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Enquête (1999) Les objets du droit ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Yan Thomas L’« usage » et les « fruits » de l’esclave Opérations juridiques romaines sur le travail ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Yan Thomas, « L’« usage » et les « fruits » de l’esclave », Enquête [En ligne], 7 | 1999, mis en ligne le 17 juillet 2013, consulté le 09 novembre 2014. URL : http://enquete.revues.org/1578 ; DOI : 10.4000/enquete.1578 Éditeur : EHESS/Parenthèses http://enquete.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://enquete.revues.org/1578 Document généré automatiquement le 09 novembre 2014.

THOMAS Yan_Usage & Fruits

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  • Enqute7 (1999)Les objets du droit

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    Yan Thomas

    Lusage et les fruits de lesclaveOprations juridiques romaines sur le travail................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueYan Thomas, Lusage et les fruits de lesclave, Enqute [En ligne], 7|1999, mis en ligne le 17 juillet2013, consult le 09 novembre 2014. URL: http://enquete.revues.org/1578; DOI: 10.4000/enquete.1578

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    Yan Thomas

    Lusage et les fruits de lesclaveOprations juridiques romaines sur le travailPagination de ldition papier : p. 203-230

    De quelques difficults isoler le travail*1 Il est habituel de penser que les socits antiques noffrent pas les meilleures conditions

    pour dvelopper une rflexion thorique sur le travail. De fait, les deux points de vue partir desquels se conduit une telle rflexion depuis le XVIIIe sicle celui, conomique, dela valeur en travail des productions marchandes et celui, moral, du mrite qui sattache leffort de production humain sont pratiquement absents de lhorizon des textes auxquelsont principalement recours les historiens sur cette question. Dabord, cela a t maintes foissoulign, parce que, de lthique Nicomaque lconomique de Xnophon, des agronomeslatins aux juristes dpoque impriale, les approches classiques de la valeur, quil sagissedes produits de lagriculture ou de ceux fabriqus de main dhomme, considrent ces produitsdaprs un modle de perfection propre leur usage plutt quen raison des efforts mis les obtenir. On se rappelle lanalyse exemplaire que Jean-Pierre Vernant donnait, entre1952et 1956, des catgories autour desquelles sorganise lide daction en Grce ancienne1.Lorsque laction a sa fin dans un rsultat extrieur lagent lui-mme, lorsquelle se dfinitcomme une poisis, comme un procs de fabrication, ce nest pas le travail de lartisan, simplecause motrice, qui confre sa valeur la chose faite: cest sa forme, en quelque sorte inscritedans la nature et prsente avant mme davoir t ralise; cette forme oriente et subordonnelnergie mise la parfaire ; et la connat par excellence, la matrise, donc, le destinataireauquel elle convient, lusage duquel elle sert et qui en a command lexcution. Les objetsdu travail humain trouvent ainsi leur sens dans leurs finalits, plutt que dans le processus quiles produit. Une telle reprsentation fait obstacle, cest lvidence, une conscience claire durapport entre travail et valeur.

    2 Dans la rflexion conomique et anthropologique ancienne sur la valeur des productions et desobjets, cest essentiellement partir de lusage que cette valeur aurait t apprcie. Valeurpense du point de vue du destinataire de la chose produite, dit-on, plutt que de lartisan quila faite et qui y a incorpor son travail. Et il est bien vrai que tel est le point de vue duneconomie thorise surtout comme domestique celle dAristote, celle de Xnophon, celledes agronomes latins. Sur ce point, dailleurs, les analyses thoriques ou mme descriptivesdes philosophes et des agronomes sont moins explicites et moins probantes que certainesoprations du droit romain, o lon voit trs nettement le travail comme processus disparatredans son rsultat et ce rsultat, son tour, seffacer derrire sa destination. Il sagit de contratsquaujourdhui nous appellerions dentreprise. Un artisan reoit une matire transformer:laine carder, filer et tisser, marbres quarrir, pierres graver, argent pour en faire desvases, or pour en faire des anneaux, papyrus ou parchemins recouvrir de caractres, tablettes orner de peintures, etc. Ou bien, la chose doit tre remise en tat (vtements ravauder oulaver) ou transporte. Dans de telles espces, lopration est dfinie comme le placement dunechose auprs dun homme de lart pour oprer sur elle un certain travail.

    Lopus: ouvrage, forme, matire et droit daccession3 Le mot qui sert qualifier lobjet du contrat, opus, ne renvoie pas laction du travailleur, mais

    une chose acheve corpus perfectum que lartisan sengage raliser: ainsi louvrageexiste-t-il en reprsentation avant quil nait t fait2. Ide au demeurant fort concrte, quedessinent dans le dtail les cahiers de charges des contrats, o lobjet faire, lopus faciendum,est dcrit comme sil existait dj. Or, discutant de la nature dun tel contrat, les juristes posentune question qui met en lumire leffacement du travail au profit dune transformation destine lusage. Ils se demandent si la chose rendue aprs prestation est celle-l mme que lartisan

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    a reue (vtements ravauds ou lavs, objets ou personnes transports), ou bien une autre une chose du mme genre laquelle a t confre une forme nouvelle (vases, anneaux, blocsquarris, fts de colonnes, parchemins manuscrits, tablettes peintes)3. Le prix pay lartisanquivaut, ds lors, ce que la substance de la chose gagne davoir t remise en tat, davoir ttransporte, davoir t transforme en objet fini. Il mesure, non pas tant leffort ou lhabiletdun homme de lart, que la valeur de ce qui sajoute et se mlange la chose par exemple, laforme qui y a t incorpore. Il ne rmunre pas proprement parler un travail, une prestation,un service, mais des impenses: rmunration ngative en quelque sorte, qui correspond auremboursement, par le donneur dordre, de ce dont sest appauvri celui qui a lou son ouvrage4.Ces impenses ne correspondent pas la valeur positive du travail ou de lart; elles se calculentpar une comparaison entre deux valeurs: celle de la chose remise et celle de la chose reprise,celle de la matire brute et celle du produit fini.

    4 Rien de plus significatif, cet gard, que la rgle de droit qui fait de la valeur ajoute unaccessoire de la matire fournie par le donneur dordre. Commander un ouvrage, disent lesjurisconsultes romains, fait devenir par accession propritaire de la forme donne par lartisanau matriau quon lui a confi. Soit un peintre ou un scribe: la peinture ou les caractres tracsappartiennent aussitt au propritaire de la tablette ou du parchemin, de la mme manire quereviennent au matre du sol ldifice construit ou la rcolte seme par un tiers. La traditionargumentait autour dun cas devenu clbre dans les coles. Des lettres dor ornaient un vilparchemin, ou de prcieuses peintures, excutes par un artiste de renom, une simple tabula: qui revient le produit fini, compte tenu de ce que sont incomparables les prix de luvreet de la surface qui lui sert de support? La rponse est pour nous surprenante et constituecomme telle un tmoignage irremplaable sur la reprsentation antique du travail. Les juristesne pensaient pas ici que le moins dt ncessairement devenir laccessoire du plus prcieux.Certains pensaient le contraire : la peinture sincorporait la tablette et les lettres dor auparchemin, la manire dun difice dont la proprit est toujours emporte par celle du terrainsur lequel il est construit. Cependant, pour revendiquer utilement son bien, le propritaire duparchemin ou de la tablette devait rembourser les impenses du peintre ou du scribe, cest--dire payer la diffrence entre la valeur de la surface nue et celle de la surface peinte5.

    5 Luvre graphique ou peinte accroissait ainsi son support, lartiste perdant la proprit deson uvre au bnfice de celui qui, matre de ce support, en avait pass commande. vraidire, la mdiation dune chose, support ou matire premire, entre le destinataire du travail etson auteur, ne doit pas nous laisser dans lillusion que les juristes de Rome ont t ftichistesde la cause matrielle dans dautres cas, lorsque la spcification dune matire nest pas lie un contrat dopus, mais quelle rsulte simplement de lusage que quelquun a fait de lamatire premire dautrui, certains sont capables de privilgier la forme6. Si la matire est icile principal et la forme laccessoire, cest parce que, par ce moyen, le droit romain russit constituer un rgime du travail artisanal qui donne la primaut au commandement et lusage:la matire premire sert de substrat lopration qui vise sannexer, sur le mode juridiquede laccession et de laccroissement, la proprit dune chose fabrique par autrui. De ce pointde vue, le substrat par excellence, cest le sol le sol qui attire lui la proprit des fruitssems, des arbres plants, des difices construits par les tiers. lpoque de Tibre, un juristeanalysait le contrat de construction comme la remise dun terrain pour quy soit difi quelquechose : Lorsque je livre un terrain pour que tu y construises un immeuble dhabitation,cest de moi que provient la substance a me substantia profciscitur; ainsi tait sauvle principe selon lequel la chose matrielle elle-mme corpus ipsum doit tre fourniepar le destinataire de louvrage7. Le sol qui portait ldifice tait ainsi rendu analogue la matire dont on fabrique un objet, et laccession la proprit du dessus, prrogative dela proprit foncire, servait de modle lappropriation de louvrage par celui qui en avaitfourni la matire, mcanisme propre au contrat de location. Ce rapprochement entre terrain construire et matire travailler (pierre sculpter, tissus o tailler des vtements, etc.) estvidemment forc. Mais un tel forage montre bien la difficult laquelle le juriste avait faire face: justifier dans tous les cas, laide dun unique schma contractuel, lappropriationde louvrage par celui qui en avait pass commande, alors mme quil navait fourni aucun

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    matriau, puisque lentrepreneur en btiments prenait la totalit de la dpense sa charge8.Dans tous les cas, il fallait incorporer ce travail une substance qui continuait appartenirau bailleur, qui nen avait livr que la possession9.

    Travail, corps et statut servile6 Voil une premire difficult saisir et voir sorganiser : la catgorie de travail dans

    les droits antiques. Dans certaines figures contractuelles, le prix vient rmunrer, non pastel ou tel travail, mais les impenses incorpores une chose qui, ds lors quelle prendforme, appartient celui qui la commande. Concrtement, par ces oprations pratiques, ledroit romain propose une reprsentation de la valeur assez proche de lanalyse quen donneAristote : le processus mme du travail y est entirement oblitr. On peut ajouter celales ambiguts dun vocabulaire souvent quivoque, partir duquel il serait anachroniquede dgager une vision claire de cet ensemble unifi dactivits que nous rassemblons sousle mme concept de travail. Il nest pas question de nous engager ici dans une tude duvocabulaire mme si, pour le monde latin, une telle tude reste faire10. Un bref aperu lexicalest pourtant indispensable, si lon veut apprcier les analogies, mais aussi, en sens inverse, lesincompatibilits et les carts entre reprsentations sociales et constructions juridiques. Certainscontrats, on la vu, intgrent mieux, ralisent lide que lactivit productive est au servicedun produit dfini et pos en dehors delle. Dautres contrats, on va le voir, isolent au contrairelaction mme du travail, en font une substance part entire, et la traitent la manire dunemarchandise qui se vend et sachte: nous dirions aujourdhui un travail abstrait. Or le droitconstruit ici un objet le travail dont, en juger par les mots de la langue, la socit romainenavait pas une ide homogne.

    7 On a souvent soulign, en ce sens, que le vocabulaire associe labor un effort pnible, unesouffrance du corps, plutt qu une activit positive parce que productive. Comme le grecponos, labor dsigne aussi bien le travail et particulirement les travaux des champs quela souffrance des soldats la guerre, la douleur des femmes qui accouchent, bref, la fatigueinflige aux corps qui peinent11. Industria, nest pas davantage disponible, parce que le motdsigne gnriquement une activit volontaire (quasi ob industriam =de propos dlibr),et englobe indistinctement tous les secteurs dactivit : productives, politiques, judiciaires.Ars ne convient pas davantage signifier le travail pour lui-mme, et pas mme une activittechnique, puisque ce mot dsigne aussi les talents et les qualits, voire les vertus dployesdans des activits de toute nature, depuis les arts militaires jusqu ceux de lloquence et dudroit, en passant par les connaissances dignes dun homme libre, artes liberales, cest--direpar ce que nous appellerions la culture. Plus neutre et plus disponible apparemment est opera.Mais le mot ne permet pas disoler lui seul une activit productive. Dun ct, opera et operaeconviennent certes ventuellement un travail manuel (manu atque opera) et dsignent alorsdes activits salaries, plutt que lexercice gratuit des arts libraux (mercennarii quorumoperae, non quorum artes emuntur: ceux dont on achte les services mercenaires, et pasles activits libres); mais en mme temps, le mot se dploie sur toutes sortes de registresindiffremment pour signifier le soin que lon met quelque chose (opera, studio, labore meo:jy ai mis mes soins, mes efforts et ma peine). Si bien que lide de travail, en dfinitive,doit tre prcise par le contexte (prsence de la main, prsence dun salaire, rang social desacteurs, etc.). Et il en va de mme avec opus, qui sapplique aussi bien louvrage matriel et lobjet quil sagit de produire (lopus faciendum des juristes), qu lactivit par exemple delorateur, opus oratorium, du censeur, opus censorium, etc. Cest une fois de plus le contexte,et non la notion, qui dcide si lon a affaire un travail (travail productif ou travail inventifen tout cas, travail tendu vers laccomplissement dun ouvrage dont la valeur rsulterait deleffort et de lintelligence qui y ont t mis).

    8 Quant aux jugements sociaux sur les diffrentes activits productives, de service ou dchangejugements extraordinairement translatices et figs, jugements de type moral, qui ne passentgure le cercle troit de laristocratie snatoriale, ils nous montrent quel point le vocabulairequi dsigne ou qualifie ces diffrentes activits se diversifie selon quelles sont dignes ouindignes dun homme libre, selon quelles sont gratuites ou salaries, selon le degr de

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    savoir-faire quelles requirent, selon aussi leur utilit, voire ltendue de leur sphre derayonnement12.

    9 ces deux difficults sajoute une troisime, qui tient la structure esclavagiste des socitsanciennes de lpoque classique. Il est peine besoin de rappeler les consquences quon entire aujourdhui et quen tiraient les Anciens eux-mmes: le travail est dvaloris car, parune srie de mtonymies aises comprendre, il ny a pas loin du travail la servitude, etde lesclave lhomme libre qui loue son travail contre un salaire13. Mieux, disent encore leshistoriens, le travail ne peut tre pens lorsque le travailleur lesclave est objet de proprit.Bien sr, des hommes libres aussi travaillent, soit comme artisans indpendants, soit commesalaris et dans ce cas ils louent leurs operae contre un salaire fix contractuellement:les sources juridiques latines attestent assez la banalit dun tel contrat14. Il reste que, dansles reprsentations communes, le travail est ce point soud au corps de lesclave, ce corpsobjet de proprit, que les mercenaires qui louent leurs operae paraissent se soumettreeux-mmes, comme il vient dtre not, un tat de quasi-servitude. Il est souvent questiondun pouvoir, imperium ou potestas, qui sexerce sur les salaris comme sur des esclaves15

    un pouvoir qui, dans les entreprises agricoles, tait dlgu des contrematres esclaveseux-mmes16. Le contrat de travail se trouve alors tout entier absorb dans une subordinationstatutaire, au point mme quun texte juridique de la fin du IIIe sicle peut le faire apparatrecomme un contrat de statut, comme une mise disposition de sa propre condition dhommelibre: Lhomme libre qui a son propre statut sous sa propre puissance (homo liber qui statumsuum in potestate habet) peut le rendre pire en louant son travail de jour ou de nuit17.Bref, labsorption des tches productives dans le statut servile et la relation de proprit dansle cadre de laquelle le plus souvent, dans le monde romain depuis le IIe sicle av.J.-C., lesproducteurs et leur produit taient obtenus, auraient mis la culture grco-romaine hors dtat depenser la valeur conomique, lautonomie fonctionnelle et a fortiori lautonomie juridique de ce que nous appelons gnriquement le travail18. Et ce nest pas un hasard, a-t-on pu dire,si le seul texte vocation thorique sur le travail est le premier livre de la Politique dAristote,prcisment consacr lesclavage19.

    10 Ainsi le vocabulaire, les jugements de valeur, et plus que tout la forme juridique dans laquellele travail est immerg, sinon dans son entier du moins dans sa forme la plus exemplaire, savoirla matrise exerce sur les esclaves, tout cela semble peu propice laffirmation dune notionpositive et, sinon positive, au moins autonome, du travail humain. A fortiori est-il impossibledimaginer que les Anciens aient pu laborer lide dun travail-marchandise, la manire dontnous le concevons depuis les libraux cossais et anglais, et depuis Marx. Une telle notion, lit-on frquemment chez les historiens de lconomie, est impensable en rgime de travail servile,lorsque lnergie humaine servant produire est approprie sous la forme du droit rel.

    Le travail isol par le contrat: la location doperae serviles11 Toutefois, les historiens ou les philosophes qui, en notre temps, toujours contemporain de

    la thorisation librale et marxiste, ont le plus apport la rflexion sur le travail antique(M.Finley, J.-P.Vernant, H.Arendt20), ont cart de leur dossier, curieusement, les oprationsjuridiques sur le travail. Le louage douvrage (locatio operis faciendi), certes, correspond assezbien, on la vu, des reprsentations attestes paralllement, dans la pense conomique desGrecs ou chez les agronomes latins. Le droit ne nous offre ici rien dabsolument indit, encoreque lui seul permette de saisir les formes exactes que prend la projection des reprsentationssociales dans la pratique: il est surprenant quun fonds documentaire de cette importance aitt ce point nglig, lorsquon connat la relative raret des sources partir desquelles peutsimaginer une histoire de lconomie antique. Mais bien plus dcisive encore est lanalyseque les juristes romains donnent du louage de travail, locatio operarum, forme sous laquelle seralise prcisment lchange dune certaine quantit temporelle de travail contre un salaire. Letravail y est alors considr dune manire unifie et abstraite. Unifie en son concept dabord:le lexique des juristes connat exclusivement dans ce cas le terme doperae, lexclusion detout autre lexclusion notamment de labor, terme concret associ lide deffort corporel

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    et qui, dans nos sources jurisprudentielles ou lgislatives, napparat pas avant lextrme findu IIIe sicle, en des contextes o il ne sagit prcisment plus de contrat mais de prestationsimposes21. Abstraite ensuite, parce que, mme si ce contrat peut viser une espce de prestation(travail de foulon, de peintre, darchitecte, de pdagogue, etc.), lobligation du salari ne portepas sur un rsultat spcifique, mais sur une quantit divisible et mesurable de travail, surun quantum dont la valeur est indiffrente aux objets dans lesquels il sinvestit.

    Louage du corps et louage du travail12 Quelques actes de la pratique attestent lexistence du contrat de travail, dj, lpoque

    hellnistique. Particulirement abondante est la documentation de lgypte grco-romaine etbyzantine22. Mais loutil indispensable reste la jurisprudence romaine dpoque impriale, quiest la seule consacrer au travail en tant que tel de remarquables efforts de thorisation. Pasplus que le louage douvrage, ce contrat na attir lattention des historiens de lconomieantique. Avec moins de raisons encore, puisque la structure du contrat doperae invite analyser le travail sur le terrain de lchange marchand, cest--dire sur celui prcisment oil a t pens par les conomistes classiques. Cest un terrain o lon nimagine gnralementpas quil ait t pensable dans le monde ancien, o la rflexion sur la division du travailserait reste bloque par le schme dune ingale rpartition des qualits naturelles propres chaque tche, cest--dire par une recherche purement politique de la complmentarit socialecomme cause de la cit23. Quant aux historiens du droit, la figure dune locatio operarum(figure dont la moins loigne, dans le Code civil, serait le louage des gens de travail) neleur est videmment pas inconnue. Mais elle les a intresss surtout pour le louage, changedun service contre un prix, et fort peu pour les operae en elles-mmes: on savise peu queles jurisconsultes du Ier sicle av. au IIIe sicle ap. J.-C. aient pu circonscrire et modeler letravail comme objet autonome. Et le travail comme tel a dautant moins retenu lattention desromanistes que beaucoup pensent que les hommes libres contraints de vendre leur peine contreun salaire taient relativement peu nombreux, et que leur position subordonne les apparentait des esclaves.

    13 Comme objet de contrat, le travail nintresse gure les historiens du droit que lorsque celui quiloue sa peine est un homme libre. Lobligation du salari tant, selon les prjugs des Anciens,de nature quasi servile, malgr son revtement contractuel24, elle semble se prter mal unedtermination juridique prcise, sinon sur le mode de la subordination personnelle et du statut.En bref, il sagirait de comprendre le fonctionnement de rapports libres lorsquils empruntentau modle servile: do une rflexion oriente sur la condition personnelle du travailleur pluttque sur lobjet travail dun point de vue marchand25. Pourtant, dans nos sources, le contratde travail concerne moins les hommes libres alinant leur propre servitude que les esclavesdont les matres (ou les esclaves rgisseurs de ces mmes matres26) louent un certain temps detravail des tiers. Par un paradoxe dont je vais tenter de fournir une explication, cest proposde la location des operae serviles que les juristes latins ont le plus rflchi au travail dterminpar le contrat et dtach du statut. Il sagit des esclaves lous par leurs matres des tiers. Unevue rapide et commune des choses considre un tel travail comme une donne dvidence,comme un truisme que le droit naurait pas eu laborer: les esclaves tant des instrumentsnaturellement employs aux tches productives, il suffirait, pour comprendre le louage quiles concerne, de savoir ce quest ce contrat dabord, ce quest un esclave ensuite. Certes, cesesclaves placs en dehors de leur maison travaillent, et cest bien cela que formalise la location.Cependant, la littrature romanistique semble avoir le plus grand mal distinguer, malgrlvidence des textes, entre lesclave et la prestation due par son moyen. Tout se passe commesi lobligation contractuelle navait ici dautre objet que la personne mme du travailleur comme si lopration portait sur son corps en son entier.

    14 Il est vrai quun petit nombre de textes attestent aussi des cas o lesclave lui-mme est lou,le travail ntant alors pas disjoint de lhomme plac la manire dune chose corporelle:Si tu as pris bail mon esclave muletier si tu as pris bail un vhicule ; sil apris bail un esclave pour conduire une mule ; si je tai lou une maison ou unesclave pour que tu lui fasses tenir une taverne ; si tu blesses lesclave qui ta t

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    lou; si lon na pas restitu lesclave pris bail ou tout autre chose mobilire;si tu enlves lesclave qui ta t lou, pourront tre intentes contre toi les actions de louageou de vol, etc.27 De tels textes attestent simplement que le droit romain nignorait pasque le travail pouvait tre pens aussi comme inclus dans la personne mme de celui quelon louait (ou qui se louait lui-mme) cest--dire, quil pouvait ntre pas pens. Mais, delexistence de ces deux reprsentations concurrentes, on ne peut postuler une volution quiaurait ncessairement conduit dun rgime originaire o le travail tait une chose matrielleque son titulaire alinait en louant ses propres esclaves ou en se louant soi-mme, un rgimeplus rcent, plus sophistiqu, o le contrat isolait les operae, les objectivait immatriellement,sous la forme dune location de travail servile ou libre28. Il nexiste dabord aucun indicedune telle volution. Contemporain dAuguste, le juriste Labeo connat galement lun etlautre rgimes la location de lesclave et la location de son travail29. Un demi-sicle plus tt,Varron et Cicron savent parfaitement que ce qui se loue nest pas ncessairement la personne,mais son travail30. Dans la premire moiti du IIe sicle av.J.-C., les formulaires contractuelscompils par Caton lAncien juxtaposent location de travail et location de salaris31. Plus ttencore, au tournant du IIIe et du IIe sicle av.J.-C., le thtre de Plaute montre que la locatiooperarum est familire aux auditoires romains32. Inutile de chercher remonter plus haut: lessources manquent. En aval, rien ne vient fonder lhypothse volutionniste. Les chirographesde locations portent la formule: Il a reconnu stre lou et, de fait, il a lou son travail untel33: lexpression se louer ou louer un esclave, ds lors, est probablement une formuleelliptique pour signifier un louage de travail, plutt quun louage de chose. Quant la rflexionstatutaire des juristes, lorsquelle existe, elle est parfaitement compatible avec lobjectivationdu travail abstrait par le contrat: les textes qui comparent le salari libre lesclave sont ceuxprcisment o le loueur aline, non sa personne, mais ses operae34.

    15 Il faut nous faire lide que les juristes romains, aussi loin que nous puissions remonter dansle temps (jusquaux alentours de 200 av.J.-C.), tablaient sur un travail parfaitement autonomeet construit comme objet en soi. Une telle opration invite inscrire le travail dans le genre deschoses dans le commerce, librement alinables, et le librer de la sphre personnelle du statut,pour en rendre la mobilisation possible. Le droit fournit ainsi certains lments du march. Ildfinit une marchandise telle formule le dit de la manire la plus triviale: Sil a pris baille travail dun esclave ou un local dhabitation35. Il forge un mode dchange adquat, uninstrument pour faire se rencontrer les acteurs de loffre et de la demande. On voit par l quelpoint il est indispensable de prter attention la morphologie juridique des objets sociaux.Dans un monde o lart du droit fournit aux activits humaines, telle le travail, les moyens deleur laboration formelle, ce qui est assurment le cas du monde romain des IIesicle av. auVesicle ap.J.-C., on risque den perdre de vue la signification et jusqu lexistence mme,si lon nglige de recourir larsenal des outils forgs pour les qualifier et, par l, pour lesproduire comme objets comme objets de litige et dchange.

    Nue-proprit du corps et usufruit du travail16 Je me propose de dcrire les oprations par lesquelles lobjectivation du travail, cest--dire sa

    transformation en marchandise, se ralise progressivement dans un ordre logique. Si lon partde la locatio operarum, les choses sont relativement simples. Le matre louant le travail de sonesclave contre un prix, il est tout la fois propritaire dun homme, dbiteur dun travail etcrancier dun salaire: tous les droits entre lesquels se divise la relation de travail proprit,dette, crance sont concentrs en sa seule personne. Cest pourquoi la locatio operarum nelivre pas elle seule toutes les cls qui permettent de comprendre la nature juridique du travailcomme contrat, comme obligation, comme valeur. Pour dfinir un tel objet, la jurisprudencevite de se placer dans le cas de figure o le matre lui-mme jouit des operae de son esclavesous la forme dun revenu salari et cumule ainsi les trois positions de propritaire, de dbiteuret de crancier. Sans doute ce cas de figure est-il le plus simple et le plus frquent. Mais, cause de sa simplicit mme, il se prte mal une analyse distincte des diffrents droits encause, en particulier des droits rel et personnel. Pour conduire une telle analyse, la casuistique

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    prfre envisager une proprit dmembre entre un nu-propritaire et un usufruitier auquelrevient le travail de lesclave, cest--dire le droit den disposer librement, en le louant destiers. Ce choix correspond certes des pratiques: bien attestes sont les constitutions dusufruitdesclaves, notamment par legs36. Mais cette rpartition des droits sur deux ttes permet ausside penser et de construire sparment la nue-proprit et le fruit, la proprit et lobligation,le corps et le revenu quil produit: autre est le titulaire de la proprit sur lhomme, autre letitulaire de son travail.

    17 Ce dmembrement fait apparatre le travail sous la catgorie juridique du fruit : Danslusufruit dun esclave, il y a son travail et le salaire de son travail; les fruits dun esclaveconsistent dans son travail et, linverse, dans les fruits dun esclave se trouve son travail,etc.37 Ainsi les operae peuvent-elles tre dfinies spcifiquement comme ressource, commerevenu: fructus dsigne abstraitement en droit, bien au-del des fruits physiques de la terreou des troupeaux, le revenu pcuniaire que lon tire dun bien et particulirement le revenusalarial du travail des hommes38. Isol grce cette sparation de la nue-proprit et du fruit,le travail est comparable une rente, une pensio39. Cette rente est prcisment ce que laconstitution dusufruit aline. A lusufruitier revient la crance du salaire d par lemployeur:lui seul bnficie de la promesse que lesclave en reoit au cours dun acte verbal que lalangue du droit appelle stipuler de son travail40. Ce nest que lorsque cesse lusufruit que lepropritaire recouvre ce revenu pour le temps qui reste courir jusqu la fin du contrat: Siun esclave fructuaire a lou son travail et que lusufruit a cess avant lachvement du tempsde la location, ce qui reste revient au propritaire41. Nue-proprit, revenu et donc salaire:le travailleur est scind entre deux zones de droit correspondant respectivement ce quil estcomme corps et ce quil est comme revenu, comme bien incorporel. Certes, le travail supposeun contrle physique du travailleur, un pouvoir de surveillance et de contrainte qui revient autitulaire du bien quest le travail, plutt quau nu-propritaire du corps moins que celui-ci nait pris bail, de lusufruitier, les operae de son propre esclave, et quainsi son droitabstrait sajoute la subordination du travail42. Cas-limite dont on aperoit lintrt spculatif:lopration disjoint dans un premier temps la chose et le fruit, le droit sur le corps et le pouvoirsur la personne, avant de runir dans un second temps droit abstrait et pouvoir concret, nueproprit et contrle disciplinaire.

    Lusage et les fruits: service personnel et salaire18 Le dmembrement de la proprit en nue-proprit et en usufruit permet disoler le travail

    comme tel en son lieu juridique propre. Mais les juristes spcifient encore davantage, lorsquilsscindent la catgorie dusufruit en droit dusage (usus) et en droit au fruit (fructus). Sopposentalors, non plus seulement le corps et le travail, mais, lintrieur mme du travail, ce quil estcomme objet dusage et ce quil est comme source de revenu comme service et comme profit.Notons demble quune telle division nest pas seulement doctrinale. Des concessions de purusage sont attestes, qui excluent par hypothse la fructification du travail par un salaire. Parexemple, lorsque lesclave ne peut manifestement servir quau divertissement de son matre:Si lon na lgu, dun petit enfant, que son usage43. Dailleurs, une concession doperae secomprenait, selon les cas, soit comme un transfert des fruits sans lusage, cest--dire comme laconcession dun salaire, soit comme un transfert de lusage sans les fruits, cest--dire commela concession dun service44. Or les juristes posaient rgulirement la question de savoir sile titulaire du seul usus pouvait ou non louer le travail de lesclave, comme pouvait le fairecelui qui avait la plnitude de lusufruit. Lusage comporte-t-il lalination marchande desoperae? Cest alors que les distinctions des casuistes celle prcisment de lusage et desfruits fournissent, outre des solutions pratiques, des outils thoriques qui oprent, bien au-del du cas, sur les catgories elles-mmes et sur les objets quelles mettent en forme. Cestalors quest formule une opposition entre la jouissance directe du travail et son placementsur le march.

    Si quelquun a reu en legs lusage dun personnel de service (usus ministerii), ilpourra lutiliser pour lui comme pour ses enfants et son conjoint. Sil en fait usage

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    en mme temps queux, il ne sera pas considr comme layant concd autruimais, comme le dit Labeo, il ne louera pas le travail de lesclave dont il a lusage ninen concdera cet usage autrui. Comment en effet pourrait-il concder autruiun travail quil doit utiliser lui- mme45?

    19 Le juriste Labeo (poque augustenne), que cite Ulpien deux sicles plus tard, considre ici letravail sous deux angles complmentaires: 1) comme un travail compris dans le service decelui qui en a lusage, service qui peut tre ventuellement tendu ses proches; 2) comme untravail lou un tiers contre un salaire. Pour rester dans les limites de son droit, le titulaire delusus doit exercer sa prrogative lui-mme et concrtement, en nature. Cette jouissance directeembrasse une maisonne qui nexcde pas le cercle des plus proches, conjoint et descendants.En dehors des limites de la famille troite, la mise disposition dun tel travail excderait sasphre rserve pour saliner, contradictoirement la notion mme dusus, en marchandisemobilise dans le circuit dchanges. Toute vente, toute location, toute cession contre argentde ce travail servile le transformerait en bien marchand. Si le lgataire sparait, de lesclavedont il a la totalit de lusus, les operae la valeur desquelles correspond un salaire, cestlunit mme de ce droit qui serait dtruite. Une telle opration transgresserait les bornes danslesquelles il est contenu, en contradiction avec son concept et en violation de son rgime. Seraitdissoci ce qui en lui forme un tout: le service personnel et le profit conomique.

    20 Le travail tait dabord attach lusufruit par opposition la nue-proprit. Il est maintenant,par rapport au simple usage, attach un revenu comportant une mdiation marchande. Iltrouve son lieu propre lintrieur dune disjonction de lusage et du fruit. Mais commentle juriste sy prend-il pour prcisment distinguer entre le service et la rente, dans uneorganisation sociale o, en tout tat de cause, le labeur des esclaves tait employ, en dehorsdes tches domestiques, la production, soit par exploitation directe, sous forme duneproprit de la main-duvre ou dun droit dusage sur elle, soit par exploitation indirecte,sous forme de contrats passs avec des propritaires desclaves? En premire analyse, onpourrait croire que le service correspond aux activits domestiques, et le profit aux activitsproductives on songe aux entreprises agricoles, pastorales, artisanales, dont les propritairesexploitaient le travail de leurs propres familiae serviles, mais celui galement, salari, dautresesclaves, voire dhommes libres lous sur le march. Or il nen est rien. La suite du texte est cet gard clairante. Labeo envisage que les esclaves usuaires puissent tre employs laproduction, et cette production tre son tour destine au march, sans que ce travail lui-mmese voie reconnatre aucune existence marchande:

    Labeo pense cependant que si lon a pris un fonds bail, on peut y faire travaillerlesclave dont on a lusage : quimporte en effet quoi est employ le travailde cet esclave? Cest pourquoi, si le titulaire du droit dusage a pass contratpour travailler la laine, il pourra faire accomplir cette tche par les femmes dontil a lusage ; de mme, sil a pass contrat pour teindre des vtements, pourfabriquer un navire: il pourra utiliser pour cela le travail dont il a lusage. Et cettesolution nest pas conteste par lavis de Sabinus, qui veut que celui qui a tconfr lusage dune femme esclave ne puisse envoyer celle-ci travailler la laineni percevoir le prix de ce travail: il est en effet cens la faire travailler pour lui-mme, puisquil na pas lou le travail de cette esclave, mais lui a confi une tchequil a prise par contrat46.

    21 Que lartisan vende sa production ou quil se fasse rmunrer par un contrat dentreprise(locatio operis faciendi), selon lhypothse envisage ici, lemploi quil fait des operaeserviles reste adquat la notion dusage, sil met sur le march, non le travail des esclavescontre un salaire, mais le produit de leur travail contre un prix. Ce qui est contraire lususnest pas dutiliser lesclave pour produire une marchandise ; cest de faire de son travailune marchandise immdiatement. Tel serait le cas si lusuarius employait celui-ci pour lecommerce ou pour la production dautrui, contre un salaire. Serait alors brise cette unitpropre lusage o lhomme et son travail ne font quun, o lavantage conomique queprocure le travailleur se confond avec le service personnel quil rend. cet gard, la doctrine

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    formule par Labeo sous Auguste nest pas remise en cause par celle de Sabinus sous Tibre.Elle est suivie par tous les jurisconsultes des trois premiers sicles de lempire romain. ParUlpien, qui la reprend son compte lpoque des Svres. Mais auparavant par Pomponius,avant les annes 15047; ou encore par Marcellus, vers les mmes annes48.

    22 Cette distinction apparat clairement encore dans le cas de figure suivant. Un esclave ne peutfaire acqurir le salaire de son travail celui qui dispose sur lui dun droit dusage: il ne peutcontracter un louage de travail au nom de ce dernier. Mais rien ninterdit quil gre pour lui sonpatrimoine et obtienne ainsi dautres promesses, dautres crances. Il faut imaginer un esclaveprpos une boutique ou un commerce. Au nom du titulaire de lusus, qui lui a confiun pcule, il acquiert des droits et des biens qui ne sont en rien la contrepartie dune cessionde ses operae. Il agit directement au service de lusuaire, quil reprsente. Il est comme unprolongement, comme un organe de ses biens:

    On demande si jacquiers (des droits), lorsque je stipule par lintermdiaire unesclave dont jai lusage: la rponse est diffrente, selon quil est stipul de monpatrimoine ou de son travail. Sil est stipul de son travail, lopration nest pasvalable, puisque nous navons pas le droit de louer le travail de cet esclave; mais,sil est stipul de mon patrimoine, nous disons que lesclave qui stipule me faitacqurir (des droits), puisque jai lusage de son travail49.

    23 Telles sont les oprations que le texte rattache au patrimoine: travers lesclave, layant droitfait usage dune activit dont il est lunique destinataire. La leon est parfaitement claire. Letravail nest cause directe des avantages quil procure, que sil est une marchandise lui-mme.

    24 La distinction entre la personne mme de lesclave et le travail qui en est un dmembrementrecouvre prcisment la dissociation de la nue-proprit et des fruits. Ces fruits sanalysenttoujours comme une valeur pcuniaire parce que, pour celui qui y a droit, le travail ne serduit pas un avantage en nature. Soit un legs dusufruit desclave. Lhritier empche lelgataire de percevoir les fruits en suscitant par fraude une situation juridique o lesclavenait plus travailler pour lui. Par exemple, il vend lesclave qui change alors de matre, oubien il laffranchit. Cependant, comme ce qui est d nest pas lemploi dun savoir-faire maisson quivalent pcuniaire, lhritier reste tenu par une action en paiement du legs, dont lemontant est prcisment fix la valeur des operae. Une telle estimation est possible, puisquele bnficiaire de lusufruit peut toujours louer le travail de cet esclave ou bien, sil ne le faitpas, lesclave peut en son nom se louer lui-mme: Le legs du travail dun esclave ne se perdni par changement de statut ni par perte dusage: le lgataire peut en percevoir un salaire etpourra aussi louer lui-mme ce travail. Lhritier, sil len empche, sera tenu. Mme solution,si lesclave loue son travail50.

    Usage et fruits, travail en nature et travail marchand25 De tels textes montrent que les juristes romains des Ier au IIIe sicles surent dvelopper, propos

    des operae serviles, une vritable rflexion sur la valeur. Une rflexion, et cest bien le plusremarquable, qui se dploie sur le terrain du salaire des esclaves. Une rflexion qui supposeaussi, sinon lexistence dun march du travail, du moins les oprations intellectuelles quirendent son existence pensable, et donc possible.

    26 Toute la question juridique du travail est polarise autour de lusufruit, et plus prcismentencore autour de ce dmembrement de lusufruit quest le fruit. Il est vraiment frappant deconstater que le contrat de travail des esclaves nest presque jamais trait dans le cas leplus ordinaire, celui o le loueur est le matre. Il lest presque toujours dans les cas sansdoute plus rares o cette location apparat comme une prrogative de lusufruitier et, mieuxencore, comme une prrogative du titulaire des fruits en ce quil se distingue du bnficiairedu seul usage. Si nous nous contentions de comptabiliser les textes, nous aboutirions laconclusion videmment absurde que le revenu tir du louage des travaux serviles intressaitmoins les nus-propritaires que les usufruitiers: preuve quune approche purement empiristede la casuistique est inoprante. Ce nest quaprs coup, aprs le dtour par lanalyse juridiqueet formelle, que lincidence sociale de telles oprations peut tre justement apprcie. Pourtant,

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    cette composante essentielle du dossier romain sur le travail a t gravement nglige.De linsistance que met la jurisprudence mettre travail et fruit en correspondance, onne tire gure dautre parti que de noter, ce qui navance pas grand-chose, que lhommeest chose fructifre51. Suivant une dmarche typiquement empiriste, certains romanistes ontmme imagin que lusufruit des esclaves dpendait de lusufruit des fonds pourvus de leursinstruments dexploitation (fundus instructus) instruments dont les esclaves faisaient partie.Contre lvidence mme des textes, on a jug improbable la pratique de constitutions dusufruitsur des esclaves pris individuellement, abstraction faite de leur appartenance des terres. Ainsiput-on anantir toute la matire de la rflexion romaine sur le contrat de travail, en ce quelletrouve son lieu propre dans lopposition de la nue-proprit et de lusufruit, et plus encoredans celle de Iusus et du fructus. Demble, les oprations permettant une analyse juridiquedu travail disparaissaient derrire la prsupposition dailleurs hasardeuse dune simplequestion de fait52.

    27 Si les jurisconsultes romains choisirent de comprendre les operae serviles travers la grille delusage et des fruits, cest nen pas douter parce quune telle opposition reprsentait loutille plus adquat pour isoler le travail comme objet autonome. Ces deux ples permettent dedistinguer catgoriquement deux modes dexploitation du travail. Le premier est un service,le second est un profit. Le travail auquel a droit lusuarius se confond avec lusage personnelou domestique quil a de lesclave un usage qui exclut le profit marchand. Le travail auquela droit le fructuarius, au contraire, peut tre alin contre un prix, sur le march: il peut trelou. Dans les deux cas, usage ou usufruit de lesclave, celui-ci, concrtement, travaille. Maisson activit, que la langue commune appellerait son labeur, na pas la mme valeur en droit. Oubien lesclave reste la disposition de lusuaire en personne. Cest l, si je puis dire, un serviceen nature. Nous pouvons lappeler aussi bien un travail dusage, au sens o lon parle de valeurdusage. Ou bien ses operae, spares de lui, sont une chose alinable des tiers, sous laforme juridique dune location. Pour lusufruitier, il ne sagit plus que dun revenu pcuniaire.Au travail dusage vient sajouter un travail que lon est en droit dappeler marchand, au senso lon parle de valeur marchande.

    28 Le travail est dfini comme ressource, comme revenu, mais aussi comme valeur: un travailpeut toujours tre remplac par de largent53. Dans lesclave, mis part son corps, seulson travail est susceptible dune estimation pcuniaire. Raison pour laquelle, par exemple,lusufruitier dun petit enfant de moins de cinq ans, encore inapte au travail, ne peut sefaire rembourser lquivalent pcuniaire des plaisirs sensuels (voluptates) quil en retire54.De mme, une crance de travail est un bien patrimonial qui peut tre vendu sur le march,comme nimporte quel autre bien: le patron auquel son affranchi a promis un certain nombrede journes de travail peut toujours, sil ne sagit pas de services exclusivement attachs sapersonne, louer ce travail un tiers et en percevoir le prix55. Cest pourquoi enfin les dommageset intrts dus un patron pour concurrence dloyale de son affranchi ne se calculent pas surle manque gagner, sur les intrts ngatifs, mais sur le fruit, cest--dire sur le salaire quelaffranchi lui aurait vers sil avait travaill pour lui plutt qu son propre compte56.

    29 Les jurisconsultes dpoque rpublicaine concevaient dj lusufruit, en gnral, comme unbien incorporel et par consquent indivisible matriellement : une opration de partage nepouvait tre ralise qu travers une estimation pcuniaire. Les juristes dpoque imprialeajoutent quil en va de mme pour le travail, quils analysent comme on la vu partir descatgories de lusufruit. Ainsi, de mme que lhritier qui dsirait prlever sa quarte lgitimeavant de verser un legs dusufruit ne pouvait garder pour lui, en nature, le quart de lusageet le quart des fruits, mais quil lui fallait valuer le montant global du legs pour en verseren argent les trois quarts, de mme, lhritier dbiteur dun legs doperae ne pouvait partagerconcrtement ce travail en deux portions, dun quart pour lui et des trois-quarts pour lelgataire, mais devait lui verser la valeur pcuniaire de sa quote-part:

    Dans le cas o lusufruit est lgu, les Anciens pensaient quil fallait estimer lavaleur globale de lusufruit et tablir ainsi le montant du legs lorsquon lguele travail dun esclave, lopinion des Anciens simpose : il faut connatre le

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    montant global du legs, parce que sil est vrai que, pour tous les legs portant surune obligation de faire, la part dun quart doit en tre retranche, on ne peut sereprsenter une part de travail57.

    30 Quil se soit agi dun effort cohrent de la pense juridique, nous le voyons bien travers lefait que, lorsquil nest plus dfini comme usufruit ou revenu mais comme usage, le travailredevient concret et donc divisible en nature. propos des travaux que les affranchis doiventpersonnellement leurs patrons, Celsus (consul en 129) insiste sur le caractre irrductibleet singulier de chaque tche58, tandis que Gaius (vers 160) envisage que laffranchi de deuxpatrons puisse exercer le mtier de copiste pour lun tout en gardant la maison de lautre besognes qui saccomplissent dans un mme temps , plutt que nen soit estime puis partagela valeur59.

    Le travail abstrait31 Ainsi le droit romain donne-t-il accs des oprations qui permettent de rectifier en partie

    lapproche traditionnelle du travail dans les socits anciennes. Il est de relativement peudimportance, en ces contextes techniques, que le vocabulaire grec et latin vhicule lanotion dun travail productif qui se confondrait avec leffort pnible du corps ou avec unmouvement orientant lactivit humaine vers laccomplissement de formes inscrites dans lanature. Lessentiel est plutt ici dans la patrimonialisation du travail humain et dans laptitudedes juristes le concevoir comme valeur abstraite, aux antipodes de ce quon croirait tre lapense des Anciens sur le travail, si lon sen tenait aux analyses partielles de lanthropologiehistorique.

    La mesure du temps32 Le temps mesure le travail comme valeur. Il sagit l dun temps abstrait. Bien sr, comme

    processus concret, le travail demeure soumis une contrainte naturelle, celle de la durencessaire laccomplissement de la besogne. Ici, le droit ne peut ni construire le temps, ni letransformer en instrument de mesure. Les juristes savent aussi bien distinguer le temps commemode de quantification du travail et le temps rellement coul, quils savent opposer au travailcomme revenu pcuniaire, comme valeur qui trouve sa place dans la thorie des fruits, untravail irrductiblement concret, envisag dans la thorie de lusage. Ce temps concret estvoqu surtout propos des dlais dans lesquels laccomplissement dune tche est exigibleparce que possible: Lorsquon promet un certain type de travail, comme la peinture, il nepeut tre exig avant que le temps ncessaire leur achvement ne soit pass, parce que, mmesi cela nest pas prcis dans la formule verbale, le passage du temps est intrinsque cetteobligation60. Mieux, les operae dpendent ce point de leur condition temporelle quellessont censes navoir aucune existence avant le terme prvu: Certaines choses ne peuvent,en raison de leur nature, tre accomplies en un seul moment. Elles comportent ncessairementune division du temps: ainsi, lorsquon a reu lordre de donner dix jours de travail, parceque le travail est accompli jour aprs jour61. Avant quarrive ce terme, crit encore Paulus aucommencement du IIIe sicle, Le travail, qui est un acte, na aucune existence naturelle62.

    33 Mais tout autre est le temps qui sert tablir la valeur pcuniaire du travail. Il sagit alors dunedure homogne, divisible et mesurable en nombre. La pratique de lusufruit nest sans doutepas pour rien dans cette quantification temporelle du travail salari: lhomme qui travaillerend par anne, de mme que la terre et les troupeaux. On a vu plus haut que, lorsque cesselusufruit de lesclave, le salaire encore d au titre de son travail revient au nu-propritaire. Orcest ici lanne qui fournit lunit de compte. On le voit clairement lorsquaprs rupture dumariage le mari doit restituer les biens dotaux dont il a lusufruit lgal: les revenus de lannecourante, fruits de la terre et des troupeaux ou salaires des esclaves, se partagent entre le mariusufruitier pour le temps qui prcde le divorce et la femme propritaire pour le temps quisuit: Pour lesclave aussi, le calcul du fructus se fait par anne. Si son travail a t lou lanne, ce travail revient au mari pour le temps qui prcde le divorce et la femme, pourle temps qui le suit63.

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    34 De mme que les revenus de lusufruit se calculaient par anne, de mme cest lanne quese louait le travail des esclaves usufructuaires:

    Un esclave usufructuaire avait lou son travail et, ce titre, il avait stipul unecertaine somme dargent par an. Julianus (consul en 148) a crit que, lorsquesteint lusufruit, le matre acquiert la crance ne de la stipulation pour lereste du temps. Cet avis mapparat appuy sur les plus solides raisons. Car sila location a t conclue par exemple pour cinq annes, comme on ne sait pasjusqu quel moment durera lusufruit, alors largent sera rclam par lusufruitierau commencement de chaque anne: de sorte que la stipulation ne profite pas un autre, mais fait acqurir chacun ce que permet la raison du droit64.

    35 Les salaires stipuls par anne in annos singulos sont prcisment lis lusufruit: cest lun mode de calcul, en quelque sorte, de la rente de travail65. Les juristes voquent ce proposdes contrats conclus pour une dure dun an, de trois ans, de cinq ans, de dix ans: il sagittoujours desclaves usufructuaires66. Notons que la dure nest jamais indtermine, que larente de travail nest ni perptuelle ni constitue jusqu la mort de lesclave ou des parties67:la cession des fruits du travail par le propritaire ou par lusufruitier est ncessairementtemporaire. Pour le reste, les actes de la pratique qui nous sont parvenus sur papyrus ou surbois contiennent lobligation de travail lintrieur dune limite toujours infrieure un an68.Dans la ralit, ces contrats taient passs soit de date date du 20mai au 13novembre 164,par exemple69 soit la journe, comme le conseillait Caton lAncien pour les moissons70.On appelait una opera, ou operae singulae, units de travail, les journes de travail71, et cesthabituellement sous un multiple de cette unit qutaient libells les contrats: quatre, cinq,dix, cent, mille72. Dans tous les cas, le travail ne se mesurait quen temps, de sorte que lonpouvait juste titre appeler le salaire le prix du temps, temporis merces73.

    36 Revenu, mesure de la valeur par le temps: le travail quautonomise et postule le contrat nestpas une donne premire. Il na pas de ralit en dehors des artefacts par lesquels le droitlisole, lorganise et le construit. Au plein sens du terme, il est abstrait. Il est vu, sinon commemesure de la valeur des marchandises, la manire de lconomie classique, du moins commemarchandise dont la valeur est quantifie. En ce sens, il peut tre dit une chose. Une chosedont la teneur particulire relve du contrat qui linstitue74. Une chose que la littraturedidactique du droit nhsite pas classer parmi les choses incorporelles, cest--dire parmices figures juridiques dont le rfrant nexiste pas en dehors de la pense75.

    Autonomisation du travail et protection du corps37 Le plus remarquable est que toute cette rflexion ait t engage principalement sur le

    terrain des operae serviles. Les catgories qui saisissent le travail comme objet dchangeapparaissent surtout lorsque le contrat unit un matre desclaves qui tire revenu de leursalaire (merces) et un preneur bail de travaux serviles. Si la proprit esclavagiste a tun contexte paradoxalement fructueux pour une laboration du travail abstrait, cest parcequelle a contraint distinguer entre le travailleur lui-mme, qui reste dans la nue-propritdu matre, et ce qui peut en tre alin sans porter atteinte cette rserve. Autant le labeurde lesclave dont le matre conserve lusage na pas tre dfini, parce quil appartient sonaire de domination absolue, autant doit tre exactement circonscrite lactivit de celui dont illoue les travaux, parce quelle est alors soustraite son dominium sans entrer dans celui deson co-contractant. Alinable au titre du fructus, cette activit existe sparment comme objetcontractuel. Il devient alors ncessaire den tracer exactement les contours.

    38 Isol comme tel, le travail est spar dun corps protg comme tel. Les limites de leffortexig, les conditions horaires un travail de jour, qui sarrte au coucher du soleil76 , la pausepour le repas de midi77, le temps laiss la nourriture et aux soins du corps78, la suspensiondu travail pendant la maladie79, ces protections ne rpondent pas un souci humaniste et nesont pas rserves aux travailleurs libres80. Elles rpondent simplement la ncessit dassurerla proprit du corps. Lide mme de travail une ide qui napparat distinctement qulintrieur de la locatio operarum implique sparation du travail et du corps. Cette sparation

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    est juridique: elle suppose une disjonction de la nue-proprit et des fruits. Indpendammentde toute ide dun droit social, la catgorie de travail, ds lors quelle devient juridique, cest--dire lorsquelle chappe la sphre de la subordination domestique pour sautonomiser dansle contrat, implique une limite et par consquent une protection. Les textes prcisent que nepeut tre exig de lesclave plus que ce quoi la form son matre, moins que lusufruitier nelui ait appris quelque autre mtier81. Or cette question de ladquation du type de travail exig la formation reue entre prcisment dans la problmatique des abus contre le droit dautrui:

    Il ne faut pas faire abus de lusufruit qui nous a t lgu sur des esclaves,mais les utiliser selon la condition de chacun; car si lon envoie un scribe lacampagne et quon le force porter des sacs de cailloux, si lon fait dun comdienun garon de bain, ou si lon affecte un musicien la tche de concierge, ou ungymnaste au nettoyage des latrines, il paratra y avoir alors abus de la proprit(i.e. du matre)82.

    39 Entrent dans ces abus contre la nue-proprit, de mme, les travaux pnibles qui mettent sasant en pril et les mauvais traitements qui stigmatisent le corps : Lusufruitier ne peutabmer non plus lartisan qui appartient au matre en exigeant de lui des services contrairesou inhabituels sa charge, ni lenlaidir par des cicatrices83 , cest--dire les correctionsdisciplinaires qui portent atteinte lintgrit physique ou la vie:

    Puisque ce qui est acquis par le travail de lesclave revient lusufruitier, il fautsavoir que celui-ci peut tre aussi contraint travailler; de fait, Sabinus a rponduque lusufruitier avait le droit dexercer de lgers chtiments; Cassius, au livrehuit de son droit civil, a crit que ce droit pouvait tre exerc dans les limites dela torture et de la mort par flagellation84.

    40 Aprs extinction de lusufruit ou aprs le temps contractuellement fix de ses travaux, lesclavedoit tre restitu en ltat. En bref, les divisions juridiques laide desquelles merge lacatgorie du travail se traduisent, au plan des comportements, au plan pratique, par uneobligation de laisser inentam le bien dun nu-propritaire qui en a cd le revenu.

    41 Jai tent danalyser les exercices par lesquels les juristes Rome ont pu penser le travaildes esclaves, abstraction faite de tout pouvoir sur leur personne. Jai montr quils ont suisoler une vritable catgorie du travail comme valeur marchande et cela, malgr le faitque lappropriation de ce travail est assure sous la forme juridique de la proprit dutravailleur en personne malgr le fait que par hypothse lesclavage se prte mal distinguerlappropriation de lhomme de lappropriation de son travail. Or cest bien au contraire cause de la proprit et de ses dmembrements et non en dpit delle, comme on pourrait tretent de le croire, que le droit romain a pu dgager quelque chose dquivalent ce que lesthoriciens libraux appellent le travail. Cest bien parce que le matre qui place son esclaveauprs dun tiers conserve la proprit de cet instrument, que le travail doit tre circonscritcomme objet dissoci du corps servile. Ds lorigine, la catgorie juridique du travail est lersultat dune opration par laquelle est spar du corps humain le revenu qui sen aline etlusage qui demeure attach soit au matre soit lusuarius et reste comme tel soustrait aucircuit marchand. Le droit construit bien ici une chose.

    42 Aujourdhui, les civilistes hsitent postuler que la personne qui aline son travail estpropritaire de son propre corps. Pourtant, pour ntre pas alin lui-mme, ce corps doitsinscrire dans une mouvance juridique distincte de celle de lacheteur du travail. Lorsquonveut contenir lalination de soi laquelle chacun consent dans certaines limites, on na guredautres principes faire valoir que ceux de la dignit de la personne et du respect d au corpshumain. Mais de tels principes se comprennent mieux lorsque les atteintes sont imposes delextrieur que lorsquelles sont consenties par les sujets eux-mmes. Quant lindisponibilitdu corps comme chose hors commerce, cette formule ne rend pas compte de ce que le corpsest ici prcisment contraint sous un rgime dobligation contractuelle. Si lon raisonnait par

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    analogie (si lon ne raisonnait pas en historien mais en juriste), en transposant les analysesdu droit romain du rgime servile qui leur sert de contexte au rgime moderne de la libertpersonnelle, en glissant du matre desclave au sujet matre de soi-mme, on verrait que ledmembrement de la proprit du corps peut encore servir penser juridiquement la protectiondes personnes qui vendent leur travail sur le march. Il faudrait distinguer alors entre revenualinable et proprit du corps. Proprit et usage reviendraient au matre, cest--dire lapersonne. Selon cette analogie, le travail comme fruit exclurait un usage abusif du corps dela personne : ses limites seraient internes sa notion. Cette dissociation des prrogativesest ncessaire, aujourdhui o lorganisation du travail ne connat pratiquement plus dautresrgulations que celles du march. Lorsque le droit priv domine, il faut en rechercher lescontrepoids dans le droit priv.

    Notes

    1 J.-P.Vernant, Promthe et la fonction technique, Journal de Psychologie, 1952, p.419-429 ;Travail et nature en Grce ancienne, Journal de psychologie, 1955, p.1-29; Aspects psychologiquesdu travail en Grce ancienne, La Pense, 66, 1956, p.80-84, tudes reprises dans Mythe et pense chezles Grecs. tude de psychologie historique [1965], Paris, Maspro, 1971, II, p.5-43.2 Labeo ap. Paulus, 2 ad edictum, D.50, 16, de verborum significatione, 5, 1: opus correspond au grecapotelesma, rsultat.3 Alfenus Varus, 5 digestorum a Paulo epitomarum, D.19, 2, locati conducti, 31.4 Impensa : Gaius, 2 rerum cottidianarum, D.41, 1, de acquirendo rerum dominio, 9; Paulus, 3 adedictum, D. 19, 2, locati conducti, 22, 2; Inst. 2, 1, 34.5 Gaius, 2 rerum cottidianarum, D. 41, 1, de acquirendo rerum dominio, 9, pr.-2; Paulus, 27 ad edictum,D. 6, 1, de rei vindicatione, 23, 3; Inst. 2, 1, 32-34.6 Nerva et Proculus (Iersicle) ap. Gaius, 2 rerum cottidianarum, D. 41, 1, 7, 7; Gaius, 2, 79; Inst. 2, 1, 25.7 Sabinus ap. Pomponius, 9 ad Sabinum, D. 18, 1, de contrahenda emptione, 20; sur cette distinctionde la vente et du louage, selon que le bailleur de louvrage fournit ou non le matriau ou le terrain, voirencore les discussions rapportes par un trait du IVe sicle sous le nom de Gaius: 2 rerum cottidianarum,D. 19, 2, locati conducti, 2, 1.8 La question est clairement pose en ces termes par Paul (poque svrienne), 34 ad edictum, D. 19,2, loc cond., 22, 2. Dans les contrats de construction, lentrepreneur fournit gnralement les pierres:par ex., ibid., 30.9 II ny a pas de location douvrage, et par consquent pas dappropriation par le donneur dordre, lorsquelentrepreneur reoit la proprit du terrain sur lequel il doit construire: Julianus (premier tiers du IIesicle), 11 digestorum, ap. Ulpianus, 30 ad Sabinum, D. 19, 5, de praescriptis verbis, 13, 1.10 Rapides indications dans F.M. de Robertis, Lavoro e lavoratori nel mondo romano, Bari, Adriatica,1963; cf. galement G.Santucci, Il socio dopera in diritto romano, Padoue, CEDAM, 1997, p.105 sq.11 Par exemple, Cicron, Tusculanes 1, 4: labor est laccomplissement physique dun travail ou dunetche pnibles.12 Ainsi, le texte clbre de Cicron, De officiis I, 150; Snque, Epistolae morales, 88, 20-21; cf. 22,8. Sur ces jugements, F.M. de Robertis, op. cit., p.21 sq., p.55 sq. Lensemble du dossier est repris etconsidrablement enrichi par une tude en cours de J.M. Carri.13 Ce rapprochement se trouve dans Cicron, de officiis 1, 150 (cf. Snque, de beneficis 3, 22). Plusencore que ce jugement clbre, rappelons que la familia rustique comprend indistinctement les esclaveset les travailleurs salaris, les mercennarii (Caton, de re rustica 5, 4, 13; Varron, de re rustica 1, 17,2); il en est de mme pour les gardiens de troupeaux dans une loi de Csar (Sutone, Csar 42), pourla familia des employs au service des publicains (Ulpien, D. 39, 4, 1, 5), ou pour les quipes travaillantdans les mines (C.I.L. II, 5188, 1. 49); les corporations professionnelles o se mlent artisans libres etesclaves sont souvent diriges par des magistri esclaves (C.I.L. VI, 176, 30983; XI, 4471; XIV, 2156).Cest pourquoi les juristes englobent parfois dans un mme rgime esclaves, fils, affranchis et salarismercennarii: D. 47, 2, 90; D. 48, 19, 11, 1. En droit, les salaris libres sont parfois appels tenantlieu desclaves (personae loco servorum): D. 43, 216, 1, 16-20; Par. Instit. 2, 5, 2; Schol. Bas. 60,17, 7 =D. 43, 16, 1, 20.14 Textes compils dans D. 19, 2, sous le titre locati conducti. Voir F.M. de Robertis, I rapporti dilavoro nel diritto romano, Milan, Giuffr, 1946.15 Cicron, de offciis 2, 6, 22; Javolenus, D. 9, 2, 37 pr; Schol. 2 Bas, 60, 3, 35.

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    16 Varron, de re rustica 1, 17, 4; cf. Columelle, 1, 8, 10; Snque-le-rhteur, controversiae 5, 5; C.I.L.IX, 3028.17 P.S. 2, 18, 1. Les contrats de travail dpoque tardive contiennent des clauses expresses desubordination : R. Taubenschlag, Law of greco-roman Egypt, Varsovie, Panstwowe WydawnictwoNaukowe, 1955, p.375 sq.18 M.Finley, Lconomie antique, Paris, Minuit, 1975 ; A.Schiavone, La storia spezzata : Roma eOccidente moderno, Rome-Bari, Laterza, 1996, p.130 sq.19 M.Finley, Aristotle and Economic Analysis, Past and Present, 47, 1970, rd. in Studies inAncient Society, Londres-Boston, Routledge and Kegan Paul, 1974, p.26 sq.20 H.Arendt, The Human Condition, 2e d., Chicago, The University of Chicago Press, 1989, p.79 sq.21 Passage interpol dUlpien, D. 47, 10, 13, 5, et Arcadius Carisius, D. 50, 16, 5, 1; C.Th. 6, 26, 14; 27,13, 16, 19, 20, 21; 35, 4, 7; 7, 3, 9; 8, 3, 11; 9, 16, 3 ; 10, 19, 3 ; 15, 1, 49 ; 16, 2, 16 ; C.J. 5, 37, 22, 4, etc.22 O.Montevecchi, I contratti di lavoro e di servizio nellEgitto greco-romano e bizantino, Rome, 1950.23 Platon, Rpublique 370 bc; Aristote, Politique 1252 b1-5; Xnophon, Cyropdie VIII, 2. Voir J.-P.Vernant, Mythe et pense, II, op. cit., p.30 sq.24 Aux rfrences supra (note 12), il faut ajouter cette interdiction rappele, propos du contrat detravail, par Ulpien, D. 19, 2, Loc. cond., 44: personne ne peut louer sa propre servitude.25 A.Maschi, Locatio rei, operis, operarum e contratti di lavoro, Bolletino della Scuola di Dirittodi Lavoro dellUniversit di Trieste, 1954; A.Macqueron, Rflexions sur la locatio operarum et lesmercennarii, Revue dHistoire du Droit, 37, 1959, p.600 sq.; F.M. de Robertis, Lavoro e lavoratorinel mondo romano, op. cit. ; D. Nrr, Zur sozialen und rechtlichen Bewertung der freien Arbeit inRom, Zeitschrift des Savigny Stiftung, Romanistische Abteilung, 82, 1965, p.67 sq.; E.Schlechter, propos de la locatio operarum en droit romain et en droit babylonien, Atti del Seminario di dirittoromano di Perugia, 1972, p.254 sq.; P.Garnsey, Non Slave Labour in the Roman World, in Nonslave Labour in the Greco-Roman World, Cambridge, Cambridge Philological Society, 1980, p.34 sq.;O.Diliberto, Ricerche sullauctoramentum e sulla condizione degli auctorati, Milan, Giuffr,1981; C.Mller, Freiheit und Schutz im Arbeitsrecht, ZSS, 110, 1993, p.29. Toute autre est loperacorrespondant un apport dans un contrat de socit, et qui se dit alors aussi bien industria ou gratia:Servius Sulpicius ap. Gaius, 3, 149 et inst. 3, 25, 2; Sabinus, D. 17, 2, 29, 1; Proculus, D. 17, 2, 80;Celsus, D. 17, 2, 52, 1; Pomponius, D. 17, 2, 6; 59 pr.; Ulpianus, D. 17, 2, 29, 1. galement, Cicron,fam. 13, 9, 3, 13, 65, 1; 2 Verr. 2, 70, 171. Voir G.Santalucci, op. cit.26 D. 14, 3, 11, 8 et 12: I.Butti, Studi sulla capacit patrimoniale dei servi, Universit di Giurisprudenza,Camerino, 1976, p.107, et F.Reduzzi Merola, Servo parere, ibid., 1990, p.217 sq.27 Respectivement: Labeo, D. 19, 2, Ioc. cond., 60, 7; Mela, D. 9, 2, 27, 34; Paulus, D. 19, 2, 45, 1;2, 43; Marcellus, ibid. 2, 48; Paulus, ibid. 2, 42.28 Ainsi, E.Deschamps, Sur lexpression locare operas et le travail comme objet de contrat Rome,in Mlanges Girardin, Paris, 1906, p.157 sq. ; F.M. de Robertis, La nozione di lavoro nelle fontiromane, Bollettino della Scuola di Diritto di Lavoro dellUniversit di Trieste, 1946, et I rapporti dilavoro nel diritto romano, op. cit., p.9 sq. Cf. A.Ruiz, Istituzioni del diritto romano, Naples, Jovene,1960, p.246 sq.; J.A. C.Thomas, Locatio and operae, BIDR, 64, 1961, p.231-247.29 Respectivement D. 19, 2, loc. cond., 60, 7 et D. 7, 8, de usu et habitatione, 12, 6.30 Varron, de lingua latina 7,105; Cicron, de officiis 1,150.31 Caton, de agricultura II, 6; IV, CXLIV, 2.32 Plaute, Vidularia v. 20-30.33 Tablettes de Transylvanie, 164p. C, FIRA III, n150.34 Ulpianus, 7 ad edictum, D. 19, 2, 44; P.S. 2, 18, 1; cf. dj Cicron, de offciis I, 150 et Varron,de lingua latina 7, 105.35 Ulpianus, D. 19, 2, loc. cond. 9, 1; cf. D. 7, 9, usu fructuarius quemadmodum caveat, 5,3.36 Par exemple, Gaius, 2, 32; D. 33, 2, de usu et usufructu et reditu et habitatione et operis per legatumvel fideicommissum datis, 2; 7; 20; 24, 1; D. 35, 2, ad legem Falcidiam, 1, 9, etc.37 Gaius, respectivement 7 ed. prov. D. 7, 7, de operis servorum, 3, et 2 de liberali causa edicti urbici,D. 7, 7, 4.38 Labeo, D. 6,1, de rei vindicatione, 79; Alfenus Varus, D. 38, 1, de operis libertorum, 26, 1; P.S. 2,17, 7 (travail compar aux rcoltes, au cr du troupeau et la reproduction servile). Cf. F.M. de Robertis,I rapporti di lavoro nel diritto romano, op. cit. p.22 sq.; M.Bretone, La nozione romana di usufructo:I. Dalle origini a Diocleziano, Naples, Jovene, 1962, p.44.39 Ulpianus, D. 5, 3, de hereditatis petitione, 29; 30, de legatis et fideicommissis, 39, 1.

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    40 Ulpianus, 17 ad Sabinum, D. 7, 1, de usufructu, 21; Neratius 2 responsorum, D. 45, 3, de stipulationeservorum, 24.41 Paulus, 3 ad Sabinum, D. 7, 1, de usufr. 26; de mme, Julianus ap. Papinianus, 27 quaestionum, D.45, 3, de stip. serv., 18, 3; Ulpianus, 18 ad Sabinum, eod. loc, 25,2.42 Paulus, 22 ad edictum, D. 9, 4, de noxalibus actionibus, 19, 2.43 Pomponius, 26 ad Quintum Mucium, D. 7, 1, de usufr., 55. Il est bien attest que des petits enfantsde moins de cinq ans taient lous ou concds usage pour laffection ou le plaisir: Ulpianus, 55 adedictum, D. 7, 7, de operis servorum, 6, 1-2.44 Respectivement, Paulus, libro singulari ad legem Falcidiam, D. 35,2, ad legem Falcidiam, 1, 9 :Lorsquon lgue le travail dun esclave, ce legs ne comprend ni le droit dusage, ni lusufruit (i.e. lasomme des fruits et de lusage) Il faut alors estimer la valeur du legs (pour que lhritier puisseretrancher en argent sa part lgitime); Julianus ap. Terentius Clemens, 18 ad legem Iuliam et Papiam,D. 7, 7, de operis servorum, 5: Lorsquon lgue le travail dun esclave, cest le droit dusage qui estcens tre confr: cest ce que jenseigne et ce que pense Julianus.45 Ulpianus, 17 ad Sabinum, D. 7, 8, de usu et habitatione, 12, 5.46 Ibid., 6.47 Pomponius, 5 Sab., D. 7, 8, de usu et habitatione, 16, 2: Lorsque nous navons que lusage dunesclave et pas les fruits, nous pouvons lui donner quelque bien ou mme lui faire tenir commerce avecnos fonds: et tout ce quil aura acquis de la sorte tombera dans le pcule qui nous appartient; de mme,D. 15,1, de peculio, 2.48 Marcellus, D. 7, 8, de usu et habitatione, 20: Lesclave dont jai reu par legs lusage acquiert pourmoi, si je lai prpos une boutique et que jemploie son travail dans une taverne: en vendant et enachetant des marchandises, il acquiert pour moi.49 Ulpianus, 17 Sab., D. 7, 8, 14 pr. Cf. D. 7, 8, 15 pr.; Inst. 2, 5, 3. Dans Gaius, 7 ad edictumprovinciale,D. 7, 8, 13 (Lenel, Palingnsie, n172), il faut comprendre sans doute que le titulaire de lusage permet lesclave de disposer lui-mme du produit de son travail, contre une somme paye sur son pcule (Cf.W.W. Buckland, The Roman Law of Slavery, Cambridge, Cambridge University Press, 1908, p.370).50 Papinien, 17 quaestionum, D. 33, 2, de usufructu et reditu, 2; galement, Ulpianus, D. 7, 7, de operisservorum, 2.51 F.M. de Robertis, I rapporti di lavoro nel diritto romano, op. cit., p.22 sq.52 W.W. Buckland, op. cit., p.356 sq.53 Celsus ap. Ulpianus, 26 ed., D. 12, 6, de condictione indebiti, 26, 12; sur lestimation de la valeurdes operae, Labeo, 6 pithanon a Paulo epitomarum, D. 6, 1, de rei vindicatione, 79; Alfenus Varus, 7digestorum, D. 38, 1, de operis libertorum, 26, 1; Papinien, 17 quaest., D. 33, 2 (de usufructu et reditu),2. galement Gaius, 3, 149, propos de lapport des socitaires opera alicuius pro pecunia valet. Lidedune quivalence entre argent et travail dans le contrat de socit remonte au juriste rpublicain ServiusSulpicius (Gaius, 3, 149, inst. 3, 25, 2).54 Ulpianus, 55 ad edictum, D. 7, 7, de operis servorum, 6, 1-2.55 Julianus, D. 38, 1, 23; 25; Ulpianus, D. 38, 1, 9; Terentius Clemens, D. 40, 9, 32. Sur la questiontrs discute des operae fabriles et officiales, les unes alinables et les autres pas, voir L.Mitteis, ZSS,23, 82, p.143-148; J.Lambert, Les operae liberti. Contribution lhistoire du patronat, Paris, 1934,p.232 sq. ; G.Lavaggi, SDHI (Rome), 1945, p.245; C.Cosentini, Studi sui liberti. Contributo allostudio della condizione giuridica dei liberti cittadini, Catane, Giuffr, 1948, p.125 sq.; W.Waldstein,Operae libertorum. Untersuchungen zur Dienstpflicht freigelassener Sklaven, Stuttgart, Steiner Verlag,1986, p.217 sq.56 Alfenus Varus, D. 38, 1, 26, 2.57 Paul, D. 35,2, ad legem Falcidiam, 1, 9 =Vat. 68 (voir index interpolationum ad loc. et M.Bretone,op. cit., p.55 sq., sur lindivisibilit de lusufruit comme entit). Julianus pensait de mme que le travailntait pas divisible corporellement mais en nombre, in numero, cest--dire en quote-part de sa valeur:22 digestorum, D. 45, 1, de verborum obligationibus, 54, 1.58 26 ad edictum, D. 12, 6, de condictione indebiti, 26,12; galement Ulpien, D. 38, 1, 9.59 libro singulari de casibus, D. 38, 1, de operis libertorum, 49.60 Julianus, D. 38, 1, 24; cf. Ulpianus, 38 ed., D. 38, 1, 13, 2.61 Paulus, 16 ad Plautium, D. 40, 7, de statuliberis, 20, 5.62 D. 7, 7, 1; sur les conditions dun travail qui ne peut tre exig avant son temps, voir galement,24 ed., D. 45, 1, 73, pr., o la promesse doperae obit elle aussi la rgle selon laquelle laction nepeut tre intente avant que la prestation puisse tre accomplie selon la nature des choses. Cf. Ulpien,D. 38, 1, 9, pr.: operae in rerum natura non sunt sed futurae. Sur cet aspect empirique et concretdu travail, voir O.Behrends, Die Arbeit im rmischen Recht, in Le travail, recherches historiques,

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    Paris, Presses universitaires franc-comtoises, 1999, p.115-162, notamment p.139 sq., qui sous-estimegravement la question de la valeur abstraite.63 Ulpianus, 31 ad Sabinum, D. 24, 3, soluto matrimonio dos quemadmodum petatur, 7, 10.64 Julianus ap. Papinien, 27 quaest., D. 45, 3, de solutionibus et liberationibus, 18, 3.65 Julianus, ibid.; de mme, Africanus, 5 quaestionum, D. 7, 1 de usufructu, 37; Ulpianus, 18 Sab.,D. 7, 1, 25, 2.66 un an: D. 24, 3, 7, 10 (D. 19, 2, 19, 9, qui concerne un homme libre se louant lui-mme, ne parle pasdun contrat dun an, mais dun salaire qui na pas t vers dans lanne courante); trois ans: D. 40,7, 41 pr.; cinq ans: D. 45, 3, 18, 3; dix ans: D. 7, 1, 37.67 Contrairement dautres stipulations in annos singulos, qui ne prvoient aucun terme, oprationssur lesquelles voir R.Sotty, Remarques sur les stipulations in annos singulos, in M.Humbert etY. Thomas, eds, Mlanges la mmoire de Andr Magdelain, Paris, Panthon-Assas/LGDJ, 1998,p.435-445.68 Rfrences dans F.M. de Robertis, I rapporti di lavoro nel diritto romano, op. cit., p.141.69 Tablettes de Transylvanie, FIRA III, n150.70 Caton, de agricultura V, 4.71 una opera: Columelle 11, 2, 44; D. 45, 1, 54, 1; singulae operae: D. 19, 2, 51, 1, etc.72 Quaternae operae: Varron, de re rustica 1, 18, 2; Operae quinque: D. 35, 14, 6; decem: D. 38, 1,7, 1; 40, 7, 20, 5; centum: 37, 14, 6; 38, 1, 24; 40, 7, 44; mille: 38, 1, 15, 1.73 D. 19, 2, 38.74 Gaius, 14 ed., D. 38, 1, 22 pr., propos de la crance de travail que le patron peut faire valoir contreson affranchi qui sy est contractuellement engag: Le travail nobit pas au mme rgime que lesautres choses. Son excution nest en effet rien dautre que le paiement dun office, et il est absurde decroire que la dette dun office soit exigible un autre jour que celui voulu par la personne laquelle elledoit tre paye.75 Les Institutes de Gaius (3, 82-83) et celles de Justinien (30, 10 pr.) classent lobligation de travail desaffranchis parmi les res incorporales.76 Lex metalli Vipascensis, C.I.L. II, 5188, I. 9 : du lever au coucher du soleil. Les travaux quelaffranchi promet son patron sont qualifis doffice du jour (D. 38, 1, 1 et 3). On ne connat decontrats de travail nocturne que pour les hommes libres qui se louent eux-mmes: P.S. 2, 18, 1; Virgile,Gorgiques 1, v. 287 ; Pline, Histoire naturelle 18, 40. Sur la journe de travail, F.M. de Robertis,Lavoro e lavoratori nel mondo romano, op. cit., p.189 sq.77 Alfenus Varus, D. 38, 1, 26; Martial 4, 8.78 D. 38, 1, 19; 22, 2 ; 50, 1.79 D. 38, 1, 15.80 D. 7, 1, 15, 2: lusufruitier doit nourrir et vtir lesclave; D. 38, 1, 50, 1: temps pour les aliments etpour les soins du corps des affranchis et des travailleurs de tout statut; D. 38, 1, 15: les affranchis nesont pas contraints fournir leurs travaux lorsquils sont malades, alors que les clauses des contrats detravail signs par des hommes libres exigent les operae dun homme bien portant, operas sanas valentes(C.I.L. III, 948 IX et X et 949 XI).81 D. 7, 1, 27, 2.82 D. 7, 1, 15, 1.83 Ulpianus, 18 ad Sabinum, D. 7, 1, de usu et fructu, 17, 1; cf. de mme, pour les travaux stipuls parles affranchis dans les limites de leur intgrit corporelle et du pril de leur vie, D. 38, 1, 16, 17 et 38 pr.84 Ulpianus, 17 ad Sabinum, D. 7, 1, de usu et fructu, 23, 1; cf. Labeo, D. 7, 1, 15, 3 et Paulus, D. 7, 1, 66.

    Notes

    * Abrviations : C.I.L. =Corpus inscriptionum latinarum ; C.J. =Codex Iustiniani ; C.Th. =CodexTheodosianus; D. =Iustiniani Digesta; FIRA =V. Arangio Ruiz, Fontes iuris romani antejustiniani;Gaius =Gaii Institutiones; Inst. =Iustiniani Institutiones; P.S.I. =Papiri della Societ Italiana per laRicerca dei Papiri; P.Oxy. =The Oxyrhynchus papyri; Par. Inst. =Thophile, Paraphrase des Institutes;P.S. =Pauli Sententiae; Schol. Bas. =Basilicorum libri LX, sries B Scholia; Vat. =Fragmenta iurisromani vaticana.Les textes du Corpus iuris civilis que je donne en traduction sont ceux de ldition Mommsen. Lespassages du Digeste (D.) sont cits ainsi: nom du jurisconsulte, titre de louvrage do le passage estextrait, prcd du numro du chapitre; numros du livre puis du titre et intitul du titre du Digeste o ce

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    passage est compil; enfin, numro que porte ce fragment lintrieur du titre, ventuellement compltpar le numro du paragraphe.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Yan Thomas, Lusage et les fruits de lesclave, Enqute [En ligne], 7|1999, mis en ligne le17 juillet 2013, consult le 09 novembre 2014. URL: http://enquete.revues.org/1578; DOI: 10.4000/enquete.1578

    Rfrence papier

    Yan Thomas, Lusage et les fruits de lesclave, Enqute, 7|1999, 203-230.

    propos de lauteur

    Yan ThomasYan Thomas (EHESS), spcialiste de droit romain et dhistoire de la science juridique continentale,explore les procds par lesquels les juristes de tradition latine, antique et mdivale, substituent desartefacts aux donnes de la nature et construisent une culture proprement technicienne, aux antipodesde ce que certains voudraient que soit le droit aujourdhui. Il a notamment publi Lorigine etla commune patrie . Etude de droit public romain (89 av.-212 ap. J.-C.) (Rome-Paris, Ecolefranaise de Rome, 1996) et Le droit hors nature, Etudes de droit romain public et priv (Paris,Presses universitaires de France, 1999).

    Rsums

    Lhistoire conomique et lanthropologie historique excluent que les socits anciennes aienteu une notion claire du travail comme objet autonome, dgag du rapport de propritesclavagiste et pens en dehors des formes naturalisantes de la valeur dusage. Les oprationsjuridiques romaines montrent au contraire, entre le Ier sicle av. et le IIIe sicle ap. J.-C.,lexistence dune rflexion sur le travail abstrait. Elle a pour cadre, paradoxalement, lalocation du travail des esclaves et pour instruments danalyse les dmembrements de laproprit. Nue-proprit, usage et fruits permettent de distinguer entre un travail dusage et unerente de travail, vritable objet marchand. Ces oprations thoriques, minemment pratiques,supposent que les conomies antiques ont connu, leur chelle, un march du travail serviledistinct du march des esclaves. Lesclavage et la proprit ont fourni le contexte dans lequelle travail comme marchandise a pu tre spar du corps rserv au matre. Cette disjonctionpeut encore fournir matire rflexion pour penser un rgime contemporain du travail, dansun monde o le march tend semparer des personnes.

    The Uses and the Fruits of the Slave. Roman JuridicalOperations on WorkEconomic history and historical anthropology reject the fact that ancient societies had a clearnotion of work as an autonomous object, free from the relationship of slave property andconceived outside naturalising forms of use value. On the contrary, roman juridical operationsshow the existence of a reflection on abstract work between the 1st century B.C. and the 3rdcentury A.D. Paradoxically, it takes place in the context of the location of slaves work andits instruments of analysis are the break up of property. Bare ownership, use and fruits allowa distinction between work for use and work rent, true object of commerce. These theoreticaloperations which are highly practical presume that ancient economies on their scale knewa market of slave work distinct from a market of slaves. Slavery and property provided thecontext in which work as commodity could be separated from the body reserved for the master.

  • Lusage et les fruits de lesclave 20

    Enqute, 7 | 1999

    This separation can still offer matter for reflection to think out a contemporary rule of work,in a world where the market tends to take possession of people.