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Epistrophè Revue d’Éthique Professionnelle en Philosophie et en Éducation. Études et Pratiques Journal of Professional Ethics in Philosophy and Education. Studies and Practices [EPREPE] vol. 1, 2017-2018 http://eprepe.pse.aegean.gr/ ISSN: 1234-5678-9000 Éthique et identité professionnelle Ethics and professional identity Jean-François Dupeyron Université de Bordeaux EA SPH 4574 Ce texte questionne quelques aspects de la place de l’éthique dans la construction de l’identité professionnelle chez les éducateurs et chez les enseignants. À l’époque actuelle, cette implication éthique se fait dans le contexte de la «gouvernementalité néolibérale» telle que Michel Foucault l’a définie comme un mode de gouvernement des individus et des populations transférant toute la charge de la responsabilité sur l’agent éthique lui-même. Les embarras et les contradictions de la notion d’«identité professionnelle» sont donc examinés avant que le texte pointe quelques caractéristiques de l’identité professionnelle: une question collective, pratique et d’«écologie politique». Μots-clés: identité, professionnelle, éthique, vie professionnelle This text challenges some aspects of the place of ethics within the construction of professional identity by the educators and the teachers. Nowadays, this ethical implication is done in the context of the «neo-liberal governmentality» as Michel Foucault defined it; namely as a form of government of the individuals and populations transferring the whole load of the responsibility onto the ethical agent himself. Thus, embarrassments and contradictions of the concept of «professional identity» are examined, before the text points to some characteristics of the professional identity which is seen here as a collective question, a question of practice and a question of «political ecology». Κeywords: professional, identity, ethics, professional life

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Epistrophè

Revue d’Éthique Professionnelle en Philosophie et en Éducation. Études et Pratiques

Journal of Professional Ethics in Philosophy and Education. Studies and Practices

[EPREPE]

vol. 1, 2017-2018

http://eprepe.pse.aegean.gr/

ISSN: 1234-5678-9000

Éthique et identité professionnelle

Ethics and professional identity

Jean-François Dupeyron

Université de Bordeaux

EA SPH 4574

Ce texte questionne quelques aspects de la place de

l’éthique dans la construction de l’identité professionnelle

chez les éducateurs et chez les enseignants. À l’époque

actuelle, cette implication éthique se fait dans le contexte

de la «gouvernementalité néolibérale» telle que Michel

Foucault l’a définie comme un mode de gouvernement des

individus et des populations transférant toute la charge de

la responsabilité sur l’agent éthique lui-même. Les

embarras et les contradictions de la notion d’«identité

professionnelle» sont donc examinés avant que le texte

pointe quelques caractéristiques de l’identité

professionnelle: une question collective, pratique et

d’«écologie politique».

Μots-clés: identité, professionnelle, éthique, vie

professionnelle

This text challenges some aspects of the place of ethics

within the construction of professional identity by the

educators and the teachers. Nowadays, this ethical

implication is done in the context of the «neo-liberal

governmentality» as Michel Foucault defined it; namely as

a form of government of the individuals and populations

transferring the whole load of the responsibility onto the

ethical agent himself. Thus, embarrassments and

contradictions of the concept of «professional identity» are

examined, before the text points to some characteristics of

the professional identity which is seen here as a collective

question, a question of practice and a question of «political

ecology».

Κeywords: professional, identity, ethics, professional life

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

2

Introduction

Nous proposons dans les lignes suivantes de questionner

quelques aspects de la place de l’éthique 1 dans la

construction de l’identité professionnelle chez les

éducateurs et chez les enseignants. La raison principale de

ce focus sur l’éthique tient au caractère doublement

essentiel du souci éthique dans l’entreprise éducative, en

ce sens que l’éducation concerne éminemment ce que

nous faisons à autrui et implique une certaine conception

d’une vie digne d’être vécue: éduquer, c’est agir sur et avec

autrui au nom d’un idéal partageable de vie dont la

poursuite dessine les contours de la vie éthique des agents.

Il serait donc vain de prétendre définir l’identité

professionnelle des éducateurs sans tenir compte de leur

implication dans les problématiques éthiques.

À l’époque actuelle, cette implication éthique se fait dans le

contexte de la gouvernementalité néolibérale telle que

Michel Foucault a commencé de l’étudier dès la fin des

années 1970 dans les cours Sécurité, territoire, population2

(1977-1978) puis Naissance de la biopolitique (1978-1979). Ce

mode de gouvernement des individus et des populations

repose sur l’axiome suivant: on gouverne d’autant mieux

qu’on gouverne le moins possible. La frugalité et

l’autolimitation sont donc au principe de ce gouvernement

néolibéral qui doit savoir «comment gouverner juste

assez» 3 , à la différence du gouvernement disciplinaire

classique, beaucoup plus sujet à l’encadrement strict des

individus et à l’excès de contention et de répression. Cela

étant, cette approche néolibérale n’exclut en rien le

recours à l’autoritarisme et au contrôle disciplinaire des

individus: le néolibéralisme constitue davantage un

1 Conformément aux usages d’auteurs tels que Monique Canto-

Sperber ou Eirick Prairat (mais à la différence de Paul Ricœur), nous ne distinguons pas ici la morale de l’éthique. 2 Foucault, M., Sécurité, territoire, population, Paris: Gallimard, 2004. 3 Foucault, M., Naissance de la biopolitique, Paris: Gallimard, 2004, p. 20.

raffinement et un prolongement du gouvernement

autoritariste qu’une alternative à celui-ci.

Dans ce contexte, la réflexion sur la question de la

responsabilité éthique n’est plus une méditation sur le sens

des théories morales abstraites mais peut devenir une

enquête sur la configuration suscitée concrètement par le

transfert de la charge de la responsabilité sur l’agent

éthique, qui est désormais lui-même le seul garant de la

moralité de ses actes à l’heure où la force morale de

l’institution scolaire s’est grandement dissipée. Ce transfert

de charge se relie évidemment à l’inscription de l’éthique

dans le référentiel des compétences professionnelles de

l’éducateur et de l’enseignant. Ainsi, pour ce qui est du

système scolaire français, le Référentiel de compétences

professionnelles des enseignants et des éducateurs

scolaires prescrit une «compétence éthique». Après une

première formule ayant suscité de vastes polémiques –

«agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et

responsable» 4 – cette compétence est actuellement

formulée ainsi: «agir en éducateur responsable et selon des

principes éthiques»5. Il y aurait donc une «compétence

éthique» clairement définie et participant pleinement à la

construction de l’identité professionnelle au sein de la

corporation des enseignants et de celle des éducateurs

scolaires. C’est en tout cas ce que veulent croire les

ministres successifs et les autorités académiques.

Or «un philosophe ne peut pas reprendre une question

exactement telle qu’elle est posée dans le débat politique

et annoncer qu’il va donner sa réponse»6, nous conseille

Vincent Descombes, ne serait-ce que pour ne pas laisser les

mots et les slogans penser à notre place. Nous proposons

4 Ministère de l’Éducation nationale (France), Bulletin Officiel du 22/07/2010. 5 Ministère de l’Éducation nationale (France), Bulletin officiel du 25/07/2013. 6 Descombes,V., Exercices d’humanité, Paris: Les petits Platons, 2013, p. 67.

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

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donc d’examiner maintenant la notion d’identité

professionnelle dans ses ambiguïtés et dans les

contradictions dont elle est porteuse dès lors qu’elle est

connectée à la notion de responsabilité éthique.

L’identité, un concept embarrassant

Pour commencer, demandons-nous ce que signifie le

concept d’identité. Dans son enquête analytique, Vincent

Descombes pose que celui-ci peut s’entendre en trois sens

différents, ce qui en fait une véritable «énigme lexicale»7.

C’est cette énigme (comment un même concept peut-il

porter des sens si différents?) qu’il faut d’abord exposer afin

de savoir si la notion d’identité professionnelle peut être

clairement définie.

L’identifiant

En un premier sens, l’identité est résumée par la série des

identifiants qui permettent de nommer et de reconnaître

une entité. Décliner son identité, c’est s’identifier, se faire

reconnaître au moyen d’une convention: par exemple un

nom et un prénom, un numéro, un code, un titre (et de

façon complémentaire: des traits physiques distinctifs, des

empreintes, un signalement, une combinaison d’ADN, etc.).

En clair, c’est ici le sens utilisé par l’état civil et les fichiers

policiers. C’est aussi la conception hégémonique sur les

applications informatiques et sur le réseau internet: avec

son login et son code, une personne peut s’identifier, c’est-

à-dire laisser penser qu’elle est bien celle qu’elle prétend

être – et donc qu’elle doit être reconnue comme telle,

même si elle usurpe habilement l’identité utilisée.

Ce premier sens, à l’évidence, ne nous renseigne guère sur

la nature de l’identité professionnelle d’un éducateur ou

d’un enseignant. S’il s’agit d’identifier un enseignant (par

7 Descombes,V., Les embarras de l’identité, Paris: Gallimard, 2013, p. 15.

exemple par son numéro matricule national)8, alors la

question est administrative et ne nous apprend rien sur le

contenu de la professionnalité ainsi désignée. Elle signifie

toutefois qu’à partir du moment où un sujet est identifié

comme enseignant, il doit se comporter comme tel s’il veut

continuer d’être reconnu comme tel. En résumé, ce

premier sens indique que certains identifiants permettent

d’identifier une personne et donc de lui conférer une

identité, sans tenir compte nécessairement de ce qu’est

«vraiment» cette personne. Une usurpation d’identité est

toujours possible: il suffit, afin de se faire passer pour un

enseignant, d’adopter les identifiants et les codes

d’identification de la profession, même si la

professionnalité est totalement absente des actes de

l’agent usurpateur. N’est-ce pas dans bien des cas le

résultat de procédures de recrutement que n’accompagne

aucune réelle formation professionnelle? Identifiés comme

enseignants sans pouvoir vraiment agir comme des

enseignants professionnels, les jeunes enseignants sont

placés devant la lourde responsabilité d’avoir à se

comporter comme si leur identification officielle en tant

que professionnels suffisait à construire leurs savoir-faire

et, pour ce qui nous intéresse ici, suffisait à provoquer

l’émergence de leur «compétence éthique». Dotés d’une

profession identifiée, ils doivent se débrouiller pour exercer

tant bien que mal leur métier.

L’identique

En un second sens, le concept d’identité est utilisé depuis

longtemps en philosophie pour formuler des jugements

logiques: «dire que la chose A est identique à la chose B,

c’est dire qu’il n’y a en réalité qu’une seule et même chose,

que nous appelons tantôt A tantôt B»9. Autrement dit, ce

sens indique une coïncidence totale entre deux éléments,

8 Dans le cadre du ministère de l’Éducation nationale française, il s’agit du NUMEN. 9 Descombes, V., Les embarras de l’identité, op. cit., p. 13.

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

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qui du coup n’en font qu’un. Rapporté à ce sens, le concept

d’identité désigne également le fait d’être identique à soi,

d’être «le même que soi». Cela s’avère doublement

absurde.

Primo c’est une proposition qui énonce un non-sens ou qui

ne dit rien de consistant sur moi: comme le constate

cruellement Wittgenstein, «dire de deux choses qu’elles

seraient identiques est une absurdité, et dire d’une chose

qu’elle serait identique à elle-même, c’est ne rien dire du

tout»10.

En clair, affirmer l’identité de deux choses c’est affirmer

que ces deux choses n’en sont en fait qu’une seule et

même, tandis qu’affirmer qu’une chose est identique à elle-

même est une tautologie sans grand intérêt. «Nous ne

savons donc pas quoi faire d’une propriété qui consiste à

être identique»11, commente Descombes.

Secundo c’est une proposition qui se heurte à la fluence de

tout ce qui vit. À quoi suis-je identique puisque je ne cesse

de changer? Il semble en effet très approximatif de dire

que je suis le même, c’est-à-dire identique à moi-même,

tout au long de mon existence, quel que soit mon âge, mon

humeur, mon état physique, l’état de mes relations, etc.

Qu’est-ce qui ne change jamais en moi et qui donc, en

toute logique, pourrait constituer la base matérielle et

intemporelle de mon «identité»? Conçu ainsi, on voit que le

concept d’identité a quelque chose de réifiant et de

naturalisant. Il tente de figer ce qui ne cesse de bouger, ce

qui est vivant, mobile, fluent. Il ne nous dit pas si l’identité

se construit par accumulation ou si elle ne concerne qu’un

«noyau» permanent dans la personne.

Bien évidemment, la modernité a donc tenté d’historiciser

ou plutôt de biographiser la notion d’identité pour un sujet

humain, en la couplant à la notion de conscience de soi:

10 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, (proposition 5.5303), Paris: Gallimard, 1961. 11 Descombes,V., Les embarras de l’identité, op. cit., p. 61.

l’identité d’un moi conscient repose alors sur la conscience

d’être le même sujet pensant, dans la mémoire plus ou

moins précise de ses états conscients successifs et dans la

continuité de la conscience de son existence. On retrouve

ici une définition assez habituelle de l’identité du moi

comme persistance de la conscience d’être soi, persistance

qui peut s’abîmer dans des cas de pathologie psychique ou

mentale. Mais dans ces cas, dira-t-on pour autant que le

sujet, parce qu’il «n’est plus lui-même», a perdu son

identité?

Bref, trois forts arguments font obstacle à l’usage

philosophique du concept d’identité: un argument logique

(l’identité est un concept vide de sens), un argument

physique (tout change donc rien ne demeure identique à

soi) et un argument psychologique (réduire l’identité à la

persistance biographique de la conscience de soi

s’accommode difficilement des pathologies de la

conscience et de la mémoire humaines, ou de l’état de

premier âge).

De plus, on ne sait pas trop quoi faire d’une telle

conception fixiste d’une identité professionnelle qui serait

éternellement «identique à elle-même», à l’heure où les

métiers du professorat, de l’éducation et de la formation

ne cessent d’évoluer et où les acteurs eux-mêmes voient

leur implication et leur posture changer selon les

contextes, les priorités, l’état d’épuisement, etc. Le registre

éthique, d’ailleurs, se prête particulièrement au

dédoublement et au glissement progressif des agents,

puisque, selon la définition qu’en donne Foucault,

l’éthique est «la façon dont les sujets se constituent eux-

mêmes en tant que sujets moraux dans leur activité, leur

action, etc»12. Ce mouvement métamorphique qui traverse

la vie éthique des agents fait que celle-ci peut être perçue

comme «une expérience dans laquelle l’agent se

12 Foucault, M., La culture de soi, Paris: Vrin, 2015, p. 114.

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

5

transforme en orientant le sens de ses pratiques»13, selon la

définition qu’en donne Didier Moreau. On se demande bien

ce que le principe logique de l’identique pourrait avoir à

faire dans cette construction, d’autant plus que les

évolutions des métiers vont dans le sens d’un

enrichissement du périmètre de chacun, comme le montre

l’empilement des compétences dans le référentiel officiel

(l’enseignant est aussi éducateur, conseiller,

accompagnateur, détecteur, médiateur, par exemple). Ces

nouvelles identités professionnelles composites, plurielles

et évolutives se prêtent donc mal à la logique de l’identique

à soi.

L’identitaire

En un troisième sens, le concept d’identité désigne un

ensemble de qualités qu’une chose conserve dans le

temps: un caractère, une «âme», une personnalité, une

permanence; ainsi dira-t-on par exemple d’un petit port de

pêche italien qu’il a su «garder son identité» au fil du

temps. L’identité, ici, c’est l’identitaire, le caractère

distinctif propre, ce qui reste quasiment inchangé au fil du

temps, ce qui résiste à l’évolution voire à la disparition

inéluctable de tout ce qui vit.

En d’autres termes, il s’agit d’une forme, d’une structure,

d’une organisation qui se maintiennent alors même que

leurs composantes peuvent avoir changé. «Paris sera

toujours Paris», dit le bon sens populaire; plus

sérieusement, Aristote a montré que l’être formel d’une

chose peut se maintenir quand ses éléments matériels

changent, telle une Cité qui dépend de la pérennité de sa

constitution et non de l’impossible immortalité de ses

citoyens. En ce sens, Athènes ne cesse pas d’être Athènes

chaque fois que certains de ses citoyens meurent et sont

13 Moreau, D., «La citoyenneté comme éducation de soi-même: les

enjeux contemporains d’un enseignement de la morale à l’école»,

dans: Dupeyron, J.,-F., - Miqueu, C., (dir.), Éthique et déontologie

dans l'Éducation Nationale, Paris: Armand Colin, 2013, p. 122.

numériquement remplacés par les nouveaux-nés, car

Athènes n’est pas qu’une collection: elle est une Cité assise

sur une politeia, une constitution, une structure politique.

Ce troisième sens est bien plus parlant en ce qui concerne

l’identité professionnelle car il invite à se focaliser sur les

caractéristiques propres à une profession, à son cœur de

métier, à sa déontologie et à ses pratiques, ainsi qu’aux

compétences que doivent posséder ceux qui exercent

cette profession, quelles que soient par ailleurs leurs

caractéristiques personnelles (à condition que celles-ci

n’entravent pas l’exercice du métier de référence). De plus

il tisse inévitablement un lien entre ce qu’est une

profession (sa définition) et ce que doivent faire les

membres de la corporation qui en relève (son exercice

concret). L’avantage est donc à double détente: en premier

lieu la dimension identitaire d’une profession rassemble les

éléments qui en définissent le périmètre et qui font sa

spécificité par rapport à des professions voisines; en

second lieu cette dimension identitaire ne dépend pas de

ce que sont les membres de la profession (ceux-ci changent

constamment en tant que personnes) mais de ce qu’ils

sont censés faire (et qui est encadré entre autres par des

éléments de pratique, d’éthique et de déontologie

professionnelle). Autrement dit, nous avons ici les bases

possibles d’une conception de l’identité professionnelle qui

évite la confusion entre la personne et l’agent

professionnel et qui reste à distance d’une définition

abstraite et achronique de l’exercice d’un métier. C’est

donc ce sens que nous allons utiliser par la suite.

Un usage philosophique du concept d’identité

professionnelle

À partir des enseignements procurés par l’examen des trois

sens principaux du concept d’identité, nous pouvons

proposer un usage philosophique du concept d’identité

professionnelle, rapporté aux métiers de l’enseignement et

de l’éducation. Il faut remarquer ici qu’il ne s’agit pas

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

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d’oublier les intéressants travaux déjà existants sur

l’émergence de l’identité professionnelle dans les métiers

du professorat et de l’éducation14, mais de compléter ceux-

ci en tenant compte à la fois des embarras du concept

d’identité et du contexte de la gouvernementalité

néolibérale.

Une question collective

Premier enseignement: la question de l’identité

professionnelle est mal posée tant que l’agent la comprend

comme une invitation à se demander qui il est

professionnellement parlant. Ce questionnement paraît

comporter trois défauts: primo, il utilise plutôt le deuxième

sens du concept d’identité (l’identique), sens dont nous

avons rappelé les limites; secundo, il centre exagérément le

problème sur le niveau de l’agent individuel, avec tout le

risque de confusion personnel/professionnel que cela

comporte (alors qu’il s’agit, non de s’effacer complètement

devant ses obligations professionnelles, mais au moins

d’être «remplaçable» par un autre professionnel sans que

le service ait à en souffrir); tertio, il semble postuler la

permanence d’une essence fixe de l’identité

professionnelle, alors que justement les métiers du

professorat et de l’éducation subissent, à l’instar de bien

des métiers, des mutations accélérées à l’heure du

numérique, de l’économie de la connaissance, de la

désinstitutionnalisation de l’École et de l’extension de

l’idéologie propre au marché néolibéral.

Il apparaît plus productif de réintégrer dans la réflexion sur

l’identité professionnelle une dimension collective. La

dimension collective donne du corps à l’idée que le

caractère identitaire d’un groupe professionnel (son

14 Par exemple Gohier,C., (dir.), Identités professionnelles d’acteurs de l’enseignement, Montréal: Presses de l’Université du Québec, 2007, Goigoux, R., Ria, L., Toczek-Capelle, M.,-C., (dir.), Les parcours de formation des enseignants débutants, Clermont-Ferrand: Presses Universitaires Blaise Pascal, 2009, Rayou, P., (dir.), «Des enseignants pour demain», Éducation et Sociétés, n° 23, Bruxelles: De Boeck & Larcier, 2009.

caractère propre) ne se détermine pas en collectionnant

des façons particulières à chacun d’exercer le métier, mais

est nécessairement inscrit dans une entité collective, au

sein d’un ensemble social doué de consistance et de

permanence en tant que sujet collectif. La construction de

ce sujet collectif bien défini et stabilisé (par exemple: le

corps des enseignants publics) devrait être une priorité

dans la formation professionnelle, surtout lors de la

formation initiale. En effet, au lieu de faire reposer la

professionnalisation sur l’effort individuel des agents en

vue de la maîtrise d’un référentiel commun de

compétences défini de façon technocratique, l’institution

scolaire devrait avant toute chose mobiliser ses ressources

de formation afin de pouvoir fonctionner avec des sujets

collectifs. Cela suppose de remettre l’accent sur le «cœur»

de chaque métier, à savoir ce qui constitue le sens même

de l’activité professionnelle, ou encore l’idéal-type de celle-

ci. La connaissance de ce cœur de métier doit être une

propriété collective de la majorité des formateurs, afin de

constituer le socle d’une sagesse collective sur laquelle se

greffe «l’identitaire» professionnel. En clair, il s’agit de

poser la question fondamentale du sens et des principes de

l’action professionnelle (c’est l’approche philosophique

d’un métier par sa finalité et ses «valeurs») avant même de

poser la question de la maîtrise individuelle des

compétences prescrites (c’est l’approche technocratique).

Ce primat de la définition du sens et des principes du

métier est aussi le primat d’une approche collective sur une

approche individualisée. C’est en effet par une

construction commune continue qu’une profession conçoit

et stabilise sa cohésion. Or, pour ce qui est du système

éducatif français, cette construction, qui n’est d’ailleurs

guère présente dans les maigres temps de formation des

enseignants et des éducateurs, souffre de l’absence d’un

code de déontologie que le Ministère de l’Éducation

nationale n’a jamais cru utile de formaliser et que la

rhétorique de «l’école républicaine» ne suffit pas à

constituer. Ce déficit dans l’identité du sujet collectif ne

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

7

saurait toujours être compensé par l’engagement éthique

plus ou moins solitaire de l’agent, surtout dans les

établissements où les collectifs de travail font défaut, où

les temps de concertation sont minorés et où la vision du

métier est polluée par l’urgence de la survie

professionnelle face aux difficultés du métier.

Une question pratique

Une deuxième dimension à intégrer dans l’usage

philosophique de l’identité professionnelle est la dimension

pratique: est pratique ce qui relève d’un choix (donc d’une

délibération) et ce qui se concrétise dans des actes. Ici

l’enjeu de l’identité est moins la définition d’une «essence»

abstraite que la pratique des décisions et des actes

quotidiens par lesquels un agent exerce son métier. Il va

sans dire que cela est particulièrement prégnant dans ce

point vélique de la professionnalité que constitue

l’engagement éthique, engagement par lequel les agents

prennent des décisions qui ont un impact sur autrui et qui

dessinent les contours de la vie professionnelle

concrètement vécue. La question «que dois-je tenter de

faire?» supplante donc la question «qui suis-je

professionnellement?». Plus généralement, la

question «comment vivre sa vie professionnelle?» est le

point de jonction de l’éthique et du professionnel – et ce

n’est que de façon seconde que «l’identité» de l’agent

émerge comme un style plus ou moins stabilisé par lequel

on le reconnaît à travers la diversité et l’historicité de ses

actes.

Nous pourrions presque oser dire ici que, dans la définition

de la professionnalité, la construction du sujet moral est

seconde (elle suit les actes, elle les accompagne mais ne les

précède pas). Il s’agit même de protéger les agents de

l’éternel moralisme culpabilisant qui leur commande d’être

de «bons» enseignants ou éducateurs, c’est-à-dire des

professionnels vertueux. Ce faux aristotélisme, très lourd à

supporter pour les agents dans des contextes souvent

difficiles, utilise un artefact moderne détournant le

message essentiel des éthiques grecques antiques pour

lesquelles la question majeure est de savoir comment

l’homme agit et non de «mesurer» ses vertus comme si

celles-ci étaient des éléments principiels dont on peut tout

déduire. Comme le rappelle Monique Canto-Sperber, chez

Aristote «la vertu est une disposition à faire de qui est bien;

mais ce qui est bien n’est pas défini ou justifié dans les

termes de cette disposition», contrairement aux ambitions

normatives du «courant philosophique contemporain

intitulé ‘éthique de la vertu’»15.

Ainsi, comme le remarque Foucault, «il ne s’agit pas de

découvrir une vérité dans le sujet. […] Il s’agit tout au

contraire d’armer le sujet d’une vérité qu’il ne connaissait

pas et qui ne résidait pas en lui»16. En ce sens, la pratique

éthique et professionnelle est créatrice tout autant qu’elle

est une création; elle n’exprime pas le «sujet» mais imprime

en lui des significations nouvelles.

Une question d’écologie politique

Enfin une troisième dimension marque le fait que la

question de l’identité professionnelle est inséparable de la

nature et de la qualité du milieu professionnel dans lequel

cette identité se constitue. C’est ce que nous appelons la

dimension politico-écologique de la pratique

professionnelle.

Il ne s’agit évidemment pas de définir ici un «milieu»

ambiant, autrement dit un environnement, dont les effets

quasiment mécaniques s’exerceraient de l’extérieur sur les

individus qui y seraient «plongés». Au contraire, dans le

sillage des travaux de Canguilhem, nous concevons le

milieu à la fois comme ce qui est produit par la vie et

15 Voir à ce sujet Canto-Sperber, M., Éthiques grecques, Paris: Presses universitaires de France, 2001, p. 27. 16 Foucault, M., «L’herméneutique du sujet», Dits et écrits II, Paris: Gallimard, 2001, p. 1181.

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

8

comme ce qui agit sur la vie. Cela signifie que la vie éthique

ne se déploie pas dans un environnement déjà-là, auquel

elle devrait plier son organisation. La vie n’existe pas

«dans» un environnement (l’image obtenue par cette

formule est erronée), elle structure au contraire son propre

milieu par les mille canaux de son pouvoir de normativité17.

Les agents sont donc partiellement «responsables» de la

qualité de leur milieu professionnel, puisque celui-ci est en

quelque sorte créé quotidiennement par leurs actes, leurs

postures, leurs attitudes, leurs pratiques et leurs discours:

nos «petits» actes ordinaires, qu’il s’agisse d’engagements

ou de renoncements, ont en ce sens toute leur importance

dans l’écriture de vies dignes d’être vécues. Toutefois le

rôle majeur joué par ces gestes simples ne saurait

dédouaner de leur responsabilité ceux qui ont en charge la

conception et l’organisation du milieu professionnel,

autrement dit la hiérarchie académique et la direction de

l’établissement scolaire. Comment peut-on simultanément

laisser se dégrader les conditions matérielles et

idéologiques du fonctionnement de l’École (notamment en

pliant celle-ci aux normes du marché néolibéral et au

dogme de la Révision générale des politiques publiques)18

et exiger des agents qu’ils se comportent de façon

«éthique et responsable», comme si leur milieu

professionnel faisait concrètement la promotion active

d’une forme de vie républicaine et démocratique? Le hiatus

croissant entre les principes affichés par l’École et la réalité

de son fonctionnement effectif produisent en effet une

situation inextricable pour les agents éthiques, qui sont mis

en demeure de «sauver l’honneur» de l’institution alors

même que celle-ci est devenue un lieu non-éthique19.

17 Canguilhem, G., La connaissance de la vie, Paris: Vrin, 1965, p. 214. 18 La Révision générale des politiques publiques (RGPP) est une politique de réforme de l’État lancée en France en juillet 2007 sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Elle s’est traduite par la suppression de milliers d’emplois de fonctionnaires. La Modernisation de l’action publique (MAP) en a prolongé les effets principaux en 2012. 19 Dupeyron, J.,-F., «La responsabilité morale des enseignants et des éducateurs scolaires», dans: L’idée de valeur en éducation,

Habiter la vie scolaire pour y déployer son éthique est donc

devenu une gageure, donc une forme de

«violence éthique» faite aux agents, comme le rappelait

Adorno20 , il est vrai dans des circonstances bien plus

tragiques. C’est la question que soulève Judith Butler dans

ses lectures d’Adorno21: comment mener une vie bonne

dans une vie mauvaise22?

Ainsi, la question initiale de l’identité professionnelle (quel

éducateur dois-je tenter d’être?), dont nous avons montré

qu’elle est essentiellement une question éthique (quelle vie

professionnelle doit-je tenter de mener?), se trouve en fait

être aussi une question politique et écologique (quelle

forme collective de vie vivons-nous?). C’est donc sur la

qualité du milieu que doit porter l’effort éthique: pour

prendre soin d’autrui et de soi-même, il faut aussi et

surtout se soucier du milieu social que nous fabriquons.

Comme l’affirme Adorno,

«tout ce que nous pourrions appeler moralité aujourd’hui

s’inscrit dans la question même de l’organisation du

monde. […] Nous pourrions aller jusqu’à dire que la quête

de la vie juste est la quête de la forme juste de la

politique»23.

Cependant, comme la question éthique n’est pas qu’une

question politique, on peut légitimement se demander

quelle est sa spécificité, dès lors que nous l’avons ainsi

Actes du colloque de la SofPhied (Strasbourg, juin 2015), Paris: Hermann, 2016 (à paraître). 20 Adorno, T., Problems of moral philosophy, Cambridge: Polity Press, 2000. 21 Butler, J., «Contre la violence éthique», Rue Descartes, 2004/3, n° 45-46, pp. 193-214, & Butler,J., Qu’est-ce qu’une vie bonne?, Paris: Payot & Rivages, 2014. 22 Le titre de l’édition française de l’ouvrage de Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne?, est une traduction du titre original: Can One Lead a Good Life in a Bad Life?. D’ailleurs la traduction de la phrase d’Adorno («Es gibt kein richtiges Leben im falschen») par Judith Butler peut être discutée car Butler parle de «vie bonne» alors que nous avons choisi de traduire par «vie juste» (ou «vie droite»), ce qui paraît plus conforme à l’intention d’Adorno. 23 Adorno, T., op. cit., pp. 138 et 176.

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

9

déportée vers une réflexion critique sur la forme collective

de vie dans une société. Une réponse possible – mais elle

n’est pas la seule – consiste à insister sur le caractère

critique, interrogatif, résistant, de la posture éthique: elle

n’est pas, elle n’est jamais une acceptation naïve ou

cynique de la configuration mondaine. C’est encore Adorno

qui nous l’indique fermement:

«Compte tenu de la manière dont le monde est organisé,

la plus élémentaire exigence d’intégrité et de décence ne

peut que pousser chacun d’entre nous à protester. […] La

seule chose qu’on puisse dire peut-être, c’est que la vie

bonne consiste aujourd’hui à résister à toutes ces formes

de fausse vie que les esprits les plus progressistes ont

analysées et examinées de manière critique»24.

Quelques éléments de structure de l’identité

Le triple focus précédent sur une approche collective,

pratique et politico-écologique de l’identité professionnelle

ne saurait nous faire oublier la force actuelle de la question

identitaire telle qu’elle est prise «au pied de la lettre» par

les acteurs, nonobstant les difficultés pointées en début du

présent texte. C’est pourquoi nous allons clôturer notre

argumentation par l’exposé de quelques éléments de

définition de l’identité en croisant des travaux assez

récents25.

Qu’est-ce donc que l’identité pour que tels enjeux vitaux

pour l’individu occidental y soit projetés, à une époque où

24 Ibid., p. 167. 25 La conception présentée synthétise des éléments présents dans certaines théories sociologiques de l’identité (Kaufmann, J.,-C., L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Lahire, B., Dans les plis singuliers du social, Ehrenberg, A., L’individu incertain), et dans l’approche ricoeurienne et herméneutique de la construction identitaire, sans oublier ni le travail philosophique de Paul Audi sur l’engagement éthique, ni la déconstruction grammaticale menée patiemment par Vincent Descombes quant à l’idiome philosophique du sujet (Le complément de sujet). Bien évidemment les références à la psychologie sociale sont aussi de bon conseil sur cette question.

«la vie se transforme en maladie identitaire chronique»26,

selon le mot d’Alain Ehrenberg? Nous proposons ci-dessous

une réponse provisoire à cette question, en sachant

pertinemment que d’autres constructions conceptuelles

existent et ont aussi leur légitimité. L’identité est alors

définie en vertu des éléments suivants.

Un processus biographique

L’identité n’est pas une donnée fixe, une substance

singulière que l’on pourrait désigner et déterminer avec

précision. Elle est plutôt une construction biographique

permanente, un ensemble toujours évolutif, une réalité

«extraordinairement complexe, mouvante, insaisissable»27.

Ce dont on parle en la désignant est un processus, pas un

état, comme aimait à le dire Norbert Elias. De même

Ricœur a posé que l’identité relevait d’un rapport

historique à soi: l’ipséité.

Ce processus, qui s’effectue toujours en combinant des

mouvements subjectifs et une pression sociale, comprend

de ce fait une double hélice: une socialisation normée et

une subjectivation normative. L’identité est en quelque

sorte emportée constamment par un double courant et par

les remous provoqués par la confluence des deux branches

principales de ce double courant: la norme et la

normativité. On doit toutefois veiller à ne pas opposer ces

deux courants, ce qui pourrait conduire à des analyses

erronées: la liberté du sujet ne s’oppose pas à l’oppression

produite par les normes sociales. Celles-ci participent elles

aussi à la construction autonome du sujet, elles sont de ce

fait une matière sociale incorporée par l’individu, un

matériau qui n’agit pas contre son processus identitaire

(comme le dit la vulgate individualiste), mais au cœur

même de celui-ci.

26 Ehrenberg, A., La fatigue d’être soi, Paris: Odile Jacob, 1998, p. 205. 27 Kaufmann, J., -C., L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris: Armand Colin, 2004, p. 22.

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

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Une constitution de soi

L’individu n’a pas d’identité définie de «sujet». Il n’est pas

une substance ferme et identifiable, en dépit de la

croyance, issue d’une philosophie spontanée mais aussi de

toute une tradition subjectiviste, en la permanence d’un

sujet doué de capacités telles que l’auto-positionnement, la

transparence à soi et la souveraineté. La force des

représentations centrées sur l’individu est telle que cette

croyance persiste et perturbe grandement les travaux de

recherche eux-mêmes, en faisant entrer par la fenêtre un

concept de sujet que de nombreuses analyses ont chassé

par la porte en l’accusant de manquer de clarté, d’unité et

de pertinence. Ainsi, pour Descombes, le concept de sujet

est surtout un «complément d’agent», autrement dit une

facilité linguistique pour exprimer le fait que les humains

agissent d’eux-mêmes28. Il convient donc de ne pas aligner

le concept d’identité sur celui de sujet, mais de distinguer

les deux.

Au niveau de l’individu, il s’ensuit que l’identité est «un

enveloppement conférant l’évidence de soi»29, c’est-à-dire

que la quête identitaire prend la forme d’une recherche

synthétique de clôture du sens de soi-même et son

existence. Le processus identitaire se déploie donc comme

une visée de cohérence, comme un récit de soi pour soi

s’effectuant sous le jugement réel ou potentiel d’autrui –

ou de «Dieu». Dans cette optique, l’identité est bien au

cœur de cette formation/création continuée de soi, de ce

souci perpétuel de soi dont parle Foucault.

Qu’est-ce que l’éthique? C’est, je crois, la façon dont les

sujets se constituent eux-mêmes en tant que sujets moraux

dans leur activité, leur action, etc. Le problème n’est donc

pas de développer le soi, mais de définir quel type de

relation à vous-même est capable de vous constituer en

28 Descombes, V., Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris: Gallimard, 2004. 29 Kaufmann, J.,-C., op. cit., p. 55.

tant que sujet éthique. Il ne s’agit pas du développement

de soi, mais du problème de la constitution de soi30.

Un mouvement herméneutique d’identification

Il convient d’ailleurs de parler d’identification, plus que

d’identité, pour souligner à la fois la labilité de l’identité, la

lisibilité que le sujet recherche pour lui-même et aux yeux

des autres, et l’efficience de la quête identitaire dans la

formation/transformation de soi. Dans une société

désormais peu holiste, chacun cherche à s’identifier, doute

de son identification et connaît peu ou prou l’inquiétude de

soi. Ego n’est pas ce qu’il dit de soi, mais ce qu’il veut dire

de soi, ou plus exactement le mouvement d’identification

et de recherche de clôture de sens. Ce mouvement est sans

fin, à moins que l’on ne considère l’accession à une sagesse

suffisante comme une stabilisation sereine de la quête de

sens.

«L’identité est une fermeture et une fixation du sens de la

vie, aux formes et aux modalités multiples. [...] L’identité

est un système de fermeture du sens, et la perception

d’un enveloppement (surtout si ce dernier est

physiquement ressenti) est apparemment une des

modalités les plus simples permettant de réaliser cette

fermeture»31.

La stabilisation relative de l’image de soi et la constitution

du récit de soi sont alors deux des grands vecteurs de la

construction identitaire. Cela est d’autant plus vrai dans la

phase actuelle de la modernité (l’hypermodernité), qui

condamne l’individu à se constituer coûte que coûte

comme «sujet», autonome, responsable, suffisamment

stable pour être conforme aux normes sociales mais

suffisamment transformable pour être adaptable à la

diversité et à l’instabilité de ces mêmes normes sociales. Il

s’ensuit des pathologies de l’ego dont divers courants de

30 Foucault, M., La culture de soi, op. cit., p. 114. 31 Kaufmann, J.,-C., op. cit., pp. 112-113.

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

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pensée ont pu faire la description, et que résume cette

formule de Marcel Gauchet: «Il finit par naître une

incertitude radicale sur la continuité et la consistance de

soi»32.

C’est dans ce cadre que la quête de fermeture constitue un

enjeu vital pour l’individu. Par cela, la question identitaire

peut être abordée pour ce qu’elle est: une pièce majeure

de la dimension herméneutique de l’existence humaine. La

vie des acteurs scolaires finit par être en son intimité

singulière une vie herméneutique. Cela confirme que la

constitution du Soi humain se déploie comme une partie du

souci de soi, c’est-à-dire comme «un travail avec ses

procédés et ses objectifs» par lequel le Soi veut «s’établir

auprès de soi-même, ‘résider en soi-même’», en accord

avec l’exemple stoïcien, entre autres33.

Ainsi, qu’est-ce que l’éthique? C’est un aspect principiel de

cet exercice de soi en quoi consiste la pratique de la

philosophie; en tant que telle, elle vise une vie digne et

cohérente, ce qui explique qu’elle se déploie

majoritairement comme une herméneutique du sujet ayant

pour but de «lier la vérité et le sujet», autrement dit de

travailler à une clôture de sens toujours à venir. Comme le

dit Michel Fabre quand il commente Ricœur: «Le sens de

mes actes et de mes œuvres ne se livre pas

immédiatement; ils ne valent que comme signes à

déchiffrer»34.

Conclusion

On ne conclut pas un débat sur la nature de l’éthique car ce

serait nier son caractère herméneutique et la figer dans un

sens définitif et universel. Toutefois il est possible de

32 Gauchet, M., «Essai de psychologie contemporaine, I», La démocratie contre elle-même, Paris: Gallimard, 2002, p. 257. 33 Foucault, M., «L’herméneutique du sujet», op. cit., pp. 1174-1175. 34 Fabre, M., «Quelle éducation pour un monde problématique?», dans: Kerlan, A., & Simard, D., (dir.). Paul Ricœur et la question

éducative, Québec: Presses de l’université de Laval, 2011, p. 61.

confirmer qu’il n’y pas de construction identitaire

professionnelle possible sans y intégrer une réflexion sur la

vie professionnelle digne d’être vécue, autrement dit une

conception évolutive du questionnement et de

l’engagement éthique. Ainsi, en dépit des embarras

sémantiques et conceptuels qu’elle recèle, la notion

d’identité professionnelle nous permet de rappeler la

supériorité de la dimension éthique pour dessiner le sens

de nos vies, pour donner de la substance à leur cours et

pour cheminer vers la vie philosophique dont parlait déjà

Socrate.

Bibliographie

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Cambridge: Polity Press, 2000.

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2016 (à paraître).

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- Ministère de l’Éducation nationale (France),

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- Moreau, D., «La citoyenneté comme éducation de

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enseignement de la morale à l’école», dans:

Dupeyron, J.,-F., - Miqueu, C., (dir.), Éthique et

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Armand Colin, 2013.

- Rayou, P., (dir.), «Des enseignants pour demain»,

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Larcier, 2009.

- Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus,

(proposition 5.5303), Paris: Gallimard, 1961.

Bibliographie Supplémentaire

- Dupeyron, J.,-F., - Miqueu, C., (dir.) Éthique et

déontologie dans l'Éducation Nationale, Paris:

Armand Colin, 2013.

Jean-François Dupeyron

[email protected] http://jfdupeyron.over-blog.com/ Ex-instituteur public, est agrégé de philosophie et maître de

conférences HDR en philosophie à l'Université de Bordeaux. Il est

impliqué depuis 1998 dans la formation des enseignants et des

personnels d'éducation. Il y assume la responsabilité du master

«Encadrement éducatif» et dirige le site de formation des Landes.

Il est membre de l'équipe de recherche SPH (EA 4574). Ses

travaux philosophiques empruntent trois axes de recherche:

l'enfance et les éléments de l'éducation; la souffrance et le bien-

être à l'école, dans une approche phénoménologique et

herméneutique; les questions d'éthique et de déontologie dans

les métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation.

Associate Professor of Philosophy at the University of

Montesquieu Bordeaux. Since 1998 he trains teachers and staff

associated with education. He is scientific director of the graduate

program «Encadrement éducatif» and a member of the research

team SPH (EA 4574). His philosophical works are in three areas of

research: 1. childhood and the elements of education, 2. pain and

well-being at school, in the light of a phenomenological and

interpretive approach, and 3. the moral and ethical issues in the

context of teaching, education and training.

Parmi ses publications les plus récentes sont: Among his recent publications are:

- Dupeyron, J.,-F., «Foucault et la forme scolaire», in:

Prairat, E.,

(dir.), A l'école de Foucault. Nacy: Presses Universitaires,

2014.

- Dupeyron, J.,-F., Montaigne et les Amérindiens,

Bordeaux: Le Bord de l'Eau, 2013. Dupeyron, J.,-F.,

Ethique et déontologie dans l'Education Nationale,

Paris: Armand Colin, 2013.

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Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle

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- Dupeyron, J.,-F., «L'enfance de l'hypermodernité. Le

problème de l'autorité», in: Kerlan, A., - Loeffel, L., (dir.),

Repenser l'enfance, Paris: Hermann, 2012.

- Dupeyron, J.,-F., Nos idées sur l'enfance, Paris:

L'Harmattan, 2010.