Tibet Imaginaire Tibet Réel

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  • 8/3/2019 Tibet Imaginaire Tibet Rel

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    Tibet imaginaire,Tibet rl

    Annales GHM 2001

    Pierre Chapoutot 2005

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    Pierre Chapoutot / Tibet imaginaire, Tibet rel

    Aire culturelle tibtaine (Tibet ethnique)Lad. = Ladakh BH = Bhoutan

    TADJ. = Tadjikistan (ex-URSS)- AFG. = Afghanistan - VN = VitnamC = Cachemire - C1 = sous contrle pakistanais (Karakoram, etc...)C2 = sous contrle indien (Jammu & Cachemire) - C3 = sous contrle chinois

    Zone daffrontements indo-pakistanais

    Position approximative du K2

    TADJ.

    AFG.Wakhan

    C1

    C2

    C3 Aksai Chin

    Lad.

    PAKISTAN

    Xinjiang (Turkestan)

    Tibet (Xizang)

    Lhassa

    SIKKIM

    BH

    N E P A L

    A r u n a c

    h a l P r.

    C H I N E

    Qinghai

    Sichuan

    Gansu

    Yunnan

    MYANMAR(Birmanie) LAOS V.N.

    BANGLADESH

    I N D E

    Dharamsala*

    Laire gopolitique tibtaine en 2001

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    Pierre Chapoutot

    Tibet imaginaire, Tibet rel

    Le Tibet : une question lordre du jour, sinon la mode, qui sinvite, parfoisde faon vhmente, dans les dbats de nos associations. Il y a peu, ctait le projet dexpdition franco-chinoise dans le versant tibtain de lEverest quidchanait la tempte sur lAssemble Gnrale du G.H.M. Aujourdhui, cest la

    cration de lcole de guides de Lhassa, avec lactive participation de la F.F.M.E.,qui mobilise des nergies contraires. Il y a ceux qui y voient loccasion dunedmarche humanitaire ; mais les autres dnoncent une collaboration infme (et peut-tre bassement intresse) avec un pouvoir criminel. Et il se trouve que le G.H.M.compte en son sein des tnors de chacun des deux camps.

    Il va de soi que nous nallons pas ici rsoudre le problme. Mais le fait mme quele dbat existe et passionne est un bon signe : nous sommes donc parvenus un stadeo un certain nombre dacteurs sinterrogent sur lthique du voyage, et admettentque lacte de grimper nest pas totalement innocent. Reste pourtant un motif dinterrogation : pourquoi cette sensibilit se manifeste-t-elle de faon aussiexclusive propos du Tibet ?

    Certes, le drame que traverse actuellement ce pays est dune dimension particulire, dans son tendue comme dans son intensit. Depuis cinquante ans, le pouvoir communiste chinois fait rgner au Tibet une impitoyable rpressionfrappant aussi bien les hommes (il y aurait dj eu 1,5 million de victimes, toutesraisons confondues, alors que le chiffre officiel de la population est de 2,4 millions)que les formes et les signes de la vieille culture bouddhiste (95 % des monastres

    dtruits) ; paralllement, il dveloppe une colonisation conomique et humaine quisubmerge peu peu la population de souche tibtaine sous le poids dmographiquedes Han, tandis que les ressources naturelles du haut plateau sont exploites sansmnagements. Et comme diffrentes formes de rsistance se sont dveloppes, onest entr dans lengrenage classique dans lequel la rpression trouve sa justificationdans la rbellion, et rciproquement. En mme temps, quelque 200 000 Tibtains(soit au moins 8 % de la population locale, si lon se rfre aux chiffres officiels) ont pris le chemin de lexil, regroups pour beaucoup en Inde, Dharamsala, autour deleur autorit politico-religieuse traditionnelle, le Dala Lama XIV Tendzin Gyamtso

    (titulaire depuis 1989 du Prix Nobel de la Paix). Ajoutons que, aux yeux de beaucoup, la prsence de la Chine au Tibet est historiquement et juridiquementillgitime, et que par consquent il doit tre considr comme un pays agress,occup et colonis, sinon soumis un vritable ethnocide (certains parlent mme degnocide).

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    Dossier Tibet

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    Une exception tibtaine ?Pourtant, si lon examine le

    monde dans son ensemble, force estdadmettre que ce type de situationnest malheureusement pas unique.Si les choses se sont spectacu-lairement amliores depuis 15 ou 20ans en Amrique latine ( quelquesexceptions prs, comme en Colom- bie), lAncien Monde fait bienmauvaise figure. Du Golfe de Guine la Nouvelle-Guine, cest de faon presque continue que senchanentles contres (trs souvent monta-gneuses) o svissent des situationshumainement intolrables : rgimesdoppression, perscutions ethniquesou religieuses, guerres civiles,conflits frontaliers, quand il ne sagit pas de massacres organiss plus oumoins grande chelle. En Afrique, lessublimes montagnes du Ruwenzorisont actuellement le thtre deconflits imbriqus dune effrayante barbarie. En Asie, il nest pratiquement aucune rgion de haute montagne qui soitexempte de motifs (divers) dindignations militantes : Kurdistan, Caucase, Pamir,Wakhan, Hindou-Kouch, Himalaya, montagnes de Birmanie (Myanmar), delarchipel indonsien ou de lIrian Jaya (Papouasie occidentale) Ici et l,nombreux sont les peuples privs de leurs droits les plus lmentaires (Kurdes,Palestiniens, Tchtchnes, Kashmiris, Papous), nombreux aussi les systmesintolrants, brutaux, cyniques et/ou criminels, de la Syrie et de lIrak lAfghanistanet au Pakistan, ou encore au Myanmar liste naturellement non exhaustive.

    Si les alpinistes devaient solennellement sengager boycotter les pays osvissent des systmes indignes, ce nest pas seulement la Chine quil faudraitstigmatiser, mais il faudrait sans doute aussi tirer un trait sur le Pakistan, aussi bien pour le traitement inflig la moiti de sa population (les femmes) que pour lesoutien (euphmisme !) apport aux bourreaux de lAfghanistan, les talibans, ou aux

    organisations plus ou moins terroristes qui mnent la djihad dans le Cachemireindien1. Il nest pas certain quon y soit prts

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    Pierre Chapoutot / Tibet imaginaire, Tibet rel

    1 Les dpenses militaires dvorent 1/3 des ressources budgtaires du Pakistan. Sachantquune expdition au K2 rapporte actuellement 12 000 $ de royalties, on peut estimer

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    Alors, pourquoi le Tibet ? Lune des raisons tient sans doute au fait que, de toutesles tragdies asiatiques, le drame tibtain est aujourdhui le mieux mis en scne par ses propres acteurs et ses sympathisants. Au sicle de la communication, le faitde pouvoir incarner une cause dans une personnalit aussi forte et aussi habile quecelle du Dala Lama est un atout formidable. On peut aussi penser au rle delimage, par exemple propos de films rcents dots dune efficacit incontestable(mme si ce ne sont pourtant pas ncessairement des chefs-duvre) comme Little

    Bouddha , Sept ans au Tibet ou lEnfance dun chef . Mais cela nexplique pas tout,et cest dans lordre du symbolique quil faut chercher les explications profondes :touchant aux plus hautes montagnes de la terre, abritant une civilisation pleinedtranget, protg des approches rationnelles par son aura de pays interdit , leTibet joue pour nombre dOccidentaux le rle du Paradis terrestre - et cela ne date pas dhier.Enqute sur un mythe himalayen

    On a longtemps cherch le Paradis terrestre du ct de lOrient proche (laMsopotamie faisait assez bien laffaire), jusqu la dcouverte des Indes auxXVIIme-XVIIIme sicles, do est rsulte une indomanie qui a revtu les formesles plus diverses, allant de la fantasmagorie des Indes galantes de Jean-Philippe Rameauaux premires tudes sur le bouddhisme2. Lun des premiers dcouvreurs du Tibet estun Hongrois de Transylvanie, Alexandre Csoma de Krs, parti la recherche desorigines de sa langue, et donc de son peuple. Il trouve asile dans un monastre duZanskar, o il rdige un dictionnaire de langue tibtaine. Si cette dmarche estscientifique, elle peut tre instrumentalise dans un sens nettement plus militant : ilsagit de prouver, par le biais la philologie, que cest lHimalaya qui est le berceau descivilisations europennes. Il faut donc tablir la parent entre les langues et les races :le sanskrit est alors promu au statut de langue-mre (aprs que William Jones ait tablisa parent avec le grec) et lHimalaya devient le berceau de la race aryenne.

    Ces thmes sont abondamment diffuss par des auteurs rationalistes etmodernistes, galement obsds par la question des origines. Edgar Quinet, historienanticlrical et grand rpublicain, dcrit en 1833 les tribus humaines rassembles ausommet de lHimalaya ( cette poque, on simagine encore que les hautesaltitudes sont des lieux temprs, agrables vivre). De l, les races humaines

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    Dossier Tibet

    que ce sont chaque fois 4 000 $ qui vont satisfaire ces besoins, que ce soit au profitdes talibans, sur le front du glacier Siachen, ou pour lentranement desmoudjahidin vous aux actions clandestines anti-indiennes, sous le contrle de lISI(services secrets pakistanais)2 Je fais ici de larges emprunts un article non publi de Sylvain Jouty, Naissance dumythe himalayen, avec sa pleine autorisation - quil en soit remerci.On trouvera sur Internet une tude en anglais extrmement dtaille du phnomne,due un chercheur australien, Harry Oldmeadow, sous le titreThe western quest for Secret Tibet . http://www.esoteric.msu.edu/VolumeIII/HTML/Oldmeadow.html

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    auraient essaim vers les diffrents bassins de peuplement. Ernest Renan crit en1850 : Tout nous porte placer lEden des Smites au point de sparation des eauxde lAsie, cet ombilic du monde que toutes les races semblent nous montrer dudoigt comme le point o se rencontrent leurs plus anciens souvenirs. Saluons cessommets sacrs, o les grandes races qui portaient dans leur sein lavenir delhumanit contemplrent pour la premire fois linfini, et inaugurrent les deuxfaits qui ont chang la face du monde, la morale et la raison.

    Pour Renan, comme pour Michelet ou Nietzsche, le bouddhisme est peru danssa dimension rationnelle et totalement athe, comme un antidote lobscurantismechrtien, ce qui na videmment rien voir avec les approches actuelles, ni avec lescaractristiques du bouddhisme tibtain. Par ailleurs, le mythe a une cohrencegographique : le berceau de la race ne peut se trouver que dans un haut-lieu

    parfait, un Toit du monde (mais on peut penser aussi un Grand Orient )qui irrigue lunivers de ses bienfaits en nourrissant des fleuves qui sont les sourcesde la Terre. De laGense auVishnu Purana , nombreux sont les textes qui colportentcette image, et le Tibet fait parfaitement laffaire, lui qui alimente les sept plusgrands fleuves de lAsie sud-orientale (voir carte p. 114-115), avec les chteauxdeau du Qingha et du Kailash ce dernier lev au rang de montagne sacre par cinq religions asiatiques et par Mountain Wilderness.

    Quant y placer lEden des Smites, cest videmment une autre affaire. Il est pourtant utile dobserver que ces lucubrations ont eu la vie dure : le trs rpublicainEdgar Quinet et le trs positiviste Auguste Comte, qui y croyaient, seraient sansdoute chagrins de savoir que les thories sur lorigine tibtaine des races et descivilisations allaient plus tard lire domicile dans le IIIme Reich hitlrien, qui poussa le besoin didentification jusqu faire sien - tout en linversant - le signemagique indo-tibtain de la svastika (la croix gamme). On est all jusqu se

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    Pierre Chapoutot / Tibet imaginaire, Tibet rel

    En couverture du catalogue Allibert 2001. Un Tibet idal et immmorial, objet dunevnration obligatoirement associe lamour de la montagne...

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    demander si lexpdition allemande de 1939 au Nanga Parbat (expdition passablement connote de triomphalisme nazi) navait pas pour but clandestin unesorte de remonte aux sources de la race aryenne, et ltablissement de relationsidologico-stratgiques entre Berlin et Lhassa3. Cest peut-tre pousser un peu loinle bouchon, mais lpisode a au moins le mrite de montrer jusquo peuvent mener

    les fantasmes Et on peut aussi observer, indpendamment bien sr de ces scories,que lcole indo-europenne continue davoir des adeptes, par exemple lorsquePaul-Louis Rousset conduit ses recherches sur la toponymie alpine4.

    Paralllement au courant positiviste et scientifique, il existe toute une littraturesotrique qui cultive le mythe du Tibet comme lieu paradisiaque et sjour dunehumanit parfaite : cest le thme de la valle heureuse, qui a dailleurs beaucoupvoyag avant dchouer au Tibet (on la longtemps domicilie au Cachemire). Il asurtout t popularis par les adeptes de loccultisme qui ont prolifr la fin duXIXme sicle en Europe et aux tats-Unis. En 1875 est cre la Socitthosophique par un colonel amricain, Henry Olcott, et un mdium russe, HelenaBlavatsky, laquelle se prtend instruite par des mystrieux grands initis (mahatmas) cachs au Tibet. Il se trouve que ces lucubrations trouvent un cho dansle mythe tibtain du Shambala. Reste le dcouvrir ! En 1934, le peintre NicholasRoerich monte une expdition dans ce but, avec le soutien dun politicien illumin,Henry Wallace, galement ministre de lagriculture du prsident Roosevelt5.

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    Dossier Tibet

    Andr Migot. Mdecin la Grave, alpiniste,membre du G.H.M., il effectua plusieurs voyages

    en Extrme-Orient avant et aprs la SecondeGuerre mondiale, notamment dans le Tibet oriental, o il devint un fin connaisseur et unadepte du bouddhisme. Il publia plusieursouvrages entre 1954 et 1960, notamment Caravane vers Bouddha . Au mme titrequAlexandra David-Nel, il contribua

    populariser le thme du Tibet secret , mais leur apprciation du modle tibtain tait en totale

    contradiction : adhsion sans nuance pour Migot,diagnostic trs critique pour la grandeexploratrice. Andr Migot est mort en 1967.

    3 Voir Jean-Michel Asselin, La conversion dHarrer , Vertical n 102, octobre 1997, pp.68-73, sur la base dune enqute de David Roberts non publie en France. Noter que le Nanga Parbat est au Pakistan, donc lpoque dans les Indes britanniques.4 Paul-Louis Rousset, Les Alpes et leurs noms de lieux. 6000 ans dhistoire , Ed.Poncet, Echirolles, 1988.5 Il devait mme tre candidat la vice-prsidence pour llection de 1940, mais nereut pas linvestiture du Parti dmocrate

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    Naturellement, le Shambala est introuvable, bien quil existe des guides itinrairesqui en dcrivent les accs ! Au mme moment (1933) lcrivain James Hilton publie

    Les Horizons perdus , roman qui popularise le mythe du Shangri La avec sessurhommes sages et blancs un mythe assez fort pour que Roosevelt en personne baptise de ce nom sa rsidence du Maryland, le futur Camp David6. O dmocratesamricains et racistes nazis se retrouvent dans le mme miroir illusions ! L aussi,il faut se demander si nous sommes suffisamment vaccins contre ces sottises. Dansquelle mesureles Horizons gagns de Rbuffat font-ils cho aux Horizons perdus deHilton ? Moi-mme, dans un article gnral deTechnique de lalpinisme , paru chezArthaud en 1978, jai fait allusion lextraordinaire longvit prte aux Hunzakotsdu Cachemire. Quelques annes plus tard, des tudes dignes de foi prouvrent quela ralit sanitaire et dmographique du pays hunza tait des plus pitoyables. Et pansur le bec !Une version particulire du bouddhisme

    On est bien obligs aujourdhui de nous demander si notre propension localiser en Himalaya, et spcialement au Tibet, nos illusions dOccidentaux na pas repris de plus belle avec la dcouverte tardive du drame tibtain Celui-ci runit en effettous les ingrdients dune dialectique de la perfection : le pays idal (le paradis)soumis une preuve diabolique (lenfer), cette situation nous donnant loccasion

    dune sorte de ressourcement au moment o nous sommes dsillusionns sur nos propres idoles.Les manifestations de lactuelle Tibtomanie reposent sur un certain nombre

    dquations, la premire tant lquivalence Tibet = bouddhisme = Dala Lama. Bienentendu, il nest pas possible de considrer le Tibet sans reconnatre lomniprsencedu bouddhisme dans sa civilisation. Mais il existe une erreur qui consiste imaginer que le Tibet reprsenterait lui seul la totalit du bouddhisme. On estime 300millions le nombre actuel de ses adeptes, essentiellement en Asie du Sud et de lEst.Sur ce total, 6 millions seulement appartiennent au bouddhisme tibtain, le lamasmeou Vajrayna ( Vhicule de diamant ). Lautorit du Dala Lama, son chef spirituel, ne stend donc que sur 2 % des adeptes, ce qui nest pas suffisant pour enfaire le pape du bouddhisme.

    De plus, leVajrayna se diffrencie fortement des autres branches, quil sagissedu Theravda (bouddhisme originel, essentiellement rpandu au Sri Lanka et enIndochine) ou duMahyna ( Grand Vhicule , implant en Asie orientale duVitnam au Japon, via la Chine et la Core). LeVajrayna rsulte dunecombinaison entre le bouddhisme sotrique du Nord de lInde (trantrisme) et lescroyances animistes et chamaniques antrieures (bn , oubeun ), caractrises par le pullulement dtres surnaturels. Lebn sest modifi et a t codifi aprs son

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    Pierre Chapoutot / Tibet imaginaire, Tibet rel

    6 Toute cette histoire a t examine par Peter Bishop :The Myth of Shangri La. Tibet,travel writing and the western creation of Sacred Landscape , University of CaliforniaPress, 1989.

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    Berceau du Bouddhisme

    Theravda [T ]

    Mahyna [M ]

    Vajrayna [V ]

    Russie

    Mongolie CoreJapon

    ChineTibet

    Kazakhstan

    Pakistan

    Inde

    Afg.

    Sri Lanka

    Birmanie

    Thalande

    Vitnam

    Malaisie

    Indonsie

    Cambodge

    Laos

    B.D.

    N.Bh.

    Ouz.

    Tadj.

    Kirgh. Xinjiang

    Philippines

    Tawan

    0 1000 km

    M

    M

    II s . a v . J C

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    I I I s . a v . J C

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    Dossier Tibet

    assimilation par le bouddhisme, mais son influence le colore fortement par limportance des pratiques magiques, de la divination, de lastrologie et de ladmonologie. Le bouddhisme tibtain est aussi le seul croire en la rincarnationdes grands matres dans des enfants, pratique qui est toujours thoriquement envigueur pour la dsignation des dignitaires politico-religieux ( la suite de qutesrarement exemptes de manipulations fort profanes) - et qui suscite la plus grande perplexit dans les autres branches du bouddhisme.

    Ajoutons enfin que son installation au Tibet fut tardive et difficile. Alors que le bouddhisme originel avait commenc se diffuser en Asie ds le IIme sicle avantJ.-C., il ne simplanta durablement au Tibet quau XIme sicle, aprs une premiretentative entre le VIme et le VIIIme. Il finit par devenir religion officielle etobligatoire, peu dispose tolrer la moindre concurrence. Les tentatives

    B

    B

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    dimplantation de missionnaires chrtiens, esquisses au XVIIme-XVIIImesicles par des Portugais et des Italiens, butrent trs vite sur des ractionsdintolrance. Les choses saggravrent encore au XIXme sicle, alors que lestentatives rptes sont menes par des missionnaires franais partir de la zonedinfluence que la France sest fait reconnatre en Chine du Sud. Finalement, lareligion chrtienne est interdite au Tibet en 1880, et les missionnaires franais,qualifis dhommes pestifrs (et sans doute considrs comme des agentstrangers), sont soit expulss, soit massacrs. On peut se demander si ces diffrentsaspects collent bien avec lide que les Occidentaux se font aujourdhui du bouddhisme, et sil nexiste pas un double malentendu, la fois philosophique ethistorique. Pour le Bouddha, crit Frdric Lenoir 7, le bonheur sobtient au prixdune longue vigilance et ascse intrieure dans un total dtachement qui impliquelextinction de tout dsir, jusquau dsir mme de renatre. Pour lhomme occidentalcontemporain, il est recherch comme ralisation plnire des potentialitsindividuelles et comme assouvissement des dsirs de lindividu, jusquau fantasmedimmortalit. Dun ct le bonheur sobtient par le dtachement de soi, de lautre par le dveloppement de soi. moins de consacrer lessentiel de son temps lamditation, on voit mal comment le bouddhisme pourrait tre adopt dans sonintgrit par un Occidental imprgn du culte moderne de lindividu... Nietzscheavait sans doute vu juste lorsquil avait annonc lavnement dune sorte de Chineeuropenne avec une douce croyance bouddhiste-chrtienne, et, dans la pratique, un

    savoir-vivre picurien . La voix lointaine du Bouddha ne parviendra pas conduiredes foules dOccidentaux sur les chemins du renoncement, en qute du nirvna.Mais, lexception des lites monastiques, y est-elle davantage parvenue en Orient ?Le bouddhisme intgral restera jamais un litisme.

    Pour beaucoup, lattrait du bouddhisme rside dans la force des valeurs positivesquil vhicule, ou quon lui attribue en Occident : idal de sagesse, tolrance, non-violence, dfense des droits de lhomme, cologie en somme un idal

    dmocratique, clair et universel, que ne renieraient ni Victor Hugo ni Jean Jaurs.De fait, on trouve tout cela dans le discours du XIVme Dala Lama. Encore faut-ilobserver que cest un discours rcent, en rupture avec les ralits dont le Tibet a tle thtre jusquen 1950.Une non-violence gomtrie variable

    Si lhistoire dun pays est le reflet du gnie de son peuple, celle du Tibet doitnous amener nuancer fortement limage dune socit harmonieuse gouverne par de pieux et sages dirigeants. Jusqu ce quil tombe aux mains des communistes, leTibet a t une socit fodale extraordinairement arrire et brutale, dans laquellequelques dizaines de clans (lacs ou religieux) exploitaient une population rduite

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    Pierre Chapoutot / Tibet imaginaire, Tibet rel

    7 Frdric Lenoir, Les nouveaux bouddhistes dOccident , revue LHistoire , n 250, janvier 2001, pp. 34 et suiv. F. Lenoir est un spcialiste reconnu de lhistoire desreligions.

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    dans son crasante majorit au servage et au silence. Lhistoire politique du Tibet estune interminable succession daffrontements, de conflits, de rivalits, dans lesquelson a bien du mal discerner autre chose que des heurts dambitions et dintrts, ou reprer lexistence dun quelconque sentiment national, alors que cest la cl delexistence mme dun pays sauf considrer la xnophobie, omniprsente dansle Tibet ancien, comme son substitut. On se croirait en prsence de lhistoire de laGaule mrovingienne8 Et il ne faut pas croire que la faute en revienne la seulefraction laque de la socit. Les monastres ne sont pas en reste, qui sont trssouvent au premier rang de confrontations qui peuvent prendre la forme de

    vritables guerres de monastres. On en sort ahuri par lampleur de lirresponsabilitqui a le plus souvent prsid au gouvernement de ce pays.En gnralisant le propos, on doit observer que, pas plus que le christianisme en

    Occident, le bouddhisme na t capable dimmuniser les socits asiatiques contrela violence. Pire : il sest montr capable de toutes les drives. Au Japon, durant la phase imprialiste initie par le Meiji partir des annes 1870 et qui devait durer

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    Dossier Tibet

    8 Il nexiste actuellement en franais quun seul ouvrage complet sur cette question :Laurent Deshayes, Histoire du Tibet , Ed. Fayard, 1997. Lauteur, qui est visiblementun tibtophile, dlivre p. 16 cet avertissement : Il est tentant de partir de la situationactuelle des Tibtains, dramatique bien des gards, pour lire lhistoire de leur pays. Ilne suffit pas cependant dtre une victime aujourdhui pour blanchir le pass, nidavoir pour chef de ltat exil un aptre de la paix pour prsumer de la probit de lastructure religieuse et politique du Tibet dautrefois.

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    jusqu 1945, les moines bouddhistes adeptes du zen allrent jusqu dclarer laguerre juste cause et admirent le meurtre des ennemis comme compatible avec lacompassion bouddhiste. Seuls une minorit choisirent lobjection de conscience9.Plus rcemment, quelques-uns des rgimes les plus brutaux de la fin du XXmesicle ont lu domicile dans des pays forte imprgnation bouddhiste, comme leCambodge des Khmers rouges (1970-75) ou actuellement le Myanmar (Birmanie).Au Sri Lanka, o une guerre civile ravage depuis des annes le Nord du pays, lesrcents efforts de pacification dploys par le gouvernement lu ont t proprementsabots par lopposition acharne des monastres toute forme de conciliation. lalimite, on pourrait ajouter ces manifestations de fanatisme les suicides de protestation pratiqus par les bonzes sud-vitnamiens dans les annes 1960-1975.

    Naturellement, cela ne signifie pas que le bouddhisme soit responsable de tout ceque lhistoire asiatique charrie de violence, dautant plus quil en a parfois t lavictime. Mais cela devrait conduire sinterroger sur certaines illusions. Le discoursdu Dala Lama sur la dmocratie et les droits de lhomme est un discours nouveau,minoritaire et cest un discours de lexil, ce qui reprsente une difficult particulire. Il faut dailleurs noter que ses conseils de rsistance non-violente sontde moins en moins couts de ceux qui, lintrieur du Tibet occup, ont rejoint lesrangs de la rsistance. Et se pose aussi la question du devenir de ces positionslorsque leur hraut prsentement g de 67 ans aura disparu.Vieux Tibet, Chine ancienne

    Autre sujet de malentendu : le problme de la nature des rapports entre le Tibetet la Chine. Deux versions sopposent de faon radicale : pour le gouvernement dePkin, le Tibet est depuis toujours une dpendance de la Chine, si bien que laquestion tibtaine nest quune affaire intrieure chinoise (cest lquivalent de cequtait la position de la France propos de lAlgrie entre 1955 et 1962, ou delactuelle position de la Russie propos de la Tchtchnie). Pour la rsistancetibtaine au contraire, et bien sr ses sympathisants, le Tibet est un pays indpendant

    injustement agress, puis occup et colonis par une puissance trangre partir de1950. Pas facile de trancher. On pourrait tre tent de renvoyer les deux parties dos dos, tant il est vrai quelles manipulent beaucoup les faits et jouent sur les mots.La rponse est dautant moins aise quelle met en jeu des concepts de relationsinternationales pas toujours applicables au cas tibtain. Essayons quand mme.

    La question des rapports mutuels se pose partir du moment o apparaissent desentits tatiques. Pour le Tibet, il faudra attendre le VIIme sicle aprs J.-C. : jusque-l, son histoire relve de la pure mythologie. Ce nest pas le cas pour laChine, qui peut se vanter aujourdhui de possder le plus ancien tat de la plante, puisque lEmpire de Chine nat au IIIme sicle avant J.-C., sous la dynastie desTsin. cette poque, Rome en tait encore guerroyer avec Carthage Il ny aalors aucune interfrence entre lespace tibtain (parfaitement dfini par sa

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    Pierre Chapoutot / Tibet imaginaire, Tibet rel

    9 Voir Odon Vallet, Les moines-soldats du zen , LHistoire , n 250, janvier 2001, p. 46.

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    priphrie de hautes montagnes) et lespace chinois, install sur les plateaux et les plaines traverss par le Fleuve Jaune et le Fleuve Bleu. Cest sous la prestigieuse

    dynastie des Han (de 206 avant J.-C. 220 aprs J.-C.) que lespace chinois esttendu la Chine des 18 Provinces , qui correspond encore aujourdhui la Chine proprement dite , de Pkin Hanan et de Tawan au Sichuan. Il reste stable pendant plus dun millnaire (sans toujours maintenir son unit). La Chine est alorsle plus grand foyer de civilisation de lAsie, diffusant son influence de faonessentiellement pacifique sur toute sa priphrie. Elle connat plusieurs priodesfastes, notamment sous la dynastie des Tang (618-902). Or, ces trois siclescorrespondent presque exactement lentre du Tibet dans lhistoire non virtuelle,avec la formation vers 650 dun Empire puissant et expansionniste, qui se montre

    capable de faire jeu gal avec la Chine. Cest cette poque que se sont nous les premiers liens : liens culturels, le Tibet barbare bnficiant de linfluencecivilisatrice chinoise (introduction de lcriture, du papier et de lencre, de la soie etde la porcelaine, de la mdecine, de lirrigation, galement du taosme et duconfucianisme) ; et aussi lien dynastique, puisque lempereur tibtain obtient en 640la main dune princesse Tang, non sans avoir soutenu ses prtentions matrimonialesde dmonstrations armes. Aujourdhui, la propagande chinoise fait de cette unionle point de dpart de lappartenance du Tibet lensemble chinois, ce qui est abusif : il sagit moins dune tutelle que dune alliance.

    Thocratie, ou systme fodal-clrical ?Cet Empire dure un peu moins de trois sicles et disparat vers 880. Le Tibet

    entre alors dans une interminable priode danarchie (plus de huit sicles). Cest letriomphe de la fodalit, quelques dizaines de clans se partageant le pays et sa population (le servage ne sera aboli quaprs 1950). Le Tibet clate en autant de

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    Dossier Tibet

    Un dzongpn (gouverneur) avec sa famille et sa suite

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    principauts : cen est fini de son unit et de sa puissance. Cette priode concidenanmoins avec lintroduction puis le triomphe du bouddhisme, qui se coule sansdifficult dans le moule fodal. Les seigneuries laques sont ds lors supplantes par des seigneuries religieuses appuyes sur les monastres. Ceux-ci vont rassembler jusqu 25 ou 30 % de la population proportion unique au monde dans un typede socit elle-mme totalement ingalitaire, avec ses classes et ses rangs. Loin deconstituer un assemblage harmonieux, ces seigneuries se livrent de frocesrivalits qui nont rien de spirituel, et qui peuvent dgnrer en vritables guerres demonastres (on voit apparatre une classe de moines-guerriers, les dob-dob).

    Les choses sont encore compliques par un mode surraliste de transmission delautorit, chaque grand dignitaire tant cens se rincarner aprs sa mort dans un jeune enfant, quil faudra videmment dcouvrir avant de linstaller dans sesfonctions. Comme le garon ne pourra accder au pouvoir qu sa majorit (17 ans

    pour un Dala Lama), il en rsultedinterminables interrgnes confis destuteurs, eux-mmes recruts parmi desdignitaires rincarns (trulkous ) Celarevient organiser limpuissance politique,en mme temps que cest la porte ouverte toutes les manipulations. Mais cest surtoutune bonne faon de confisquer lautorit,ou ce qui en tient lieu : au temps des Dala Lamas, en prs de 400 ans, le Tibet auraainsi t gouvern par une trentaine defamilles. Systme hautement npotique,videmment inadapt aux exigences de lasouverainet dans lacception moderne duterme : non seulement le clanisme atomisele Tibet en autant de principauts rivales,mais encore les principales lignesnhsitent pas aller chercher des protections extrieures pour lemporter sur leurs concurrentes, introduisant ainsi leloup dans la bergerie.

    De la protection mongole la tutelle chinoiseAu XIIIme sicle, la fortune tourne lavantage de la ligne des Sakyapa, qui

    sest place sous la tutelle des Mongols, qui sont en train de dominer toute lAsie.

    En 1254, les Sakyapa se placent sous la protection du descendant de Gengis Khan,Khubila, en change de quoi celui-ci confre leur grand matre lautorit sur toutle Tibet . Reste dcrypter le sens de cette relation : simple rapport de religieux- protecteur selon linterprtation tibtaine (dhomme homme, et non dtat tat),ou relation de vassal suzerain selon la version chinoise ? On laissera aux faits le

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    Pierre Chapoutot / Tibet imaginaire, Tibet rel

    Le grand lama de Lhabrang Tachikyil le jour de sa reconnaissancecomme rincarnation du dfunt lamaet chef du monastre (A. David-Nel)

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    soin de trancher. Mais lvnement est capital, puisque peu aprs Khubila se rendmatre de la Chine, o il fonde la nouvelle dynastie des Yuan et fait de Pkin lanouvelle capitale de lEmpire (en remplacement de Xian). Dsormais, lEmpirechinois est fond considrer que cest lui qui assume la fonction de protecteur du Tibet.

    Du ct chinois, les choses nvoluent pas jusquau milieu du XVIIme sicle.La dynastie des Yuan na dur quun sicle, pour cder la place la prestigieusedynastie des Ming (1368-1644). La civilisation chinoise est alors son apoge. Avec

    le pouvoir religieux tibtain, les relations sont purement protocolaires, mais il y a unfait nouveau : alors que les Ming sinstallent en Chine, on assiste lascension de laligne des Gulougpas, qui va supplanter celle des Sakyapa. Eux aussi cherchent une protection extrieure et la trouvent chez un roitelet mongol, Altan Khan. En 1578,celui-ci dcerne labb du monastre gulougpa de Drpoung le titre honorifiquede Dala Lama ( Matre la sagesse aussi grande que locan ). La relation avecle Mongol est double : dynastique, puisque la rincarnation de ce premier Dala Lama10 est opportunment dcouverte dans la famille de son protecteur (le Dala Lama IV est donc un prince mongol) ; et politique, puisque en 1642 le descendantdAltan Khan, Gushi Khan, qui sest autoproclam roi du Tibet , confie au Dala Lama V lautorit suprme sur tout le Tibet, mais sous le contrle dun rgent (dsi ).

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    Le monastre de Drpoung, berceau de la puissance des Gulougpas

    10 Considr comme le troisime, ses prdcesseurs ayant t titulariss titrertroactif...