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THÉORIE ÉCONOMIQUE ET PROBLÈMES DU MONDE Pour enfin comprendre des idées qui façonnent la vie des gens > Sous la direction de Géraldine Thiry ‹

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THÉORIE ÉCONOMIQUE ET PROBLÈMES DU MONDE

Pour enfin comprendre des idées qui façonnent la vie des gens

> Sous la direction de Géraldine Thiry ‹

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Ce dossier s’inscrit dans le cadre du programme d’Iles de Paix en matière

d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire. Les objectifs et principes

fondamentaux de celui-ci sont disponibles sur www.ilesdepaix.org/charteECMS.

Iles de Paix ne prend position ni pour les thèses de la théorie économique

standard, ni pour celles de ses détracteurs. Son intention, en publiant ce

dossier, est de favoriser une appropriation sérieuse, rigoureuse et critique des

termes d’un important débat de société. La neutralité absolue n’existe pas,

mais les auteurs garantissent au lecteur qu’ils ont fait l’effort de proposer, de

façon équilibrée, avec honnêteté, probité et sincérité, les éléments à charge et

à décharge afin qu’il se construise librement sa propre opinion. De façon plus

éclairée.

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ILES DE PAIX REMERCIE

• Géraldine Thiry qui a coordonné l’édition de cet ouvrage ;

• Laurence Albert, Étienne de Callataÿ, Isabelle Cassiers, Pierre Coopman, Vincent De Brouwer, Alexander De Croo, Philippe Defeyt, Laurent Deutsch, Philippe De Villé, Philippe Donnay, Michel Genet, Chantal Kegels, Philippe Hensmans, Philippe Ledent, Laure Malchair, Sybille Mertens de Wilmars, Philippe Roman, Jean-Louis Troupin, Jessica Troupin, Patrick Veillard et Arnaud Zacharie qui ont accepté de communiquer de façon synthétique et vulgarisée leurs points de vue d’experts ;

• Bénédicte Beneux, Anne de Harenne et Jean-Louis Troupin qui ont aimable-ment relu et commenté des versions provisoires, veillant tout particulièrement à leur accessibilité pour des élèves de l’enseignement secondaire ;

• Sophie Lambert Evans qui a méticuleusement pourchassé les dernières scories du document ;

• la Coopération belge au développement qui a financé ce projet.

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THÉORIE ÉCONOMIQUE

ET PROBLÈMES

DU MONDEPour enfin comprendre des idées

qui façonnent la vie des gens

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De très nombreux êtres humains, dans le monde, souffrent de la faim, se trouvent sans logement, n’ont pas accès à l’eau potable, sont privés de soins de santé et/ou d’enseignement, ne peuvent exercer leurs droits fondamentaux. Pourtant, nombreux sont les experts qui estiment qu’il serait techniquement possible, par exemple, d’alimenter suffisamment chacun. Il en résulte un profond sentiment d’injustice. Qui en est le coupable ?

On entend fréquemment des accusations adressées au capitalisme, au (néo)-li-béralisme, au libre marché, à la concurrence ou au système économique. Les économistes, dont les travaux semblent promouvoir ces idées, sont présentés comme les fossoyeurs de l’aspiration des peuples à bénéficier de leurs droits fondamentaux.

La science économique examine la façon dont les ressources disponibles sont utilisées (ou pourraient être utilisées) en vue de satisfaire les besoins d’une fa-mille ou d’une population. On peut donc comprendre que certains, voyant que le fonctionnement actuel de l’économie n’est, à cet égard, pas très performant dans la réalité, s’interrogent sur la validité de cette discipline.

Qu’en est-il de cette science ? Prescrit-elle vraiment que l’économie fonctionne comme elle le fait ? Si oui, sur quelle base le fait-elle ?

INTRODUCTION

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L’objectif de ce dossier est précisément d’offrir quelques clés pour mieux com-prendre les fondements théoriques des discours de certains économistes et leurs implications dans la réalité. La question qui guide ce dossier est la suivante : pourquoi, sur quelle base, ces économistes défendent-ils certaines options qui influencent les lois, l’organisation de la société ? Nous n’avons évidemment pas la prétention de répondre exhaustivement à cette question ! La théorie écono-mique est volumineuse et il n’est pas possible, dans ce dossier, de rendre justice ni à toutes ses nuances, ni à sa grande complexité, ni à la diversité de ses cou-rants.

Nous nous concentrerons principalement sur la théorie économique standard, liée à l’économie de marché, car c’est le système dans lequel nos sociétés se sont actuellement installées et semblent s’installer de plus en plus. Il n’en a pas toujours été comme cela, mais c’est le discours qui a aujourd’hui le plus voix au chapitre. Son influence justifie la nécessité de le comprendre.

Ce dossier se veut le plus compréhensible possible. Là où cela s’avère utile, des exemples illustrent les concepts présentés. Des encadrés graphiques ont été placés dans différents chapitres. Notons que ces graphiques sont là pour aider le lecteur, mais leur compréhension n’est pas une condition nécessaire pour suivre le texte par ailleurs.

La théorie économique habite des rayonnages entiers de bibliothèques. Elle est d’une immense complexité et, souvent, d’une grande subtilité. Il n’eut pas été possible de rendre justice, ici, à tous les résultats que les chercheurs ont engrangés. Certains de ces économistes jugeront peut-être que le contenu de ces quelques pages est simplificateur. C’est proba-blement la loi du genre…

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DEUX PRÉAMBULES

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LA THÉORIE ÉCONOMIQUE

L’économie, entre analyse scientifique et recommandations politiques…

La science économique est une discipline particulière : alors qu’une science comme la physique s’attache exclusivement à comprendre et à décrire des phé-nomènes, l’économie a un statut plus ambigu.

D’abord, la science économique n’étudie pas des lois et phénomènes physiques mais la société humaine dans son ensemble. Cela n’est pas sans conséquence. Il est, par exemple, très difficile de faire des expériences en laboratoire pour tes-ter la manière dont réagissent les humains dans diverses circonstances ou à différents moments1. Les contextes, les endroits, les moments de l’histoire, les différences culturelles, et beaucoup d’autres facteurs rendent chaque situation unique et difficilement reproductible. De plus, les humains ont une mémoire et intègrent des expériences passées dans leurs comportements présents. Rien n’assure dès lors qu’une même cause produise le même effet. L’impossibilité de procéder à des tests de vérification et à des expérimentations implique donc que, contrairement à d’autres sciences, il est difficilement imaginable que la science économique mette en évidence des lois éternelles et universelles. Pourtant, bon nombre d’économistes sont, de bonne foi, convaincus du caractère scientifique de leur discipline et croient mettre en évidence des lois éternelles et universelles

1 En physique ou en chimie, en revanche, on a souvent recours à ce type d’expérimentation. On repro-duit une expérience plusieurs fois en ne modifiant qu’un paramètre. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la discordance de résultat peut alors être imputée à cette différence de para-mètre. On comprend que quand il s’agit de comportements humains, surtout à une grande échelle, ce type de démarche extrêmement rigoureuse est impossible.

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en appuyant leurs raisonnements sur des formules mathématiques.

Par ailleurs, historiquement, les économistes ont toujours été les conseillers du Prince. En ce sens, leurs analyses sont toujours guidées – plus ou moins expli-citement – par l’objectif de faire des recommandations aux décideurs, aux per-sonnes de pouvoir. Par conséquent, toute analyse économique repose sur une idée de ce qui est bon ou mauvais pour la société et de ce qui devrait être mis en œuvre par ses dirigeants. Il ne s’agit donc pas uniquement d’analyser la société, mais également d’agir sur elle.

Positif ou normatif ?Au sein de la théorie économique, il importe de distinguer les énoncés qui dé-crivent ce qui est (que l’on appelle positifs), et ceux qui prescrivent ce qui devrait être (les énoncés dits normatifs).

Un énoncé positif*2 décrit un fait. Il peut être vrai ou faux, mais sa pertinence peut être vérifiée dans les faits. Voici quelques exemples d’énoncés positifs : « les prix augmentent », « le chômage diminue », « si les dépenses publiques augmentent, l’endettement public risque de s’accroître ».

En revanche, un énoncé normatif* ne peut pas être prouvé par les faits. Il contient un jugement de valeurs sur ce que devrait être la réalité, ce qui est bien ou mauvais, ce qui est désirable ou ce qui ne l’est pas. Ainsi peut-on souvent entendre des énoncés normatifs* qui peuvent exprimer des jugements de valeurs divergents, comme par exemple : « il est juste de taxer les riches plus que les pauvres » là où d’autres trouvent qu’ « il est injuste de taxer les riches proportionnellement plus que les pauvres ». Au-cun de ces énoncés ne pourra être prouvé ou désapprouvé par les faits. Ils expriment simplement des visions différentes de ce que devrait être la société.

Dans une société, il existe en principe une séparation des tâches. Les scientifiques mettent leur savoir à la disposition des personnes qui prennent les décisions, les décideurs politiques. Un toxicologue établit que fumer est cancérigène. Il informe le gouvernement qui décide ensuite, en toute connaissance de cause, de mettre en place une ou plusieurs mesures de prévention (par exemple, interdire la cigarette, imposer l’impression de messages sur les paquets tel que « fumer tue », interdire la publicité pour les cigarettes, etc.), voire de ne rien faire. Le scientifique informe, explique ; le décideur politique soupèse les enjeux, prend en compte les autres aspects du problème, arbitre les avantages et inconvénients et tranche. Au scien-tifique d’énoncer les faits, au décideur politique de juger et de décider.

2 Les termes suivis d'un astérisque sont définis dans le glossaire en fin d'ouvrage.

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La distinction entre le positif* et le normatif*, si elle paraît simple à première vue, ne l’est pas toujours. Il peut arriver que la part d’opinion ou de jugement person-nel que contient une affirmation ne soit pas clairement perçue, soit parce qu’elle semble universellement admise (tout le monde est d’accord sur le fait que le chô-mage, tant qu’à faire, c’est bien de le réduire), soit parce qu’on travaille dessus depuis si longtemps qu’on ne voit plus que c’est une orientation parmi d’autres. L’économiste peut, dans ce cas, formuler des affirmations qu’il croit sincèrement objectives, c’est-à-dire relevant de faits vérifiables, alors qu’elles ne le sont pas.

Théorie économique standard et théories économiques hétérodoxesIl existe de nombreuses écoles et courants de pensée au sein de la science éco-nomique. Leurs hypothèses, leurs analyses et leurs conclusions sont très diffé-rentes et parfois même conflictuelles. Cette diversité est toutefois actuellement dominée par un courant (lui-même décliné de plusieurs manières), auquel se rat-tache la grande majorité des économistes : la théorie économique dite standard, appelée aussi, parfois, théorie orthodoxe ou théorie néoclassique (bien que ces trois dénominations ne soient pas totalement synonymes).

L’économiste Tony Lawson3 préfère éviter l’adjectif néoclassique pour lui pré-férer celui de standard (mainstream, en anglais). L’économie standard contem-poraine a en effet de multiples facettes. Lawson réunit sous cette bannière les approches de l’économie qui recourent à la formalisation et à la déduction ma-thématique. C’est dans cette perspective que nous parlerons dans ce dossier de théorie économique standard pour qualifier les approches qui dominent le champ aujourd’hui.

À côté de la théorie économique standard existent des courants alternatifs que l’on désigne souvent sous le vocable de théories hétérodoxes.

La théorie économique standard a construit un outil d’analyse censé permettre d’expliquer ce qui se passe dans la réalité. Dans l’univers virtuel que crée cet ou-til, on trouve des agents économiques4. Ils ressemblent aux humains, mais leurs comportements, à eux, sont à ce point rationnels qu’ils peuvent être représen-tés par des formules mathématiques. Ce sont, en quelque sorte, des robots qui opèrent dans des espaces irréels. Les économistes procèdent à des calculs sou-

3 LAWSON Tony, What is this « school » called neoclassical economics?, Cambridge Journal of Eco-nomics, 2013, pp. 1-37.

4 Ces agents économiques portent les mêmes noms que les entités qu’ils représentent dans la réali-té : consommateurs, entreprises, État, etc. Cette homonymie est parfois source de confusion.

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vent complexes dont les résultats sont réputés correspondre à ce qu’on observe dans la réalité, dans la vraie vie. On peut ainsi calculer comment va se comporter un agent et comment il va interagir avec les autres agents sur les marchés, ces lieux où ils se rencontrent (voir encadré 3, page 24). Certes, les vraies personnes ne fonctionnent pas ainsi individuellement, mais, si on les prend dans leur en-semble, on peut obtenir des résultats satisfaisants.

Les courants dits hétérodoxes se distancient de telles méthodes. Ils intègrent plus explicitement des considérations politiques et sociales dans leur analyse. Ainsi les interactions entre les gens et les rapports (notamment de force) qui les caractérisent jouent, dans l’analyse économique dite hétérodoxe, un rôle consi-dérable que la théorie standard, selon cette approche, néglige complètement.

Procéder à des généralisations, mettre tous les économistes dans le même sac est donc abusif. Pourtant, force est de constater que les uns n’ont pas autant voix au chapitre que les autres, que ce soit dans les médias ou dans les sphères de pouvoir. La théorie standard domine. C’est elle que l’on entend le plus. Ce sont ses lois qui sont disséminées et qui influencent les représentations et les déci-sions des autorités publiques.

C’est précisément parce que l’économie standard est dominante que ce dos-sier, qui veut permettre au lecteur de mieux comprendre certaines vérités éco-nomiques, se concentre sur cette frange de l’économie. Il est néanmoins très important de garder à l’esprit qu’elle n’a pas le monopole de la pensée sur ces questions, ce que montrent différentes contributions d’acteurs de la société, présentées sous forme d’encarts tout au long des chapitres du dossier.

Équité et efficacitéLa théorie économique analyse les différents modes de fonctionnement de l’économie. Pour juger si l’un d’entre eux est meilleur, plus désirable qu’un autre, il faut définir le ou les critères sur lesquels on fondera cette appréciation. Les économistes en ont principalement mobilisé deux : l’équité et l’efficacité.

L’équité est une situation dans laquelle chacun reçoit selon ses besoins. Ce n’est pas la même chose que l’égalité, où chacun reçoit la même chose (voir encadré 2). S’intéresser à l’équité implique qu’il faut définir très clairement les besoins des indi-vidus pour les comparer entre eux. Or les appréciations peuvent varier à cet égard. Les questions d’équité véhiculent de nombreux jugements de valeurs sur ce qu’est une société juste ou équitable. Elles s’accommodent donc plus difficilement d’une démarche qui se veut scientifique. La théorie économique standard mobilise dès lors peu ce concept. En revanche, la plupart des théories économiques hétéro-

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doxes intègrent explicitement la question de l’équité et en font souvent une finalité de l’économie, comme l’économie sociale et solidaire, par exemple.

L’efficacité économique, quant à elle, est atteinte lorsque chaque bien est produit à un coût minimum, et que chacun tire le plus grand avantage des res-sources dont il dispose. Plus précisément, l’efficacité en économie est souvent comprise comme une situation dans laquelle il n’est pas possible d’améliorer le sort de certains sans détériorer celui d’autres. On parle alors d’efficacité au sens de Pareto, en référence à l’économiste de la fin du 19e, début du 20e siècle, Vilfre-do Pareto qui a été le premier à formuler l’efficacité* en ces termes. Si l’économie est conçue comme un ensemble de transactions et d’échanges, il y a efficacité quand il n’existe plus de transaction qui permettrait d’améliorer la situation de quiconque sans nuire à la situation d’un autre. Dans le cas contraire, l’économie ne serait pas efficace car on pourrait faire mieux, au niveau de la société, avec les ressources disponibles. On ferait un usage insatisfaisant des ressources dont on dispose. Il y aurait du gaspillage de ressources, en somme.

> ENCADRÉ 1 < EFFICACE N’EST PAS FORCÉMENT ÉQUITABLE

Un village imaginaire compte cent âmes. Tout le monde travaille jour et nuit au profit du seigneur local. Celui-ci vit dans l’opulence, tandis que les manants connaissent une grande misère. Cette situation est efficace au sens de Pareto : soustraire quelque chapon à la table du seigneur se-rait certes une grande fête pour celui qui s’en serait emparé, mais cela diminuerait – un peu seulement, mais quand même – la satisfaction du maître. Cette situation n’est certes pas équitable, puisqu’une seule per-sonne s’accapare une grande majorité des ressources, mais elle est ef-ficace au sens de Pareto: il n’est en effet pas possible de réallouer les ressources (dans notre exemple, les chapons) sans que le bien-être de l’un des agents de l’économie ne soit affecté négativement. Une écono-mie efficace n’est donc pas forcément équitable.

L’efficacité et l’équité sont deux qualités différentes. S’intéresser à l’une de ces qualités plutôt qu’à l’autre, même pour des raisons techniques, comme le fait la théorie économique standard, est donc un choix poli-tique qui exprime une préférence personnelle ou collective. C’est donc un choix discutable.

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> ENCADRÉ 2 < ÉGALITÉ N’EST PAS ÉQUITÉ

L’image ci-dessous illustre la différence entre l’égalité (à gauche) où l’on a donné à chacun le même nombre de livres, indépendamment de ses besoins, et l’équité (à droite) où le nombre de livres donnés à chacun permettra à tous d’atteindre les fruits.

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CAPITALISME, LIBRE MARCHÉ,

PRIVATISATIONS… NE MÉLANGEONS

PAS TOUT !Les citoyens qui débattent des problèmes du monde utilisent souvent différents termes pour caractériser le fonctionnement de l’économie. Une mauvaise com-préhension de ces concepts conduit à une utilisation anarchique qui perturbe la bonne compréhension réciproque. Il importe donc de les définir quelque peu. Les définitions exposées ci-dessous ne feront probablement pas l’unanimité car la complexité de ces réalités est considérable.

CapitalismeLe capitalisme est un système économique et social dans lequel les moyens de production (terrains, bâtiments occupés par les entreprises, machines, outils, brevets, etc.) appartiennent à des personnes privées. Ces dernières sont le plus souvent actionnaires de l’entreprise. À ce titre, elles prennent les décisions5 re-latives à la gestion et reçoivent le bénéfice généré par l’activité de celle-ci. Les

5 Les prises de décisions sont le plus souvent opérées de manière indirecte. Les actionnaires dé-signent des personnes qu’elles rémunèrent pour gérer l’entreprise, prendre les décisions à leur place, en leur nom.

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travailleurs mettent en œuvre des moyens, mais n’en sont pas généralement propriétaires. Le système capitaliste se caractérise par la recherche de profit*, l’initiative individuelle et la mise en concurrence des acteurs économiques.

Libre marché et concurrenceLe libre marché est un système économique dans lequel tout le monde peut aisément consommer ce qu’il veut (dans les limites de son budget) et créer sa propre entreprise. En principe, sur un marché libre, les personnes qui échangent des biens ou des services ne sont pas contraintes de le faire, elles consentent à l’échange. De plus, aucun agent extérieur à ceux qui échangent (comme l’État par exemple) ne peut forcer la transaction. C’est en ce sens qu’on décrit le marché comme libre.

La concurrence est la déclinaison la plus courante du libre marché dans laquelle plusieurs agents économiques convoitent une même ressource (matières pre-mières, clients, emplois, travailleurs, capitaux, biens ou services, etc.). La concur-rence est considérée, dans l’économie standard, comme la condition essentielle du bon fonctionnement de l’économie (voir chapitre 1 pour comprendre pourquoi).

Déréglementation et dérégulationLa déréglementation consiste à supprimer les règles qui régissent le fonction-nement de l’économie et qui sont perçues, par les promoteurs de la concurrence, comme des entraves au libre marché. Il peut s’agir par exemple de règles relatives au droit du travail, de règles fiscales ou de règles visant à protéger les consom-mateurs ou l’environnement.

Libéralisme économiqueLe libéralisme économique est fondé sur la conviction que l’économie de marché est la garante par excellence de la liberté individuelle et de l’efficacité collective. Historiquement, le libéralisme économique est issu du Siècle des Lumières. Les lois issues de la physique newtonienne permettent d’expliquer rationnellement et de prédire des phénomènes naturels. Les économistes de l’époque veulent établir, par analogie, une science physique du social qui pourrait expliquer ration-nellement et prédire les phénomènes sociaux. C’est dans ce contexte qu'au 18e siècle, Adam Smith (souvent considéré, avec Jean-Baptiste Say et David Ricar-do – 19e siècle – comme l’un des pères du libéralisme) a développé le concept de main invisible qui opèrerait sur les marchés de façon telle que les comporte-

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ments individualistes y conduisent automatiquement à la meilleure des situa-tions collectives.

Bien que le premier usage du terme remonte au 19e siècle, le néolibéralisme, dé-signe aujourd’hui le retour, dans les années 1970-1980, d’une forme radicale de libéralisme. Tout comme le libéralisme, cette doctrine économique favorise la li-berté individuelle. Il importe donc de supprimer tout ce qui pourrait entraver cette liberté, notamment les pouvoirs des autorités publiques. Sa traduction dans la sphère économique consiste à privilégier le libre marché et la dérégulation. Mais ce qui fait la spécificité du néolibéralisme, c’est qu’il entend appliquer les règles du libre marché bien au-delà de la sphère marchande, dans tous les domaines de la vie, comme l’État, l’éducation ou la santé.

Privatisation (n’est pas libéralisation)Une entreprise peut être détenue par l’État ou par des propriétaires privés (autres entreprises et/ou particuliers). Dans le premier cas, on parle d’entreprise publique; dans le second, d’entreprise privée.

Dans un système capitaliste, les moyens de production, c’est-à-dire les entre-prises, sont détenus par des propriétaires privés. Une entreprise publique, déte-nue par l’État, y est donc une anomalie.

L’État, seul propriétaire ou actionnaire majoritaire d’une entreprise publique, y prend les décisions, nomme et révoque les dirigeants. Cela pourrait, selon cer-tains observateurs, avoir deux conséquences.

1. Manque de surveillance, manque de motivation

Les propriétaires privés d’une entreprise ont utilisé leur épargne pour être (co-)propriétaires de cette entreprise et veulent que ce placement rapporte de l’argent. Un maximum d’argent ! Ils surveillent donc étroite-ment ses dirigeants et réclament d’eux une importante rentabilité.

Les personnes agissant au nom de l’État – parce que leur patrimoine personnel n’est pas concerné – ne surveilleraient pas toujours aussi étroitement les dirigeants des entreprises publiques. Or, si les dirigeants sont moins surveillés, ils pourraient relâcher leur propre attention et lais-ser s’installer dans l’entreprise un climat dans lequel on ne s’efforcerait plus d’être le plus performant. La première idée – contestée sur la base de contre-exemples – est que les entreprises publiques seraient dès lors moins efficaces que les entreprises privées.

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2. Travailleurs pas assez performants

Par ailleurs, l’État, comme patron d’une entreprise, peut lui imposer de recruter des travailleurs qui, autrement, ne pourraient pas (ou plus dif-ficilement) trouver d’emploi (on pense à des personnes handicapées, marginalisées, etc.). Certes, l’entreprise ne sera peut-être pas aussi per-formante, mais l’État remplit sa mission de service public en offrant à ces personnes une opportunité d’intégration professionnelle et sociale.

Par le passé, l’État pouvait donc donner de l’argent à ses entreprises pour compenser le service qu’elles rendaient à la collectivité, soit en em-ployant des travailleurs marginalisés, soit en maintenant un prix faible pour des biens jugés nécessaires. Cela est désormais interdit parce que si l’État aide certaines entreprises (les siennes) et pas d’autres, ces der-nières trouvent cela injuste, disent qu’elles ne se battent pas à armes égales, qu’elles sont discriminées, que la concurrence est faussée. C’est pourquoi la Commission européenne interdit (sauf sous certaines condi-tions très strictes) les aides de l’État aux entreprises.

La privatisation correspond au transfert de propriété d’une entreprise publique à des entreprises privées et/ou à des particuliers.

Il faut souligner que la privatisation et la libéralisation ne sont pas synonymes. La première vise à transférer la propriété d’une ou plusieurs entreprises du sec-teur public vers le secteur privé. La deuxième a pour objectif d’introduire plus de concurrence dans des secteurs économiques régis initialement pas des mono-poles publics. Cela peut se faire en ouvrant ce secteur à l’activité de nouvelles entreprises sans pour autant céder la propriété de l’entreprise qui était, histori-quement, seule sur ce marché.

DélocalisationLa délocalisation consiste à déplacer une unité de production d’un pays vers un autre. Souvent, la délocalisation implique de déplacer l’activité économique, au sein même d’une entreprise qui est implantée dans plusieurs pays : l’activité passe donc d’un site se trouvant dans le pays A à un autre se trouvant dans le pays B. Dans certains cas, la délocalisation peut mener l’entreprise à fermer totalement une unité de production dans un pays, pour sous-traiter l’activité à une autre firme dans un autre pays. La délocalisation s'accompagne dans ce cas d'une restructuration.

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SEPT AFFIRMATIONS DE LA THÉORIE ÉCONOMIQUE

STANDARD

PREMIÈRE PARTIE

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1« LE LIBRE MARCHÉ

CONCURRENTIEL, C’EST BIEN ! »

Où l’On tente de cOmprendre, et Où l’On discute, pOurquOi la théOrie écOnOmique standard fait

du marché cOncurrentiel le meilleur mOyen d’allOuer les ressOurces entre les gens

Les économistes distinguent plusieurs structures de marché* selon le degré de concurrence qui s’exerce sur celui-ci. Aux deux extrêmes, on trouve d’un côté, le monopole*, où il n’y a qu’un seul vendeur (comme par exemple le gestionnaire de réseau de distribution ORES – Opérateur des réseaux gaz et électricité) et de l’autre, la concurrence pure et parfaite, où de nombreux vendeurs se partagent le marché. De ces deux structures de marché, c’est la concurrence qui aurait les plus grandes vertus. C’est pourquoi il faudrait, autant que faire se peut, favoriser la concurrence sur le marché6…

6 Attention. Cette phrase évoque des vertus, c’est-à-dire des qualités considérées comme souhai-tables. Elle est donc normative. Il faut vérifier (i) si on est d’accord avec la définition implicite de « ce qui est bon, ce qui est juste » et (ii) si les hypothèses sous lesquelles les théorèmes sont exacts se vérifient dans la réalité. La première question (est-ce que je suis d’accord avec le jugement mo-ral ?) porte sur la part normative de l’affirmation. La deuxième question (est-ce que l’affirmation est exacte ?) porte sur la part positive de l’affirmation.

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Combien de vendeurs opèrent-ils sur le marché ?

Un seul Un petit nombre Un très grand nombre

↓ ↓ ↓Monopole Oligopole Concurrence7

> ENCADRÉ 3 < LE MARCHÉ

Habituellement, un marché est un rassemblement, en un lieu déterminé, de vendeurs de biens et de personnes qui souhaitent procéder à l’acqui-sition de ces biens. On pense spontanément aux échoppes d’un marché de fruits et légumes, au marché aux fleurs, au marché des bestiaux, etc. Les supermarchés désignent le même concept, organisé de façon per-manente par une entreprise commerciale.

Les économistes ont repris le terme pour désigner le lieu physique ou virtuel où se rencontrent l’offre et la demande d’un bien ou d’un service et où s’en fixe le prix. Ainsi, quand on parle du « marché mondial du dia-mant » ne vise-t-on pas un espace précis où se retrouveraient physi-quement les producteurs et leurs clients, mais l’espace virtuel de toutes les interactions entre eux, quels que soient les lieux exacts où elles se produisent réellement.

Selon la théorie économique standard, dans un marché concurrentiel, la produc-tion de biens et de services serait la plus efficace possible, les consommateurs obtiendraient les meilleurs prix, et le gaspillage serait limité (voire nul). De plus, la concurrence stimulerait l’innovation : plus les firmes veulent être compétitives, plus elles doivent jouer d’audace et de créativité pour limiter leurs coûts de pro-duction afin d’élargir leurs marges de profits ou de diminuer leurs prix pour capter une plus grande partie de la demande.7

7 Pour accéder au statut de concurrence pure et parfaite, il faut encore que d’autres critères, portant notamment sur le produit et sur l’information des agents, soient rencontrés.

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1.1 La concurrence garantit plus de bien-êtreComment expliquer ces vertus supposées de la concurrence ? Pour répondre à cette question, il faut faire un détour par l'hypothèse majeure que fait l’économie sur le comportement des individus, qu’elle appelle des agents économiques.

Les agents sont rationnels

Dans la théorie économique standard, l’agent économique (cet alias virtuel des vraies gens) est rationnel et champion de mathématiques. Dans toute situation, il identifiera et adoptera un comportement optimal, celui qui défend le mieux ses intérêts personnels compte tenu des contraintes auxquelles il fait face. S’il est producteur, il agira de façon à maximiser son profit* (voir encadré 4). S’il est consommateur, il maximisera l’utilité*, la satisfaction, qu’il tire de sa consomma-tion tout en respectant les limites de son budget.

> ENCADRÉ 4 < MAXIMISER LE PROFIT

La théorie économique standard fait l’hypothèse que l’agent écono-mique entreprise, l’alias des vraies entreprises, maximise* son profit. Elle ne dit pas que cela est bien, que cela est juste, que c’est ce qu’il faut. Elle ne recommande pas aux vraies entreprises d’être obnubilées par cet objectif. En revanche, elle constate que cette hypothèse permet de bien rendre compte du comportement réel des entreprises. En retenant cette hypothèse et en faisant fonctionner sa maquette virtuelle, mathéma-tique, la théorie économique standard obtient des résultats proches de ceux qu’elle peut observer dans la vraie économie.

En outre, la théorie économique standard conclut qu’une entreprise qui ne poursuivrait pas cet objectif, concurrencée par d’autres qui le pour-suivraient, ne pourrait pas survivre longtemps.

1.2 Le surplus du consommateurC’est l’été, il fait chaud. Roger et Suzanne font une grande promenade sous le soleil. Après quatre heures de marche, ils avisent un petit troquet. Ils pourront s’y désaltérer.

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« - J’ai soif, j’ai tellement soif, s’exclame Roger.

- Moi aussi, répond Suzanne. J’ai tellement soif que je donnerais ma vie pour un verre d’eau !

- Peut-être pas en ce qui me concerne, dit Roger. Mais je payerais cher, ça oui !

- Combien d’argent paierais-tu pour un verre d’eau bien fraîche ?

- Oh ! Je crois que je serais bien prêt à payer 25 €, tellement j’ai soif !

- Et moi, je pourrais payer 20 € pour un bon verre d’eau ! »

Peu de monde, dans la vraie vie, est capable de fixer ainsi, aussi exactement, la valeur qu’il attribue aux choses. Pour cela, le monde virtuel de la théorie écono-mique est bien pratique : les agents économiques pratiquent ce type d’estima-tion à longueur de temps.

Dans le troquet, le verre d’eau minérale fraîche est vendu au prix de 1,5 €.Roger et Suzanne se précipitent au comptoir et commandent un verre. Tandis qu’ils le boivent, Roger pense : « j’évaluais à 25 € le bonheur8 que me pro-curerait ce bon verre d’eau fraîche, et je l’ai payé seulement 1,5 €. J’y gagne du bonheur pour une valeur de 23,5 € ! »

Personne, dans la vraie vie, n’attribue une valeur monétaire à son bonheur, mais dans le monde virtuel de la théorie économique, cela ne pose aucun problème. Le consommateur Roger vient de boire son premier verre d’eau qui lui a fait tant de bien. Il sourit, il est heureux. Il a vraiment fait très chaud, cet après-midi. Il a en-core soif. Un peu moins, maintenant qu’il a bu un verre, mais tout de même assez pour un deuxième verre d’eau minérale. Cela lui ferait très plaisir. Il évalue à 12 € le bonheur qu’il associerait à ce verre. Le prix est toujours de 1,5 €. Il a tout intérêt à commander un nouveau verre, ce qu’il s’empresse de faire. Ce deuxième verre, lui procure plus de plaisir que la peine de débourser ces trois pièces de 50 centimes.

On appelle surplus du consommateur la différence entre la valeur du plaisir de consommer un bien et le prix auquel ce bien est acheté. Pour ce deuxième verre, ce surplus du consommateur, en l'occurence Roger, s’élève à 10,5 €.

Au fur et à mesure qu’il boit des verres d’eau, Roger étanche sa soif. La valeur qu’il attribue au fait de boire un troisième verre n’est plus que de 7 € ; celle du

8 Les économistes appellent utilité* cette satisfaction apportée par la consommation d’un bien ou d'un panier comprenant plusieurs biens.

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quatrième verre s’élève à 4 € ; celle du cinquième verre s’élève à 2 € ; celle du sixième verre s’élève à 1,2 €. Mais ce dernier verre, il ne le commande pas parce qu’il coûte plus cher que le bonheur qu’il lui apporte.

Tableau 1 > Valeur subjective et surplus du consommateur - la valeur d'un verre d'eau pour Roger

Valeur subjective que Roger

attribue au plaisir de

boire ce verre

Coût du

verre

Surplus du

consomma-teur

Surplus cumulé,

total

Premier verre 25 € 1,5 € 23,5 € 23,5 €

2e verre 12 € 1,5 € 10,5 € 34 €

3e verre 7 € 1,5 € 5,5 € 39,5 €

4e verre 4 € 1,5 € 2,5 € 42 €

5e verre 2 € 1,5 € 0,5 € 42,5 €

6e verre 1,2 € 1,5 € - 0,3 € 42,2 €

7e verre 0,7 € 1,5 € - 0,8 € 41,4 €

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Roger, comme consommateur de la théorie économique, calcule très vite que son surplus total, cumulé (tableau 1), sera le plus élevé s’il consomme 5 verres. C’est ce qu’il choisit donc de faire.

Si le prix du verre d’eau minérale augmente et passe à 2,2 €, Roger boira un verre de moins et son surplus ne sera plus que de 39,2 €.

Si le prix du verre d’eau minérale avait été de 1 €, Roger aurait bu 6 verres et au-rait eu un surplus du consommateur total égal à 45,2 €.

Plus faible est le prix, plus grande est la quantité que l’on souhaite consommer et plus important le bonheur du consommateur.

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Les pensées de Roger sont imagées dans le graphique 1.

Graphique 1 > Valeur subjective et surplus du consommateur - la valeur d'un verre d'eau pour Roger

Chaque bâtonnet correspond à un verre d’eau mi-nérale : le premier, le deuxième, le troisième, etc. La hauteur du bâtonnet correspond à la valeur que Roger attribue à la consommation de ce verre d'eau minérale correspondant. La partie orange corres-pond au prix du verre (1,5 €) et la turquoise corres-pond au surplus du consommateur.

On voit que Roger consommera des verres d’eau minérale tant que le plaisir qu’il en conçoit surpasse le prix payé, c’est-à-dire qu’il en achète 5.

C’est ainsi que se dessine la courbe de demande : en agrégeant pour chaque niveau de prix, la demande de tous les consommateurs.

1er verre

2e verre

3e verre

4e verre

5e verre

6e verre

7e verre

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Prix du verre = 1,5 €

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En faisant cet exercice pour chaque consommateur, on obtient la courbe de demande de chacun d’eux. Pour chaque prix, on connaît désormais le nombre de verres d’eau minérale que chaque consommateur souhaite acheter. On addi-tionne ces montants et on obtient la courbe de demande de tous les consom-mateurs.

Cet exercice peut paraître fastidieux, mais dans le monde virtuel de la science économique, où les agents connaissent parfaitement leurs goûts et calculent à la vitesse de l’éclair, c’est une formalité.

On a dessiné une telle courbe dans le graphique 2. Par exemple, si le verre d’eau minérale est vendu au prix de 1,2 € et qu’on interroge tous les consommateurs, on obtient le souhait d'une consommation totale de 35 000 verres. Ici, la courbe de demande est linéaire, mais elle pourrait avoir à peu près n’importe quelle al-lure pour peu qu’elle soit décroissante : plus le prix diminue, plus on demande de verres d’eau.

Graphique 2 > Courbe de demande et surplus total des consommateurs

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

La surface turquoise, entre la courbe de demande et la ligne horizontale corres-pond alors au surplus de l’ensemble de tous les consommateurs de l’économie. Plus il est grand, mieux c’est.

PRIX

QUANTITÉ

1,2 €

35 000 verres

Courbe de demande

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1.3 Le surplus du producteurSuzanne est viticultrice ; elle produit et vend du raisin. Elle dit à son mari : « - Si je veux produire une tonne de raisin, je mettrai mes vignes sur le coteau des Bécasses, à l’entrée du village. Il est idéalement situé et le sol est parfait. Ça poussera tout seul ! Je recruterai Séraphin pour remuer le sol, tailler les vignes et récolter. C’est un bon gars, et costaud avec ça ! Tout compris, j’en aurai pour 200 €… »

Son mari lui demande : « - Et si tu voulais produire une tonne de plus ?

- Ah ça ! répond Suzanne, il faudrait alors occuper la colline à Raymond. Elle n’est pas aussi bonne que le coteau des Bécasses, mais c’est le mieux de ce qui reste. Et je devrais recruter Firmin et Valentin. Ils devront bien être deux sur cette terre-là. Ils ne sont pas aussi bons que Séraphin… Ouf, j’en aurai bien, en tout pour 500 € en plus !

Et pour une tonne de plus ?

Si je veux produire une tonne de plus, il me faudra allez du côté de Bois-Manay. Il y a là des terrains, mais on y trouve plus de cailloux que de terre. Il faudra planter plus de vignes pour obtenir assez de raisin. Tu peux compter quatre hommes là-dessus. On ne s’en sortira pas à moins de 900 € pour cette tonne supplé-mentaire ».

Si la tonne de raisin se vend à 750 €, Suzanne exploitera le coteau des Bécasses et la colline à Raymond, mais elle n’ira pas du côté de Bois-Manay.

Grâce au raisin produit sur le coteau des Bécasses, elle reçoit 750 €, mais cela lui coûte 200 €. Elle a donc un surplus de 550 €. Grâce au raisin récolté sur la colline à Raymond, elle perçoit à nouveau 750 €, mais avec une charge de 500 €. Elle a donc un surplus de 250 €.

Au total, son surplus s’élève à 800 €.

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Graphique 3 > Productivité des terrains et surplus du producteur

1000 kg Coteau

des Bécasses

1000 kg Colline

à Raymond

1000 kg Bois-Manay

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Sur le graphique 3, les terrains sont classés par ordre décroissant de producti-vité*. Ceux qui permettent de produire au moindre coût sont présentés les pre-miers, à gauche. Le coût lié à la production d’une tonne de raisin est figuré par le rectangle orange. Si le prix auquel Suzanne vend la tonne de raisin s’élève à 750 € (niveau de la ligne rouge), l’écart entre ce niveau et le coût (en turquoise sur le graphique) correspond au surplus du producteur.

On voit, grâce à cette ligne rouge, que Suzanne a intérêt à exploiter le coteau des Bécasses et la colline à Raymond, mais pas le terrain de Bois-Manay. Elle va offrir, sur le marché, 2 000 kg de raisin.

En faisant cet exercice pour chaque entreprise, on obtient la courbe d’offre de chacune d’elles. Pour chaque prix, on connaît désormais le nombre de tonnes de raisin qu’elles produiront au total. On additionne ces montants et on obtient la courbe d’offre de tous les producteurs.

À nouveau, cet exercice peut paraître fastidieux, mais dans le monde virtuel de la science économique, où les agents connaissent parfaitement leurs coûts et calculent à la vitesse de l’éclair, c’est une formalité.

Une telle courbe d’offre est représentée dans le graphique 4. Si la tonne de raisin se vend à 750 €, tous les vignerons souhaiteront produire, au total, 675 tonnes de raisin. Plus le prix augmente, plus l’offre s’accroît.

Prix du raisin = 750 €/tonne

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PRIX

QUANTITÉ

750 €

675 tonnes

Graphique 4 > Courbe d'offre et surplus total du producteur

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

La surface turquoise, entre la courbe d’offre et la ligne horizontale correspond alors au surplus de l’ensemble de tous les producteurs de l’économie. C’est de l’argent disponible pour se faire plaisir. Plus le surplus est grand, mieux c’est.

1.4 Les lois de la demande et de l’offre et le rôle central des prix

Le comportement de l’ensemble des agents sur un marché peut ainsi se résumer en deux lois9 liées aux deux acteurs en jeu : la loi de la demande qui concerne les acheteurs et la loi de l'offre, les vendeurs.

La loi de la demande établit une relation entre la quantité demandée d’un bien (ou d’un service) et le prix de ce bien (ou service). Elle nous dit que, lorsque le prix d’un bien augmente, la quantité de ce bien demandée par les consommateurs

9 Le terme loi est mis en italiques car il ne s’agit pas de lois au sens juridique ou physique du terme. L’adoption de ce terme témoigne simplement de l’idée selon laquelle, dans le monde virtuel de la théorie économique standard, cette loi agit toujours et partout.

Courbe de l'offre

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diminue10. Un corollaire de cette loi indique que, plus le prix est faible, plus élevé est le surplus des consommateurs.

La loi de l’offre établit une relation entre la quantité offerte d’un bien (ou d’un service) et le prix de ce bien (ou service). Elle nous dit que, toutes choses étant égales par ailleurs, plus le prix d’un bien est élevé, plus grande est la quantité de ce bien offerte sur le marché11. Un corollaire de cette loi est que plus le prix est élevé, plus important sera le surplus des producteurs.

Qu’il s’agisse de l’offre ou de la demande, les prix jouent un rôle central dans la théorie économique standard ! Les prix sont des informations en fonction des-quelles les agents économiques ajustent leurs comportements.

Dans un marché libre tel que celui de la théorie économique, le prix s’ajuste na-turellement, spontanément à la valeur telle que la quantité totale que l'ensemble des consommateurs souhaitent acheter équivaut à celle que l'ensemble des pro-ducteurs, tous ensemble, souhaitent vendre.

On parle de marché à l’équilibre parce que, dans ce cas, plus aucune force n’in-tervient pour changer ni le prix, ni les comportements des consommateurs ou des entreprises.

Cela résulte d’un double mécanisme d’ajustement.

1. Imaginons que le prix sur le marché du pain soit très faible, à 0,50 €. Les consommateurs souhaitent en acquérir beaucoup et les boulangers ne sont pas très enclins à en produire autant. Comme nous sommes dans un marché libre, on ne peut pas les y contraindre. Il y a, sur le marché, moins de pains que ce qu’on voudrait en acheter ; il y a donc pénurie. Cent personnes se présentent à la boulangerie pour acquérir les quatre pains présents dans l’étalage ! Les boulan-gers comprennent vite que, compte tenu de cette pénurie, ils peuvent augmenter le prix du pain. Ils arriveront à vendre leur production et réaliseront de meilleurs

10 Cette relation s’établit « toutes choses étant égales par ailleurs ». Si le prix du bien augmente, mais qu'en même temps, de nombreuses autres variables changent, la quantité demandée pourrait aug-menter. Les effets de ces autres variables auraient contrebalancé l’effet de la hausse du prix. Pour y voir clair, il est préférable de considérer l’effet du changement du prix quand tout le reste demeure inchangé. Dans la réalité, il est difficile de tout figer sauf le prix, mais dans la théorie économique standard, le chercheur peut décider ce qu’il veut sur la réalité virtuelle qu’il a construite pour rendre compte de ce qui se passe dans la réalité.

11 Deux raisons expliquent cette relation. Au niveau de l’entreprise individuelle, plus un bien peut être vendu cher sur le marché, plus il devient profitable de le produire et de le vendre. Il devient donc inté-ressant pour les producteurs de laisser tomber la production de biens relativement moins rentables pour produire plus du bien dont le prix de vente a augmenté. Au niveau de toutes les entreprises, si chaque entreprise individuelle raisonne ainsi, forcément, au total, la quantité proposée par l’en-semble des entreprises augmente aussi.

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profits. Ainsi font-ils donc. Au fur et à mesure que le prix augmente, ils rever-ront leur projet de production à la hausse (et produiront donc plus de pain), et les consommateurs, pour leur part, diminueront leurs intentions d’achat. L’écart entre la quantité demandée et la quantité offerte diminuera. L’augmentation du prix du pain se poursuivra jusqu’à ce que la quantité offerte soit égale à la quanti-té demandée. Il n’y a, alors, plus de raison que le prix varie. On dira alors qu’on est au prix d’équilibre du marché.

2. Imaginons cette fois que le prix du pain soit particulièrement élevé : 5 € pièce. Les producteurs se réjouissent et produisent des quantités considérables de pains alors que, dans le même temps, les consommateurs cessent de fréquenter les boulangeries, ce prix étant bien trop cher pour eux. Certains décident de pro-duire leur pain eux-mêmes ; d’autres se détournent de ce produit et optent pour d’autres solutions. Les boulangers se retrouvent alors avec beaucoup d’invendus. C’est de la perte sèche*. Pour écouler leur production, ils vont baisser le prix de vente de leur pain. Plus le prix baissera, plus les consommateurs s'intéresseront à nouveau au pain du boulanger. Ils souhaiteront augmenter leur consommation de ce bien. De leurs côté, les boulangers réduiront graduellement la quantité fa-briquée. Ce phénomène se poursuivra jusqu’à ce que le prix ait atteint le prix d’équilibre, celui pour lequel quantité offerte et quantité demandée s’équivalent.

Les mécanismes présentés ci-dessus (hausse des prix en cas de pénurie et baisse du prix en cas d’offre excessive) semblent durer un certain temps. Dans le monde virtuel de la théorie économique standard, ces ajustements sont instan-tanés. C’est l’effet de ce qu’on appelle la main invisible qui, sur les marchés, opère pour atteindre l’équilibre.

1.5 Pourquoi la concurrence, c’est mieux ?Afin de comprendre en quoi la théorie économique standard favorise la concur-rence pour allouer les ressources entre les agents, il faut la comparer à une situa-tion bien différente : celle du monopole*. Dans ce cas, il n’y a qu’un seul produc-teur ; c’est l’exact opposé de la situation de concurrence.

En situation de concurrence, le prix est fixé par la loi de l’offre et de la demande. C’est le prix pour lequel la quantité totale demandée par tous les consommateurs équivaut à la quantité totale proposée à la vente par tous les producteurs. Dans le graphique 5, c’est le prix pE.

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PRIX

QUANTITÉ

pM

qM

Graphique 5 > Prix d'équilibre et surplus totaux des consommateurs et produc-teurs sur un marché en concurrence parfaite

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

L’entreprise en situation de monopole* peut quant à elle choisir librement le prix auquel elle vend sa marchandise. Personne ne pourrait proposer moins cher pour lui rafler ses clients. Elle décide donc de fixer un prix plus élevé, pM, quitte à produire et vendre moins.

Graphique 6 > Surplus totaux des consommateurs et du producteur en situa-tion de monopole

PRIX

QUANTITÉ

pE

qE

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PRIX

QUANTITÉ

pM

pE

qM qE

Les graphiques 5 et 6 affichent également le surplus des consommateurs (en jaune) et des entreprises ou de l’entreprise (en turquoise).

Le graphique 7 reprend cette information, présentée autrement pour faciliter la comparaison.

Graphique 7 > Comparaison des surplus totaux des consommateurs et produc-teur(s) en situation de monopole ou de concurrence parfaite

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

En situation de concurrence pure et parfaite, le surplus du producteur correspond à la somme des surfaces turquoise et bleue. En situation de monopole*, c’est la somme des surfaces turquoise et rose. On voit que la surface rose est plus grande que la surface bleue. Son surplus est plus grand. L’entreprise préfère bien être en monopole* plutôt qu’en concurrence.

Le surplus total des consommateurs, en concurrence parfaite, correspond à la somme des surfaces jaune, rose et grise. Quand on passe à la situation de mo-nopole*, il se réduit à la seule surface jaune.

En passant d'une situation de concurrence parfaite à celle de monopole*, on as-siste donc :

• au transfert, d’une partie du surplus des consommateurs vers les entreprises. C’est la surface rose. Les économistes ne s’en inquiètent pas trop : ce que quelqu’un a perdu, un autre l’a gagné…

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• à la perte des surplus correspondant aux surfaces grise et bleue. Il y a donc là un gaspillage de bien-être, qui ne bénéficie à personne. C’est ce qu’on nomme la perte sèche.

C’est précisément la perte sèche* de ce surplus, quand on passe d'une situation de concurrence à celle de monopole*, qui explique que les économistes recom-mandent de favoriser la concurrence.

1.6 Les caractéristiques de la concurrenceDans la théorie économique standard, un marché parfaitement concurrentiel a quatre grandes caractéristiques.

Une infinité d’agents12

Il y a une infinité de demandeurs et une infinité d’offreurs (comme les atomes dans la matière) ; chaque agent est tellement petit dans la masse d’agents qu’il n’a aucune influence individuelle sur le marché, il ne peut pas influencer le prix à lui seul.

Si une entreprise a suffisamment d’importance, dans un marché, pour influencer le prix, elle se trouvera en situation d’imposer un prix plus élevé que celui qui aurait prévalu en situation de concurrence parfaite. Dans ce cas, le surplus total des consommateurs et producteurs sera moins élevé, comme cela a été illustré sous le titre 1.5.

Une homogénéité du bien

Le bien vendu sur le marché est uniforme, quel que soit le vendeur ; il n’y a pas de spécificité ou de différence de qualité selon les vendeurs.

Par exemple, tous les pains vendus sont identiques, faits de la même farine, préparés selon la même recette, cuits pareillement. Ils sont parfaitement inter-changeables. On comprend aisément que cette hypothèse est théorique, qu’elle favorise la réflexion, mais qu’elle ne s’observe que très rarement dans la réalité.

12 Les économistes utilisent le terme d’atomicité (plutôt que d’infinité) pour insister sur le fait que chaque agent correspond à une part tellement infime d’un tout qu’il ne peut, à lui seul, avoir d’in-fluence significative sur l’économie dans son ensemble.

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Quand une entreprise vend un bien perçu – à tort ou à raison – comme différent des autres (par exemple un Smartphone frappé d’un logo de pomme croquée, ou une voiture dont la publicité donne à penser qu’elle a quelque chose de différent des autres), elle peut créer une sorte de petit marché à part sur lequel elle peut demander un prix plus élevé. À nouveau, la perte d’une partie du surplus total des consommateurs et producteurs est préjudiciable à l’efficacité générale13.

Une information parfaite

Tous les agents sur le marché (offreurs et demandeurs) ont connaissance des prix pratiqués, des préférences de chacun, de la qualité des produits, etc.

Si ce n’est pas le cas, un producteur peut profiter du fait que certains consom-mateurs ignorent l’existence de concurrents pour réclamer des prix plus élevés, ce qui diminuerait le surplus total des consommateurs et producteurs.

La libre entrée, libre sortie du marché et mobilité des facteurs de production

Imaginons que le prix du pain soit particulièrement élevé. C’est un marché ren-table, où les profits sont considérables. Roger décide d'ouvrir sa propre boulan-gerie. Dans la vraie vie, cela prend du temps et n’est pas forcément simple ; il faut trouver un bâtiment qui convient pour la production et la commercialisa-tion du pain, obtenir diverses autorisations administratives, négocier l’approvi-sionnement de farine avec un meunier, acheter et installer un four, recruter du personnel qualifié, etc. Dans la vie virtuelle de la théorie économique standard, la création est instantanée et ne coûte rien d’autre que l’acquisition du capital (bâtiment, four), l’achat de matières premières et la rémunération des travailleurs.

De la même façon, le jour où Roger constate que, le prix ayant baissé, sa bou-langerie n’est plus rentable, il peut la fermer, clôturer son activité en deux temps trois mouvements.

Cette condition permet à la main invisible de fonctionner : les prix s’ajusteront

13 On relèvera que l’existence de produits différents permet aux consommateurs de trouver plus aisément des produits correspondant à leurs préférences et, ainsi, d’enregistrer des surplus plus importants. Reprenons notre exemple, avec Roger et Suzanne, assoiffés après une longue prome-nade sous le soleil, et qui prennent une eau plate (bien homogène). Imaginons qu'ils aient en fait le choix entre de l’eau plate et de l’eau gazeuse. « Peut-être cette seconde option aurait-elle plu à Suzanne ? » Ce premier verre d’eau, qu’elle estimait à une valeur de 20 €, elle l’aurait peut-être évalué à 23 € si l'eau avait été gazeuse. Une diversité des produits peut donc parfois être source d’accroissement des surplus totaux.

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très rapidement par une augmentation ou une réduction rapide des quantités of-fertes sur le marché. Or, c’est au prix d’équilibre que le surplus total des consom-mateurs et des producteurs est le plus élevé.

Les économistes ont bien conscience que la situation de concurrence pure et parfaite n’existe pas. En réalité, les agents économiques ne sont pas infiniment nombreux ; l’information n’est pas parfaite (on ne connaît pas le prix pratiqué dans tous les magasins, par exemple) ; il existe toujours des petites différences entre les biens (par exemple sur le marché du shampoing, on trouve des shampoings pour cheveux secs, blonds, cassants, frisés, etc.) ; il n’est pas toujours facile d’en-trer instantanément sur un marché pour une nouvelle entreprise (les démarches administratives prennent du temps, tout comme l’achat de machines, l’embauche de personnel, etc.). La concurrence pure et parfaite est donc un idéal-type* de structure de marché*. Il s’agit d’un modèle parfait utilisé comme une référence pour mieux caractériser les marchés réels comme plus ou moins concurrentiels (par exemple : on peut situer le marché du pain comme plus concurrentiel que le secteur des voitures de luxe) et pour en identifier les failles.

1.7 La théorie de l’équilibre généralLa théorie économique standard démontre qu’un marché en concurrence pure et parfaite offre plus de bien-être que des marchés qui ne le seraient pas, tels que, par exemple, une situation de monopole* ou une marché sur lequel sévirait un cartel*.

Toutefois, une économie ne se résume pas à un seul marché. Il s’y trouve de nom-breux marchés qui interagissent entre eux. Le revenu disponible d’un consom-mateur dépend du salaire qu’il perçoit en tant que travailleur. Et le prix d’un bien (par exemple celui des pommes) interfère sur nos choix de consommer d’autres biens (par exemple des oranges).

Que se passe-t-il si on considère tous les marchés et qu’on prend en considéra-tion toutes les interactions qu’ils ont les uns sur les autres ?

Deux économistes réputés du 20e siècle, Kenneth Arrow et Gérard Debreu ont examiné cette question. Ils n’ont pas traité la réalité, mais les alias virtuels du modèle théorique, où les agents se comportent conformément à des formules mathématiques. La démonstration est trop complexe pour être présentée ici, mais le résultat est important.

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On démontre ce qui suit.

Si

→ tous les marchés (du travail, du capital et de chacun des biens et services) sont en concurrence pure et parfaite ;

→ il n’existe pas d’externalités14 ;

→ il n’existe pas de bien public15 ;

→ les rendements d’échelle pour la production des biens et services sont finalement décroissants ;

→ les goûts des gens obéissent à quelques règles ;

alors

l’état de l’économie auquel on arrive quand elle fonctionne librement et sans entrave est Pareto-optimal16.

La Pareto-optimalité* dont il est question signifie que, dans cette économie, telle qu’elle fonctionne, il ne serait pas possible d’accroître le bien-être de quiconque sans, pour cela, se trouver contraint de diminuer celui de quelqu’un d’autre. Comme nous l’avons illustré dans l'introduction (exemple de l'encadré 1, page 15 sur le seigneur qui exploite ses serfs), cela ne signifie pas nécessairement que le bien-être total est à son maximum ou que la situation soit égalitaire ou équitable.

Les hypothèses de ce théorème sont purement mathématiques. On ne peut tirer aucune conclusion si la moindre de ses hypothèses n'est pas respectée, ce qui est le cas dans la réalité. Ce théorème a cependant eu pour effet que certains économistes, puis de nombreuses personnalités politiques (singulièrement des

14 L’externalité est un effet, positif ou négatif, qu’a une transaction sur d’autres personnes que celles qui y prennent part. Il peut s’agir par exemple de la pollution liée à la production d’un bien, et qui cause préjudice à d'autres personnes que le producteur ou ses clients. Il peut aussi s’agir de l’effet positif de l’activité du producteur de miel sur celle du fructiculteur dont les arbres sont pollinisés par les abeilles du premier.

15 Le bien public est un bien qui profite à tous les consommateurs sans qu’il soit possible d’exclure quiconque ne participerait pas à son financement.

16 Du nom de l’économiste Vilfredo Pareto, auteur de cette définition d’une situation optimale. Rap-pelons que l’optimalité* au sens de Pareto désigne une situation dans laquelle il n’existe aucune transaction susceptible d’améliorer le bien-être d’un agent sans entraver le bien-être d’un autre agent.

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personnes telles que Margaret Thatcher17 et Ronald Reagan18) ont estimé qu’il est bon de s’approcher au maximum de ces conditions. Ils ont promu un système économique libre dans lequel l’État intervient très peu, laissant l’initiative aux en-trepreneurs.

1.8 En conclusionLes économistes de la théorie économique standard pensent que la concurrence sur les marchés libres permet de s’approcher au maximum d’une situation dans laquelle le total des surplus des consommateurs et du producteur est le plus élevé possible. Il n’y a alors pas de « gaspillage de bonheur ».

CONCURRENCE SUR LE MARCHÉ DE L’ÉNERGIE

Une contribution de Test-Achats19

Il est difficilement contestable que la libéralisation du marché de l’éner-gie n’est pas un succès total. D’année en année, Test-Achats constate que (…) les différences internationales sont flagrantes. C’est en France que l’électricité est la moins chère, suivie du Royaume-Uni. Les consom-mateurs y paient environ 500 € par an pour 3 500 kWh. Aux Pays-Bas, la facture dépasse déjà 600 €. En Allemagne, elle est comprise – comme chez nous – entre 700 € et plus de 900 €. Les Britanniques sont de loin les mieux lotis en ce qui concerne la fourniture de gaz : les Français et les Allemands paient environ 50 % de plus que les Londoniens. Le sup-plément avoisine les 60 % en Belgique, et 70 % ou plus aux Pays-Bas.

Test-Achats propose plusieurs solutions afin de renverser la situation actuelle.

Les centrales nucléaires ont permis de produire de l’électricité à faible coût mais le consommateur n’en a jamais profité. Ces centrales, cofinan-

17 Margaret Thatcher, Premier Ministre du Royaume-Uni de 1979 à 1990, a privatisé d’importantes en-treprises publiques, baissé les impôts directs, réduit considérablement les services publics (et, donc, les dépenses et l’endettement de l’État britannique), réduit les réglementations sur les opérations financières et affaibli les syndicats.

18 Ronald Reagan, président des États-Unis de 1981 à 1989, a grosso modo procédé aux mêmes ré-formes que Margaret Thatcher, à une différence près. Il a certes réduit considérablement les ser-vices publics, mais il a par contre augmenté significativement les dépenses militaires.

19 Test-Achats, Concurrence sur le marché de l'énergie (non daté). Site Internet : Test-Achats [consul-té le 23 septembre 2016]. Test-Achats est une organisation chargée de défendre les droits des consommateurs.

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cées par le consommateur à l’époque, sont amorties depuis pas mal de temps. Il serait donc tout à fait logique que le consommateur final puisse lui aussi tirer un avantage de la rente nucléaire. Étant donné que l’État touche, depuis longtemps déjà, sa part du gâteau sur les tarifs électri-cité trop élevés – grâce à la TVA –, il serait normal que les consomma-teurs bénéficient d’une réduction de la TVA. Pour ce faire, on pourrait par exemple appliquer une TVA moins élevée sur une première tranche de consommation d’énergie, essentielle aux besoins de base. (…) Il faudrait aussi envisager un taux de TVA réduit sur les redevances forfaitaires réclamées par les fournisseurs. Test-Achats n’est cependant pas favo-rable à un abaissement de la TVA sur la facture globale car on ne peut évidemment donner au consommateur l’impression qu’il est autorisé à gaspiller l’énergie.

Test-Achats estime que la rente nucléaire doit en partie servir à financer des investissements liés à l’énergie verte. Il est en effet hors de ques-tion de répercuter la totalité des coûts sur les consommateurs finaux. Le développement du parc éolien en mer du Nord est un exemple parlant : à défaut d’une politique adéquate, ce projet coûtera environ 800 millions d’euros par an aux consommateurs à partir de 2016. Tant qu’Electrabel conservera sa position dominante sur le plan de la production (sa part de marché est de 72 % !), le consommateur belge continuera à payer l’élec-tricité au prix fort. Pour Test-Achats, aucun acteur du secteur ne devrait détenir une part supérieure à 20-25 % de la production. (…) L’État devrait pouvoir intervenir temporairement comme acheteur unique. Il achèterait ainsi l’électricité des centrales nucléaires au prix coûtant, assorti d’une marge bénéficiaire raisonnable, et la revendrait ensuite aux autres ac-teurs du marché. (…)

Il faut limiter d’urgence le nombre de gestionnaires du réseau de dis-tribution, qui sont une bonne vingtaine en Belgique (à titre de compa-raison, les Pays-Bas en comptent une dizaine et un seul en France) et pratiquent tous des tarifs différents. Test-Achats plaide pour une plus grande uniformisation des coûts de distribution, qui serait également profitable pour le consommateur.

(…)

Test-Achats demande au gouvernement de légiférer ces propositions afin que le consommateur puisse, enfin, profiter lui aussi de la libéralisa-tion du marché de l’énergie. (...)

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« FLEXIBILISER LE MARCHÉ DU TRAVAIL,

C’EST BIEN ! »Où l’On tente de cOmprendre, et Où l’On discute,

pOurquOi la théOrie écOnOmique standard cOnsidère que le marché du travail devrait pOuvOir fOnctiOnner le plus libre-

ment pOssible, sur le mOdèle de la cOncurrence pure et parfaite

« Il faut flexibiliser le marché du travail pour réduire le chômage ! » Cette idée est largement répandue. Les autorités prennent de plus en plus de mesures dans ce sens. Concrètement, il s’agit par exemple de réduire les coûts du travail, d’amé-nager le temps de travail, d’accroître la mobilité géographique des travailleurs, de faciliter l’embauche et le licenciement. Ainsi les entreprises peuvent-elles plus aisément disposer du nombre de travailleurs dont elles ont besoin. Quand les affaires marchent bien (on dit que la conjoncture* est bonne, ou haute), les en-treprises recrutent aisément. Quand les affaires régressent (on parle de mau-vaise ou basse conjoncture*), elles licencient facilement. Ceci devrait permettre au marché du travail de s’adapter plus facilement aux aléas de la conjoncture* économique. C’est dans cette optique que de nombreuses réformes entendent rendre le marché du travail « plus souple ».

2

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Mais quels sont les fondements théoriques à l’origine de cette conviction ? Avant de les comprendre, revenons d’abord sur les différentes formes que peut prendre la flexibilité du travail.

2.1 Le marché du travailLes économistes appellent marché du travail le lieu virtuel où se rencontrent les demandeurs et les offreurs de travail.

Dans un monde où le chômage persiste, on entend souvent parler de deman-deurs d'emploi pour désigner des personnes qui cherchent un travail et d’offres d’emploi pour les annonces des entreprises qui recrutent. Les économistes uti-lisent ces termes de façon différente.

La demande de travail émane des entreprises. Ce sont elles qui ont besoin de ces prestations humaines pour fonctionner, pour produire les biens et services qu’elles vendent.

L’offre de travail émane quant à elle des travailleurs. Ce sont eux qui recèlent la force de travail et qui peuvent offrir leurs prestations (contre rémunération) aux entreprises.

> ENCADRÉ 5 < CHOQUANT ?

On a une appréhension spontanée des marchés des « biens et services ». Sous ce terme, on se représente facilement des magasins de fleurs ou de frites surgelées. Mais l'utiliser pour le travail d’hommes et de femmes peut paraître choquant. Assimilerait-on les humains à des tondeuses à gazon ou à du papier de toilette ?

Les économistes ne mettent pas de sentiment dans l’exercice de leurs analyses. Celles-ci visent à décrire une réalité pour en comprendre le fonctionnement et arriver à la prédire, pas à la juger ; les économistes le font au moyen de ce marché qui opère dans ce monde virtuel où l’on nomme travailleurs les alias de ce que sont les vrais travailleurs de la vraie vie, et entreprises les alias de ce que sont les entreprises du monde réel.

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La demande de travail

La boulangerie-pâtisserie Aux délices de Marie produit des petites tartes qu’elle vend au prix unitaire de 5 €. Elle dispose à cette fin d’un local et d’un certain nombre d’équipements. La patronne Marie achète sa matière première en fonction de la quantité qu’elle produira. Et pour que tout cela fonctionne, elle souhaite recru-ter du personnel.

Un des avantages, dans le monde virtuel de la théorie économique standard, c’est que les agents connaissent et maîtrisent parfaitement leur métier. Ainsi la patronne de Aux délices de Marie sait parfaitement ce que les ouvriers sont capables de produire avec l’équipement disponible.

Si elle recrute un ouvrier, celui-ci devra accomplir toutes les tâches. Ce n’est pas forcément ce qu’il y a de plus pratique, compte tenu du temps de passage d'une tâche à l'autre. Il peut donc produire 200 tartes en une journée.

Si Marie recrute un deuxième travailleur, une organisation différente est possible : l’un prépare la pâte tandis que l’autre prépare la garniture. Puis l’un dispose la garniture sur les tartes tandis que l’autre s'occupe de la cuisson. Grâce à cette répartition des tâches, l’arrivée du deuxième ouvrier permet d’accroître la pro-duction quotidienne de tartes de 300 tartes additionnelles.

Si un troisième travailleur est recruté, une autre organisation est possible et per-met d’accroître la production quotidienne de 180 tartes supplémentaires.

Avec un quatrième travailleur, l’équipement existant est sollicité au maximum. L’entreprise accroît donc certes encore sa production, mais seulement de 100 tartes en plus par jour.

Avec un cinquième travailleur, on commence à se marcher sur les pieds. On ac-croît encore la production, mais seulement de 60 unités additionnelles par jour.

On n’arrive pas à caser un sixième travailleur dans l’atelier. Il reste dehors et, de temps en temps, remplace l’un des cinq autres ouvriers pendant ses temps de repos. On augmente encore la production quotidienne, mais seulement de 40 tartes.

Le graphique 8 donne une image de ces informations. Chaque bâtonnet repré-sente un travailleur. La hauteur du bâtonnet correspond à la valeur de la produc-tion additionnelle que chaque travailleur additionnel occasionne.

Si la rémunération de chaque travailleur s’élève à 750 € par jour (assez confor-table !), on peut dessiner le trait horizontal continu à la hauteur correspondante.

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Le travail du premier ouvrier apporte à l’entreprise une production d’une valeur de 1 000 € alors qu’il n’en coûte que 750. Ce recrutement est profitable. Le bénéfice réalisé par l’entreprise en recrutant ce premier ouvrier correspond à la surface turquoise, c’est-à-dire le bâtonnet total dont on retranche le montant du salaire.

Recruter le deuxième ouvrier est très profitable également, le troisième l'est aussi, dans une moindre mesure. Par contre, recruter le quatrième travailleur ne rapporte que 500 € à la boulangerie-pâtisserie avec une rémunération à 750 €. L’embauche de cette quatrième personne n’est donc assurément pas souhai-table pour l’entreprise qui vise le profit*. Si le salaire avait été établi à 400 € par jour et par ouvrier (trait discontinu dans le graphique), le recrutement de ce qua-trième ouvrier aurait été intéressant.

Salaire = 750 €

200 tartes = 1 000 €

1er travailleur

2e travailleur

3e travailleur

5e travailleur

4e travailleur

6e travailleur

300 tartes additionnelles

= 1 500 €

180 tartes additionnelles

= 900 €

100 tartes additionnelles

= 500 €

60 tartes additionnelles

= 300 € 40 tartes additionnelles

= 200 €

Salaire = 400 €

Graphique 8 > Production de tartes et demande de travail

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

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On peut observer deux éléments importants20.

1. Plus faible est le salaire, plus Aux délices de Marie souhaitera recruter beaucoup d’ouvriers. Ce qui est vrai pour cette entreprise l’est également pour d’autres. Si l’on prend la somme de toutes les intentions de recrutement de toutes les entre-prises de l’économie en fonction du niveau du salaire, on obtiendra une courbe décroissante (plus le salaire sera faible, plus le nombre de travailleurs demandé par les entreprises sera élevé).

2. La partie turquoise correspond au profit de la boulangerie-pâtisserie Aux dé-lices de Marie. C’est la différence entre la recette et les salaires payés21. Plus faible est le salaire, plus importante sera cette différence.

L’offre de travail

Roger et Suzanne aiment profiter de la vie. Ils dorment 8 heures par jour, ce qui leur laisse 112 heures par semaine pour se promener sous le soleil, rencontrer des amis, encourager le Standard, tondre la pelouse, manifester pour un monde plus juste, tricoter et jouer aux échecs.

Cela ne suffit pas à leur bonheur. Ils veulent aussi consommer, ce qui, hélas, re-quiert de l’argent. La meilleure façon de s’en procurer honnêtement, c’est de tra-vailler contre rémunération. Il faut donc se résigner à renoncer à une partie de ces 112 heures hebdomadaires de loisir.

Dans le monde virtuel de la théorie économique standard, les ménages22 ne trouvent aucun autre intérêt au travail que la rémunération qui le récompense. Il n’est, en somme, que privation de cette denrée agréable, qui, elle, procure du plaisir : le loisir.

La nature humaine est ainsi faite, pensent les économistes standard, que l’on a tendance à se lasser des choses. La première gorgée d’eau est plus agréable à

20 Il en est un troisième, un peu marginal dans le cadre de ce chapitre. Si le prix de vente de la tarte augmente, passant par exemple de 5 à 10 €, chaque bâtonnet (correspondant à la valeur de la production additionnelle consécutive au recrutement d’un travailleur de plus) se trouvera deux fois plus grand. Au salaire de 750 € par jour et par ouvrier, l’entreprise Aux délices de Marie recrutera un quatrième ouvrier. Sa production pourra donc s'accroître. On retrouve ainsi cette loi des marchés des biens et services : plus le prix de vente d’un bien augmente, plus importante sera la quantité que les entreprises souhaiteront en vendre.

21 Il n’échappera à personne, en particulier aux économistes, que cette présentation est simplifiée à l’extrême. Il conviendrait en effet de mentionner que d’autres charges incombent à cette entreprise : matières premières, taxes, énergie, etc.

22 C’est-à-dire ces agents qui sont, tour à tour consommateurs, épargnants et travailleurs.

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l’homme assoiffé que la trentième, on goûte davantage la première frite du pa-quet que la dernière, on apprécie davantage le premier concert d’un festival au-quel on participe que le quinzième (à performance artistique identique, bien sûr !), etc.23. Il en va de même pour le loisir. La première heure de loisir de la semaine est un régal, mais à la longue, on commence à trouver le temps long.

Quand Suzanne envisage de travailler une (première) heure hebdomadaire, re-noncer à une heure de loisir ne lui pèse pas énormément, compte tenu des 111 restantes. Elle n’accorde pas beaucoup de valeur à cette première heure de loisir qu’elle sacrifie : elle l’estime à 2 €24. Sacrifier une deuxième heure de loisir est (un peu) plus pénible puisqu’elle n’en aura dès lors plus que 110. Elle estime à 2,2 € la valeur de cette deuxième heure de loisir à laquelle elle renonce. Et, ainsi, au fur et à mesure qu’elle envisagera de travailler plus, elle érodera de plus en plus son stock d’heures de loisir. Celles-ci, à mesure qu’elles diminuent en nombre, lui paraissent subjectivement plus précieuses.

Le graphique 9 illustre, pour chaque heure additionnelle de travail, la valeur que Suzanne lui attribue25.

23 Les économistes parlent d’utilité marginale décroissante. L’utilité correspond à la satisfaction. Au fur et à mesure que l’on consomme d’un bien, la satisfaction additionnelle que l’on retire de ces consommations additionnelles (l’utilité marginale) diminue.

24 Dans la vraie vie, nous éprouvons parfois des difficultés à évaluer avec précision la valeur exacte d’une heure de loisir. Ce n’est absolument pas un problème pour nos alias du monde virtuel de la théorie économique standard. Ces sortes de robots peuvent vous communiquer cela instantané-ment.

25 L’exercice n’a pas été fait pour les 112 heures possibles. Il s’agit ici d’illustrer le principe général.

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Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Salaire horaire = 10 €

1 h

2 €

2 h

2,2 €

3 h

2,5 €

4h

2,9 €

5h

3,4 €

6 h

4 €

7 h

4,7 €

8 h

5,5 €

9 h

6,4 €

10 h

7,4 €

11 h

8,5 €

12 h

9,7 €

13 h

11 €

14 h

12,4 €

15 h

13,9€

16 h

15,5 €

1 7h

17,2 €

1 8h

19 €

Graphique 9 > Offre de travail - valeur subjective des heures de travail

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La partie orange du bâtonnet au-dessus de la première heure représente la valeur que Suzanne attribue au sacrifice de cette première heure de loisir, c’est-à-dire au désagrément qu’elle perçoit personnellement au fait de travailler une heure pendant sa semaine. Pour chacune des heures suivantes, le bâtonnet orange représente la valeur que Suzanne attribue au fait de travailler une deuxième, une troisième, une quatrième heure, etc.

La ligne horizontale rouge est fixée au niveau du montant du salaire horaire. Ici : 10 €.

Suzanne est prête à renoncer à sa première heure de loisir si on lui donne 2 €. Or voici qu’on lui en offre 10 ! La partie turquoise du bâtonnet, la différence entre ce qu’elle reçoit pour travailler cette première heure (10 €) et la valeur de la perte de cette première heure de loisir, la convainc de travailler cette première heure.

Tant que le salaire horaire reste plus élevé que la valeur qu’elle attribue à une heure de loisir, elle préférera travailler et empocher cette rémunération. Plus elle travaille, plus son loisir se fait rare et plus elle y accorde du prix. Les bâtonnets deviennent donc de plus en plus longs.

Suzanne accepte finalement de travailler 12 heures. Au-delà, elle estime que la rémunération additionnelle perçue ne compenserait pas la valeur de l’heure de loisir qu’elle devrait sacrifier.

Si le salaire diminuait pour s’établir à 7 €, elle serait moins récompensée pour le sacrifice de ses heures de loisir et ne souhaiterait travailler que 9 heures. On le voit : son offre de travail s’accroît à mesure que le salaire augmente26.

Roger et Suzanne, mais aussi leurs amis Sigismond, Pacôme, Eulalie, Philibert, Marguerite et tous les autres travailleurs de l’économie mènent le même raison-nement. Ceci permet de définir, pour chaque niveau de salaire, l’offre totale de travail par tous les travailleurs.

Sur la base du graphique 9, on peut observer deux éléments importants.

26 Les économistes estiment que c’est un peu plus compliqué que cela. Ils font apparaître qu’une aug-mentation du salaire peut actionner deux raisonnements différents dans le chef de Suzanne. Elle peut penser :

1. « Le salaire augmente ? Cela vaut la peine de travailler davantage car cette contrepartie d’argent compensera le sacrifice d’un plus grand nombre d’heures de loisir ». (C’est le raisonnement qui a été mis en avant dans le texte.)

2. « Si mon salaire horaire augmente, je puis me permettre de travailler moins longtemps pour ob-tenir, en fin de compte, le même revenu. Je vais donc en profiter pour m’accorder plus de loisir. » Ils appellent « effet de substitution » le premier raisonnement et « effet de revenu » le deuxième. En fait, les travailleurs mêlent un peu les deux et ce qui en ressort dépend de l’importance relative des deux effets. Les économistes estiment que, le plus souvent l’effet de substitution l’emporte.

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1. Plus élevé est le salaire, plus Suzanne et tous les autres travailleurs souhaite-ront prester d’heures de travail. Si l’on prend la somme de toutes ces intentions de l'ensemble des travailleurs de l’économie en fonction du niveau du salaire, on obtiendra une courbe croissante.2. La partie turquoise correspond au surplus de bonheur de Suzanne. Plus élevé est le salaire, plus important sera ce surplus.

Le salaire d’équilibre

Dans le monde virtuel de la théorie économique standard, le marché du travail fonctionne de la même façon qu’un marché ordinaire de biens et services. La main invisible fera varier le prix (ici, le niveau des salaires) pour ajuster le nombre d’heures de travail (te dans le graphique 10) offertes par les travailleurs et deman-dées par les entreprises.

Dans cette conception théorique du marché du travail, les forces du marché tendent vers un salaire d’équilibre (se). Toutes les personnes désireuses de travailler au niveau de salaire qui s’impose trouvent un emploi et toutes les entreprises sont servies.

La théorie économique standard estime que cette situation est efficace. Il ne s’y trouve en tout cas nulle frustration, ni des travailleurs qui prestent, au salaire d’équilibre, le temps de travail qu’ils souhaitent, ni des entreprises qui emploient les travailleurs qu’elles souhaitent recruter.

Si le salaire est trop élevé, les travailleurs veulent travailler, mais les entreprises ne souhaitent pas en recruter tant. Elles proposeront des salaires inférieurs au salaire en vigueur et les travailleurs les accepteront. Ainsi le salaire en vigueur diminuera jusqu’à l’équilibre.

Si le salaire est trop faible, les entreprises souhaitent recruter une abondante main-d’œuvre, mais les travailleurs ne se pressent pas au portillon. Ils pourront faire monter les enchères et les salaires augmenteront.

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SALAIRE

NBRE DE TRAVAILLEURS

OFFRE

DEMANDE

se

te

À l’équilibre, on observe donc une situation qui fait apparaître les surplus des entreprises (en jaune) et des travailleurs (en turquoise).

Graphique 10 > Le salaire d'équilibre sur le marché du travail

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

2.2 Le chômageGraphique 11 > Marché du travail caractérisé par l'existence du chômage

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

SALAIRE

NBRE DE TRAVAILLEURS

OFFRE

DEMANDE

s2

td toCHÔMAGE

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Les économistes admettent que le chômage se manifeste dans les situations où le salaire est trop élevé, comme le niveau s2 dans le graphique 11.

À ce niveau de salaire élevé, les travailleurs voudraient prester beaucoup d’heures de travail. Elles s’élèvent, sur la figure, à la valeur de to. Les entreprises, quant à elles, ne souhaitent recruter une main-d’œuvre que pour un volume équivalant à td. Comme on ne peut les contraindre à recruter contre leur gré, l’emploi réel ne dépassera pas ce niveau. La différence entre to, le nombre de travailleurs qui voudraient travailler et td, le nombre de ceux que les entreprises ont recrutés, correspond au chômage.

Sur le graphique 11, le surplus des producteurs et celui des travailleurs sont indi-qués respectivement en jaune et turquoise.

Les économistes n’aiment pas le chômage parce qu’il démontre une mauvaise allocation des ressources*. Le graphique 12 illustre en quoi il engendre une perte de bien-être. Le surplus des producteurs correspondrait, sans chômage, à la somme des surfaces jaune, rose et grise et le surplus des travailleurs, à la somme des surfaces turquoise et bleue.

Dans le cas du chômage, le surplus indiqué par la surface rose est transféré du producteur au travailleur tandis que les surplus correspondant aux surfaces en bleu et en gris ont tout simplement… disparu.

Graphique 12 > Perte de bien-être des parties si le marché du travail n'est pas flexible

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

SALAIRE

s2

se

t2 t1 NBRE DE TRAVAILLEURS

OFFRE

DEMANDE

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2.3 FlexibilitéLes économistes estiment que si le chômage existe, avec la perte de surplus qui y est liée, c’est parce que quelque chose fait qu’il ne peut s’ajuster à la baisse. La main invisible semble ne plus opérer. Les prix ne peuvent dès lors pas s’ajuster instantanément et permettre le retour à l’équilibre.

C’est la raison pour laquelle les économistes recommandent de prendre des me-sures qui favorisent la flexibilité du marché du travail. On dit d’une matière qu’elle est souple, ou flexible quand elle change aisément de forme, quand elle s’adapte facilement aux changements de son environnement. On utilise les mêmes termes dans le monde du travail.

À l’opposé, on parle de marché rigide quand différentes raisons, quelles qu’elles soient, empêchent cette adaptation rapide.

Les formes de flexibilité

On distingue souvent trois formes de flexibilité sur le marché du travail.

• La flexibilité fonctionnelle. L’employeur change ses travailleurs de poste, au sein du processus de production, en fonction des besoins. Rien à voir avec l’organisation traditionnelle du travail où chaque employé était affecté à un poste bien défini ! Pour que le personnel soit flexible fonctionnellement, il doit être compétent dans plusieurs domaines, et donc bien formé.

• La flexibilité numérique. L’employeur ajuste le nombre de ses travailleurs en fonction de la conjoncture* économique. Il recrute aisément s’il y a des com-mandes et licencie tout aussi facilement s’il n’a plus de travail à faire exécu-ter. Il peut également avoir recours au temps partiel ou à l’intérim, voire à la sous-traitance.

• La flexibilité financière. Plutôt que de leur verser une rémunération fixe, l’en-treprise rémunère ses employés en fonction de leur effort ou de leur rende-ment individuel. Par exemple, un commercial qui ramène beaucoup de contrats est mieux payé que son collègue moins performant. Ce type de flexibilité a pour conséquence de générer d’importantes différences de salaires, entre les secteurs et au sein même de ceux-ci.

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2.4 Flexibilité, rigidité et chômageLa théorie économique standard conclut que s’il y a du chômage, soit il est volon-taire (les travailleurs ont librement choisi de ne pas travailler, mais, alors, de quoi se plaignent-ils ?), soit il résulte de défaillances ou de rigidités sur le marché du travail.

Rigidités et chômage volontaire

Le chômage est un écart entre la demande (trop faible) de main-d’œuvre par les entreprises et l’offre (trop abondante) de travail par les travailleurs. Selon la théo-rie économique standard27, une telle situation se rencontre, si le salaire est trop élevé par rapport au salaire d’équilibre (voir graphique 10).

Pour résorber le chômage, la théorie économique standard recommande de di-minuer les salaires. Dès lors, si les travailleurs refusent de travailler à un salaire plus faible, bien que parfaitement informés sur le salaire d’équilibre, c’est qu’ils choisissent d’être au chômage.

Il existe aussi du chômage quand des syndicats ou l’État imposent un salaire mi-nimum supérieur au salaire d’équilibre. À ce niveau de salaire, les travailleurs dési-rant travailler sont plus nombreux que ce que les entreprises désirent embaucher. La situation perdure tant que le marché ne pourra pas revenir naturellement à l’équilibre, c’est-à-dire tant que la législation ou les conventions collectives28 l’en empêcheront. En d’autres termes, le fait que des réglementations sociales fixent un salaire minimum empêcherait le prix du travail d’être suffisamment flexible pour répondre aux aléas de la conjoncture* ; si le salaire était flexible, il pourrait diminuer en temps difficiles et augmenter quand la conjoncture* est meilleure. Le chômage résulterait donc de rigidités sur le marché du travail : selon la théorie, si les salaires ne peuvent pas diminuer alors que les ventes de biens et de services ne suivent pas, il faut licencier. Ce qui accroît le chômage.

La conclusion logique de cette analyse est que, pour endiguer le chômage, il im-porte d’ôter du marché toute forme de rigidité, en le flexibilisant. L’une des ma-nières de le faire est de ne pas maintenir artificiellement le salaire au-dessus de son niveau d’équilibre.

27 Il importe de rappeler que d’autres théories proposent d’autres explications.28 Accord entre les syndicats et le patronat, portant notamment sur des niveaux de salaire minimum.

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2.5 ConclusionLes économistes standard pensent que si le marché du travail est flexible, il aura plus de chance de s’approcher de l’équilibre concurrentiel. Or dans ce cas, le total des surplus des travailleurs et du producteur est le plus élevé possible. Il n’y a alors pas de gaspillage de bonheur.

FLEXIBILITÉ ET QUALITÉ DE VIE

Une carte blanche de Philippe Defeyt, président du Conseil supérieur du logement (Wallonie),

vice-président du Conseil de la fiscalité et des finances (Wallonie) et vice-président de l’Université catholique de Louvain (UCL).

La vie dans une usine, dans un grand magasin, dans une maison de repos, etc., n’est pas un long fleuve tranquille.

Prenons un fabricant de glaces. Il va produire beaucoup au printemps pour stocker afin de répondre au pic de consommation de l’été, mais peu au mois de janvier. Comment va-t-il s’organiser ? Il peut, par exemple, engager des étudiants jobistes pendant les vacances de Pâques, des travailleurs intérimaires à d’autres moments ou encore demander à ses ouvriers de travailler plus au printemps (faire des heures supplémen-taires) et de travailler moins au mois de janvier (plus de congés).

Tout le monde sait que les files dans les grands magasins sont plus lon-gues le vendredi en fin de journée et le samedi matin. Donc il faut plus de vendeuses. Le grand magasin va donc engager des vendeuses à mi-temps en leur demandant de venir surtout à ces moments-là. Et on peut deman-der à une vendeuse inoccupée quand il n’y a pas beaucoup de clients de faire autre chose dans le magasin, comme réassortir les rayons. Cela s’ap-pelle la polyvalence : être capable de faire des choses différentes.

Certains magasins engagent même des personnes qui, par exemple, travaillent 2 heures le matin, retournent chez elles ou font autre chose et reviennent travailler 3 heures l’après-midi. C’est ce qu’on appelle des horaires coupés. On peut aussi rencontrer ce genre d’horaires dans des maisons de repos ou dans des sociétés de nettoyage (les bureaux sont en effet nettoyés le matin avant l’arrivée des occupants et le soir après leur départ).

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C’est tout cela qu’on appelle la flexibilité des travailleurs. Les patrons veulent des travailleurs de plus en plus flexibles, parce que la concur-rence est de plus en plus forte. C’est le cas des grandes chaînes de com-merce (Colruyt, Delhaize, etc.). De plus en plus de commerces veulent aussi ouvrir le dimanche.

Mais les études montrent que, si tout le monde fait la même chose, cette flexibilité ne crée pas d’emplois, de qualité en tout cas. Ce qui est sûr, par contre, c’est que cette flexibilité complique la vie de nombreux tra-vailleurs. Comment récupérer ses enfants à l’école si vous travaillez le vendredi entre 15 h 00 et 21 h 00 ou comment programmer une sortie en famille si vous risquez à tout moment d’être appelé pour aller travailler ? Comment aussi essayer de trouver un second mi-temps si le premier vous propose des horaires variables et coupés ?

De plus en plus les employeurs souhaitent aussi flexibiliser les salaires, par exemple en donnant une partie du salaire en primes, primes qui dé-pendent des profits de l’entreprise.

Et si nous, consommateurs, nous faisions preuve d’un peu de flexibilité pour permettre à d’autres d’avoir eux aussi une qualité de vie? Est-il in-dispensable de trouver des magasins ouverts le dimanche ou la nuit ?

Il ne faut ne pas confondre flexibilité et souplesse dans l’organisation du travail. Exemples de souplesse : deux collègues qui échangent leurs ho-raires parce que cela les arrange toutes les deux ou un chef qui accorde un demi-jour de congé pour que l’employé puisse préparer son mariage.

Peut-être faut-il échanger plus de souplesse contre plus de flexibilité. Mais trop de flexibilité, même si elle est acceptée volontiers par des tra-vailleurs plus jeunes ou en recherche de périodes de congé, diminue la qualité de vie et les relations sociales de chacun.

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LA BELGIQUE RESTE CHAMPIONNE DES IMPÔTS SUR LE TRAVAIL29

Une contribution de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB)

En 2015, la Belgique a conservé sans difficulté sa position de pays de l’Or-ganisation de coopération et de développement économiques (OCDE) affi-chant la plus forte pression fiscale sur le travail. Nous ne faisons moins bien qu’un seul autre pays, et ce seulement pour quelques situations familiales spécifiques. C’est ce qui ressort du rapport annuel Taxing Wages de l’OCDE.

Pour un isolé ayant un revenu moyen, le coin fiscal (la pression fiscale totale sur le travail, y compris les cotisations de sécurité sociale) s’élève à 55,3 % en Belgique. Sur un coût salarial moyen de 74 137 $ en 2015, étaient per-çus en Belgique : 22,9 % de cotisations sociales patronales, 10,8 % de coti-sations sociales personnelles et 21,6 % d’impôt des personnes physiques. Le top 5 des pays ayant le coin salarial le plus élevé comprend aussi l’Au-triche (49,5 %), l’Allemagne (49,4 %), la Hongrie (49,0 %) et l’Italie (49,0 %).

Le coin fiscal est encore plus grand pour les travailleurs dont le revenu est supérieur à la moyenne. Pour un isolé qui gagne 67 % de plus que la moyenne, le coin fiscal atteint même 60,7 %. Heureusement, les parents isolés paient sensiblement moins. Toutefois, le coin fiscal pour un parent isolé ayant un salaire moyen et 2 enfants se chiffre encore à 40,4 % ; seule la France nous dépasse (40,5 %).

La bonne nouvelle, c’est que, pour la première fois depuis des années, le coin fiscal diminue sensiblement. Il a reculé de 0,28 point de pour-cent (pp) par rapport à 2014, se répartissant entre l’impôt sur les revenus (-0,22 pp) et les cotisations patronales de sécurité sociale (-0,07 pp). Grâce aux mesures adoptées par le gouvernement Michel, les travail-leurs gardent donc une fraction plus importante de leur salaire brut.

FEB – La pression fiscale sur le travail reste beaucoup trop élevée, mais elle évolue enfin dans la bonne direction. Les mesures prises par le gou-vernement Michel donnent des fruits et entraîneront – nous l’espérons – une nouvelle baisse du coin fiscal en 2016. Il reste néanmoins néces-saire de surveiller attentivement les charges sur le travail pour renforcer notre position concurrentielle et créer des emplois.

29 FEB, La Belgique reste championne des impôts sur le travail, 11 mai 2016. Site Internet : FEB [consulté le 23 septembre 2016]. La FEB est une organisation interprofessionnelle d’employeurs représentant les entreprises des trois régions du pays. Porte-parole des entreprises de Belgique, elle s’engage en faveur d’un envi-ronnement entrepreneurial et d’investissement optimal.

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VERS LA SEMAINE DES 42 HEURES ?30

Une contribution de la Fédération générale des travailleurs de Belgique (FGTB)

Le concept de Flexicurité est apparu au Danemark dans les années 90. Il a ensuite rapidement trouvé sa voie dans les milieux économiques et dans les cercles politiques.

La combinaison d’une plus grande flexibilité du marché du travail (possibili-tés plus souples de licenciement, horaires variables, etc.) – nécessaire pour relever les défis de la mondialisation – et d’une plus grande garantie d’em-ploi pour les travailleurs (facilité à trouver du travail, formation permanente, indemnités de chômage élevées, etc.) constituait l’hypothèse de départ.

Toutefois, le développement concret du concept a débouché sur une vé-ritable obligation de flexibilité en vertu de laquelle les travailleurs ont été contraints à une plus grande flexibilité sans pour autant bénéficier d’une plus grande garantie d’emploi. (…)

Les décideurs européens – et le Fonds monétaire international – ont saisi l’opportunité de la crise économique ayant suivi la crise bancaire afin d’imposer un plan rigoureux d’économies aux États membres de l’UE les plus durement touchés. Ils ont saisi cette occasion afin de maximi-ser la flexibilité en poursuivant le démantèlement du droit du travail. Les autres États membres ont suivi.

Le résultat ? La réglementation relative aux temps de travail a été modi-fiée, de telle sorte que de nombreuses heures supplémentaires peuvent être prestées (par exemple, 250 au lieu de 200 en Hongrie) pour une plus petite compensation ; la durée maximale des contrats à durée détermi-née a été prolongée (par exemple, de 6 mois à 3 ans au Portugal) ; de nouvelles formes de contrats atypiques ont été élaborées (en Grèce, par exemple, un contrat spécial pour jeunes proposant un salaire inférieur de 25 % et une période d’essai de 2 ans au terme de laquelle aucun droit aux indemnités de chômage n’est accordé) ; la réglementation relative au licenciement individuel et collectif a été modifiée (suppression de l’exi-gence de plans sociaux, moins de possibilités de contester un licencie-ment devant les tribunaux) ; la concertation collective a été décentrali-sée, etc.

30 FGTB, Flexicurité, vers la semaine des 42 heures - Brochure. FGTB, 2012, pp. 7-9. La Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) est un syndicat de travailleurs se regroupant pour défendre leurs droits. Il porte les valeurs socialistes mais reste indépendant des partis poli-tiques.

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Sans pour autant qu’il soit démontré que ces mesures aient un effet po-sitif sur la compétitivité de l’économie !

Des rapports alarmants de l’Organisation internationale du travail, no-tamment, demandent avec insistance de renoncer à une telle politique contreproductive.

En Belgique, une plus grande flexibilité encore est réclamée à cors et à cris et fait l’objet d’un lobbying depuis longtemps. Cela est non seu-lement exprimé dans l’accord de gouvernement Di Rupo (…) mais éga-lement dans les nouvelles réglementations et modifications légales réellement mises en œuvre (…) et dans les propositions qui ont été for-mulées ci et là (jusqu’à la réintroduction de la semaine des 42 heures !).

À la lumière de ce qui précède, nous souhaitons rappeler que la flexibi-lité en Belgique est déjà grande par rapport à d’autres pays européens, qu’elle a fortement augmenté au cours des dernières années et que rien ne justifie la poursuite du démantèlement d’une réglementation du tra-vail obtenue de haute lutte.

Selon le syndicat, chaque politique relative au marché du travail doit se focaliser sur la sécurité de l’emploi, la formation professionnelle, une bonne combinaison des activités professionnelles et de la vie de famille, la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, un travail de qualité et digne, etc. (…)

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TROP FAIBLE RECOURS À CERTAINES FORMES FLEXIBLES D’ORGANISATION DU TRAVAIL31

Une contribution de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB)

Selon les chiffres 2014 d’Eurostat, la Belgique sous-utilise fortement certaines formes flexibles d’organisation du travail par rapport à la moyenne des pays européens. L’enquête d’Eurostat examine notam-ment l’importance du travail à temps partiel, du travail temporaire, de l’occupation pendant le week-end, du travail de nuit, du travail en équipe et de l’occupation à domicile.

Alors que 17,2 % des travailleurs belges travaillent le samedi et 9,9 % le di-manche, cette proportion concerne un quart des travailleurs de l’UE-15 pour le travail du samedi et près de 15 % pour le travail du dimanche. Nos trois pays voisins se rapprochent nettement de cette moyenne européenne. Les Pays-Bas, par exemple, surclassent la Belgique haut la main, avec un taux de 27 % pour le travail du samedi et de 18,2 % pour le dimanche.

Le travail la nuit est également moins répandu dans notre pays. Il concerne 3 % des travailleurs face à 6,9 % en moyenne dans nos pays voisins et 6,7 % dans l’Union européenne (UE). Il en va de même pour le travail en équipe où la proportion s’élève à 7 % en Belgique par rapport à plus du double en moyenne dans l’UE et à 12,8 % dans la moyenne de nos pays voisins. Les emplois temporaires (8,6 %) sont eux aussi moins répandus chez nous que dans les pays voisins (15 %).

Le travail à temps partiel, par contre, est déjà très largement répandu en Belgique (23,7 %) par rapport à la moyenne UE-15 (22,9 %), mais les Pays-Bas restent les champions en la matière, avec un taux de 49,7 %, suivis par l’Allemagne (26,5 %).

Le travail à domicile, généralement dans le cadre du télétravail, s’est quant à lui fortement diffusé parmi les travailleurs belges (4,5 %), même si cette proportion reste modeste. La moyenne des travailleurs à domi-cile dans l’UE-15 s’élève à 2,8 %, et dans les 3 pays voisins à 3,4 %.

31 Cet article est extrait du site Internet officiel de la FEB : http://vbo-feb.be/en/Business-issues/Labour-market--jobs/Agilitywork/Trop-faible-recours-a-certaines-formes-flexibles-dorganisation-du-travail/

Il n’est pas daté. La FEB est une organisation interprofessionnelle d’employeurs représentant les entreprises des

trois régions du pays. Porte-parole des entreprises de Belgique, elle s’engage en faveur d’un envi-ronnement entrepreneurial et d’investissement optimal.

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Formes d'organisation du travail en Belgique, dans les pays voisins et dans l'UE15 en 2014

Belgique UE15 Moyenne Pays-Bas, France et Allemagne

à domicile

en équipes

la nuit le dimanche

le samedi

temps partiel

emploi temporaire

30,0 %

10,0 %

20,0 %

0,0 %

25,0 %

5,0 %

15,0 %

FEB – Beaucoup d’efforts doivent être menés afin d’assouplir la régle-mentation belge concernant ces différentes formes flexibles d’organi-sation du travail. La courbe bleue dans le graphique montre des scores belges partout inférieurs à la moyenne UE-15 et à la moyenne des 3 pays voisins, à l’exception du travail à domicile. Il est grand temps que les mentalités évoluent vers plus d’agilité dans l’organisation du travail, sous peine de manquer des opportunités pour notre économie nationale.

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3« LIBÉRALISER

LES MOUVEMENTS DE CAPITAUX, C’EST BIEN ! »

Où l’On tente de cOmprendre, et Où l’On discute, pOurquOi la théOrie écOnOmique standard cOnsidère

que les capitaux dOivent être les plus mObiles pOssible

Commençons ce chapitre avec Roger qui utilise son revenu pour acquérir des biens de consommation et des services. S’il ne dépense pas tout, il se retrouve avec une épargne. Que fait-il de cet argent ? Il peut l’investir, c’est-à-dire acquérir des actifs32 qui lui rapporteront ultérieurement de l’argent. Roger devient alors investisseur.

Un actif peut par exemple être :

• une maison. En la louant, Roger percevra un loyer. En l’habitant, il ne doit plus

32 Un actif est un élément du patrimoine d’une personne ou d’une entreprise, un élément de ce qu’il possède, de ce dont il est propriétaire. Un actif génère un revenu, aujourd’hui ou ultérieurement (par exemple au moment de sa revente).

Le terme de titre correspond au document attestant qu’on est propriétaire de cet actif. On utilise souvent l’un pour l’autre: vendre un actif, c’est vendre le titre qui y correspond, et réciproquement.

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louer un autre logement et économise ainsi ce montant33 ;

• une part de propriété34 d’une entreprise. En la détenant, Roger percevra peut-être un dividende ;

• un emprunt (d’État ou d’une entreprise). En détenant ce titre, Roger percevra l’intérêt qui y est lié ;

• de l’or, une œuvre d’art ou une voiture de collection. En détenant ce bien, Roger ne percevra rien, mais il espère gagner de l’argent si le prix de l’or, de l’œuvre d’art ou de la voiture d’occasion augmente avant qu’il la revende.

Il existe encore de nombreuses autres formes d’actifs, parfois relativement com-plexes35.

Ces actifs s’échangent sur des marchés. Il y a le marché de l’immobilier pour les bâtiments, et puis les marchés financiers (qu'on appelle aussi, souvent, la Bourse pour faire court) pour les actions, obligations et d’autres actifs plus élaborés.

Les économistes ne voient pas d’autre raison à l’acquisition de ces actifs que la détention de l’épargne. On achète des actions ou obligations parce que c’est une façon plus commode de détenir son épargne que de conserver des billets dans une boîte à chaussures sous son lit. C’est aussi plus rémunérateur car, contraire-ment aux billets planqués sous le lit, ces actifs produisent un revenu. Plus élevé est le revenu généré par un actif, plus il est intéressant de le détenir. La valeur d’un actif dépend donc des revenus que l’on croit qu’il générera.

Si une entreprise pharmaceutique annonce qu’elle a découvert et commercia-lisera bientôt le vaccin qui protège contre le sida, les investisseurs (ménages, entreprises, etc.) vont subitement penser qu’elle va réaliser des bénéfices plan-tureux. Acheter une part de cette entreprise est alors perçu comme un très bon placement de son épargne. Très nombreux sont ceux qui veulent en acquérir et le prix de cette part augmente immédiatement.

Si le Premier ministre grec déclare que son pays ne sera pas en mesure de rem-

33 Ne pas devoir payer une certaine somme d’argent ou la recevoir est considéré comme équivalent par les économistes… comme par la sagesse populaire quand celle-ci proclame « qui paie ses dettes s’enrichit ».

34 On parle d’action. Si une entreprise a émis 1000 actions, chacune d’elles correspond à la propriété d’un millième de l’entreprise et donne droit, quand l’entreprise fait un bénéfice, au millième de la valeur de ce bénéfice. Ce dernier montant est le dividende.

35 Par exemple, une option correspond au droit d’acheter (ou de vendre, selon le type d’option dont il s’agit), à telle date, un autre actif à une valeur prédéterminée. C’est très utile pour les professionnels, mais aussi très complexe.

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bourser les emprunts de l’État hellénique, les personnes qui détiennent ces titres vont immédiatement vouloir les vendre (et il n’y aura pas grand monde pour les leur acheter). Le cours de ce titre dégringolera.

Ces marchés financiers jouent un rôle très important dans l’économie. D’un côté, les consommateurs peuvent y acheter des actifs rémunérateurs. De l’autre côté, les entreprises et les États peuvent y trouver les fonds nécessaires au dévelop-pement de leurs activités.

Par exemple, une entreprise de construction a décroché de nouveaux contrats dans le golfe Persique. Il lui faut acquérir du matériel, des bulldozers, des grues,

etc.36 Cela coûte cher. Elle a besoin d’argent pour les acheter. Cet argent, c’est sur les marchés financiers qu’elle le trouvera, contre la promesse d’une rémuné-ration37.

Imaginons que les marchés financiers soient de petite taille, ne concernent que les épargnants et entreprises d’un territoire restreint. Cette entreprise de construction ne s’adresse qu’aux épargnants de la province de Namur. Suppo-sons aussi que ces derniers ne puissent confier leur argent qu’à cette entreprise et à un producteur de moutarde. L’entreprise de construction risque de ne pas trouver tout l’argent (appelé aussi capitaux) dont elle a besoin. De leur côté, les épargnants de cette province risquent de ne pas avoir beaucoup de choix. C’est dangereux. S’ils confient toute leur épargne à cette entreprise et que celle-ci finit par faire faillite, ils auront tout perdu. Il est donc souhaitable que les entreprises qui ont besoin de lever des fonds importants puissent accéder à des marchés de grande ampleur. Il est aussi souhaitable que les épargnants puissent distribuer leur épargne à de nombreuses entreprises et États pour limiter les risques aux-quels ils font face.

Permettre à chacun d’accéder à des marchés financiers de grande taille – à des marchés internationaux – est considéré comme souhaitable tant pour les entre-prises que pour les épargnants.

C’est dans cet esprit que le traité de Maastricht a été ratifié en 1992. Il marque la naissance de l’Union économique et monétaire européenne. Avec ce traité, les

36 On pourrait alternativement prendre l’exemple d’une entreprise pharmaceutique qui souhaite in-nover, se mettre à la recherche d’un vaccin contre le virus Ebola, d’un État qui doit emprunter de l’argent pour financer les services qu’il rend à sa population, etc.

37 Techniquement, elle peut procéder de deux manières pour rassembler les fonds nécessaires. Pre-mièrement elle peut emprunter l’argent. Dans ce cas, elle émet ce qu’on appelle une obligation. Ce titre détermine quand l’entreprise remboursera le détenteur de l’obligation, et avec quel intérêt. Deu-xièmement, elle peut se faire offrir l’argent. Elle émet de nouvelles parts de propriété, des actions, et promet à leurs détenteurs une part des bénéfices qu’elle réalisera.

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capitaux peuvent circuler dans l’Union européenne avec la même liberté que les marchandises et les personnes. Depuis le 1er janvier 1994, toutes les restrictions aux mouvements de capitaux et aux paiements entre les États membres, ainsi qu’entre les États membres et les pays tiers, ont été abolies38.

C’est une des manifestations les plus spectaculaires du mouvement plus large d’expansion des transactions financières internationales qui caractérise la se-conde moitié du 20e siècle. Dès les années 1980, de nombreuses réformes vi-sant à développer le financement des entreprises ont été menées pour soutenir l’activité économique.

3.1 Vertus de la mobilité des capitauxSelon la théorie économique standard, les mouvements de capitaux permettent aux entreprises des pays les plus pauvres, aux sources d'épargne limitées, de financer leurs projets d’investissement. Dans le même temps, ils permettent aux pays les plus riches, qui ont de l’épargne à investir, de diversifier leur portefeuille ; en d’autres termes, de ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier.

Atténuation des cycles économiques des emprunteurs

Si un pays (ou une entreprise, voire un ménage) a la possibilité d’emprunter lorsque ses revenus sont faibles et de rembourser quand ses revenus sont plus élevés, les cycles économiques traversés sont lissés39. L’argent emprunté lui permet en effet de continuer à dépenser en période de vaches maigres, et le remboursement limite les dépenses lors des périodes économiques plus favo-rables.

Diversification des risques pour les prêteurs

En investissant dans différents pays, les ménages et les entreprises peuvent diversifier les risques liés aux perturbations qui ne menacent que leur propre

38 C’est une manifestation de la tendance à « moins de réglementation et à plus de libéralisme » qui est encouragée par la théorie économique standard.

39 Cela signifie qu’il y a moins de variations entre les périodes de ralentissement de l’activité écono-mique et les périodes où elle s’intensifie. La conjoncture* se caractérise par plus de stabilité.

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pays40. Si une entreprise a investi dans des filiales se trouvant dans différents pays, elle se prémunit contre les chocs potentiels qui peuvent avoir lieu dans un pays en particulier. Cet accès à plusieurs marchés leur permet d'opter pour des solutions plus prudentes.

3.2 Allocation optimale des ressourcesStricto sensu, la libéralisation des marchés de capitaux devrait contribuer à amé-liorer l’efficacité des mécanismes d’allocation des ressources.

Le monde virtuel de la théorie économique standard compte schématiquement un seul marché des capitaux où s’échangent des fonds prêtables*. Le monde réel en compte de nombreux, mais ils sont à ce point reliés entre eux que la simplifica-tion est communément admise. Ce marché (il importe peu, dans le monde virtuel, que ce marché soit national ou international) fonctionne de manière similaire, sur son principe, que les marchés des biens et services et du travail.

Marie, la patronne de la boulangerie-pâtisserie Aux délices de Marie, s’aperçoit que son four a rendu l’âme. Elle doit impérativement acheter un nouveau four de qualité professionnelle. Cela coûte cher : 100 000 € dont elle n’a pas le premier rond. Le fournisseur du four demande à être payé tout de suite. Que faire, sans argent ?

Elle emprunte ces 100 000 € à Suzanne qui les a justement pour le moment. Elle pourra ainsi payer son fournisseur.

Elle doit donc 100 000 € à Suzanne. Comment va-t-elle la rembourser ? Elle sait que son four lui permettra d’exercer son activité professionnelle, de cuire des pains qu’elle vendra. Elle pourra consacrer une part de la recette de la vente de pains à rembourser son emprunt. Il faut donc que Suzanne soit d’accord d’étaler le remboursement sur une période de 10 ans, la durée de vie du four. Suzanne est d’accord à condition que Marie compense sa patience en lui octroyant un taux d’intérêt annuel de 3 %. Marie accepte et payera chaque année, pendant

40 Roger n’investit que dans les entreprises de son propre pays. Or voici que deux scandales reten-tissants éclaboussent ce pays. Sa réputation est gravement compromise, de telle sorte que les investisseurs étrangers évitent les produits issus de ce pays. En plus, le temps est pourri cette an-née-là et une menace terroriste sévère pèse. Personne ne sort de chez soi. Les affaires de ce pays périclitent gravement. Si Roger avait pu investir dans des entreprises d’autres pays, il aurait couru moins de risque de jouer avec la malchance.

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10 ans la somme de 11 723,05 €41 de façon telle qu’elle aura, au bout de 10 ans, remboursé tout ce qu’elle doit à Suzanne.

L’offre de fonds prêtables* émane, comme son nom l’indique, des agents écono-miques qui se trouvent en mesure de prêter des fonds. Il peut s’agir de personnes qui ont constitué une épargne (comme Suzanne, dans notre exemple), ou d'en-treprises qui n'ont pas distribué tous leurs bénéfices.

La demande de fonds prêtables* émane, comme son nom l’indique aussi, des agents économiques qui ont besoin de fonds. Ce sont des entreprises qui veulent acquérir de coûteux équipements (comme Marie, dans notre exemple), des particuliers qui veulent s’acheter une maison et de l’État qui veut financer la construction d’infrastructures telles que les lignes RER à Bruxelles.

Prêter son argent, c’est accepter de ne pas pouvoir l’utiliser à autre chose pen-dant la durée du remboursement. C’est donc une forme de sacrifice pour le prê-teur. En outre, il y a toujours un risque : si Marie fait faillite et cesse toute activité, elle ne sera plus en mesure de rembourser Suzanne. Celle-ci pourrait donc tout perdre ! Le taux d’intérêt joue un rôle central. Il est le prix à payer par les emprun-teurs pour convaincre les prêteurs de leur confier leur argent.

Dans la vraie vie, il existe une multitude de taux d’intérêt en fonction de la durée d’immobilisation de l’argent et du risque encouru42, mais, dans le monde virtuel de la théorie économique standard, où les agents sont parfaitement informés et souvent capables de bien prédire l’avenir, on utilise le plus souvent un seul taux d’intérêt.

41 Ce montant résulte de calculs financiers assez complexes. Ce n’est pas la vocation de ce dossier de les expliquer. Les incrédules pourront toutefois procéder comme suit. Suzanne prête 100 000 € à du 3 %. Après un an, Marie lui doit 103 000 €. Elle en paie 11 723,05. Elle doit donc toujours 91 276,95 €. Un an plus tard, cette dette a crû de 3 % et s’élève donc à 94 015,26 €. Marie en rembourse 11 723,05 € et ne doit plus que 82 292,21 €. En poursuivant le calcul pour 10 ans, on s’aperçoit qu’elle aura, au bout du compte, exactement tout remboursé.

42 Par exemple, l’Allemagne emprunte son argent à un taux d’intérêt moindre que ne le fait la Grèce. Il y a donc là deux taux d’intérêt différents. Cette différence provient du fait qu’on est sûr que les auto-rités allemandes rembourseront leur dette tandis que l’on en est moins certain en ce qui concerne les autorités grecques. On prend donc un risque en prêtant son argent à la Grèce. On souhaite dès lors avoir un taux d’intérêt plus élevé pour compenser ce risque.

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> ENCADRÉ 6 < LE RÔLE PARTICULIER DES BANQUES

Quand Suzanne dépose son argent à la banque, elle le lui prête et se fera rembourser quand elle le récupérera. Les banques sont donc deman-deuses sur le marché des fonds prêtables*.

L’argent ainsi récolté, sera prêté à des agents en manque de fonds. Les banques sont donc aussi offreuses sur le marché des fonds prêtables*.

Admettons que la banque emprunte 10 000 € à Suzanne à un taux d’in-térêt de 1 % par an, puis qu’elle prête pour un an cet argent à une entre-prise, à un taux d’intérêt de 5 %. Au bout d’un an, la banque paiera 100 € d’intérêts à Suzanne, mais en réclamera 500 à l’entreprise. C’est avec cette différence qu’elle rémunère ses travailleurs et ses actionnaires.

Prêtant de l’argent qu’elle a elle-même reçu en prêt, la banque est consi-dérée comme un intermédiaire commode entre les épargnants et ceux qui ont besoin de crédit. On dit souvent que ce sont des intermédiaires financiers.

La demande de fonds prêtables

La demande de fonds prêtables* émane des entreprises qui souhaitent investir.

Un investissement correspond à l’acquisition d’un équipement (comme le four de Marie) auquel correspond une dépense qu’il faut consentir aujourd’hui et des recettes qui s’étaleront ultérieurement, dans le temps.

Dans le monde virtuel de la théorie économique standard, on prévoit parfaite-ment l’avenir et on sait déjà de manière incontestable, quand et combien on re-cevra d’argent43. Pour simplifier à l’extrême, imaginons que la recette arrive en une seule fois, à échéance d'un an. Marie achète un four aujourd’hui au prix de 100 000 € qu’elle emprunte à Suzanne. Elle la remboursera dans un an, avec un intérêt de 3 %. Elle sait que, grâce à ce four, elle réalisera en un an, un bénéfice de 110 000 €. Se projetant douze mois plus tard, elle se voit avec 110 000 €, devant

43 Il faut être de bon compte et mentionner que des économistes ont mené à bien des recherches plus complexes dans lesquelles il existe une incertitude sur ces recettes à venir. Ce dossier ne peut pas rendre justice à la totalité des recherches effectuées en science économique, mais s’efforce de communiquer l’intuition fondatrice de ses résultats les plus généraux.

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rembourser 103 000 € (les 100 000 € empruntés, plus l’intérêt de 3 %). Elle se dit que c’est une bonne affaire, qu’elle gagnera 7 000 € dans l’opération.

Voici maintenant que le taux d’intérêt n’est plus de 3, mais de 5 %. Elle devra rembourser 105 000 € dans un an, mais cela reste intéressant. Moins rémuné-rateur que quand le taux d’intérêt était de 3 %, mais tout de même assez pour concrétiser l’achat de ce four. Si le taux d’intérêt grimpe à 8 %, l’investissement sera toujours rentable. Elle emprunte l’argent, achète le four et rembourse l’em-prunt un an plus tard. Si le taux d’intérêt annuel réclamé par Suzanne s’élève à 12 %, elle compare sa recette de 110 000 € au remboursement, dans un an, de 112 000 €. Elle constate qu’elle perdra plus d’argent qu’elle n’en gagnera. Elle renonce à acheter le four, qui n’est pas rentable et n’emprunte donc rien.

Plus le taux d’intérêt est élevé, plus grande sera la somme à rembourser ultérieu-rement et, en conséquence, moins rentable sera l’investissement.

Il existe deux cas de figure :

• si le taux d’intérêt annuel auquel Marie emprunte les 100 000 € du four est inférieur à 10 %, alors, elle concrétise ce projet ;

• si le taux d’intérêt annuel auquel Marie emprunte les 100 000 € du four est supérieur à 10 %, alors, elle ne concrétise pas ce projet44.

Marie a d’autres projets sur sa liste pour la boulangerie : acheter une machine à café extrêmement performante pour vendre du café à emporter, suivre une formation chez le meilleur pâtissier français pour apprendre à fabriquer des ma-carons, construire une véranda pour aménager un tea-room, etc.

Le tableau 2 reprend les spécificités techniques de ses projets.

44 Précisons, pour les plus curieux, qu’on appelle « taux interne de rentabilité » ce taux « limite » (ici : 10 %) à partir duquel un projet ne devient plus rentable. On l’appelle ainsi parce que payer 100 000 € pour en recevoir 110 000 €, comme Marie le fait en achetant ce four, revient au même – d’un point de vue strictement financier – à acheter un actif qui rapporterait du 10 %. Ce four est – d’un point de vue strictement financier – équivalent à un compte en banque qui rapporterait du 10 %. On dit donc que son taux interne de rentabilité (son taux d’intérêt intrinsèque, en somme) est de 10 %. Dans cet exemple, calculer le taux interne de rentabilité est élémentaire, mais cela peut devenir très complexe quand les recettes s’étalent sur plusieurs années. De manière générale, la formule pour le calcul des annuités (sommes payables à intervalles de temps déterminés) est la suivante : où Cn est le montant du capital emprunté, a est le versement périodique, n est le

nombre de versements, et i est le taux par période.Cn= a i

1-(1+i)-n

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Tableau 2 > Projets industriels et demande de fonds prêtables

Projet CoûtTaux d’intérêt à partir

duquel ce projet n’est plus rentable

Acheter un four 100 000 € 10 %

Acheter une machine à café 20 000 € 5 %

Suivre une formation pour fabriquer des macarons 50 000 € 12 %

Construire une véranda pour aménager un tea-room 110 000 € 15 %

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

En classant ces projets en fonction de la dernière colonne, on obtient le gra-phique 13. La hauteur de chaque projet correspond au taux d’intérêt à partir du-quel le projet n’est plus rentable, sa largeur correspond à son coût, c’est-à-dire aux fonds qu’il faudrait que Marie emprunte pour le concrétiser.

Graphique 13 > Rentabilité des projets et demande de fonds prêtables

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

15 %

12 %

10 %

5 %

Véranda 110 000 €

Formation 50 000 €

Four 100 000 €

Café 20

000 €

Taux d’intérêt = 11 %

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On voit sur le graphique 13 que si le taux d’intérêt auquel Marie peut emprunter s’élève à 11 %, elle construira une véranda pour aménager un tea-room et s’ins-crira à la formation d’un maître pâtissier français sur la production des macarons, mais qu’elle n’achètera ni nouveau four ni machine à café.

Pour les deux projets qu’elle mènera à bien, on discerne la surface orange qui correspond au remboursement des intérêts sur son emprunt et la surface tur-quoise au surplus qu’elle réalisera.

Plus Marie a des projets rentables sur sa liste et plus le taux d’intérêt est faible, plus elle souhaitera concrétiser de projets et plus élevées seront les sommes qu’elle voudra emprunter sur le marché des fonds prêtables*.

Si on considère toutes les entreprises qui, à l’instar de la boulangerie-pâtisserie Aux délices de Marie, ont toutes sortes de projets d’investissement, on obtient une courbe de demande de capitaux. Plus le taux d’intérêt augmente, moins on demande à emprunter de fonds.

L’offre de fonds prêtables

L’offre de fonds prêtables* émane notamment des ménages.

Roger dispose d’un certain revenu. Il le répartit entre (i) un budget qu’il consacre à la consommation pour vivre et pour se faire plaisir et (ii) un budget qu’il épargne pour pouvoir consommer plus tard et qu’il prêtera sur le marché des fonds prê-tables*. On lui remboursera cette somme agrémentée d’un intérêt.

Consommer ? Épargner ? Le choix de Roger est cornélien… Un tel choix dépend notamment de son impatience. S’il ne peut attendre, il veut tout consommer tout de suite. S’il a en revanche une certaine maîtrise de lui-même, il sera davantage enclin à épargner. Le taux d’intérêt joue un rôle important car il détermine si son épargne grossira peu ou beaucoup. La perspective de se voir rembourser une somme très importante peut aider à patienter et à épargner beaucoup.

Le Roger du monde virtuel de la théorie économique standard ne se pose pas mille questions. Comme un robot bien programmé, il calcule son choix à la vitesse de l’éclair… Ce Roger dispose d’un revenu de 1 500 €. Il regarde son premier billet de 100 €. S’en priver ne serait pas très difficile car il lui en reste 14 autres pour vivre et se faire plaisir. S’il ne consomme pas ce billet, il se prive de quelques plai-sirs « superflus » Et il se dit qu’il sera heureux, plus tard, d’avoir au moins cette petite somme, qui aura alors à ses yeux, beaucoup de valeur… Ce premier billet de 100 €, il serait prêt à le prêter si on lui promet un intérêt de 2 %.

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Il s’imagine donc n’avoir plus, pour sa consommation actuelle, que 1 400 €. Pour-rait-il se priver d’un nouveau billet de 100 € ? Il doit, cette fois, renoncer à acheter des biens un petit peu plus importants. C’est un peu plus contrariant. Il y sera dis-posé si on compense davantage ce désagrément. Il voudra, en échange, obtenir, sur ce deuxième billet, un intérêt de 3 %.

Et puis vient le troisième billet de 100 €. S’en priver aujourd’hui pour l’épargner écorne encore davantage son budget pour vivre aujourd'hui et se faire plaisir. Il en ressent un dépit grandissant. Et, en contrepartie, mettre davantage d’argent de côté pour en disposer plus tard lui semble un peu moins nécessaire. Il faut donc compenser cet embêtement avec un taux d’intérêt plus élevé. Il acceptera de prêter ce troisième billet de 100 € si on lui promet un rendement, sur ce troisième billet, d’au moins 5 % l’an.

Et, ainsi de suite, chaque billet dont il se défait aujourd’hui lui « coûte de plus en plus ». Il n’y consent qu’à la condition que cela soit compensé par un intérêt toujours plus élevé.

Le graphique 14 représente cette situation.

Graphique 14 > Offre de fonds prêtables et taux d'intérêt

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Taux d'intérêt = 10 %

100 200 300 400 500 600 700 800 900 1 000 1 100 1 200 1 300 1 400 1 500

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Plus Roger envisage de prêter beaucoup de ses billets de 100 €, plus le taux d’in-térêt doit être très élevé pour compenser le désagrément croissant de renoncer à sa consommation actuelle.

Si le taux d’intérêt sur le marché s’élève à 10 %, il épargnera 400 € et en conser-vera 1100 pour sa consommation actuelle. Il pourra donc prêter 400 €. C’est ce montant qu’il apportera sur le marché des fonds prêtables*.

Ce taux de 10 % s’applique à toute son épargne, même à son premier billet. Il au-rait été prêt à prêter celui-ci à un taux d’intérêt de 2 % et il en reçoit 10 ! La diffé-rence, figurant en turquoise sur le graphique, correspond au supplément d’intérêt par rapport à ce qu’il en espérait. C’est le surplus de l’épargnant.

Tous les ménages ont procédé au même raisonnement, chacun en fonction de ses préférences personnelles. Chacun a identifié, pour chaque niveau du taux d’intérêt, son intention d’épargne (et donc le montant du capital qu’il apportera sur le marché des fonds prêtables*). En additionnant toutes ces intentions indivi-duelles, on obtient la courbe d’offre collective de tous les agents.

Le marché des fonds prêtables

L’offre et la demande de fonds prêtables* se rencontrent sur le marché. La main invisible45 opère pour définir un taux d’intérêt d’équilibre, tel que l’offre et la de-mande de fonds s’ajustent exactement.

On voit dans le graphique 15 que le surplus total des emprunteurs (en jaune) et des prêteurs (en turquoise) n’est jamais aussi grand que si on se trouve au point d’équilibre. Les chercheurs de la théorie économique standard concluent que le libre marché permet au taux d’intérêt de s’ajuster au niveau qui maximise cette somme des surplus des prêteurs et emprunteurs. Il faut donc favoriser les condi-tions de « bon fonctionnement » de ces marchés.

45 Pour rappel, il s’agit du mécanisme qui, sur les marchés du monde virtuel de la théorie économique standard permet au marché de converger vers l’équilibre entre l’offre et la demande. Si le prix (ici : le taux d’intérêt) est trop élevé, les épargnants vont proposer énormément de fonds, bien plus que ce que les demandeurs souhaiteront emprunter. Cela amènera les offreurs à revoir leurs prétentions en proposant des taux d’intérêt plus faibles. Cette diminution du taux d’intérêt se poursuivra jusqu’à ce que la demande de fonds prêtables corresponde exactement à l’offre. Si le taux d’intérêt est trop faible, de très nombreuses entreprises souhaiteront investir, mais elles ne trouveront pas les fonds nécessaires car les épargnants rechigneront à prêter leur argent à un taux si faible. Elles vont donc proposer des taux plus attractifs, quitte à abandonner quelques projets, afin de motiver davantage les épargnants. Cette augmentation du taux d’intérêt se poursuivra jusqu’à ce que la demande de fonds prêtables corresponde exactement à l’offre.

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Graphique 15 > Équilibre sur le marché des fonds prêtables

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Considérons le cas où des investisseurs prêtent des fonds à des entreprises. Les prêteurs qui détiennent des capitaux, désirent maximiser leurs profits. Ils prê-teront donc aux entreprises les plus rentables. Les entreprises qui ont besoin d’argent, quant à elles, tenteront de dégager les profits les plus importants de façon à attirer les investisseurs, et à maintenir leurs capitaux dans l’entreprise. Celle-ci serait amenée à produire le moins cher possible (en minimisant le coût des matières premières et les salaires), le mieux possible, et le plus rapidement possible (les travailleurs seraient incités à travailler le mieux possible face aux exigences de marges de profits* élevées).

Dans cette perspective, si des réglementations imposent au capital investi de rester dans l'entreprise pour un certain laps de temps, elles viendraient perturber le bon fonctionnement du marché. L’entreprise, sachant que le capital restera en son sein pour un certain temps, ne serait plus incitée à dégager un maximum de marges de profit* et ne serait donc pas la plus efficace possible. En d’autres termes, sachant que les investisseurs sont liés pour un certain temps, l’entre-prise pourrait relâcher un peu la pression sur les coûts et les marges.

Dans un marché des fonds prêtables* parfaitement concurrentiel, la parfaite mobilité du capital permettrait donc aux investisseurs d’obtenir les taux de rendement les plus élevés. À leur tour, les taux de rendement plus élevés encourageraient l’épargne et l’investissement. Ce qui contribuerait à l’accélération de la croissance économique. Voici donc la justification théorique à la libéralisation des mouvements de capitaux !

TAUX D'INTÉRÊT

FONDS PRÊTABLES

OFFRE

DEMANDE

i

F

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3.3 Encore mieux : un marché mondial !Les graphiques 16a et 16b illustrent l’offre et la demande de fonds prêtables* dans deux pays distincts, hermétiquement séparés.

Graphiques 16a, 16b et 16c > Comparaison entre marchés séparés des fonds prêtables et marché unique

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

L’offre (F) dans le pays A (graphique 16a) est relativement plus importante que dans le pays B (graphique 16b). Peut-être les gens y sont-ils culturellement plus tournés vers l’épargne. Le taux d’intérêt d’équilibre (i) dans le pays A est plus faible que dans le pays B.

Les deux pays décident d’ouvrir leurs frontières et de ne former qu’un seul grand marché des fonds prêtables*. Pour chaque niveau du taux d’intérêt, on a considéré la demande de fonds dans le pays A puis celle dans le pays B et on a fait la somme des deux. C’est ainsi qu’on obtient la demande qui apparaît dans le graphique 16c. On a ensuite procédé pareillement pour l’offre, additionnant, pour chaque niveau de taux d’intérêt, l’offre de fonds du pays A et l’offre de fonds du pays B.

On obtient un nouveau taux d’intérêt d’équilibre dans ce nouveau marché fusion-né. Il est plus élevé que le taux d’intérêt qui prévalait auparavant dans le pays A. Les épargnants seront contents ; les emprunteurs moins ! À l’inverse, le nouveau taux d’intérêt est moins élevé qu’il ne l’était dans le pays B. Là, les emprunteurs sont ravis, mais les épargnants ont mauvaise mine.

Les graphiques 17a, 17b et 17c illustrent ce que cela a comme conséquence sur les surplus des emprunteurs et des prêteurs pour chaque situation.

TAUX D'INTÉRÊT TAUX D'INTÉRÊT TAUX D'INTÉRÊT

i

i

DEMANDE

DEMANDEDEMANDE

OFFRE

OFFRE

OFFRE

F F FFONDS FONDS FONDS

i

PAYS A PAYS B PAYS A ET B ENSEMBLE

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Graphiques 17a, 17b et 17c > Conséquences sur les surplus des emprunteurs et prêteurs de la constitution d'un marché unique

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

On prouve aisément que la somme des surfaces jaunes et turquoises est plus grande dans le graphique 17c que si on additionne celles des graphiques 17a et 17b.

Les incrédules considéreront les graphiques 18a, 18b et 18c.

Graphiques 18a, 18b et 18c > Le surplus des agents

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

S’il est assez évident que les surfaces bleues et roses sont ont la même taille dans les graphiques 18a et 18c, c’est moins immédiat pour les surfaces tur-quoises et jaunes des graphiques 18b et 18c. Pourtant, la surface du triangle est

TAUX D'INTÉRÊT TAUX D'INTÉRÊT TAUX D'INTÉRÊT

i

i

DEMANDE

DEMANDEDEMANDE

OFFRE

OFFRE

OFFRE

F F FFONDS FONDS FONDS

i

PAYS A PAYS B PAYS A ET B ENSEMBLE

TAUX D'INTÉRÊT TAUX D'INTÉRÊT TAUX D'INTÉRÊT

i

i

DEMANDE

DEMANDEDEMANDE

OFFRE

OFFRE

OFFRE

F F FFONDS FONDS FONDS

i

PAYS A PAYS B PAYS A ET B ENSEMBLE

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bien le demi-produit de la base et de la hauteur. Or ces deux dimensions sont identiques dans les deux graphiques, par construction. Il reste donc, à droite, le triangle rouge qui correspond au supplément de surplus des agents liés à l’inté-gration de deux marchés séparés en un seul.

Les économistes de la théorie économique standard en concluent qu’il est sou-haitable de libéraliser les marchés pour que les fonds circulent dans le monde entier afin de maximiser autant que possible les surplus des emprunteurs et des producteurs.

> ENCADRÉ 7 < DES LÉGISLATIONS DIFFÉRENTES

Réunir deux marchés des capitaux comme s’ils n’en formaient qu’un est, selon la théorie économique standard, globalement bénéfique par rap-port à la situation qui prévaudrait si les deux marchés étaient séparés. Les capitaux peuvent dans ce cas, circuler librement et être affectés là où ils sont le mieux rémunérés (c’est-à-dire, là où ils sont le plus utiles).

Une législation – en particulier fiscale – différente dans les deux pays peut compliquer les comparaisons des investisseurs, décourager la cir-culation des capitaux et amenuiser les gains liés à la globalisation.

3.4 La spéculation, c’est bien !

Comment est fixé le cours d’un actif ?

Il y a un an, alors que le taux d’intérêt s’élevait à 5 %, Marie a emprunté 10 000 € à Suzanne. Celle-ci lui a remis l’argent en échange d’un document sur lequel il est écrit en substance, qu’elle rembourserait cette somme deux ans plus tard, avec un taux d’intérêt de 5 % par an, soit un montant total de 11 025 €46. Ce papier, reconnaissance de dette, est un actif pour Suzanne. Voici que, après un an, soit avant l’échéance de deux ans, Suzanne a besoin d’argent. Elle se saisit de ce document et veut le vendre. À quel prix ?

46 Nous sommes ici dans une situation d’intérêt composé, dont la formule est la suivante : Vf = Vi x (1+t)n, où Vf est la valeur finale à rembourser, Vi est la valeur initiale, t est le taux d’intérêt annuel, et n le nombre d'années avant le remboursement.

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Suzanne se demande si elle peut vendre son document au prix de 10 500 €. C’est la valeur du capital qu’elle a prêté (10 000 €) à laquelle elle a ajouté 500 € d’intérêts (5 % de 10 000 €) pour l’année qui s’est écoulée.

Il en va en réalité autrement. Ce document est la promesse47 de recevoir 11 025 € dans un an. Certes, le jour où il fut rédigé, le taux d’intérêt s’élevait à 5 %, mais aujourd’hui, le taux d’intérêt a augmenté à 8 %. Une personne qui disposerait de 10 500 € préférera alors prêter cette somme à du 8 % et obtenir 11 340 € dans un an plutôt que recevoir les 11 025 € promis par Marie. Quelqu’un qui vou-drait recevoir 11 025 € dans un an, souhaiterait, maintenant que le taux d’intérêt s’élève à 8 %, prêter 10 208,33 € (montant inférieur à 10 500 €). Si Suzanne détermine un prix plus élevé, personne n’en voudra. Si elle fixe un prix moins éle-vé, elle y perd. La valeur de son actif dépend donc du taux d’intérêt courant (taux d’intérêt en vigueur à ce moment-là).

Recevoir 11 025 € dans un an, cela vaut 10 500 € si le taux d’intérêt annuel est de 5 %, mais seulement 10 208,33 € si le taux d’intérêt annuel s’élève à 8 %.

La valeur d’un actif correspond à la somme de tous les versements d’argent aux-quels sa possession donnera lieu, chacune de ces sommes étant traduite dans sa valeur actuelle. Et cette traduction d’une somme à revoir ultérieurement en son équivalent aujourd’hui, dépend du taux d’intérêt48.

Spéculer, c’est quoi ?

Roger possède des actions de la boulangerie-pâtisserie Aux délices de Marie. Il a des raisons de penser que ces actions vont bientôt prendre de la valeur. Il pense qu’un rapport du ministère de la Santé pourrait bientôt paraître et que celui-ci conseillera aux consommateurs de manger du pain, excellent pour conserver la forme. Roger pense que les consommateurs se rueront Aux délices de Marie. Il s’imagine aussi que le Conseil d’administration va bientôt remplacer Marie, la patronne de l’entreprise et recruter un nouveau directeur beaucoup plus dyna-mique. Aux délices de Marie ferait donc de beaux bénéfices et distribuerait des dividendes importants.

47 On dira qu’il n’existe pas de crainte quant au fait que Marie pourrait ne pas honorer son engagement de rembourser la somme due. La théorie économique standard envisage ce cas de figure, mais nous simplifions le propos pour en faire ressortir le principe général. Un peu à la manière des professeurs de physique qui proposent à leurs élèves de négliger le frottement de l’air lors de l’étude de la chute des corps.

48 Pour un document tel que la reconnaissance de dette de Marie, c’est simple. Mais estimer la valeur d’une action de Coca-Cola contraint à estimer tous les dividendes que cette entreprise distribuera jusqu’à la fin des temps et de convertir chacun d’eux en sa valeur actuelle. C’est assez technique…

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Il n’a pas de certitudes. Ce sont encore des scénarios possibles, des considéra-tions abstraites. C’est-à-dire des spéculations. Mais il y croit. Il voit que l’action de cette entreprise vaut actuellement 200 € et pense que, compte tenu des bonnes nouvelles auxquelles il croit, elle en vaudra 280 dans un an. Le taux d’in-térêt s’élève à 5 %. Roger se rend sur le marché des fonds prêtables*. Il y em-prunte 100 000 €, avec lequels il achète 500 actions de Aux délices de Marie. Son idée, c’est de les revendre un an plus tard, quand leur cours sera de 280 €. Il en obtiendrait 140 000 €. Il rembourserait son emprunt (105 000 €, 5 % d’intérêt compris) et il lui resterait 35 000 € de bénéfice.

Spéculer en théorie économique, c’est procéder à l’acquisition ou à la vente d’ac-tifs en vue de tirer profit des variations de leurs cours.

Spéculer, c’est bien !

Les économistes de la théorie économique standard soulignent que Roger a acheté ses actions au moment où elles n’intéressaient pas grand monde et les a vendues au moment où de nombreux épargnants souhaitaient en acquérir (ce qui a justifié la hausse de son cours). En agissant ainsi, il alimente le marché au moment où de nombreux agents économiques désirent acquérir des actions. C’est un impact positif.

L'exemple qui suit, fera davantage apparaître cet effet positif des spéculateurs.

Le blé se négocie sur des marchés mondiaux. Cette année, les récoltes sont for-midables. La Chine, l’Inde, les États-Unis d’Amérique, la France, la Russie, l’Austra-lie, le Canada et le Pakistan, les huit plus gros producteurs du monde, ont atteint des rendements exceptionnels. Le monde a produit plus d’un milliard de tonnes alors que la consommation avoisine habituellement les 700 millions de tonnes. Le cours du blé s’effondre à 75 € la tonne.

Roger flaire la bonne affaire du moment. Il achète alors 10 millions de tonnes de blé qu’il entrepose.

L’année suivante est moins bonne. Il y a eu une sécheresse aux États-Unis et au Canada, des inondations en Chine, un problème d’approvisionnement en car-burant en France et en Allemagne, ce qui a immobilisé les tracteurs au moment où il aurait fallu semer et un parasite a détruit la moitié des récoltes indienne et pakistanaise. Le monde n’a produit que 450 millions de tonnes. Le prix du blé s’envole à 215 € la tonne. Roger revend son blé et engrange un pactole de 1,4 milliards d’euros.

L’effet de l’action de Roger est double : sur les quantités et sur les prix.

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Sur les prix – En achetant du blé quand son prix est faible, Roger participe – à peine, s’il est seul, mais plus significativement s’il est imité par d’autres – à en augmenter le prix. C’est plutôt une bonne nouvelle pour les producteurs de blé. À l’inverse, quand le prix du blé est très élevé à cause de la pénurie, le fait d’en vendre participe – à peine, si Roger est seul, mais plus significativement s’il est imité par d’autres – à en diminuer le prix. C’est une excellente nouvelle pour les consommateurs.

Sur les quantités – En achetant du blé quand il est abondant, Roger ne prive personne. En revanche, en le vendant quand il est rare, Roger permet à plus de monde d’être approvisionné, de pouvoir se nourrir.

La théorie économique standard conclut que la spéculation joue un rôle pour atténuer les variations de prix et de quantités échangées, qu’elle participe à une stabilisation des cours. Or celle-ci est utile pour que les agents puissent procéder à des investissements dans un environnement pas trop volatil.

> ENCADRÉ 8 <

LE FONDS MONÉTAIRE INTERNATIONAL (FMI)

Le Fonds monétaire international est une institution internationale re-groupant de très nombreux pays. Un petit détour par l’Histoire permet d’appréhender la logique qui a prévalu à sa création, en 1944, avant même la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

En octobre 1929 a lieu un terrible krach à Wall Street. En une semaine, les titres perdent une part importante de leur valeur. Les épargnants qui détiennent ces titres sont paniqués : leurs économies fondent comme neige au soleil. Ils veulent revendre leurs actions et obligations tant qu’elles valent encore quelque chose, mais si tout le monde veut vendre les mêmes titres en même temps, leur cours s’effondre encore plus.

Les gens ordinaires ne sont pas seuls concernés. Les banques le sont aussi. Elles ont, elles aussi, acheté des actions et des obligations avec l’argent que leurs clients leur ont confié. Comment pourront-elles les rembourser s’ils viennent chercher l’argent qu’ils pensent avoir sur leur compte ? L’information se répand comme une trainée de poudre. Tous les clients, affolés, craignent que leur banque ne puisse pas leur rendre leur argent. Ils se précipitent aux guichets pour le récupérer. Les caisses des banques sont vite vides, et la queue des clients réclamant leur argent est encore longue. C’est la faillite !

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Les épargnants ruinés sont aussi des consommateurs. Sans argent, ils ne consomment plus, ou beaucoup moins. Les entreprises classiques n’arrivent plus à écouler leurs marchandises. Elles tombent en faillite, elles aussi, ruinant leurs propriétaires. On découvre avec effroi le cercle vicieux de ce qu’on appellera la « Grande récession ».

Celle-ci ne s’arrête pas aux États-Unis. En raison de la récession, ce pays n’achète plus grand-chose en Europe. Notre continent est touché à son tour, en particulier l’Allemagne, qui produit des machines que les Améri-cains n’achètent plus. Or l’Allemagne devait déjà payer des dommages de guerre importants suite à sa défaite de 1918. Une crise épouvantable sévit alors. De nombreux historiens soulignent que cela a considérable-ment favorisé l’accession au pouvoir d’un certain… Adolf Hitler.

L’idée – un peu simplifiée ! – qui a prévalu à la création du Fonds moné-taire international était de veiller scrupuleusement à la stabilité des mar-chés monétaires internationaux parce qu’on y voyait une condition pour la paix. Un danger qui menace cette stabilité des marchés, est le risque qu’un État ne rembourse pas sa dette, c’est-à-dire les emprunts qu’il a contractés. On craint alors le même jeu de dominos, le même cercle vi-cieux : les banques qui ont prêté à ces États se trouvent en difficulté et cela contamine toute l’économie.

Le raisonnement est donc le suivant : pour avoir la paix, il faut la stabilité des marchés monétaires. Le FMI veille donc à ce que les États ne per-turbent pas ces marchés. Quand un État se trouve en difficulté, le FMI agit de deux façons. Premièrement, il lui prête de l’argent pour que l’État puisse à son tour rembourser ses créanciers. Deuxièmement, il impose à l’État de prendre les dispositions requises pour que cela n’arrive plus.

C’est là qu’interviennent les bailleurs de fonds, conseillés eux-mêmes par les économistes issus de la théorie économique standard. Ils im-posent à l’État un programme d'ajustement structurel (PAS) qui est, se-lon eux, la meilleure façon d’atténuer le risque de se retrouver en défaut de paiement. La recette est simple, semblable à celle que l’on pourrait imposer à une famille surendettée : réduire son train de vie, vendre ce qu’on possède et gagner plus d’argent pour rembourser ceux à qui on doit de l’argent.

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Les recommandations faites aux États dans le cadre de ces programmes d'ajustement structurel comportent donc souvent les trois compo-santes suivantes49.

• Dépenser moins. Il s’agit de couper dans les dépenses publiques. On finance moins l’enseignement, la justice, l’armée, la santé, les ser-vices sociaux, les routes, etc. C’est ce qu’on appelle souvent des po-litiques d’austérité, ou de rigueur.

• Gagner plus d’argent. On recommande d’orienter davantage la pro-duction nationale vers ce qui pourra s’exporter afin d’obtenir, en contrepartie, les dollars requis pour rembourser la dette.

• Vendre ce qu’on a. Un pays tel que la Grèce, par exemple, a été « invi-té » à vendre ses ports, des îles, des aéroports, etc.

3.5 En conclusionLes économistes de la théorie économique standard pensent que la libéralisation du marché des capitaux lui permettrait de s’approcher de l’équilibre concurrentiel. Celui-ci aboutirait naturellement à une situation dans laquelle le total des surplus des épargnants et des investisseurs est le plus élevé possible. Il n’y aurait alors pas de gaspillage de bonheur.

49 On ne peut ici passer sous silence que le bilan de ces programmes d’ajustement structurels est controversé. Certains, confiants dans les conclusions de la théorie économique standard, pensent qu’ils ont permis d’améliorer la situation de ces États. D’autres considèrent qu’ils ont au contraire, eu pour effet une diminution des services publics et de la consommation des ménages, entraînant une diminution des revenus qui, à son tour amenuise encore la consommation, dans un cercle vicieux dommageable à la vie des gens.

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LIBÉRALISATION DES MARCHÉS FINANCIERS

ET RÉGULATION PRUDENTIELLE

Une carte blanche de Chantal Kegels, coordinatrice de l’équipe

« Études structurelles » au Bureau fédéral du Plan (BFP)50

La libéralisation des marchés financiers s’est surtout manifestée pour le grand public par la liberté donnée aux épargnants et aux emprunteurs nationaux d’accéder aux marchés étrangers et aux épargnants et em-prunteurs étrangers d’accéder au marché national. Cette liberté s’est concrétisée de manière spectaculaire au sein de la zone euro dans la-quelle la monnaie commune annule tout risque de variation des taux de change* dans les transactions financières entre les pays de la zone.

La libéralisation s’est-elle accompagnée du retrait de toute réglementa-tion ? Les institutions financières brassent-elles des milliards en toute liberté et en toute impunité ? Le mouvement de libéralisation des flux financiers est, en effet, souvent associé à tort à l’idée de l’absence de règle du jeu. Le secteur financier a été et reste parmi tous les secteurs de l’économie l’un des plus régulés. Cette régulation cherche à atteindre trois objectifs : (i) accroître l’information disponible pour que les agents prennent leur décision de la meilleure façon possible, (ii) assurer la sta-bilité du système financier et donc éviter l’émergence de crises qui, à cause de la libéralisation financière, peuvent rapidement devenir glo-bales et (iii) permettre à la politique monétaire de garder une certaine efficacité dans un marché de plus en plus mondial. Il est manifeste que la régulation n’atteint pas toujours ces trois objectifs en même temps !

Si la libéralisation n’a pas entraîné la disparition des règles, elle en a quand même profondément modifié la nature. Il a fallu passer de règles par lesquelles l’autorité publique prescrivait ce qui était interdit et ce qui ne l’était pas à des règles qui incitent les agents à prendre les bonnes décisions et, en particulier, les obliger à gérer le risque au niveau indi-viduel. Ainsi, les banques qui étaient limitées aux opérations de prêts ont pu diversifier leurs activités à condition d’avoir suffisamment de

50 Le Bureau fédéral du Plan est un organisme d’intérêt public. Il réalise des études et des prévisions sur des questions de politique économique, sociale, environnementale et leur intégration dans une perspective de développement durable. À cette fin, le BFP rassemble et analyse des données, ex-plore les évolutions plausibles, identifie des alternatives, évalue les conséquences des politiques et formule des propositions. Son expertise scientifique est mise à la disposition du gouvernement, du Parlement, des interlocuteurs sociaux ainsi que des institutions nationales et internationales.

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capital pour garantir leur survie en cas de problème. La crise financière de 2007 montre bien qu’il est extrêmement difficile de mettre en place ces nouvelles règles. La révolution technologique consécutive au dé-veloppement de l’informatique et des télécommunications a déclenché une vague d’innovations matérialisées par des produits financiers com-plexes dont le risque est de plus en plus difficile à évaluer par les auto-rités prudentielles et par les agents eux-mêmes. Comme par le passé, en cas de problème généralisé dans le secteur bancaire, les autorités publiques ont dû massivement intervenir pour éviter le désastre et cette intervention a plombé les finances publiques.

Il faut donc continuer d’améliorer les règles du jeu. Le but n’est pas de revenir en arrière car on ne supprimera pas la liberté de choix offerte par la libéralisation. Mais la régulation doit veiller à limiter les processus d’accumulation de dettes susceptibles de déboucher sur des crises qui ensuite se propagent et prennent une dimension globale. Elle doit aus-si davantage protéger les ménages, le maillon le plus fragile, celui qui ne dispose pas d’assez d’information ou de capacité à la gérer, contre le transfert trop massif de risque de la part des institutions financières. Cela ne sera possible qu’au travers du renforcement de la coopération internationale des autorités prudentielles car dans un monde libéralisé, les règles du jeu doivent être les mêmes dans tous les pays.

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UN TAUX D’INTÉRÊT PEUT-IL ÊTRE NÉGATIF?

Une carte blanche de Philippe Ledent, Senior Economist chez ING Belgique

et chargé de cours invité à l’Université catholique de Louvain (UCL)

et à l’Université de Namur

Le taux d’intérêt est, selon la théorie économique, la rémunération contre laquelle une personne disposant de fonds accepte de ne pas les consommer directement, mais décide de les prêter à quelqu’un d’autre qui en a besoin. C’est donc le prix à payer pour accepter de retarder la consommation des fonds dont on dispose. En d’autres termes, c’est un peu le prix du temps.

Ce prix ne peut donc a priori pas être négatif : pourquoi accepterais-je de renoncer à consommer 100 € aujourd’hui pour pouvoir consommer 99 € dans un an ? Cela n’a pas de sens. C’est pourquoi dans l’immense majorité de la littérature économique, on ne parle pas de taux d’intérêt négatif. Et pourtant… un rapide coup d’œil sur n’importe quel écran ou ta-bleau indiquant les taux d’intérêt en vigueur sur les marchés montrerait que depuis 2015, énormément de taux d’intérêt sont devenus négatifs. Ainsi, lorsque l’État belge emprunte sur les marchés, il va trouver des in-vestisseurs qui sont prêt à lui prêter de l’argent parfois pour une période dépassant 5 ans, à un taux négatif ! Vous avez bien lu : l’investisseur accepte de recevoir, à l’échéance, moins qu’il n’a prêté. Cette situation bouscule toutes les références en matière de taux d’intérêt.

Justement, quel est l’intérêt de prêter son argent à un taux négatif ? En fait, il y a plusieurs raisons fondamentales : la première est d’ac-cepter de payer une pénalité (le taux d’intérêt négatif) pour placer son argent à l’abri. Finalement, ce n’est pas bien différent si l’on dépose son argent dans un coffre-fort : l’argent ne rapporte rien et il faut payer le coffre-fort, donc le rendement total de cet argent est aussi négatif. Ainsi, les emprunteurs ayant la réputation d’être les plus sûrs peuvent se permettre d’offrir des taux négatifs. Une autre raison d’accepter des taux négatifs peut être l’espérance d’un gain par un autre moyen. Par exemple, lorsque le risque d’éclatement de la zone euro était réel, cer-tains investisseurs ont préféré mettre leurs fonds en dehors de la zone euro, dans une monnaie étrangère donc, et ce même à un taux négatif, en se disant que si la zone euro éclatait, la monnaie de leur pays d’origine se déprécierait fortement par rapport à la monnaie dans laquelle ils ont placé leurs fonds et ils gagneraient ainsi de l’argent.

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Mais la principale raison d’investir malgré des taux d’intérêt négatifs, c’est avant tout de ne pas avoir le choix. En effet, plusieurs banques centrales, dont la Banque centrale européenne (BCE), font tout pour que les taux soient très bas et même négatifs. Leur politique est délibéré-ment orientée pour générer des taux d’intérêt négatifs dans les mar-chés financiers. Pourquoi font-elles cela ? Parce que au plus les taux sont faibles, au plus, théoriquement, les consommateurs vont préférer consommer plutôt que d’épargner, et les entreprises vont être incitées à investir. Or, consommer et investir stimulent la croissance économique et l’inflation, deux éléments dont certaines économies, dont la zone euro, manquent cruellement. Une banque centrale a les moyens de bais-ser le niveau général des taux d’intérêt. Quand ils approchent zéro, bien qu’il y ait débat sur l’opportunité réelle d’encore abaisser les taux et de les faire passer en négatif, certaines banques centrales ont pris le pari de le faire, en espérant que les effets positifs sur la croissance et l’infla-tion se renforceront.

Cette situation de taux négatifs est tout à fait inédite dans l’histoire économique. Mais compte tenu des nombreux problèmes économiques auxquels les économies sont confrontées aujourd’hui, c’est aussi une situation qui risque de durer. Ce n’est que dans quelques années que l’on pourra évaluer quels en ont été les effets sur la croissance, sur l’inflation, et surtout quels en ont été les effets pervers. Peut-être les conditions économiques feront-elles des taux d’intérêt négatifs une nouvelle norme, alors que cela nous paraît à ce jour encore tout à fait exceptionnel. La théorie économique va donc devoir investiguer cette question pour savoir si oui ou non, il était vraiment intéressant d’explorer un monde où la plupart des taux sont négatifs.

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LES MULTIPLES FORMES DU MARCHÉ DES CAPITAUX

Une carte blanche de Philippe Ledent, Senior Economist chez ING Belgique

et chargé de cours invité à l’Université catholique de Louvain (UCL)

et à l’Université de Namur

Le marché des capitaux, où se rencontrent l’offre et la demande de fonds, prend des formes très différentes. Dans certains cas (actions, obliga-tions, etc.), prêteurs et emprunteurs sont directement en contact, dans d’autres, ce n’est pas le cas. On parle alors de finance intermédiée. En Europe, le financement de l’économie se fait principalement par l’inter-médiaire des banques (¾ du financement total du secteur privé selon les estimations) : il y a donc un intermédiaire entre ceux qui disposent des fonds (et qui les prêtent à leur banque en les déposant sur leur carnet d’épargne) et ceux qui en ont besoin. Ainsi, loin de l’idée souvent véhicu-lée, l’argent ne dort pas sur les carnets d’épargne, il sert à financer l’éco-nomie. C’est même sa principale source de financement.

Le fait que le financement de l’économie passe par des intermédiaires n’est pas anodin, non seulement en termes de revenus des fonds prê-tés, mais aussi en termes de risques. La présence d’intermédiaires fait que celui qui dispose de fonds et les dépose en banque prend moins de risque : il peut retirer son argent de son compte quand il le veut (ce qui n’est pas nécessairement le cas avec d’autres types d’investissements) et en cas de non-paiement par l’emprunteur de ses engagements, c’est l’intermédiaire qui subit la perte. Comme ce dernier collecte beaucoup de fonds et en prête tout autant, il a la capacité de mieux gérer le risque que représentent les emprunteurs, et est donc plus à même de faire face à l’incapacité de certains d’entre eux de repayer leur emprunt. C’est tout l’intérêt d’une finance intermédiée, du moins aussi longtemps que le risque est bien géré. Si ce n’est pas le cas comme en 2007 et que les banques subissent trop de pertes, on assiste alors à une crise bancaire aux conséquences économiques multiples : le financement de l’écono-mie peut être temporairement bloqué et ceux qui ont prêté aux banques risquent de devoir éponger les pertes.

Aux États-Unis, le financement de l’économie fait moins appel à des intermédiaires. On considère que les ¾ du financement de l’économie passent directement par les marchés financiers où prêteurs et emprun-teurs sont directement en contact. Le rôle des intermédiaires financiers

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que sont les banques est donc moins important dans le financement de l’économie, ce qui diminue aussi les conséquences d’une crise bancaire. Par contre, cela signifie aussi que les prêteurs investissant directement dans les entreprises qui ont besoin de fonds s’exposent au risque que que celles-ci ne puissent pas honorer leurs engagements. En cas de crise économique par exemple, lorsque davantage d’emprunteurs sont confrontés à des difficultés de paiement, certains investisseurs peuvent tout perdre alors que d’autres, qui ont mieux sélectionné les entreprises dans lesquelles ils ont investi ou qui ont tout simplement plus de chance, ne sont pas touchés. L’investissement direct via les marchés financiers demande donc aussi davantage de connaissances financières.

Quel est alors le meilleur mode de financement de l’économie ? Par des intermédiaires ou directement par les marchés ? Il est difficile de ré-pondre à cette question et il n’y a probablement pas de réponse tranchée. Chaque mode de financement a ses propres qualités et défauts. Depuis la crise financière de 2007-2009, on assiste manifestement en Europe à un début de glissement dans le mode de financement de l’économie : certes, il reste très majoritairement issu du crédit bancaire, mais les grandes en-treprises se tournent de plus en plus vers un accès direct aux marchés fi-nanciers, notamment par l’émission d’obligations. Parallèlement se déve-loppent de nouveaux outils de financement qui élargissent la palette de solutions. On pense ici naturellement au crowdfunding*, ou au crowdlen-ding*, qui permettent d’investir directement dans une entreprise via une plateforme électronique. Ces solutions pourraient inciter les petites en-treprises, qui ne sont à ce jour pas très friandes de financements directs, à diversifier leurs sources de financement. Mais attention, la crise ban-caire passée ne doit pas donner l’impression que seule l’intermédiation fi-nancière peut être la cause de crises. Si le financement de l’économie de-vait petit à petit se désintermédier, cela poserait des questions cruciales : les petites entreprises européennes, qui représentent 60 % de l’activité économique, sont-elles prêtes à s’exposer aux exigences des centaines voire des milliers de petits investisseurs qui leur feront confiance ? Les petits investisseurs sont-ils prêts à supporter des pertes importantes si leurs choix d’investissement s’avèrent peu judicieux ? Quelles seraient les conséquences économiques de telles pertes ? En quelque sorte, une désintermédiation bousculerait tout autant le secteur bancaire que les habitudes d’épargne et la culture des affaires telles qu’elles se pratiquent en Europe. L’économie est-elle prête à une telle (r)évolution ? On n’en est pas encore là en tout cas.

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4« LE COMMERCE,

C’EST BIEN ! »Où l’On tente de cOmprendre, et Où l’On discute,

pOurquOi la théOrie écOnOmique cOnsidère qu’il est sOuvent mieux pOur tOut le mOnde de faire du cOmmerce

Les cinquante dernières années ont été marquées par un développement iné-dit et spectaculaire du commerce mondial. Le General Agreement on Tariffs and Trade51 et l’Organisation mondiale du commerce qui lui a succédé, dans lesquels ont travaillé de nombreux économistes de la théorie économique standard, ont notamment beaucoup contribué à cet essor.

4.1 Les vertus du commerce dans la théorie économiquePourquoi des individus, plutôt que d’être autosuffisants individuellement, dé-cident-ils de s’échanger des biens ? Pourquoi des pays décident-ils de commer-cer entre eux ? Quels bénéfices tirent-ils de cette situation ?

Roger et Suzanne aiment les poires et le raisin. Ils apprécient cette possibilité de diversifier leur consommation de fruits : disposer d’un assortiment permet de

51 GATT, acronyme anglophone. En français, signifie « Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce », AGETAC.

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consommer à la fois des poires et du raisin. Roger n’a toutefois que des poires et Suzanne n’a que du raisin. C’est frustrant quand on aime avoir les deux. On comprend aisément qu’en échangeant une partie de leurs fruits respectifs, ils accroîtront leur satisfaction.

Tout commerce (tout acte de vente, et donc, automatiquement d’achat) aug-mente le bien-être de celui qui vend52 (sans quoi, en agent rationnel*, il n’aurait pas eu d’intérêt à vendre) et de celui qui achète (sans quoi il n’aurait pas eu d’in-térêt à acheter). Dès lors que la transaction est libre, qu’on ne force personne à commercer, le commerce ne peut qu’améliorer la situation des gens. « C’est bien ! », nous dit la théorie économique standard.

4.2 La loi des avantages absolus Dans l’exemple précédent, Roger et Suzanne disposaient déjà de leurs fruits res-pectifs. Imaginons à présent qu’ils ne les aient pas encore produits.

Roger est propriétaire d’un terrain au sol argileux, frais, fertile, profond et bien drainé. C’est idéal pour les poiriers, pas pour la vigne. Par mètre carré, il peut ré-colter 0,9 kg de poires ou 0,1 kg de raisin.

Suzanne est propriétaire d’un coteau orienté sud-est sur un site ensoleillé. Son terrain est caillouteux, riche en calcaire, silice et schiste. C’est idéal pour la vigne, pas pour les poiriers. Par mètre carré, elle peut récolter 0,4 kg de poires ou 1,6 kg de raisin.

Tableau 3 > Récapitulatif de la production (par m2 de terrain) de raisin et de poires par Roger et Suzanne

Par mètre carré de terrain

Raisin Poires

Roger 0,1 kg 0,9 kg

Suzanne 1,6 kg 0,4 kg

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

52 Pour les économistes, l’exemple de Roger qui échange des poires contre du raisin avec Suzanne peut être considéré comme une vente. Roger a vendu des poires contre une « monnaie » qui serait du raisin. Et Suzanne a acheté ces poires en les payant avec du raisin.

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Si Roger aime avoir moitié de poires et moitié de raisin et qu’il dispose d’un hec-tare, il consacrera 9 000 m2 de terrain à la production de raisin pour en récolter 900 kg et 1 000 m2 de terrain aux poiriers, pour récolter 900 kg de poires.

De son côté, Suzanne qui dispose d’un demi-hectare de terrain, partagera ce-lui-ci en deux: 4 000 m2 pour les poires (afin d’en récolter 1 600 kg) et 1 000 m2 pour la vigne, histoire de récolter 1 600 kg.

Tableau 4 > Récapitulatif de la production totale de raisin et de poires par Roger et Suzanne

Production totale Raisin Poires

Roger 900 kg 900 kg

Suzanne 1 600 kg 1 600 kg

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Notons que Roger, parce qu’il veut absolument avoir autant de poires que de rai-sin, consacre finalement la plus grande part de son terrain – idéal pour la culture de la poire ! – au raisin. Et Suzanne, à l’inverse, ne consacre qu’une petite part de son terrain à la vigne qui y pousse si bien ! Quel gaspillage !

L’existence du commerce change complètement la donne !

Le tableau 5 reprend la surface que Roger et Suzanne pourraient désormais consacrer respectivement à la culture de la poire et à celle du raisin s’ils veulent maximiser leur production commune53. Ce ne sont plus 2 500 kg de chaque fruit qui seront produits – et consommés – mais 8 100 kg ! Reste à voir comment ils s’arrangeront pour se les répartir entre eux, c’est-à-dire à quel « prix » ils s’échan-geront les raisins de Suzanne contre les poires de Roger !

53 On ne s’arrêtera pas ici sur le calcul, un peu complexe, qui a permis d’aboutir à ce résultat.

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Tableau 5 > Allocation optimale des terres de Roger et Suzanne et production conséquente

Raisin Poires

RogerSurface 1 000 m2 9 000 m2

Récolte 100 kg 8 100 kg

SuzanneSurface 5 000 m2 0 m2

Récolte 8 000 kg 0 kg

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Chacun cultive surtout le fruit pour lequel son terrain convient le mieux. Le com-merce permet ainsi d’exploiter les avantages de chacun. Ne pas le faire corres-pond à une forme de gaspillage.

Chacun ne produit plus un peu de tout parce qu’il veut consommer un peu de tout, mais chacun se spécialise dans la production de ce qu’il fait le mieux. Il en résulte de plus grands volumes de production et le commerce permet à chacun de profiter de tout ce qui est produit…

Si une personne (ou, plus largement, une région ou un pays) est meilleure de par ses connaissances (ou pour une région ou un pays, du fait de sa géographie par exemple ; les raisons peuvent être multiples) pour produire un bien et qu’une autre est meilleure pour en produire un autre, ils ont intérêt à se spécialiser dans la pro-duction dans laquelle ils sont les plus forts, puis à commercer. Ça paraît évident !

4.3 La loi des avantages comparatifsQue se passe-t-il, en revanche, si Roger (ou Suzanne) est meilleur(e) en tout, s’il est plus productif tant pour le raisin que pour les poires ? Spontanément, on pourrait penser que si quelqu’un est plus productif en tout, il conservera son talent pour lui et refusera tout commerce. La théorie économique standard, à la suite de l’économiste du 19e siècle, David Ricardo, montre qu’il n’en est rien, et que l’on n’a pas intérêt, dans ce cas, à produire de son côté et à tout garder pour soi, sans commercer avec l’autre.

Roger et Suzanne disposent cette fois l’un et l’autre de terrains d’une même na-ture. Roger est grand, costaud, vif. Suzanne est plutôt petite et un peu malingre. Ils ne sont pas aussi productifs l’un que l’autre, comme le montre le tableau 6 qui

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indique le nombre de kilos de fruits récoltés par heure de travail.

Tableau 6 > Productivité de Roger et Suzanne

Raisin Poires

Roger 5 kg/h 4 kg/h

Suzanne 3 kg/h 1 kg/h

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Roger est clairement plus productif que Suzanne. Il la bat dans tous les do-maines : tant pour la production de raisin que pour celle de poires.

Toutefois, bien que Roger soit capable de produire plus de raisins et plus de poires par heure de travail, Suzanne a ce qu’on appelle un avantage comparatif dans la production de raisin. Quand Suzanne produit 15 kg de raisin, cela lui prend 5 heures. Ces 5 heures de travail dédiées au raisin ne sont donc pas utilisées pour produire des poires. En d’autres termes, en produisant 15 kg de raisin, Su-zanne sacrifie la production de 5 kg de poires.

Roger produit quant à lui 15 kg de raisin en 3 heures. S’il avait consacré ces 3 heures à la production de poires, il en aurait récolté 12 kg. En d’autres termes, en produisant 15 kg de raisin, Roger sacrifie la production de 12 kg de poires.

Produire 15 kg de raisin coûte 12 kg de poires à Roger, mais seulement 5 kg de poires à Suzanne. Exprimée en poires, la production de raisins coûte moins cher à Suzanne qu’à Roger. On dit que Suzanne a un avantage comparatif dans la production du raisin.

Inversement, quand Roger produit 4 kg de poires en 1 heure, il ne peut pas utiliser cette heure de travail pour produire du raisin. Il sacrifie donc la production de 5 kg de raisin. Pour Suzanne, la production de 4 kg de poires se fait en quatre heures, période pendant laquelle elle aurait pu produire 12 kg de raisin. Elle sacrifie la production de 12 kg de raisin. Exprimée en kilos de raisin, la production de poires coûte moins cher à Roger qu’à Suzanne. On dit que Roger a un avantage compa-ratif dans la production de poires.

La théorie économique standard dit qu'il est dans l’intérêt de Roger de se spé-cialiser dans la production de poires et d'en vendre une partie, et dans l’intérêt de Suzanne de se spécialiser dans la production de raisin, et d'en vendre une partie. C’est par la spécialisation et l’échange que Roger et Suzanne obtiendront ces biens au coût le plus bas.

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4.4 Les autres gains de l’échangeOutre les avantages comparatifs, d’autres raisons expliquent qu’il y ait un intérêt à échanger.

• Les économies d’échelle* : les pays ont intérêt à se spécialiser dans la pro-duction de biens pour lesquels ils bénéficient d’économies d’échelle*. Il s’agit des biens dont la production coûte de moins en moins cher à l’unité, au fur et à mesure que la taille de la production augmente.

• Différences de demandes entre pays : si dans un pays producteur de riz, la population préfère les pâtes, et si dans un autre pays, producteur de pâtes, on préfère le riz, alors il est plus avantageux d’échanger les productions de riz et de pâtes plutôt que de modifier toute l’agriculture du pays. Ainsi, chaque pays exportera le bien qu’il aime le moins et importera celui qu’il préfère.

• Exportations et croissance : les exportations constituent une source de croissance pour les pays exportateurs.

4.5 Les vices du protectionnisme selon la théorie économiqueMalgré ces vertus du commerce, certains pays mettent en place des dispositifs pour limiter les échanges. C’est le cas, par exemple, des taxes à l’importation ou des droits de douane. Pour les économistes, ces mesures constituent un coût pour la société.

Imaginons que le petit pays Belga soit un producteur de Smartphones.

Belga est une petite économie fermée, elle n’a aucun échange avec le reste du monde. Le prix auquel s’échangent les Smartphones en Belga est de 300 €. À ce prix, 1 000 Smartphones sont échangés sur le marché belguien. En termes de bien-être, le surplus des consommateurs est l’aire A (en jaune sur le graphique 19a), et le surplus des producteurs, l’aire B (en turquoise). Dans cette première situation, le surplus total (A+B) est maximisé (voir sections 1.2 et 1.3 sur le surplus du producteur et le surplus du consommateur).

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PRIX

QUANTITÉ

300 €

1000

B

A

Graphique 19a > Le marché des Smartphones avant ouverture du pays Belga

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Belga s’ouvre à son voisin géant Chinor, gros producteur de Smartphones. On dit alors que Belga devient une économie ouverte. À présent confrontée au géant Chinor, la petite Belga n’a pas beaucoup de poids pour fixer le prix de ses Smart-phones. Le prix d’un Smartphone made in Chinor est de 200 € et la petite Belga n’a pas d’autre choix que de s’y conformer, sans quoi tous les Belguiens achète-raient leurs Smartphones aux Chinoriens.

Or, si les producteurs belguiens doivent vendre leurs téléphones à 200 € au lieu de 300 €, certains d’entre eux ne parviendront plus à couvrir leurs coûts de production, et devront quitter le marché. La quantité offerte par les producteurs belguiens va diminuer ; elle est maintenant de 600 Smartphones (voir graphique 19b). Le surplus des producteurs diminue et devient l’aire G en turquoise ; moins de Smartphones sont vendus, et certains producteurs ont dû quitter le marché faute de rentabilité. Par ailleurs, au prix de 200 €, les habitants de Belga désirant un Smartphone sont plus nombreux ! La quantité demandée à ce prix est de 1 400 Smartphones.

Pour combler l’écart entre une offre qui a diminué et une demande qui a aug-menté, Belga va importer des Smartphones de Chinor. Cette situation profite aux consommateurs belguiens ! En effet, ils paieront moins cher qu’en économie fer-mée, et un plus grand nombre d’entre eux aura accès à un Smartphone. Le sur-plus des consommateurs se trouve donc amélioré : il est maintenant représenté par l’aire jaune (A + D + E + F) dans le graphique 19b.

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Graphique 19b > Le marché des Smartphones après ouverture du pays Belga

Q* : quantité échangée dans le pays avant ouverture au commerce international

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Face à cette situation, l’État décide d’imposer une taxe à l’importation : tous les Smartphones provenant de Chinor seront taxés à hauteur de 50 €. Les Smart-phones importés coûtent donc maintenant 250 € aux acheteurs belguiens. À ce prix, quelques producteurs belguiens reviennent sur le marché car la produc-tion redevient un peu plus rentable. La quantité offerte en Belga est maintenant de 800 Smartphones. Par ailleurs, quelques Belguiens renoncent à acheter un Smartphone, puisque son prix a augmenté de 50 €, compte tenu de la taxe. La quantité demandée est maintenant de 1 200 Smartphones (voir graphique 19c).

PRIX

QUANTITÉ

300 €

200 €

1400600 Q*

D

G

A

E F

Importation 800 Smartphones

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PRIX

QUANTITÉ

300 €

200 €

250 €

14001200600 800 Q*

K

J

G

A

NL

OM

Graphique 19c > Le marché des Smartphones après ouverture du pays Belga et imposition d’une taxe à l’importation

Q* : quantité échangée dans le pays avant ouverture au commerce international

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Voici ce que la théorie économique standard nous montre :

• pour les consommateurs : dans la situation 19c, le prix s'est accru, passant de 200 € à 250 €. Leur surplus est moins grand que dans la situation 19b ; il est maintenant de A + K + L + M en jaune. Ils ont donc perdu J + N + O + les deux triangle roses) ;

• pour les entreprises de Belga : elles bénéficient de la possibilité de vendre un Smartphone à un prix de 250 € plutôt qu’à 200 €. Leur surplus a donc aug-menté. Il est maintenant de G + J en turquoise, elles ont donc gagné J ;

• l’État reçoit une recette fiscale sur chaque Smartphone importé représen-tée par l’aire N + O en turquoise. Cette recette est égale au montant de la taxe (50 € par Smartphone) multiplié par le nombre de Smartphones importés (400 Smartphones, soit la différence entre les 1 200 Smartphones demandés et les 800 Smartphones offerts par les producteurs belguiens).

Le but de la taxe était principalement de ne pas pénaliser trop les producteurs belguiens suite à l’ouverture de l’économie. Toutefois, un partie du coût de la taxe n’est récupérée par personne, c’est une perte sèche* pour la société, représentée

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ici par les deux triangles roses (voir section 1.4 sur la perte sèche). Le surplus total sans la taxe sur les importations (graphique 19b) est plus grand qu’avec la taxe (graphique 19c). Selon cette approche, le surplus total de la société avec la taxe est plus petit que sans la taxe.

4.6 Le commerce a des limitesBien que la théorie économique standard assigne de nombreuses vertus au commerce et considère que les mesures dites protectionnistes (les mesures vi-sant à protéger un pays de la concurrence d’autres pays sont regroupées sous ce terme. L'une de ces mesures peut être par exemple l’instauration d’une taxe à l’importation) génèrent une perte de bien-être (la perte sèche*), elle reconnaît toutefois que le commerce a aussi des limites.

L’exemple de la petite économie Belga illustre que les pays peuvent vouloir limiter le commerce pour se protéger de la concurrence étrangère. Les barrières les plus courantes pour limiter les importations sont les droits de douane sur les impor-tations (taxe qui augmente le prix du bien importé pour les consommateurs), les quotas d’importation (qui limitent la quantité autorisée de biens qui peut entrer dans le pays) ou encore les subventions accordées aux producteurs locaux pour qu’ils puissent vendre moins cher que les biens importés.

Différentes raisons peuvent justifier des mesures protectionnistes. Les écono-mistes Sloman et Wride54 identifient, entre autres les suivantes.

• Activité naissante : souvent, dans les pays en développement, de nouvelles entreprises nationales sont encore trop petites pour bénéficier d’économies d’échelle*, les travailleurs n'ont pas acquis suffisamment d'expérience, les in-frastructures ne sont pas encore suffisantes, etc. Sans protection, il serait difficile à ces entreprises de résister à la concurrence étrangère.

• Réduction de la dépendance vis-à-vis des produits à faible potentiel de croissance : une grande partie des pays en développement sont exportateurs de matières premières et de produits de base, souvent alimentaires. Or, la de-mande mondiale pour ces produits n’augmente pas énormément quand l’ac-tivité économique mondiale croît. En effet, quand les revenus augmentent, ils servent principalement à l’achat de biens manufacturés ou plus sophistiqués. Si le pays se spécialise dans la production de ces biens de base, il peut diffi-cilement augmenter ses recettes si la conjoncture* mondiale est meilleure. Il lui est presque impossible alors de développer la production de biens manu-

54 Sloman J., Wride A., Garratt D., (2015) Principes d’économie - 9e édition, Montreuil: Pearson Education

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facturés. Or, la demande pour ces biens augmente plus avec l’accroissement de l’activité économique. Cela explique que des pays veuillent promouvoir et protéger le développement d’une industrie manufacturière.

• Empêcher le dumping : quand un pays subventionne ses exportations, il est susceptible de soutenir des pratiques de dumping, c’est-à-dire, de vente à perte. Dans ce cas, les pays qui importent ces produits ont intérêt à les taxer pour éviter que ses producteurs domestiques produisent à perte, ce qui serait intenable. La barrière à l’entrée apparaît dans ce cas comme une correction d’une autre distorsion: la subvention à l’exportation.

4.7 En conclusionLa théorie économique standard nous dit « que le commerce c’est bien ! » Il ac-croît la satisfaction des consommateurs qui ont ainsi accès à un plus large choix de biens et services. Il permet aussi de mieux tirer parti des avantages relatifs qui caractérisent les différentes personnes, entreprises, régions ou pays. C’est alors la quantité totale de biens et services disponibles pour les uns et les autres qui augmente.

Le commerce, national et international, permet en outre de maximiser le surplus total. Certes, le surplus des producteurs nationaux diminue un peu (le prix di-minue et certains doivent quitter le marché à cause de la concurrence), mais celui des consommateurs augmente beaucoup (grâce aux importations et aux prix plus faibles). Si l’État intervient en taxant les importations pour protéger ses producteurs de la concurrence, le surplus total diminue. Certes, la concurrence est moins rude pour les producteurs nationaux, puisque les produits importés coûtent plus cher du fait de la taxe, mais le surplus des consommateurs diminue fortement et surtout, une partie du coût de la taxe n’est récupérée par personne, c’est la perte sèche*.

La théorie économique standard reconnaît toutefois que certaines circonstances justifient de limiter le commerce.

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PROTÉGEZ LE COMMERCE DE VOS POULETS ET DE VOS POULES

Une carte blanche de Pierre Coopman, rédacteur en chef de la revue Défis Sud, de SOS Faim55

En 2004, une campagne de SOS Faim et de l’Association citoyenne pour la défense des intérêts collectifs (ACDIC), une association de citoyens camerounais partenaire de SOS Faim, était intitulée d’une manière un tantinet provocatrice : Mon poulet, ma poule. Ce n’était pourtant pas un remake grivois du film Chicken Run, mais une campagne sérieuse pour défendre les aviculteurs du Cameroun, en Afrique, contre les dérives d’un commerce que les économistes estiment vertueux.

En 2004, la majorité des économistes suivent une idéologie qui n’est pas favorable au protectionnisme. Ils conseillent aux pays d’Afrique d’aban-donner leurs droits de douane et d’ouvrir leurs marchés à la concurrence. Le Cameroun avait suivi cette idéologie la même année. Quelques avan-tages comparatifs devaient théoriquement amener le pays à trouver sa voie : il fallait commercer en achetant sur le marché international, à bas prix, ce qui est nécessaire à la consommation locale et en vendant sur ce marché international, à prix concurrentiel, ce qui rapporterait vraiment de l’argent au Cameroun. Par exemple : importer de la viande de poulet et exporter du pétrole brut, car parmi d’autres matières premières non alimentaires (bauxite, fer cobalt, diamant), on trouve du pétrole brut au Cameroun…

Entre la théorie et la pratique, cependant, se faufilaient quelques ennuis. Le premier ennui est que la population camerounaise, majoritairement pauvre, produit suffisamment de viande de poulet. Lorsque qu’elle a l’op-portunité de consommer de la viande (ce qui n’arrive pas tous les jours) elle s’oriente vers celle qui est à la fois abondamment produite localement et vendue à bon marché. Comme dans de nombreux pays du tiers-monde, c’est évidemment le poulet qui remporte le choix du consommateur. Et l’offre s’adaptant à la demande, au Cameroun les aviculteurs avaient de-puis de nombreuses années organisé une véritable filière : en 1994, la production locale de viande de poulet dépassait amplement les 29 000 tonnes !

En 2004, au Cameroun, cette production locale avait cependant chuté

55 SOS Faim est une ONG belge de développement active depuis 1964 dans la lutte contre la faim et la pauvreté en milieu rural en Afrique et en Amérique latine.

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à 13 000 tonnes, tandis que 22 000 tonnes de poulets européens ren-traient dans le pays. Car le second ennui est causé par les contradic-tions de ceux-là même qui prônent des règles qu’ils ne respectent guère. L’Union européenne, théoriquement très en phase avec les économistes qui critiquent le protectionnisme, protégeait bel et bien la production du poulet européen, en la subventionnant pour qu’elle puisse mieux s’ex-porter. Résultat : au Cameroun en 2004, le poulet européen était vendu deux fois moins cher que le poulet camerounais.

Ce que les économistes anti-protectionnistes n’avaient pas prévu, ou n’aiment pas prévoir, c’est la capacité des sociétés civiles à refuser les aléas et les contradictions de l’idéologie dominante et à se battre pour réclamer la protection de leurs droits. Ainsi, en 2004, au Cameroun, l’AC-DIC mènera avec succès une campagne pour défendre les droits des avi-culteurs camerounais. Elle réussira à convaincre les autorités que l’in-terdiction des importations de poulet sera un bienfait pour l’économie du pays. Douze ans plus tard, la filière avicole camerounaise se porte bien. Elle a bénéficié d’investissements et la production avicole natio-nale couvre 90 % de la demande nationale. Plus de 300 000 personnes travaillent directement pour la filière avicole. C’est trois fois plus que douze ans auparavant.

Nous n’avons pas cherché à savoir, avant de rédiger cet article, si les perspectives d’exportation de pétrole brut ont extrait les Camerounais de la pauvreté, mais nous nous permettons d’être perplexes… Nous sa-vons en revanche que l’interdiction de l’exportation du poulet européen au Cameroun n’a pas provoqué une chute drastique du niveau de vie des Européens. Les multiples crises que connait l’Europe, notamment ses agriculteurs, ont des causes diversifiées et complexes, et les poules et poulets camerounais ne peuvent pas en être rendus exclusivement res-ponsables.

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« LE COMMERCE, C’EST BIEN ! ». SURTOUT QUAND IL EST ÉQUITABLE !

Une carte blanche de Patrick Veillard, chargé de recherche et de campagne

chez Oxfam-Magasins du Monde 56

Historiquement, le commerce, en même temps que les connaissances scientifiques, a permis de considérablement améliorer les conditions de vie des populations. Peu à peu, beaucoup de ces vies sont devenues moins cruelles, brutales et courtes. En théorie. Car en réalité, beaucoup de gens continuent de vivre des vies cruelles, brutales et courtes. Il existe ainsi peu d’autres options pour un travailleur bangladais que de travailler comme un quasi-esclave dans l’industrie textile, ou pour un producteur brésilien d’oranges de vendre sa récolte à un prix ridicule.

L’une des raisons est que le commerce mondial ne fonctionne pas cor-rectement. Au lieu de rééquilibrer le marché en faveur des plus faibles, les règles commerciales favorisent au contraire les acteurs les plus puissants et renforcent les inégalités.

D’un côté, de nombreuses barrières à l’importation empêchent les pro-ducteurs du Sud d’accéder aux marchés du Nord (ex. sucre, coton). Les produits les plus transformés sont davantage taxés (ex. jus d’orange comparé aux oranges), ce qui cantonne ces pays dans l’exportation de produits à faible valeur ajoutée. La concurrence est d’autant plus faus-sée que les pays développés soutiennent leurs industries à l’aide de gé-néreux subsides, dans un objectif de compétitivité accrue. C’est parti-culièrement vrai dans le secteur agricole, où 80 % des aides de l’Union européenne bénéficient aux 20 % de producteurs les plus intensifs.

De l’autre côté, les multinationales, issues majoritairement des pays dé-veloppés, ne sont guère inquiétées, notamment en matière de régulation de la concurrence. De fait, elles sont devenues tellement concentrées et monopolistiques qu’elles peuvent contrôler les prix des denrées qu’elles achètent ou même directement façonner les lois qui les arrangent, à l’aide d’armées de lobbyistes à Washington ou Bruxelles.

56 Oxfam-Magasins du Monde est un mouvement de citoyens qui veut construire la justice socio-éco-nomique en combattant les inégalités et les injustices de manière structurelle et globale, tant au niveau local qu’au niveau national et international.

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On assiste donc véritablement à un double discours des pays dévelop-pés. D’une part, ils prêchent un libéralisme débridé et tentent d’ouvrir au maximum les marchés du Sud, notamment en multipliant les accords commerciaux bilatéraux. De l’autre, ils barricadent leurs économies (ex. leurs marchés publics) et dopent leurs champions pour gagner des parts sur les marchés mondiaux.

Oxfam est convaincu que le commerce est un outil incontournable de lutte contre la pauvreté. C’est pourquoi nous prônons et défendons la mise en place d’un système commercial multilatéral, démocratique et régulateur, sur la base des principes du commerce équitable. Cela pour-rait notamment se traduire par l’intégration de critères exigeants de dé-veloppement durable dans les accords commerciaux, avec système de plaintes et sanctions à la clef. Ou bien par un système d’accès préféren-tiel aux marchés (c’est-à-dire une diminution des droits de douane) pour les produits durables (équitables, éthiques, locaux, etc.) et de quotas mi-nimum d’achats de ces produits par les autorités publiques.

> ENCADRÉ 9 <

LE PROBLÈME DE LA FAIM DANS LE MONDE : FAILLITE DU LIBRE ÉCHANGE ?

Selon le Programme alimentaire mondial57, 795 millions de personnes dans le monde souffraient encore de la faim en 2015, soit 1 personne sur 9. Est-ce imaginable dans un monde qui, globalement, obéit de plus en plus aux règles du libre-échange, théoriquement efficace ?

De grands groupes agro-alimentaires tiennent une productivité insuffi-sante de l’agriculture pour responsable de ce problème.

Le programme qu’ils préconisent : chaque pays se spécialise dans un nombre restreint de cultures d’OGM. Il les cultive sur de très grandes surfaces au moyen de machines performantes. On supprime les bar-rières douanières et les règlementations susceptibles de freiner le com-merce international. Ainsi, peut-on développer les échanges mondiaux pour que tout le monde puisse consommer de tout. L’agriculture familiale vivrière est appelée à disparaître, d’une part parce qu’elle n’est plus né-

57 Le Programme alimentaire mondial (PAM) est l'organisme d'aide alimentaire des Nations Unies.

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cessaire pour nourrir les gens et, d’autre part, parce qu’on a besoin de toutes les terres disponibles.

L’idée est simple : en produisant plus, on pourra nourrir davantage de monde.

Le problème de la faim dans le monde n’est pourtant pas lié à une offre insuffisante mais plutôt à un problème d’accessibilité de la nourriture. Selon un rapport sur l’insécurité alimentaire dans le monde de la Food and Agriculture Organization (FAO58), l’agriculture mondiale pourrait nourrir 12 milliards d’êtres humains.

Avec la disparition progressive de l’agriculture vivrière, la population dépend des biens importés pour se nourrir. Cela la rend vulnérable à la fluctuation des prix sur les marchés internationaux. On s’en est rendu compte en 2008, année de crise alimentaire59. Quelques mauvaises ré-coltes, dans quelques pays phares, et les prix des produits agricoles se sont envolés. Les pays producteurs de ces denrées raréfiées ont mis de côté ce dont leur population avait besoin. Ils ont offert des quantités beaucoup moins importantes sur les marchés internationaux. Les prix ont flambé.

Ceux qui trinquent sont les pays en développement. Ils ne produisent plus assez de nourriture pour eux-mêmes et doivent en importer à des prix très élevés. Et à l’intérieur des pays ce sont toujours les plus riches qui se trouvent à l’abri du besoin.

La crise de 2008 illustre que la stratégie préconisée par les grands groupes agro-alimentaires pourrait bien servir davantage leurs intérêts que ceux des populations les plus précaires.

58 La FAO est l’agence des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation.59 Certains pays, parmi les plus gros producteurs de céréales et de produits laitiers, ont eu de mau-

vaises récoltes en 2007-2008. On parle d’une réduction de 5 %. La demande de céréales a, de son côté, sérieusement augmenté en raison de (i) la croissance démographique, (ii) l’augmentation de la production de viande (le bétail est nourri avec des céréales) et (iii) l’augmentation de la production de bio-carburants. Plusieurs pays producteurs ont décidé de conserver des stocks pour leur propre population. La réduction des quantités offertes sur les marchés internationaux était donc plus im-portante. L’offre s’est davantage réduite quand des spéculateurs ont acheté cette production pour la stocker et ainsi, faire monter les cours avant la revente. Le prix de biens de base a tellement aug-menté que cela a provoqué des émeutes dans plusieurs capitales africaines, sévèrement touchées. Des régimes politiques en ont été ébranlés.

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5« L’INTERVENTION

PUBLIQUE, C’EST BIEN, MAIS

DANS CERTAINS CAS SEULEMENT ! »

Où l’On essaie de cOmprendre, et Où l’On discute, pOurquOi la théOrie écOnOmique standard entend limiter

l’interventiOn de l’État dans l’écOnOmie

Le chapitre 1 a démontré que le prix s’établit spontanément, sur un marché libre et parfaitement concurrentiel, à un niveau tel que le surplus total des consom-mateurs et des producteurs est à son maximum.

Considérons par exemple le marché du jeans. Il s’agit d’un marché concurrentiel. Roger achète un jeans au prix de 80 € à l’entreprise Jeans’6K. Il en avait tant envie qu’il aurait été prêt à le payer 110 €. Son surplus est donc de 30 €. Au prix de 80 € par jeans, l’entreprise Jeans’6K en vend 10 000 et réalise un profit* de 200 000 € (chaque jeans lui coûtant 60 € pièce). Si on considère tous les consommateurs et tous les producteurs sur le marché du jeans, et qu’on somme leurs surplus, on obtient un total qui ne pourrait pas être plus élevé. C’est la raison pour laquelle les économistes de la théorie économique standard disent qu’il n’y a

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pas de meilleur système que la concurrence parfaite sur un marché libre.

Les économistes de la théorie économique standard ont toutefois identifié des cas particulier où les produits ont des caractéristiques telles que laisser le marché fonctionner librement ne suffit pas à atteindre la situation optimale. On peut dire que, dans ce cas, le marché est insuffisant pour atteindre l’optimum ; on parle de défaillances du marché* et l’intervention de l’État est requise pour conduire vers une solution globalement préférable.

5.1 ExternalitésLe cas le plus courant de défaillance de marché est l’externalité*.

Définition

L’entreprise Jeans’6K produit ses pantalons en Chine. Elle utilise à cette fin des colorants toxiques qui affectent les bronches des travailleurs et dont l’excédent est rejeté dans la rivière locale. Compte tenu de ces effets, on ne peut plus sim-plement dire que le bénéfice global issu de ce marché est la somme des surplus des consommateurs et des producteurs.

Quand Roger achète un jeans à l’entreprise Jeans’6K, cela le concerne ainsi que l’entreprise Jeans’6K, mais aussi les travailleurs de l’entreprise dont la santé est altérée et tous les habitants touchés par les effets d’une rivière polluée.

On appelle externalités* les effets (positifs ou négatifs) d’une activité écono-mique, qui ne sont pas reflétés dans les prix de marché. Il s’agit en quelque sorte d’effets collatéraux d’une transaction (la vente d’un jeans) sur d’autres parties (personnes physiques, personnes morales, etc.) que celles qui sont directement concernées par cette transaction. Cette externalité peut être positive (il s’agit d’un bienfait collatéral) ou négative (c’est un dégât collatéral, comme dans le cas décrit ici).

Optimum

Quand une transaction sur un marché ne produit aucune externalité, le surplus des consommateurs et des producteurs suffit à déterminer l’optimum*, selon le critère retenu par la théorie économique standard : l’optimum au sens de Pareto*.

En cas d’externalités, ces surplus, avantages tirés de la production, de l’échange et de la consommation de ce bien, ne suffisent plus. Il faut aussi intégrer les

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bienfaits et méfaits collatéraux dans le calcul pour savoir si cette activité sert ou affecte l’intérêt général. Le niveau de production, d’échange et de consommation d’un bien, est optimal quand on ne tient compte que des avantages retirés par les producteurs et consommateurs. Mais il peut ne plus l’être quand on prend en compte des effets de cette transaction sur toute la société, c’est-à-dire sur eux et sur les autres.

L’intuition permet d’appréhender que si une activité présente des externalités négatives (comme dans l’exemple de la production de jeans), l’intérêt général commandera de la diminuer (par rapport au niveau qu’elle aurait atteint si on ne prenait pas ces externalités en considération).

Elle permet aussi d’appréhender qu’en cas d’externalité positive (par exemple, dans le cas de l’activité d’un apiculteur dont les abeilles pollinisent gratuitement les arbres fruitiers alentour), l’intérêt général commandera de l’augmenter (de la pousser au-delà du niveau atteint si on ne prenait pas ces externalités en consi-dération).

La théorie économique standard ne se satisfait pas de telles intuitions. Elle ex-périmente la question dans le laboratoire de son monde virtuel où les entreprises et consommateurs fonctionnent comme des automates surdoués en mathéma-tiques.

Dans un graphique ordinaire (graphique 2, page 29) présentant l’offre et la de-mande de jeans, on se souvient que la courbe de demande indique chaque fois la valeur que les consommateurs attribuent à l’acquisition d’un premier, d’un deu-xième, d’un troisième jeans, etc. La courbe d’offre présente quant à elle le prix minimum pour lequel les producteurs sont prêts à proposer cette quantité.

Dans le graphique 20a, les flèches verticales rouges illustrent, pour chaque quan-tité totale de jeans produits, le coût additionnel lié à la production d’un pantalon supplémentaire. Ce coût est croissant, comme cela a été vu dans le chapitre 1.

La distance verticale des deux flèches (les flèches vertes et rouges mises bout à bout) est la valeur qu’attribue chaque consommateur supplémentaire à la consommation de ce jeans additionnel.

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Graphique 20a > Surplus des consommateurs et des producteurs

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

L’ensemble des flèches verticales vertes représentent le surplus total des consommateurs (différence entre la valeur qu’ils sont prêts à payer pour le jeans, et le prix qu’ils paient effectivement) et des producteurs (différence entre le prix qu’ils reçoivent pour chaque jeans et ce que la production d’un jeans leur coûte). On se référera au chapitre 1 pour voir comment il est distribué entre les consom-mateurs et les producteurs.

Quand on ne tient compte que du seul microcosme des consommateurs et pro-ducteurs, on a intérêt à accroître la production tant qu’on peut faire croître le surplus total et le marché s’arrêtera à l’intersection de l’offre et de la demande, fixant ainsi le prix et la quantité d’équilibre sur le marché.

En cas d’externalité60, il faut intégrer ce dégât collatéral dans le raisonnement. Dans le monde virtuel des économistes de la théorie économique standard, on

60 Par exemple, ici, externalité négative. Mais il se démontre aisément que tout ce raisonnement peut se tenir, moyennant quelques minuscules aménagements, avec des externalités positives pour ob-tenir des résultats forcément inverses.

PRIX

QUANTITÉ

OFFRE

DEMANDE

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peut sans difficulté chiffrer le coût de l’externalité61. On estimera ici qu’il s’agit d’une externalité négative unitaire62. Chaque unité produite apporte son lot iden-tique d’inconvénients pour la société.

Ce coût unitaire de l'externalité figure, dans le graphique 20b, sous la forme de la flèche bleue (pour chaque unité produite, on ajoute au coût privé représen-té par la courbe d’offre rouge, un coût social, dont la hauteur est donnée par les flèches bleues). Ce désagrément pour la société vient manger une partie de l’ancien surplus des consommateurs et producteurs. Si on se place du point de vue de l'ensemble de la société, il n’est plus souhaitable de produire, échanger et consommer la quantité pour laquelle les courbes d’offre et de demande se croisent, mais une quantité inférieure, celle pour laquelle la flèche verticale verte s’est réduite à néant. En effet, à cette quantité, le surplus total ne peut plus être augmenté en échangeant plus de bien.

61 Dans la vraie vie, ce n’est pas toujours simple. Comment chiffrer le désagrément olfactif d’un élevage de porcs à proximité de chez soi ? L’incommodité sonore d’un avion qui survole une maison ? Le désagrément d’un panorama abîmé par une usine ? L’inconvénient de ne plus pouvoir se promener dans un bois remplacé par une carrière ? Cela ne pose pas un problème dans le monde virtuel de la théorie économique standard où tout peut être mesuré aisément et évalué en termes monétaires. On y concentre davantage son attention sur les principes que sur les questions d’ordre technique ou philosophique, car la question de la valorisation monétaire des externalités environnementales est souvent plus qu’une question technique. De quel droit l’homme donnerait-il un prix à la nature ?

62 Ces externalités peuvent présenter des coûts de nature différente. Si on pense qu’à chaque jeans correspond une certaine quantité de polluant, on dit que le coût est unitaire et dépend du nombre de jeans produits. Dans l’exemple d’une usine qui, en s’installant, gâche la beauté d’un panorama, le dégât sera le même que l’entreprise produise 100 ou 10 000 pièces. Le coût est alors réputé forfai-taire. D’autres structures sont possibles et les économistes les ont toutes examinées. On utilise ici le coût unitaire pour illustrer le principe général.

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Graphique 20b > Le coût unitaire de l'externalité

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

L’État est donc appelé à intervenir pour favoriser l’émergence d’une solution qui permette d’atteindre ce nouvel optimum puisque le marché n’y parvient pas seul.

L’État peut le faire en imposant aux producteurs de prendre les dispositions qui compensent les nuisances qu’ils causent. Dans ce cas, la courbe d’offre se dé-place automatiquement vers le haut, au-dessus des flèches bleues et l’équilibre habituel de la concurrence parfaite fixe automatiquement un nouvel équilibre. Ce n’est pas toujours possible, du moins intégralement. L’État peut aussi imposer une taxe unitaire équivalente au montant du trait bleu et en affecter la recette à l’atténuation des effets de ces externalités.

PRIX

QUANTITÉ

OFFRE

DEMANDE

Quantité échangée en tenant compte des externalités

Quantité échangée sans tenir compte des externalités

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PRIX

QUANTITÉ

OFFRE

DEMANDE

Quantité échangée en tenant compte des externalités

Quantité échangée sans tenir compte des externalités

Pc

Taxe unitaire

Pe

Les effets d’une telle taxe sont présentés dans le graphique 20c.

Graphique 20c > Effet d'une taxe unitaire sur le surplus

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Avant la prise en compte des externalités au moyen de la taxe, le surplus des consommateurs correspondait à la somme des surfaces rose, jaune et bleue et le surplus des producteurs, à la somme des surfaces turquoise, orange et grise.

Une fois la taxe unitaire appliquée, la quantité de jeans produite, échangée et consommée diminue. Il y a désormais deux prix: le prix pc, taxe comprise, payé par le consommateur et le prix pe, hors taxe, réellement perçu par les entreprises productrices de jeans. La différence entre pc et pe est le montant de la taxe uni-taire perçue sur la vente de chaque jeans.

Désormais:

• le surplus des consommateurs correspond à la surface rose ; • le surplus des producteurs correspond à la surface orangée ; • la somme des rectangles jaune et turquoise correspond à la recette fiscale de

l’État. Elle équivaut à l’externalité négative : dégât collatéral lié à la production de jeans. Cette somme est réputée compenser cet effet néfaste de la pro-duction des jeans ;

• les surfaces bleue et grise ont disparu. C’est une perte de bien-être.

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Cette perte de bien-être était associée aux derniers jeans échangés, qui ne le sont plus désormais. Si, toutefois, ces jeans-là avaient quand même été produits, les externalités négatives associées à cette production auraient été plus impor-tantes que cette perte de bien-être. Du point de vue social, général, c’est donc une bonne chose que ces derniers jeans ne soient pas produits.

Une alternative aux externalités : le marché des droits à polluer

Considérant que, dans la plupart des cas, l’intervention de l’État génère une perte sèche*, beaucoup d’économistes considèrent aujourd’hui que les incitations du marché sont plus efficaces pour agir sur les comportements des agents écono-miques. Ainsi ont été mis en place des systèmes de droit à polluer, par lesquels les entreprises paient un impôt sur leur pollution (du montant du dommage ex-terne). À la différence d’une taxe telle que celle qui doit corriger les externalités négatives, le montant de cet impôt n’est pas fixé par le gouvernement, mais via un marché de droits à polluer négociables.

Dans cette perspective, l’État fixe le niveau maximal de pollution autorisé et at-tribue à chaque entreprise un certain nombre de permis à chaque entreprise. Ce permis donne droit à polluer dans une certaine mesure, par exemple à émettre telle quantité de CO2 dans l’atmosphère.

Quand une entreprise exerce son activité, on mesure le niveau de pollution qu'elle émet. Si elle pollue moins que son quota*, ce à quoi elle a droit, elle n’utilise qu’une partie de ses permis. Elle peut dans ce cas vendre les permis qui lui restent sur le marché des permis de polluer. Si elle pollue plus que ce à quoi elle a droit, elle doit acheter des permis supplémentaires sur le marché du permis de polluer. Le prix de ces permis est alors établi selon la loi de l’offre et la demande.

Ce mécanisme incite les entreprises à réduire leur pollution et pour cela, à investir dans le progrès technique pour rendre leur activité moins polluante.

Plus nombreuses sont les entreprises vertueuses, soucieuses de diminuer leur pollution, plus l’offre abondera sur le marché des permis de polluer. Dans ce cas, le prix diminuera et les entreprises qui n’auront pas investi dans des dispositifs de préservation de l’environnement pourront acquérir ces permis à un faible coût, ce qui risque de ne pas les inciter à limiter, à leur tour, le niveau de leur pollution. Il faut donc que les pouvoirs publics réévaluent périodiquement le nombre de permis de polluer en circulation. En les raréfiant, ils les rendront plus chers et inciteront les dernières entreprises polluantes à faire des efforts.

La théorie économique standard influence donc fortement la manière dont la question environnementale est traitée aujourd’hui.

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LE MARCHÉ EUROPÉEN DES DROITS

À POLLUER : CHRONIQUE D’UN ÉCHEC

Une carte blanche de Géraldine Thiry, chargée de cours en économie à l’Institut catholique

des hautes études commerciales (ICHEC) et à l'Université catholique de Louvain (UCL)

Afin de limiter les émissions de gaz à effet de serre, et de respecter le protocole de Kyoto, l’Union européenne a instauré en 2005, une forme de marché du carbone. Plus précisément, il s’agit d’un mécanisme d’échange de quotas* de CO2, appelé le European Trading Scheme.

Ce mécanisme est directement inspiré de la théorie économique stan-dard : au sein d’un système de quotas*, les entreprises qui polluaient moins qu’autorisé sont libres de vendre leur excédent de CO2 non émis à d’autres entreprises, qui elles, polluent plus que leur quotas. En 2013, le mécanisme était appliqué dans 27 pays et couvrait 45 % des émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne.

L’une des idées maîtresses qui guide ce mécanisme est qu’en donnant un prix à la nature, les entreprises seront incitées à modifier leurs com-portements puisqu’il coûterait plus cher de polluer, et donc à émettre moins.

Or, ce mécanisme s’est avéré très peu efficace dans la réalité, et les émissions n’ont pas substantiellement décrû… L’un des principaux problèmes est lié au fait que les allocations (quantité d’émissions au-torisées) étaient très (trop) importantes au regard de la conjoncture* économique : lors de la crise de 2007-2008, la réduction de l’activité économique a induit de facto une diminution des émissions. En consé-quence, les entreprises ont accumulé des quotas* non utilisés. La de-mande de droits à émettre a diminué, ce qui a entraîné une chute du cours de la tonne de CO2, l’amenant à des prix très peu dissuasifs.

Cette situation illustre combien il est difficile de créer un marché pour réguler l’environnement !

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5.2 Ressources communes et biens publicsOutre les externalités, il existe une autre série de biens particuliers pour lesquels la théorie économique standard convient qu’il n’est pas pertinent de laisser agir le libre marché concurrentiel. L’intervention de l’État est cette fois encore, requise pour que la production et la consommation de ces biens et services soient op-timales63.

Pour qu’un marché fonctionne de manière autonome, il faut qu’on puisse identi-fier le propriétaire du bien échangé. Si Roger vend son canapé à Suzanne, il n’en est plus le propriétaire, c'est Suzanne qui le devient. Un échange sur un marché est donc un transfert de propriété entre l’offreur, Roger et le demandeur, Su-zanne.

Dans le cas de ce canapé, les choses sont claires. En revanche, il existe un cer-tain nombre de biens ou de services qui ne sont la propriété de personne ou dont l’usage n’est pas clairement défini. C’est le cas, par exemple des parcs publics, des services de défense nationale, des sentiers de randonnée en montagne, etc. Dans ces exemples, il n’y pas de propriétaire clairement défini, et donc pas d’échange possible sur un marché ! C’est alors, selon la théorie économique stan-dard, à l’État d’intervenir.

Pour y voir plus clair...

Pour identifier ces biens ou services, pour lesquels l’intervention de l’État est admise par la théorie économique standard, il faut se poser deux questions.

La première est de savoir si le bien est exclusif, c’est-à-dire si son usage peut être restreint ou s’il est, par nature, ouvert à tous. Par exemple, on peut aisé-ment empêcher quelqu’un d’entrer dans un parc d’attraction. La France démontre qu’on peut techniquement réserver l’accès aux autoroutes aux seuls véhicules autorisés, mais c’est probablement plus difficile pour tout le réseau routier. Il n’est pas non plus possible d’exclure un usager de la réception des ondes FM de sa station de radio favorite.

63 Pour rappel, le terme optimal n’est pas univoque et la théorie économique standard en a le plus souvent une définition spécifique.

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La deuxième est de savoir si le bien est un bien rival, c’est-à-dire que l’usage de ce bien par un consommateur empêche un autre consommateur de l’utiliser64. Dans le cas des ondes radio, un auditeur qui écoute sa station favorite ne porte aucun préjudice à d’autres qui souhaiteraient l’imiter. Par contre, il n’est pas possible que deux personnes mangent ensemble la totalité de la même crème glacée.

Le tableau ci-dessous synthétise les quatre cas de figure possibles et présente l’un ou l’autre exemple correspondant à ceux-ci.

Tableau 7 > Combinaison entre (non-)rivalité et (non-)exclusivité des biens

Exclusif Non-exclusif

Rival Bien privéUn Smartphone

Ressources communesUne pêcherie

Non-rival Bien clubUn concert, un e-book

Bien public La défense nationale, l'éclairage public

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Le marché semble souvent efficace pour allouer les biens privés et les biens club ; les e-books par exemple ont un usage exclusif car il faut payer pour les utiliser, mais cet usage est non-rival car son utilisation personnelle n’empêche personne d’autre de le faire également. En revanche, en présence de biens pu-blics65 (non exclusifs et non rivaux) et de ressources communes66 (non exclusifs mais rivaux), la théorie économique préconise l’intervention de l’État. Là encore, il s’agit de pallier les défaillances du marché. Celui-ci n’est en effet pas armé pour gérer adéquatement ce type de biens particuliers.

64 Il arrive qu’un bien ne soit pas rival jusqu’à un certain point seulement. Si cinq voyageurs se trouvent dans un train, ils n’empêchent aucunement un sixième de profiter de ce service. Par contre, si le train est complètement saturé de monde, il bascule dans la catégorie des services rivaux. Il en va de même pour une autoroute congestionnée ou pour une salle de concert qui affiche complet.

65 Exemple : Roger et Suzanne sont citoyens du même pays ; ils bénéficient, comme tous les autres citoyens, de la protection de la défense nationale. Le fait que la population du pays augmente n’im-plique pas que les gens soient moins protégés ! La défense est donc un bien (i) non-exclusif (per-sonne ne peut se voir refuser la défense de son pays et (ii) non-rival (que Roger en bénéficie n’em-pêche pas Suzanne d’en profiter).

66 Exemple : Roger et Suzanne ont le droit de pêcher dans la rivière voisine s’ils le désirent. Personne ne peut les en empêcher ou leur demander un droit d’entrée (non-exclusivité). En revanche, les pois-sons pêchés par Roger ne seront plus disponibles pour Suzanne (rivalité).

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Les biens publics

Dans le cas de biens publics comme l’éclairage public, la consommation de lu-mière est indivisible : si Roger profite de toute la lumière de sa rue éclairée le soir, sa voisine Suzanne en profite tout autant que lui et personne ne peut empêcher les passants d’en bénéficier. Du point de vue de la théorie économique, l’État doit intervenir car si l’éclairage était laissé à la seule initiative privée (c’est-à-dire au marché), il n’y aurait pas de lumière dans les rues.

En effet, un usager de la rue qui sait que personne ne pourra l’empêcher de pro-fiter de l’éclairage ne sera pas incité à payer pour celui-ci. Il préférera profiter gratuitement de ce service et conserver son argent pour s’offrir d’autres plai-sirs. Et si personne ne paie, les entreprises susceptibles d’installer cet éclairage ne seront pas prêtes à l’offrir sans aucune rémunération. L’intervention de l’État consistera alors à faire payer par tout le monde un impôt qui financera la fourni-ture du bien public ; soit cette fourniture sera assurée directement par un service public, soit sous-traitée à une entreprise privée.

Cette solution peut parfois sembler injuste. Par exemple, les personnes qui n’ont pas de voiture participent pécuniairement au financement des routes. Des éco-nomistes de la théorie économique standard se sont penchés sur cette question pour résoudre ce problème67.

Les ressources communes

L’État est également sollicité pour intervenir dans la gestion des ressources communes. L’exemple de la régulation des populations de poissons est emblé-matique : l’excès de pêche entraîne une diminution très rapide des bancs de pois-sons, d’une ampleur telle qu’elle met en danger la capacité des poissons à se régénérer. Dans ce cas, laisser aux seuls mécanismes du marché le soin d’allouer la ressource (en l’occurrence, les poissons) entre les agents pourrait mener à un épuisement de celle-ci et, corollairement, à une disparition de l’activité de pêche.

L’intervention de l’État est alors est alors justifiée aux yeux de la théorie écono-mique standard. Il mettrait alors en place des quotas de pêche ou des taxes, par exemple.

67 Les solutions qu’ils proposent sont relativement techniques et dépassent le cadre de ce dossier. Pour les curieux, voir l’ouvrage de Jean Tirole : Tirole J., Économie du bien commun, Presses Uni-versitaires de France, 2016, 639 p.

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5.3 Monopoles naturelsOutre les biens publics et ressources communes et la présence d’externalités*, il existe une troisième situation dans laquelle la théorie économique standard justifie l’intervention de l’État. C’est le cas du monopole* naturel.

Celui-ci désigne une situation où la fourniture d’un bien (ou d’un service) est moins coûteuse quand le bien (ou le service) est produit par une seule entreprise plutôt que par plusieurs.

C’est typiquement le cas des biens de réseaux comme les chemins de fer, les services postaux ou la distribution, par exemple, où les économies d’échelle* sont très grandes. Comme les coûts des infrastructures sont très élevés, plus la taille de l’activité est grande, plus le coût moyen de production (coût par unité pro-duite) diminue.

Considérons l’autoroute qui relie Bruxelles à Liège. Que ce soit l’État ou une en-treprise privée (comme en France), il ne peut raisonnablement y avoir qu’un seul « offreur » de ce service. On n’imagine en effet pas que dix entreprises concur-rentes aient chacune construit une autoroute différente. Ce serait technique-ment difficile compte tenu des terrains existants, mais ce serait aussi et surtout absurdement coûteux. Les ressources investies dans la construction et l’entre-tien de ces 10 autoroutes seraient démesurées au regard de celles nécessaires pour la construction et l’entretien d’une seule.Il n’y a donc « place » que pour une seule entreprise. C’est ce qu’on appelle un monopole* naturel.

Si cette entreprise est une entreprise privée agissant sans limite, elle pourra fixer des tarifications excessives qui nuisent au bien-être collectif (surplus moins éle-vé en monopole qu’en concurrence). L’intervention de l’État peut dans ce cas être nécessaire pour imposer à l’entreprise de ne pas trop « profiter » de sa situation avantageuse.

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EN RÉALITÉ, PAS DE CONCURRENCE SANS RÉGLEMENTATIONS !

Une carte blanche de Géraldine Thiry, chargée de cours en économie à l’Institut catholique

des hautes études commerciales (ICHEC) et à l'Université catholique de Louvain (UCL)

Si, pour bien fonctionner, le marché doit être laissé à lui-même, sans en-trave, une conclusion logique s’impose : il faut que l’État intervienne le moins possible dans l’économie. Or, si la théorie économique circonscrit explicitement l’intervention de l’État à des fonctions palliatives, la réalité nous montre que l’État a en fait une fonction centrale dans l’économie de marché : c’est lui qui permet à la concurrence de s’exercer effecti-vement. En effet, sans règlementations ad hoc le marché concurrentiel n’émergerait pas « naturellement » des sociétés humaines.

C’est ainsi, par exemple, que la Commission européenne compte une di-rection générale (DG) concurrence. Celle-ci a officiellement pour mission d’assurer que la concurrence soit respectée entre les différents acteurs de l’économie européenne. Sur le site internet de cette DG, on peut lire que « la politique de concurrence consiste à garantir que les entreprises se livrent une concurrence loyale, fondée sur les produits et les prix, sans qu’aucune ne bénéficie d’avantages injustifiés ». L’un des pans importants de la poli-tique de concurrence européenne est d’activer les marchés dans plusieurs secteurs en libéralisant ceux-ci. Nous sommes donc dans une situation un peu paradoxale : les institutions politiques (États ou institutions supranatio-nales) sont les garantes de l’existence d’un libre marché dans lequel, théori-quement, elles n’ont qu’un rôle (très) restreint (et subsidiaire) à jouer ! Ainsi, par exemple, la mise en concurrence d’entreprises privées dans le secteur des télécommunications en Europe n’a jamais été autant réglementée !

Laissés aux mécanismes de marchés, de tels biens seraient produits in fine par l’entreprise standard, seule capable d’assumer les coûts élevés. Toutefois, nous dit la théorie économique, dans le cas où le bien serait fourni par une entre-prise privée monopolistique, la quantité qui en serait émise sur le marché serait sous-optimale68 (évoqué dans le chapitre 1). C’est ce qui justifie théoriquement l’intervention de l’État : soit en fournissant lui-même le service comme ce fut le

68 En effet, selon les hypothèses posées sur le comportement des agents, l’évolution des coûts et des recettes en monopole, il est plus avantageux pour un monopoleur de limiter la quantité vendue pour maximiser son profit*, et de produire une quantité inférieure à celle qui pourrait être effectivement produite compte tenu des ressources disponibles.

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cas du chemin de fer pendant longtemps, soit en réglementant le secteur, soit par la nationalisation d’entreprises.

5.4 Au-delà des failles de marché, l’intervention de l’État, c’est mal !Si la théorie économique standard recommande l’intervention de l’État dans les cas où le marché libre et concurrentiel n’est pas performant, elle considère en revanche qu’elle ne se justifie que dans ce cas précis. Si le marché n’est pas dé-faillant, l’État doit s’abstenir de se manifester, notamment en imposant des taxes.

Dans le point 5.1 relatif aux externalités*, il a été démontré que la taxation donnait lieu à une réduction de la quantité produite, échangée et consommée sur le marché du jeans. Dans le graphique 20c, les deux triangles, le bleu et le gris, correspondeant à la perte sèche* de bien-être des consommateurs et des producteurs69, consécutive à la taxation. Celle-ci se justifie pour compenser l’externalité* négative, mais n'a pas lieu d'être, selon les économistes de la théorie standard, en l’absence de toute externalité*.

Il faudrait que le bénéfice social qui résulte de l’utilisation de cette recette fis-cale par l'État, soit important pour qu’il compense la perte sèche* de bien-être. De manière générale, nous dit la théorie économique standard, il faut éviter ces taxations préjudiciables aux surplus des consommateurs et producteurs.

> ENCADRÉ 10 < TAXES EN TOUS GENRE

Il existe deux grandes familles de taxes : les prélèvements directs et les prélèvements indirects.

• Les prélèvements directs : il s’agit d’impôts prélevés directement sur les revenus des contribuables (travailleurs et entreprises).

• Les prélèvements indirects : il s’agit de taxes prélevées principa-lement sur les biens de consommation. Les prélèvements indirects ne sont donc pas liés à des personnes, et ne sont pas directement payés par ceux qui les paient. La taxe sur la valeur ajoutée (TVA) par exemple est incluse dans le prix des biens de consommation et re-versée à l’État par l’intermédiaire du vendeur.

69 Sur le graphique 20c, les consommateurs ont aussi perdu la surface jaune, et les producteurs la surface turquoise, mais ces valeurs avaient été transférées à l’État pour compenser l’externalité* négative. Par contre les deux petits triangles étaient complètement perdus...

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5.5 En conclusionLa théorie économique standard nous dit que de manière générale, l’intervention de l’État n’est pas désirable car elle provoque une perte sèche* pour la société, c’est-à-dire une diminution du surplus total des producteurs et des consommateurs. Elle reconnaît toutefois qu’en certaines circonstances, l’intervention de l’État permet de pallier les imperfections du marché : c’est le cas lorsqu’il y a des externalités* (c’est-à-dire que l’activité économique a des conséquences – positives ou négatives – qui ne sont pas prises en compte dans les prix), ou quand les biens ou services ne sont pas facilement échangeables sur un marché (comme l’éclairage public ou les routes).

L’EAU, UN BIEN AUX MULTIPLES USAGES À GÉRER EN COMMUN !

Une carte blanche de Philippe Roman, enseignant-chercheur à l’Institut des Hautes Études

de l’Amérique latine (IHEAL), Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3

L’eau est un élément essentiel à la vie : la planète Terre en est abon-damment recouverte (on l’appelle d’ailleurs la planète bleue !), et le corps humain en est majoritairement constitué (sans eau, les êtres vivants ne survivraient pas bien longtemps...). L’eau est aussi une ressource natu-relle et un bien économique qui présente des caractéristiques très par-ticulières. Comme ressource naturelle, l’eau est une ressource renou-velable qui circule dans un grand cycle au cours duquel elle s’évapore, ruisselle, coule dans une rivière ou un fleuve, tombe du ciel, s’accumule en surface (lacs) ou sous terre (nappes phréatiques)... et elle s’écoule également dans les canalisations et aqueducs, stations d’épuration et de potabilisation que les humains ont construits pour la consommer en quantité et qualité en adéquation avec leurs besoins.

L’eau n’est toutefois pas toujours une ressource entièrement renouve-lable, dans la mesure où sa qualité peut être affectée par les pollutions (elle n’est donc plus utilisable pour certains usages) et où des ponctions excessives peuvent mettre à mal la pérennité de ses flux aussi bien que la régénération de ses stocks (une eau souterraine qui est pompée pour irriguer un plant de tomates exportées à l’étranger ne reviendra pas de sitôt dans son bassin hydrographique !).

Comme bien économique (cet aspect a été officiellement reconnu au niveau international en 1992 à Dublin), c’est-à-dire comme bien rare, à usages al-

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ternatifs, susceptible d’être produit et consommé, et facteur de production, l’eau n’est pas facile à catégoriser. Elle n’est a priori pas un bien privé : hormis certains cas de marchés de l’eau (comme au Chili ou en Australie), d’accès privatisé à des lieux de villégiature ou de mise en bouteille d’eau de source, il est difficile de priver le public de l’accès à l’eau des lacs et des rivières. En outre, une même masse d’eau peut faire l’objet de plusieurs usages par plusieurs usagers différents. Elle n’est donc pas sujette au même type d’exclusion qu’une paire de baskets (mon usage de ce bien empêche autrui d’en jouir). L’eau possède en effet la remarquable faculté d’être profondé-ment multifonctions : elle peut être utilisée pour nettoyer les légumes puis arroser le potager, comme milieu de vie de la faune aquatique et support d’activités nautiques de loisir, comme source d’énergie électrique et milieu de dissolution de produits polluants, comme liquide refroidissant d’une cen-trale électrique puis support d’activités de transport fluvial etc.

Mais l’eau n’est pas non plus un bien public pur : certains usages peuvent en effet être rivaux, comme le ski nautique et l’aviron sur une rivière, ou l’hydroélectricité et la pêche dans le cas de la construction d’un barrage sur un fleuve. Il faut ajouter à cela que contrairement aux marchandises traditionnelles, l’eau a une faible valeur par rapport à son poids. Il n’est donc pas très judicieux de la déplacer sur de très longues distances (d’au-tant que son transport est soumis à des pertes : fuites, évaporation, etc.) ! Enfin, la valeur d’usage d’un litre d’eau est éminemment relative : elle peut être extrêmement négative dans le cas d’inondations destructrices ou très positive là où la sécheresse coûte des vies humaines et animales.

Bref, le caractère de bien à la fois essentiel à la vie, spatialement localisé, et fortement multifonctionnel fait de l’eau un bien unique, très différent des biens traditionnels faisant l’objet de l’analyse économique. Il est dès lors malaisé, voire impossible, de définir une valeur ou un prix de l’eau respectant les lois de l’offre et de la demande, et il est périlleux de parier sur le fait que les forces du marché seraient susceptibles de conduire à une allocation optimale de la ressource.

L’objectif est dès lors de gérer des usages multiples et des demandes tendanciellement croissantes d’un bien qui certes se renouvelle, mais pas de manière illimitée. En raison de toutes ces spécificités, il peut se révéler utile de considérer l’eau comme un bien commun, utile à tous et dont l’accès doit être préservé pour tous et pour toujours (dans certaines limites et en évitant le gaspillage, bien sûr). L’eau peut aussi être consi-dérée comme un patrimoine, une richesse à transmettre de génération en génération, ce qui justifie que certains économistes aient développé l’idée d’une économie patrimoniale de l'eau.

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Si en un sens l’eau n’a pas de prix tant elle est un bien unique et indispen-sable à la vie et à d’innombrables usages, l’eau potable du robinet a quant à elle un prix lié aux coûts de potabilisation et d’épuration70. Assurer un accès régulier et fiable à une eau de qualité requiert une infrastructure complexe qu’il faut financer et entretenir et du personnel qu’il faut rému-nérer. En outre, les différents usages de l’eau comportent des impacts sur les masses d’eau (pollution, réduction des débits etc.) qui nécessitent des investissements pour en préserver la qualité et la quantité. C’est pour cette raison qu’a tendance à s’imposer l’idée selon laquelle « l’eau doit payer l’eau » : les usagers de l’eau doivent payer pour financer la pérennité des usages de l’eau. Si un tel principe est pertinent pour assurer la viabilité économique du secteur de l’eau et pour sensibiliser les usagers aux coûts liés à son utilisation, il ne doit pas négliger la capacité de paiement limitée des plus démunis ainsi que les limites d’une appropriation de l’eau en (trop) grande quantité par des acteurs économiquement puissants.

LA MONÉTISATION DE LA NATURE, C’EST OUVRIR LA BOÎTE DE PANDORE ?

Une carte blanche de Michel Genet, directeur d’Etopia71

Combien vaut l’activité des abeilles? 153 milliards d’euros par an, selon une étude américaine de 2005 ! En d’autres termes, notre chaîne ali-mentaire, sans le travail inlassable de pollinisation des abeilles, serait détériorée d’autant de milliards. Quoi ? La mortalité élevée des abeilles n’est pas qu’une vague information, mais a un vrai impact économique ? Il faut peut-être s’en inquiéter alors !

C’est par ce même raisonnement que des environnementalistes, préoc-cupés de la détérioration accélérée de la biodiversité dans les années 1970, se sont mis à donner une valeur monétaire à la Nature, plus exac-tement aux services qu’elle rend, pour justement réveiller les citoyens et les décideurs de l’urgence à prendre des mesures de préservation pour ce qui nous apparaît comme un acquis immuable, une réserve dans la-quelle on peut puiser sans limite.

70 L’eau potable n’est pas la seule à avoir un prix, mais est potentiellement concernée toute eau qui a fait l’objet d’un traitement et/ou d’un transport (comme par exemple, l’eau utilisée dans l’industrie).

71 Etopia est un centre d’animation et de recherche en écologie politique.

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Nicholas Stern, brillant économiste britannique, a quant à lui produit au milieu des années 2000 un rapport qui chiffrait l’impact du changement climatique sur le produit intérieur brut (PIB) : magnifique outil pour tous les défenseurs du climat en mal d’arguments sérieux pour secouer l’iner-tie des dirigeants mondiaux en la matière.

Dans la même lignée, le Président équatorien Rafael Correa, a proposé un deal à l’ensemble de la planète dans le cadre du projet Yadana : « je laisse mon pétrole dans le sol, ce qui évite à la température de la Planète d’augmenter encore plus et accessoirement préserve un site pristine, en échange de quoi vous compensez les revenus auxquels je renonce ». Belle idée, n’est-ce pas ? Dommage que personne n’ait accédé à la pro-position…

Mais, donc, la monétisation de la nature, la quantification des services que celle-ci offre, le fait d’en internaliser les externalités* dans ce monde où l’économique est devenu la mesure de toute chose, serait bien la meilleure voie pour sauver l’environnement ?

Malheureusement non, car, comme à chaque concept, il y a une face sombre.

Jugez plutôt ...

Selon le point de vue du secteur privé, si la nature rend des services à la société, on peut la privatiser afin d’améliorer sa performance en la matière. Une des tentations possibles de la monétisation est celle de la privatisation : nul besoin de s’étendre sur l’impact de celle-ci quand elle touche de l’eau ou des forêts en Amérique latine, dont on connaît les dégâts en matière d’accès pour tous : ou quand des villageois précaires et exclus doivent lutter contre des grosses multinationales…

Mais aussi en matière de climat ou de biodiversité, c’est ce même prin-cipe qui est à la base des indulgences du 21e siècle : là où l’Église ca-tholique faisait autrefois payer les pécheurs pour s’acheter leur place au paradis, on propose aujourd’hui aux pollueurs de compenser. Concrète-ment, General Motors (GM) a pu continuer à produire ses fameux Hum-mers, ces 4x4 gigantesques hyper-polluants, en s’achetant les droits de protéger des forêts au Brésil : forêts dont l’usage est maintenant interdit aux locaux... À part les actionnaires de GM, qui a gagné à une telle opéra-tion : le climat ? Même pas, car les comportements ne vont pas changer, la recherche en moteurs économes n’est pas encouragée...

Et les exemples de ce type pullulent...

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Monétiser la Nature, un bien ou un mal ? Plutôt un bien quand, comme le rapport Stern, cela peut ouvrir des consciences obtuses. Une catas-trophe absolue quand on en arrive à spéculer sur des biens communs.

Serait-il possible de ne pas dériver de l’un à l’autre ? Difficile, car le ver est dans le fruit. En soi, distinguer un service particulier au sein de la Na-ture, c’est déjà fausser la réalité, car la Nature ne peut être réduite à un seul service, alors qu’elle en rend de multiples : pensons à la forêt qui est certes un puits à carbone, mais influence l’humidité d’une région, est un réservoir de biodiversité, la base de toute une pharmacologie...

Dans un monde idéal, la Nature devrait être défendue et préservée sans condition, comme un bien unique à la base de l’Humanité et de ce que nous sommes. N’ouvrons donc pas la boîte de Pandore !

L’ÉTAT, ACTEUR DES DROITS HUMAINS

Une carte blanche de Philippe Hensmans, directeur d’Amnesty International Belgique francophone72

Dans la famille des théories économiques, il en est une dont la voix semble davantage que d’autres parvenir aux oreilles de nombreux ci-toyens et des autorités politiques. Elle prétend que l’État, s’il peut cor-riger quelques difficultés techniques, est toutefois, grosso modo, un obstacle au fonctionnement des marchés libres réputés apporter la prospérité. Il faut le réduire au strict minimum : les routes pour favoriser les affaires, la sécurité pour favoriser les affaires et la formation d’une main-d’œuvre qualifiée pour favoriser les affaires.

Je ne suis pas d’accord.

Je crois que les droits humains contribuent à l’épanouissement et au bonheur des êtres humains. La torture, la privation d’eau potable, de logement et d’alimentation, l’analphabétisme, la maladie, l’emprison-nement arbitraire, la discrimination (machisme, racisme, homophobie,

72 Amnesty International est un mouvement mondial de personnes qui luttent pour les droits humains. Elle intervient au nom des victimes de violations de ces droits, en se basant sur une recherche im-partiale et sur le droit international. L’organisation est indépendante de tout gouvernement, idéologie politique, intérêt économique ou religion.

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xénophobie, islamophobie, antisémitisme, etc.), tout cela ne réussit pas aux gens. Si l’on estime – comme moi – que c’est la responsabilité col-lective de toute l’humanité de veiller à ce que chacun de ses membres ait accès à tous ces droits73, il faut s’organiser pour que ce soit le cas.

Longtemps, on a considéré que les États avaient pour mission, outre de fournir des biens publics, de protéger ses administrés contre des at-teintes des droits humains. Ils devaient par exemple respecter l’inter-diction d’incarcérer des prisonniers de conscience ou l'obligation d'offrir des procès équitables aux personnes inculpées.

Cela ne suffit toutefois pas. Ils ont aussi une mission plus ambitieuse : ils doivent garantir aux gens l’accès à leurs droits. Si la population est victime d’une famine, l’État doit la nourrir ; si la population manque d’eau potable, l’État doit tout faire pour développer les infrastructures néces-saires pour mettre un terme à cette violation d’un droit fondamental. Et ainsi de suite pour chacun des droits.

Le mouvement Right to Food a ainsi obtenu de la justice indienne l’obli-gation pour un État de ce pays, d’offrir, à tous les enfants fréquentant l’enseignement officiel, un repas complet à midi. Les conséquences ont été exceptionnelles : accroissement de la fréquentation scolaire, dimi-nution de la malnutrition, femmes plus disponibles pour des activités génératrices de revenus, etc.

Il incombe aux pouvoirs publics de garantir l’accès aux droits fondamen-taux de sa population.

C’est un programme ambitieux et prioritaire qui s’accommode mal de l’État rachitique que semblent réclamer les conclusions de ces théori-ciens de l’économie.

Je suis pour ma part prêt à consentir le sacrifice d’un peu du bien-être de quelques-uns si cela permet au plus grand nombre d’accéder aux condi-tions d’une vie plus respectueuse de leur dignité. Cette question-là n’est pas d’ordre technique et ne peut être confisquée par les économistes ; elle est politique et donc l’affaire de tous.

73 Vous en trouverez une bonne liste dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, et dans les Conventions de Genève, notamment.

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ENTRETENIR LA MAISON

Une carte blanche de Vincent De Brouwer, directeur de Greenpeace Belgique74

La science économique étudie les comportements des hommes lors de la production et l’échange de biens et de services. Elle réfléchit en par-ticulier à une gestion et une distribution optimales de ressources, rares, au bénéfice de tous les êtres humains. Historiquement, le point de dé-part de sa réflexion est que l’Homme n’agit que dans son propre intérêt.

Bien qu’elle soit une science humaine, la tendance depuis longtemps est d’essayer d’en faire une science exacte. Certains économistes tra-duisent tous les comportements économiques en de formules mathé-matiques, dans le but de faciliter l’analyse du monde et de proposer des remèdes pour que le monde fonctionne mieux. Pourtant, il n’est pas fa-cile de traduire les comportements des hommes en formules. D’ailleurs, il n’est pas vrai que l’homme agit toujours dans son seul intérêt. Il est par-fois mû par d’autres mobiles, tels que des sentiments ou des principes. En outre, souvent les économistes veulent donner une valeur financière à la nature, ou à l’homme. Ils se posent par exemple la question : combien valent les océans ? Il est évidemment impossible de répondre à ce type de questions.

Entre-temps, certains économistes trouvent qu’il est dangereux de ré-duire l’économie à des formules mathématiques et de chercher à valo-riser toute chose. La paix, le bonheur, la joie de vivre, la nature, la bio-diversité, un beau paysage,… sont des éléments qui n’ont pas de prix. Pour incorporer ces valeurs immatérielles dans la réflexion, il faut sans doute revoir fondamentalement la façon dont la science économique est pratiquée depuis des siècles. La prise en compte dans les calculs écono-miques des externalités* est assez récente, et est un pas dans la bonne direction. Cela oblige par exemple à porter son attention à la pollution de l’air, ou à la destruction d’un paysage. Mais le concept d’externalité* reste enfermé dans une logique qui réduit toute chose à une valeur fi-nancière.

Aujourd’hui, des nouvelles initiatives prônent une toute autre façon de voir monde. Ces initiatives se basent sur l’idée que tout, sur notre pla-nète, est commun. En conséquence, notre raison d’être sur cette terre

74 Greenpeace est une organisation internationale et indépendante qui dénonce des atteintes à l’envi-ronnement et promeut des solutions durables.

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n’est pas d’amasser toujours plus de richesses, dans notre propre et seul intérêt, mais bien de participer à la création de richesses communes, partagées avec les autres.

Une vie centrée sur la promotion du bien commun, et non plus sur la pro-motion de l’intérêt privé, exigerait de modifier fondamentalement notre culture, notre perception du monde et notre façon de vivre et d’agir. Personne aujourd’hui ne peut savoir si ce sera possible, ni dans quels délais. Mais beaucoup de monde pense que la nature, fort abimée par notre mode de vie actuel, ne pourra être préservée que si on change to-talement de cap et que l’on promeut le bien commun. L’économie, terme qui vient des mots grecs oikos et nomos, et qu’on pourrait traduire par l’entretien de la maison, reprendrait alors tout son sens.

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6« MAÎTRISER L’INFLATION,

C’EST BIEN ! »Où l’On tente de cOmprendre, et Où l’On discute,

pOurquOi la théOrie écOnOmie standard précOnise de limiter autant que faire se peut l’augmentatiOn des prix

Aujourd’hui, personne n’est surpris du fait que les prix augmentent d’année en année. Ainsi, l’économiste Philippe Defeyt estimait en 2012 que le prix du pain en Belgique avait augmenté de 50 % entre 2000 et 201275. De manière générale, les prix ont tendance à augmenter d’une année à l'autre : cette croissance du niveau général des prix est appelée l’inflation.

Depuis une trentaine d’années, l’objectif principal des politiques économiques a été de limiter l’inflation. Pourquoi ? Est-elle nécessairement néfaste pour l’éco-nomie ? Sur quelle base la théorie économique standard a-t-elle recommandé de préférer la chasse à l’inflation à l’objectif de relance de l’économie par les dé-penses et les investissements publics ?

75 Defeyt Philippe, À l'orée d'une année difficile, Institut pour un développement durable, février 2012. Site Internet : www.iddweb.eu [consulté le 23 septembre 2016].

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6.1 Comment calcule-t-on l’inflation ?Pour mesurer l’inflation, les instituts nationaux de statistiques ou les banques cen-trales (cela dépend des pays) tiennent compte des biens et services que consom-ment les différents ménages au sein de l’économie. Ils ont pour cela recours au panier de la ménagère (appellation anachronique car le temps est loin où seules les femmes s’occupaient des courses du ménage). Ce panier comporte un ensemble de biens :

• des produits d’usage courant : alimentation, journaux, essence, etc. ; • des biens durables : réfrigérateurs, ordinateurs, voitures, etc. ; • des services : restaurants, coiffure, jardinage, etc.

La composition de ce panier évolue au fil du temps. En Belgique, en 2015, le pa-nier comportait 623 produits (contre 611 en 2014). Entre 2014 et 2015, quelques produits ont été supprimés (comme par exemple, le tissu pour robe, les lecteurs MP3/MP4, les locations de château gonflable ou les photocopies) ; d’autres ont été ajoutés (comme par exemple, la laine à tricoter, les parcs pour bébés, les Play-mobil®, le vélo électrique, ou encore la valise de cabine). Il s’agit d’épouser ainsi les habitudes de consommation des ménages.

Dans le panier, chaque bien a un prix qui lui est propre. Le prix du panier est cal-culé de la même façon qu’au magasin : en multipliant la quantité de chaque bien par son prix et en additionnant tous les produits ainsi obtenus. Pour mesurer l’inflation, on observe la variation du prix du même panier d’une année à l’autre.

Imaginons une économie très simplifiée où il n’y aurait que deux biens, du cho-colat et du fromage. On observe qu’en une année, les ménages consomment en moyenne 6 kg de chocolat et 3 kg de fromage. Prenons les données du tableau 8.

Tableau 8 > Prix au kg du chocolat et du fromage en 2015 et en 2016.

2015 2016

Chocolat (1 kg) 4 € 5 €

Fromage (1 kg) 12 € 20 €

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

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L’inflation dans cette économie serait calculée comme suit.

Le panier de la ménagère en 2015 = (6 kg de chocolat à 4 €) + (3 kg de fromage à 12 €) = 60 €.

Le panier de la ménagère en 2016 = (6 kg de chocolat à 5 €) + (3 kg de fromage à 20 €) = 90 €.

Le niveau général des prix de cette économie fictive a donc augmenté de 30 €. Comme un montant d’argent dans l’absolu est difficile à interpréter (que signifie une augmentation de 30 € ?), on préfère souvent exprimer la variation du niveau général des prix en pourcentage avec le taux de croissance. Pour l’exprimer en taux de croissance on rapporte donc ces 30 € d’augmentation au prix initial du panier (60 €) et on multiplie par 100 (pour obtenir le pourcentage) : entre 2015 et 2016 le prix du panier a augmenté de 50 % (30/60 * 100 %). Intuitivement, il était assez visible que le prix du panier avait augmenté de moitié. On dit que l’inflation entre 2015 et 2016 a été de 50 %76.

6.2 Pourquoi y a-t-il de l’inflation?Pour la théorie économique standard, le montant de monnaie disponible dans l’économie détermine la valeur de l’argent77. Généralement, plus la quantité de monnaie disponible est élevée, plus le niveau général des prix augmente78 : il y a donc de l’inflation. Intuitivement, on peut le comprendre avec un exemple : si du jour au lendemain, par miracle, tout le monde reçoit 2 000 € en plus de son sa-laire, les gens auront plus d’argent à dépenser. Comme ce changement est arrivé brusquement, les producteurs n’ont pas eu le temps d’accroître leur production. Résultat : pour faire face à l’augmentation de la demande, les prix augmentent, il y a inflation*. Ce qu’on peut acheter avec une même somme d’argent diminue. Le pouvoir d’achat du revenu mesuré en termes monétaires diminue. La valeur de la monnaie peut donc être approchée par son pouvoir d’achat.

76 Notons que notre exemple n'est pas très réaliste dans une économie occidentale, puisque la plupart du temps, elle oscille plutôt autour de 2 %.

77 On aura tendance à dire qu’un billet de 20 € vaut toujours 20 €, que sa valeur ne change pas. Sug-gérer que l’argent puisse gagner ou perdre de la valeur peut donc surprendre. Toutefois, si le prix du pain est de 2,5 €, le billet de 20 € correspond à 8 pains. Tandis que si le prix du pain passe à 4 €, le même billet de 20 € ne correspond plus qu’à 5 pains. C’est toujours un billet 20 € qui vaut toujours 20 €, mais ce qu’il permet d’acheter, son pouvoir d’achat, a diminué et on peut donc estimer qu’il a perdu de la valeur.

78 Il existe toutefois une exception à cette régularité : lorsque l’économie est en équilibre de sous-em-ploi. Dans ce cas, l’injection de liquidités dans l’économie a d’abord comme effet de relancer les in-vestissements, et se traduit par des embauches de main-d’œuvre disponible. Les prix n’augmentent pas directement.

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La valeur de la monnaie est également liée à son prix de vente et d’achat sur le marché de la monnaie. En effet, une façon d’obtenir de la monnaie, pour quelqu’un qui n’en dispose pas, consiste à l’emprunter.

Le prix de la monnaie, c’est alors le taux d’intérêt79. Quand Marie emprunte de l'argent pour sa boulangerie-pâtisserie, elle paie un taux d’intérêt80, c’est la somme qu’elle devra débourser pour détenir cet argent le temps du prêt. Plus le taux d’intérêt est élevé, plus obtenir cette monnaie lui coûtera cher en rembour-sements. Quand Roger détient un compte épargne à la banque, il se prive provi-soirement de l’usage de cet argent. En contrepartie, il reçoit un taux d’intérêt81. Il a le choix : conserver ou placer son argent. Quand le taux d’intérêt est faible et qu’il choisit de garder son argent sous forme de monnaie (de ne pas le prêter à la banque), il ne se prive pas d’une grande rémunération. En revanche, son sa-crifice est plus important quand le taux d’intérêt est élevé. Plus le taux d’intérêt est élevé, plus il lui en coûte de conserver sa richesse sous forme de monnaie, car il pourrait en avoir un rendement élevé. Plus le taux d’intérêt est élevé, plus la monnaie a de la valeur, car, prêtée, elle rapporterait davantage.

Il existe deux façons d’envisager la valeur de la monnaie: son pouvoir d’achat et le taux d’intérêt. Notons que les deux sont liés: le pouvoir d’achat de la monnaie dé-pend de sa rareté et cette rareté a tendance à faire augmenter le taux d’intérêt...

79 Plus précisément, il s’agit du coût d’opportunité* de détenir de la monnaie, c’est-à-dire ce à quoi on renonce en détenant de la monnaie plutôt qu’en l’investissant où en la mettant sur un compte épargne.

80 Le taux d’intérêt est un pourcentage de la somme qu’emprunte Suzanne. Généralement, le taux d’intérêt sur les dépôts (cas de Roger) et le taux d’intérêt sur les emprunts (cas de Suzanne) diffèrent un peu, mais par simplification, la théorie économique les considère souvent comme équivalents, ce qui lui permet de faire comme si il y avait un taux d’intérêt unique.

81 Le taux d’intérêt est ici un pourcentage de la somme que Roger a déposée à la banque.

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> ENCADRÉ 11 < MONNAIE FIDUCIAIRE, MONNAIE SCRIPTURALE :

LES FORMES DE LA MONNAIE

La monnaie prend généralement deux formes qu’il importe de distinguer.

• La monnaie fiduciaire: elle regroupe l’ensemble des pièces de mon-naie (souvent utilisées pour des transactions à faible valeur) et l’en-semble des billets de banques dont la valeur nominale (c’est-à-dire la valeur écrite sur le billet) n’est pas convertible en or.

• La monnaie scripturale: il s’agit de la monnaie de banque. Elle re-groupe l’ensemble de dépôts bancaires sur les comptes courants et se matérialise par l’écriture comptable (quand Suzanne consulte ses informations bancaires, elle voit sur son compte les chiffres qui correspondent à ce qu’elle détient). La monnaie scripturale circule sous forme de chèques, virements, prélèvements bancaires, ordres permanents, cartes bancaires de paiement.

La monnaie scripturale constitue la majorité de la masse monétaire, bien loin devant la monnaie fiduciaire.

Dans la comptabilité nationale, les différentes formes de monnaie sont regroupées dans des agrégats monétaires appelés M1, M2, et M3. Ces agrégats sont classés selon le degré de liquidité des formes de mon-naie qu’ils comportent. La liquidité d’un actif (ou d’une monnaie) est la facilité avec laquelle la monnaie est convertible en moyens d’échange82. Les agrégats monétaires M1, M2 et M3 sont harmonisés au sein de l’Eu-rozone (qui regroupe tous les pays ayant adopté l’euro).

L’agrégat M1 regroupe le total des pièces et billets en circulation et des dépôts bancaires à vue (comptes courants). M1 comporte donc les formes les plus liquides de monnaie. L’agrégat M2 est égal à M1 + les comptes sur livrets d’épargne et les crédits à court terme (inférieurs à 2 ans). L’agrégat M3 est égal à M2 + divers placements monétaires de plus long terme (souvent supérieur à 2 ans). Dans l’Eurozone, en 2015, M1 ne constituait qu’environ 30 % de l’ensemble de l’argent en circula-tion.

82 Si Suzanne détient de l’argent sous forme de billets, elle peut immédiatement l’utiliser pour faire des emplettes. En revanche, si elle a placé son argent dans des bons du trésor à 10 ans, c’est de l’argent qu’elle ne pourra pas (ou très difficilement) récupérer avant cette échéance, et qui n’est donc pas disponible pour faire des achats. Il s’agit donc d’une forme de monnaie moins liquide.

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> ENCADRÉ 12 < EN THÉORIE, L’INFLATION NE CHANGE RIEN

AU FONCTIONNEMENT DE L’ÉCONOMIE

Imaginons une situation où, au taux d’intérêt i, tous les gens détiennent exactement la quantité de monnaie qui est nécessaire à faire leurs achats, ni plus ni moins. Que se passe-t-il si, tout à coup, la Banque centrale injecte (voir encadré 13) plus de monnaie dans l’économie ?

L’accroissement de l’offre de monnaie a pour conséquence de diminuer la valeur de la monnaie. Si les gens se retrouvent avec plus de monnaie en poche, il est probable qu’ils veuillent acheter plus de choses. Mais si tout le monde désire acheter plus au même moment, les entreprises n’ont pas le temps d’adapter leur production à la hausse. Dès lors, si la quantité vendue ne peut pas croître, ce sont les prix qui vont grimper ! Si les prix augmentent, on peut imaginer que cela se répercute dans les salaires qui suivent à leur tour, la même montée.

Finalement, on se retrouve dans une situation où les gens ont de nou-veau une quantité de monnaie égale à ce dont ils ont besoin pour effec-tuer leurs achats, mais cette quantité de monnaie est plus élevée étant donné que les prix et les salaires ont augmenté.

En bref, nous dit la théorie économique standard, si tous les marchés sont parfaitement concurrentiels et si les prix sont totalement flexibles, l’accroissement de l’offre de monnaie a pour effet de causer de l’inflation et uniquement de l’inflation, les quantités échangées restant finalement les mêmes83.

Si tous les prix et les salaires évoluent de la même manière, les produits ne gagnent ni ne perdent de valeur, c'est la monnaie qui perd du pouvoir d’achat (puisqu’il faut plus de monnaie pour acheter un même bien). La monnaie est considérée par la théorie standard comme neutre, elle n’af-fecte pas le fonctionnement réel de l’économie. Cette séparation entre les variations de prix d’un côté, et les variations de quantités, de l’autre, est au cœur du raisonnement de nombreux économistes84.

83 En réalité, l'égalité entre la croissance monétaire et le taux d’inflation ne se réalise qu’à long terme et toutes autres choses égales par ailleurs. Autant dire jamais, sauf dans les cas pathologiques d’hyperinflation (voir encadré 14, p. 146).

84 Pour voir, en s’amusant, comment l’inflation affecte l’économie dans la vie réelle, le lecteur pourra s’essayer au jeu en ligne proposé par la Banque centrale européenne : Inflation Island, [https://www.ecb.europa.eu/ecb/educational/inflationisland/html/index.fr.html]

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> ENCADRÉ 13 < COMMENT LA BANQUE CENTRALE INFLUENCE-T-ELLE

LA QUANTITÉ DE MONNAIE QUI CIRCULE DANS L’ÉCONOMIE ?

La quantité de monnaie en circulation (l’offre de monnaie) est principa-lement régie par la Banque centrale (Banque centrale européenne, pour l’euro). Cette institution a différents moyens de faire varier à la hausse ou à la baisse la quantité de monnaie en circulation dans une économie.

On identifie quatre grands moyens.

Faire tourner la planche à billets – Cette opération (de moins en moins courante) consiste, comme son nom le suggère, à imprimer de nouveaux billets. En réalité, cette opération consiste à financer les pouvoirs pu-blics (par exemple en finançant le déficit budgétaire* de l’État) par un jeu d’écriture comptable.

Faire des opérations d’Open Market – Par cette opération, la Banque centrale vend ou achète des titres de créance : ces titres sont des re-connaissances de dette (souvent des titres publics, comme les bons du trésor). Si la Banque centrale vend des titres, les gens qui les achètent lui donnent de la monnaie en contrepartie des titres qu’ils achètent. Cet argent va alors dans les réserves de la Banque centrale et est considéré comme sorti de l’économie. Dès lors, la quantité de monnaie en circula-tion dans l’économie diminue. A contrario, si la Banque centrale achète des titres à des citoyens, elle leur remet le montant des titres en argent. Cet argent entre dans l’économie. La quantité de monnaie en circulation augmente.

Définir les taux directeurs – En simplifiant, on peut dire que le taux di-recteur influence le coût auquel les banques commerciales peuvent se refinancer85. Plus le taux est faible, plus l’argent est bon marché, plus les banques dites commerciales (les banques où les particuliers ont un compte) pourront s’en procurer, plus elles pourront consentir des prêts (si les banques commerciales n’ont pas d’argent, elles ne peuvent pas en prêter). Plus les gens peuvent accéder à des prêts, plus il y aura de l’argent dans l’économie. Inversement, plus le taux directeur est élevé,

85 Une banque peut avoir besoin de se refinancer quand ses clients veulent récupérer l’argent qui se trouve sur leur compte alors que la banque ne l’a plus dans ses coffres. En effet, elle a utilisé cet argent pour faire du crédit (le prêter à des particuliers, des entreprises ou à l’État qui en avait besoin). En attendant d’être remboursée par ces derniers, elle est un peu embêtée pour donner à ses clients l’argent qu’ils réclament. Elle va donc l’emprunter auprès de la Banque centrale.

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plus les banques commerciales devront payer cher pour se procurer cet argent. Pour répercuter ce coût, elles pratiqueront des taux d’intérêt plus élevés pour prêter de l’argent, donc la demande de prêts diminuera. Moins les gens ont accès aux prêts, moins il y aura d’argent dans l’éco-nomie.

Définir le taux de réserves obligatoires des banques commerciales – Le taux de réserves obligatoires est la part des dépôts que la banque est obligée de garder en réserve. Par exemple, si le taux de réserve obliga-toire est de 10 %, cela signifie que quand vous déposez 100 € sur votre compte à vue, votre banque est obligée de maintenir 10 € dans sa ré-serve, 10 € auxquels elle ne pourra pas toucher. En revanche, elle pourra utiliser les 90 € restants pour les prêter à d’autres agents économiques. Plus la banque devra garder de l’argent en réserve, moins elle pourra prêter. Moins elle pourra prêter, moins la quantité d’argent en circula-tion dans l’économie sera grande. Donc, plus la Banque centrale fixera un taux de réserve obligatoire élevé, moins il y aura d’argent en circulation dans l’économie. Et inversement, plus le taux de réserve obligatoire sera faible, plus il y aura de prêts et donc d’argent en circulation dans l’éco-nomie.

6.3 Si l’inflation ne change rien en réalité, pourquoi la limiter?Si, suite à une injection de monnaie dans l’économie, le fonctionnement réel de l’économie (quantité produite, nombre d’emplois, etc.) n’est pas affecté, pourquoi l’inflation serait-elle problématique au point qu’on veuille l’endiguer ? Pourquoi s’inquiéter, par exemple, si les prix augmentent de 5 % puisqu’à terme, les salaires devraient aussi croître de 5 %, et le pouvoir d’achat serait donc inchangé ?

En réalité, la théorie économique standard le reconnaît, la neutralité de la mon-naie ne se rencontre pas vraiment dans les faits.

Incertitude et frilosité des investisseurs

D’abord, il arrive fréquemment qu’un accroissement de prix ne soit pas suivi par un accroissement des salaires : les ménages ou les entreprises n’anticipent pas nécessairement les variations de prix et ne négocient pas toujours adéquate-ment les salaires. Dans ce cas, on dit que les agents économiques souffrent d’illusion monétaire ; ils n’ont pas une information claire sur l’avenir, ils sont en

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situation d’incertitude86.

Détérioration de la balance des paiements

L’inflation a également un rôle négatif sur les exportations d’un pays. Si les prix au Canada augmentent, les produits canadiens deviennent relativement plus chers que les produits étasuniens (où il n’y a pas eu d’inflation) et sont donc moins compétitifs.

Cela signifie, par exemple, que Suzanne, qui est française et achète régulièrement du beurre de cacahuètes canadien (comme de nombreux autres consommateurs européens), décidera d’opter pour du beurre de cacahuètes étasunien, puisque ce dernier sera devenu relativement moins cher. La balance des paiements* du Canada, c’est-à-dire la différence entre ce que le Canada vend à l’étranger et ce qu’il achète de l’étranger, se dégradera donc : il y aura moins de produits cana-diens vendus dans le monde.

Si le taux de change était flexible entre le dollar canadien (CA) et le dollar étasunien (US), cette dégradation ne durerait pas longtemps. Pourquoi ? Les produits cana-diens étant plus chers, moins de pays voudront en acheter : ils se tourneront plus volontiers vers des produits étasuniens similaires. Dès lors, moins de gens deman-deront du dollar CA, et plus de gens voudront du dollar US. Cela entraînera une di-minution du prix du dollar CA (puisque moins de monde en veut) par rapport au prix du dollar US (que plus de gens désirent). On dit que taux de change dollar CA/dollar US diminue ; il faudra moins de dollars US pour acheter du dollar CA.

Mais si le dollar CA devient moins cher, alors le beurre de cacahuète libellé en dol-lars CA devient de nouveau moins cher pour les consommateurs français comme Suzanne ! Dans le même temps, la hausse du dollar US entraîne une hausse du prix du beurre de cacahuète américain ! Donc la baisse du taux de change dollar CA/dollar US rendra de nouveau les produits canadiens attractifs, puisque les prix canadiens n’ont pas changé, mais que le coût du dollar CA a diminué par rapport à celui du dollar US. Dans ce cas, le reste du monde voudra racheter des produits canadiens plutôt qu’étasuniens, ce qui va faire grimper la valeur du dollar CA et diminuer la valeur du dollar US, ce qui… va rendre les produits étasuniens de nouveau moins chers et va entraîner de nouveau une plus forte demande de produits étasuniens et ainsi de suite...

86 John Maynard Keynes est le premier économiste à avoir mis le doigt sur l’importance de prendre en compte l’incertitude (ce que ne faisaient pas les économistes néoclassiques jusqu’alors). Ce fai-sant, il a mis en question l’hypothèse de neutralité de la monnaie. Pour Keynes, l’incertitude quant à l’évolution des prix complique l’estimation des ventes futures, expliquerait la frilosité de certains entrepreneurs à investir, et ralentirait la production et la croissance.

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En revanche, dans le cas d’une union monétaire comme la zone euro, ce méca-nisme de vases communicants entre variations des prix et taux de change ne fonctionne pas : si il y a de l’inflation en Belgique, les produits belges deviennent moins compétitifs, mais la demande pour l’euro (qui concerne tous les pays de la zone) ne va pas diminuer pour autant (ou très peu, vu la petite taille de l’éco-nomie belge dans la zone euro). Dans ce cas, l’inflation en Belgique affecte né-gativement les exportations belges, ce qui n’est pas bon pour la croissance de l’économie du pays.

Hyperinflation

L’inflation n’est pas toujours simple à maîtriser : les entreprises sont souvent ten-tées de couvrir leurs coûts en augmentant leur prix de vente, et les ménages veulent augmenter leur salaire nominal87 pour maintenir leur pouvoir d’achat… Cette surenchère peut facilement s’emballer et provoquer une inflation* galo-pante. On parle, dans ce cas, d’hyperinflation.

> ENCADRÉ 14 < 1975 – 1991 HYPERINFLATION EN ARGENTINE88

« La montée de l’inflation a commencé avant la crise de la dette des an-nées 1980. Néanmoins, afin d’endiguer la récession faisant suite à cette crise, l’Argentine a fait tourner la planche à billets. Cela a eu pour consé-quence une inflation* moyenne annuelle de 300 % entre 1975 et 1990. Par exemple, au cours des années 1980, le pouvoir d’achat des classes moyennes a fondu de 30 %. En 1985, afin de juguler cette hyperinfla-tion, la monnaie argentine, le peso, est remplacée par l’austral : 1 austral valant 1 000 pesos. Mais les taux d’inflation mensuels restent élevés, ils dépassent 20 % après 1988. C’est en 1991 qu’est prise la décision d’an-crer le peso argentin, redevenu monnaie officielle, au dollar américain. La croissance de la masse monétaire est également limitée par une loi. »

87 Le salaire nominal est celui qui apparaît sur la fiche de paie. C’est le salaire « en euros ». Les écono-mistes l’opposent au salaire réel, qui reflète le pouvoir d’achat effectif des gens. Si, dans son pays, Roger reçoit un salaire de 1 000 € pour acheter de la nourriture qui coûte 100 €, il n’est pas aussi riche que Suzanne, qui reçoit également un salaire nominal de 1 000 €, dans un pays où la nourriture coûte 20 €. Alors qu’ils ont le même salaire en euros, Roger et Suzanne ont des salaires réels très différents : celui de Roger est de 10 (1000 € / 100 €) et celui de Suzanne est de 50 (1000 € / 20 €).

88 Cité de l'Économie et de la Monnaie, 1975-1991 - Hyperinflation en Argentine - 10 000 ans d'éco-nomie,[http://www.citeco.fr/10000-ans-his toire-economie/monde-contemporain/hyperinfla-tion-en-argentine], non daté [consulté le 23 septembre 2016].

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Inflation, prix relatifs et allocation des ressources

L’inflation a un impact sur les prix relatifs*, c’est-à-dire les prix des biens les uns par rapport aux autres. Reprenons ici l’exemple donné par l’économiste Gregory Mankiw dans son livre Principes de l’économie89 : supposons qu’un restaurant imprime son nouveau menu avec de nouveaux prix tous les 1er janvier. S’il n’y a pas d’inflation, les prix relatifs* du restaurant (ses prix par rapport au prix des autres biens et services de l’économie) seront constants pendant l’année (un steack-frites sera toujours équivalent à 10 pots de sauce tomate pour pâtes). En revanche, si l’inflation est de 12 % par an, les prix relatifs* du restaurant vont dimi-nuer de 1 % par mois, puisque pendant que les prix de tous les biens augmentent de 1 % par mois, ceux du restaurant ne bougent pas.

Plus l’inflation est forte, plus cette distorsion des prix relatifs* est élevée. Pour-quoi est-ce important ? Parce que selon la théorie économique standard, c’est en comparant (entre autres) les prix de divers biens ou services que les consom-mateurs vont prendre leur décision d’achat.

L’inflation, un impôt caché?

Si les facteurs expliquant l’inflation sont clairs, comment une banque centrale peut-elle faire croître la quantité de monnaie au point, dans les cas les plus ex-trêmes, de générer de l’hyperinflation ? Cette situation arrive lorsque le gouver-nement n’a pas assez de recettes pour payer ses dépenses (grands travaux pu-blics, rémunération des fonctionnaires, paiement des pensions et des allocations sociales, etc.) et imprime de la monnaie pour combler le manque de financement. C’est, en quelque sorte, une solution de facilité.

Cette solution de facilité n’est pas sans conséquence. En imprimant des billets, l’État fait monter les prix et diminue dès lors le pouvoir d’achat de la monnaie. Les personnes qui en détiennent, directement ou indirectement90 voient le pouvoir d’achat de leurs revenus diminuer. L’inflation frappe donc les détenteurs d’argent. Ils sont donc, d’une certaine manière, moins riches qu’avant. En battant monnaie pour payer ses dettes, l’État ne prélève pas, à proprement parler, d’impôt aux

89 Mankiw G., Taylor M., Principes de l'économie, De Boeck, 2015, 1208 p. 90 Les personnes qui en détiennent directement sont celles qui ont des pièces et des billets dans leur

portefeuille ou dans une boîte métallique sous leur lit. Ce sont aussi les personnes qui ont de l’argent sur un compte. Les personnes qui en détiennent indirectement sont celles qui sont propriétaires d’obligations, c’est-à-dire de titres donnant chacun droit, à telle échéance, au remboursement d’une somme bien précise inscrite sur le titre. Par exemple, si Roger dispose d’une obligation de l’État qui lui donnera droit, dans six mois, à recevoir 1000 €, le fait que les prix augmentent diminue ce qu’il pourra s’acheter avec les 1000 € qu’il recevra dans six mois et, donc, tire la valeur de son titre vers le bas.

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contribuables, mais son action a pour effet de diminuer la richesse de ceux qui détiennent de la monnaie. C’est la raison pour laquelle d’aucuns disent que ce qui se passe est finalement équivalent à un impôt qui aurait frappé ces détenteurs de monnaie, un impôt caché.

Quand l’État recourt à la création monétaire, il crée en même temps un impôt d’inflation. Du point de vue de la théorie économique standard, cet impôt comme tout autre impôt (voir chapitre 5 sur l’intervention publique) génère une perte sèche*, c’est-à-dire une diminution du surplus total des agents économiques par rapport à ce qu’ils auraient eu en l’absence d’inflation.

Distorsion fiscale

Il est rare que le Code des impôts tienne compte de l’inflation. Pour les écono-mistes, l’inflation alourdit le poids de l’impôt. L’exemple des impôts sur les revenus du capital permet de comprendre pourquoi.

Notons que les impôts portent uniquement sur les taux d’intérêt nominaux, c’est-à-dire les intérêts affichés (non pas les taux réels, qui tiennent compte de l’évo-lution des prix)91.

Imaginons d’abord une situation sans inflation* (situation 1 dans le tableau 9). Dans ce cas, le taux d’intérêt nominal est égal au taux d’intérêt réel. Dans notre exemple nous dirons que le taux d’intérêt nominal est de 5 % (et donc le taux d’intérêt réel aussi puisque l’inflation est nulle). L’État ponctionne une taxe de un cinquième (20 %) sur le taux d’intérêt nominal. Après impôt, il reste donc 4 % de taux d’intérêt nominal, équivalant à 4 % de taux d’intérêt réel.

Imaginons maintenant qu’il y ait 10 % d’inflation* (situation 2 dans le tableau 9). Dans ce cas, avec un taux d’intérêt réel à 5 %, le taux nominal est environ de 15 %92. L’État ponctionne un cinquième (20 %) de ce taux nominal, soit 3 %. Dès lors, le taux nominal après impôt est de 12 %. Et le taux réel après impôt est de 2 % (alors qu’il restait un taux réel de 4 % en l’absence d’inflation*).

91 Par exemple, si le taux d’intérêt nominal perçu sur mon épargne est de 4 % mais que l’inflation est de 3 %, le taux d’intérêt réel est approximativement de 1 %.

92 Les puristes contesteront cette valeur de 15 %. Ils préciseront qu’il s’agit en réalité de 15,5 %. Peu importent ici ces questions techniques ; il s’agit de présenter l’intuition.

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Tableau 9 > Exemple de distorsion fiscale.

Situation 1 (sans inflation)

Situation 2 (avec inflation)

Taux d’intérêt réel 5 % 5 %

Taux d’inflation 0 % 10 %

Taux d’intérêt nominal (= taux d’intérêt réel + taux d’inflation)

5 % 15 %

Taxe payée à l’État 20 % (soit 1/5 du taux d’intérêt nominal)

20 % (soit 1/5 du taux d’intérêt nominal)

Taux d’intérêt nominal après impôt 4 % 12 %

Taux d’intérêt réel après impôt 4 % 2 %

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

Redistribution des richesses par l’inflation

Une dernière raison pour laquelle de nombreux économistes veulent limiter l’in-flation* est de nature distributionnelle.

Quand les gens s’endettent, c’est toujours d’un montant nominal. Imaginons que Roger emprunte 10 000 € à un taux nominal de 5 % par an, qu’il doit rembourser dans 10 ans. Au bout de 10 ans, Roger devra environ 16 300 € à sa banque. La valeur réelle de sa dette dépendra de l’inflation. Si l’inflation est élevée pendant ces 10 ans, les salaires et les prix auront tellement augmenté que 16 300 € ne représenteront plus une grande somme pour Roger.

En revanche, si pendant ces 10 ans, l’économie connaît une période de défla-tion (diminution du niveau général des prix), alors 16 300 € représenteront une charge très importante pour Roger. Cet exemple nous montre que les variations du niveau général des prix contribuent à redistribuer dans un sens ou dans l’autre de la richesse entre créanciers et débiteurs.

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> ENCADRÉ 15 < QU’EST-CE QUE LA DÉFLATION?

Le mensuel Alternatives économiques définit la déflation comme une « situation dans laquelle l’activité économique d’un pays est tirée de fa-çon cumulative vers le bas, la baisse des prix engendrant celle des reve-nus, laquelle engendre à son tour une baisse de la demande, qui incite les producteurs à baisser leurs prix, etc. »93.

Notons que la déflation n’est pas l’inverse de l’inflation (que l’on nomme dé-sinflation). La déflation résulte d’une faible activité économique générale, d’une faible demande pour les biens et les services produits dans l’écono-mie. Si la demande diminue au niveau de l’économie (au niveau macro), elle aura tendance à entraîner avec elle les prix, qui diminueront également. La déflation n’est donc pas uniquement une baisse des prix, elle s'accompagne aussi d'une baisse de l'activité économique dans son ensemble.

LA NÉCESSAIRE MAITRISE DE L’ÉVOLUTION DES PRIX EN BELGIQUE ET DONC DU FONCTIONNEMENT DES MARCHÉS

Une carte blanche de Philippe Donnay, Commissaire du Bureau fédéral du Plan94

Si la maitrise de l’inflation est importante au regard de la théorie éco-nomique, elle est fondamentale pour la Belgique et devrait être un en-jeu sociétal. D’une part, la Belgique fait partie depuis 1999 de l’Union économique et monétaire et ne peut dès lors plus corriger les écarts de prix et de position compétitive par des dévaluations de sa monnaie. Et d’autre part, toutes les conventions collectives de travail régissant l’évolution des salaires au niveau des différents secteurs d’activité contiennent un mécanisme compensant d’une manière ou d’une autre

93 Le mensuel Alternatives économiques offre un intéressant dictionnaire de l'économie [http://www.alternatives-eco nomiques.fr/dico] disponible en ligne.

94 Le Bureau Fédéral du Plan est un organisme d’intérêt public. Il réalise des études et des prévisions sur des questions de politique économique, sociale, environnementale et leur intégration dans une perspective de développement durable. Son expertise scientifique est mise à la disposition du gou-vernement, du Parlement, des interlocuteurs sociaux ainsi que des institutions nationales et inter-nationales.

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l’évolution des prix (mesurée puis 1994 par l’indice santé95).

Dans ce cadre, la maitrise de l’évolution des prix est primordiale, car une inflation plus élevée que celle observée chez nos voisins qui sont aussi nos principaux partenaires commerciaux a d’évidentes conséquences négatives : une détérioration de notre capacité à exporter nos produits car nos salaires augmentant automatiquement au minimum de l’infla-tion enclenchent ce que les économistes appellent la boucle prix-salaire. C’est-à-dire que l’augmentation des prix implique une augmentation des salaires qui elle-même implique une augmentation des prix et ainsi de suite...

La Belgique ne disposant plus, à elle-seule, de la possibilité d’utiliser l’arme monétaire, que pouvons-nous faire ?

La Belgique s’est dotée en 1996 d’une loi encadrant l’évolution des sa-laires pour promouvoir l’emploi et sauvegarder notre compétitivité, mais ce n’est pas le propos de cette rubrique. Les pouvoirs publics peuvent également assurer la stabilité des prix via un cadre favorable à la concur-rence, notamment dans le secteur des services, qui connait ces der-niers trimestres une évolution rapide de ses prix. Il faut, pour atteindre cet objectif, promouvoir l’activité en réduisant les barrières à l’entrée (c’est-à-dire éliminer / réduire les entraves qu’un candidat entrepreneur rencontre lorsqu’il veut lancer une nouvelle activité), aider les entrepre-neurs à développer leur activité dans un climat de saine concurrence et non pas protéger la création de rentes (c’est-à-dire une rémunération qui tient plus aux caractéristiques du fonctionnement du marché qu’au caractère innovant de l’entreprise et de ses produits).

95 L’indice santé exclut du calcul de l’indice des prix à la consommation les produits suivants : l’alcool, le tabac et les carburants.

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INFLATION ET PAYS EN DÉVELOPPEMENT

Une carte blanche de Philippe De Villé, professeur émérite d’économie à

l'Université catholique de Louvain (UCL)

Les pays en développement sont souvent confrontés à l’inflation. Pour deux raisons : (i) des dépenses trop importantes faites par l’État, de fa-çon inconsidérée et pour des motifs douteux en termes de développe-ment et (ii) des structures de production déséquilibrées et des marchés fonctionnant mal conduisant à des fortes contraintes de commerce in-ternational, de mobilité des capitaux et donc de balance des paiements de l’autre. L’une comme l’autre débouche inévitablement sur de la créa-tion de monnaie.

Dans le premier cas, les comportements criminels des gouvernants ont le plus souvent engendré de l’hyperinflation. Ce fut souvent le cas, mais pas toujours uniquement, des régimes dictatoriaux. Un cas parmi tant d’autres : le Congo ex Zaïre. À la fin de la dictature de Mobutu en 1995, l’inflation au Zaïre atteignait les 10 000 % sur base annuelle96. Un tel taux d’inflation engendre une perte réelle de pouvoir d’achat de 47 % chaque mois, de 1,3 % chaque jour ! Le petit vendeur de boîtes d’allumettes dans les rues de Kinshasa paie ses boîtes de plus en plus cher au grossiste et, dès qu’il en vend une, court acheter de quoi manger, une banane par exemple, qu’il ne trouvera pas… car tout disparait dans une course effré-née aux achats de biens pour se débarrasser de la monnaie nationale… Au même moment, le dictateur affrétait un avion pour amener de Paris le gâteau de mariage d’une de ses filles, dépense improductive s’il en est ! Et il faisait imprimer sa monnaie en Allemagne pour huit cent trente mil-lions en billets de cinq millions de zaïres, les faisait amener par avion, le coût du transport, réglé en dollars, épongeant déjà la moitié du montant total. L’inévitable dévaluation de la monnaie nationale entraîne la dispa-rition de biens de première nécessité, comme les médicaments. Ceux-ci, importés deviennent hors de prix. Une telle évolution amène enfin les salariés, surtout du secteur public à se mettre en grève.97

Au-delà de l’anecdote, tous les mécanismes inflationnistes et ses effets pervers sont présents dans cette petite histoire. Un excès de dépenses

96 Un autre exemple, au Zimbabwe, le taux annuel d’inflation a atteint 100 000 % au début de l’année 2009.

97 Voir D. Van Reybroeck, Congo, une histoire, Babel, 2012, n°1279, pp 520 et svtes. L’auteur s’appuie sur les rapports de la Banque centrale du Zaïre.

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publiques improductives conduit à l’emballement de la planche à billets, puis à une pénurie généralisée sur les marchés. La dévaluation constante de la monnaie nationale rend des biens importés de première nécessité inaccessibles à la majorité de la population. Les investissements sont bloqués, personne ne voulant plus prêter dans un tel environnement. Les salariés se croisent les bras car ils en ont assez d’être payés en monnaie de singe, de telle sorte que les exportations ralentissent.

Ces mêmes mécanismes se retrouvent dans de nombreux pays en développement structurellement vulnérables aux pressions inflation-nistes. Les besoins constants de financement issus du développement économique lui-même, ne pouvant être couverts par l’épargne intérieure car les firmes, le plus souvent étrangères et exploitant des ressources naturelles, rapatrient leurs profits*. L’endettement national qui s’ensuit conduit à de la création monétaire, à la hausse des prix domestiques et des prix des biens importés si la dévaluation ne peut être évitée. La pé-nurie générale s’installe et crée inégalités et pauvreté.

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FAUT-IL CHERCHER À MAÎTRISER L’INFLATION ?

Une carte blanche d’Étienne de Callataÿ, Chief Economist d’Orcadia Asset Management98

et chargé de cours invité à l’UNamur

On en perd son latin ! Après avoir longtemps été pointée comme un mal absolu, l’inflation apparaît aujourd’hui comme moins dommageable que son opposée, la déflation. Que faut-il en penser ? La réponse est simple : dans le domaine des prix aussi, la tempérance est une vertu. De l’inflation, il en faut, mais ni trop, ni trop peu. Trop, c’est la situation de la République de Weimar, où l’inflation avait été telle que des billets de banque, à la valeur devenue dérisoire, jonchaient les rues. Trop peu, c’est le Japon aujourd’hui.

La pensée économique évolue au gré de l’histoire, et c’est vrai égale-ment à propos de l’inflation. Dans les années 1970, il y a eu une accélé-ration sensible de l’inflation, qui dans de nombreux pays industrialisés, a dépassé 10 %. Comme c’était imprévu, les créanciers, au premier rang desquels se trouvent les banques, ont souffert. Imaginez : dans les an-nées 1960, les banques ont octroyé des crédits hypothécaires avec un taux fixe de 4 % sur 20 ans. Elles ont été remboursées… mais avec de l’argent qui avait perdu une bonne part de sa valeur. Tout bon pour les emprunteurs mais mauvais pour ceux qui avaient prêté. Chat échaudé craignant l’eau froide, les créanciers ont ensuite exigé un taux d’intérêt élevé, pour les protéger contre un tel risque d’une accélération de l’infla-tion. Ces taux d’intérêt élevés ont, à leur tour, pénalisé l’activité écono-mique, et notamment l’investissement. En effet, dans un tel contexte, les charges d’intérêt deviennent particulièrement lourdes.

L’inflation est donc négative en ce qu’elle crée de l’incertitude sur le taux de rendement effectif, ou réel, des investissements, ce qui demande sur les marchés financiers que soit octroyée une prime de risque aux candidats prêteurs. Cette prime a pour effet de handicaper l’activité économique. L’inflation était aussi blâmée pour être anti-redistributive puisqu’elle pénalisait ceux qui, faute d’une épargne conséquente, étaient obligés d’épargner de manière prudente en obligations à long terme.

L’inflation exerce un autre effet négatif. Avec elle, la comparabilité des prix est plus difficile, et donc la concurrence fonctionne moins bien. Si

98 Orcadia Asset Management est une société de gestion responsable de patrimoine.

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les prix changent tout le temps, il est difficile de savoir si la ristourne proclamée par un vendeur donné rend son produit ou son service moins cher que chez les autres vendeurs. Or, l’efficacité* économique com-mande que la concurrence soit vive.

Forts de cette expérience traumatisante, les pouvoirs publics ont choisi de donner une priorité à la lutte contre l’inflation, en Europe mais aussi ailleurs. À cette fin, elles ont notamment rendu les banques centrales indépendantes du pouvoir politique et leur ont assigné la tâche de préve-nir une inflation supérieure à 2 %. La Banque centrale européenne (BCE) a ainsi un mandat de veiller à la stabilité des prix, une stabilité définie comme une inflation proche de 2 %, mais inférieure à ce 2 %.

Aujourd’hui, c’est l’absence d’inflation et la déflation qui inquiètent. Quels sont les problèmes ? Le premier danger, souvent évoqué, est celui de voir des consommateurs constamment reporter leur consommation, vu que s’ils attendent ils paieront moins cher. Cela ne peut être exclu mais doit être mineur. Qui diffère l’achat d’un objet d’un an dans l’espoir de le payer 1 ou 2 % moins cher dans douze mois ? Le vrai problème est ail-leurs, dans la sphère financière. Nous l’avons vu avec les ménages dans les années 1970, l’inflation surprise est l’amie de celui qui emprunte. Le pendant négatif est que quand l’inflation est moindre qu’escompté, cela fait mal à l’emprunteur : il comptait sur l’inflation pour gonfler ses re-venus et ainsi plus facilement honorer ses dettes. La déflation favorise le rentier et pénalise l’entrepreneur et les pouvoirs publics, ces derniers étant très endettés. En l’absence d’inflation, le rendement le plus bas sur l’épargne, à savoir le 0 % que rapporte l’argent sous le matelas, ne peut pas être inférieur au taux d’inflation.

Alors, l’inflation, est-ce un mal ou un bien ? En avoir est à souhaiter, et l’objectif de 2 % a été fixé trop bas et de manière trop étroite. Il faudrait envisager de le relever et de le calculer non sur une base annuelle mais sur l’ensemble du cycle économique.

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7« LA CROISSANCE

ÉCONOMIQUE, C’EST BIEN ! »

Où l’On tente de cOmprendre, et Où l’On discute, pOurquOi l’Objectif de crOissance écOnOmique est tOujOurs

au cœur des préOccupatiOns des écOnOmistes et de ceux qu’ils cOnseillent

En plaçant le marché au centre de ses considérations, la théorie économique standard a principalement appréhendé l’économie à la lumière de l’équilibre99. Cette conception du marché est fondée sur l’idée qu’il existe un équilibre, vers le-quel on tend invariablement, un peu comme un aimant qui nous rappelle toujours

99 Par exemple, si le prix d’un bien est trop élevé, la demande est inférieure à l’offre ; il suffit alors que le prix baisse pour qu’on revienne à l’équilibre, situation où la quantité de bien demandée à ce prix soit égale à la quantité offerte. À l’inverse, si le prix d’un bien est trop bas (c’est-à-dire que la demande à ce prix est plus grande que l’offre), le marché viendra naturellement rééquilibrer la situation par un accroissement des prix, de sorte qu’on revienne à l’équilibre. Même chose sur le marché du travail : si le salaire des travailleurs est trop élevé, les entreprises n’embaucheront pas; si les salaires sont trop faibles, les travailleurs n’offriront pas leur main-d’œuvre. Pour sortir de cette situation, nous dit la théorie économique standard, il faut laisser le marché du travail fonctionner : les salaires doivent pouvoir s’ajuster de sorte que l’offre et la demande de travail s’égalisent.

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à lui, ou un centre de gravité autour duquel on oscille100…

Dans ces conditions, il est bien difficile de concevoir que l’économie puisse croître ! Il y a en effet une contradiction apparente entre le retour perpétuel autour d’un point d’équilibre (qui ne bouge pas) et le fait que l’économie soit en croissance (avec des quantités échangées de plus en plus grandes, un nombre d’emplois de plus en plus grand, etc.). De fait : la théorie économique standard a du mal à intégrer la conception de croissance dans ses raisonnements101.

Pourtant, l’impératif de croissance est, encore aujourd’hui, dans presque toutes les bouches des dirigeants. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la croissance économique a occupé un rôle central dans la grande majorité des économies du monde. Même si ses effets sociaux et écologiques sont de plus en plus largement décriés et sa pérennité continuellement mise en question, la croissance reste l’une des préoccupations premières du monde politique et éco-nomique. En août 2015, François Hollande disait encore que « tout est lié à la croissance ».

Si ce n’est pas la théorie économique standard qui influence en premier lieu ces discours pro-croissance, qu’est-ce donc ? Les raisons sont principalement liées à un ensemble de circonstances sociales et historiques.

Ainsi, ce chapitre diffère des précédents, puisqu’il s’intéresse non pas aux in-fluences de la théorie économique standard sur les discours en faveur de la croissance, mais bien aux facteurs socio-historiques qui permettent de com-prendre pourquoi l’objectif de croissance domine aujourd’hui. Quelques encadrés mettent tout de même en exergue les réflexions des économistes qui ont pensé la croissance, au premier rang desquels J.M. Keynes (1883-1946), qui est sou-vent considéré comme un opposant de la première heure à la théorie néoclas-sique qui domine encore aujourd’hui.

100 Dans le monde virtuel de la théorie économique standard, ces ajustements des marchés pour at-teindre l’équilibre se font instantanément. Probablement, dans ce monde-là, l’océan est-il plat car toute perturbation est immédiatement intégrée dans le nouvel équilibre. En revanche, dans le monde réel, ces ajustements peuvent prendre beaucoup de temps. Les économistes se défendent en di-sant qu’il faut considérer les choses à long terme (quand le marché aura digéré toutes les pertur-bations, se sera ajusté, aura retrouvé l’équilibre). C’est ce qui a valu cette réplique célèbre de John Maynard Keynes: « À long terme, nous sommes tous morts ».

101 Elle le fait tout de même aujourd’hui avec les théories néoclassiques de la croissance. Mais ce ne sont pas ces théories qui influencent en premier lieu les discours sur la nécessité d’avoir de la crois-sance.

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7.1 Qu’est-ce que le PIB ? Qu’est-ce que la croissance économique ?La croissance économique représente l’accroissement de l’activité économique. Elle est calculée sur la base d’un indicateur, le produit intérieur brut (PIB), dont on mesure la variation d’une année à l’autre. Le PIB détermine la valeur monétaire de l’ensemble des biens et services finaux nouvellement produits (et recensés) par une entité (couramment une nation) au cours d’une période donnée (généra-lement une année). La croissance économique est la croissance du PIB, une fois l’inflation déduite.

Trois optiques permettent de calculer le PIB, dont le total est censé être équiva-lent :

• l’optique de la production mesure la valeur ajoutée par le secteur productif (y compris les administrations) ;

• l’optique des revenus comptabilise tous les revenus issus de l’activité écono-mique (salaires, profits, taux d’intérêt, etc.) ;

• l’optique des dépenses somme l’affectation de ces revenus à différentes dé-penses (consommation, investissement, dépenses publiques, etc.).

Le PIB apparaît alors comme un très bon outil pour mesurer la dynamique (d’ac-croissement ou de contraction) de l’économie.

Pour en comprendre le mécanisme, voici un petit exemple.

Une entreprise de boulangerie achète de la farine à un meunier. Elle la lui paie 200 €. Elle achète aussi du bois pour chauffer son four. Elle paie 100 € au bûche-ron. Le maître-boulanger et son ouvrier pétrissent la pâte, la cuisent et vendent le pain. La recette s’élève à 1000 €.

Avant qu’ils ne se mettent à l’ouvrage, existaient de la farine et du bois, pour une valeur de 300 € qui ont disparu dans l’opération, et à la fin, existaient des pains pour une valeur de 1000 €. En passant de 300 à 1000 €, la valeur de ce qui existe s’est accrue de 700 €. On peut donc dire que la valeur ajoutée par la production de pain s’élève à 700 €.

Une première manière de calculer le PIB, consiste à faire la somme de toutes les valeurs ajoutées apparues au cours d’un an sur le territoire d’un pays du fait de l’activité de tous les producteurs qui s’y trouvent. C’est ce qu’on appelle l’optique production puisqu’on s’intéresse à la valeur ajoutée par tous les producteurs.

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L’entreprise de boulangerie se retrouve le soir avec 700 €. Qu’en fait-elle ? Pre-mièrement, elle paie un salaire de 150 € à l’ouvrier et de 250 € au maître-bou-langer. Ensuite, elle paie le loyer du bâtiment qu’elle occupe : 120 €. Elle paie l’amortissement de son four : 75 €, 40 € d’impôt des sociétés et il reste 65 € de bénéfice qui seront distribués aux propriétaires de la boulangerie.

Une deuxième manière de calculer le PIB consiste donc à faire la somme de toutes les affectations possibles de la valeur ajoutée : rémunérations des travail-leurs et rémunération du capital. C’est l’optique des revenus.

Le résultat est identique. C’est simplement une autre manière de regarder la même chose. Le tableau 10 l’illustre sur la base de l’exemple de l’entreprise de boulangerie, mais cela revient au même si l’on fait l’exercice au niveau de tout un pays.

Tableau 10 > La comptabilité nationale selon l'optique de la production et celle des revenus.

Optique de la production Optique des revenus

Chiffre d’affaires (ventes totales) : 1000 €

Achat matières premières : 300 €

Farine au meunier : 200 €

Bois au bûcheron : 100 €

Valeur ajoutée : 700 €

Rémuné-rationsdu travail

Rémunération ouvrier : 150 €

Rémunération maître boulanger : 250 €

Rémuné-rationsdu capital

Loyer : 120 €

Bénéfices distribués : 65 €

ÉtatImpôt sociétés : 40 €

Amortissement : 75 €

Source : Géraldine Thiry - Iles de Paix. 2016

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Il existe une troisième manière d’obtenir le même résultat. Elle consiste à considé-rer ce que les différentes catégories d’acteurs – les consommateurs (qui sont aussi travailleurs et/ou propriétaires), les entreprises et l’État – font des revenus issus de la distribution de la valeur ajoutée. Celle-ci se transforme, à leurs yeux, en revenus qu’ils consacreront à la consommation, à l’investissement, à des dépenses publiques.

7.2 Un brève histoire du PIBDepuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le PIB a été considéré comme le principal indicateur de progrès économique et social des sociétés. Les inventeurs du PIB voulaient simplement mettre un chiffre sur l’activité économique, estimer sa valeur monétaire. Cet indicateur est rapidement devenu un outil de pilotage économique incontournable et sa croissance a progressivement été assimilée au progrès des sociétés. Plusieurs facteurs de nature sociale, économique et historique expliquent que le PIB soit devenu un indicateur central de l’économie.

7.2.1 Prospérité et paix sociale après des temps difficiles...

D’abord, après les grandes privations causées par la crise financière de 1929 et la Seconde Guerre mondiale, les gens ont faim et aspirent à plus de bien-être maté-riel. La plupart voient donc dans la croissance de l’activité une source de progrès social. Le bien-être à l’époque, c’est de pouvoir s’acheter des choses matérielles (nourriture, maison, voiture, etc.).

7.2.2 Guerre froide : qui de l’Est ou de l’Ouest sera le plus performant?

Ensuite, la fin de la Seconde Guerre mondiale coïncide avec le début de la Guerre froide. À cette époque, l’Europe occidentale doit se reconstruire et a besoin de l’aide des États-Unis. Ceux-ci apportent à l’Europe l’aide du Plan Marshall. Mais cette aide américaine n’est pas sans contrepartie : les économies européennes doivent, en retour, adhérer aux valeurs de l’économie de marché et être les plus performantes possible. En effet, à cette époque, une rude concurrence était en train de se développer entre deux systèmes politiques et économiques. D’un côté se trouvait ce qu’on appelait « l’Ouest », qui regroupait, autour des États-Unis d’Amérique des pays comme le Royaume-Uni, le Japon et l’Allemagne. Ces pays connaissaient un système capitaliste de libre marché proche de l’actuel. De l’autre côté se trouvait le bloc de « l’Est », communiste, regroupé autour de l’Union soviétique et de la Chine. Chaque bloc voulait se montrer le meilleur, manifester que son système était le plus performant. Manifestant leur adhésion aux valeurs de l’Ouest, les économies européennes ont calqué leur comptabilité nationale

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sur le modèle d’une comptabilité d’entreprise marchande. Cette comptabilité est rapidement devenue le tableau de bord nécessaire à piloter leur reconstruction et à en montrer l’efficacité.

7.2.3 La croissance, une condition de paix sociale ?

Outre ce facteur géostratégique, une autre raison de nature plus sociale explique que l’objectif de croissance a été très largement consensuel entre le milieu des années 1940 et la fin des années 1970, période que l’économiste Jean Four-rastié a appelée « les Trente Glorieuses ». Pendant cette période, la croissance économique semble aller de pair avec une augmentation du niveau de vie. Un ensemble de pactes sociaux sont scellés entre les travailleurs et le patronat : les travailleurs ont tout intérêt à contribuer au mieux à la croissance en étant effi-caces, puisque les patrons s’engagent à leur reverser une partie des gains ainsi générés ! La croissance assure donc, en quelque sorte, la paix sociale.

7.2.4 La croissance nécessaire pour maintenir l’emploi

Il y a 100 ans, creuser un trou pour la construction d'une bâtisse nécessitait quinze ouvriers armés chacun d’une bêche pendant dix jours. Aujourd’hui, un seul ouvrier pilotant un bulldozer fait le même travail en deux heures. Le progrès tech-nique, la mécanisation, l’informatisation ont considérablement augmenté la pro-ductivité* moyenne d’un travailleur (c’est-à-dire ce qu’il est capable de produire dans un certain laps de temps).

Si, pour créer une valeur ajoutée de 10 000 €, on avait autrefois besoin de 10 tra-vailleurs, et que la productivité* de ceux-ci augmente de 25 %, on n’a plus besoin, pour une même valeur ajoutée, que de 8 travailleurs. Maintenir l’emploi autant que possible impose par conséquent d’accroître la valeur ajoutée…

7.2.5 Prisonnier de l’endettement

De nombreux États sont considérablement endettés. Des entreprises aussi. S’ils cessent de rembourser leur dette, les banques qui leur ont prêté de l’argent se trouveront en grande difficulté, peut-être même en faillite. Les gens qui ont prêté de l’argent à ces banques ne seront pas remboursés. Leurs actionnaires auront, eux aussi, tout perdu. Ces personnes ne sont pas toutes très riches. Par exemple, aux États-Unis, l’épargne individuelle est la principale source de revenu des per-sonnes âgées. Sans cela, elles se retrouvent sans ressource. La croissance per-met le remboursement de ces emprunts, avec un taux d’intérêt. Elle est néces-saire pour maintenir tout le système.

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LE PIB, UN INDICATEUR AUJOURD’HUI DÉPASSÉ

Une carte blanche de Géraldine Thiry, chargée de cours en économie

à l'Institut catholique des hautes études commerciales (ICHEC) et à l'Université catholique de Louvain (UCL)

Si croissance pouvait rimer avec paix sociale durant les Trente Glo-rieuses, ça n’a plus été le cas après le tournant néolibéral engagé à la fin des années 1970 d’abord aux États-Unis et au Royaume-Uni, puis dans la plupart des pays européens. À cette époque, les priorités assignées à l’action publique ont fortement changé : les États, de plus en plus endet-tés, ont commencé à faire appel aux marchés financiers pour financer leurs dépenses. Les échanges ont été libéralisés, c’est-à-dire que l’État est de moins en moins intervenu et a laissé une place de plus en plus grande à l’initiative privée. Loin de se cantonner aux biens et services, cette libéralisation s’est aussi étendue progressivement aux capitaux, avec pour conséquence d’imposer aux travailleurs des conditions de tra-vail de plus en plus difficiles (voir chapitres 1, 2, et 3). La lutte contre l’inflation est alors devenue la priorité des politiques économiques, pour maintenir la compétitivité (voir chapitre 6). Le plein emploi est devenu un objectif secondaire, et les politiques sociales se sont contractées, contribuant à faire croître les inégalités. Le relatif consensus qui préva-lait avant autour de la croissance s’est donc affaibli.

Le PIB, par construction, n’a pas été capable de rendre compte de ce changement d’époque. Il fait souvent l’objet de trois critiques ma-jeures102.

Premièrement, le PIB ne nous dit rien des inégalités de revenus. Pour Jo-seph Stiglitz, Prix Nobel d'économie en 2001, et ses collègues membres de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social réunie à l’initiative de Nicolas Sarkozy en 2008 : « le fait de ne pas rendre compte de ces inégalités explique l’écart grandissant (…) entre les statistiques agrégées qui dominent les discussions sur les actions à mener et la perception qu’a chacun de sa propre situation ».

102 Les lignes qui suivent s'inspirent du rapport suivant : Institut pour le développement de l'information économique et sociale (Idies), l'enjeu des nouveaux indicateurs de richesse [http:// www.idies.org/index.php?post/Rapport-2015-de-lIdies-%3A-Lenjeu-des-nouveaux-indicateurs-de-richesse], Site Internet : Idies. 2015 [consulté le 23 septembre 2016].

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Deuxièmement, par construction, le PIB ne prend en compte que des productions évaluées monétairement, ce qui a (au moins) deux consé-quences. D’une part, le travail bénévole, le troc ou les services rendus par la nature sont absents du PIB. Les activités non rémunérées de mé-nage, cuisine, garde d’enfant, etc. sont également exclues du PIB. Cela témoigne d’une convention datée qui laisse à l’écart des comptes natio-naux des activités historiquement attribuées aux femmes. D’autre part, toute activité qui génère des revenus est comptabilisée positivement, alors qu’elle peut dégrader nos conditions de vie présentes ou futures : « que ce soit une augmentation des ventes d’armes, d’antidépresseurs, ou une hausse des services thérapeutiques effectués à cause de l’ex-plosion du nombre de cancers, tout cela est compté comme positif par le PIB. L’excès de profits* des banques américaines (10 % des profits des entreprises en 1980, 40 % en 2007) est encore bon pour la croissance du pays et la croissance mondiale ». (Jean Gadrey et Dominique Méda, in FAIR 2011103). Autre exemple : quand un pétrolier transporte du pétrole, le PIB augmente ; quand son naufrage détériore gravement l’environne-ment, le PIB ne diminue pas; quand du personnel est engagé pour réparer les dommages, le PIB augmente à nouveau (sauf si ce travail est effectué par des bénévoles). Par ailleurs, l’évaluation d’activités non marchandes (comme l’éducation ou la santé) à leur coût de production ne reflète pas leur qualité. Un accroissement du coût des services de santé à qualité de service égale fait croître le PIB. La situation s’est pourtant détériorée, puisque la santé est devenue plus chère !

La troisième critique est que le PIB ne nous dit rien de la soutenabilité de nos modes de vie. Le PIB ne recense que des flux (production, dépenses ou revenus courants) et non des stocks de richesse. Certes, la déprécia-tion du stock de patrimoine manufacturé est prise en compte dans le PIN (Produit intérieur net), qui déduit ce qui est couramment appelé l’amor-tissement. Mais cette correction ignore ce qu’il advient des patrimoines naturels et immatériels. Or c’est bien l’ensemble des patrimoines qu’il faut considérer pour évaluer la capacité d’une génération à transmettre à celles qui lui succéderont une qualité de vie au moins égale à la sienne.

103 Forum pour d'autres indicateurs de richesse (FAIR), La richesse autrement, Hors-Série Poche n°48, Alter Éco Revue, 2011.

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> ENCADRÉ 16 < QUELQUES INDICATEURS ALTERNATIFS

OU COMPLÉMENTAIRES AU PIB

Face aux limites du PIB, de nombreuses personnes et institutions se sont mises en quête de nouveaux moyens de mesurer la richesse, ce qui a donné lieu à la mise en avant de nombreux indicateurs alternatifs au PIB. Ceux-ci ont différents objectifs, qui ont trait à la mesure du bien-être des sociétés et à la soutenabilité de leurs modes de vie. En voici quelques-uns dans le tableau ci-dessous.

NOM CE QUE MESURE L’INDICATEUR

Indice de bien-être économie durable (IBED) et sa variante, l’In-dice de progrès véritable (IPV)

Cet indicateur vise à mieux intégrer l’évolution du bien-être d’un pays en prenant en compte des dimensions environnementales et sociales absentes du PIB : travail domestique, dépenses pu-bliques non défensives, dépenses privées défensives, coûts des dégradations de l’environnement, dépréciation du capital naturel, formation de capital productif.

Notons que les différences entre l’IBED et l’IPV sont très faibles. Les deux indicateurs sont souvent traités comme similaires.

Empreinte éco-logique (EE)

L’EE mesure les pressions exercées par l’activité humaine sur les ressources renouvelables de la planète. Plus précisément, elle mesure les surfaces biologiquement productives de terre et d’eau nécessaires à la consommation des individus et à l’ab-sorption des déchets générés.

Indice Planète vivante

Son objectif est de surveiller l’état et l’évolution de la biodiver-sité dans le monde. Il s’agit de mesurer une tendance moyenne des populations de vertébrés sur la Terre et de suivre leur évo-lution.

Indicateur de développement humain (IDH)

Le développement humain est entendu comme le processus qui élargit l’éventail des possibilités offertes aux individus (vivre longtemps en bonne santé, être instruit, et disposer des res-sources permettant un niveau de vie convenable). L’IDH com-porte 3 dimensions : la santé, l’éducation et le revenu/tête. L’indicateur à de nombreuses variantes, dont l’IDH ajusté aux inégalités (IDHI).

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Indicateur de pauvreté multi-dimensionnelle (IPM)

Il entend offrir une image multidimensionnelle de la pauvreté dans les pays en développement. Il est calculé par enquêtes individuelles : au sein d’un ménage, on détermine la pauvreté de ses membres en fonction du nombre de déprivations dont chacun souffre. L’IPM utilise 10 indicateurs pour mesurer 3 di-mensions de la pauvreté (éducation, santé et standard de vie).

Happy Planet Index

Son objectif est de mettre en lumière le coût écologique du bien-être, et les performances en la matière. L’indicateur fixe un ob-jectif à atteindre. Il comporte 3 dimensions : la satisfaction de vie (SV), l’espérance de vie (EspV) et l’empreinte écologique (EE). Il est calculé comme le produit de SV et EspV divisé par l’EE.

Indice de bon-heur national brut (BNB) (Bhoutan)

Le but est de rendre compte de la prospérité de la nation selon des dimensions plus larges que le PIB. Le BNB est construit sur trois niveaux d’agrégation : 9 domaines reflétés par 33 indica-teurs, eux-mêmes subdivisés en 104 indicateurs.

Baromètres des inégalités et de la pauvreté (BIP-40)

Le BIP-40 entend refléter la pauvreté et les inégalités à travers différentes dimensions. À chaque dimension correspond un indicateur, qui permet de suivre l’évolution dans le temps des inégalités correspondantes. L’indicateur comporte les dimen-sions suivantes : travail et emploi, revenus, santé, éducation, logement et justice.

Better Life Index (BLI)

L’objectif du BLI est de mesurer les performances comparatives des pays dans différents domaines et de permettre à chacun de mesurer et comparer sa propre qualité de vie en dépassant les cadres statistiques traditionnels. Le BLI comporte 11 dimen-sions (revenus et richesse, emploi, logement, santé, équilibre vie professionnelle-vie privée, éducation, relations sociales, gou-vernance, et environnement).

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LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE, EST-CE TOUJOURS BIEN ?

Une carte blanche d’Isabelle Cassiers, professeure d’économie

à l’Université catholique de Louvain (UCL) et chercheur qualifié du Fonds national

de recherche scientifique (FNRS)

Selon les circonstances et selon son contenu, la croissance économique peut constituer un bienfait ou une nuisance.

Dans les pays occidentaux, après la Deuxième Guerre mondiale et pen-dant trente ans, la croissance économique est apparue comme un bien-fait peu contesté : elle a permis la reconstruction des économies euro-péennes détruites par la guerre, elle a favorisé la paix sociale et assuré la hausse du niveau de vie matérielle de toute la population. La crois-sance des revenus a permis celle des impôts et des cotisations sociales, fournissant à l’État les moyens de développer la sécurité sociale (soins de santé, allocations familiales, pensions, allocations de chômage, etc.) et les infrastructures publiques (écoles, centres sportifs et culturels, routes, etc.). Les pactes sociaux et les gouvernements socio-démo-crates veillaient à une répartition des fruits de la croissance jugée équi-table, de telle sorte que tout le monde (ou presque) semblait gagnant.

Toutefois cette croissance économique, alors perçue comme un bien-fait, comportait déjà des failles, qui se sont accentuées au fil des décen-nies et que l’on ne peut plus ignorer. Au moins trois d’entre-elles doivent être prises très au sérieux.

La première est de nature écologique. L’augmentation continue, et consi-dérable, de la production de biens matériels, et pour cela de l’exploitation des ressources naturelles, nuit gravement à la planète, et pourrait bientôt menacer les conditions de la vie humaine sur terre. On ne le savait peut-être pas après la Deuxième Guerre mondiale, mais ce fait est aujourd’hui incontestable. Certains font valoir que la croissance est de moins en moins matérielle (croissance de services plutôt que de biens), mais ceci n’est vrai que parce que d’autres pays produisent les biens matériels que nous consommons : le problème est simplement déplacé. D’autres pré-tendent que de nouvelles technologies nous permettront de produire tout autant de manière propre, mais cela nécessiterait une véritable révolution technologique qui risque bien de ne pas se produire avant que des pro-blèmes écologiques non maîtrisables ne s’enclenchent.

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La deuxième faille concerne la répartition des fruits de la croissance : pendant quelques décennies elle fut équitable (au sein de l’Occident) ; aujourd’hui les inégalités se creusent, des poches de grande pauvreté apparaissent à nouveau et la globalisation pousse à nos frontières des millions de réfugiés qui demandent leur part de bien-être. Ne serait-il pas temps que les plus riches optent pour plus de frugalité et laissent aux plus pauvres le bénéfice du peu de croissance matérielle que la pla-nète peut supporter ?

La troisième faille concerne l’hétérogénéité du contenu de la croissance. Dans le PIB sont comptés sans distinction toutes sortes de biens et services, pour autant que leur production donne lieu à de la valeur ajou-tée (au sens de valeur marchande) : gadgets inutiles ou vaccins essen-tiels, activités polluantes ou réparation des dommages, déforestation ou éducation à la protection de la nature… N’est-il pas temps de faire le tri ? D'oser nous interroger : derrière quoi courrons-nous ? À quoi ac-cordons-nous de la valeur ? De telles questions sont à l’origine d’une ré-flexion en cours sur les nouveaux indicateurs de prospérité.

CROISSANCE ET PAUVRETÉ : LE MYTHE DE L’EFFET DE RUISSELLEMENT

Une carte blanche d’Arnaud Zacharie, secrétaire général du Centre national

de coopération au développement104 (CNCD-11.11.11) et maître de conférences à l'Université de Liège (ULg)

La croissance économique est-elle bonne pour les pauvres ? La ques-tion de la causalité entre croissance et réduction de la pauvreté a fait consensus pendant plusieurs décennies au sein de la théorie écono-mique dominante : oui, la croissance est bonne pour les pauvres, grâce à la théorie de l’effet de ruissellement.

Selon cette théorie, dont l’un des principaux promoteurs a été le Fonds mo-nétaire international (FMI), la croissance économique ruisselle mécanique-ment des plus riches vers les plus pauvres. L’impact de la croissance sur la

104 Coupole des ONG et associations belges francophones et germanophones engagées dans la soli-darité internationale, le Centre national de coopération au développement est un acteur de premier plan en Belgique en matière de solidarité internationale.

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réduction de la pauvreté relève ainsi, selon cette théorie, d’un phénomène naturel : tel le courant d’un cours d’eau le menant vers son embouchure, les fruits de la croissance économique ruissellent jusqu’aux populations les plus pauvres grâce à l’effet mécanique de la main invisible du marché.

Selon cette théorie, si les inégalités sociales peuvent sembler injustes, elles n’en sont pas moins efficaces pour favoriser la croissance et ré-duire la pauvreté. C’est pourquoi, depuis le début des années 1980, les inégalités ont été présentées comme économiquement bénéfiques, et donc souhaitables. Grâce à l’effet de ruissellement, la croissance per-mise par les investissements des plus riches est in fine censée bénéfi-cier inexorablement aux plus pauvres. Ces derniers ont donc un intérêt social à accepter les inégalités.

Le problème est que cette théorie de l’effet de ruissellement est un mythe. Elle est aujourd’hui largement remise en cause, y compris par le FMI lui-même, qui en a pourtant été le principal promoteur durant trois décennies. En effet, selon une étude publiée par le FMI en juin 2015, non seulement l’augmentation de la part des revenus des 20 % les plus riches réduit la croissance, mais en outre, lorsque les riches deviennent plus riches, les bénéfices ne ruissellent pas jusqu’aux plus pauvres. En d’autres termes, non seulement les inégalités ne sont pas bénéfiques pour la croissance, mais en outre, la croissance ne suffit en rien à réduire la pauvreté, tout simplement parce que l’effet de ruissellement n’existe pas105. L’équation « inégalités = croissance = réduction de la pauvreté » se révèle ainsi erronée. C’est en réalité la redistribution des richesses qui favorise la croissance et la réduction de la pauvreté.

Cette remise en cause de la théorie de l’effet de ruissellement a des conséquences majeures en matière de politique publique. C’est moins la croissance que la justice fiscale et sociale qui est bonne pour les pauvres. La réduction de la pauvreté nécessite donc des politiques fis-cales et des systèmes de protection sociale favorisant la réduction des inégalités. Une option diamétralement opposée aux mesures prônées par la théorie néolibérale durant plus de trois décennies.

105 Dabla-Norris E., Kochhar K., Suphaphiphat N., Ricka F., Tsounta E., Causes and Consequences of Income Inequality: A Global Perspective, IMF, 15 June 2015, p. 39.

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LA CROISSANCE N’EST PAS LA SOLUTION AU CHÔMAGE

Un extrait de « J’accuse l’économie triomphante »106, d’Albert Jacquard, généticien et essayiste français (1925-2013)

Autre vocable constamment utilisé dans les incantations officielles : la croissance. Une croissance suffisante créera des emplois et résorbera le chômage. Les économistes ont

fait leurs calculs ; pour la France, une croissance de 4 % par an permet-trait de diminuer le nombre des chômeurs de 2 % par an. Mais personne n’ose mettre en lumière l’impossibilité absolue d’une telle croissance et son inefficacité évidente dans la lutte pour le plein-emploi.

Admettons que les calculs des économistes soient justes et tirons-en les conséquences par une arithmétique facile : une augmentation an-nuelle de 4 % correspond à un doublement tous les dix-huit ans, à une multiplication par quatre en trente-six ans, par sept en un demi-siècle (car, faites le calcul : 1,0450=7,1). Il faudrait donc admettre qu’en l’an 2044 les Français consommeraient sept fois plus de richesses non re-nouvelables de la planète qu’actuellement ! Et cette boulimie n’aurait guère apporté la solution du problème de l’emploi, puisque le nombre de chômeurs n’aurait été réduit que de 40 % (en effet 0,9850=0,60). Les trois millions quatre cent mille chômeurs seraient encore plus de deux millions. Beau résultat après cinquante années d’efforts !

Non seulement le scénario de la croissance se heurte à une impossibi-lité physique, mais il aboutit à un échec total dans la recherche du plein emploi. Cela n’empêche pas les hommes politiques de tous bords d’at-tendre, comme sœur Anne, le retour de la croissance.

Il ne s’agit pas de trouver une issue à la crise, mais de tirer les consé-quences d’une mutation profonde, ce qui suppose un travail d’imagina-tion devant lequel notre esprit est plus réticent que notre corps devant un travail pénible.

106 Jacquard A., L’économie triomphante, Calmann-Lévy, 1995. Le titre de l’encart est le fait des auteurs du dossier, non d’Albert Jacquard.

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7.3 La croissance chez quelques économistes dans l’histoire

> ENCADRÉ 17 < RICARDO ET LES RENDEMENTS DÉCROISSANTS

David Ricardo (1772-1823) conçoit l’économie en trois classes : les ren-tiers, les travailleurs et les capitalistes. Il observe les rendements dé-croissants des champs de blé : plus les terres sont utilisées, moins elles produisent. Dès lors, les rentes des terres sont moindres et les prix du blé plus élevés. En réponse à cet accroissement de prix, les travailleurs demandent des salaires plus élevés, ce qui implique une diminution des profits*. Pour Ricardo, cette moindre rentabilité entraîne une baisse d’investissement dans le blé. Il perçoit alors le risque d’arriver à une économie stationnaire (qui ne croîtrait plus puisqu’il n’y aurait plus d’in-vestissement). Pour lui, une économie stationnaire rimerait avec la fin du progrès. Or, la société occidentale étant marquée par l’esprit des Lu-mières et par l’idéologie du progrès, il serait inacceptable qu’une société occidentale ne soit plus en croissance. Pour Ricardo, la croissance est désirable pour des raisons philosophiques et morales, mais non directe-ment issues de la théorie économique.

Pour éviter une situation d’économie stationnaire, Ricardo préconise d’ouvrir les frontières pour pouvoir importer du blé (voir chapitre 4 sur les gains de l’échange). Ainsi, la quantité de blé disponible augmenterait ; il serait donc moins urgent de mettre les terres en culture ce qui éviterait de les épuiser ; la hausse des prix du blé ralentirait (puisque les terres moins utilisées seraient plus fertiles et qu’une partie de l’offre de blé se-rait assurée par les importations) ; les travailleurs ne demanderaient pas de hausses de salaires (puisque le prix du blé n’aurait pas augmenté) ; les terres resteraient donc profitables, ce qui continuerait à attirer l’inves-tissement et contribuerait à la croissance !

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> ENCADRÉ 18 < MALTHUS ET LE PRINCIPE DE POPULATION

Tout comme Ricardo, Thomas Malthus (1766-1834) était très pessimiste quant à la soutenabilité de la croissance à long terme. Dans son Essai sur le principe de population, Malthus constate que la population se démul-tiplie à un rythme beaucoup plus élevé que les ressources nécessaires à la subsistance des humains. Ce décalage entraîne, selon lui, des guerres, des famines et une surmortalité.

Pour résoudre le problème du manque de ressources face à une démo-graphie galopante, Malthus propose plusieurs solutions. Nous en poin-tons deux. D’abord, le comportement des hommes pourrait changer de sorte à réduire le taux de natalité, et donc la croissance de la population : les styles de vie peuvent changer et les méthodes de contraception peuvent s’améliorer. Deuxièmement, il pourrait y avoir une modification des conditions de production des moyens de subsistance. Dans ce cas, l’augmentation du taux de production des moyens de subsistance est nécessaire : il faudrait que des accroissements de la productivité* agri-cole et de la production alimentaire puissent être obtenus dans un délai assez court et maintenus sur de longues périodes.

Chez Malthus, ce que nous appelons aujourd’hui croissance économique, semble l’une des solutions à la croissance démographique.

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> ENCADRÉ 19 < KEYNES : LES MARCHÉS NE S’AUTORÉGULENT PAS !107

À la différence des économistes de la théorie économique standard qui pensaient l’économie au niveau micro et croyaient dans la capacité des marchés à toujours revenir à l’équilibre après un choc grâce à l’ajuste-ment des prix (voir chapitres 1, 2, 3), Keynes (1883-1946) pense qu’il faut regarder l’économie comme un système macro (qui est plus complexe que la simple somme de comportements individuels) et que l’autorégula-tion des marchés n’est qu’un leurre. Keynes a en effet été le témoin de la crise de 1929 ; il a vu la misère et le taux de chômage inédit que celle-ci a entraînés et l’incapacité des marchés à réguler la situation. Pour lui, seule une relance de la croissance par l’intervention de l’État est sus-ceptible de sortir l’économie du fléau.

Keynes est le seul à apporter une justification économique à la crois-sance économique : l’existence d’un chômage involontaire. Dans la théo-rie économique standard, le chômage est causé par un salaire supérieur au salaire d’équilibre (voir chapitre 2). Selon cette théorie, si le salaire est trop élevé, trop de travailleurs offriront leur main-d’œuvre, trop peu d’entreprises seront demandeuses, et il y aura du chômage. La théorie économique standard préconise alors de réduire les salaires pour retour-ner à l’équilibre.

Pour Keynes, ce raisonnement est problématique : il consiste à étendre abusivement au niveau macroéconomique une conclusion obtenue à partir d’un raisonnement microéconomique ! Keynes appelle ce type de raisonnement un sophisme de composition.

Pour lui, l’analyse doit s’appliquer à la masse laborieuse dans son ensemble ; « un individu isolé ne peut obtenir un emploi en acceptant une réduction du salaire monétaire que ses collègues refusent ». Au mieux, nous dit Keynes, cet individu prendra la place de quelqu’un d’autre qui se trouvera à son tour sans emploi ! Il faut donc adopter une vision d’en-semble, une vision macro.

Pour Keynes, lors d’une dépression, les enchaînements ne sont pas équilibrants mais cumulatifs : le chômage entraîne une baisse des reve-nus et des salaires, ce qui entraîne une contraction de la demande pour

107 La plupart du contenu de cet encadré est inspiré de ce livre Combemale P., Introduction à Keynes, La Découverte, Coll. Repères, 2010, p. 128

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les biens et services dans l’économie, ce qui entraîne une réduction de la production, ce qui entraîne une diminution des revenus des entreprises, qui vont de nouveau licencier des travailleurs, ce qui va entraîner plus de chômage, donc moins de revenus, donc moins de consommation, etc.

Selon Keynes, la théorie économique standard oublie un facteur essen-tiel dans son analyse : le rôle des anticipations ! Si les gens anticipent une baisse de prix, ils vont différer leurs achats ou leur investissement, pour obtenir le prix le moins élevé ! Mais, ce faisant, ils diminuent la de-mande présente et créent la baisse des prix qu’ils attendaient ! Donc la baisse des prix vient valider l’anticipation et incite à les gens à persister dans leurs anticipations (alors qu’ils ont eux-mêmes créé la situation qu’ils anticipaient !)…

Dans ce contexte, la viscosité des salaires (le fait qu’ils ne puissent pas diminuer facilement) est plutôt une bonne chose : une chute brutale des salaires déprimerait l’investissement en incitant les entrepreneurs à réviser à la baisse leurs anticipations de débouchés (puisque les gens achèteraient moins du fait de leur moindre salaire) ! L’auto-ajustement sur le marché du travail ne se produit pas car… le marché du travail tel que décrit par la théorie économique standard n’existe pas !

En situation de dépression, les entreprises n’embauchent pas parce qu’elles sont rationnées sur le marché des biens (demande insuffisante) et les chômeurs ne peuvent se porter demandeurs parce qu’ils sont ra-tionnés sur le marché du travail (pénurie d’emplois). Pour que l’emploi augmente, il faudrait que la demande augmente, donc que le revenu des ménages augmente, donc que l’emploi augmente… cette circularité est le signe d’un échec de la coordination par les marchés.

Pour Keynes, en conclusion, il faut que l’État intervienne pour accroître la demande et relancer la croissance. Si l’État investit dans des écoles ou des autoroutes, cela va créer de l’emploi, qui va créer des revenus ; donc les gens vont consommer plus, ce qui va relancer la production de biens et services ; cela va augmenter la rentabilité des entreprises, qui vont décider d’embaucher plus, ce qui va donc créer de l’emploi et diminuer le chômage ! Pour Keynes, sans cette intervention de l’État, la croissance n’est pas possible. Pire, en situation de récession, les marchés courent à leur propre perte.

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QUELQUES CARTES BLANCHES

POUR NOURRIR LA RÉFLEXION

DEUXIÈME PARTIE

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Les pages qui précèdent présentent les raisons, parfois profondes, qui conduisent de nombreuses personnes (dirigeants politiques, hauts responsables, etc.) à por-ter avec conviction certaines idées qui dominent l’économie contemporaine.

Si ces idées dominent, elles ne font toutefois pas l’unanimité. Tandis que d’au-cuns les soutiennent avec ardeur, d’autres les contestent et proposent des vi-sions alternatives de l’économie.

Différentes contributions émaillant les chapitres précédents proposaient des points de vue personnels ou institutionnels. Celui de la FGTB n’est pas le même que celui de la FEB, par exemple. Il est important d’en prendre connaissance pour nourrir sa réflexion et se forger sa propre opinion sur la base des arguments aux-quels on se trouve personnellement plus sensible.

Les thèses défendues dans ces contributions sont liées plus spécifiquement au sujet du chapitre dans lequel elles s’insèrent.

Cette deuxième partie présente différents points de vue qui ne sont pas étroite-ment liés à une thématique développée dans un chapitre de la première partie. Ces textes sont proposés sans fil directeur. Ils ne prétendent certainement pas refléter l’ensemble des visions qui existent dans la société, mais le souci du plu-ralisme des idées a prévalu dans le choix des contributeurs. Les points de vue exprimés sont extrêmement contrastés, et parfois même contradictoires les uns par rapport aux autres.

Les positions sont personnelles (ou institutionnelles), et ouvertement nor-matives. Elles reposent donc sur des jugements de valeurs. Elles peuvent par conséquent être contestées. Au lecteur alors de se doter de son esprit critique et des quelques outils de réflexion fournis en première partie de ce dossier pour se forger sa propre opinion !

INTRODUCTION

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LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE NÉCESSAIRE POUR ÉRADIQUER LA PAUVRETÉ ET

POUR LE DÉVELOPPEMENT DURABLE

Une carte blanche d’Alexander De Croo, Vice-Premier ministre et ministre de la coopération au développement,

de l’agenda numérique, des télécommunications et de la poste

Je considère que le levier principal pour éradiquer la pauvreté et parvenir à un développement durable reste la croissance économique. Bien enten-du, la coopération internationale doit jouer son rôle, mais elle est par na-ture temporaire. Le secteur privé et la libre entreprise sont les moteurs de la croissance. Lorsque les conditions nécessaires sont réunies dans les pays les moins développés pour permettre l’entreprise et la participation au marché du travail, on crée durablement de l’emploi productif et décent pour leurs forces vives.

La croissance économique doit avoir comme effet d’accroître les revenus et le niveau de vie des individus et des familles, de manière à créer pour tous de nouvelles possibilités d’épanouissement.

Cependant, une croissance économique soutenue ne garantit pas le recul des inégalités. Quand la croissance économique accroît les inégalités, l’instabilité augmente et les possibilités de développement durable dimi-nuent. Les expériences récentes de croissance, comme par exemple dans les pays BRICS108, indiquent en effet que la relation entre croissance éco-nomique et baisse de la pauvreté est faible.

Dès lors, plus que les chiffres de la croissance, je pense qu’il faut porter son attention sur les modèles de croissance. La croissance économique doit être inclusive. Cela signifie que chacun devrait pouvoir, dans une même mesure, participer au processus économique, y contribuer et en retirer des avantages, aujourd’hui et demain. Les perspectives de progrès socio-économique et de mobilité sociale doivent augmenter pour tous.

La croissance économique doit également être durable et tenir compte des limites intrinsèques de la planète. L’aide au développement du sec-teur privé doit donc être axée sur les territoires où les répercussions de

108 L'appellation BRICS est un acronyme anglais désignant les cinq principales économies émergentes du monde. Apparue en 2001 en référence à quatre pays : Brésil, Russie, Inde, Chine, elle s'est trans-formée en BRICS en 2011 avec l'intégration de l'Afrique du Sud

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la croissance sont les plus importantes, sans augmenter la pression sur l’environnement.

Une stratégie de croissance inclusive et durable implique pleinement les groupes défavorisés dans le processus économique et crée de nouvelles opportunités pour la génération actuelle, sans hypothéquer les chances des générations suivantes. Dans les pays partenaires de la Belgique, l’agriculture occupe généralement une grande majorité de la population. C’est ainsi que les stratégies de développement agricole, comme les autres politiques de développement, doivent être pensées en fonction de leur capacité à générer une croissance économique inclusive et durable.

Quel rôle peut jouer la coopération au développement dans le soutien à une croissance inclusive et durable ? Plusieurs modalités sont possibles : aider les gouvernements partenaires à améliorer l’environnement des af-faires, soutenir l’investissement et la création de PME via des instruments financiers adaptés au contexte local, prioriser l’inclusion des populations vulnérables dans la vie économique, notamment au niveau de l’agricul-ture ou via le commerce équitable, ou encore encourager les entreprises belges à créer des opportunités économiques durables et inclusives dans les pays en voie de développement.

Pourquoi suis-je tellement attaché à la croissance ? Lors du sommet de juillet 2015 à Addis Abeba sur le financement du développement, il est apparu clairement que l’aide publique au développement serait totalement insuffisante pour rencontrer les défis de l’Agenda 2030 pour le dévelop-pement durable. La mobilisation des ressources domestiques, et donc l’élargissement et l’approfondissement de l’assiette fiscale est un enjeu fondamental des prochaines années dans les pays en voie de développe-ment pour qu’ils puissent mener des politiques propres et assurer la sécu-rité, une protection sociale, résorber le fossé rural-urbain et les inégalités hommes-femmes. La croissance économique est donc nécessaire pour la mobilisation des ressources domestiques et permettre un véritable déve-loppement endogène.

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LE MARCHÉ

Une carte blanche de Laurence Albert, directrice générale d’Iles de Paix109

En économie, le concept fondamental de marché désigne un lieu virtuel où se rencontrent l’offre (les vendeurs) et la demande (les acheteurs).

Dans notre imaginaire, ce lieu pourrait être représenté par la Bourse de Wall Street où se trouvent des traders en costard, accrochés à leur télé-phone portable et entourés d’écrans où défilent des chiffres, l’évolution des devises. Un monde des affaires où le montant des transactions donne le vertige.

Mais si on reprend son sens premier, le marché désigne le lieu où des pro-ducteurs, à savoir, des commerçants, des artisans, des paysans, se ras-semblent pour proposer directement leurs produits aux consommateurs.

Tous les quatre jours a lieu le marché de Toucountouna, toute petite ville située au nord-ouest du Bénin. On y retrouve des cultivateurs qui chaque matin, se lèvent très tôt pour travailler dans les champs.Paradoxalement, ce sont ces petits producteurs qui souffrent le plus de la faim. L’agriculture rapporte peu. Elle est soumise aux aléas et aux change-ments climatiques mais aussi à d’autres difficultés telles que le manque d’équipement et la surexploitation des sols combinés à une importante pression démographique. C’est pour résoudre ce problème de la faim qu’Iles de Paix a pour objectif d’améliorer les rendements de la production agricole, la diversifier et aug-menter les revenus des paysans en travaillant étroitement avec eux pour des projets durables et sur-mesure. Et briser ainsi le cercle vicieux de la pauvreté110.

109 Iles de Paix est une ONG belge de développement fondée en 1962. L’association encourage des comportements responsables, autonomes et solidaires et lutte pour la réduction des inégalités. Elle est particulièrement active dans le secteur de l’agriculture familiale durable et de l’alimentation res-ponsable. Iles de Paix est pluraliste. Elle agit sans attache religieuse, philosophique, idéologique ou politique.

110 Pour cela, il faut adopter des techniques pour produire plus. À cet égard, la préservation de la fertilité du sol est cruciale. Il faut donc opter pour les techniques les plus performantes à moyen et long terme telles que celle de l’agroécologie.

Il faut aussi produire au meilleur moment. Si tout le monde récolte et vend en même temps, les prix s’effondrent. Différer ou stocker sa production permet de faire de meilleures affaires. On y arrive aussi en transformant sa production, en vendant par exemple du fromage plutôt que du lait.

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Il est essentiel que les activités de ces cultivateurs produisent assez pour, d’une part couvrir les besoins alimentaires de leurs familles et, d’autre part, vendre le surplus et couvrir d’autres besoins comme ceux liés à la santé, à l’éducation, à l’habillement, au logement.

Le marché a d’autres fonctions que celle d’échanger des biens. « Je ne viens pas uniquement pour acheter », me disait un jour quelqu’un sur le marché de Toucountouna, « je viens pour me distraire, me promener ». Le marché est un lieu de distraction et d’agrément, c’est aussi un lieu de socialisation, d’échange d’informations, tous ces éléments indispensables qui ne se vendent ni ne s’achètent.

Les lieux tels que le marché sont d’une importance capitale. Derrière les concepts de l’économie se trouvent de vraies personnes qui aspirent à une vie meilleure.

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UNE VISION ÉCONOMIQUE DE L’AGRICULTURE FAMILIALE

Une carte blanche d’Iles de Paix111

Les bio-ingénieurs opposent souvent deux pratiques agricoles très contrastées.

D’un côté, l’agriculture intensive. L’exploitant cultive de très grandes éten-dues ce qui lui permet de (ou le contraint à) recourir à une mécanisation considérable. Nous avons tous à l’esprit l’image de ces champs américains de plusieurs kilomètres carrés parcourus par trois ou quatre moisson-neuses batteuses de front. Se spécialiser dans une seule culture épuise la terre. Il faut donc l’enrichir au moyen de différents engrais. En outre, des pesticides sont nécessaires pour éviter la prolifération d’insectes spéci-fiques à ce qu’on sème et récolte.

De l’autre côté, l’agroécologie. L’exploitant cultive des parcelles beaucoup plus petites sur lesquelles il s’efforce de combiner les plantes qui ont un effet bénéfique les unes sur les autres. Telle fleur éloigne le parasite de tel légume, la présence de telle légumineuse retient l’azote dans le sol au profit de telle autre plante. On ne recourt ni aux pesticides ni aux produits chimiques pour enrichir la terre. Le compost naturel suffit. Les techniques utilisées nécessitent des outils, mais pas une armée de machines com-plexes.

Quel regard l’économiste porte-t-il sur ces choix ?

Premièrement, il entend que l’agroécologie respecte davantage l’environ-nement. Les ressources en eau sont davantage préservées, d’abord parce que, n’utilisant pas de pesticides, elle ne pollue pas les nappes phréa-tiques ; ensuite parce qu’elle adopte des techniques plus économes en eau. Moins de produits chimiques implique en outre moins de consom-mation de pétrole. La théorie économique appelle externalité* l’effet – po-sitif ou négatif – d’une activité économique sur l’environnement ou des personnes qui ne sont pas directement concernées par celle-ci. Si cet effet est négatif, elle préconise d’imposer une taxe qui décourage cette

111 Iles de Paix est une ONG belge de développement fondée en 1962. L’association encourage des comportements responsables, autonomes et solidaires et lutte pour la réduction des inégalités. Elle est particulièrement active dans le secteur de l’agriculture familiale durable et de l’alimentation res-ponsable. Iles de Paix est pluraliste. Elle agit sans attache religieuse, philosophique, idéologique ou politique.

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activité et donne à l’État les moyens de corriger le préjudice subi. En vé-rité, l’agriculture intensive reçoit des subventions publiques. Force est de constater que les lobbys des industries chimique et agroalimentaire sont plus puissants que les économistes !

Deuxièmement, l’agriculture conventionnelle requiert moins de main-d’œuvre que l’agroécologie. Elle laisse donc des travailleurs sans emploi. Dans les pays en développement, ces personnes ne bénéficient pas d’al-locations de chômage. Elles sont contraintes de trouver un travail, à tout prix. Mal informées sur les opportunités offertes en milieu urbain, ces personnes migrent vers les villes où elles échouent dans les bidonvilles. Le coût social du phénomène est considérable.

Troisièmement, l’économiste constate que l’agroécologie opte pour une combinaison différente de main-d’œuvre et de moyens mécaniques. Il en résulte qu’une part plus importante de sa valeur ajoutée sera consacrée à la rémunération du travail et que, à l’inverse, une part moins importante rémunérera le capital. La taxation de ce dernier est toujours difficile car la menace existe qu’il se téléporte vers des cieux fiscalement plus cléments. En optant pour le recours à plus de travail, l’agroécologie participe davan-tage à la lutte contre le chômage et au financement des pouvoirs publics.

Quatrièmement, l’économiste s’interroge sur les rendements respectifs de ces deux formules. À terrain équivalent, récolte-t-on autant en recou-rant à une technique qu’en optant pour l’autre ? Une production élevée permet en effet une offre abondante, à un prix moindre, ce qui est tout profit pour les consommateurs. Ce n’est pas un détail dans un monde où la malnutrition cause encore des ravages ! Qui, entre l’agriculture conven-tionnelle ou l’agriculture biologique présente les meilleurs résultats ? Les agronomes ne sont pas unanimes sur cette question, en particulier s’ils s’efforcent de prendre en considération l’épuisement des sols pour envi-sager une réponse sur le long terme.

La science économique n’a pas le monopole des courants contraires…

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BESOINS ILLIMITÉS OU DROITS HUMAINS ?

Une carte blanche de Philippe Hensmans, directeur d’Amnesty International

Belgique francophone112

La science économique se définit habituellement comme l’étude de l’allo-cation de ressources rares à la satisfaction de besoins illimités. On oublie d’ajouter que cette formulation est un choix, parmi d’autres qui étaient possibles et qui, en fait, si on y réfléchit bien, le sont toujours. Il n’appar-tient qu’aux économistes de changer leur point de vue sur leur discipline, d’opter pour une définition alternative.

Quels sont les problèmes de cette définition ?

Le premier est mineur. On y évoque les « ressources limitées » alors que les acteurs du monde économique se comportent trop souvent comme si, au contraire, elles étaient disponibles à foison. Il est pourtant établi que l’eau et le pétrole, par exemple, n’existent qu’en quantité limitée. Les théo-riciens de l’économie objectent qu’ils ne sont pas responsables de ces comportements prédateurs et qu’ils proclament, eux, depuis toujours, que les coûts marginaux sont croissants113. Accordons-leur ce crédit, en sou-lignant toutefois qu’il existe donc un gouffre entre une théorie et l’objet même de son étude.

Le deuxième problème est d’une toute autre ampleur : la satisfaction des besoins illimités. Faut-il vraiment appuyer l’idée que les besoins soient in-finis c’est-à-dire, en substance, que le bonheur passe par une consom-mation toujours plus effrénée, par un mode de vie toujours plus vorace ? Les partisans de la sobriété volontaire proposent une autre posture.

Plus encore, je prétends pour ma part que la question des besoins est trop souvent mal formulée. J’en appelle en effet à une économie qui étudierait la manière d’organiser la société de façon telle que les ressources certes limitées permettent au maximum l’accès de tous les êtres humains de

112 Amnesty International est un mouvement mondial de personnes qui luttent pour les droits humains. Elle intervient au nom des victimes de violations de ces droits, en se basant sur une recherche im-partiale et sur le droit international. L’organisation est indépendante de tout gouvernement, idéologie politique, intérêt économique ou religion.

113 Le fait que les ressources soient limitées a pour effet que leur extraction devient de plus en plus chère. À mesure que l’on produit davantage, le coût additionnel lié à une production additionnelle s’accroit donc.

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la planète à leurs droits humains fondamentaux. On peut envisager qu’ils consomment davantage, mais seulement si ce premier objectif est atteint.

On jugerait donc la performance d’un système à l’accès qu’on y observe-rait, pour chacun, à un toit, à l’éducation, à la santé, à l’alimentation, à l’eau potable, à un environnement de qualité, à l’exercice de ses droits civils et politiques, à l’accueil des migrants, à la qualité de sa justice, etc.

On peut rêver : l’économie, si elle avait admis ce postulat à sa fondation, aurait probablement accouché d’autres préceptes que ceux développés dans cet ouvrage. Et la face du monde en aurait été changée.

Il est toujours temps…

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ÉCONOMIE ET DISCRIMINATION, DES MOTS (OU MAUX ?) FÉMININS

Une carte blanche de Jessica Troupin, chargée de projets d’éducation à la citoyenneté mondiale

et solidaire à Iles de Paix114

Le produit intérieur brut (PIB) comptabilise ce qui fait l’objet d’une tran-saction et ne prend donc pas en compte certaines données dont le travail domestique ou encore l’autoconsommation.

La production domestique comprend tout le travail à domicile qui n’est pas rémunéré comme le ménage, l’entretien du linge, la couture, le jardinage, le bricolage, la préparation des repas, l’éducation des enfants, les soins aux animaux.

L’autoconsommation est la production créée et consommée au sein même des ménages, sans passer par aucun échange de type marchand. C’est le cas lorsqu’une famille consomme ce qu’elle récolte.

Ces données non prises en compte dans la comptabilité nationale sont considérables.

Je pense à cette famille rencontrée dans un village burkinabè. Comme dans tant d’autres familles en Afrique et ailleurs dans le monde, tous les membres qui la composent ont un rôle bien défini au sein du foyer. Celui des hommes, en règle générale, est de travailler pour nourrir les leurs. Pour leur part, les femmes sont responsables de la maison et des enfants qui doivent eux aussi, travailler et aider leurs parents car la vie n’est pas facile.

Comme tant d’autres, Justine, la mère de famille, est la première à se lever. Elle doit aller chercher l’eau à la rivière avant de s’occuper des enfants et de se consacrer aux tâches ménagères : faire la lessive, la cuisine, entre-tenir sa maison, etc. Une fois que cela est fait, elle va rejoindre son mari aux champs pour l’aider.

114 Iles de Paix est une ONG belge de développement fondée en 1962. L’association encourage des comportements responsables, autonomes et solidaires et lutte pour la réduction des inégalités. Elle est particulièrement active dans le secteur de l’agriculture familiale durable et de l’alimentation res-ponsable. Iles de Paix est pluraliste. Elle agit sans attache religieuse, philosophique, idéologique ou politique.

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Ce travail est aussi indispensable que peu valorisé. Et malgré les efforts de tous, les besoins essentiels de la famille ne sont pas satisfaits.

Depuis peu, Justine suit des formations. Elle se perfectionne dans la fa-brication du savon à base de noix de karité. En plus des récoltes réalisées aux champs, Justine peut vendre ses savons au marché. Cela lui permet de ramener davantage d’argent pour sa famille. Sa vie et celle de ses en-fants s’améliore petit à petit. Ce revenu est aussi une sécurité au cas où elle se retrouverait sans mari. Elle apprend également à épargner et à pré-voir les besoins financiers de sa famille. D’une manière générale, Justine et toutes les femmes mettant en œuvre ce qu’elles ont appris lors de ces formations reprennent confiance, en elles, mais aussi en l'avenir. On re-marque également que les hommes les respectent davantage.

La discrimination dont les femmes sont victimes dans nos sociétés com-porte de nombreuses dimensions. Leur participation à l’activité écono-mique en est une. Elles y sont trop souvent cantonnées dans des métiers peu rémunérés et peu valorisés. Dont le premier est la tenue de leur mé-nage. C’est profondément injuste.

Même à travail égal, les hommes sont encore souvent mieux payés que les femmes. La théorie économique prétend que la seule explication d’une différence de salaire est une différence de productivité*. On ne l’observe pas entre les hommes et les femmes. Que penser, dès lors, d’une telle théorie ?

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LE CAPITALISME, VERSION MODERNE

DES LUTTES ÉTERNELLES

Une carte blanche de Jean-Louis Troupin, économiste et informaticien

Au regard de l’histoire, le capitalisme n’est en quelque sorte qu’une ver-sion contemporaine de l’organisation des sociétés humaines. L’Antiquité (conquêtes, esclavage, etc.) et le Moyen-Âge (guerres, seigneurs et ser-vitude) reposaient sur la force pure et dure, telle que la permettent les ar-mées et leurs affrontements guerriers. Le capitalisme est aussi un champ de bataille mais les forces qui s’y affrontent sont économiques.

La possession des richesses et moyens de production, l’accès aux res-sources n’y sont plus confisqués par un monarque, une caste, une classe mais relèvent de personnes privées détentrices du capital (actionnaires d’une firme, notamment).

Cependant économie et pouvoir (politique) y font toujours bon ménage. Les détenteurs du capital influencent et inspirent les politiques écono-miques pour qu’elles soient conformes à leurs intérêts.

Peut-on raisonnablement affirmer qu’il n’existe plus une classe qui confisquerait les richesses ? Selon un rapport de l’ONG Oxfam, les inéga-lités dans la répartition des richesses mondiales sont énormes et elles ne cessent de croître115.

« En 2014, les 1 % les plus riches détenaient 48 % des richesses mon-diales, laissant 52 % aux 99 % restants. La quasi-totalité de ces 52 % sont aux mains des 20 % les plus riches. Au final, 80 % de la population mondiale doit se contenter de seulement 5,5 % des richesses. Si cette tendance de concentration des richesses pour les plus riches se poursuit, ces 1 % les plus riches détiendront plus de richesses que les 99 % res-tants d'ici seulement deux ans. »

Le capitalisme s’inscrit bien dans cette longue lutte pour l’accès aux res-

115 Oxfam, Insatiable richesse : toujours plus pour ceux qui ont déjà tout, janvier 2015. Site Internet : Oxfam.org [consulté le 26 septembre 2016].

Selon la note d’information d’Oxfam du 18 janvier 2016, il n’aura fallu qu’un an pour arriver au résultat annoncé dans les deux ans.

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sources et aux richesses et leur répartition entre les humains.

Au regard des progrès de la civilisation que l’on se plaît à souligner dans le déroulement de l’histoire humaine, le système capitaliste est-il moins mauvais ?

Cela dépend de qui regarde, et de ce que l’on en regarde.

Aux yeux du paysan qui lutte contre sécheresse et famine, ou de l’enfant qui travaille dans les mines, par exemple, le bilan n’est guère reluisant !

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ÉCONOMIE SOCIALE : D’AUTRES TYPES DE PRODUCTEURS

Une carte blanche de Sybille Mertens, professeure à HEC-Université de Liège,

titulaire de la Chaire Cera en entrepreneuriat social et coopératif, membre du Centre d’économie sociale

Qu’ont donc en commun Les Grignoux (un cinéma associatif dirigé par ses travailleurs), Ecopower (une coopérative d’énergie éolienne qui appartient à ses clients), Terre (un groupe d’entreprises actives dans la collecte et le recyclage des déchets qui emploie des personnes exclues) et Agricovert (une coopérative de producteurs agricoles en contact direct avec leurs consommateurs) ?

Ce sont toutes les quatre des entreprises d’économie sociale. Économie sociale, la combinaison de ces deux mots cherche à désigner l’ensemble des entreprises privées qui, tout en menant une activité économique de production, mettent la priorité sur la réalisation d’une mission sociale : commerce équitable, finance éthique, production d’énergie verte, services à la personne, insertion des demandeurs d’emploi, diversité culturelle, coopération au développement, circuits courts alimentaires, etc.

Si elles mettent la priorité sur leur mission sociale, ces entreprises ont aussi une obligation de viabilité. Elles doivent, comme toute entreprise, couvrir les coûts de leur activité par les revenus que celle-ci génère via le marché ou via d’autres modes de financement (subsides, dons). Ce-pendant, leur objectif n’est pas de maximiser le rendement pour les ap-porteurs de capitaux. Par conséquent, elles se donnent des règles de fonctionnement différentes qui les éloignent du modèle bien connu de l’entreprise capitaliste. En cela, elles apportent la démonstration qu’il est possible de faire de l’économie autrement.

En économie sociale, les décisions sont prises par les associés, sur une base démocratique (une personne-une voix). De plus, si l’entreprise dégage du profit*, elle va prioritairement l’affecter à augmenter ses réserves et/ou à investir dans sa mission sociale. Elle mettra des limites très strictes à la distribution de dividendes et à la réalisation de plus-values. On échappe ainsi aux règles capitalistes selon lesquelles le pouvoir de décision est proportionnel au nombre de parts de capital détenues et l’entreprise se

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doit de favoriser les intérêts des apporteurs de capitaux.

Ces règles de fonctionnement atypiques empêchent que l’entreprise ne soit gérée d’abord dans un but de maximisation du profit*. Elles protègent la mission sociale et laissent une marge de manœuvre pour la prise en compte des enjeux sociaux ou environnementaux auxquels l’entreprise d’économie sociale entend apporter une réponse. On observe la présence de ce type d’entreprises dans des situations où ni le fonctionnement spontané du marché, ni l’action de l’État n’apporte de réponse tout à fait satisfaisante sur les plans de l’efficacité* et de l’équité : dans la production de services collectifs, dans la gestion des biens communs ou dans les si-tuations de concurrence imparfaite (entre autres : monopoles, information imparfaite). Leurs atouts invitent à ne pas passer à côté de la diversité des modèles organisationnels possibles lorsqu’on s’intéresse à l’agent écono-mique producteur.

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CULTURES DE RENTE ET CULTURES VIVRIÈRES

Une carte blanche d’Iles de Paix116

Les États européens ont promu les cultures de rente (telles que le café, le cacao, l’arachide et le coton) dans leurs colonies. Les exporter était rému-nérateur. Au lendemain de leur indépendance, bon nombre de pays du Sud ont poursuivi dans ce sens afin d’assurer au pays des rentrées de devises. Celles-ci sont nécessaires pour importer les biens que le pays ne produit pas et pour rembourser la dette publique*.

Pour favoriser ce type de culture, l’État fonde des organismes parapu-blics. Ils offrent du crédit aux agriculteurs pour qu’ils puissent acheter les semences et les intrants nécessaires (engrais et pesticides, par exemple) et garantissent l’achat de leur production. Ces organismes négocient en-suite la production nationale sur les marchés internationaux. Quand les cours sont élevés, ils font de bonnes affaires et peuvent se permettre de rémunérer un petit peu mieux les paysans qui les fournissent.

Par exemple, au Burkina Faso, l’un des pays les plus pauvres au monde, l’État a encouragé la culture du coton. C’était considéré comme une so-lution efficace pour lutter contre la pauvreté. Bien que la production de coton génère en effet plus de devises que tout autre produit agricole, ses inconvénients semblent avoir dépassé ses avantages.

Le coton est difficilement conciliable avec la production vivrière, qui pro-duit ce que la population consomme elle-même pour (sur)vivre. Les agri-culteurs décident de réserver au coton leurs meilleures terres, d’une part parce que sa culture nécessite un sol fertile et, d’autre part, parce qu’ils accordent moins d’importance aux cultures vivrières.

Il en résulte une insuffisance de la production vivrière. Il faut l’importer, souvent des pays du Nord où elle est subventionnée, donc compétitive. Le Burkina Faso est ainsi devenu en 2005 le premier pays africain pro-ducteur de coton (et cinquième mondial).

116 Iles de Paix est une ONG belge de développement fondée en 1962. L’association encourage des comportements responsables, autonomes et solidaires et lutte pour la réduction des inégalités. Elle est particulièrement active dans le secteur de l’agriculture familiale durable et de l’alimentation res-ponsable. Iles de Paix est pluraliste. Elle agit sans attache religieuse, philosophique, idéologique ou politique.

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En ne se concentrant que sur une seule culture, le pays s’expose au risque d’une chute des cours mondiaux ou à une hausse du prix des intrants agricoles. Des milliers d’agriculteurs se sont trouvés en sérieuse difficulté le jour où l’organisme public qui leur achetait leur coton a drastiquement diminué le prix auquel ils le lui vendaient. Ils n’avaient plus les moyens d’acheter les produits agricoles nécessaires à leur alimentation et dont ils avaient perdu l’habitude de les cultiver eux-mêmes.

En outre, l’utilisation de produits chimiques pour la production de coton a dégradé la qualité de leurs meilleures terres. Ils se sont trouvé contraints, pour maintenir leur production, d’accroître la taille de leurs champs (quand c’était possible) ou d’acheter toujours plus d’engrais.

Sortir de ce cercle vicieux est important pour une population majoritaire-ment composée d’agriculteurs.

En augmentant ses prix, le fournisseur de semences, d’engrais et de pes-ticides peut les mettre dans le plus grand embarras. Des organisations d’agriculteurs estiment qu’il faut se libérer de cette contrainte, restaurer leur indépendance en développant des techniques alternatives.

La monoculture est synonyme d’épuisement des sols, de risque de tout perdre en cas de problème climatique ou d’épidémie d’une maladie vé-gétale spécifique à la culture choisie. C’est mettre tous ses œufs dans le même panier. Avec d’autres organisations, Iles de Paix préconise donc la diversification de la production agricole, notamment au profit de tech-niques agricoles moins gourmandes en intrants, plus respectueuse des sols.

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L’HISTOIRE D’UNE DETTE HANDICAPANTE

Une carte blanche d’Iles de Paix117

En 1973, les pays arabes exportateurs de pétrole (en réaction à la guerre du Kippour - conflit au cours duquel Israël a repoussé une tentative d’in-vasion menée conjointement par les forces armées égyptiennes et sy-rienne.) s’accordent pour réduire considérablement leur production d’or noir. La flambée des cours compense largement ce qu’ils perdent en pro-duisant moins. Les dirigeants de ces pays se retrouvent subitement à la tête d’une fortune gigantesque qui s’accroîtra encore en 1978, après ce qu’on a appelé le second choc pétrolier. Que faire de tout cet argent ?

Ces riches émirs et princes de la Péninsule arabique ouvrent des comptes dans des banques occidentales qui leur promettent des taux d’intérêt at-trayants. Ces banques doivent donc, à leur tour, procéder à des investis-sements rentables. Les pays en développement, lancés parfois précipi-tamment dans le mouvement de la décolonisation, constituent à cet égard une opportunité formidable. Presque tout doit y être fait : des routes, des ports, des aéroports. On « vend » des projets les plus divers aux autorités de ces pays, leur faisant miroiter des perspectives lumineuses. De géné-reux dessous-de-table permettent fréquemment d’emporter la décision. On ferme les yeux : cette rémunération des dirigeants permet aux pays occidentaux d’entretenir de bonnes relations avec eux. C’est important en période de Guerre froide, où les blocs capitaliste et communiste rivalisent pour attirer un maximum de pays dans leur giron.

Ce n’est qu’un aspect du problème. Imaginons un pays qui contracte une dette de un milliard de dollars pour bâtir un aéroport moderne. Aucune en-treprise locale ne dispose alors, des compétences nécessaires pour un tel chantier. Celui-ci est donc confié à une entreprise occidentale qui importe son propre matériel et matériau de construction.

117 Iles de Paix est une ONG belge de développement fondée en 1962. L’association encourage des comportements responsables, autonomes et solidaires et lutte pour la réduction des inégalités. Elle est particulièrement active dans le secteur de l’agriculture familiale durable et de l’alimentation res-ponsable. Iles de Paix est pluraliste. Elle agit sans attache religieuse, philosophique, idéologique ou politique.

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En prenant en compte la corruption des autorités locales, la rémunération de la main d’œuvre (occidentale en grande partie), l’achat des matériaux, l’amortissement du matériel occidental et le bénéfice des entreprises oc-cidentales chargées du projet, il apparaît que, sur le montant emprunté par le pays, seule une infime partie arrive réellement dans le pays pour y être dépensée et alimenter l’économie.

Ce n’est pas le plus grave. Somme toute, un aéroport pourrait, par l’activi-té économique qu’il génère, créer localement de la richesse. Ces revenus additionnels pourraient, à leur tour, rembourser les emprunts consentis et, plus encore, profiter à l’ensemble du pays. Cela s’observe peu pour deux raisons. La première est que certains de ces investissements sont, par exemple pour des raisons de prestige, sur-dimensionnés, voire inu-tiles. Les revenus générés ne sont pas à la hauteur de l’investissement consenti. La deuxième est que ces pays ne disposent pas d’un système fiscal performant. L’État est incapable de recueillir l’argent nécessaire pour rembourser ses emprunts. C’est l’État qui emprunte, mais ce sont des personnes privées qui en tirent les bénéfices.

Cette situation n’est pas favorable au développement économique du pays. Peu à peu, les pays en voie de développement accumulent un en-dettement astronomique, avec des intérêts considérables, qu’il leur est impossible de rembourser.

La situation est grave : les banques occidentales comptent sur cet argent pour payer leurs créanciers. Si elles ne le peuvent pas, c’est tout le système financier de l’Occident qui est en banqueroute. On appelle le Fonds moné-taire international (FMI) à la rescousse. Sa mission est précisément d’éviter les crises sur les marchés financiers. Le FMI renfloue les pays en dévelop-pement et exige une meilleure gestion des finances publiques. C’est né-cessaire, les abus étant nombreux118. Le FMI va plus loin. Il impose119 aussi de sévères programmes d’ajustement structurel synonymes de sérieuses cures d’austérité. Les États, contraints de faire des économies pour rem-bourser, sabrent dans leurs dépenses de santé et d’éducation.

118 Il arrive par exemple qu’on compte, dans la fonction publique, des milliers d’emplois fictifs qui consti-tuaient autant de privilèges pour les cercles proches du pouvoir. Les pays du Sud n’ont pas le mono-pole des problèmes de gouvernance, mais ce sont eux qui sont soumis aux fourches caudines du FMI…

119 Le terme est, techniquement, excessif. Les gouvernants des pays font encore ce qu’ils veulent. Toutefois, le FMI conditionne son appui au fait que ces mesures soient prises. Comme les pays ne peuvent plus se passer de cette aide, le terme imposer est fréquemment utilisé.

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Les uns disent que cela a ruiné des millions d’existences et eu un effet né-faste sur leur développement. À cause de ces plans d’ajustement struc-turel la population trinquerait, selon eux, pour rembourser des emprunts dont elle n’a pas profité, nombreux étant les investissements consentis qui n’ont servi à rien. Certains vont jusqu’à estimer qu’une telle dette, dans les conditions où elle a été contractée, n’est pas légitime et ne devrait pas être remboursée.

D’autres pensent qu’un pays qui ne rembourse pas sa dette perdra la confiance des investisseurs et que plus personne ne voudra lui prêter l’argent dont il a besoin pour se développer. Le remboursement, quel que soit le prix à payer est dès lors un passage obligé pour retrouver une si-tuation plus saine, une base solide sur laquelle bâtir un avenir plus serein.

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LE SYNDROME DU TOUR DE FRANCE OU LES LIMITES DE LA COMPÉTITIVITÉ

Une carte blanche d’Arnaud Zacharie, secrétaire général du Centre national

de coopération au développement120 (CNCD-11.11.11) et maître de conférences à l'Université de Liège (ULg)

Selon la pensée économique dominante, le meilleur moyen pour un gou-vernement de créer des emplois est de rendre son économie compétitive, c’est-à-dire attractive pour les investisseurs internationaux qui cherchent à s’implanter dans les endroits où leurs activités pourront être les plus rentables.

La mondialisation, qui a débuté dans les années 1980, a en effet permis aux firmes transnationales de séparer géographiquement les différents maillons de leur chaîne de production et de chercher à localiser chacun de ces maillons dans les endroits les plus compétitifs (c’est-à-dire les moins chers). Alors que jusque-là, un produit était fabriqué intégralement dans un seul pays et pouvait donc être estampillé made in USA ou made in Belgique, ce n’est plus le cas aujourd’hui : les produits que nous consom-mons sont le fruit de composants industriels (c’est-à-dire des morceaux de produits) fabriqués dans différents endroits du monde, avant d’être assemblés dans un pays à bas salaire (notamment en Chine, qui est de-venue le principal atelier du monde). C’est pourquoi les produits que nous consommons pourraient être estampillés made in monde.

La stratégie des firmes consiste dès lors à décomposer les étapes de la production d’un produit et à les délocaliser ou les sous-traiter dans des pays où les coûts du travail sont les plus faibles. Dans ce but, la mai-son-mère d’une firme transnationale se pose continuellement la même question : où est-ce le plus compétitif, donc le moins cher, d’implanter les différents sites de production ? Pour inciter les gouvernements à leur octroyer des avantages, les firmes font du chantage à l’emploi : ou vous acceptez mes conditions, ou nous délocalisons dans un pays voisin qui les accepte !

120 Coupole des ONG et associations belges francophones et germanophones engagées dans la soli-darité internationale, le Centre national de coopération au développement est un acteur de premier plan en Belgique en matière de solidarité internationale.

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La pression engendrée par la concurrence internationale incite ainsi les gouvernements du monde entier à réduire les coûts du travail, dans l’es-poir d’être plus compétitifs que leurs voisins et d’attirer ou maintenir des sites de production, synonymes d’emplois. Pris au jeu de cette concur-rence mondiale, les gouvernements sont incités à faire d’incessantes concessions qui débouchent sur une course au moins-disant social et fiscal, au nom de la compétitivité.

Le problème est que tous les gouvernements font la même chose en même temps. Par conséquent, il n’y a en réalité pas de gains de compétiti-vité : la diminution des charges sociales, salariales ou fiscales permet aux firmes d’augmenter leurs profits*, mais sans que cela crée un avantage de compétitivité pour un pays par rapport à un autre. C’est le syndrome du Tour de France : la course au moins-disant social et fiscal est à l’économie mondiale ce que le dopage est à la course cycliste. Se doper n’aura aucun impact sur le classement si tous les coureurs s’adonnent au même vice. La prise d’EPO ne rendra dans ce cas en rien les coureurs plus compétitifs par rapport à leurs concurrents. Par contre, la santé du peloton s’en res-sentira gravement.

C’est pareil pour l’économie mondiale : en réduisant les charges sociales et fiscales, les États se coupent de moyens nécessaires pour financer correctement les services publics, pourtant indispensables au bon fonc-tionnement de l’économie, tandis que les citoyens n’ont plus suffisam-ment de pouvoir d’achat pour consommer les produits fabriqués, ce qui crée des crises de surproduction.

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ÊTRE PAUVRE DANS UN MONDE DE RICHES

Un extrait de « La fin de l’homme rouge », de Svetlana Alexievitch

La théorie économique standard établit que le train de vie des plus riches profite à toute la population. Leur consommation crée de l’em-ploi dans les entreprises spécialisées dans les produits de luxe. Ces emplois sont rémunérés, ce qui donne lieu à de la consommation addi-

tionnelle par ces employés qui, à leur tour, consomment davantage, ce qui crée de l’emploi… En outre, leur épargne permet aux entreprises qu’ils détiennent de procéder à des investissements.

Dans « La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement121 », Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature en 2015, relate des entre-tiens qu’elle a menés avec des personnes ex-soviétiques sur la façon dont elles ont vécu le basculement du régime communiste en URSS au capitalisme qui domine les républiques issues de ce pays. Dans l’extrait ci-dessous, la mère d’Olessia Nikolaïeva évoque la difficulté d’être pauvre dans un monde d’abondance.

Nous étions pauvres, nous vivions avec presque rien. Dès qu’on sort, par-tout, on voit des publicités : achetez une voiture, prenez un crédit… Ache-tez, achetez ! Au milieu de tous les magasins, il y a une table ou même deux où on peut prendre des crédits Il y a toujours des queues devant. Les gens en ont assez de la misère, tout le monde a envie de vivre un peu. Moi, la plupart du temps je ne savais pas quoi leur donner à manger [aux membres de ma famille], même les pommes de terre et les pâtes, on n’en avait plus. Et on n’avait pas de quoi acheter des tickets de trolleybus. Après l’école technique, elle [sa fille] était entrée dans un institut pédago-gique pour faire de la psychologie, elle y est restée un an, mais on ne pou-vait plus payer. Elle a dû abandonner. Ma mère a une retraite de cent dol-lars, et moi aussi, je reçois cent dollars. Là-haut, ils pompent du pétrole et du gaz… Mais les dollars tombent dans leurs poches, pas dans les nôtres. Les gens simples comme nous, ils vont dans les magasins comme on va au musée, juste pour regarder. Et à la radio, on n’arrête pas de nous répé-

121 Alexievitch S., La fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement, Actes Sud, 2013, 544 p. Cet extrait est pp. 483-4.

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ter, comme pour faire enrager les gens : « Il faut aimer les riches ! C’est eux qui vont vous sauver ! Ils vont créer des emplois ! » On nous montre ce qu’ils font pendant leurs vacances, ce qu’ils mangent… Leurs maisons avec piscine… Ils ont un jardinier, un cuisinier,… Comme les propriétaires terriens dans le temps, sous les tsars… Quand on regarde la télévision le soir, c’est tellement écœurant qu’on va se coucher.

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L’HOMME EST-IL CUPIDE PAR NATURE ET LE CAPITALISME EST-IL DONC « NATUREL » ?

Une carte blanche de Jean-Louis Troupin, économiste et informaticien

Cette question préoccupe toute personne qui se demande si une alterna-tive vaut la peine d’être envisagée.

Au centre du capitalisme se trouve l’idée qu’il est dans la nature de l’homme de poursuivre son intérêt. Un système économique qui se base sur cette inclination naturelle est le plus approprié car il garantit l’obten-tion d’un bien-être optimal, dans l’intérêt de tous. Telle est l’affirmation du libéralisme économique.

Oui, c’est évident, l’homme poursuit son intérêt et cherche à assurer sa survie. Cette reconnaissance appelle cependant deux nuances fortes.

Tout d’abord, veiller à son intérêt personnel, et souvent par extension à celui de sa famille, est légitime ; ce n’est pas un défaut et cela ne fait pas de l’homme un mauvais. Par contre, il ne faut pas pécher par excès de naï-veté, cette recherche, quand elle est associée à la détention d’un pouvoir, conduit souvent à la domination du plus fort.

Ensuite, à la différence des sociétés naturelles, les hommes peuvent pen-ser leur organisation et se fixer des objectifs (en termes de répartition des richesses notamment). Une forme d’organisation qui découlerait de la pré-tendue nature de l’homme, comme une fatalité, négligerait précisément un élément fondamental de cette nature : sa capacité à dépasser un quel-conque déterminisme naturel.

Mieux vivre est un ressort humain qui peut s’organiser sous diverses formes, parmi lesquelles se trouve le capitalisme. Si celui-ci domine au-jourd’hui, n’est-ce pas surtout parce qu’il est, à ce moment-ci de l’Histoire, soutenu par les puissants et non en vertu d’éventuelles qualités intrin-sèques ou naturelles à l’être humain ?

Le capitalisme ne sera bon, ou meilleur, que s’il favorise l’avènement d’une société respectueuse de valeurs (solidarité, répartition des richesses, équité, lutte contre la maladie etc.). La croissance économique peut en-gendrer le progrès mais ce n’est pas automatique. C’est tout l’intérêt, et la nécessité, du champ politique que de se fixer des objectifs de progrès.

Les idées sur ces objectifs divergent ? Cela ne fait que renforcer la néces-sité de l’arbitrage.

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L’ACCAPAREMENT DES TERRES

Une carte blanche d’Iles de Paix122

La théorie économique standard souligne les vertus de la concurrence en ce qui concerne l’allocation efficace des ressources. Celle-ci passe, selon elle, par un grand nombre d’opérateurs.

Il arrive toutefois que le jeu capitaliste aille à l’encontre de ce jeu concur-rentiel. En effet, les investissements des entreprises peuvent avoir pour effet de limiter la concurrence et de dégager des marges bénéficiaires appréciables. On peut penser à des dépenses de marketing. Telle marque de soda abreuve à ce point les consommateurs de publicité qu’il n’est pour ainsi dire pas possible à un nouveau venu de la concurrencer. Elle peut alors continuer à engranger des bénéfices colossaux.

D’immenses entreprises du secteur agro-alimentaire arrivent également à limiter la concurrence. Elles investissent, elles, dans la propriété foncière (en achetant des terres). Cela leur permet d’accroître leur production, donc leurs parts de marché.

Acheter un terrain à son propriétaire n’a, sur le principe, rien ni d’illégal ni d’immoral. D’aucuns contestent toutefois la manière dont cela se fait, et ses conséquences. L’Histoire de l’Amérique latine offre à cet égard le recul suffisant pour juger celles-ci. Les terres fertiles étaient exploitées par des familles. Des propriétaires terriens ont étendu leurs territoires soit par la violence, soit en achetant à vil prix à des familles acculées. Celles-ci, chassées de chez elles, se sont réfugiées dans la montagne où elles cultivent des lopins plus petits et moins fertiles.

Deux techniques existent. La première consiste à s’adresser au petit pro-priétaire. On lui fait miroiter un peu d’argent. Cela paraît une fortune quand on connait la misère. Ébloui, il accepte l’offre, vend et va grossir les bidon-villes. La deuxième consiste à s’adresser à l’État. On lui propose d’acheter de grandes surfaces. Le prix n’est pas très élevé, mais la corruption per-met d’emporter la mise. L’État profite de la faiblesse de son droit foncier

122 Iles de Paix est une ONG belge de développement fondée en 1962. L’association encourage des comportements responsables, autonomes et solidaires et lutte pour la réduction des inégalités. Elle est particulièrement active dans le secteur de l’agriculture familiale durable et de l’alimentation res-ponsable. Iles de Paix est pluraliste. Elle agit sans attache religieuse, philosophique, idéologique ou politique.

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pour chasser les personnes qui occupaient les terres.

On parle d’accaparement des terres quand cette acquisition à grande échelle par des investisseurs privés (compagnies ou pays) de terres a un impact négatif sur le bien-être et la sécurité alimentaire des populations locales.

Selon l’information de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), relayée par Oxfam Solidarité123, 45 millions d’hec-tares de terre dans le monde ont été vendus à des investisseurs étran-gers, entre octobre 2008 et août 2009, dont deux tiers en Afrique. La crise alimentaire de 2008 a rappelé que la croissance démographique requiert de nourrir beaucoup de monde et de disposer à cette fin d’immenses sur-faces agricoles. Au Mali, par exemple, le projet Malibya124 consiste à culti-ver 100 000 ha de riz au profit de la Libye. Les agriculteurs chassés de leur terre iront grossir les crève-la-faim de Bamako.

L’accaparement des terres a pour conséquence que le nombre d’unités qui offrent les produits agricoles sur les marchés diminue. Les entreprises agro-alimentaires gagnent d’autant plus en puissance que personne ne peut se priver de nourriture.

Au-delà de ces considérations d’ordre économique, il y a l’humain. « Dans notre culture bambara, la terre, c’est la vie, explique Seyni Diarra, un agri-culteur exproprié. Celui qui n’a plus de terres n’a plus de racines ! »

123 Oxfam Solidarité, Le défi au sujet des accaparements de terres. Site Internet : Oxfamsol.be [consulté le 25 septembre 2016].

124 Malibya est le nom d’une société filiale d’un fonds souverain libyen installé à Bamako, au Mali. Suite à un accord (secret) entre les États libyen et malien, elle est chargée d’aménager et d’exploiter 100 000 ha de terres proches du fleuve Niger. La Libye finance les aménagements (notamment canaux d’irrigation) et reçoit la plus grosse part de la récolte de riz.

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ENJEUX DE L’ÉCONOMIE COLLABORATIVE

Une carte blanche de Laure Malchair, responsable pédagogique

à la Commission Justice et Paix125

Un modèle économique tout à fait particulier se développe à grande vi-tesse depuis quelques années. Voitures partagées, location d’apparte-ments de vacances ou d’une chambre chez l’habitant, repas vendus entre voisins, échanges de services en tous genres, la liste des innovations issues de cette économie dite collaborative s’étoffe de semaine en se-maine. Et elle commence à poser de sérieuses questions aux pouvoirs pu-blics, à la fois soucieux de soutenir le dynamisme de ce nouveau modèle mais aussi de préserver les activités plus traditionnelles, dont certaines se sentent attaquées sur leur terrain. Alors, incompatibles ?

Les fers de lance de l’économie collaborative se nomment aujourd’hui AirB&B et Uber mais ces deux grands noms reflètent mal la diversité du secteur. Car si le principe de base, partagé par toutes les initiatives, est de mettre chacun en relation avec ses pairs par l’intermédiaire de plate-formes numériques, les finalités peuvent, elles, varier du tout au tout, de l’activité à but purement commercial à celle sans but lucratif.

Le développement énorme d’internet ces dernières années a évidemment favorisé l’émergence puis la multiplication de ces initiatives nées le plus souvent d’un simple constat qu’à une offre potentielle pouvait corres-pondre une demande : j’ai une chambre que personne n’occupe plusieurs semaines par an, je fais régulièrement le trajet Bruxelles-Paris en voiture et j’ai trois places disponibles, j’aime cuisiner et partager mes repas, etc. Ces (souvent petites) rentrées permettent indubitablement d’arrondir les fins de mois ce qui, en ces temps où le chômage frappe durement un pour-centage toujours plus important de la population, n’est pas négligeable.

Certaines initiatives sont toutefois devenues de véritables phénomènes économiques, comme ces locations d’appartements qui, grâce à des plate-formes remarquablement gérées, entrent en concurrence directe avec les acteurs traditionnels du secteur hôtelier, ou ces taxis privés partagés qui envahissent les zones des taximen, etc. Si, jusqu’à récemment, le législateur s’était assez peu intéressé à ce qui relevait plus d’initiatives ponctuelles et

125La Commission Justice et Paix est une association qui se centre sur la promotion des droits humains et de la justice, en tant que facteurs d'une paix et d'un développement durables.

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individuelles que d’une véritable machine à brasser de l’argent, la situation est indéniablement en train de changer. À tel point qu’on parle même au-jourd’hui d’une ubérisation de certains pans de l’économie…

Entre perspectives de développement économique et pressions des ac-teurs traditionnels, les esprits s’échauffent de part et d’autre. La Com-mission européenne a élaboré, en juin 2016, une Stratégie sur l’économie collaborative : « Pour autant qu’ils soient encouragés et développés d’une manière responsable, ces nouveaux modèles économiques sont en me-sure de contribuer d’une manière importante à la croissance et à l’emploi au sein de l’Union européenne. » L’économie collaborative, un levier de création de nouveaux emplois et de croissance économique à condition de faire preuve de responsabilité donc.

En Belgique, le ministre De Croo a déclaré vouloir cadrer fiscalement le secteur, tout en lui laissant de l’air pour se développer. Les attaques des acteurs traditionnels fusent : concurrence déloyale, course vers le bas avec des conditions de travail au rabais qui mettraient à mal notre sys-tème social acquis de dure lutte, etc.

Qu’en penser finalement ? La principale difficulté réside dans la diversi-té des pratiques que recouvre le terme même d’économie collaborative. Ce qui est né d’initiatives citoyennes visant à (re)connecter des citoyens entre eux s’est en partie transformé en l’un des objets les plus promet-teurs de l’économie capitaliste, générant des profits parfois gigantesques, au dépend des acteurs traditionnels mais aussi des travailleurs, peu pro-tégés actuellement.

Ce modèle, fort de ses inventions, innovations, expérimentations, est porteur de dynamisme, d’un souffle nouveau et donc d’espoir dans une société qui se sent à bien des égards précisément à bout de souffle. Les risques de son fonctionnement actuel ne sont toutefois pas à sous-es-timer, notamment quant à la mise à mal de notre modèle social : quelle protection pour les travailleurs ? Quelle transparence des revenus ? Quel type d’information pour le client ? Quelle équité fiscale par rapport aux acteurs traditionnels ? Ces questions, et d’autres, sont sur la table du lé-gislateur et doivent permettre de nuancer notre regard.

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OÙ L’ON ÉVOQUE LE BONHEUR

Un extrait de « La fin de l’homme rouge », de Svetlana Alexievitch

La théorie économique standard établit que, dans le monde virtuel qu’elle s’est construit, la satisfaction des consommateurs – leur utilité* pour reprendre le terme technique employé par les économistes – dépend du pouvoir d’achat des consommateurs. Plus celui-ci est élevé,

plus ils ont accès à une consommation qui les rend heureux.

Dans « La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement »126, Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature en 2015, relate l’entretien qu’elle a eu avec Olga Karimova. Celle-ci évoque la mémoire de Gleb, son mari, qui avait passé 12 ans, entre ses 16 et 28 ans dans les camps stali-niens, en Sibérie.

Il n’aimait pas qu’on lui pose des questions. Il fallait toujours qu’il fasse le malin… qu’il plaisante… C’était une habitude qui lui venait des camps, de se réfugier derrière ça. De tout mettre sur un autre plan. Par exemple, il ne disait jamais « en liberté », mais « à l’air libre ». « Et je me suis retrouvé à l’air libre ! » Il lui arrivait de raconter des choses, c’était très rare… Mais il le faisait de façon si savoureuse et si vivante que je ressentais intensé-ment les joies qu’il avait éprouvées là-bas, comme le jour où il avait trouvé des morceaux de pneu qu’il avait fixés à ses bottes de feutre, ensuite ils avaient été transférés dans un autre camp, et il avait été si content d’avoir ces morceaux de pneu ! Une autre fois, il s’était procuré une demi-gamelle de pommes de terre et, alors qu’il travaillait « à l’air libre », quelqu’un lui avait donné un gros morceau de viande. Et pendant la nuit, dans la chauf-ferie, ils s’étaient fait de la soupe. « Et tu sais, c’est tellement bon ! Un vrai délice ! » Quand il avait été libéré, il avait reçu une indemnité pour son père. On lui avait dit « Nous vous devons quelque chose pour votre maison et vos meubles… » On lui avait remis une grosse somme. Il s’était acheté des vêtements neufs – un costume, une chemise, des chaussures – et un ap-pareil photo. Il était allé dans le meilleur restaurant de Moscou, le National, et il avait commandé les plats les plus chers, puis il avait pris un cognac, et du café avec un gâteau. À la fin, quand il avait été rassasié, il avait deman-

126 ALEXIEVITCH S., La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, Actes Sud, 2013, 544 p. Cet extrait se trouve p. 259.

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dé à quelqu’un de le photographier pour fixer ce moment, le plus heureux de sa vie. « Quand je suis rentré chez moi, je me suis rendu compte que je ne ressentais aucun bonheur. Avec ce costume, cet appareil photo… Pourquoi n’étais-je pas heureux ? Et j’ai repensé à ces moments de pneu, à cette soupe dans la chaufferie… Là, j’avais connu le bonheur. » Et on essayait de comprendre en quoi il consiste, ce fameux bonheur.

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N’Y A-T-IL PAS D’ALTERNATIVE ?

Une carte blanche de Laurent Deutsch, responsable de l’Unité Éducation

à la citoyenneté mondiale et solidaire à Iles de Paix127.

La science économique standard – que j’ai enseignée avec délices : elle est belle comme une toile de Vermeer – mobilise une loi de l’offre et une loi de la demande. Et puis voici qu’une main invisible – en clair : une force (sur)naturelle aussi puissante et inexplicable que la loi de la gravitation uni-verselle128 – opère pour tendre à l’équilibre. La façon d’en parler, les mots utilisés à cette fin, font du marché une mécanique.

Ce n’est pas sans conséquence. L’homme doit se soumettre aux lois de la physique qui actionnent les mécaniques. La science économique standard véhicule – à tort ou à raison – l’idée d’un être humain jouant, comme un automate, sa partition écrite dans un concert qui lui échappe129.

Elle n’est pas la seule. Les psychologues – voyez les conclusions tirées de leurs expériences par Milgram et Ash, par exemple – montrent que, en certaines circonstances, nous pouvons nous trouver contraints d’agir li-brement de la façon opposée à celle que nous aurions désirée. La science économique standard n’est donc pas seule à suggérer que sont bien limi-tés notre liberté et le pouvoir que nous exerçons sur nos existences, mais elle ne laisse pas sa part au chat.

N’oublions-nous pas que nous avons une conscience et qu’une conscience, précisément, cela sert notamment à prendre de la distance, à juger les circonstances à l’aune de valeurs auxquelles nous adhérons librement et

127 Iles de Paix est une ONG belge de développement fondée en 1962. L’association encourage des comportements responsables, autonomes et solidaires et lutte pour la réduction des inégalités. Elle est particulièrement active dans le secteur de l’agriculture familiale durable et de l’alimentation res-ponsable. Iles de Paix est pluraliste. Elle agit sans attache religieuse, philosophique, idéologique ou politique.

128 On peut en décrire les effets, mais on ne peut (pas encore, du moins jusqu’à la récente démonstra-tion des ondes gravitationnelles) en expliquer exactement le fonctionnement.

129 Le propos est probablement un tantinet caricatural, mais « il faut voir comme on nous parle ». Certes, la science économique prétend rendre compte de certaines dimensions de la vie des hommes (leur fonction de consommateur, celle de travailleur, celle d’épargnant) sans se soucier – ce n’est simple-ment pas l’objet de son étude – d’autres dimensions telles que, par exemple, sa créativité artistique, sa réflexion philosophique et/ou spirituelle. Il n’empêche que la place prise par la chose économique dans la société crée – sans que cela soit la faute des économistes – une forme de contamination des esprits.

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à décider de poser – ou non – des actes résolument choisis pour leurs conséquences souhaitables ?

Si – ce n’est pas vrai, mais nous le pensons trop souvent – la théorie économique standard définit des loi qui imposent leur joug, rien n’interdit d’user de notre conscience pour définir un projet pour l’Humanité et d’user de ces lois pour s’en approcher. La loi de la gravitation n’empêche pas les avions de décoller !

Il n’appartient qu’à nous de sortir de la torpeur dans laquelle la théorie éco-nomique standard nous plonge – contre son gré ou non – et de redécouvrir le pouvoir que nous avons de changer les choses. Utilisons la science éco-nomique comme l’instrument d’un projet collectif au service de la dignité de chaque être humain, non comme l’alibi de notre fatalisme.

Différents intérêts s’efforcent de nous convaincre que, en économie, « il n’y a pas d’alternative »130 à l’économie libérale.

A-t-on suffisamment cherché ?

130 C’est un grand classique. Le même discours est tenu en agriculture pour éviter de remettre en ques-tion l’agriculture conventionnelle.

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Agent rationnel : voir « rationalité ».

Allocation des ressources : manière dont les ressources rares (notamment les facteurs de production* comme le travail, le capital, les terres) sont uti-lisées pour répondre aux besoins de consommation des agents écono-miques.

Cartel : structure de marché où un pe-tit nombre d’entreprises ont fait une entente formelle (se sont mises d’ac-cord sur les prix à fixer et les quantités à produire) pour dominer le marché.

Conjoncture : variations de l’activité économique à court terme qui ne sont pas saisonnières, pour une région ou un pays donné.

Crowdfunding : financement participa-tif d’un projet, qui s’opère sans passer par les institutions traditionnelles de financement (telles que les banques).

Crowdlending : forme de crowdfunding qui a trait aux prêts octroyés aux en-treprises.

Déficit budgétaire ou déficit public : excédent des dépenses publiques sur les recettes publiques.

Dette publique : accumulation des dé-ficits publics. Sommes des emprunts que l’État a contractés pour financer son déficit.

Économies d’échelle : réduction du coût moyen de production (coût par unité produite) au fur et à mesure que l’échelle (la taille) de la production s’élargit.

Efficacité : capacité à tirer le maximum des ressources dont il dispose.

Externalité : effet positif ou négatif du comportement d’un agent (production ou consommation) sur un autre agent, qui n’est pas reflété dans les prix de marché.

Facteur de production : élément phy-sique utilisé dans le processus de pro-duction (main-d’œuvre, machine, bâti-ment, etc.)

Fonds prêtables : montants d’argent

GLOSSAIRE

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que des épargnants mettent à dispo-sitions des emprunteurs sur le marché des fonds prêtables*.

Idéal-type : construction intellec-tuelle qui ne se retrouve pas comme telle dans la réalité mais qui permet de comprendre, de situer la réalité.

Inflation : accroissement du niveau général des prix.

Libéraliser : rendre les échanges mar-chands plus libres en limitant au maxi-mum les réglementations telles que les taxes ou les quotas.

Monopole : structure de marché dans laquelle une entreprise est l’unique vendeur d’un produit qui n’a pas de substitut.

Normatif : se dit d’un énoncé qui pres-crit ce qui devrait être.

Optimum au sens de Pareto : situation dans laquelle il n’existe aucune tran-saction qui puissent améliorer le bien-être d’un agent économique sans dé-tériorer le bien-être d’un autre agent.

Pareto-optimalité : voir « optimum au sens de Pareto ».

Perte sèche : réduction du surplus to-tal des producteurs et des consomma-teurs, suite à l’instauration d’une taxe ou à la captation de ressources par un monopoleur.

Positif : se dit d’un énoncé qui décrit ce qui est.

Prix relatif : prix d’un bien par rapport

au prix d’un autre bien (ou des autres biens).

Productivité : quantité de biens ou de services produite par unité de temps.

Profit : différence entre le chiffre d’af-faires et les coûts de production.

Quotas: quantités maximales de biens ou services, d’émission de gaz à effet de serre, de carbone, etc. que les en-treprises doivent respecter, sous peine d’astreinte légale.

Rendements d’échelle : voir « écono-mies d’échelle ».

Rationalité : désigne le comportement d’agents économiques qui mobilisent l’information dont ils disposent et leurs capacités de calcul pour optimiser leur situation.

Structure de marché : désigne la ma-nière dont le marché est organisé. On distingue plusieurs structures de mar-ché, comme la concurrence pure et parfaite, le monopole*, la concurrence monopolistique, ou l’oligopole.

Taux de croissance annuel : variation du PIB en pourcentage, d’une année à l’autre.

Utilité : dans la théorie économique standard, l’utilité est la mesure de la satisfaction des agents économiques.

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POUR ALLER PLUS LOIN131

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Bauman, Y., Klein, G., & Bontemps, C. (2014). L’économie en BD ! : la microécono-mie. Paris : Eyrolles.

Cassiers, I. (dir.) (2013). Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public. Paris : éd. de l’Aube.

Deléage, J.-P., Castel, R., & Chavagneux, C. (2007a). Les grandes questions éco-nomiques et sociales, Tome 2 : Les mutations de la société française. Paris : La Découverte.

Deléage, J.-P., Castel, R., & Chavagneux, C. (2007b). Les grandes questions écono-miques et sociales, Tome 3 : Les enjeux de la mondialisation. Paris : La Découverte.

Déléage, J.-P., Gazier, B., Gautié, J., & Guellec, D. (2007). Les grandes questions économiques et sociales, Tome 1 : Croissance, emploi et développement. Paris : la Découverte.

Généreux, J. (2005). Les vraies lois de l’économie. Paris : Seuil.

Généreux, J. (2014a). Économie politique. Tome 1, Économie descriptive et comp-tabilité nationale. Paris : Hachette supérieur.

Généreux, J. (2014b). Économie politique. Tome 2, Microéconomie. Paris : Ha-chette supérieur.

Généreux, J. (2014c). Économie politique. Tome 3, Macroéconomie. Paris : Ha-chette supérieur.

131 Les références les plus accessibles et/ou pertinentes sont en gras.

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Goodwin, M., Burr, D., Dauniol-Remaud, H., Bakan, J., & Bach, D. (2014). Economix : la première histoire de l’économie en BD. Paris : les Arènes.

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Maris, B. (2006). Antimanuel d’économie. Tome 2 : Les cigales. Rosny : Ed. Bréal.

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Iles de Paix remercie 5

Introduction 8

DEUX PRÉAMBULES 10

La théorie économique 11L’économie, entre analyse scientifique et recommandations politiques… 11Positif ou normatif ? 12Théorie économique standard et théories économiques hétérodoxes 13Équité et efficacité 14

Capitalisme, libre marché, privatisations… ne mélangeons pas tout ! 17Capitalisme 17Libre marché et concurrence 18Déréglementation et dérégulation 18Libéralisme économique 18Privatisation (n’est pas libéralisation) 19Délocalisation 20

PREMIÈRE PARTIESEPT AFFIRMATIONS DE LA THÉORIE ÉCONOMIQUE STANDARD 21

TABLE DES MATIÈRES

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« Le libre marché concurrentiel, c’est bien ! » 23

1.1 La concurrence garantit plus de bien-être 25Les agents sont rationnels 25

1.2 Le surplus du consommateur 251.3 Le surplus du producteur 301.4 Les lois de la demande et de l’offre et le rôle central des prix 321.5 Pourquoi la concurrence, c’est mieux ? 341.6 Les caractéristiques de la concurrence 37

Une infinité d’agents 37Une homogénéité du bien 37Une information parfaite 38La libre entrée, libre sortie du marché et mobilité des facteurs de production 38

1.7 La théorie de l’équilibre général 391.8 En conclusion 41

« Flexibiliser le marché du travail, c’est bien ! » 45

2.1 Le marché du travail 46La demande de travail 47L’offre de travail 49Le salaire d’équilibre 53

2.2 Le chômage 542.3 Flexibilité 56

Les formes de flexibilité 562.4 Flexibilité, rigidité et chômage 57

Rigidités et chômage volontaire 572.5 Conclusion 58

1

2

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« Libéraliser les mouvements de capitaux, c’est bien ! » 67

3.1 Vertus de la mobilité des capitaux 70Atténuation des cycles économiques des emprunteurs 70Diversification des risques pour les prêteurs 70

3.2 Allocation optimale des ressources 71La demande de fonds prêtables 73L’offre de fonds prêtables 76Le marché des fonds prêtables 78

3.3 Encore mieux : un marché mondial ! 803.4 La spéculation, c’est bien ! 82

Comment est fixé le cours d’un actif ? 82Spéculer, c’est quoi ? 83Spéculer, c’est bien ! 84

3.5 En conclusion 87

« Le commerce, c’est bien ! » 95

4.1 Les vertus du commerce dans la théorie économique 954.2 La loi des avantages absolus 964.3 La loi des avantages comparatifs 984.4 Les autres gains de l’échange 1004.5 Les vices du protectionnisme selon la théorie économique 1004.6 Le commerce a des limites 1044.7 En conclusion 105

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« L’intervention publique, c’est bien, mais dans certains cas seulement! » 113

5.1 Externalités 114Définition 114Optimum 114Une alternative aux externalités : le marché des droits à polluer 120

5.2 Ressources communes et biens publics 122Pour y voir plus clair... 122Les biens publics 124Les ressources communes 124

5.3 Monopoles naturels 1255.4 Au-delà des failles de marché, l’intervention de l’État, c’est mal ! 1275.5 En conclusion 128

« Maîtriser l’inflation, c’est bien ! » 137

6.1 Comment calcule-t-on l’inflation ? 1386.2 Pourquoi y a-t-il de l’inflation ? 1396.3 Si l’inflation, ça ne change rien en réalité, pourquoi la limiter ? 144

Incertitude et frilosité des investisseurs 144Détérioration de la balance des paiements 145Hyperinflation 146Inflation, prix relatifs et allocation des ressources 147L’inflation, un impôt caché ? 147Distorsion fiscale 148Redistribution des richesses par l’inflation 149

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« La croissance économique, c’est bien ! » 157

7.1 Qu’est-ce que le PIB ? Qu’est-ce que la croissance économique ? 1597.2 Un brève histoire du PIB 161

7.2.1 Prospérité et paix sociale après des temps difficiles... 1617.2.2 Guerre froide : qui de l’Est ou de l’Ouest sera le plus performant ? 1617.2.3 La croissance, une condition de paix sociale ? 1627.2.4 La croissance nécessaire pour maintenir l’emploi 1627.2.5 Prisonnier de l’endettement 162

7.3 La croissance chez quelques économistes dans l’histoire 171

DEUXIÈME PARTIEQUELQUES CARTES BLANCHES POUR NOURRIR LA RÉFLEXION 177

Glossaire 212Pour aller plus loin 214

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Dessin publié avec l’aimable autorisation de Plantu

Paru dans Le Monde diplomatique de juin 1975© Plantu, 2016. Tous droits réservés

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