle, 1993.90 Voir notamment les thses de K.D. Bouneb (Musulmans-Franais de la seconde gnration. Adaptation, phnotype et reprsentation de soi, Thse de 3me cycle sous la direction de J. Raveau, Paris 5, 1985) et Mohand Hamoumou (Les Franais-Musulmans rapatris. Archologie dun silence, Thse de sociologie sous la direction de L. Valensi, EHESS, Paris, 1989).91 Voir notamment les thses dAnne Heinis (Linsertion des Franais-Musulmans. tude faite sur les populations regroupes dans le midi de la France dans les centres dex-harkis, thse de sciences conomiques, Montpellier, Universit Paul Valry, 1977) et de Saliha Abdellatif (Enqute sur la condition familiale des Franais musulmans en Picardie, Thse de troisime cycle, EHESS, Paris VII, 1981), ainsi que les rapports de Saliha Abdellatif (Un isolat contemporain : les Franais-musulmans, rapport lattention du ministre de la Culture, Direction du Patrimoine ethnologique, 1990) et de Jean Servier, ethnologue et ancien administrateur colonial, qui fut directement lorigine de la cration des harkas (Enqute sur les Musulmans Franais, C.N.M.F., 1972, 2 tomes ; puis Enqute sur les Musulmans Franais, 2me rapport, O.N.A.S.E.C./C.N.M.F., Montpellier (CERAS), 1984).92 Abi Samra (Marwan), Finas (Franois-Jrme), Regroupement et dispersion. Relgation, rseaux et territoires des Franais musulmans, rapport pour la Caisse Nationale des Allocations Familiales, Universit de Lyon 2, mars 1987.93 La thse de K.D. Bouneb, prcdemment cite.94 Voir notamment la thse de Mohand Hamoumou (Les Franais-Musulmans rapatris. Archologie dun silence, Thse de sociologie sous la direction de L. Valensi, EHESS, Paris, 1989) et son rapport lattention du ministre de la Culture (Archives orales de Franais-musulmans ou les conditions dune immigration de guerre, rapport lattention du ministre de la Culture, Direction du Patrimoine ethnologique, juin 1988).

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Bouneb (sur la gestion du phnotype) et de Mohand Hamoumou (sur le rapport la mmoire des

anciens harkis, mais aussi sur les usages politiques de la mmoire de leur destine).

Les annes 1990 et 2000 seront marques par lintensification et la diversification des publications,

que cela touche la dissmination et/ou la vulgarisation scientifiques (voir ci-dessous), la

production associative/militante95 ou la publication dite de "tmoignage" (sagissant notamment des

tmoignages denfants de harkis ; voir ci-avant), mais encore une multiplication des colloques (le plus

souvent mixtes, car mlant associatifs, politiques et universitaires).

Sagissant de la production de dissmination et/ou de vulgarisation scientifiques, lon peut distinguer

entre :

- une approche de type socio-historique, essentiellement dordre diachronique, travers les ouvrages et articles de Maurice Faivre96, Mohand Hamoumou97 et de Michel Roux98, les

articles de Guy Pervill99 ou de Charles-Robert Ageron100, ou encore les ouvrages rcents de

Nordine Boulhais101 et de Tom Charbit (sous forme de courte synthse didactique)102 ;

- une approche plus sociologique et synchronique, visant rendre compte de la situation des anciens harkis et de leurs enfants, dans leur rapport la mmoire, lidentit et au politique,

ici et maintenant en France, travers les ouvrages et travaux de Mohamed Kara103, Laurent

95 Voir notamment Titraoui (Taous) et Coll (Bernard), Le livre des harkis, Bivres, Jeune Pied-Noir, 1991 ; Meliani (A.), La France honteuse. Le drame des harkis, Paris, Perrin, 1993 ; et Azni (Boussad), Harkis, crime dtat. Gnalogie dun abandon, Paris, Ramsay, 2002.96 Voir par exemple, sagissant des livres : Faivre (Maurice), Les combattants musulmans de la guerre dAlgrie. Des soldats sacrifis, Paris, LHarmattan, 1995 ; et sagissant des articles : Faivre (Maurice), Une histoire douloureuse et controverse , Hommes et migrations, n1135, septembre 1990, p.13-20 ; Faivre (Maurice), Les suppltifs dans la guerre dAlgrie , Guerre dAlgrie magazine, Harkis et pieds-noirs : le souvenir et la douleur. Numro spcial t 62 , n4, juillet-aot 2002.97 Sagissant des livres : Hamoumou (Mohand), Et ils sont devenus harkis, Paris, Fayard, 1993, et Jordi (Jean-Jacques), Hamoumou (Mohand), Les harkis, une mmoire enfouie, Paris, ditions Autrement, n112, fvrier 1999 ; sagissant des articles, voir notamment : Hamoumou (Mohand), Les harkis, un trou de mmoire franco-algrien , Esprit, France-Algrie : les blessures de lhistoire , n 161, mai 1990, p. 25-45.98 Son ouvrage : Roux (Michel), Les harkis, les oublis de lhistoire, Paris, La Dcouverte, 1991 ; sagissant des articles, voir notamment : Roux (Michel), Le poids de lhistoire , Hommes et migrations, n 1135, septembre 1990, p. 21-27. Roux (Michel), Bias, Lot-et-Garonne, le camp des oublis , Hommes et migrations, n1135, septembre 1990, p.41-45.99 Voir notamment : Pervill (Guy), La tragdie des harkis , LHistoire, n 140, janvier 1991, p.120 123, ainsi que Pervill (Guy), Histoire de lAlgrie et mythes politiques algriens : du "parti de la France" aux "anciens et nouveaux harkis" , in Ageron (C.-R.), dir., La guerre dAlgrie et les Algriens 1954-1962, Paris, Armand Colin / Institut dhistoire du temps prsent (CNRS), 1997, p.323-332.100 Voir notamment les trois articles parus dans la revue Vingtime Sicle : Ageron (Charles-Robert), Le drame des harkis en 1962 , Vingtime sicle. Revue dhistoire, Presses de la F.N.S.P., n 42, avril-juin 1994, p.3 6 ; Ageron (Charles-Robert), Les suppltifs algriens dans larme franaise pendant la guerre dAlgrie , Vingtime sicle. Revue dhistoire, Presses de la F.N.S.P., n 48, octobre-dcembre 1995, p.3 20 ; et Ageron (Charles-Robert), Le drame des harkis. Mmoire ou histoire ? , Vingtime sicle. Revue dhistoire, Presses de la FNSP, n68, octobre-dcembre 2000, p.3 15.101 Boulhais (Nordine), Histoire des harkis du nord de la France, Paris, LHarmattan, 2005.102 Charbit (Tom), Les harkis, Paris, La Dcouverte, 2006.103 Kara (Mohamed), Les Tentations du repli communautaire. Le cas des Franco-Maghrbins et des enfants de Harkis, Paris, LHarmattan, 1997.

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Muller104 ou Stphanie Abrial105, ou encore au tout dbut des annes 1990 un numro

spcial dHommes et migration106.

Pour autant, en dpit de la multiplication rcente des tmoignages denfants de harkis (voir supra), et

la diffrence de lhistoriographie plus gnrale de la guerre dAlgrie qui, selon Guy Pervill, a t

principalement le fait outre les grands tmoins et les journalistes des acteurs de la guerre eux-

mmes jusquau dbut des annes 1990107, les tmoignages dus aux Franais musulmans rapatris

(les anciens harkis proprement dits) ont t et restent lexception. Ainsi, au-del des quelques rares

tmoignages crits par danciens notables ou officiers de larme dactive (les plus connus tant ceux

du Bachaga Boualam108 dabord, puis, plus prs de nous, du colonel Abd-el-Aziz Meliani109), des livres

comme ceux de Sad Ferdi110 (recrut de force 14 ans) ou de Brahim Sadouni111 (recrut 17 ans)

soulignent, par contraste, le manque de rcits porte autobiographique des simples suppltifs. La

raison de ce silence prolong tient la fois au profil socioculturel des intresss (beaucoup sont

illettrs), aux conditions initiales daccueil qui furent les leurs (la mise sous tutelle dans des camps,

allant parfois jusquau filtrage du courrier et des visites), mais encore au manque de proximit

sociologique et idologique, et donc linsuffisance des relais au sein des milieux journalistique,

universitaire ou de ldition, originellement plus volontiers acquis la cause du FLN.

Enfin, un certain nombre de documentaires112 (dont certains raliss par des enfants de harkis113), de

reportages tlviss114 ou dmissions radiophoniques115 ont t produits au cours des annes 1990-

2000, le plus souvent bass sur le recueil de tmoignages. Les fictions romanesques116, et plus

104 Muller (Laurent), Le silence des harkis, Paris, LHarmattan, 1999.105 Abrial (Stphanie), Les enfants de harkis. De la rvolte lintgration, Paris, LHarmattan, 2002.106 Hommes et Migrations, Les harkis et leurs enfants , n1135, septembre 1990, p.3-69.107 Guy Pervill, Les historiens de la guerre dAlgrie et ses enjeux politiques en France , article consultable cette adresse : http://histoire-sociale.univ-paris1.fr/Collo/perville.pdf.108 Aprs son exil, le bachaga Boualam qui fut vice-prsident de lAssemble nationale de 1958 1962 a publi coup sur coup trois recueils de souvenirs et dimpressions sur la situation politique en Algrie : Boualam (Sad), Mon pays, la France !, Paris, France-Empire, 1962 ; Boualam (Sad), Les harkis au service de la France, Paris, France-Empire, 1963 ; et Boualam (Sad), LAlgrie sans la France, Paris, France-Empire, 1964.109 Meliani (A.), La France honteuse. Le drame des harkis, Paris, Perrin, 1993.110 Sad Ferdi, Un enfant dans la guerre, Paris, Seuil, 1981.111 Brahim Sadouni, Destin de harki, publi chez Cosmopole en 2001, version augmente dun rcit dj publi une premire fois compte dauteur en 1989.112 Voir par exemple : Lhistoire oublie : les harkis , A. de Sdouy et E. Deroo (ralisateurs, commentateurs et interviewers), avec les participations du Colonel Pierre Hentic, de Maurice Benassayag, du Gnral Maurice Faivre, Paris, GMT productions, Europe Images International (distribution), 52 minutes, 1993 ; et Harkis, crime dEtat ? , Document vido de M. Gagnant, Arte, 2002.113 Fils de harkis , Document vido ralis par Farid Haroud, avec les participations de Mohand Hamoumou et Jamel Oubechou, Grenoble, Aster distribution (26 minutes), 1998.114 Voir par exemple : Les Harkis. Quarante ans le dos la mer , Document vido de J.-C. Deniau et J.-P. Bertrand, France 2, 2003.115 Les harkis ou 500.000 Franais en qute dune histoire , Franois Gaspard et Patrick Pesnot (interviews et production), Claude Guerre (ralisation), J.-Y. Alquier, M. Benassayag, M. Harbi et al. (participants). Premire diffusion sur France Culture le 31 juillet 1989. Rdit sur CD en 1999.116 Parmi les productions les plus rcentes, on peut citer notamment : Lakhdar Belad, Srail killers, Paris, Gallimard, 2000, un polar sur fond de "feux mal teints" entre nationalistes algriens et anciens harkis Roubaix ; Alain-Julien Rudefoucauld, Jirai seul, Paris, Le Seuil, 2002, sur lerrance dun fils de harki hant par sa mmoire ; et Hadjila Kemoun, Mohand le harki, Paris, Editions A. Carrire, 2003, huis clos tendu entre un ancien harki et un ancien ministre des Armes.

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http://histoire-sociale.univ-paris1.fr/Collo/perville.pdf

encore les uvres de fiction tlvisuelles et thtrales, sont restes elles lexception, sinon pour

aborder cette question de manire le plus souvent incidente.

Eu gard ltat de lart tant sur la question gnrale que sur lobjet, notre travail se distingue

en ce quil objective, dans une perspective la fois diachronique et synchronique, lconomie de la

violence symbolique au sein et autour de la communaut harkie, cest--dire la fois telle quelle est

agie et telle quelle est subie et ragie : non pas simplement une histoire de la destine des anciens

harkis et de leurs familles, ou une sociologie des regards ports et du sentiment didentit de leurs

enfants, ici et maintenant, en