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Le droit au travail sous le « masque des mots » : Les économistes français au combat en 1848 Thomas Bouchet Ils ont pour noms Bastiat, Blanqui, Chevalier, Garnier, Passy, Say ou Wolowski. Inscrits dans un courant de pensée relativement homo- gène—l’économie politique—ce sont de fortes personnalités qui, au- delà de différences d’analyse et d’interprétation parfois marquées, mènent sous la monarchie de Juillet des combats communs « autour de sociétés savantes, d’associations, de revues économiques et politiques, de la maison d’édition Guillaumin, des chaires d’économie politique » 1 . La question du droit au travail est l’une de celles qui les préoccupent ces années-là, au même titre que de nombreux penseurs socialistes. Elle donne lieu chez les uns et les autres à une masse considérable de publi- cations, si bien qu’« une bibliographie complète du droit au travail ne serait autre que la bibliographie du socialisme et de l’économie poli- tique » 2 . Elle ouvre sur une foule de questions décisives : rôle de l’Etat dans la vie économique, extension et limites du droit de propriété, par exemple. Le droit au travail est placé sous les feux de l’actualité par la Révolution du 22 au 24 février 1848. Le 25, une proclamation offi- cielle stipule que « le Gouvernement Provisoire s’engage à garantir Thomas Bouchet est maître de conférences en histoire à l’Université de Bourgogne (Dijon). Il a récemment publié, en codirection, le Dictionnaire des utopies (2002) et L’insulte (en) politique, Europe et Amérique latine, du XIXe siècle à nos jours (2005). Un premier état de cette recherche a été présenté en avril 2004 lors de la « Gimon Confer- ence for French Political Economy », organisée par Keith Baker et Sarah Sussman à l’Université Stanford. Il est consultable sur les sites Internet des Stanford University Libraries et du Stanford Center for Interdisciplinary Studies. L’auteur remercie les participants aux débats (notamment Jonathan Beecher et Gareth Stedman-Jones) pour leurs remarques et leurs suggestions d’alors. Merci aussi à Keith Baker et à Sarah Sussman, qui lui ont permis de reprendre ses hypothèses, ainsi qu’aux auteurs des rapports de lecture pour French Historical Studies. 1 Yves Breton et Michel Lutfalla, dirs., L’économie politique en France au XIXe siècle (Paris, 1991), 589. 2 Pierre Larousse, dir., Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (Paris, 1870), tome 6, article « Droit », section « Le droit au travail », 1266. French Historical Studies, Vol. 29, No. 4 (Fall 2006) DOI 10.1215/00161071-2006-014 Copyright 2006 by Society for French Historical Studies

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Article sous l'histoire contemporaine de la France par T. Bouchet

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Le droit au travail sous le « masque des mots » :Les économistes français au combat en 1848

Thomas Bouchet

Ils ont pour noms Bastiat, Blanqui, Chevalier, Garnier, Passy, Say ouWolowski. Inscrits dans un courant de pensée relativement homo-gène—l’économie politique—ce sont de fortes personnalités qui, au-delà de différences d’analyse et d’interprétation parfois marquées,mènent sous la monarchie de Juillet des combats communs « autour desociétés savantes, d’associations, de revues économiques et politiques,de la maison d’édition Guillaumin, des chaires d’économie politique »1.La question du droit au travail est l’une de celles qui les préoccupentces années-là, au même titre que de nombreux penseurs socialistes. Elledonne lieu chez les uns et les autres à une masse considérable de publi-cations, si bien qu’« une bibliographie complète du droit au travail neserait autre que la bibliographie du socialisme et de l’économie poli-tique »2. Elle ouvre sur une foule de questions décisives : rôle de l’Etatdans la vie économique, extension et limites du droit de propriété, parexemple.

Le droit au travail est placé sous les feux de l’actualité par laRévolution du 22 au 24 février 1848. Le 25, une proclamation offi-cielle stipule que « le Gouvernement Provisoire s’engage à garantir

Thomas Bouchet est maître de conférences en histoire à l’Université de Bourgogne (Dijon). Il arécemment publié, en codirection, le Dictionnaire des utopies (2002) et L’insulte (en) politique, Europeet Amérique latine, du XIXe siècle à nos jours (2005).

Un premier état de cette recherche a été présenté en avril 2004 lors de la « Gimon Confer-ence for French Political Economy », organisée par Keith Baker et Sarah Sussman à l’UniversitéStanford. Il est consultable sur les sites Internet des Stanford University Libraries et du StanfordCenter for Interdisciplinary Studies. L’auteur remercie les participants aux débats (notammentJonathan Beecher et Gareth Stedman-Jones) pour leurs remarques et leurs suggestions d’alors.Merci aussi à Keith Baker et à Sarah Sussman, qui lui ont permis de reprendre ses hypothèses,ainsi qu’aux auteurs des rapports de lecture pour French Historical Studies.

1 Yves Breton et Michel Lutfalla, dirs., L’économie politique en France au XIXe siècle (Paris,1991), 589.

2 Pierre Larousse, dir., Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (Paris, 1870), tome 6, article« Droit », section « Le droit au travail », 1266.

French Historical Studies, Vol. 29, No. 4 (Fall 2006) DOI 10.1215/00161071-2006-014Copyright 2006 by Society for French Historical Studies

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l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir le travail àtous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entreeux pour jouir du bénéfice de leur travail »3. Les revendications deLouis Blanc en faveur d’un ministère du Travail, les débats à la Com-mission du gouvernement pour les travailleurs dite du Luxembourg (àpartir de la fin février) ou dans les clubs, les tensions autour des ate-liers nationaux (à partir du début mars) ou encore les professions defoi des candidats aux élections législatives d’avril 1848 prouvent que laquestion est brûlante à la fin de l’hiver et au printemps4. La sanglanteinsurrection qui éclate le 22 juin 1848—c’est-à-dire le lendemain de ladissolution des ateliers nationaux—semble marquer dans cette histoireun coup d’arrêt brutal. C’est pourquoi la période de février à juin a étéparcourue avec tant de soin par les historiens qui se sont penchés sur ledroit au travail.William Sewell a étudié la question de près dans Gens demétiers et révolutions ; il montre notamment qu’au printemps 1848, selonles socialistes, « le travail, en tant qu’il est le fondement de toute viesociale, devrait être le fondement de l’ordre politique »5.

Il vaut la peine de placer aussi l’accent sur l’été et l’automne 1848.Dans une capitale placée en état de siège et tandis que les libertés pub-liques sont remises en cause, le pouvoir exécutif dirigé par le généralCavaignac et une Assemblée constituante à majorité conservatrice redé-finissent les orientations politiques de la France en République6. Dansune certaine mesure, cette période prolonge certes la précédente : il estpar exemple établi que l’Assemblée était à majorité conservatrice dèsavant juin 18487. Pourtant, l’heure est après juin à la radicalisation despositions dans le camp des vainqueurs ; des acteurs politiques jusque-là discrets s’affirment de nouveau (Thiers en est le meilleur exemple) ;l’élaboration de la Constitution occupe les représentants en commis-sions et en séance jusqu’à l’adoption du texte définitif début novembre18488. La question du droit au travail reste au fil de ces mois l’une des

3 Le moniteur universel (désormais MU), 26 février 1848. Les auteurs en sont Louis Garnier-Pagès et Louis Blanc.

4 La synthèse sur cette période qui fait référence reste Maurice Agulhon, 1848, ou L’appren-tissage de la République (Paris, 2003 [1973]) ; voir aussi Agulhon, Les quarante-huitards (Paris, 1992[1975]) ; sur certains points précis, voir Francis Démier, « Droit au travail et organisation du tra-vail », dans 1848, dir. Jean-Luc Mayaud (Paris, 2002), 159–84 ; Mark Traugott, « Les ateliers natio-naux en 1848 », ibid., 185–202 (très utile analyse historiographique) ; Henri Moysset, « L’idéed’organisation du travail dans la profession de foi des candidats à l’Assemblée constituante de1848 », dans La Révolution de 1848, tome 3 (1906), 27–42.

5 William H. Sewell, Gens de métiers et révolutions : Le langage du travail de l’Ancien Régime à nosjours (Paris, 1983 [1980]), 355.

6 Frederick De Luna, The French Republic under Cavaignac, 1848 (Princeton, NJ, 1969).7 George W. Fasel, « The French Election of April 23, 1848 : Suggestions for a Revision »,

French Historical Studies 5 (1968) : 285–98.8 A ce sujet, voir Jean Bart, Jean-Jacques Clère, Claude Courvoisier, Michel Verpeaux, dirs.,

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plus sensibles. Les conditions mêmes de la vie économique et socialerestent en délibération et les querelles d’écoles rejaillissent sur les com-bats politiques en cours : ainsi s’opposent des pensées en situation,motivées par le sentiment de l’urgence, très tranchées, sans complai-sance aucune9.

Où et comment les économistes peuvent-ils se faire entendredans la seconde partie de l’année 1848 ? Plusieurs lieux d’expressionsont a priori envisageables. L’Assemblée tout d’abord dont la salle deséances, la tribune et les travées permettent de déployer ses argumentsen présence de centaines de représentants. La salle provisoire, con-struite à la hâte pour accueillir près de neuf cents personnes, ressembleà une « boîte en carton peint »10. La parole, la rhétorique, l’éloquencey sont reines. Malheur à celui qui en maîtrise mal les ressorts. Orcette Assemblée est pour les économistes un espace peu favorable,moins familier que les chaires, académies, colonnes des journaux et desrevues. Ils sont plus à leur aise lorsque les échanges se font plus feu-trés, dans les couloirs et dans les petites salles où se réunissent les comi-tés parlementaires. Mais c’est ailleurs encore qu’ils font résonner leursidées avec le plus de force : dans la riche et foisonnante productionimprimée de l’été et de l’automne 1848, Le droit au travail à l’Assembléenationale de Joseph Garnier tient une place à part. Ses 450 pages rassem-blent l’essentiel de l’argumentaire des économistes contre le droit autravail.

C’est pour saisir de quelle manière tous ces engagements entrenten composition que je propose un parcours en plusieurs étapes. Entreun point de départ (la tribune de l’Assemblée) et un point d’arrivée (lelivre de Garnier), il s’agit de visiter les divers fronts d’un des plus âprescombats d’idées qu’ait connue la Deuxième République de l’après-juin.Je voudrais montrer de la sorte que les économistes sont au tempsde Cavaignac des acteurs décalés et influents : s’ils éprouvent les plusgrandes peines à entrer dans l’arène parlementaire, ils parviennent à

La Constitution du 4 novembre 1848 : L’ambition d’une république démocratique (Dijon, 2000), avec notam-ment la contribution de Françoise Mélonio, « Le droit au travail ou le travail de l’utopie » ; FrançoisLuchaire, Naissance d’une constitution, 1848 (Paris, 1998).

9 Voir, notamment à propos des économistes, Joan W. Scott, « A Statistical Representationof Work : La Statistique de l’Industrie à Paris, 1847–1848 » et « ‘‘ L’Ouvrière ! Mot Impie, Sor-dide . . . ’’ : Women Workers in the Discourse of French Political Economy », dans Scott, Genderand the Politics of History (New York, 1999), 113–38, 139–63. Ces analyses portent non seulementsur le moment 1848 de l’économie politique française mais aussi sur le foisonnement des idées quis’affrontent au fil des années quarante et cinquante. Elles aident en outre à saisir que le discoursextrêmement dépréciatif des économistes sur le droit au travail est à mettre en relation avec lareprésentation qu’ils se font des femmes au travail. Sur ces questions, voir aussi Judith DeGroat,« The Public Nature of Women’s Work : Definitions and Debates during the Revolution of 1848 »,French Historical Studies 20 (1997) : 31–47.

10 L’expression est de George Sand ; citée par Luchaire, Naissance d’une constitution, 40.

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inscrire par d’autres biais un discours à coloration scientifique et polé-mique dans le débat politique sur le droit au travail.

Le 14 septembre 1848

Depuis le début septembre, l’Assemblée nationale constituante de laDeuxième République élabore le préambule de la future constitution.Faut-il y inclure le droit au travail ? La commission de constitution adéposé fin août un projet où il ne figure plus—dans un premier projet,fin juin, il était présent. Armand Marrast, le rapporteur de la commis-sion, s’en est expliqué en séance au nom de ses collègues : le droit autravail est selon eux « une formule équivoque et périlleuse »11. Le 11septembre, le représentant Mathieu de La Drôme a déposé un amende-ment en faveur du droit au travail ainsi libellé : « La République doitprotéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion et sa pro-priété. Elle reconnaît le droit de tous les citoyens à l’instruction, autravail et à l’assistance »12. Le 14 septembre, l’essentiel de la séanceest consacré à débattre de l’amendement Mathieu de La Drôme, puisd’un autre amendement allant grosso modo dans le même sens, celuid’Alexandre Glais-Bizoin. La lecture du compte rendu de cette séancedonne la nette impression que, dans une atmosphère très tendue (mur-mures, interruptions, insultes) les positions des économistes sont plusd’une fois mises à mal13. D’entrée, le représentant légitimiste Bouhierde l’Ecluse place une attaque directe :

Je sais bien qu’il y a une école, qui professe cette doctrine : laissez-faire, laissez passer ; je sais bien que cette école dit : Que chacun s’entire comme il pourra, je n’ai pas à m’en occuper.Une pareille penséemise en œuvre est la première cause des souffrances du travailleur,des plaintes que vous entendez aujourd’hui, parce qu’il s’est trouvédes hommes sans cœur qui ont tout pris et n’ont rien laissé, qui ontspéculé sur la sueur des hommes du peuple, qui ont toujours tra-vaillé pour eux et non pour lui14.

Puis le républicain radical Martin Bernard s’en prend à ceux « qui sontexclusivement préoccupés de la liberté individuelle, ou ne suivent que

11 MU, 31 août 1848.12 MU, 12 sept. 1848.13 MU, 15 sept. 1848, 2447–57. La presse de 1848, très sensible à l’actualité parlementaire,

fait souvent écho aux discours prononcés en séance. Pour évaluer l’impact des discours pronon-cés le 14 sept., j’ai consulté plusieurs journaux parisiens (Le constitutionnel, Le journal des débats,Le national, La presse) ou départementaux (pour la Côte-d’Or, voir Le courrier républicain de la Côte-d’Or, Le spectateur de Dijon). Certains écrits bien connus de représentants du peuple (e.g., Barrot,Hugo et Tocqueville) livrent des éléments d’appréciation complémentaires.

14 Intervention de Bouhier de l’Ecluse : MU, 2447–48.

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les arides données d’une économie politique sans entrailles [et qui]disent : l’homme est libre, qu’il se fasse à lui-même sa destinée »15.Un peu plus tard Lamartine dénonce « l’ancienne économie politiqueanglaise du laisser-faire et du laisser-passer ». Lorsqu’il se déclare favor-able à « des lois de finance, des lois d’économie politique », il prôneune autre manière de faire de l’économie politique sans l’expliciterd’aucune manière16.

Bouhier de l’Ecluse et Martin Bernard se situent aux deux extré-mités de l’échiquier politique ; ils n’ont pour ainsi dire aucune influ-ence sur la majorité des représentants ; pour sa part, Lamartine ne pro-nonce pas le 14 septembre des paroles inoubliables. En revanche, uneheure avant Lamartine, Auguste Billault épingle avec beaucoup plusd’efficacité certains des arguments récurrents des économistes. Il placedos à dos les utopies dangereuses des socialistes adeptes du droit au tra-vail et la sécheresse de cœur des partisans d’un chacun-pour-soi faible-ment tempéré par l’assistance et l’aumône. « Quant à moi, je ne suisni ne veux être d’une telle école », s’écrie-t-il à propos des seconds. Ila pris bien soin de les stigmatiser quelques minutes plus tôt : à celuiqui ne peut trouver de travail, la société qu’ils appellent de leurs vœuxrépond, implacable : « Je ne puis rien pour toi, meurs, je t’oublie ». Et,en adversaire déclaré du libre-échange, Billault en profite pour soute-nir l’engagement de la société en faveur du travail national et des tarifsdouaniers17.

Or, contrairement à ce que laisse entendre Lamartine le 14 sep-tembre (« beaucoup d’économistes ont paru [hier et avant-hier] à cettetribune »), les partisans de l’économie politique sont peu actifs dans ledébat. Leurs idées font naître davantage de défiance que de soutien.Une liberté sans frein inquiète tout autant la majorité qu’un interven-tionnisme d’Etat. L’économie politique fait ainsi office d’épouvantail.C’est qu’en France, au dix-neuvième siècle, culture politique libérale etlibéralisme économique ne font pas souvent bon ménage sur des ques-tions de fond. Ainsi que le rappelle Nicolas Rousselier, « la culture libé-rale elle-même n’est pas profondément convaincue de la nécessité du‘‘ moins d’Etat ’’ »18.

15 Intervention de Martin Bernard : MU, 2449–50.16 Intervention de Lamartine : MU, 2453–54.17 Intervention de Billault : MU, 15 sept. 1848, 2449–51.18 Nicolas Rousselier, « La culture politique libérale », dans Les cultures politiques en France,

dir. Serge Berstein (Paris, 1999), 97.

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Les pièges de la tribune

Le socialisme est sans conteste l’ennemi à abattre pour la majorité desreprésentants du peuple à l’été 1848. L’invasion de la salle de séances del’Assemblée le 15 mai par une foule de manifestants et la guerre civilemeurtrière de juin ont alimenté la peur et la haine des « rouges ». Sil’économie politique est elle aussi un repoussoir, c’est de façon beau-coup plus discrète. Mais le phénomène ne doit pas pour autant êtresous-estimé. Les « libéraux conservateurs » ou encore « républicains dulendemain » restés pour partie monarchistes qui dominent l’Assembléene trouvent pas leur inspiration du côté des économistes influents avantfévrier 1848. Quant aux républicains « bleus » dits « de la veille », ilséprouvent à leur égard une défiance plus profonde encore. L’économiepolitique est souvent qualifiée par les représentants de 1848 d’« anci-enne » ou d’« anglaise ». Elle renvoie à un avant (la pensée de Mal-thus) et à un ailleurs (la Grande-Bretagne). Le rejet du libre-échange« caractérise la mentalité majoritaire des milieux libéraux, personnali-tés politiques et praticiens de l’économie » 19.

Quelques partisans déclarés des principes de l’économie politiquesiègent pourtant à l’Assemblée de 1848 et parmi eux Frédéric Bas-tiat (Landes) et Louis Wolowski (Seine). Ils méritent qu’on leur prêteattention. Ils ne connaissent pas la gloire à la tribune mais ils font cequ’ils peuvent pour défendre leurs idées. Les voici à l’œuvre, quel-ques semaines avant la mi-septembre, dans le débat sur la taxe des let-tres, favorables l’un et l’autre à une fiscalité aussi réduite que possible.Bastiat propose un affranchissement minimal (cinq centimes par pliléger) pour fluidifier « la circulation des sentiments et des idées » ; sonamendement est repoussé. Wolowski, en fin de séance, intervient pourque soient réduits les droits sur les articles d’argent par la poste demanière à augmenter « dans une proportion énorme le nombre de let-tres ». Un grand tumulte couvre sa voix, son beau-frère Léon Faucher—pourtant libre-échangiste et membre comme lui de la Société d’écon-omie politique—se déclare hostile à la proposition. Le ministre desFinances en fait autant. Le vote de la question préalable met un termeau débat20.

Frédéric Bastiat ne semble pas doué pour le débat parlementaire.Il s’est emmêlé à la mi-mai dans la discussion sur la formation de l’As-semblée en comités et commissions ; ses interventions se comptent surles doigts de deux mains (e.g., industrie des laines, tarifs sur les sels,

19 Rousselier, « Culture politique libérale », 101.20 MU, 25 août 1848.

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clubs politiques, élection du président de la République). Des pro-blèmes de santé creusent son handicap—il obtient même un congé finseptembre21. Louis Wolowski se révèle en revanche très actif et com-batif au fil des mois, faisant régulièrement entendre sa voix. Il défend lacause des Polonais, soutient la reprise du chemin de fer de Paris à Lyonpar l’Etat, prend parti dans le projet de constitution. Mais, au total,d’autres que lui s’imposent dans les débats sur la Constitution en géné-ral, et sur le droit au travail en particulier : Tocqueville, Duvergier deHauranne,Thiers, Dufaure. L’homme qui monte en première ligne con-tre le socialiste Pierre Leroux début septembre est un prospère drapierd’Elbeuf favorable aux tarifs douaniers nommé Victor Grandin ; ildéclare qu’il est le vrai représentant des intérêts économiques du payset le défenseur le plus authentique des industriels, qu’il préfère l’actionaux discours. Le comité de la rue de Poitiers, un groupe politiquerassemblant la plupart des représentants conservateurs influents, nerelaie pas les idées des économistes. Dans l’intervention très hostile audroit au travail qu’il prononce le 13 septembre, Thiers s’applique parexemple à montrer que la question posée est certes économique, maisaussi « sociale, politique, philosophique, métaphysique ». C’est que lesenjeux économiques d’un droit au travail ne font pas l’objet d’une atten-tion prioritaire. Tocqueville l’écrit pour lui-même dans les notes qu’iljette sur le papier en prévision de son discours du 12 septembre : « Jeveux laisser à d’autres le soin de rechercher les conséquences écono-miques [du droit au travail], ce sont les conséquences sociales et poli-tiques que je recherche »22.

D’où une situation sans doute frustrante pour les économistes.Leurs idées font l’objet de débats en séance ; Frédéric Bastiat ou LouisWolowski n’hésiteraient pas à s’écrier comme Marrast que la formuledroit au travail est « équivoque et périlleuse » ; au même titre que la plu-part des représentants hostiles à ce droit, ils sont soulagés par le rejetdes amendements Mathieu de La Drôme et Glais-Bizoin (septembre) etPyat (novembre) ; ils acceptent la rédaction définitive de l’article VIIIdu préambule, où le devoir d’assistance l’emporte sur le droit au tra-vail23. Mais cette victoire parlementaire n’est pas la leur. En fait, lorsquel’historien Georges Renard se demande avec une pointe d’ironie à pro-

21 MU, 27 sept. 1848.22 Cité dans Alexis de Tocqueville, Ecrits et discours politiques, tome 3 des Œuvres complètes, dir.

André Jardin (Paris, 1990), 181.23 « La République doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens

nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant,à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler ». Une édition acces-sible de la Constitution de 1848 se trouve dans Les constitutions de la France depuis 1789, présentépar Jacques Godechot (Paris, 1970).

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pos de l’Assemblée constituante de 1848 si elle se comporte en « Assem-blée politique, [en] Académie ou [en] Concile »24, c’est probablement lapremière—voire la troisième—de ces options qui s’impose. Les débatsd’académie, si chers aux économistes avant février, ont beaucoup moinsd’actualité après.

Une pierre d’achoppement : La misère

La crise économique qui continue à sévir en 1848 ne seconde pas leursdesseins ; l’heure n’est pas à l’étude des mécanismes de l’enrichissementprivé et national mais à la découverte et à l’application de remèdescontre la misère et l’agitation sociale ; les artisans de la victoire poli-tique de février prennent en charge eux-mêmes la question sociale et sedéfient d’hommes considérés comme les tenants de doctrines égoïstes,solidaires du régime déchu. Non seulement ils maintiennent les écono-mistes à l’écart, mais certaines des chaires que ces derniers occupentsont menacées dans leur existence par Hippolyte Carnot, le ministrede l’Instruction publique ; celle de Michel Chevalier au Collège deFrance est même supprimée par un arrêté du gouvernement provi-soire25. Les plus modérés des républicains, qui s’imposent non seule-ment à l’Assemblée mais aussi à la Commission exécutive, ne traitentpas très différemment l’économie politique.

La discrétion forcée des économistes dans les débats d’assembléeou de gouvernement sur le droit au travail contraste avec leur engage-ment multiforme avant 1848 : sous la monarchie de Juillet ils en ontfait l’un de leurs principaux thèmes mobilisateurs. Il est inutile de reve-nir ici sur les lieux et les formes de leur combat : cet aspect de leurhistoire est bien connu26. On rappellera simplement qu’ils disposentdepuis 1841 pour s’exprimer d’un périodique influent—le Journal deséconomistes27—et de la maison d’édition Guillaumin ; qu’ils sont nom-breux à se retrouver depuis 1842 dans une Société des économistesrebaptisée en 1847 Société d’économie politique ; qu’ils tiennent despositions solides à l’Ecole des ponts-et-chaussées, au Conservatoire des

24 Georges Renard, La République de 1848, tome 9 de l’Histoire socialiste, dir. Jean Jaurès (Paris,s.d. [1906 ?]).

25 MU, 8 avril 1848 ; Francis Démier, « Les économistes libéraux et la crise de 1848 », dansLes traditions économiques françaises, 1848–1939, dir. Pierre Dockès et al. (Paris, 2000), 778.

26 Breton et Lutfalla, Economie politique, avec en particulier Lucette Le Van Lemesle, « L’insti-tutionnalisation de l’économie politique en France », 355–88 ; Yves Breton, « Les économistes, lepouvoir politique et l’ordre social en France de 1830 à 1851 », Histoire, économie et société 2 (1985) :233–52.

27 Luc Marco et Evelyne Laurent, Le Journal des économistes, 1841–1940 (Paris, 1990) ; EvelyneLaurent et Luc Marco, « Le journal des économistes ou l’apologie du libéralisme, 1841–1940 », dansLes revues d’économie en France, 1751–1992, dir. Luc Marco (Paris, 1996), 79–120.

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arts et métiers et même à l’Académie des sciences morales et politiquesdont la section économique relaie leurs idées. Affirmer qu’ils formentun « lobby »28 est peut-être excessif, mais ils savent mobiliser au mieuxde leurs intérêts les instruments qu’ils se sont forgés.

La question de la misère, avec ses formes inédites et la brutalitétragique de ses expressions dans la France ou la Grande-Bretagne dudix-neuvième siècle, les a conduits à s’interroger dans les années 1840sur la nature de ce phénomène extrêmement difficile à cerner et à théo-riser. C’est en référence à ces années que doivent être replacés leurengagement de 1848 dans les débats sur le droit au travail et leur diffi-culté à se faire entendre29. Non seulement ils ont pris vigoureusementposition contre les idées défendues par Louis Blanc dans Organisationdu travail (1840), mais ils ont tâché de répondre aux rudes défis lancéspar des contradicteurs qui pouvaient se situer en dehors même de lasphère des penseurs socialistes. Voici la critique à peine voilée que for-mule Eugène Buret dans l’introduction de son retentissant De la misèredes classes laborieuses en Angleterre et en France (1840) : « Et cependantl’étude de la misère, s’il est vrai que la misère existe, s’il est vrai surtoutqu’elle marche du même pas que la richesse, qu’elle se développe sousl’influence des mêmes causes, qu’elle en soit le contrepoids, la compen-sation fatale, l’étude de la misère n’est-elle pas une partie intégrante etnécessaire de l’économie politique ou sociale, ou de la physiologie dela société, comme on voudra l’appeler ? »30 Ainsi l’économie politiquene peut-elle avoir de sens que si, toujours selon un Buret décidémenttrès critique, elle apprend à faire face aux questions de son temps :« La physiologie de la société comprend bien d’autres phénomènes queceux de la production et de la distribution des richesses ; si, dans vosétudes, vous isolez les valeurs des populations qui les produisent et lesconsomment, vous redescendez à cette science toute fiscale à laquelleles anciens donnaient le nom de chrématistique, ou à cette sciencetoute mercantile pour laquelle l’archevêque Whateley proposait celuide catallactique ou science des échanges »31. L’école sociétaire dirigée

28 Marco et Laurent, Journal des économistes, 16.29 Sur ces questions sensibles, voir André Gueslin, L’invention de l’économie sociale, le XIXe siècle

(Paris, 1987) ; critiqué par Giovanna Procacci dans Gouverner la misère : La question sociale en France,1789–1848 (Paris, 1993) ; Gueslin répond à Procacci en 1993 dans la deuxième édition révisée etaugmentée de son Invention de l’économie sociale (voir surtout l’introduction).

30 Eugène Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France ; de la nature dela misère, de son existence, de ses effets, de ses causes, et de l’insuffisance des remèdes qu’on lui a opposésjusqu’ici ; avec l’indication des moyens propres à en affranchir les sociétés (Paris, 1840), 13. Cité et analysédans Loïc Rignol, « Les hiéroglyphes de la nature : Science de l’homme et science sociale dans lapensée socialiste en France, 1830–1851 » (thèse de doctorat d’histoire, Université de Paris–VIII,déc. 2003).

31 Buret, De la misère, 11–12.

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par Victor Considerant, favorable au droit au travail sous la monarchiede Juillet, se montrait plus acerbe encore : une science de la sociétételle qu’elle existe a-t-elle une quelconque utilité alors que règne lechaos social ? Les économistes n’étaient certes pas ici seuls visés, maisla charge s’exerçait sans conteste contre ceux qui, tel Michel Chevalier,proclamaient vers la même époque que « l’économie politique est aucorps social ce que la physiologie est au corps humain »32.

Avant février 1848 le droit au travail, la misère, la question socialenourrissaient donc des débats serrés où les économistes intervenaient.L’enjeu était dans ces années relativement clair : fallait-il penser con-jointement la question du travail et celle de la misère ? Les économistesn’étaient pas de cet avis : même si certains d’entre eux se penchaientsur les effets sociaux du fonctionnement économique pour nourrirune économie sociale en émergence, ils redoutaient que le droit autravail ne fausse les mécanismes de l’activité économique33. Très réti-cents à l’idée d’envisager la misère comme un problème d’ordre écono-mique, ils récusaient le principe d’un interventionnisme d’Etat dansce domaine. Voilà qui les place naturellement en porte-à-faux lorsquel’Etat républicain de 1848 se donne pour mission de dessiner avec pré-cision les contours de la vie collective aux lendemains d’une révolutionpar essence politique.

Comités, rédactions

Faute donc de pouvoir s’imposer à la tribune de l’Assemblée constitu-ante, c’est en périphérie des séances que les économistes actifs en 1848tentent d’intervenir. Sous la monarchie de Juillet déjà, ils cherchaient àmobiliser l’« opinion publique » et les gouvernants pour imposer leursvues dans le champ politique34. Ils font rejouer après février des réseauxencore vivaces. Nul doute, d’abord, que la plupart des liens noués sousla monarchie de Juillet à l’extérieur des sphères de l’économie poli-tique continuent à tenir après février. Le personnel politique du régimedéchu n’a pas disparu après la Révolution—l’élection de nombreux ex-députés à la Constituante dans les scrutins de fin avril et de début juinle montre. De manière indirecte, les idées des économistes continuent àcirculer. Ceux d’entre eux qui sont élus à la Constituante ont en outre lapossibilité d’entrer dans des comités parlementaires. Ils trouvent là unenvironnement plus conforme à leurs manières traditionnelles de faireque la tribune, le club ou la rue. Ils peuvent y poursuivre le travail déjà

32 Annuaire de l’économie politique pour 1844 ; cité par Breton, « Economistes », 235.33 Procacci, Gouverner la misère.34 Scott, « ‘‘ Ouvrière ! ’’ », notamment 141.

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engagé les années précédentes—pour accroître leur influence, ils ten-tent depuis des années d’instruire et de convaincre les parlementaires.Parmi eux, Louis Wolowski est une fois encore en pointe.

Un comité du travail se réunit pour la première fois le 17 mai184835. Wolowski en est tout naturellement membre : c’est lui qui adéposé le 6 mai au nom de seize de ses collègues représentants « uneproposition ayant pour objet la nomination d’une commission de dix-huit membres chargée de procéder à une enquête sur la situation destravailleurs industriels et agricoles »36. Le projet est d’abord adopté,puis modifié par l’Assemblée : elle désigne finalement un comité oùentrent à la fois les trente-six membres de la commission d’enquête pré-existante et vingt-quatre autres représentants.

Louis Wolowski se retrouve assez isolé dans ce comité : FrédéricBastiat en démissionne très vite ; Léon Faucher, compagnon de routedes économistes et signataire de la proposition du 6 mai, n’y apparaîtpas. L’hostilité qu’y exprime Wolowski à l’encontre du droit au travaildevient ainsi une expression parmi d’autres d’un sentiment partagépour des raisons très diverses par de nombreux membres du comité. Làcomme ailleurs—appelé par exemple pour consultation à la Commis-sion du Luxembourg, il y déclare avec force son opposition aux idéesde Louis Blanc et aux remèdes de l’économie sociale—il tâche pour-tant de défendre certaines des orientations majeures de l’économiepolitique. Le 19 mai il entre dans la sous-commission chargée par lecomité d’examiner un projet de décret en faveur du droit au travailque Considerant vient de déposer à l’Assemblée. Le 15 juin, il s’élèvecontre une politique d’encouragement à l’exportation (ce serait « met-tre la main de l’Etat dans les affaires de l’industrie »)37. Il propose le30 juin que soient abrogés les décrets de mars 1848 sur la durée dutravail—durée limitée alors à dix heures par jour pour la capitale etonze heures pour le reste du pays—au nom de la liberté du travail ; ildéclare à ce propos le 2 juillet qu’« il est temps que l’Assemblée natio-nale fasse entendre la voix de la vérité aux ouvriers égarés par de faussesthéories »38. Le comité adopte sa proposition le 3 juillet ; l’Assembléeabroge les décrets de mars au début du mois de septembre. A partirdu 27 juillet, le comité examine son projet sur le travail des enfantset des femmes dans les manufactures et ateliers. L’économiste suggèreun moyen terme entre un inacceptable statu quo et des propositions

35 Sur ce comité, voir Procès verbaux du comité du travail à l’Assemblée constituante de 1848, Biblio-thèque de la Révolution de 1848, tome 1 (Paris, 1908), xii.

36 Ibid., i.37 Ibid., 43.38 Ibid., 62.

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à ses yeux irresponsables (l’interdiction, par exemple, d’admettre desenfants jusqu’à un âge avancé dans les établissements industriels). Cetengagement se relâche dans la seconde partie de l’année 1848 ; le rôlede Wolowski au sein du comité décroît, tandis que le comité lui-mêmes’affaiblit et perd une grande partie de sa raison d’être.

A plus grande distance de l’Assemblée, des structures mises enplace par les économistes pendant la monarchie de Juillet restent ellesaussi actives en République. Le Journal des économistes et la maison d’édi-tion Guillaumin continuent d’accueillir leurs écrits. Chez Guillaumin,au moment même où l’Assemblée délibère sur la Constitution, unebonne quinzaine de textes hostiles au droit au travail (volumes et sur-tout brochures à bas prix) sont proposés à l’attention des lecteurs ; unepartie de ces textes a été rédigée entre le printemps et l’automne 1848.L’Académie des sciences morales et politiques demande à AdolpheBlanqui un rapport sur la situation des classes ouvrières en 1848.Horace Say, secrétaire de la chambre de Commerce de Paris en 1848,met en application les doctrines des économistes dans la Statistique del’industrie à Paris, qu’il dirige39.

La revanche par l’écrit

Enfin, Joseph Garnier fait paraître à l’automne 1848 chez GuillauminLe droit au travail à l’Assemblée nationale. Il est l’un des membres les plusactifs du groupe des économistes40. En 1843, à l’âge de trente ans,il a commencé à enseigner l’économie politique à l’Athénée royal ;deux ans plus tard, il est devenu rédacteur en chef du Journal des écono-mistes ; l’année d’après, le voici titulaire de la chaire d’économie poli-tique à l’Ecole des ponts-et-chaussées et membre de la Ligue pour laliberté des échanges aux côtés, par exemple, de Frédéric Bastiat et deLouis Wolowski. Auteur prolifique, rédacteur de dizaines d’articles etde notices pour dictionnaires, il a publié coup sur coup en cette mêmeannée 1846 Cobden, Eléments de l’économie politique (véritable « manuel oucatéchisme de l’économie politique »)41 et Sur l’association : L’économiepolitique et la misère. Il avait déjà fait paraître l’année précédente chezGuillaumin et dans une nouvelle édition l’Essai sur le principe de popu-

39 Les statistiques construites sous la monarchie de Juillet et la Deuxième République,notamment celle de 1847–48, sont de véritables « armes » forgées par les économistes sous couvertde scientificité ; Scott, « Statistical Representation of Work », 113–38.

40 Sur cet homme, voir Richard Arena, « Joseph Garnier, 1813–1881 : Libéral orthodoxe etthéoricien éclectique », dans Breton et Lutfalla, Economie politique, 111–39 ; Larousse, Grand dic-tionnaire, tome 8 (1872), article « Garnier », 1044 ; M. Prévost, Roman d’Amat, et H. Tribout deMorembert, dirs., Dictionnaire de biographie française, 19 tomes (Paris, 1982), 15:506.

41 Larousse, Grand dictionnaire, tome 7, 1870, article « Economie », 143.

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lation de Malthus avec une préface et des notes de son cru, une intro-duction par Rossi, une notice sur Malthus par Charles Comte. A encroire Joseph Schumpeter, l’adjectif qui le qualifie le mieux est « infati-gable »42. Il a joué un rôle décisif non comme théoricien mais commevulgarisateur, passeur d’idées et fédérateur d’énergies. Il a tissé au longdes années les fils d’un large réseau, au-delà même des cadres habitu-els : Le national lui a ouvert ses colonnes comme rédacteur scientifique ;La presse l’a également accueilli. Il incarne assez bien une tendancetrès libérale (d’aucuns diraient « ultra-libérale »)43 de l’économie poli-tique. Ses positions sont plus radicales que celles de Louis Wolowskiou d’Adolphe Blanqui. Toute intervention de l’Etat ou de la société surla situation des travailleurs est à ses yeux un dangereux empiètement.Dans le Journal des économistes (septembre 1846), il l’a affirmé de manièrepéremptoire : « Il ne faut jamais perdre de vue que l’ouvrier est le prin-cipal, sinon le seul artisan de son bien-être »44. Il ne disait pas autrechose dans Sur l’association : L’économie politique et la misère.

Il choisit pour Le droit au travail à l’Assemblée nationale un long sous-titre qui identifie ses objectifs45 : c’est un « recueil », un outil de travailqu’il propose au lecteur. Il présente une série de discours d’assemblée,des opinions et des observations, ainsi que de nombreux autres docu-ments susceptibles d’aider ses contemporains à se forger leur propreopinion sur le droit au travail. Il insiste sur le sérieux et l’absenced’esprit partisan de son entreprise : un recueil « complet » des dis-cours—de « tous les discours »—des principaux orateurs du débatgarantit que toutes les positions trouvent leur expression ; la penséedes auteurs n’est pas trahie puisque les « textes [ont été] revus par lesorateurs ». En sus des discours, plusieurs personnalités marquantes—pour l’essentiel des représentants du peuple—ont été mobilisées. Lesobservations complémentaires ont été extraites d’ouvrages déjà parus(Les Considérations sur la Constitution de Laboulaye, le Petit pamphlet sur leprojet de constitution de Cormenin, le Socialisme, droit au travail de LouisBlanc, Le droit au travail et le droit de propriété de Proudhon) ; Garnierinsiste sur le fait qu’il a demandé à des spécialistes reconnus des opin-

42 Cité par Arena, « Joseph Garnier », 167.43 Breton et Lutfalla, Economie politique, 2.44 Arena, « Joseph Garnier », 135.45 Recueil complet de tous les discours prononcés à cette mémorable discussion par MM. Fresneau,

Hubert Delisle, Cazalès, Lamartine, Gaulthier de Rumilly, Pelletier, A. de Tocqueville, Ledru-Rolin, Duvergierde Hauranne, Crémieux, M. Barthe, Gaslonde, de Luppé, Arnaud (de l’Ariège), Thiers, Considerant, Bou-hier de l’Ecluse, Martin-Bernard, Billault, Dufaure, Goudchaux, et Lagrange (textes revus par les orateurs),suivi de l’opinion de MM. Marrast, Proudhon, Louis Blanc et Ed. de Laboulaye ; avec des observations inéditespar MM. Léon Faucher,Wolowski, Fréd. Bastiat, Parieu, et une introduction et des notes par M. Joseph Garnier(Paris, 1848).

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ions inédites46. Pour faciliter l’intelligence du débat et de ses enjeux, il aenfin rédigé une préface, une introduction et des notes. L’introduction,lit-on dans la préface, est « historique et explicative », les notices bio-graphiques « très courtes », les notes « rapidement écrites »47.

Mais est-ce bien d’un recueil qu’il s’agit ? Dispensant à premièrevue de recourir au Moniteur universel et à des textes dispersés çà et là,l’ouvrage se révèle très pratique ; ses centaines de pages fourmillent dedocuments de toutes sortes, du discours à l’extrait de journal, de la let-tre au compte rendu de scrutin ; il est publié à point nommé pour quivoudrait dresser le bilan des débats sur le droit au travail. Pourtant, cequ’il s’agit de voir maintenant c’est comment Joseph Garnier procèdepour en faire une arme efficace et virulente contre le droit au travail,tantôt en s’appuyant sur les débats de l’Assemblée, tantôt en les con-tournant. Marcel David souligne ce point avec énergie, mais de manièreparadoxale puisqu’il dénonce un ouvrage dont il fait largement usage.Voici ce que représente en effet à ses yeux Le droit au travail : « Un recueilqui se dit ‘‘ complet ’’ mais qui ne l’est pas en dépit de ses 450 pages etdont le parti pris réactionnaire, dans l’introduction et dans les notes enbas de page dues à Joseph Garnier, dépasse la mesure. Il n’en consti-tue pas moins un outil documentaire commode, qui ne dispense pas,ponctuellement, du recours au compte rendu in extenso des débats parudans le Moniteur universel »48.

Le droit au travail : Le mauvais camp

L’intérêt de l’ouvrage ne réside pas dans les arguments qui s’y trouventréunis : Joseph Garnier remobilise ce qui a été maintes fois exprimépar les adversaires du droit au travail, à la tribune de l’Assemblée con-stituante ou ailleurs. En revanche, la stratégie et le ton général adoptésont de quoi attirer l’attention. L’approche est nettement manichéenne :Garnier oppose de mille manières les plus dangereux partisans du droitau travail (les socialistes) et les plus sensés de ses adversaires (les écono-mistes). L’ouvrage s’ordonne autour de ces deux pôles. Mais la struc-ture n’est pas exactement symétrique : l’attaque est plus appuyée quela défense ; la dénonciation l’emporte sur les propositions. C’est pour-quoi il convient de décrire pour commencer l’antisocialisme de Gar-nier, dont il ne fait pas mystère. Depuis des années, ses écrits sont sans

46 Ce n’est en fait pas rigoureusement exact : les observations de Louis Wolowski ont parudans le Journal des économistes le 15 octobre 1848. Voir Michel Lutfalla, « Louis Wolowski, 1810–1876, ou Le libéralisme positif », dans Breton et Lutfalla, Economie politique, 185–201.

47 Joseph Garnier, Le droit au travail (Paris, 1848), vi.48 Marcel David, Le printemps de la fraternité (Paris, 1992), 315.

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ambiguïté sur la question, mais ses attaques se durcissent après février.Dans une lettre à Say, le 12 avril 1848, il reprend à son compte la théo-rie du complot qui circule chez les conservateurs les plus déterminés :il tient pour certain que l’idée de droit au travail a été imposée auxouvriers par des « meneurs » socialistes49. A l’automne, cette hostilités’affirme cette fois au grand jour.

Une introduction en cinq parties a pour fonction de montrer lescontradictions et les dangers d’un droit au travail. (1) « La Révolutionde Février n’a pas été faite pour le droit au travail » ; (2) « Le droit autravail des Socialistes n’a rien de commun avec le Droit du Travail pro-clamé par Turgot » ; (3) « Signification variable donnée à la formulepar les Socialistes » ; (4) « Analogie du Droit à l’assistance avec le Droitau travail » ; (5) « Historique de ce droit ». Dès la préface, Garnierencourage son lecteur à concentrer son attention sur la pièce maîtressedu dispositif de stigmatisation, un texte d’une grande violence signéLéon Faucher, « réfutation étendue, savante, énergique, des argumentsdes principaux partisans du droit au travail »50. « Le socialisme, écritFaucher, est maudit à cette heure. [ ... ] Malheur à qui change la crainteen cri de guerre ! Ce n’est pas avec du sang humain ni en les couvrant deruines qu’on peut féconder les semences du progrès ». A quoi condui-rait donc d’après Léon Faucher l’établissement d’un droit au travail ?A la guerre civile, puis au chaos. Pour entrer en possession de ce droitdes factieux relèveraient sans nul doute « l’étendard de Spartacus ».A peine auraient-ils obtenu satisfaction qu’ils imposeraient une orga-nisation du travail inspirée du très nocif Louis Blanc. La société seraitmise sens dessus dessous. Le droit au travail, c’est-à-dire le « droit àl’aisance », ferait des ouvriers des « rois » ; les travailleurs dégagés detout sentiment du devoir sombreraient dans les « orgies ». La propriété,fondement de l’ordre social, serait irrémédiablement détruite. Œuvreirresponsable et même impie, en vérité : « Dieu a permis la souffranceet la misère, l’Etat le mieux ordonné ne les supprimera pas »51.

Garnier fait écho à Faucher dans son introduction : « Si le Christa toujours recommandé aux riches de partager, au nom de leur inté-rêt futur, il a aussi formellement nié le droit des pauvres à exiger lesuperflu des riches ». Il multiplie en outre dans ses notes des attaquesfrontales à l’endroit de ses adversaires directs : « M. Louis Blanc nousprend en vérité pour des niais » ; ou encore, à Félix Pyat qui dénonce

49 Lettre évoquée par Breton, « Economistes », 243.50 Garnier, Droit au travail, vi.51 « Opinion de M. Léon Faucher », dans Garnier, Droit au travail, 328, 345, 345, 334,

332, 342.

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« la vieille société avec son imprévoyance et son insensibilité de marâtreou ses remèdes de commère », il rétorque en note : « hélas, et les vôtres,remèdes de charlatans ». Puis, feignant toujours de s’adresser à Pyat :« Si la sauvagerie est ignorance, c’est vous qui êtes le sauvage »52.

Avec moins de violence, les « observations inédites » des troisautres personnalités mobilisées par Garnier pour réfuter le droit autravail (Wolowski, Bastiat, Parieu) complètent l’ossature de l’ouvrage.Comme Faucher, ils y tiennent une position centrale ; chacun a droit àune présentation biographique approfondie, soignée et dithyrambiquesous la plume de Garnier ; chaque texte apparaît en gros caractères—les « opinions » qui leur succèdent dans l’ouvrage n’ont pas cet hon-neur. Par petites touches, tous trois dénoncent eux aussi les périls dudroit au travail.

Garnier émet enfin des jugements critiques sur d’autres adver-saires moins directement dangereux que les socialistes, mais dont ilsouhaite dénoncer les errements constatés ou possibles. Parmi les ora-teurs, Mathieu de La Drôme—l’auteur de l’amendement en débat le14 septembre—présente des « opinions [qui ne sont] ni mûres ni arrê-tées », « quoiqu’il ait étudié les questions économiques » ; Gaulthierde Rumilly « est protectionniste, et il ne s’aperçoit pas que la protec-tion douanière est une variante du droit au travail, une véritable de[sic] violation de la propriété ». Plus loin, les opinions de Cormeninsont dénoncées car « dans ses dernières années ses écrits ont pris uneallure philanthropique ; ils laissent à désirer sous le rapport écono-mique »53. Comme l’indiquent suffisamment ces jugements, Le droit autravail évalue les pensées des uns et des autres à l’aune de l’économiepolitique.

Toutes ces remises en cause du droit au travail, si divers soientleurs auteurs, le ton et les arguments mobilisés, ont au moins un pointcommun. Elles signalent que la menace est aussi affaire de mots. Gar-nier comme Dufaure, Wolowski comme Marrast interprètent le droitau travail comme « une formule », un ensemble de « mots sonores[ ... ], formule d’autant plus retentissante qu’elle est plus vide »54—Garnier affirmait déjà en septembre 1846 dans le Journal des économistesque les théories socialistes étaient faites de « mots pompeux et vides desens »55. Les socialistes jouent sur les mots, se complaisent dans une sté-rile « logomachie »56, cantonnent la discussion « dans ses termes gram-

52 Garnier, Droit au travail, xiv, 384n, 447n, 448n.53 Ibid., 56n, 78n, 378n.54 « Opinion de M. Wolowski », dans Garnier, Droit au travail, 367.55 Arena, « Joseph Garnier », 135.56 « Opinion de M. Frédéric Bastiat », dans Garnier, Droit au travail, 375.

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maticaux »57. Leur objectif est limpide : les phrases qu’ils emploientsont des armes spécialement forgées pour tromper leurs contempo-rains : ils se cachent derrière le « masque des mots »58, ils déploientune « phraséologie fausse et parasite »59. Mathieu de La Drôme, tropsensible à leurs arguments, est contaminé à son tour : Garnier repèredans son discours « un gros sophisme » mais considère qu’il n’est pasencore complètement perdu : « il y a en lui l’étoffe d’un économiste,si les sophismes de parti ne prennent pas le dessus dans son esprit ». Ilest donc indispensable de dénoncer des mots de barbare (à propos dePyat) ; un « abus [et une] dénaturation de mots » (à propos cette foisde Blanc)60. Car Joseph Garnier ne s’y trompe pas : 1848 est aussi unerévolution du discours61. Il faut batailler sur ce terrain pour imposerses vues. Autrement dit, les économistes l’emporteront si leurs motsprennent l’ascendant sur ceux de leurs adversaires, si les mots denses etfondés en raison de l’économie ou de la statistique détruisent les motscreux et spécieux du socialisme, si le « droit du travail » cher à Tur-got62 est préféré à le formule perverse des socialistes. Sinon, il risqued’arriver ceci : d’autres suivront l’exemple de ces quelques « ouvrierscultivateurs » qui à l’été 1848 ont travaillé sans autorisation les terresd’autrui, ont exigé un salaire du propriétaire, et devant son refus sesont livrés à de graves troubles faisant planer le spectre de la « guerreservile »63. C’est aussi pour éviter ces errements terribles que, selon Gar-nier, le combat passe par les livres. Peu audibles aux tribunes de 1848,les économistes se replient sur l’écrit. Ils s’y affirment hommes de sci-ence, connaisseurs du réel, aptes par ce fait même à déterminer le coursde l’action politique.

Le droit au travail : Le bon camp

« Ceux qui sont versés en économie politique, remarque Garnier,ont de la réflexion et une intelligence rationnelle des conditions duprogrès ». Louis Wolowski n’est-il pas le plus parfait représentant decette catégorie d’hommes ? En France, il s’est fait connaître « parles leçons de législation industrielle qu’il professe au Conservatoire

57 « Opinion de M. de Parieu », dans Garnier, Droit au travail, 368.58 Ibid., 371.59 « Opinion de M. Wolowski », 358.60 Garnier, Droit au travail, 67, 57, 451, 383.61 C’est le titre fort bien choisi d’un remarquable ouvrage : Hélène Millot et Corinne Sami-

nadayar, dirs., 1848, une Révolution du discours (Saint-Etienne, 2001).62 « Turgot, ce type de l’homme de bien, du philosophe politique, de l’économiste aux

affaires » ; Garnier, Droit au travail, ix.63 Ibid., appendice (d’après un article paru dans La gazette des tribunaux le 16 sept. 1848).

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des Arts et Métiers depuis 1839 » et par de très nombreux écrits(articles, ouvrages) ; à l’étranger il jouit d’un grand prestige : il est« correspondant de la commission centrale de statistique de Brux-elles », « membre de l’Académie de Naples », « docteur en droitde l’université de Heidelberg », « docteur en économie politique del’université deTubingue »64. Aussi les observations qu’il formule dans Ledroit au travail se suffisent-elles à elles-mêmes. Elles n’appellent aucunenote explicative de la part de Garnier. Il en est de même pour l’opinionde Félix de Parieu, tandis que les trois seules notes qui accompagnentle texte de Faucher sont deux références bibliographiques (un ouvragede Considerant et le livre écrit par Faucher contre Louis Blanc) et unaxiome en langue anglaise.

Chacun de ceux qui s’expriment dans l’ouvrage contre le droit autravail joue sa partition. Le lecteur perçoit sans difficulté des modula-tions entre les différents arguments déployés, preuve supplémentaireque l’expression « économie politique » fédère des pensées fort di-verses. Aux affirmations péremptoires de Léon Faucher (« Les loisqui règlent la répartition de la richesse dans le monde sont, commecelles du mouvement dans le monde physique, supérieures à l’action dupouvoir public ») répond un Louis Wolowski plus attentif aux aspectshumains du débat (« Il n’est pas un des maîtres de cette science tantcalomniée, qui ne respire le plus sincère amour de ceux qui souf-frent »)65. Le premier se consacre avant tout à discréditer le socialisme,le second à défendre les principes d’une science dont il conteste qu’elleserait « sans entrailles »66.

Mais Garnier poursuit un objectif plus ambitieux : fédérer toutesles formes de l’hostilité au droit au travail et constituer de la sorte lefront le plus large possible67. Même s’il a écrit dans une revue dirigéepar Wolowski (la Revue de législation), Parieu se trouve en position péri-phérique par rapport aux économistes. Il n’appartient pas à la Sociétéd’économie politique et il n’a jamais écrit dans le Journal des économistes,contrairement à Bastiat, Faucher ou Wolowski. Il fait partie d’un deux-ième cercle. Edouard Laboulaye est dans une position comparable : ilsoutient les thèses de l’économie politique sans en être le plus ardentpromoteur ; sa place dans le recueil tient aux quelques lignes qu’il aécrites contre le droit au travail dans ses Considérations sur la Constitu-tion, probablement aussi à son dignité de membre de l’Institut (mais

64 Ibid., xxiii, 357.65 « Opinion de M. Léon Faucher », 356; « Opinion de M. Wolowski », 367.66 « Opinion de M. Wolowski », 366.67 Les informations qui suivent proviennent essentiellement des notices et notes rédigées

par Garnier dans Droit au travail.

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il appartient à l’Académie des inscriptions et des belles-lettres, non àl’Académie des sciences morales et politiques).

A plus grande distance de l’économie politique, Joseph Garniermobilise pour son combat deux alliés de circonstance : Thiers et Proud-hon. Le premier n’est pas libre-échangiste et s’il est libéral, c’est enhomme politique et non en économiste. Il est de fait l’un des représen-tants les plus remarquables d’une culture politique à la française68. Sesfaçons d’agir ressemblent peu à celles des économistes : il a la répu-tation d’étourdir ses contradicteurs de chiffres et de faits sans tropse soucier des approximations qui peuvent ponctuer des discours àl’emporte-pièce. Dès la monarchie de Juillet, dans Le livre des orateurs,Timon écrit que « son verbe vole comme l’aile de l’oiseau-mouche »69.Et puis Thiers est un homme de tribune, un habitué des joutes ora-toires. La Révolution de Février aurait pu mettre un terme à sa carrièrepolitique mais il est à nouveau en pleine possession de ses moyens troismois plus tard : élu en juin à l’Assemblée, il exerce dès l’été une influ-ence décisive70.

L’action politique de Thiers intéresse Garnier et ses proches àdeux titres : le 13 septembre il prononce à l’Assemblée un discours trèsremarqué où il met en avant le triptyque « propriété, liberté, concur-rence » contre le droit au travail ; au même moment sort en librairie,sous sa signature, De la propriété71. Les mêmes arguments figurent dansle discours et dans le livre, adaptés en fonction du contexte de chaqueintervention. Dans Le droit au travail les divergences avec Thiers sonttrès atténuées : il ne saurait être question de signaler que De la pro-priété a été financé par les protectionnistes (en l’occurrence la puis-sante Association pour la défense du travail national). Léon Faucherévoque certes dans son texte un désaccord avec Thiers (« dans son admi-rable discours sur le droit au travail, M. Thiers a exprimé incidemmentune opinion dont les socialistes pourraient s’armer contre lui et quiétonne venant d’un esprit aussi éminemment pratique »), mais sansinsister outre mesure. Or l’opinion en question s’inscrit à rebours desthèses de l’économie politique : Thiers est d’avis que l’Etat tienne descommandes en réserve en temps de crise et de chômage. Faucher pré-fère donc se contenter de féliciter Thiers d’avoir ridiculisé Considerant

68 « Formée et exprimée par sa riche histoire culturelle et parlementaire, [elle] est beau-coup plus l’émanation des élites de l’Etat, de la République aristocratique des Académies et deslettres que de groupes de praticiens de l’économie, entrepreneurs, industriels et commerçants » ;Rousselier, « Culture politique libérale », 100.

69 Timon [Louis de Cormenin], Le livre des orateurs, 11e éd. (Paris, 1842), 536.70 Pierre Guiral, Adolphe Thiers (Paris, 1986), chap. 9.71 Publié chez Paulin Lheureux.

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à la séance du 13 septembre72. Garnier procède un peu de la mêmemanière : dans son discours du 13 septembre, Thiers déclare que si laquestion du droit au travail était « une question d’économie politique[il] ne monterai[t] pas à cette tribune »73. Garnier réagit dans Le droitau travail par ces mots : « M.Thiers respecte l’économie politique ; maisil déclare qu’il n’est pas un de ses adeptes. M. Thiers n’est-il pas un peuingrat ? [ ... ] Dans son livre récent sur la propriété, c’est à l’économiepolitique qu’il a emprunté ses meilleurs arguments. [ ... ] M. Thiers afait sans le savoir, non pas en tout, mais en beaucoup de points, del’économie politique ancienne »74. C’est ainsi que selon Marcel David,qui ne force qu’à peine le trait, le volume de Joseph Garnier présenteen définitive l’étonnant spectacle de Faucher, Wolowski, Parieu et Bas-tiat « unis dans une adhésion sans faille au libéralisme économique etdans leur admiration pour le plaidoyer de Thiers contre le droit autravail »75.

Quels sont les arguments qui structurent De la propriété ? Thiersagite de manière récurrente, et notamment dans deux des quatreparties de l’ouvrage (« Du communisme » ; « Du socialisme »), lamenace du chaos social. Il a produit un « livre de circonstance », un« ouvrage de vulgarisation que le lecteur d’aujourd’hui jugera sim-pliste mais qui se veut accessible à tous et a été lu par beaucoup »76.L’efficacité de l’attaque prime. C’est dans cette perspective précise queGarnier s’empresse d’accréditer l’idée que cet ouvrage est très digned’intérêt, faisant de son recueil l’un des relais de l’offensive de Thiers :l’objectif les unit même si leur idées diffèrent. De sorte qu’un rap-prochement a priori très improbable devient concevable : « Avant peu,le livre De la propriété sera, non seulement l’évangile social des classesouvrières, mais, par cela même et peut-être plus spécialement encore,celui des économistes les plus érudits »77.

L’usage fait de Proudhon est somme toute assez comparable. Iln’est pas besoin de rappeler la profondeur du fossé qui le sépare del’économie politique78. Mais certaines de ses démonstrations, considère

72 « Opinion de M. Léon Faucher », 348, 340.73 MU, 14 sept. 1848.74 Garnier, Droit au travail, 189–90.75 David, Printemps de la fraternité, 315.76 Guiral, Adolphe Thiers, 244–45.77 De la propriété, compte rendu par Léon Pillet, L’illustration, 14 oct. 1848.78 En voici une expression parmi tant d’autres : les Etudes d’économie politique et de statistique

de Louis Wolowski (1848) tombent littéralement des mains de Proudhon. Il n’a coupé sur sonexemplaire personnel que les vingt premières pages de l’introduction et les vingt-cinq premièrespages de la première partie. Les quelques remarques qu’il griffonne en marge disent son mépris etson dédain pour les analyses de l’économiste (le volume en question est consultable à Besançon,Bibliothèque d’étude et de conservation, fonds Proudhon).

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Garnier, sont bonnes à prendre. L’exercice est certes acrobatique : « Seslivres sont un étonnant mélange de clartés et d’erreurs. Il a pris à partieavec une rare vigueur, et souvent avec une audace inouïe, et le social-isme et l’économie politique ; personne, mieux que lui, n’a critiqué nimis à nu le danger des idées socialistes ; personne ne les a mieux défen-dues. Il est impossible de dire ce qu’il y a dans cette tête-là ». C’est doncau prix d’une contorsion remarquable que Garnier s’évertue à séparerchez Proudhon le bon grain de l’ivraie. Seules seront prises en compteet offertes à l’attention du lecteur les attaques antisocialistes de l’utileennemi. C’est ce qui explique par exemple la reproduction en appen-dice du Droit au travail d’une lettre adressée par Proudhon au Représen-tant du peuple et publiée dans L’union, le 13 juillet 1848. « Cette lettre,explique Garnier, a eu beaucoup de retentissement. L’auteur y expliquenettement ce qu’il y a dans les esprits logiques dans la formule du droitau travail. C’est à partir de la publication de cette lettre que la majoritéde l’Assemblée a pris la résolution de ne plus proclamer ouvertementce droit dangereux dans le préambule de la Constitution »79.

Voici Proudhon appelé en renfort dans le camp des économistes.La stratégie n’est pas nouvelle : Guillaumin, avant 1848, l’a déjà accueillidans son catalogue80. Mais le mouvement s’accélère à l’automne 1848,à tel point que l’auteur du Droit au travail se plaît à percevoir chez lepourfendeur de la propriété, çà et là, des aperçus très prometteurs :« ne dirait-on pas d’un disciple orthodoxe d’Adam Smith ? » L’artificeest assez grossier. Que dire alors du projet de retourner Louis Blanc,l’ennemi de longue date, contre lui-même, et de dissocier un bon Blancet un mauvais Blanc ? Le mauvais est à vouer une fois pour toutes auxgémonies. Le bon, penseur reconnu, théoricien sensé, a été (quoi qu’ilen dise) influencé par l’économie politique : « Les 99 centièmes desidées économiques, que la raison avoue dans les écrits de Louis Blanc,se retrouvent dans les livres des philosophes qui depuis Quesnay se sontefforcés de faire marcher l’économie politique »81.

Si Joseph Garnier consacre une telle énergie à attaquer sur tousles fronts le droit au travail au risque de la violence, de l’outrance, dela caricature, c’est qu’il considère l’enjeu vital. La Constitution vientd’être adoptée lorsqu’il met le point final au recueil, mais les débatsl’ont convaincu que le péril n’est pas repoussé à jamais. En ce sens,Le droit au travail peut être lu comme la mise en œuvre d’une séancesupplémentaire (séance fictive, séance de papier) à la Constituante.

79 Garnier, Droit au travail, 388, 431.80 Breton, « Economistes », 241.81 Garnier, Droit au travail, 392, 388.

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Faucher, Wolowski, Parieu et Bastiat sont très consciencieusement pré-sentés dans le recueil comme représentants du peuple. La table desmatières précise où ils ont été élus (respectivement de la Marne, de laSeine, du Cantal et des Landes). Or aucun des quatre ne s’est exprimésur la question du droit au travail en séance. Le recueil de Garnieratténuerait alors les effets négatifs de ce rendez-vous manqué. « Moncher Garnier, se justifie Bastiat, vous me demandez mon opinion surle droit au travail et vous paraissez surpris que je ne l’aie pas mani-festée à la tribune. Mon silence a tenu uniquement à ce que, quandj’ai demandé la parole, trente de mes collègues l’avaient retenue avantmoi »82. On peut rappeler ici que l’absence de Bastiat trouve d’autresexplications. « Beaucoup de ses courts écrits sont des répliques à desthéoriciens socialistes. [ ... ] Paradoxalement, il était un assez piètreorateur et ne se présenta que rarement à la tribune de l’Assemblée con-stituante »83. Le droit au travail, pour Bastiat comme pour ses trois col-lègues de l’Assemblée, devient donc tribune—sans les périls.

Le droit au travail : Son destin

Le droit au travail est l’une des armes forgées pour l’offensive menée àl’automne 1848 contre le droit au travail. Guillaumin le met en venteau prix de six francs, ce qui au regard du format (in-octavo) et du nom-bre de pages (455) n’a rien d’excessif—mais le prix reste dissuasif pourun lectorat populaire. L’ouvrage bénéficie de l’expérience et du savoir-faire d’une maison qui reste très dynamique en 1848 dans ses activitésd’édition et de librairie au 14 rue Richelieu, c’est-à-dire au cœur deParis. Son efficacité se traduit notamment par sa capacité à mettre envente Le droit au travail quelques semaines seulement après la clôturedes débats sur la question à l’Assemblée. Quant à Garnier, il confirmeici s’il était besoin ses qualités de publiciste.

Le moniteur universel du 9 décembre 1848 annonce la sortie du vol-ume dans des termes louangeurs : « La librairie de Guillaumin et com-pagnie vient de mettre en vente un très-curieux volume sur le Droit autravail. [ ... ] Cet ouvrage, tel qu’il a été conçu et exécuté, est une véri-table enquête sur le socialisme, dans laquelle seront obligés de puisertous ceux qui voudront aborder la question du droit au travail, mal-heureusement destinée à reparaître plus d’une fois, soit dans la presse,soit à la tribune ». Cette annonce est à plus d’un titre très instruc-tive. Elle souligne l’hostilité profonde de son auteur—mais aussi celle

82 « Opinion de M. Frédéric Bastiat », 375.83 Maurice Baslé et Alain Gélédan, « Frédéric Bastiat, 1801–1850 : Théoricien et militant

du libre-échange », dans Breton et Lutfalla, Economie politique, 89–90.

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de l’ensemble de la direction du Moniteur—envers un droit « qui a eudans nos affaires politiques une si funeste influence ». Elle fait écho àl’inquiétude de Garnier puisqu’elle aussi laisse entendre que le combatn’est pas encore gagné. Elle met en évidence que Le droit au travail est àla fois un ouvrage antisocialiste et une enquête qui se veut impartiale,un ouvrage de référence.Une telle réaction et toutes celles qui s’y appa-rentent contribuent à expliquer la tonalité particulière des jugementsportés ensuite. L’article « Garnier » du Grand dictionnaire universel duXIXe siècle indique qu’« on trouve [dans ses livres] une exposition très-claire et très-méthodique des matières qu’il traite, et son style, simpleet net, est sans nulle emphase dogmatique »84. Ou bien encore, cettefois dans le Dictionnaire de biographie française : « Il établit, avec un grandsouci d’impartialité, que le droit au travail n’était qu’un vain mot car,disait-il, si la société avait le devoir d’aider les classes laborieuses à sub-venir à leur subsistance par leur labeur en multipliant, autant qu’elle lepouvait, le nombre des emplois utiles, les secours à accorder aux chô-meurs relevaient de la bienfaisance »85. L’impact du Droit au travail estperceptible aujourd’hui encore : tandis que ce titre est souvent pré-sent dans les fonds des bibliothèques et des catalogues des librairiesspécialisées en livres anciens, il figure en réimpression dans la sérieLes Révolutions du XIXe siècle, aux éditions EDHIS (série 1848, tome 3).Son accessibilité actuelle, signe d’une large diffusion, explique pour-quoi les historiens qui rencontrent la question du droit au travail enfont si régulièrement usage. Outre Marcel David, Giovanna Procacci luiassure ainsi une gloire posthume par la citation et la référence. De lasorte, nombreux sont ceux que Joseph Garnier guide dans les débatsparlementaires de l’été et de l’automne 1848.

Le succès de l’entreprise ne se mesure cependant que replacé dansson contexte, ce qui invite à ne pas en surestimer la portée. De la pro-priété, avec ses quatre cents pages, est vendu six fois moins cher que Ledroit au travail, grâce en particulier à l’efficacité des réseaux qui soutien-nent Adolphe Thiers. Ce si fin connaisseur de la vie politique françaiseest sans conteste à l’époque « l’interprète de tous les conservateurs deFrance »86 et des hommes comme Garnier ne peuvent empiéter sur sanotoriété. Par ailleurs, livres et articles foisonnent à côté du Droit au tra-vail, semaine après semaine, sur le même sujet ou dans des domainestrès proches. Dans le Moniteur universel, le 25 février 1849, c’est Bas-tiat qui est cette fois à l’honneur pour des textes publiés chez Guillau-

84 Larousse, Grand dictionnaire, article « Garnier », tome 8, 1872, 1044.85 Prévost, Dictionnaire de biographie française, article « Garnier », 506.86 Guiral, Adolphe Thiers, 243.

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min. « M. Frédéric Bastiat, représentant du peuple, l’un des écrivainsles plus éminents de l’école économique, vient de publier successive-ment 4 petites brochures ou pamphlets pétillants d’esprit, de verve etde bon sens. Logicien habile et profond, ses écrits sont appelés à exer-cer une profonde influence ». La caricature témoigne elle aussi de lavigueur de l’offensive contre le droit au travail et contre le socialismebien au-delà de l’initiative de Joseph Garnier. Dans L’illustration, les con-séquences supposées de l’adoption du droit au travail font les délicesde Cham. Le célèbre caricaturiste propose régulièrement des chargestrès appuyées : des personnages louches et vindicatifs appliquent leursoi-disant droit par la force, violentant d’honnêtes citoyens, sapant lesfondements même de la tranquillité publique. Avec « Un dentiste usantdu droit », voici le dentiste respectivement Chicot qui s’attaque avec sesinstruments à un malheureux passant ; à un bourgeois qui, vaguementinquiet, lui demande de le déposer, son cocher répond : « Du tout, j’aidroit à 12 heures de travail ; je vous voiturerai pendant 12 heures »87.

Elu président de la République le 10 décembre 1848, Louis Napo-léon Bonaparte est à la fin de l’automne l’artisan du « véritable tournantdu régime »88, près de dix mois après la Révolution. Au sein du nou-veau ministère Odilon Barrot deux personnalités très liées à l’économiepolitique obtiennent des postes-clé. Hippolyte Passy devient ministredes finances, Léon Faucher ministre de l’intérieur. La perte d’influencede l’Assemblée constituante vis-à-vis d’un pouvoir exécutif qui se défiedu débat parlementaire n’est pas étonnante. Les économistes avaientbeaucoup de peine à se faire entendre en 1848 ; ils y parviennentdavantage en 1849. A condition de garder à l’esprit l’hétérogénéitédu courant—autrement dit, à condition de ne pas considérer la ten-dance comme générale—, on peut reprendre l’hypothèse selon laquellel’expérience révolutionnaire et républicaine de 1848 a nourri une ten-dance politique conservatrice dans l’économie politique libérale fran-çaise89. La stratégie choisie par Joseph Garnier et ses proches con-tribue à expliquer cette orientation. Le droit au travail concrétise ledésir d’un rapprochement stratégique avec des personnalités ou desforces politiques diverses, en vue d’une plus grande audience. Garnierdéplore en 1848 que dans les couches populaires des années 1840 « nepénétr[ai]ent que les pamphlets écrits par des hommes que poussele vent de la popularité »90. Pour toucher un plus grand nombre de

87 L’illustration, 12 août, 30 sept. 1848.88 Agulhon, 1848, 101.89 Démier, « Economistes libéraux », 82. Démier avance même que 1848 a « créé » cette

tradition, jugement en l’occurrence excessif.90 Cité par Breton, « Economistes », 250.

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Français, des économistes prennent le risque de diluer leurs idées dansdes courants plus généraux, de durcir leur message, de pratiquer l’ou-trance. Cette stratégie a donné lieu à de sévères critiques : « dépourvusd’esprit d’analyse et de théories dont d’autres auteurs eurent le génie,les économistes devinrent de purs propagandistes et de vrais vulgari-sateurs et orientèrent l’économie politique française dans des voiestrop institutionnelles »91. Une enquête à hauteur d’individus, permet-tant de les observer dans la mêlée politique, invite à nuancer cettedénonciation par trop sévère d’une économie politique à la françaisedans les années médianes du dix-neuvième siècle, sans pour autant lacontredire.

91 Ibid., 251.

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