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Alexis de Tocqueville (1835) DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE I Première partie Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: mailto:[email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Tocqueville - De La Democratie en Amerique - T01

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Alexis de Tocqueville (1835)

DE LA DÉMOCRATIEEN AMÉRIQUE I

Première partie

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiCourriel: mailto:[email protected]

Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

De Tocqueville, Alexis (1805-1859)

De la démocratie en Amérique I (1835)

(Première partie)

Une édition électronique réalisée à partir de la 13e édition paruedu vivant d’Alexis de Tocqueville du livre d’Alexis de Tocqueville(1835), Démocratie en Amérique I.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 3

Table des matières

DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE I

Introduction par Alexis De Tocqueville

Première partie

Chapitre I: Configuration extérieure de l'Amérique du Nord

Chapitre II: Du point de départ et de son importance pour l'avenir des Anglo-Américains

i. Raisons de quelques singularités que présentent les lois et les coutumesdes anglo-américains

Chapitre III: État social des Anglo-Américains

i. Que le point saillant de l'état social des anglo-américains est d'êtreessentiellement démocratique

ii. Conséquences politiques de l'état social des Anglo-Américains

Chapitre IV: Du principe de la souveraineté du peuple en Amérique

Chapitre V: Nécessité d'étudier ce qui se passe dans les États particuliers avantde parler du gouvernement de l'Union

i. Du système communal en Amériqueii. Circonscription de la communeiii. Pouvoirs communaux dans la Nouvelle-Angleterreiv. De l'existence communalev. De l'esprit communal dans la Nouvelle-Angleterrevi. Du comté dans la Nouvelle-Angleterrevii. De l'administration dans la Nouvelle-Angleterreviii. Idées générales sur l'administration aux États-Unisix. De l’Étatx. Pouvoir législatif de l'Étatxi. Du pouvoir exécutif de l'Étatxii. Des effets politiques de la décentralisation administrative aux États-Unis

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Chapitre VI: Du pouvoir judiciaire aux États-Unis et de son action sur la sociétépolitique

i. Autres pouvoirs accordés aux juges américains

Chapitre VII: Du jugement politique aux États-Unis

Chapitre VIII: De la constitution fédérale

i. Historique de la constitution fédéraleii. Tableau sommaire de la constitution fédéraleiii. Attributions du gouvernement fédéraliv. Pouvoirs fédérauxv. Pouvoirs législatifs (A)vi. Autre différence entre le sénat et la chambre des représentantsvii. Du pouvoir exécutif * (a)viii. En quoi la position du président aux États-Unis diffère de celle d'un roi

constitutionnel en Franceix. Causes accidentelles qui peuvent accroître l'influence du pouvoir

exécutifx. Pourquoi le président des États-Unis n'a pas besoin, pour diriger les

affaires, d'avoir la majorité dans les chambresxi. De l'élection du président (a)xii. Mode de l'électionxiii. Crise de l'électionxiv. De la réélection du présidentxv. Des tribunaux fédérauxxvi. Manière de fixer la compétence des tribunaux fédérauxxvii. Différents cas de juridictionxviii. Manière de procéder des tribunaux fédérauxxix. Rang élevé qu'occupe la cour suprême parmi les grands pouvoirs de

l'Étatxx. En quoi la constitution fédérale est supérieure à la constitution

des Étatsxxi. Ce qui distingue la constitution fédérale des États-Unis d’Amérique de

toutes les autres constitutions fédéralesxxii. Des avantages du système fédératif, en général, et de son utilité

spéciale pour l’Amérique (A) (1)xxiii. Ce qui fait que le système fédéral n'est pas à la portée de tous les

peuples, et ce qui a permis aux Anglo-Américains de l'adopter (a)

Notes de la première partie

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 5

Deuxième partie

(Voir deuxième fichier pour la suite)

Chapitre I: Comment on peut dire rigoureusement qu'aux États-Unis c'est lepeuple qui gouverne

Chapitre II: Des partis aux États-Unis

Chapitre III: De la liberté de la presse aux États-Unis

Chapitre IV: De l'association politique aux États-Unis

Chapitre V: Du gouvernement de la démocratie en Amérique

Chapitre VI: Quels sont les avantages réels que la société américaine retire dugouvernement de la démocratie

Chapitre VII: De l'omnipotence de la majorité aux États-Unis et de ses effets

Chapitre VIII: De ce qui tempère aux États-Unis la tyrannie de la majorité

Chapitre IX: Des causes principales qui tendent à maintenir la républiquedémocratique aux États-Unis

Chapitre X: Quelques considérations sur l'état actuel et l'avenir probable destrois races qui habitent le territoire des États-Unis

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DE LADÉMOCRATIEEN AMÉRIQUE

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 7

INTRODUCTIONPar Alexis de Tocqueville

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Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré monattention, aucun n'a plus vivement frappé mes regards que l'égalité des conditions.Je découvris sans peine l'influence prodigieuse qu'exerce ce premier fait sur la marchede la société; il donne à l'esprit public une certaine direction, un certain tour aux lois;aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particulières aux gouvernés.

Bientôt je reconnus que ce même fait étend son influence fort au-delà des mœurspolitiques et des lois, et qu'il n'obtient pas moins d'empire sur la société civile que surle gouvernement: il crée des opinions, fait naître des sentiments, suggère des usageset modifie tout ce qu'il ne produit pas.

Ainsi donc, à mesure que j'étudiais la société américaine, je voyais de plus enplus, dans l'égalité des conditions, le fait générateur dont chaque fait particulier sem-blait descendre, et je le retrouvais sans cesse devant moi comme un point central oùtoutes mes observations venaient aboutir.

Alors je reportai ma pensée vers notre hémisphère, et il me sembla que j'y distin-guais quelque chose d'analogue au spectacle que m'offrait le nouveau monde. Je visl'égalité des conditions qui, sans y avoir atteint comme aux États-Unis ses limitesextrêmes, s'en rapprochait chaque jour davantage; et cette même démocratie, quirégnait sur les sociétés américaines, me parut en Europe s'avancer rapidement vers lepouvoir.

De ce moment j'ai conçu l'idée du livre qu'on va lire.

Une grande révolution démocratique, s'opère parmi nous: tous la voient, mais tousne la jugent point de la même manière. Les uns la considèrent comme une chosenouvelle, et, la prenant pour un accident, ils espèrent pouvoir encore l'arrêter; tandis

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que d'autres la jugent irrésistible, parce qu'elle leur semble le fait le plus continu, leplus ancien et le plus permanent que l'on connaisse dans l'histoire.

Je me reporte pour un moment à ce qu'était la France il y a sept cents ans: je latrouve partagée entre un petit nombre de familles qui possèdent la terre et gouvernentles habitants; le droit de commander descend alors de générations en générations avecles héritages; les hommes n'ont qu'un seul moyen d'agir les uns sur les autres, la force;on ne découvre qu'une seule origine de la puissance, la propriété foncière.

Mais voici le pouvoir politique du clergé qui vient à se fonder et bientôt à s'éten-dre. Le clergé ouvre ses rangs à tous, au pauvre et au riche, au roturier et au seigneur;l'égalité commence à pénétrer par l'Église au sein du gouvernement, et celui qui eûtvégété comme serf dans un éternel esclavage, se place comme prêtre au milieu desnobles, et va souvent s'asseoir au-dessus des rois.

La société devenant avec le temps plus civilisée et plus stable, les différents rap-ports entre les hommes deviennent plus compliqués et plus nombreux. Le besoin deslois civiles se fait vivement sentir. Alors naissent les légistes; ils sortent de l'enceinteobscure des tribunaux et du réduit poudreux des greffes, et ils vont siéger dans la courdu prince, à côté des barons féodaux couverts d'hermine et de fer.

Les rois se ruinent dans les grandes entreprises; les nobles s'épuisent dans lesguerres privées; les roturiers s'enrichissent dans le commerce. L'influence de l'argentcommence à se faire sentir sur les affaires de l'État. Le négoce est une source nouvellequi s'ouvre à la puissance, et les financiers deviennent un pouvoir politique qu'onméprise et qu'on flatte.

Peu à peu, les lumières se répandent; on voit se réveiller le goût de la littérature etdes arts; l'esprit devient alors un élément de succès; la science est un moyen degouvernement, l'intelligence une force sociale; les lettrés arrivent aux affaires.

À mesure cependant qu'il se découvre des routes nouvelles pour parvenir au pou-voir, on voit baisser la valeur de la naissance. Au XIe siècle, la noblesse était d'unprix inestimable; on l'achète au XIIIe ; le premier anoblissement a lieu en 1270, etl'égalité s'introduit enfin dans le gouvernement par l'aristocratie elle-même.

Durant les sept cents ans qui viennent de s'écouler, il est arrivé quelquefois que,pour lutter contre l'autorité royale ou pour enlever le pouvoir à leurs rivaux, les noblesont donné une puissance politique au peuple.

Plus souvent encore. on a vu les rois faire participer au gouvernement les classesinférieures de l'État, afin d'abaisser l'aristocratie.

En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus constants desniveleurs. Quand ils ont été ambitieux et forts, ils ont travaillé à élever le peuple auniveau des nobles; et quand ils ont été modérés et faibles, ils ont permis que le peuplese plaçât au-dessus d'eux-mêmes. Les uns ont aidé la démocratie par leurs talents, lesautres par leurs vices. Louis XI et Louis XIV ont pris soin de tout égaliser au-dessousdu trône, et Louis XV est enfin descendu lui-même avec sa cour dans la poussière.

Dès que les citoyens commencèrent à posséder la terre autrement que suivant latenure féodale, et que la richesse mobilière, étant connue, put à son tour créer l'influ-

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ence et donner le pouvoir, on ne fit point de découvertes dans les arts, on n'introduisitplus de perfectionnements dans le commerce et l'industrie, sans créer comme autantde nouveaux éléments d'égalité parmi les hommes. À partir de ce moment, tous lesprocédés qui se découvrent, tous les besoins qui viennent à naître, tous les désirs quidemandent à se satisfaire, sont des progrès vers le nivellement universel. Le goût duluxe, l'amour de la guerre, l'empire de la mode, les passions les plus superficielles ducœur humain comme les plus profondes, semblent travailler de concert à appauvrir lesriches et à enrichir les pauvres.

Depuis que les travaux de l'intelligence furent devenus des sources de force et derichesses, on dut considérer chaque développement de la science, chaque connais-sance nouvelle, chaque idée neuve, comme un germe de puissance mis à la portée dupeuple. La poésie, l'éloquence, la mémoire, les grâces de l'esprit, les feux de l'imagi-nation, la profondeur de la pensée, tous ces dons que le ciel répartit au hasard, profitè-rent à la démocratie, et lors même qu'ils se trouvèrent dans la possession de ses adver-saires, ils servirent encore sa cause en mettant en relief la grandeur naturelle del'homme; ses conquêtes s'étendirent donc avec celles de la civilisation et des lumières,et la littérature fut un arsenal ouvert à tous, où les faibles et les pauvres vinrentchaque jour chercher des armes.

Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pasde grands événements qui depuis sept cents ans n'aient tourné au profit de l'égalité.

Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs ter-res; l'institution des communes introduit la liberté démocratique au sein de lamonarchie féodale; la découverte des armes à feu égalise le vilain et le noble sur lechamp de bataille; l'imprimerie offre d'égales ressources à leur intelligence; la postevient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte despalais; le protestantisme soutient que tous les hommes sont également en état detrouver le chemin du ciel. L'Amérique, qui se découvre, présente à la fortune milleroutes nouvelles, et livre à l'obscur aventurier les richesses et le pouvoir.

Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France de cinquanteen cinquante années, au bout de chacune de ces périodes, vous ne manquerez pointd'apercevoir qu'une double révolution s'est opérée dans l'état de la société. Le nobleaura baissé dans l'échelle sociale, le roturier s'y sera élevé; l'un descend, l'autre monte.Chaque demi-siècle les rapproche, et bientôt ils vont se toucher.

Et ceci n'est pas seulement particulier à la France. De quelque côté que nousjetions nos regards, nous apercevons la même révolution qui se continue dans toutl'univers chrétien.

Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner au profit de ladémocratie; tous les hommes l'ont aidée de leurs efforts: ceux qui avaient en vue deconcourir à ses succès et ceux qui ne songeaient point à la servir; ceux qui ont com-battu pour elle, et ceux mêmes qui se sont déclarés ses ennemis; tous ont été pousséspêle-mêle dans la même voie, et tous ont travaillé en commun, les uns malgré eux, lesautres à leur insu, aveugles instruments dans les mains de Dieu.

Le développement graduel de l'égalité des conditions est donc un fait providentiel,il en a les principaux caractères: il est universel, il est durable, il échappe chaque jour

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à la puissance humaine; tous les événements, comme tous les hommes, servent à sondéveloppement.

Serait-il sage de croire qu'un mouvement social qui vient de si loin pourra êtresuspendu par les efforts d'une génération? Pense-t-on qu'après avoir détruit laféodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches?S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles?

Où allons-nous donc? Nul ne saurait le dire; car déjà les termes de comparaisonnous manquent: les conditions sont plus égales de nos jours parmi les chrétiensqu'elles ne l'ont jamais été dans aucun temps ni dans aucun pays du monde; ainsi lagrandeur de ce qui est déjà fait empêche de prévoir ce qui peut se faire encore.

Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression d'une sorte de terreurreligieuse produite dans l'âme de l'auteur par la vue de cette révolution irrésistible quimarche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu'on voit encoreaujourd'hui s'avancer au milieu des ruines qu'elle a faites.

Il n'est pas nécessaire que Dieu parle lui-même pour que nous découvrions dessignes certains de sa volonté; il suffit d'examiner quelle est la marche habituelle de lanature et la tendance continue des événements; je sais, sans que le Créateur élève lavoix, que les astres suivent dans l'espace les courbes que son doigt a tracées.

Si de longues observations et des méditations sincères amenaient les hommes denos jours a reconnaître que le développement graduel et progressif de l'égalité est à lafois le passé et l'avenir de leur histoire, cette seule découverte donnerait à ce dévelop-pement le caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démo-cratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait aux nations qu'à s'ac-commoder à l'état social que leur impose la Providence.

Les peuples chrétiens me paraissent offrir de nos jours un effrayant spectacle; lemouvement qui les emporte est déjà assez fort pour qu'on ne puisse le suspendre, et iln'est pas encore assez rapide pour qu'on désespère de le diriger: leur sort est entreleurs mains; mais bientôt il leur échappe.

Instruire la démocratie, ranimer s'il se peut ses croyances, purifier ses mœurs,régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpé-rience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts; adapter songouvernement aux temps et aux lieux; le modifier suivant les circonstances et leshommes. tel est le premier des devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent lasociété.

Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau.

Mais c'est à quoi nous ne songeons guère: placés au milieu d'un fleuve rapide,nous fixons obstinément les yeux vers quelques débris qu'on aperçoit encore sur lerivage, tandis que le courant nous entraîne et nous pousse à reculons vers des abîmes.

Il n'y a pas de peuples de l'Europe chez lesquels la grande révolution sociale quele viens de décrire ait fait de plus rapides progrès que parmi nous; mais elle y a tou-jours marché au hasard.

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Jamais les chefs de l'État n'ont pensé à rien préparer d'avance pour elle; elle s'estfaite malgré eux ou à leur insu. Les classes les plus puissantes, les plus intelligentes etles plus morales de la nation n'ont point cherché à s'emparer d'elle, afin de la diriger.La démocratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages; elle a grandi commeces enfants, privés des soins paternels, qui s'élèvent d'eux-mêmes dans les rues de nosvilles, et qui ne connaissent de la société que ses vices et ses misères. On semblaitencore ignorer son existence, quand elle s'est emparée à l'improviste du pouvoir.Chacun alors s'est soumis avec servilité à ses moindres désirs; on l'a adorée commel'image de la force; quand ensuite elle se fut affaiblie par ses propres excès, les légis-lateurs conçurent le projet imprudent de la détruire au lieu de chercher à l'instruire età la corriger, et sans vouloir lui apprendre à gouverner, ils ne songèrent qu'à la re-pousser du gouvernement.

Il en ce résulté que la révolution démocratique s'est opérée dans le matériel de lasociété, sans qu'il se fît, dans les lois, les idées, les habitudes et les mœurs, lechangement qui eût été nécessaire Pour rendre cette révolution utile. Ainsi nous avonsla démocratie, moins ce qui doit atténuer ses vices et faire ressortir ses avantagesnaturels; et voyant déjà les maux qu'elle entraîne, nous ignorons encore les biensqu'elle peut donner.

Quand le pouvoir royal, appuyé sur l'aristocratie, gouvernait paisiblement les peu-ples de l'Europe, la société, au milieu de ses misères, jouissait de plusieurs genres debonheur, qu'on peut difficilement concevoir et apprécier de nos jours.

La puissance de quelques sujets élevait des barrières insurmontables à la tyranniedu prince; et les rois, se sentant d'ailleurs revêtus aux yeux de la foule d'un caractèrepresque divin, puisaient, dans le respect même qu'ils faisaient naître, la volonté de nepoint abuser de leur pouvoir.

Placés à une distance immense du peuple, les nobles prenaient cependant au sortdu peuple cette espèce d'intérêt bienveillant et tranquille que le pasteur accorde à sontroupeau; et, sans voir dans le pauvre leur égal, ils veillaient sur sa destinée, commesur un dépôt remis par la Providence entre leurs mains.

N'ayant point conçu l'idée d'un autre état social que le sien, n'imaginant pas qu'ilpût jamais s'égaler à ses chefs, le peuple recevait leurs bienfaits et ne discutait pointleurs droits. Il les aimait lorsqu'ils étaient cléments et justes, et se soumettait sanspeine et sans bassesse à leurs rigueurs, comme à des maux inévitables que luienvoyait le bras de Dieu. L'usage et les mœurs avaient d'ailleurs établi des bornes à latyrannie et fondé une sorte de droit au milieu même de la force.

Le noble n'ayant point la pensée qu'on voulût lui arracher des privilèges qu'ilcroyait légitimes; le serf regardant son infériorité comme un effet de l'ordre immuablede la nature, on conçoit qu'il put s'établir une sorte de bienveillance réciproque entreces deux classes si différemment partagées du sort. On voyait alors dans la société, del'inégalité, des misères, mais les âmes n'y étaient pas dégradées.

Ce n'est point l'usage du pouvoir ou l'habitude de l'obéissance qui déprave leshommes, c'est l'usage d'une puissance qu'ils considèrent comme illégitime, et l'obéis-sance à un pouvoir qu'ils regardent comme usurpé et comme oppresseur.

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D'un côté étaient les biens, la force, les loisirs, et avec eux les recherches de luxe,les raffinements du goût, les plaisirs de l'esprit, le culte des arts; de l'autre, le travail,la grossièreté et l'ignorance.

Mais au sein de cette foule ignorante et grossière, on rencontrait des passionsénergiques, des sentiments généreux, des croyances profondes et de sauvages vertus.

Le corps social ainsi organisé pouvait avoir de la stabilité, de la puissance, etsurtout de la gloire.

Mais voici les rangs qui se confondent; les barrières élevées entre les hommess'abaissent; on divise les domaines, le pouvoir se partage, les lumières se répandent,les intelligences s'égalisent; l'état social devient démocratique, et l'empire de ladémocratie s'établit enfin paisiblement dans les institutions et dans les mœurs.

Je conçois alors une société où tous, regardant la loi comme leur ouvrage,l'aimeraient et s'y soumettraient sans peine; où l'autorité du gouvernement étant res-pectée comme nécessaire et non comme divine, l'amour qu'on porterait au chef del'État ne serait point une passion, mais un sentiment raisonné et tranquille. Chacunayant des droits, et s'étant assuré de conserver ses droits, il s'établirait entre toutes lesclasses une mâle confiance, et une sorte de condescendance réciproque, aussi éloi-gnée de l'orgueil que de la bassesse.

Instruit de ses vrais intérêts, le peuple comprendrait que, pour profiter des biensde la société, il faut se soumettre à ses charges. L'association libre des citoyens pour-rait remplacer alors la puissance individuelle des nobles, et l'État serait à l'abri de latyrannie et de la licence.

Je comprends que dans un État démocratique, constitué de cette manière, lasociété ne sera point immobile; mais les mouvements du corps social pourront y êtreréglés et progressifs; si l'on y rencontre moins d'éclat qu'au sein d'une aristocratie, ony trouvera moins de misères; les jouissances y seront moins extrêmes et le bien-êtreplus général; les sciences moins grandes et l'ignorance plus rare; les sentiments moinsénergiques et les habitudes plus douces; on y remarquera plus de vices et moins decrimes.

À défaut de l'enthousiasme et de l'ardeur des croyances, les lumières et l'expérien-ce obtiendront quelquefois des citoyens de grands sacrifices; chaque homme étantégalement faible sentira un égal besoin de ses semblables; et connaissant qu'il ne peutobtenir leur appui qu'à la condition de leur prêter son concours, il découvrira sanspeine que pour lui l'intérêt particulier se confond avec l'intérêt général.

La nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse, moins forte peut-être; mais la majorité des citoyens y jouira d'un sort plus prospère, et le peuple s'ymontrera paisible, non qu'il désespère d'être mieux, mais parce qu'il sait être bien.

Si tout n'était pas bon et utile dans un semblable ordre de choses, la société dumoins se serait approprié tout ce qu'il peut présenter d'utile et de bon, et les hommes,en abandonnant pour toujours les avantages sociaux que peut fournir l'aristocratie,auraient pris à la démocratie tous les biens que celle-ci peut leur offrir.

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Mais nous, en quittant l'état social de nos aïeux, en jetant pêle-mêle derrière nousleurs institutions, leurs idées et leurs mœurs, qu'avons-nous pris à la place ?

Le prestige du pouvoir royal s'est évanoui, sans être remplacé par la majesté deslois; de nos jours, le peuple méprise l'autorité, mais il la craint, et la peur arrache delui plus que ne donnaient jadis le respect et l'amour.

J'aperçois que nous avons détruit les existences individuelles qui pouvaient lutterséparément contre la tyrannie; mais je vois le gouvernement qui hérite seul de toutesles prérogatives arrachées à des familles, à des corporations ou à des hommes: à laforce quelquefois oppressive, mais souvent conservatrice, d'un petit nombre decitoyens, a donc succédé la faiblesse de tous.

La division des fortunes a diminué la distance qui séparait le pauvre du riche;mais en se rapprochant, ils semblent avoir trouvé des raisons nouvelles de se haïr, etjetant l'un sur l'autre des regards pleins de terreur et d'envie, ils se repoussentmutuellement du pouvoir; pour l'un comme pour l'autre, l'idée des droits n'existepoint, et la force leur apparaît, à tous les deux, comme la seule raison du présent, etl'unique garantie de l'avenir.

Le pauvre a gardé la plupart des préjugés de ses pères, sans leurs croyances; leurignorance, sans leurs vertus; il a admis, pour règle de ses actions, la doctrine del'intérêt, sans en connaître la science, et son égoïsme est aussi dépourvu de lumièresque l'était jadis son dévouement.

La société est tranquille, non point parce qu'elle a la conscience de sa force et deson bien-être, mais au contraire parce qu'elle se croit faible et infirme; elle craint demourir en faisant un effort: chacun sent le mal, mais nul n'a le courage et l'énergienécessaires pour chercher le mieux; on a des désirs, des regrets, des chagrins et desjoies qui ne produisent rien de visible, ni de durable, semblables à des passions devieillards qui n'aboutissent qu'à l'impuissance.

Ainsi nous avons abandonné ce que l'état ancien pouvait présenter de bon, sansacquérir ce que l'état actuel pourrait offrir d'utile; nous avons détruit une société aris-tocratique, et, nous arrêtant complaisamment au milieu des débris de l'ancien édifice,nous semblons vouloir nous y fixer pour toujours.

Ce qui arrive dans le monde intellectuel n'est pas moins déplorable.

Gênée dans sa marche ou abandonnée sans appui à ses passions désordonnées, ladémocratie de France a renversé tout ce qui se rencontrait sur son passage, ébranlantce qu'elle ne détruisait pas. On ne l'a point vue s'emparer peu à peu de la société, afind'y établir paisiblement son empire; elle n'a cessé, de marcher au milieu des désordreset de l'agitation d'un combat . Animé par la chaleur de la lutte, poussé au-delà deslimites naturelles de son opinion par les opinions et les excès de ses adversaires,chacun perd de vue l'objet même de ses poursuites et tient un langage qui répond malà ses vrais sentiments et à ses instincts secrets.

De là l'étrange confusion dont nous sommes forcés d'être les témoins.

Je cherche en vain dans mes souvenirs, je ne trouve rien qui mérite d'exciter plusde douleur et plus de pitié que ce qui se passe sous nos yeux; il semble qu'on ait brisé

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 14

de nos jours le lien naturel qui unit les opinions aux goûts et les actes aux croyances;la sympathie qui s'est fait remarquer de tout temps entre les sentiments et les idées deshommes paraît détruite, et l'on dirait que toutes les lois de l'analogie morale sontabolies.

On rencontre encore parmi nous des chrétiens pleins de zèle, dont l'âme religieuseaime à se nourrir des vérités de l'autre vie; ceux-là vont s'animer sans doute en faveurde la liberté humaine, source de toute grandeur morale. Le christianisme, qui a rendutous les hommes égaux devant Dieu, ne répugnera pas à voir tous les citoyens égauxdevant la loi. Mais, par un concours d'étranges événements, la religion se trouvemomentanément engagée au milieu des puissances que la démocratie renverse, et illui arrive souvent de repousser l'égalité qu'elle aime, et de maudire la liberté commeun adversaire, tandis qu'en la prenant par la main, elle pourrait en sanctifier lesefforts.

À côté de ces hommes religieux, j'en découvre d'autres dont les regards sonttournés vers la terre plutôt que vers le ciel; partisans de la liberté, non seulementparce qu'ils voient en elle l'origine des plus nobles vertus, mais surtout parce qu'ils laconsidèrent comme la source des plus grands biens, ils désirent sincèrement assurerson empire et faire goûter aux hommes ses bienfaits: je comprends que ceux-là vontse hâter d'appeler la religion à leur aide, car ils doivent savoir qu'on ne peut établir lerègne de la liberté sans celui des mœurs, ni fonder les mœurs sans les croyances; maisils ont aperçu la religion dans les rangs de leurs adversaires, c'en est assez pour eux:les uns l'attaquent, et les autres n'osent la défendre.

Les siècles passés ont vu des âmes basses et vénales préconiser l'esclavage, tandisque des esprits indépendants et des cœurs généreux luttaient sans espérance poursauver la liberté humaine. Mais on rencontre souvent, de nos jours, des hommesnaturellement nobles et fiers, dont les opinions sont en opposition directe avec leursgoûts, et qui vantent la servilité et la bassesse qu'ils n'ont jamais connues pour eux-mêmes. Il en est d'autres, au contraire, qui parlent de la liberté comme s'ils pouvaientsentir ce qu'il y a de saint et de grand en elle, et qui réclament bruyamment en faveurde l'humanité des droits qu'ils ont toujours méconnus.

J'aperçois des hommes vertueux et paisibles que leurs mœurs pures, leurs habitu-des tranquilles, leur aisance et leurs lumières placent naturellement à la tête despopulations qui les environnent. Pleins d'un amour sincère pour la patrie, ils sont prêtsà faire pour elle de grands sacrifices: cependant la civilisation trouve souvent en euxdes adversaires; ils confondent ses abus avec ses bienfaits, et dans leur esprit l'idée dumal est indissolublement unie à celle du nouveau.

Près de là j'en vois d'autres qui, au nom des progrès, s'efforçant de matérialiserl'homme, veulent trouver l'utile sans s'occuper du juste, la science loin des croyances,et le bien-être séparé de la vertu: ceux-là se sont dits les champions de la civilisationmoderne, et ils se mettent insolemment à sa tête, usurpant une place qu'on leur aban-donne et dont leur indignité les repousse.

0ù sommes-nous donc?

Les hommes religieux combattent la liberté, et les amis de la liberté attaquent lesreligions; des esprits nobles et généreux vantent l'esclavage, et des âmes basses etserviles préconisent l'indépendance; des citoyens honnêtes et éclairés sont ennemis de

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tous les progrès, tandis que des hommes sans patriotisme et sans mœurs se font lesapôtres de la civilisation et des lumières!

Tous les siècles ont-ils donc ressemblé au nôtre? L'homme a-t-il toujours eu sousles yeux, comme de nos jours, un monde où rien ne s'enchaîne, où la vertu est sansgénie, et le génie sans honneur; où l'amour de l'ordre se confond avec le goût destyrans et le culte saint de la liberté avec le mépris des lois; où la conscience ne jettequ'une clarté douteuse sur les actions humaines; où rien ne semble plus défendu, nipermis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux?

Penserai-je que le Créateur a fait l'homme pour le laisser se débattre sans fin aumilieu des misères intellectuelles qui nous entourent? Je ne saurais le croire: Dieuprépare aux sociétés européennes un avenir plus fixe et plus calme; j'ignore ses des-seins, mais je ne cesserai pas d'y croire parce que je ne puis les pénétrer, et j'aimeraimieux douter de mes lumières que de sa justice.

Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont je parle sembleavoir à peu près atteint ses limites naturelles; elle s'y est opérée d'une manière simpleet facile, ou plutôt on peut dire que ce pays voit les résultats de la révolution démo-cratique qui s'opère parmi nous, sans avoir eu la révolution elle-même.

Les émigrants qui vinrent se fixer en Amérique au commencement du XVIIesiècle dégagèrent en quelque façon le principe de la démocratie de tous ceux contrelesquels il luttait dans le sein des vieilles sociétés de l'Europe, et ils le transplantèrentseul sur les rivages du nouveau monde. Là, il a pu grandir en liberté, et, marchantavec les mœurs, se développer paisiblement dans les lois.

Il me paraît hors de doute que tôt ou tard nous arriverons, comme les Américains,à l'égalité presque complète des conditions. je ne conclus point de là que nous soyonsappelés un jour à tirer nécessairement, d'un pareil état social, les conséquencespolitiques que les Américains en ont tirées. Je suis très loin de croire qu'ils aienttrouvé la seule forme de gouvernement que puisse se donner la démocratie; mais ilsuffit que dans les deux pays la cause génératrice des lois et des mœurs soit la même,pour que nous ayons un intérêt immense à savoir ce qu'elle a produit dans chacund'eux.

Ce n'est donc pas seulement pour satisfaire une curiosité, d'ailleurs légitime, quej'ai examiné l'Amérique; j'ai voulu y trouver des enseignements dont nous puissionsprofiter. On se tromperait étrangement si l'on pensait que j'aie voulu faire unpanégyrique; quiconque lira ce livre sera bien convaincu que tel n'a point été mondessein; mon but n'a pas été non plus de préconiser telle forme de gouvernement engénéral; car je suis du nombre de ceux qui croient qu'il n'y a presque jamais de bontéabsolue dans les lois; je n'ai même pas prétendu juger si la révolution sociale, dont lamarche me semble irrésistible, était avantageuse ou funeste à l'humanité; j'ai admiscette révolution comme un fait accompli ou prêt à s'accomplir, et, parmi les peuplesqui l'ont vue s'opérer dans leur sein, j'ai cherché celui chez lequel elle a atteint ledéveloppement le plus complet et le plus paisible, afin d'en discerner clairement lesconséquences naturelles, et d'apercevoir, s'il se peut, les moyens de la rendre profita-ble aux hommes. J'avoue que dans l'Amérique j'ai vu plus que l'Amérique; j'y aicherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, deses préjugés, de ses passions; j'ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir dumoins ce que nous devions espérer ou craindre d'elle.

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Dans la première partie de cet ouvrage, j'ai donc essayé de montrer la directionque la démocratie, livrée en Amérique a ses penchants et abandonnée presque sanscontrainte à ses instincts, donnait naturellement aux lois, la marche qu'elle imprimaitau gouvernement, et en général la puissance qu'elle obtenait sur les affaires. J'ai voulusavoir quels étaient les biens et les maux produits par elle. J'ai recherché de quellesprécautions les Américains avaient fait usage pour la diriger, et quelles autres ilsavaient omises, et j'ai entrepris de distinguer les causes qui lui permettent de gouver-ner la société.

Mon but était de peindre dans une seconde partie l'influence qu'exercent enAmérique l'égalité des conditions et le gouvernement de la démocratie sur la sociétécivile, sur les habitudes, les idées et les mœurs; mais je commence à me sentir moinsd'ardeur pour l'accomplissement de ce dessein. Avant que je puisse fournir ainsi latâche que je m'étais proposée, mon travail sera devenu presque inutile. Un autre doitbientôt montrer aux lecteurs les principaux traits du caractère américain, et, cachantsous un voile léger la gravité des tableaux, prêter à la vérité des charmes dont jen'aurais pu la parer 1.

Je ne sais si j'ai réussi à faire connaître ce que j'ai vu en Amérique, mais je suisassuré d'en avoir eu sincèrement le désir, et de n'avoir jamais cédé qu'à mon insu aubesoin d'adapter les faits aux idées, au lieu de soumettre les idées aux faits.

Lorsqu'un point pouvait être établi à l'aide de documents écrits, j'ai eu soin derecourir aux textes originaux et aux ouvrages les plus authentiques et les plusestimés 2. J'ai indiqué mes sources en notes, et chacun pourra les vérifier. Quand ils'est agi d'opinions, d'usages politiques, d'observations de mœurs, j'ai cherché àconsulter les hommes les plus éclairés. S'il arrivait que la chose fût importante oudouteuse, je ne me contentais pas d'un témoin, mais je ne me déterminais que surl'ensemble des témoignages.

Ici il faut nécessairement que le lecteur me croie sur parole. J'aurais souvent puciter à l'appui de ce que j'avance l'autorité de noms qui lui sont connus, ou qui dumoins sont dignes de l'être; mais je me suis gardé de le faire. L'étranger apprend sou-vent auprès du foyer de son hôte d'importantes vérités, que celui-ci déroberait peut-être a l'amitié; on se soulage avec lui d'un silence obligé; on ne craint pas son indis-crétion, parce qu'il passe. Chacune de ces confidences était enregistrée par moi

1 À l'époque où je publiai la première édition de cet ouvrage, M. Gustave de Beaumont, mon

compagnon de voyage en Amérique, travaillait encore à son livre intitulé Marie, ou l'Esclavageaux États-Unis, qui a para depuis. Le but principal de M. de Beaumont a été de mettre en relief etde faire connaître la situation des Nègres au milieu de la société anglo-américaine. Son ouvragejettera une vive et nouvelle lumière sur la question de l'esclavage, question vitale pour lesrépubliques unies. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que le livre de M. de Beaumont,après avoir vivement intéressé ceux qui voudront y puiser des émotions et y chercher des tableaux,doit obtenir un succès plus solide et plus durable encore parmi les lecteurs qui, avant tout, désirentdes aperçus vrais et de profondes vérités

2 Les documents législatifs et administratifs m'ont été fournis avec une obligeance dont le souvenirexcitera toujours ma gratitude. Parmi les fonctionnaires américains qui ont ainsi favorisé mesrecherches, je citerai surtout M, Edward Livingston, alors secrétaire d'État (maintenant ministreplénipotentiaire à Paris). Durant mon séjour au sein du Congrès, M. Livingston voulut bien mefaire remettre la plupart des documents que je possède, relativement au gouvernement fédéral. M.Livingston est un de ces hommes rares qu'on aime en lisant leurs écrits, qu'on admire et qu'onhonore avant même de les connaître, et auxquels on est heureux de devoir de la reconnaissance.

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aussitôt que reçue, mais elles ne sortiront jamais de mon portefeuille; j'aime mieuxnuire au succès de mes récits que d'ajouter mon nom à la liste de ces voyageurs quirenvoient des chagrins et des embarras en retour de la généreuse hospitalité qu'ils ontreçue.

Je sais que, malgré mes soins, rien ne sera plus facile que de critiquer ce livre, sipersonne songe jamais à le critiquer.

Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense, dans l'ouvrage entier,une pensée mère qui enchaîne, pour ainsi dire, toutes ses parties. Mais la diversité desobjets que j'ai eus à traiter est très grande, et celui qui entreprendra d'opposer un faitisolé à l'ensemble des faits que je cite, une idée détachée à l'ensemble des idées, yréussira sans peine. Je voudrais donc qu'on me fit la grâce de me lire dans le mêmeesprit qui a présidé à mon travail, et qu'on jugeât ce livre par l'impression généralequ'il laisse, comme je me suis décidé moi-même, non par telle raison, mais par lamasse des raisons.

Il ne faut pas non plus oublier que l'auteur qui veut se faire comprendre est obligéde pousser chacune de ses idées dans toutes leurs conséquences théoriques, et souventjusqu'aux limites du faux et de l'impraticable; car s'il est quelquefois nécessaire des'écarter des règles de la logique dans les actions, on ne saurait le faire de même dansles discours, et l'homme trouve presque autant de difficultés à être inconséquent dansses paroles qu'il en rencontre d'ordinaire à être conséquent dans ses actes. Je finis ensignalant moi-même ce qu'un grand nombre de lecteurs considérera comme le défautcapital de l'ouvrage. Ce livre ne se met précisément à la suite de personne; enl'écrivant, je n'ai entendu servir ni combattre aucun parti; j'ai entrepris de voir, nonpas autrement, mais plus loin que les partis; et tandis qu'ils s'occupent du lendemain,j'ai voulu songer à l'avenir.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 18

De la Démocratie en Amérique I

Première partie

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 19

De la Démocratie en Amérique IPremière partie

CHAPITRE IConfiguration extérieurede l'Amérique du Nord

L'Amérique du Nord divisée en deux vastes régions, l'une descendant vers le pâle, l'autrevers l'équateur. - Vallée du Mississippi. - Traces qu'on y rencontre des révolutions du globe, -Rivage de l'océan Atlantique sur lequel se sont fondées les colonies anglaises. - Différentaspect que présentaient l'Amérique du Sud et l'Amérique du Nord à l'époque de la découverte.- Forêts de l'Amérique du Nord. - Prairies. - Tribus errantes des indigènes. – Leur extérieur,leurs mœurs, leurs langues. - Traces d'un peuple inconnu.

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L'Amérique du Nord présente, dans sa configuration extérieure, des traits géné-raux qu'il est facile de discerner au premier coup d’œil.

Une sorte d'ordre méthodique y a présidé à la séparation des terres et des eaux,des montagnes et des vallées. Un arrangement simple et majestueux s'y révèle aumilieu même de la confusion des objets et parmi l'extrême variété des tableaux.

Deux vastes régions la divisent d'une manière presque égale.

L'une a pour limite, au septentrion, le pôle arctique; à l'est, à l'ouest, les deuxgrands océans. Elle s'avance ensuite vers le midi, et forme un triangle dont les côtésirrégulièrement tracés se rencontrent enfin au-dessous des grands lacs du Canada.

Le seconde commence où finit la première, et s'étend sur tout le reste du conti-nent.

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L'une est légèrement inclinée vers le pôle, l'autre vers l'équateur.

Les terres comprises dans la première région descendent au nord par une pente siinsensible, qu'on pourrait presque dire qu'elles forment un plateau. Dans l'intérieur decet immense terre-plein on ne rencontre ni hautes montagnes ni profondes vallées.

Les eaux y serpentent comme au hasard; les fleuves s'y entremêlent, se joignent,se quittent, se retrouvent encore, se perdent dans mille marais, s'égarent à chaqueinstant au milieu d'un labyrinthe humide qu'ils ont créé, et ne gagnent enfin qu'aprèsd'innombrables circuits les mers polaires. Les grands lacs qui terminent cette premièrerégion ne sont pas encaissés, comme la plupart de ceux de l'ancien monde, dans descollines ou des rochers; leurs rives sont plates et ne s'élèvent que de quelques piedsau-dessus du niveau de l'eau. Chacun d'eux forme donc comme une vaste coupe rem-plie jusqu'aux bords: les plus légers changements dans la structure du globeprécipiteraient leurs ondes du côté du pôle ou vers la mer des tropiques.

La seconde région est plus accidentée et mieux préparée pour devenir la demeurepermanente de l'homme; deux longues chaînes de montagnes la partagent dans toutesa longueur: l'une, sous le nom d'Alleghanys, suit les bords de l'océan Atlantique;l'autre court parallèlement à la mer du Sud.

L'espace renfermé entre les deux chaînes de montagnes comprend 228 843 lieuescarrées 1. Sa superficie est donc environ six fois plus grande que celle de la France 2.

Ce vaste territoire ne forme cependant qu'une seule vallée, qui, descendant dusommet arrondi des Alleghanys, remonte, sans rencontrer d'obstacles, jusqu'aux ci-mes des montagnes Rocheuses.

Au fond de la vallée coule un fleuve immense. C'est vers lui qu'on voit accourirde toutes parts les eaux qui descendent des montagnes.

Jadis les Français l'avaient appelé le fleuve Saint-Louis, en mémoire de la patrieabsente; et les Indiens, dans leur pompeux langage, l'ont nommé le Père des eaux, oule Mississippi.

Le Mississippi prend sa source sur les limites des deux grandes régions dont j'aiparlé plus haut, vers le sommet du plateau qui les sépare.

Près de lui naît un autre fleuve 3 qui va se décharger dans les mers polaires. LeMississippi lui-même semble quelque temps incertain du chemin qu'il doit prendre:plusieurs fois il revient sur ses pas, et ce n'est qu'après avoir ralenti son cours au seinde lacs et de marécages qu'il se décide enfin et trace lentement sa route vers le midi.

1 1 341 649 milles. Voyez Darby's View of the United States, p. 469. J'ai réduit ces milles en lieues

de 2 000 toises.2 La France a 35 181 lieues carrées.3 La rivière Rouge

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Tantôt tranquille au fond du lit argileux que lui a creusé la nature, tantôt gonflépar les orages, le Mississippi arrose plus de mille lieues dans son cours 1.

Six cents lieues 2 au-dessus de son embouchure, le fleuve a déjà une profondeurmoyenne de 15 pieds, et des bâtiments de 300 tonneaux le remontent pendant unespace de près de deux cents lieues.

Cinquante-sept grandes rivières navigables viennent lui apporter leurs eaux. Oncompte, parmi les tributaires du Mississippi, un fleuve de 1 300 lieues de cours 3, unde 900 4, un de 600 5, un de 500 6, quatre de 200 7, sans parler d'une multitude innom-brable de ruisseaux qui accourent de toutes parts se perdre dans son sein.

La vallée que le Mississippi arrose semble avoir été créée pour lui seul; il ydispense à volonté le bien et le mal, et il en est comme le dieu. Aux environs dufleuve, la nature déploie une inépuisable fécondité; à mesure qu'on s'éloigne de sesrives, les forces végétales s'épuisent, les terrains s'amaigrissent, tout languit ou meurt.Nulle part les grandes convulsions du globe n'ont laissé de traces plus évidentes quedans la vallée du Mississippi. L'aspect tout entier du pays y atteste le travail des eaux.Sa stérilité comme son abondance est leur ouvrage. Les flots de l'océan primitif ontaccumulé dans le fond de la vallée d'énormes couches de terre végétale qu'ils ont eu letemps d'y niveler. On rencontre sur la rive droite du fleuve des plaines immenses,unies comme la surface d'un champ sur lequel le laboureur aurait fait passer sonrouleau. A mesure qu'on approche des montagnes, le terrain, au contraire, devient deplus en plus inégal et stérile; le sol y est, pour ainsi dire, percé en mille endroits, etdes roches primitives apparaissent çà et là, comme les os d'un squelette après que letemps a consumé autour d'eux les muscles et les chairs. Un sable granitique, despierres irrégulièrement taillées couvrent la surface de la terre; quelques plantespoussent à grand-peine leurs rejetons à travers ces obstacles; on dirait un champfertile couvert des débris d'un vaste édifice. En analysant ces pierres et ce sable, il estfacile, en effet, de remarquer une analogie parfaite entre leurs substances et celles quicomposent les cimes arides et brisées des montagnes Rocheuses. Après avoirprécipité la terre dans le fond de la vallée, les eaux ont sans doute fini par entraîneravec elles une partie des roches elles-mêmes; elles les ont roulées sur les pentes lesplus voisines; et, après les avoir broyées les unes contre les autres, elles ont parseméla base des montagnes de ces débris arrachés à leurs sommets.

La vallée du Mississippi est, à tout prendre, la plus magnifique demeure que Dieuait jamais préparée pour l'habitation de l'homme, et pourtant on peut dire qu'elle neforme encore qu'un vaste désert.

Sur le versant oriental des Alleghanys, entre le pied de ces montagnes et l'océanAtlantique, s'étend une longue bande de roches et de sable que la mer semble avoiroubliée en se retirant. Ce territoire n'a que 48 lieues de largeur moyenne 8, mais il 1 2 500 milles, 1 032 lieues. Voyez Description des États-Unis, par Warden, vol. I, p. 166.2 1 364 milles, 563 lieues. Voyez id., vol. I, p. 169.3 Le Missouri. Voyez id., vol. 1, p. 132 (1 278 lieues).4 L'Arkansas. Voyez id., vol. 1, p. 188 (877 lieues).5 La rivière Rouge. Voyez id., vol. 1, p. 190 (598 lieues).6 L'Ohio. Voyez id., vol. 1, p. 192 (490 lieues).7 L'Illinois, le Saint-Pierre, le Saint-François, la Moingona. Dans les mesures ci-dessus, j'ai pris

pour base le mille légal (Statute mile) et la lieue de poste de 2 000 toises.8 100 milles.

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compte 390 lieues de longueur 1. Le sol, dans cette partie du continent américain, nese prête qu'avec peine aux travaux du cultivateur. La végétation y est maigre etuniforme.

C'est sur cette côte inhospitalière que se sont d'abord concentrés les efforts del'industrie humaine. Sur cette langue de terre aride sont nées et ont grandi les coloniesanglaises qui devaient devenir un jour les États-Unis d'Amérique. C'est encore là quese trouve aujourd'hui le foyer de la puissance, tandis que sur les derrières s'assemblentpresque en secret les véritables éléments du grand peuple auquel appartient sans doutel'avenir du continent.

Quand les Européens abordèrent les rivages des Antilles, et plus tard les côtes del'Amérique du Sud, ils se crurent transportés dans les régions fabuleuses qu'avaientcélébrées les poètes. La mer étincelait des feux du tropique; la transparence extra-ordinaire de ses eaux découvrait pour la première fois, aux yeux du navigateur, laprofondeur des abîmes 2. Çà et là se montraient de petites îles parfumées quisemblaient flotter comme des corbeilles de fleurs sur la surface tranquille de l'Océan.Tout ce qui, dans ces lieux enchantés, s'offrait à la vue, semblait préparé pour lesbesoins de l'homme, ou calculé pour ses plaisirs. La plupart des arbres étaient chargésde fruits nourrissants, et les moins utiles à l'homme charmaient ses regards par l'éclatet la variété de leurs couleurs. Dans une forêt de citronniers odorants, de figuierssauvages, de myrtes à feuilles rondes, d'acacias et de lauriers-roses, tous entrelacéspar des lianes fleuries, une multitude d'oiseaux inconnus à l'Europe faisaient étincelerleurs ailes de pourpre et d'azur, et mêlaient le concert de leurs voix aux harmoniesd'une nature pleine de mouvement et de vie.

La mort était cachée sous ce manteau brillant; mais on ne l'apercevait point alors,et il régnait d'ailleurs dans l'air de ces climats je ne sais quelle influence énervante quiattachait l'homme au présent et le rendait insouciant de l'avenir.

L'Amérique du Nord parut sous un autre aspect: tout y était grave, sérieux, solen-nel; on eût dit qu'elle avait été créée pour devenir le domaine de l'intelligence, commel'autre la demeure des sens.

Un océan turbulent et brumeux enveloppait ses rivages; des rochers granitiques oudes grèves de sable lui servaient de ceinture; les bois qui couvraient ses rives étalaientun feuillage sombre et mélancolique; on n'y voyait guère croître que le pin, le mélèze,le chêne vert, l'olivier sauvage et le laurier.

Après avoir pénétré à travers cette première enceinte, on entrait sous les ombragesde la forêt centrale; là se trouvaient confondus les plus grands arbres qui croissent surles deux hémisphères. Le platane, le catalpa, l'érable à sucre et le peuplier de Virginieentrelaçaient leurs branches avec celles du chêne, du hêtre et du tilleul .

1 Environ 900 milles.2 Les eaux sont si transparentes dans la mer des Antilles, dit Malte-Brun, vol. V, p. 726, qu'on

distingue les coraux et les poissons à 60 brasses de profondeur. Le vaisseau semble planer dansl'air; une sorte de vertige saisit le voyageur dont I'œil plonge à travers le fluide cristallin au milieudes jardins sous-marins où des coquillages et des poissons dorés brillent parmi les touffes de fucuset des bosquets d'algues marines.

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Comme dans les forêts soumises au domaine de l'homme, la mort frappait ici sansrelâche; mais personne ne se chargeait d'enlever les débris qu'elle avait faits. Ilss'accumulaient donc les uns sur les autres: le temps ne pouvait suffire à les réduireassez vite en poudre et à préparer de nouvelles places. Mais, au milieu même de cesdébris, le travail de la reproduction se poursuivait sans cesse. Des plantes grimpanteset des herbes de toute espèce se faisaient jour à travers les obstacles; elles rampaientle long des arbres abattus, s'insinuaient dans leur poussière, soulevaient et brisaientl'écorce flétrie qui les couvrait encore, et frayaient un chemin à leurs jeunes rejetons.Ainsi la mort venait en quelque sorte y aider à la vie. L'une et l'autre étaient en pré-sence, elles semblaient avoir voulu mêler et confondre leurs oeuvres.

Ces forêts recelaient une obscurité profonde; mille ruisseaux, dont l'industrie hu-maine n'avait point encore dirigé le cours, y entretenaient une éternelle humidité. Àpeine y voyait-on quelques fleurs, quelques fruits sauvages, quelques oiseaux.

La chute d'un arbre renversé par l'âge, la cataracte d'un fleuve, le mugissement desbuffles et le sifflement des vents y troublaient seuls le silence de la nature.

À l'est du grand fleuve, les bois disparaissaient en partie; à leur place s'étendaientdes prairies sans bornes. La nature, dans son infinie variété, avait-elle refusé la se-mence des arbres à ces fertiles campagnes, ou plutôt la forêt qui les couvrait avait-elleété détruite jadis par la main de l'homme? C'est ce que les traditions ni les recherchesde la science n'ont pu découvrir.

Ces immenses déserts n'étaient pas cependant entièrement privés de la présencede l'homme; quelques peuplades erraient depuis des siècles sous les ombrages de laforêt ou parmi les pâturages de la prairie. A partir de l'embouchure du Saint-Laurentjusqu'au delta du Mississippi, depuis l'océan Atlantique jusqu'à la mer du Sud, cessauvages avaient entre eux des points de ressemblance qui attestaient leur communeorigine. Mais, du reste, ils différaient de toutes les races connues 1 : ils n'étaient niblancs comme les Européens, ni jaunes comme la plupart des Asiatiques, ni noirscomme les Nègres; leur peau était rougeâtre, leurs cheveux longs et luisants, leurslèvres minces et les pommettes de leurs joues très saillantes. Les langues que par-laient les peuplades sauvages de l'Amérique différaient entre elles par les mots, maistoutes étaient soumises aux mêmes règles grammaticales. Ces règles s'écartaient enplusieurs points de celles qui jusque-là avaient paru présider à la formation dulangage parmi les hommes.

L'idiome des Américains semblait le produit de combinaisons nouvelles; il annon-çait de la part de ses inventeurs un effort d'intelligence dont les Indiens de nos joursparaissent peu capables.

L'état social de ces peuples différait aussi sous plusieurs rapports de ce qu'onvoyait dans l'Ancien Monde: on eût dit qu'ils s'étaient multipliés librement au sein deleurs déserts, sans contact avec des races plus civilisées que la leur. On ne rencontrait

1 On a découvert depuis quelques ressemblances entre la conformation physique, la langue et les

habitudes des Indiens de l'Amérique du Nord et celles des Toungouzes, des Mandchous, desMongols, des Tatars et autres tribus nomades de l'Asie. Ces derniers occupent une positionrapprochée du détroit de Behring, ce qui permet de supposer qu'à une époque ancienne ils ont puvenir peupler le continent désert de l'Amérique. Mais la science n'est pas encore parvenue àéclaircir ce point. Voyez sur cette question Malte-Brun, vol. V; les ouvrages de M. de Humboldt;Fischer, Conjectures sur l'origine des Américains; Adair, History of the American Indians .

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donc point chez eux ces notions douteuses et incohérentes du bien et du mal, cettecorruption profonde qui se mêle d'ordinaire à l'ignorance et à la rudesse des mœurs,chez les nations policées qui sont redevenues barbares. L'Indien ne devait rien qu'àlui-même: ses vertus, ses vices, ses préjugés étaient son propre ouvrage; il avaitgrandi dans l'indépendance sauvage de sa nature.

La grossièreté des hommes du peuple, dans les pays policés, ne vient pas seule-ment de ce qu'ils sont ignorants et pauvres, mais de ce qu'étant tels, ils se trouventjournellement en contact avec des hommes éclairés et riches.

La vue de leur infortune et de leur faiblesse, qui vient chaque jour contraster avecle bonheur et la puissance de quelques-uns de leurs semblables, excite en mêmetemps dans leur cœur de la colère et de la crainte; le sentiment de leur infériorité et deleur dépendance les irrite et les humilie. Cet état intérieur de l'âme se reproduit dansleurs mœurs, ainsi que dans leur langage, ils sont tout à la fois insolents et bas.

La vérité de ceci se prouve aisément par l'observation. Le peuple est plus grossierdans les pays aristocratiques que partout ailleurs, dans les cités opulentes que dans lescampagnes.

Dans ces lieux, où se rencontrent des hommes si forts et si riches, les faibles et lespauvres se sentent comme accablés de leur bassesse; ne découvrant aucun point parlequel ils puissent regagner l'égalité, ils désespèrent entièrement d'eux-mêmes et selaissent tomber au-dessous de la dignité humaine,

Cet effet fâcheux du contraste des conditions ne se retrouve point dans la viesauvage: les Indiens, en même temps qu'ils sont tous ignorants et pauvres, sont touségaux et libres.

Lors de l'arrivée des Européens, l'indigène de l'Amérique du Nord ignorait encorele prix des richesses et se montrait indifférent au bien-être que l'homme civiliséacquiert avec elles. Cependant on n'apercevait en lui rien de grossier; il régnait aucontraire dans ses façons d'agir une réserve habituelle et une sorte de politesse aristo-cratique.

Doux et hospitalier dans la paix, impitoyable dans la guerre, au-delà même desbornes connues de la férocité humaine, l'Indien s'exposait à mourir de faim poursecourir l'étranger qui frappait le soir à la porte de sa cabane, et il déchirait de ses pro-pres mains les membres palpitants de son prisonnier. Les plus fameuses républiquesantiques n'avaient jamais admiré de courage plus ferme, d'àmes plus orgueilleuses, deplus intraitable amour de l'indépendance, que n'en cachaient alors les bois sauvagesdu nouveau monde 1. Les Européens ne produisirent que peu d'impression en abor-dant sur les rivages de l'Amérique du Nord; leur présence ne fit naître ni envie nipeur. Quelle prise pouvaient-ils avoir sur de pareils hommes? L'Indien savait vivre

1 On a vu chez les Iroquois, attaqués par des forces supérieures, dit le président Jefferson (Notes sur

la Virginie, p. 148), les vieillards dédaigner de recourir à la fuite ou de survivre à la destruction deleur pays, et braver la mort, comme les anciens Romains dans le sac de Rome par les Gaulois. Plusloin, p. 150: « Il n'y a point d'exemple, dit-il, d'un Indien tombé au pouvoir de ses ennemis, qui aitdemandé la vie. On voit, au contraire, le prisonnier rechercher, pour ainsi dire, la mort des mainsde ses vainqueurs, en les insultant et les provoquant de toutes les manières. »

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sans besoins, souffrir sans se plaindre, et mourir en chantant 1. Comme tous les autresmembres de la grande famille humaine, ces sauvages croyaient du reste à l'existenced'un monde meilleur et adoraient sous différents noms le Dieu créateur de l'univers.Leurs notions sur les grandes vérités intellectuelles étaient en général simples etphilosophiques.

Quelque primitif que paraisse le peuple dont nous traçons ici le caractère, on nesaurait pourtant douter qu'un autre peuple plus civilisé, plus avancé en toutes chosesque lui, ne l'eût précédé dans les mêmes régions.

Une tradition obscure, mais répandue chez la plupart des tribus indiennes desbords de l'Atlantique, nous enseigne que jadis la demeure de ces mêmes peupladesavait été placée à l'ouest du Mississippi. Le long des rives de l'Ohio et dans toute lavallée centrale, on trouve encore chaque jour des monticules élevés par la main del'homme. Lorsqu'on creuse jusqu'au centre de ces monuments, on ne manque guère,dit-on, de rencontrer des ossements humains, des instruments étranges, des armes, desustensiles de tous genres faits d'un métal, ou rappelant des usages ignorés des racesactuelles.

Les Indiens de nos jours ne peuvent donner aucun renseignement sur l'histoire dece peuple inconnu. Ceux qui vivaient il y a trois cents ans, lors de la découverte del'Amérique, n'ont rien dit non plus dont on puisse inférer même une hypothèse. Lestraditions, ces monuments périssables et sans cesse renaissants du monde primitif, nefournissent aucune lumière. Là, cependant, ont vécu des milliers de nos semblables;on ne saurait en douter. Quand y sont-ils venus, quelle a été leur origine, leur desti-née, leur histoire ? Quand et comment ont-ils péri? Nul ne pourrait le dire.

Chose bizarre! il y a des peuples qui sont si complètement disparus de la terre,que le souvenir même de leur nom s'est effacé; leurs langues sont perdues, leur gloires'est évanouie comme un son sans écho; mais je ne sais s'il en est un seul qui n'ait pasau moins laissé un tombeau en mémoire de son passage. Ainsi, de tous les ouvragesde l'homme, le plus durable est encore celui qui retrace le mieux son néant et sesmisères!

Quoique le vaste pays qu'on vient de décrire fût habité par de nombreuses tribusd'indigènes, on peut dire avec justice qu'à l'époque de la découverte il ne formaitencore qu'un désert. Les Indiens l'occupaient, mais ne le possédaient pas. C'est parl'agriculture que l'homme s'approprie le sol, et les premiers habitants de l'Amériquedu Nord vivaient du produit de la chasse. Leurs implacables préjugés, leurs passionsindomptées, leurs vices, et plus encore peut-être leurs sauvages vertus, les livraient àune destruction inévitable. La ruine de ces peuples a commencé du jour où lesEuropéens ont abordé sur leurs rivages; elle a toujours continué depuis; elle achève des'opérer de nos jours. La Providence, en les plaçant au milieu des richesses dunouveau monde, semblait ne leur en avoir donné qu'un court usufruit; ils n'étaient là,en quelque sorte, qu'en attendant. Ces côtes, si bien préparées pour le commerce etl'industrie, ces fleuves si profonds, cette inépuisable vallée du Mississippi, ce

1 Voyez Histoire de la Lousiane, par Lepage-Dupratz; CharIevoix, Histoire de la Nouvelle-France;

Lettres du R. Hecwelder , Transactions of the American philosophical Society, v. 1 ; Jefferson,Notes sur la Virginie, pp. 135-190. Ce que dit Jefferson est surtout d'un grand poids, à cause dumérite personnel de l'écrivain, de sa position particulière, et du siècle positif et exact dans lequel ilécrivait.

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continent tout entier, apparaissaient alors comme le berceau encore vide d'une grandenation .

C'est là que les hommes civilisés devaient essayer de bâtir la société sur desfondements nouveaux, et qu'appliquant pour la première fois des théories jusqu'alorsinconnues ou réputées inapplicables, ils allaient donner au monde un spectacle auquell'histoire du passé ne l'avait pas préparé.

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De la Démocratie en Amérique IPremière partie

CHAPITRE IIDu point de départ et de son importancepour l'avenir des Anglo-Américains

Utilité de connaître le point de départ des peuples pour comprendre leur état social etleurs lois. -L'Amérique est le seul pays où l'on ait pu apercevoir clairement le point de départd'un grand peuple. - En quoi tous les hommes qui vinrent peupler l'Amérique anglaise seressemblaient. - En quoi ils différaient. - Remarque applicable à tous les Européens quivinrent s'établir sur le rivage du nouveau monde. - Colonisation de la Virginie. - Id. de laNouvelle-Angleterre. - Caractère original des premiers habitants de la Nouvelle-Angleterre. -Leur arrivée. - Leurs premières lois. -Contrat social. - Code pénal emprunté à la législation deMoïse. - Ardeur religieuse. - Esprit républicain. - Union intime de l'esprit de religion et del'esprit de liberté.

Retour à la table des matières

Un homme vient à naître; ses premières années se passent obscurément parmi lesplaisirs ou les travaux de l'enfance. Il grandit; la virilité commence; les portes dumonde s'ouvrent enfin pour le recevoir; il entre en contact avec ses semblables. Onl'étudie alors pour la première fois, et l'on croit voir se former en lui le germe desvices et des vertus de son âge mûr.

C'est là, si je ne me trompe, une grande erreur.

Remontez en arrière; examinez l'enfant jusque dans les bras de sa mère; voyez lemonde extérieur se refléter pour la première fois sur le miroir encore obscur de sonintelligence; contemplez les premiers exemples qui frappent ses regards; écoutez lespremières paroles qui éveillent chez lui les puissances endormies de la pensée; assis-tez enfin aux premières luttes qu'il a à soutenir; et alors seulement vous comprendrez

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d'où viennent les préjugés, les habitudes et les passions qui vont dominer sa vie.L'homme est pour ainsi dire tout entier dans les langes de son berceau.

Il se passe quelque chose d'analogue chez les nations. Les peuples se ressententtoujours de leur origine. Les circonstances qui ont accompagné leur naissance et servià leur développement influent sur tout le reste de leur carrière.

S'il nous était possible de remonter jusqu'aux éléments des sociétés et d'examinerles premiers monuments de leur Histoire, je ne doute pas que nous ne pussions ydécouvrir la cause première des préjugés, des habitudes, des passions dominantes, detout ce qui compose enfin ce qu'on appelle le caractère national; il nous arriverait d'yrencontrer l'explication d'usages qui, aujourd'hui, paraissent contraires aux mœursrégnantes; de lois qui semblent en opposition avec les principes reconnus; d'opinionsincohérentes qui se rencontrent çà et là dans la société, comme ces fragments dechaînes brisées qu'on voit pendre encore quelquefois aux voûtes d'un vieil édifice, etqui ne soutiennent plus rien. Ainsi s'expliquerait la destinée de certains peuplesqu'une force inconnue semble entraîner vers un but qu'eux-mêmes ignorent. Maisjusqu'ici les faits ont manqué à une pareille étude; l'esprit d'analyse n'est venu auxnations qu'à mesure qu'elles vieillissaient, et lorsqu'elles ont enfin songé à contemplerleur berceau, le temps l'avait déjà enveloppé d'un nuage, l'ignorance et l'orgueill'avaient environné de fables, derrière lesquelles se cachait la vérité.

L'Amérique nous est le seul pays où l'on ait pu assister aux développementsnaturels et tranquilles d'une société, et où il ait été possible de préciser l'influenceexercée par le point de départ sur l'avenir des États.

À l'époque où les peuples européens descendirent sur les rivages du NouveauMonde, les traits de leur caractère national étaient déjà bien arrêtés; chacun d'euxavait une physionomie distincte; et comme ils étaient déjà arrivés à ce degré de civili-sation qui porte les hommes à l'étude d'eux-mêmes, ils nous ont transmis le tableaufidèle de leurs opinions, de leurs mœurs et de leurs lois. Les hommes du XVe sièclenous sont presque aussi bien connus que ceux du nôtre. L'Amérique nous montredonc au grand jour ce que l'ignorance ou la barbarie des premiers âges a soustrait ànos regards.

Assez près de l'époque où les sociétés américaines furent fondées, pour connaîtreen détail leurs éléments, assez loin de ce temps pour pouvoir déjà juger ce que cesgermes ont produit, les hommes de nos jours semblent être destinés à voir plus avantque leurs devanciers dans les événements humains. La Providence a mis à notreportée un flambeau qui manquait à nos pères, et nous a permis de discerner, dans ladestinée des nations, des causes premières que l'obscurité du passé leur dérobait.

Lorsque, après avoir étudié attentivement l'histoire de l'Amérique, on examineavec soin son état politique et social, on se sent profondément convaincu de cettevérité: qu'il n'est pas une opinion, pas une habitude, pas une loi, je pourrais dire pasun événement, que le point de départ n'explique sans peine. Ceux qui liront ce livretrouveront donc dans le présent chapitre le germe de ce qui doit suivre et la clef depresque tout l'ouvrage.

Les émigrants qui vinrent, à différentes périodes, occuper le territoire que couvreaujourd'hui l'Union américaine, différaient les uns des autres en beaucoup de points;leur but n'était pas le même, et ils se gouvernaient d'après des principes divers.

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Ces hommes avaient cependant entre eux des traits communs, et ils se trouvaienttous dans une situation analogue.

Le lien du langage est peut-être le plus fort et le plus durable qui puisse unir leshommes. Tous les émigrants parlaient la même langue; ils étaient tous enfants d'unmême peuple. Nés dans un pays qu'agitait depuis des siècles la lutte des partis, et oùles factions avaient été obligées tour à tour de se placer sous la protection des lois,leur éducation politique s'était faite à cette rude école, et on voyait répandus parmieux plus de notions des droits, plus de principes de vraie liberté que chez la plupartdes peuples de l'Europe. À l'époque des premières émigrations, le gouvernement com-munal, ce germe fécond des institutions libres, était déjà profondément entré dans leshabitudes anglaises, et avec nous lui le dogme de la souveraineté du peuple s'étaitintroduit au sein même de la monarchie des Tudor.

On était alors au milieu des querelles religieuses qui ont agité le monde chrétien.L'Angleterre s'était précipitée avec une sorte de fureur dans cette nouvelle carrière. Lecaractère des habitants qui avait toujours été grave et réfléchi, était devenu austère etargumentateur. L'instruction s'était beaucoup accrue dans ces luttes intellectuelles;l'esprit y avait reçu une culture plus profonde. Pendant qu'on était occupé à parlerreligion, les mœurs étaient devenues plus pures. Tous ces traits généraux de la nationse retrouvaient plus ou moins dans la physionomie de ceux de ses fils qui étaientvenus chercher un nouvel avenir sur les bords opposés de l'Océan.

Une remarque, d'ailleurs, à laquelle nous aurons occasion de revenir plus tard, estapplicable non seulement aux Anglais, mais encore aux Français, aux Espagnols et àtous les Européens qui sont venus successivement s'établir sur les rivages du NouveauMonde. Toutes les nouvelles colonies européennes contenaient, sinon le développe-ment, du moins le germe d'une complète démocratie. Deux causes conduisaient à cerésultat: on peut dire qu'en général, à leur départ de la mère patrie, les émigrantsn'avaient aucune idée de supériorité quelconque les uns sur les autres. Ce ne sontguère les heureux et les puissants qui s'exilent, et la pauvreté ainsi que le malheursont les meilleurs garants d'égalité que l'on connaisse parmi les hommes. Il arrivacependant qu'à plusieurs reprises de grands seigneurs passèrent en Amérique à la suitede querelles politiques ou religieuses. On y fit des lois pour y établir la hiérarchie desrangs, mais on s'aperçut bientôt que le sol américain repoussait absolument l'aristo-cratie territoriale. On vit que pour défricher cette terre rebelle il ne fallait rien moinsque les efforts constants et intéressés du propriétaire lui-même. Le fonds préparé, il setrouva que ses produits n'étaient point assez grands pour enrichir tout à la fois unmaître et un fermier. Le terrain se morcela donc naturellement en petits domaines quele propriétaire seul cultivait. Or, c'est à la terre que se prend l'aristocratie, c'est au solqu'elle s'attache et qu'elle s'appuie; ce ne sont point les privilèges seuls qui l'établis-sent, ce n'est pas la naissance qui la constitue, c'est la propriété foncière héréditaire-ment transmise. Une nation peut présenter d'immenses fortunes et de grandes misères;mais si ces fortunes ne sont point territoriales, on voit dans son sein des pauvres etdes riches; il n'y a pas, à vrai dire, d'aristocratie nous.

Toutes les colonies anglaises avaient donc entre elles, à l'époque de leur nais-sance, un grand air de famille. Toutes, dès leur principe, semblaient destinées à offrirle développement de la liberté, non pas la liberté aristocratique de leur mère patrie,mais la liberté bourgeoise et démocratique dont l'histoire du monde ne présentaitpoint encore de complet modèle nous.

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Au milieu de cette teinte générale, s'apercevaient cependant de très fortes nuan-ces, qu'il est nécessaire de montrer.

On peut distinguer dans la grande famille anglo-américaine deux rejetons princi-paux qui, jusqu'à présent, ont grandi sans se confondre entièrement, l'un au sud,l'autre au nord.

La Virginie reçut la première colonie anglaise. Les émigrants y arrivèrent en1607. L'Europe, à cette époque, était encore singulièrement préoccupée de l'idée queles mines d'or et d'argent font la richesse des peuples: idée funeste qui a plus appauvriles nations européennes qui s'y sont livrées, et détruit plus d'hommes en Amérique,que la guerre et toutes les mauvaises lois ensemble. Ce furent donc des chercheursd'or que l'on envoya en Virginie 1, gens sans ressources et sans conduite, dont l'espritinquiet et turbulent troubla l'enfance de la colonie 2 et en rendit les progrès incertains.Ensuite arrivèrent les industriels et les cultivateurs, race plus morale et plus tranquille,mais qui ne s'élevait presque en aucuns points au-dessus du niveau des classesinférieures d'Angleterre 3. Aucune noble pensée, aucune combinaison immatérielle neprésida à la fondation des nouveaux établissements. À peine la colonie était-elle crééequ'on y introduisait l'esclavage 4; ce fut là le fait capital qui devait exercer uneimmense influence sur le caractère, les lois et l'avenir tout entier du Sud.

L'esclavage, comme nous l'expliquerons plus tard, déshonore le travail; il intro-duit l'oisiveté dans la société, et avec elle l'ignorance et l'orgueil, la pauvreté et leluxe. Il énerve les forces de l'intelligence et endort l'activité humaine. L'influen-ce nous de l'esclavage, combinée avec le caractère anglais, explique les mœurs etl'état social du Sud.

Sur ce même fond anglais se peignaient au Nord des nuances toutes contraires. Icion me permettra quelques détails.

C'est dans les colonies anglaises du Nord, plus connues sous le nom d'États de laNouvelle-Angleterre 5, que se sont combinées les deux ou trois idées principales quiaujourd'hui forment les bases de la théorie sociale des États-Unis.

1 La charte accordée par la couronne d'Angleterre, en 1609, portait entre autres clauses que les

colons paieraient à la couronne le cinquième du produit des mines d'or et d'argent. Voyez Vie deWashington, par Marshall nous, vol. 1, p. 18-66.

2 Une grande partie des nouveaux colons, dit Stith (History of Virginia), étaient des jeunes gens defamille déréglés, et que leurs parents avaient embarqués pou, les soustraire à un sort ignominieux;d'anciens domestiques, des banqueroutiers frauduleux, des débauchés et d'autres gens de cetteespèce, plus propres à piller et à détruire qu'à consolider l'établissement, formaient le reste. Deschefs séditieux entraînèrent aisément cette troupe dans toutes sortes d'extravagances et d'excès.Voyez, relativement à l'histoire de la Virginie, les ouvrages qui suivent:

History of Virginia from the first Settlements te the year 1624, par Smith.History of Virginia, par William Stith.History of Virgînia from the earliest period, par Beverley, traduit en français en 1807.

3 Ce n'est que plus tard qu'un certain nombre de riches propriétaires anglais vinrent se fixer dans lacolonie.

4 L'esclavage fut introduit vers l'année 1620 par un vaisseau hollandais qui débarqua vingt Nègressur les rivages de la rivière James. Voyez Chalmer.

5 Les États de la Nouvelle-Angleterre sont ceux situés à l'est de l'Hudson: ils sont aujourd'hui aunombre de six: 1º le Connecticut; 2º Rhode Island; 3º Massachusetts; 4º Vermont; 5º NewHampshire; 6º Maine.

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Les principes de la Nouvelle-Angleterre se sont d'abord répandus dans les Étatsvoisins; ils ont ensuite gagné de proche en proche les plus éloignés, et ont fini, si jepuis m'exprimer ainsi, par pénétrer la confédération entière. Ils exercent maintenantleur influence au-delà de ses limites, sur tout le monde américain. La civilisation de laNouvelle-Angleterre a été comme ces feux allumés sur les hauteurs qui, après avoirrépandu la chaleur autour d'eux, teignent encore de leurs clartés les derniers confinsde l'horizon.

La fondation de la Nouvelle-Angleterre a offert un spectacle nouveau; tout y étaitsingulier et original.

Presque toutes les colonies ont eu pour premiers habitants des hommes sanséducation et sans ressources, que la misère et l'inconduite poussaient hors du pays quiles avait vus naître, ou des spéculateurs avides et des entrepreneurs d'industrie. Il y ades colonies qui ne peuvent pas même réclamer une pareille origine: Saint-Dominguea été fondé par des pirates, et de nos jours les cours de justice d'Angleterre se char-gent de peupler l'Australie.

Les émigrants qui vinrent s'établir sur les rivages de la Nouvelle-Angleterreappartenaient tous aux classes aisées de la mère patrie. Leur réunion sur le sol améri-cain présenta, dès l'origine, le singulier phénomène d'une société où il ne se trouvaitni grands seigneurs, ni peuple, et, pour ainsi dire, ni pauvres, ni riches. Il y avait, àproportion gardée, une plus grande masse de lumières répandue parmi ces hommesque dans le sein d'aucune nation européenne de nos jours. Tous, sans en excepterpeut-être un seul, avaient reçu une éducation assez avancée, et plusieurs d'entre euxs'étaient fait connaître en Europe par leurs talents et leurs sciences. Les autres colo-nies avaient été fondées par des aventuriers sans famille; les émigrants de laNouvelle-Angleterre apportaient avec eux d'admirables éléments d'ordre et de mora-lité; ils se rendaient au désert accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. Maisce qui les distinguait surtout de tous les autres, était le but même de leur entreprise.Ce n'était point la nécessité qui les forçait d'abandonner leur pays; ils y laissaient uneposition sociale regrettable et des moyens de vivre assurés; ils ne passaient point nonplus dans le nouveau monde afin d'y améliorer leur situation ou d'y accroître leursrichesses; ils s'arrachaient aux douceurs de la patrie pour obéir à un besoin purementintellectuel; cri s'exposant aux misères inévitables de l'exil, ils voulaient fairetriompher une idée.

Les émigrants, ou, comme ils s'appelaient si bien eux-mêmes, les pèlerins (pil-grims), appartenaient à cette secte d'Angleterre à laquelle l'austérité de ses principesavait fait donner le nom de puritaine. Le puritanisme n'était pas seulement une doctri-ne religieuse; il se confondait encore en plusieurs points avec les théories démocra-tiques et républicaines les plus absolues. De là lui étaient venus ses plus dangereuxadversaires. Persécutés par le gouvernement de la mère patrie, blessés dans la rigueurde leurs principes par la marche journalière de la société au sein de laquelle ilsvivaient, les puritains cherchèrent une terre si barbare et si abandonnée du monde,qu'il fût encore permis d'y vivre à sa manière et d'y prier Dieu en liberté.

Quelques citations feront mieux connaître l'esprit de ces pieux aventuriers quetout ce que nous pourrions ajouter nous-même.

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Nathaniel Morton nous l'historien des premières années de la Nouvelle-Angle-terre, entre ainsi en matière 1: « J'ai toujours cru, dit-il, que c'était un devoir sacrépour nous, dont les pères ont reçu des gages si nombreux et si mémorables de la bontédivine dans l'établissement de cette colonie, d'en perpétuer par écrit le souvenir. Ceque nous avons vu et ce qui nous a été raconté par nos pères, nous devons le faireconnaître à nos enfants, afin que les générations à venir apprennent à louer leSeigneur; afin que la lignée d'Abraham son serviteur et les fils de Jacob son élugardent toujours la mémoire des miraculeux ouvrages de Dieu (Psaumes, CV, 5, 6). Ilfaut qu'ils sachent comment le Seigneur a apporte sa vigne dans le désert; comment ill'a plantée et en a écarté les païens; comment il lui a préparé une place, en a enfoncéprofondément les racines et l'a laissée ensuite s'étendre et couvrir au loin la terre(Psaumes, LXXX, 13, 15); et non seulement cela, mais encore comment il a guidé sonpeuple vers son saint tabernacle, et l'a établi sur la montagne de son héritage (Exode,XV, 13). Ces faits doivent être connus, afin que Dieu en retire l'honneur qui lui estdû, et que quelques rayons de sa gloire puissent tomber sur les noms vénérables dessaints qui lui ont servi d'instruments. »

Il est impossible de lire ce début sans être pénétré malgré soi d'une impressionreligieuse et solennelle; il semble qu'on y respire un air d'antiquité et une sorte deparfum biblique.

La conviction nous qui anime l'écrivain relève son langage. Ce n'est plus à vosyeux, comme aux siens, une petite troupe d'aventuriers allant chercher fortune au-delàdes mers; c'est la semence d'un grand peuple que Dieu vient déposer de ses mains surune terre prédestinée.

L'auteur continue et peint de cette manière le départ des premiers émigrants 2:

« C'est ainsi, dit-il, qu'ils quittèrent cette ville (Delft-Haleft) qui avait été pour eux un lieude repos; cependant ils étaient calmes; ils savaient qu'ils étaient pèlerins et étrangers ici-bas.Ils ne s'attachaient pas aux choses de la terre, mais levaient les yeux vers le ciel, leur chèrepatrie, où Dieu avait préparé pour eux sa cité sainte. Ils arrivèrent enfin au port où le vaisseaules attendait. Un grand nombre d'amis qui ne pouvaient partir avec eux avaient du moinsvoulu les suivre jusque-là. La nuit s'écoula sans sommeil; elle se passa en épanchementsd'amitié, en pieux discours, en expressions pleines d'une véritable tendresse chrétienne. Lelendemain ils se rendirent à bord; leurs amis voulurent encore les y accompagner; ce fut alorsqu'on ouït de profonds soupirs, qu'on vit des pleurs couler de tous les yeux, qu'on entendit delongs embrassements et d'ardentes prières dont les étrangers eux-mêmes se sentirent émus. Lesignal du départ étant donné, ils tombèrent à genoux, et leur pasteur, levant au ciel des yeuxpleins de larmes, les recommanda à la miséricorde du Seigneur. Ils prirent enfin congé les unsdes autres, et prononcèrent cet adieu qui, pour beaucoup d'entre eux, devait être le dernier. »

Les émigrants nous étaient au nombre de cent cinquante à peu près, tant hommesque femmes et enfants. Leur but était de fonder une colonie sur les rives de l'Hudson;mais, après avoir erré longtemps dans l'Océan, ils furent enfin forcés d'aborder lescôtes arides de la Nouvelle-Angleterre, au lieu où s'élève aujourd'hui la ville dePlymouth. On montre encore le rocher où descendirent les pèlerins 3. 1 New England's Memorial, p. 14 nous : Boston, 1826. Voyez aussi l'Histoire de Hutchinson, vol. II,

p. 440.2 New England's Memorial, p. 22.3 Ce rocher est devenu un objet de vénération aux États-Unis. J'en ai vu des fragments conservés

avec soin dans plusieurs villes de l'Union. Ceci ne montre-t-il pas bien clairement que la puissance

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« Mais avant d'aller plus loin, dit l'historien que j'ai déjà cité, considérons un instant lacondition présente de ce pauvre peuple, et admirons la bonté de Dieu qui l'a sauvé 1.

« Ils avaient passé maintenant le vaste Océan, ils arrivaient au but de leur voyage, maisils ne voyaient point d'amis pour les recevoir, point d'habitation pour leur offrir un abri; onétait au milieu de l'hiver; et ceux qui connaissent notre climat savent combien les hivers sontrudes, et quels furieux ouragans désolent alors nos côtes. Dans cette saison, il est difficile detraverser des lieux connus, à plus forte raison de s'établir sur des rivages nouveaux. Autourd'eux n'apparaissait qu'un désert hideux et désolé, plein d'animaux et d'hommes sauvages,dont ils ignoraient le degré de férocité et le nombre. La terre était glacée; le sol était couvertde forêts et de buissons. Le tout avait un aspect barbare. Derrière eux, ils n'apercevaient quel'immense Océan qui les séparait du monde civilisé. Pour trouver un peu de paix et d'espoir,ils ne pouvaient tourner leurs regards qu'en haut. »

Il ne faut pas croire que la piété des puritains fût seulement spéculative, ni qu'ellese montrât étrangère à la marche des choses humaines. Le puritanisme, comme je l'aidit plus haut, était presque autant une théorie politique qu'une doctrine religieuse. Apeine débarqués sur ce rivage inhospitalier, que Nathaniel Morton vient de décrire, lepremier soin des émigrants est donc de s'organiser en société. Ils passent immédia-tement un acte qui porte 2:

« Nous, dont les noms suivent, qui, pour la gloire de Dieu, le développement de la foichrétienne et l'honneur de notre patrie, avons entrepris d'établir la première colonie sur cesrivages reculés, nous convenons dans ces présentes, par consentement mutuel et solennel, etdevant Dieu, de nous former en corps de société politique, dans le but de nous gouverner et detravailler à l'accomplissement de nos desseins; et, en vertu de ce contrat, nous convenons depromulguer des lois, actes, ordonnances, et d'instituer, selon les besoins, des magistratsauxquels nous promettons soumission et obéissance. »

Ceci se passait en 1620. À partir de cette époque, l'émigration ne s'arrêta plus. Lespassions religieuses et politiques qui déchirèrent l'Empire britannique pendant tout lerègne de Charles 1er poussèrent chaque année, sur les côtes de l'Amérique, denouveaux essaims de sectaires. En Angleterre, le foyer du puritanisme continuait à setrouver placé dans les classes moyennes; c'est du sein des classes moyennes quesortaient la plupart des émigrants. La population de la Nouvelle-Angleterre croissaitrapidement, et, tandis que la hiérarchie des rangs classait encore despotiquement leshommes dans la mère patrie, la colonie présentait de plus en plus le spectacle nou-veau d'une société homogène dans toutes ses parties. La démocratie, telle que n'avaitpoint osé la rêver l'Antiquité, s'échappait toute grande et tout armée du milieu de lavieille société féodale.

et la grandeur de l'homme est tout entière dans son âme? Voici une pierre que les pieds dequelques misérables touchent un instant, et cette pierre devient célèbre; elle attire les regards d'ungrand peuple; on en vénère les débris, on s'en partage au loin la poussière. Qu'est devenu le seuilde tant de palais? Qui s'en inquiète ?

1 New England's Memorial, p. 35.2 Les émigrants qui créèrent I'État de Rhode Island en 1638, ceux qui s'établirent à New Haven en

1637, les premiers habitants du Connecticut en 1639, et les fondateurs de Providence en 1640,commencèrent également par rédiger un contrat social qui fut soumis à l'approbation de tous lesintéressés. Pitkin's History, pp. 42 et 47.

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Content d'éloigner de lui des germes de troubles et des éléments de révolutionsnouvelles, le gouvernement anglais voyait sans peine cette émigration nombreuse. Illa favorisait même de tout son pouvoir, et semblait s'occuper à peine de la destinée deceux qui venaient sur le sol américain chercher un asile contre la dureté de ses lois.On eût dit qu'il regardait la Nouvelle-Angleterre comme une région livrée aux rêvesde l'imagination, et qu'on devait abandonner aux libres essais des novateurs.

Les colonies anglaises, et ce fut l'une des principales causes de leur prospérité, onttoujours joui de plus de liberté intérieure et de plus d'indépendance politique que lescolonies des autres peuples; mais nulle part ce principe de liberté ne fut plus complè-tement appliqué que dans les États de la Nouvelle-Angleterre.

Il était alors généralement admis que les terres du Nouveau Monde appartenaientà la nation européenne qui, la première, les avait découvertes.

Presque tout le littoral de l'Amérique du Nord devint de cette manière une posses-sion anglaise vers la fin du XVIe siècle. Les moyens employés par le gouvernementbritannique pour peupler ces nouveaux domaines furent de différente nature: danscertains cas, le roi soumettait une portion du Nouveau Monde à un gouverneur de sonchoix, chargé d'administrer le pays en son nom et sous ses ordres immédiats 1; c'est lesystème colonial adopté dans le reste de l'Europe. D'autres fois, il concédait à unhomme ou à une compagnie la propriété de certaines portions de pays 2. Tous les pou-voirs civils et politiques se trouvaient alors concentrés dans les mains d'un ou deplusieurs individus qui, sous l'inspection et le contrôle de la couronne, vendaient lesterres et gouvernaient les habitants. Un troisième système enfin consistait à donner àun certain nombre d'émigrants le droit de se former en société politique, sous le patro-nage de la mère patrie, et de se gouverner eux-mêmes en tout ce qui n'était pas con-traire à ses lois.

Ce mode de colonisation, si favorable à la liberté, ne fut mis en pratique que dansla Nouvelle-Angleterre 3.

Dès 1628 4, une charte de cette nature fut accordée par Charles jet à des émigrantsqui vinrent fonder la colonie du Massachusetts.

1 Ce fut là le cas de l'État de New York.2 Le Maryland, les Carolines, la Pennsylvanie, le New jersey étaient dans ce cas. Voyez Pitkin's

History, vol. I, p. 11-31.3 Voyez dans l'ouvrage intitulé: Historical Collection of State Papers and Other Authentic

Documents Intended as Materials for an History of the United States of America, by EbenezerHazard, printed at Philadelphia, MDCCXCII, un très grand nombre de documents précieux parleur contenu et leur authenticité, relatifs au premier âge des colonies, entre autres les différenteschartes qui leur furent concédées par la couronne d'Angleterre, ainsi que les premiers actes deleurs gouvernements.

Voyez également l'analyse que fait de toutes ces chartes M. Story, juge à la Cour suprême desÉtats-Unis, dans l'introduction de son Commentaire sur la Constitution des États-Unis.

Il résulte de tous ces documents que les principes du gouvernement représentatif et les formesextérieures de la liberté politique furent introduits dans toutes les colonies presque dès leurnaissance. Ces principes avaient reçu de plus grands développements au nord qu'au sud, mais ilsexistaient partout.

4 Voyez Pitkin's History, p. 35, tome I. Voyez The History of the Colony of Massachusetts, parHutchinson, vol. 1. p. 9.

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Mais, en général, on n'octroya les chartes aux colonies de la Nouvelle-Angleterreque longtemps après que leur existence fut devenue un fait accompli. Plymouth,Providence, New Haven, l'État de Connecticut et celui de Rhode Island 1 furent fon-dés sans le concours et en quelque sorte à l'insu de la mère patrie. Les nouveauxhabitants, sans nier la suprématie de la métropole, n'allèrent pas puiser dans son seinla source des pouvoirs, ils se constituèrent eux-mêmes, et ce ne fut que trente ouquarante ans après, sous Charles II, qu'une charte royale vint légaliser leur existence.

Aussi est-il souvent difficile, en parcourant les premiers monuments historiques etlégislatifs de la Nouvelle-Angleterre, d'apercevoir le lien qui attache les émigrants aupays de leurs ancêtres. On les voit à chaque instant faire acte de souveraineté; ilsnomment leurs magistrats, font la paix et la guerre, établissent les règlements depolice, se donnent des lois comme s'ils n'eussent relevé que de Dieu seul 2.

Rien de plus singulier et de plus instructif tout à la fois que la législation de cetteépoque; c'est là surtout que se trouve le mot de la grande énigme sociale que lesÉtats-Unis présentent au monde de nos jours.

Parmi ces monuments, nous distinguerons particulièrement, comme l'un des pluscaractéristiques, le code de lois que le petit État de Connecticut se donna en 1650 3.

Les législateurs du Connecticut 4 s'occupent d'abord des lois pénales; et, pour lescomposer, ils conçoivent l'idée étrange de puiser dans les textes sacrés:

« Quiconque adorera un autre Dieu que le Seigneur, disent-ils en commençant,sera mis à mort. »

Suivent dix ou douze dispositions de même nature empruntées textuellement auDeutéronome, à l'Exode et au Lévitique.

Le blasphème, la sorcellerie, l'adultère 5, le viol, sont punis de mort; l'outrage faitpar un fils à ses parents est frappé de la même peine. On transportait ainsi lalégislation d'un peuple rude et à demi civilisé au sein d'une société dont l'esprit étaitéclairé et les mœurs douces; aussi ne vit-on jamais la peine de mort plus prodiguéedans les lois, ni appliquée à moins de coupables.

Les législateurs, dans ce corps de lois pénales, sont surtout préoccupés du soin demaintenir l'ordre moral et les bonnes mœurs dans la société; ils pénètrent ainsi sanscesse dans le domaine de la conscience, et il n'est presque pas de péchés qu'ils ne 1 Voyez id, pp. 42-47.2 Les habitants du Massachusetts, dans l'établissement des lois criminelles et civiles des procédures

et des cours de justice, s'étaient écartés des usages suivis en Angleterre: en 1650, le nom du roi neparaissait point encore en tête des mandats judiciaires. Voyez Hutchinson, vol. I, p. 452.

3 Code of 1650, p. 28 (Hartford, 1830).4 Voyez également dans l'Histoire de Hutchinson, vol. I, pp. 435-456, l'analyse du Code pénal

adopté en 1648 par la colonie du Massachusetts; ce code est rédigé sur des principes analogues àcelui du Connecticut.

5 L'adultère était de même puni de mort par la loi du Massachusetts, et Hutchinson, vol. I, p. 441, ditque plusieurs personnes souffrirent en effet la mort pour ce crime; il cite à ce propos une anecdotecurieuse, qui se rapporte à l'année 1663. Une femme mariée avait eu des relations d'amour avec unjeune homme; elle devint veuve, elle l'épousa; plusieurs années se passèrent: le public étant enfinvenu à soupçonner I'intimité qui avait jadis régné entre les époux, ils furent poursuivis criminelle-ment; on les mit en prison, et peu s'en fallut qu'on ne les condamnât l'un et l'autre à mort.

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parviennent à soumettre à la censure du magistrat. Le lecteur a pu remarquer avecquelle sévérité ces lois frappaient l'adultère et le viol. Le simple commerce entre gensnon mariés y est sévèrement réprimé. On laisse au juge le droit d'infliger aux coupa-bles l'une de ces trois peines: l'amende, le fouet ou le mariage 1; et, s'il en faut croireles registres des anciens tribunaux de New Haven, les poursuites de cette naturen'étaient pas rares; on trouve, à la date du 1er mai 1660, un jugement portant amendeet réprimande contre une jeune fille qu'on accusait d'avoir prononcé quelques parolesindiscrètes et de s'être laissé donner un baiser 2. Le Code de 1650 abonde en mesurespréventives. La paresse et l'ivrognerie y sont sévèrement punies 3. Les aubergistes nepeuvent fournir plus d'une certaine quantité de vin à chaque consommateur: l'amendeou le fouet répriment le simple mensonge quand il peut nuire 4. Dans d'autresendroits, le législateur, oubliant complètement les grands principes de liberté reli-gieuse réclamés par lui-même en Europe, force, par la crainte des amendes, à assisterau service divin 5, et il va jusqu'à frapper de peines sévères 6 et souvent de mort leschrétiens qui veulent adorer Dieu sous une autre formule que la sienne 7. Quelquefois,enfin, l'ardeur réglementaire qui le possède le porte à s'occuper des soins les plusindignes de lui. C'est ainsi qu'on trouve dans le même Code une loi qui prohibel'usage du tabac 8. Il ne faut pas, au reste, perdre de vue que ces lois bizarres outyranniques n'étaient point imposées; qu'elles étaient votées par le libre concours detous les intéressés eux-mêmes, et que les mœurs étaient encore plus austères et pluspuritaines que les lois. À la date de 1649, on voit se former à Boston une associationsolennelle ayant pour but de prévenir le luxe mondain des longs cheveux 9.

De pareils écarts font sans doute honte à l'esprit humain; ils attestent l'inférioritéde notre nature, qui, incapable de saisir fermement le vrai et le juste, en est réduite leplus souvent à ne choisir qu'entre deux excès.

À côté de cette législation pénale si fortement empreinte de l'étroit esprit de secteet de toutes les passions religieuses que la persécution avait exaltées et qui fermen-taient encore au fond des âmes, se trouve placé, et en quelque sorte enchaîné avecelles, un corps de lois politiques qui, tracé il y a deux cents ans, semble encore devan-cer de très loin l'esprit de liberté de notre âge.

Les principes généraux sur lesquels reposent les constitutions modernes, cesprincipes, que la plupart des Européens du XVIIe siècle comprenaient à peine et qui 1 Code of 1650, p. 48.2 New Haven Antiquities, p. 104. Voyez aussi dans l'Histoire d'Hutchinson, vol. 1, p. 436, plusieurs

jugements aussi extraordinaires que celui-là.3 Id., 1650, pp. 50, 57.4 Id., p. 64.5 Id., p. 44.6 Ceci n'était pas particulier au Connecticut. Voyez entre autres la loi rendue le 13 septembre 1644,

dans le Massachusetts, qui condamne au bannissement les anabaptistes. Historical Collection ofState Papers, vol. I, p. 538. Voyez aussi la loi publiée le 14 octobre 1656 contre les quakers: «Attendu, dit la loi, qu'il vient de s'élever une secte maudite d'hérétiques appelés quakers » Suiventles dispositions qui condamnent à une très forte amende les capitaines de vaisseaux qui amènerontdes quakers dans le pays. Les quakers qui parviendront à s'y introduire seront fouettés et renfermésdans une prison pour y travailler. Ceux qui défendront leurs opinions seront d'abord mis àl'amende, puis condamnés à la prison, et chassés de la province. Même collection, vol. I, p. 630.

7 Dans la loi pénale du Massachusetts, le prêtre catholique qui met le pied dans la colonie après enavoir été chassé est puni de mort.

8 Code of 1650, p. 96.9 New England's Memorial, p. 316.

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triomphaient alors incomplètement dans la Grande-Bretagne, sont tous reconnus etfixés par les lois de la Nouvelle-Angleterre: l'intervention du peuple dans les affairespubliques, le vote libre de l'impôt, la responsabilité des agents du pouvoir, la libertéindividuelle et le jugement par jury, y sont établis sans discussion et en fait.

Ces principes générateurs y reçoivent une application et des développementsqu'aucune nation de l'Europe n'a encore osé leur donner.

Dans le Connecticut, le corps électoral se composait, dès l'origine, de l'univer-salité des citoyens, et cela se conçoit sans peine 1. Chez ce peuple naissant régnaitalors une égalité presque parfaite entre les fortunes et plus encore entre les intel-ligences 2.

Dans le Connecticut, à cette époque, tous les agents du pouvoir exécutif étaientélus, jusqu'au gouverneur de l'État 3.

Les citoyens au-dessus de seize ans étaient obligés d'y porter les armes; ilsformaient une milice nationale qui nommait ses officiers et devait se trouver prête entous temps à marcher pour la défense du pays 4.

C'est dans les lois du Connecticut, comme dans toutes celles de la Nouvelle-Angleterre, qu'on voit naître et se développer cette indépendance communale qui for-me encore de nos jours comme le principe et la vie de la liberté américaine.

Chez la plupart des nations européennes, l'existence politique a commencé dansles régions supérieures de la société et s'est communiquée peu à peu, et toujours d'unemanière incomplète, aux diverses parties du corps social.

En Amérique, au contraire, on peut dire que la commune a été organisée avant lecomté, le comté avant l'État, l'État avant l'Union.

Dans la Nouvelle-Angleterre, dès 1650, la commune est complètement et définiti-vement constituée. Autour de l'individualité communale viennent se grouper et s'atta-cher fortement des intérêts, des passions, des devoirs et des droits. Au sein de la com-mune on voit régner une vie politique réelle, active, toute démocratique et républi-caine. Les colonies reconnaissent encore la suprématie de la métropole; c'est lamonarchie qui est la loi de l'État, mais déjà la république est toute vivante dans lacommune.

La commune nomme ses magistrats de tout genre; elle se taxe; elle répartit et lèvel'impôt sur elle-même 5. Dans la commune de la Nouvelle-Angleterre, la loi de lareprésentation n'est point admise. C'est sur la place publique et dans le sein de l'as-

1 Constitution de 1638, p. 17.2 Dès 1641, l'assemblée générale de Rhode IsIand déclarait à l'unanimité que le gouvernement de

l'État consistait en une démocratie, et que le pouvoir reposait sur le corps des hommes libres,lesquels avaient seuls le droit de faire les lois et d'en surveiller l'exécution. Code of 1650, p. 70.

3 Pitkin's History, p. 47.4 Constitution de 1638, p. 12.5 Code of 1650, p. 80.

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semblée générale des citoyens que se traitent, comme à Athènes, les affaires quitouchent à l'intérêt de tous.

Lorsqu'on étudie avec attention les lois qui ont été promulguées durant ce premierâge des républiques américaines, on est frappé de l'intelligence gouvernementale etdes théories avancées du législateur.

Il est évident qu'il se fait des devoirs de la société envers ses membres une idéeplus élevée et plus complète que les législateurs européens d'alors, et qu'il lui imposedes obligations auxquelles elle échappait encore ailleurs. Dans les États de laNouvelle-Angleterre, dès l'origine, le sort des pauvres est assuré 1; des mesures sévè-res sont prises pour l'entretien des routes, on nomme des fonctionnaires pour lessurveiller 2; les communes ont des registres publics où s'inscrivent le résultat des déli-bérations générales, les décès, les mariages, la naissance des citoyens 3; des greffierssont préposés à la tenue de ces registres 4; des officiers sont chargés d'administrer lessuccessions vacantes, d'autres de surveiller la borne des héritages; plusieurs ont pourprincipales fonctions de maintenir la tranquillité publique dans la commune 5.

La loi entre dans mille détails divers pour prévenir et satisfaire une foule debesoins sociaux, dont encore de nos jours on n'a qu'un sentiment confus en France.

Mais c'est par les prescriptions relatives à l'éducation publique que, dès le prin-cipe, on voit se révéler dans tout son jour le caractère original de la civilisationaméricaine.

« Attendu, dit la loi, que Satan, l'ennemi du genre humain, trouve dans l'ignorancedes hommes ses plus puissantes armes et qu'il importe que les lumières qu'ont appor-tées nos pères ne restent point ensevelies dans leur tombe; - attendu que l'éducationdes enfants est un des premiers intérêts de l'État, avec l'assistance du Seigneur 6... »Suivent les dispositions qui créent des écoles dans toutes les communes, et obligentles habitants, sous peine de fortes amendes, à s'imposer pour les soutenir. Des écolessupérieures sont fondées de la même manière dans les districts les plus populeux. Lesmagistrats municipaux doivent veiller à ce que les parents envoient leurs enfants dansles écoles; ils ont le droit de prononcer des amendes contre ceux qui s'y refusent; et sila résistance continue, la société, se mettant alors à la place de la famille, s'empare del'enfant et enlève aux pères les droits que la nature leur avait donnés, mais dont ilssavaient si mal user 7. Le lecteur aura sans doute remarqué le préambule de cesordonnances: en Amérique, c'est la religion qui mène aux lumières; c'est l'observancedes lois divines qui conduit l'homme à la liberté.

Lorsque après avoir ainsi jeté un regard rapide sur la société américaine de 1650,on examine l'état de l'Europe et particulièrement celui du continent vers cette mêmeépoque, on se sent pénétré d'un profond étonnement: sur le continent de l'Europe, aucommencement du XVIIe siècle, triomphait de toutes parts la royauté absolue sur les

1 Code of 1650, p. 78.2 Id., p 49.3 Voyez l'Histoire de Hutchinson, vol. 1, p. 455.4 Code of 1650, p. 86.5 Id., p. 40.6 Code of 1650, p. 90.7 Code of 1650, p. 83.

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débris de la liberté oligarchique et féodale du Moyen Âge. Dans le sein de cetteEurope brillante et littéraire, jamais peut-être l'idée des droits n'avait été plus complè-tement méconnue; jamais les peuples n'avaient moins vécu de la vie politique; jamaisles notions de la vraie liberté n'avaient moins préoccupé les esprits; et c'est alors queces mêmes principes, inconnus aux nations européennes ou méprisés par elles, étaientproclamés dans les déserts du Nouveau Monde et devenaient le symbole futur d'ungrand peuple. Les plus hardies théories de l'esprit humain étaient réduites en pratiquedans cette société si humble en apparence, et dont aucun homme d'État n'eût sansdoute alors daigné s'occuper; livrée à l'originalité de sa nature, l'imagination de l'hom-me y improvisait une législation sans précédent. Au sein de cette obscure démocratie,qui n'avait encore enfanté ni généraux, ni philosophes, ni grands écrivains, un hommepouvait se lever en présence d'un peuple libre et donner, aux acclamations de tous,cette belle définition de la liberté:

« Ne nous trompons pas sur ce que nous devons entendre par notre indépendance. Il y a,en elle, une sorte de liberté corrompue, dont l'usage est commun aux animaux comme àl'homme, et qui consiste à faire tout ce qui plaît. Cette liberté est l'ennemie de toute autorité;elle souffre impatiemment toutes règles; avec elle, nous devenons inférieurs à nous-mêmes;elle est l'ennemie de la vérité et de la paix; et Dieu a cru devoir s'élever contre elle! Mais il estune liberté civile et morale qui trouve sa force dans l'union, et que la mission du pouvoir lui-même est de protéger: c'est la liberté de faire sans crainte tout ce qui est juste et bon. Cettesainte liberté, nous devons la défendre dans tous les hasards, et exposer, s'il le faut, pour ellenotre vie 1. »

J'en ai déjà dit assez pour mettre en son vrai jour le caractère de la civilisationanglo-américaine. Elle est le produit (et ce point de départ doit sans cesse être présentà la pensée) de deux éléments parfaitement distincts, qui ailleurs se sont fait souventla guerre, mais qu'on est parvenu, en Amérique, à incorporer en quelque sorte l'undans l'autre, et à combiner merveilleusement. je veux parler de l'esprit de religion etde l'esprit de liberté.

Les fondateurs de la Nouvelle-Angleterre étaient tout à la fois d'ardents sectaireset des novateurs exaltés. Retenus dans les liens les plus étroits de certaines croyancesreligieuses, ils étaient libres de tous préjugés politiques.

De là deux tendances diverses, mais non contraires, dont il est facile de retrouverpartout la trace, dans les mœurs comme dans les lois.

Des hommes sacrifient à une opinion religieuse leurs amis, leur famille et leurpatrie; on peut les croire absorbés dans la poursuite de ce bien intellectuel qu'ils sontvenus acheter à si haut prix. On les voit cependant rechercher d'une ardeur presqueégale les richesses matérielles et les jouissances morales, le ciel dans l'autre monde, etle bien-être et la liberté dans celui-ci.

Sous leur main, les principes politiques, les lois et les institutions humainessemblent choses malléables, qui peuvent se tourner et se combiner à volonté.

1 Mather's Magnalia Christi Americana, vol. II, p. 13. Ce discours fut tenu par Winthrop ; on

l'accusait d'avoir commis, comme magistrat, des actes arbitraires; après avoir prononcé le discoursdont je viens de rappeler un fragment, il fut acquitté avec applaudissements, et depuis lors il futtoujours réélu gouverneur de l'État. Voyez Marshall, vol. I, p. 166.

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Devant eux s'abaissent les barrières qui emprisonnaient la société au sein de la-quelle ils sont nés; les vieilles opinions, qui depuis des siècles dirigeaient le monde,s'évanouissent; une carrière presque sans bornes, un champ sans horizon se décou-vrent: l'esprit humain s'y précipite; il les parcourt en tous sens; mais, arrivé aux limi-tes du monde politique, il s'arrête de lui-même; il dépose en tremblant l'usage de sesplus redoutables facultés; il abjure le doute; il renonce au besoin d'innover; il s'abs-tient même de soulever le voile du sanctuaire; il s'incline avec respect devant desvérités qu'il admet sans les discuter.

Ainsi, dans le monde moral, tout est classé, coordonné, prévu, décidé à l'avance.Dans le monde politique, tout est agité, contesté, incertain; dans l'un, obéissancepassive, bien que volontaire; dans l'autre, indépendance, mépris de l'expérience etjalousie de toute autorité.

Loin de se nuire, ces deux tendances, en apparence si opposées, marchent d'ac-cord et semblent se prêter un mutuel appui.

La religion voit dans la liberté civile un noble exercice des facultés de l'homme;dans le monde politique, un champ livré par le Créateur aux efforts de l'intelligence.Libre et puissante dans sa sphère, satisfaite de la place qui lui est réservée, elle saitque son empire est d'autant mieux établi qu'elle ne règne que par ses propres forces etdomine sans appui sur les cœurs.

La liberté voit dans la religion la compagne de ses luttes et de ses triomphes, leberceau de son enfance, la source divine de ses droits. Elle considère la religioncomme la sauvegarde des mœurs; les mœurs comme la garantie des lois et le gage desa propre durée.

RAISONS DE QUELQUES SINGULARITÉSQUE PRÉSENTENT LES LOIS ET LES COUTUMESDES ANGLO-AMÉRICAINS

Quelques restes d'institutions aristocratiques au sein de la plus complète démocratie. -Pourquoi? - Il faut distinguer avec soin ce qui est d'origine puritaine et d'origine anglaise.

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Il ne faut pas que le lecteur tire des conséquences trop générales et trop absoluesde ce qui précède. La condition sociale, la religion et les mœurs des premiers émi-grants ont exercé sans doute une immense influence sur le destin de leur nouvellepatrie. Toutefois, il n'a pas dépendu d'eux de fonder une société dont le point dedépart ne se trouvât placé qu'en eux-mêmes; nul ne saurait se dégager entièrement dupassé; il leur est arrivé de mêler, soit volontairement, soit à leur insu, aux idées et auxusages qui leur étaient propres, d'autres usages et d'autres idées qu'ils tenaient de leuréducation ou des traditions nationales de leur pays.

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Lorsqu'on veut connaître et juger les Anglo-Américains de nos jours, on doit doncdistinguer avec soin ce qui est d'origine puritaine ou d'origine anglaise.

On rencontre souvent aux États-Unis des lois ou des coutumes qui font contrasteavec tout ce qui les environne. Ces lois paraissent rédigées dans un esprit opposé àl'esprit dominant de la législation américaine; ces mœurs semblent contraires à l'en-semble de l'état social. Si les colonies anglaises avaient été fondées dans un siècle deténèbres, ou si leur origine se perdait déjà dans la nuit des temps, le problème seraitinsoluble.

Je citerai un seul exemple pour faire comprendre ma pensée.

La législation civile et criminelle des Américains ne connaît que deux moyensd'action: la prison ou le cautionnement. Le premier acte d'une procédure consiste àobtenir caution du défendeur, ou, s'il refuse, à le faire incarcérer; on discute ensuite lavalidité du titre ou la gravité des charges.

Il est évident qu'une pareille législation est dirigée contre le pauvre, et ne favoriseque le riche.

Le pauvre ne trouve pas toujours de caution, même en matière civile, et, s'il estcontraint d'aller attendre justice en prison, son inaction forcée le réduit bientôt à lamisère.

Le riche, au contraire, parvient toujours à échapper à l'emprisonnement en matièrecivile; bien plus, a-t-il commis un délit, il se soustrait aisément à la punition qui doitl'atteindre: après avoir fourni caution, il disparaît. On peut donc dire que pour luitoutes les peines qu'inflige la loi se réduisent à des amendes 1. Quoi de plus aristo-cratique qu'une semblable législation ?

En Amérique, cependant, ce sont les pauvres qui font la loi, et ils réservent habi-tuellement pour eux-mêmes les plus grands avantages de la société.

C'est en Angleterre qu'il faut chercher l'explication de ce phénomène: les lois dontje parle sont anglaises 2. Les Américains ne les ont point changées, quoiqu'ellesrépugnent à l'ensemble de leur législation et à la masse de leurs idées.

La chose qu'un peuple change le moins après ses usages, c'est sa législation civile.Les lois civiles ne sont familières qu'aux légistes, c'est-à-dire à ceux qui ont un intérêtdirect à les maintenir telles qu'elles sont, bonnes ou mauvaises, par la raison qu'ils lessavent. Le gros de la nation les connaît à peine; il ne les voit agir que dans des casparticuliers, n'en saisit que difficilement la tendance, et s'y soumet sans y songer.

J'ai cité un exemple, j'aurais pu en signaler beaucoup d'autres.

1 Il y a sans doute des crimes pour lesquels on ne reçoit pas caution, mais ils sont en très petit

nombre.2 Voyez Blackstone et Delolme, liv. I, chap. x.

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Le tableau que présente la société américaine est, si je puis m'exprimer ainsi, cou-vert d'une couche démocratique, sous laquelle on voit de temps en temps percer lesanciennes couleurs de l'aristocratie.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 43

De la Démocratie en Amérique IPremière partie

CHAPITRE IIIÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS

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L'état social est ordinairement le produit d'un fait, quelquefois des lois, le plussouvent de ces deux causes réunies; mais une fois qu'il existe, on peut le considérerlui-même comme la cause première de la plupart des lois, des coutumes et des idéesqui règlent la conduite des nations; ce qu'il ne produit pas, il le modifie.

Pour connaître la législation et les mœurs d'un peuple, il faut donc commencer parétudier son état social.

QUE LE POINT SAILLANT DE L'ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS EST D'ÊTRE ESSENTIELLEMENTDÉMOCRATIQUE

Premiers émigrants de la Nouvelle-Angleterre. - Égaux entre eux. - Lois aristocratiquesintroduites dans le Sud. Époque de la révolution. - Changement des lois de succession. -Effets produits par ce changement. - Égalité poussée à ses dernières limites dans les nouveauxÉtats de l'Ouest. - Égalité parmi les intelligences.

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On pourrait faire plusieurs remarques importantes sur l'état social des Anglo-Américains, mais il y en a une qui domine toutes les autres. L'état social des Amé-ricains est éminemment démocratique. Il a eu ce caractère dès la naissance descolonies; il l'a plus encore de nos jours.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 44

J'ai dit dans le chapitre précédent qu'il régnait une très grande égalité parmi lesémigrants qui vinrent s'établir sur les rivages de la Nouvelle-Angleterre. Le germemême de l'aristocratie ne fut jamais déposé dans cette partie de l'Union. On ne putjamais y fonder que des influences intellectuelles. Le peuple s'habitua à révérer cer-tains noms, comme des emblèmes de lumières et de vertus. La voix de quelquescitoyens obtint sur lui un pouvoir qu'on eût peut-être avec raison appelé aristocrati-que, s'il avait pu se transmettre invariablement de père en fils.

Ceci se passait à l'est de l'Hudson; au sud-ouest de ce fleuve, et en descendantjusqu'aux Florides, il en était autrement.

Dans la plupart des États situés au sud-ouest de l'Hudson, de grands propriétairesanglais étaient venus s'établir. Les principes aristocratiques, et avec eux les loisanglaises sur les successions, y avaient été importés. J'ai fait connaître les raisons quiempêchaient qu'on pût jamais établir en Amérique une aristocratie puissante. Cesraisons, tout en subsistant au sud-ouest de l'Hudson, y avaient cependant moins depuissance qu'à l'est de ce fleuve. Au sud, un seul homme pouvait, à l'aide d'esclaves,cultiver une grande étendue de terrain. On voyait donc dans cette partie du continentde riches propriétaires fonciers; mais leur influence n'était pas précisément aristo-cratique, comme on l'entend en Europe, puisqu'ils ne possédaient aucuns privilèges, etque la culture par esclaves ne leur donnait point de tenanciers, par conséquent pointde patronage. Toutefois, les grands propriétaires, au sud de l'Hudson, formaient uneclasse supérieure, ayant des idées et des goûts à elle, et concentrant en général l'actionpolitique dans son sein. C'était une sorte d'aristocratie peu différente de la masse dupeuple dont elle embrassait facilement les passions et les intérêts, n'excitant nil'amour ni la haine; en somme, débile et peu vivace. Ce fut cette classe qui, dans leSud, se mit à la tête de l'insurrection: la révolution d'Amérique lui doit ses plus grandshommes.

À cette époque, la société tout entière fut ébranlée: le peuple, au nom duquel onavait combattu, le peuple, devenu une puissance, conçut le désir d'agir par lui-même;les instincts démocratiques s'éveillèrent; en brisant le joug de la métropole, on pritgoût à toute espèce d'indépendance: les influences individuelles cessèrent peu à peude se faire sentir; les habitudes comme les lois commencèrent à marcher d'accord versle même but.

Mais ce fut la loi sur les successions qui fit faire à l'égalité son dernier pas.

Je m'étonne que les publicistes anciens et modernes n'aient pas attribué aux loissur les successions 1 une plus grande influence dans la marche des affaires humaines.Ces lois appartiennent, il est vrai, à l'ordre civil; mais elles devraient être placées entête de toutes les institutions politiques, car elles influent incroyablement sur l'étatsocial des peuples, dont les lois politiques ne sont que l'expression. Elles ont de plusune manière sûre et uniforme d'opérer sur la société; elles saisissent en quelque sorte 1 J'entends par les lois sur les successions toutes les lois dont le but principal est de régler le sort des

biens après la mort du propriétaire. La loi sur les substitutions est de ce nombre; elle a aussi pourrésultat, il est vrai, d'empêcher le propriétaire de disposer de ses biens avant sa mon; mais elle nelui impose l'obligation de les conserver que dans la vue de les faire parvenir intacts à son héritier.Le but principal de la loi des substitutions est donc de régler le sort des biens après la mort dupropriétaire. Le reste est le moyen qu'elle emploie.

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les générations avant leur naissance. Par elles, l'homme est armé d'un pouvoir presquedivin sur l'avenir de ses semblables. Le législateur règle une fois la succession descitoyens, et il se repose pendant des siècles: le mouvement donné à son oeuvre, il peuten retirer la main; la machine agit par ses propres forces, et se dirige comme d'elle-même vers un but indiqué d'avance. Constituée d'une certaine manière, elle réunit,elle concentre, elle groupe autour de quelque tête la propriété, et bientôt après lepouvoir; elle fait jaillir en quelque sorte l'aristocratie du sol. Conduite par d'autresprincipes, et lancée dans une autre voie, son action est plus rapide encore; elle divise,elle partage, elle dissémine les biens et la puissance; il arrive quelquefois alors qu'onest effrayé de la rapidité de sa, marche; désespérant d'en arrêter le mouvement, oncherche du moins à créer devant elle des difficultés et des obstacles; on veut contre-balancer son action par des efforts contraires; soins inutiles! Elle broie, ou fait voleren éclats tout ce qui se rencontre sur son passage, elle s'élève et retombe incessam-ment sur le sol, jusqu'à ce qu'il ne présente plus à la vue qu'une poussière mouvante etimpalpable, sur laquelle s'assoit la démocratie.

Lorsque la loi des successions permet, et à plus forte raison ordonne le partageégal des biens du père entre tous les enfants, ses effets sont de deux sortes; il importede les distinguer avec soin, quoiqu'ils tendent au même but.

En vertu de la loi des successions, la mort de chaque propriétaire amène une révo-lution dans la propriété; non seulement les biens changent de maîtres, mais ils chan-gent, pour ainsi dire, de nature; ils se fractionnent sans cesse en portions plus petites.

C'est là l'effet direct et en quelque sorte matériel de la loi. Dans les pays où lalégislation établit l'égalité des partages, les biens, et particulièrement les fortunesterritoriales, doivent donc avoir une tendance permanente à s'amoindrir. Toutefois, leseffets de cette législation ne se feraient sentir qu'à la longue, si la loi était abandonnéeà ses propres forces; car, pour peu que la famille ne se compose pas de plus de deuxenfants (et la moyenne des familles dans un pays peuplé comme la France n'est, dit-on, que de trois), ces enfants, se partageant la fortune de leur père et de leur mère, neseront pas plus pauvres que chacun de ceux-ci individuellement.

Mais la loi du partage égal n'exerce pas seulement son influence sur le sort desbiens; elle agit sur l'âme même des propriétaires, et appelle leurs passions à son aide.Ce sont ses effets indirects qui détruisent rapidement les grandes fortunes et surtoutles grands domaines.

Chez les peuples où la loi des successions est fondée sur le droit de primogéni-ture, les domaines territoriaux passent le plus souvent de générations en générationssans se diviser. Il résulte de là que l'esprit de famille se matérialise en quelque sortedans la terre. La famille représente la terre, la terre représente la famille; elle perpétueson nom, son origine, sa gloire, sa puissance, ses vertus. C'est un témoin impérissabledu passé, et un gage précieux de l'existence à venir.

Lorsque la loi des successions établit le partage égal, elle détruit la liaison intimequi existait entre l'esprit de famille et la conservation de la terre; la terre cesse de re-présenter la famille, car, ne pouvant manquer d'être partagée au bout d'une ou de deuxgénérations, il est évident qu'elle doit sans cesse s'amoindrir et finir par disparaîtreentièrement. Les fils d'un grand propriétaire foncier, s'ils sont en petit nombre, ou si lafortune leur est favorable, peuvent bien conserver l'espérance de n'être pas moins

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riches que leur auteur, mais non de posséder les mêmes biens que lui; leur richesse secomposera nécessairement d'autres éléments que la sienne.

Or, du moment où vous enlevez aux propriétaires fonciers un grand intérêt desentiment, de souvenirs, d'orgueil, d'ambition à conserver la terre, on peut être assuréque tôt ou tard ils la vendront, car ils ont un grand intérêt pécuniaire à la vendre, lescapitaux mobiliers produisant plus d'intérêts que les autres, et se prêtant bien plusfacilement à satisfaire les passions du moment.

Une fois divisées, les grandes propriétés foncières ne se refont plus; car le petitpropriétaire tire plus de revenu de son champ 1, proportion gardée, que le grandpropriétaire du sien; il le vend donc beaucoup plus cher que lui. Ainsi les calculs éco-nomiques qui ont porté l'homme riche à vendre de vastes propriétés, l'empêcheront, àplus forte raison, d'en acheter de petites pour en recomposer de grandes.

Ce qu'on appelle l'esprit de famille est souvent fondé sur une illusion de l'égoïsmeindividuel. On cherche à se perpétuer et à s'immortaliser en quelque sorte dans sesarrière-neveux. Là où finit l'esprit de famille, l'égoïsme individuel rentre dans la réali-té de ses penchants. Comme la famille ne se présente plus à l'esprit que comme unechose vague, indéterminée, incertaine, chacun se concentre dans la commodité duprésent; on songe à l'établissement de la génération qui va suivre, et rien de plus.

On ne cherche donc pas à perpétuer sa famille, ou du moins on cherche à la per-pétuer par d'autres moyens que par la propriété foncière.

Ainsi, non seulement la loi des successions rend difficile aux familles de conser-ver intacts les mêmes domaines, mais elle leur ôte le désir de le tenter, et elle lesentraîne, en quelque sorte, à coopérer avec elle à leur propre ruine.

La loi du partage égal procède par deux voies: en agissant sur la chose, elle agitsur l'homme; en agissant sur l'homme, elle arrive à la chose.

Des deux manières elle parvient à attaquer profondément la propriété foncière et àfaire disparaître avec rapidité les familles ainsi que les fortunes 2.

Ce n'est pas sans doute à nous, Français du XIXe siècle, témoins journaliers deschangements politiques et sociaux que la loi des successions fait naître, à mettre endoute son pouvoir. Chaque jour nous la voyons passer et repasser sans cesse sur notresol, renversant sur son chemin les murs de nos demeures, et détruisant la clôture de

1 Je ne veux pas dire que le petit propriétaire cultive mieux, mais il cultive avec plus d'ardeur et de

soin, et regagne par le travail ce qui lui manque du côté de l'art.2 La terre étant la propriété la plus solide, il se rencontre de temps en temps des hommes riches qui

sont disposés à faire de grands sacrifices pour l'acquérir et qui perdent volontiers une portionconsidérable de leur revenu pour assurer le reste. Mais ce sont là des accidents. L'amour de lapropriété immobilière ne se retrouve plus habituellement que chez le pauvre. Le petit propriétairefoncier, qui a moins de lumière, moins d'imagination et moins de passions que le grand, n'est, engénéral, préoccupé que du désir d'augmenter son domaine, et souvent il arrive que les successions,les mariages, ou les chances du commerce, lui en fournissent peu à peu les moyens.

À côté de la tendance qui porte les hommes à diviser la terre, il en existe donc une autre quiles porte à l'agglomérer. Cette tendance, qui suffit à empêcher que les propriétés ne se divisent àl'infini, n'est pas assez forte pour créer de grandes fortunes territoriales, ni surtout pour les main-tenir dans les mêmes familles.

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nos champs. Mais si la loi des successions a déjà beaucoup fait parmi nous, beaucouplui reste encore à faire. Nos souvenirs, nos opinions et nos habitudes lui opposent depuissants obstacles.

Aux États-Unis, son oeuvre de destruction est à peu près terminée. C'est là qu'onpeut étudier ses principaux résultats.

La législation anglaise sur la transmission des biens fut abolie dans presque tousles États à l'époque de la révolution .

La loi sur les substitutions fut modifiée de manière à ne gêner que d'une manièreinsensible la libre circulation des biens.

La première génération passa; les terres commencèrent à se diviser. Le mouve-ment devint de plus en plus rapide à mesure que le temps marchait. Aujour-d'hui quand soixante ans à peine se sont écoulés, l'aspect de la société est déjà mécon-naissable; les familles des grands propriétaires fonciers se sont presque toutesenglouties au sein de la masse commune. Dans l'État de New York, où on en comptaitun très grand nombre, deux surnagent à peine sur le gouffre prêt à les saisir. Les filsde ces opulents citoyens sont aujourd'hui commerçants, avocats, médecins. La plupartsont tombés dans l'obscurité la plus profonde. La dernière trace des rangs et desdistinctions héréditaires est détruite; la loi des successions a partout passé son niveau.

Ce n'est pas qu'aux États-Unis comme ailleurs il n'y ait des riches ; je ne connaismême pas de pays où l'amour de l'argent tienne une plus large place dans le cœur del'homme, et où l'on professe un mépris plus profond pour la théorie de l'égalitépermanente des biens. Mais la fortune y circule avec une incroyable rapidité, etl'expérience apprend qu'il est rare de voir deux générations en recueillir les faveurs.

Ce tableau, quelque coloré qu'on le suppose, ne donne encore qu'une idée incom-plète de ce qui se passe dans les nouveaux États de l'Ouest et du Sud-Ouest.

À la fin du siècle dernier, de hardis aventuriers commencèrent à pénétrer dans lesvallées du Mississippi. Ce fut comme une nouvelle découverte de l'Amérique: bientôtle gros de l'émigration s'y porta; on vit alors des sociétés inconnues sortir tout à coupdu désert. Des États, dont le nom même n'existait pas peu d'années auparavant, prirentrang au sein de l'Union américaine. C'est dans l'Ouest qu'on peut observer la démo-cratie parvenue à sa dernière limite. Dans ces États, improvisés en quelque sorte parla fortune, les habitants sont arrivés d'hier sur le sol qu'ils occupent. Ils se connaissentà peine les uns les autres, et chacun ignore l'histoire de son plus proche voisin. Danscette partie du continent américain, la population échappe donc non seulement àl'influence des grands noms et des grandes richesses, mais à cette naturelle aristo-cratie qui découle des lumières et de la vertu. Nul n'y exerce ce respectable pouvoirque les hommes accordent au souvenir d'une vie entière occupée à faire le bien sousleurs yeux. Les nouveaux États de l'Ouest ont déjà des habitants; la société n'y existepoint encore.

Mais ce ne sont pas seulement les fortunes qui sont égales en Amérique; l'égalités'étend jusqu'à un certain point sur les intelligences elles-mêmes.

Je ne pense pas qu'il y ait de pays dans le monde où, proportion gardée avec la po-pulation, il se trouve aussi peu d'ignorants et moins de savants qu'en Amérique.

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L'instruction primaire y est à la portée de chacun; l'instruction supérieure n'y estpresque à la portée de personne.

Ceci se comprend sans peine, et est pour ainsi dire le résultat nécessaire de ce quenous avons avancé plus haut.

Presque tous les Américains ont de l'aisance; ils peuvent donc facilement se pro-curer les premiers éléments des connaissances humaines.

En Amérique, il y a peu de riches; presque tous les Américains ont donc besoind'exercer une profession. Or, toute profession exige un apprentissage. Les Américainsne peuvent donc donner à la culture générale de l'intelligence que les premièresannées de la vie: à quinze ans, ils entrent dans une carrière; ainsi leur éducation finitle plus souvent à l'époque où la nôtre commence. Si elle se poursuit au-delà, elle ne sedirige plus que vers une matière spéciale et lucrative; on étudie une science commeon prend un métier; et l'on n'en saisit que les applications dont l'utilité présente estreconnue.

En Amérique, la plupart des riches ont commencé par être pauvres; presque tousles oisifs ont été, dans leur jeunesse, des gens occupés; d'où il résulte que, quand onpourrait avoir le goût de l'étude, on n'a pas le temps de s'y livrer; et que, quand on aacquis le temps de s'y livrer, on n'en a plus le goût.

Il n'existe donc point en Amérique de classe dans laquelle le penchant des plaisirsintellectuels se transmettre avec une aisance et des loisirs héréditaires, et qui tienne enhonneur les travaux de l'intelligence.

Aussi la volonté de se livrer à ces travaux manque-t-elle aussi bien que le pouvoir.

Il s'est établi en Amérique, dans les connaissances humaines, un certain niveaumitoyen. Tous les esprits s'en sont rapprochés; les uns en s'élevant, les autres ens'abaissant.

Il se rencontre donc une multitude immense d'individus qui ont le même nombrede notions à peu près en matière de religion, d'histoire, de sciences, d'économie poli-tique, de législation, de gouvernement.

L'inégalité intellectuelle vient directement de Dieu, et l'homme ne saurait empê-cher qu'elle ne se retrouve toujours.

Mais il arrive du moins de ce que nous venons de dire, que les intelligences, touten restant inégales, ainsi que l'a voulu le Créateur, trouvent à leur disposition desmoyens égaux.

Ainsi donc, de nos jours, en Amérique, l'élément aristocratique, toujours faibledepuis sa naissance, est sinon détruit, du moins affaibli, de telle sorte qu'il est difficilede lui assigner une influence quelconque dans la marche des affaires.

Le temps, les événements et les lois y ont au contraire rendu l'élément démocra-tique, non pas seulement prépondérant, mais pour ainsi dire unique. Aucune influence

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de famille ni de corps ne s'y laisse apercevoir; souvent même on ne saurait y décou-vrir d'influence individuelle quelque peu durable.

L'Amérique présente donc, dans son état social, le plus étrange phénomène. Leshommes s'y montrent plus égaux par leur fortune et par leur intelligence, ou, end'autres termes, plus également forts qu'ils ne le sont dans aucun pays du monde, etqu'ils ne l'ont été dans aucun siècle dont l'histoire garde le souvenir.

CONSÉQUENCES POLITIQUES DE L'ÉTAT SOCIALDES ANGLO-AMÉRICAINS

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Les conséquences politiques d'un pareil état social sont faciles à déduire.

Il est impossible de comprendre que l'égalité ne finisse pas par pénétrer dans lemonde politique comme ailleurs. On ne saurait concevoir les hommes éternellementinégaux entre eux sur un seul point, égaux sur les autres; ils arriveront donc, dans untemps donné, à l'être sur tous.

Or, je ne sais que deux manières de faire régner l'égalité dans le monde politique:il faut donner des droits à chaque citoyen, ou n'en donner à personne.

Pour les peuples qui sont parvenus au même état social que les Anglo-Améri-cains, il est donc très difficile d'apercevoir un terme moyen entre la souveraineté detous et le pouvoir absolu d'un seul.

Il ne faut point se dissimuler que l'état social que je viens de décrire ne se prêtepresque aussi facilement à l'une et à l'autre de ses deux conséquences.

Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l'égalité qui excite les hommes àvouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang desgrands; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l'égalité,qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes àpréférer l'égalité dans la servitude à l'inégalité dans la liberté. Ce n'est pas que lespeuples dont l'état social est démocratique méprisent naturellement la liberté; ils ontau contraire un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n'est pas l'objet principal etcontinu de leur désir; ce qu'ils aiment d'un amour éternel, c'est l'égalité; ils s'élancentvers la liberté par impulsion rapide et par efforts soudains, et, s'ils manquent le but, ilsse résignent; mais rien ne saurait les satisfaire sans l'égalité, et ils consentiraientplutôt à périr qu'à la perdre.

D'un autre côté, quand les citoyens sont tous à peu près égaux, il leur devientdifficile de défendre leur indépendance contre les agressions du pouvoir. Aucund'entre eux n'étant alors assez fort pour lutter seul avec avantage, il n'y a que la com-binaison des forces de tous qui puisse garantir la liberté. Or, une pareille combinaisonne se rencontre pas toujours.

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Les peuples peuvent donc tirer deux grandes conséquences politiques du mêmeétat social: ces conséquences diffèrent prodigieusement entre elles, mais elles sortenttoutes deux du même fait.

Soumis les premiers à cette redoutable alternative que je viens de décrire, lesAnglo-Américains ont été assez heureux pour échapper au pouvoir absolu. Les cir-constances, l'origine, les lumières, et surtout les mœurs, leur ont permis de fonder etde maintenir la souveraineté du peuple.

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De la Démocratie en Amérique IPremière partie

CHAPITRE IVDU PRINCIPE DE LASOUVERAINETÉ DU PEUPLEEN AMÉRIQUE

Il domine toute la société américaine. - Application que les Américains faisaient déjà dece principe avant leur révolution. - Développement que lui a donné cette révolution. - Abais-sement graduel et irrésistible du cens.

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Lorsqu'on veut parler des lois politiques des États-Unis, c'est toujours par ledogme de la souveraineté du peuple qu'il faut commencer.

Le principe de la souveraineté du peuple, qui se trouve toujours plus ou moins aufond de presque toutes les institutions humaines, y demeure d'ordinaire comme ense-veli. On lui obéit sans le reconnaître, ou si parfois il arrive de le produire un momentau grand jour, on se hâte bientôt de le replonger dans les ténèbres du sanctuaire.

La volonté nationale est un des mots dont les intrigants de tous les temps et lesdespotes de tous les âges ont le plus largement abusé. Les uns en ont vu l'expressiondans les suffrages achetés de quelques agents du pouvoir, d'autres dans les votes d'uneminorité intéressée ou craintive; il y en a même qui l'ont découverte toute formuléedans le silence des peuples, et qui ont pensé que du fait de l'obéissance naissait poureux le droit du commandement.

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En Amérique, le principe de la souveraineté du peuple n'est point caché ou stérilecomme chez certaines nations; il est reconnu par les mœurs, proclamé par les lois; ils'étend avec liberté et atteint sans obstacles ses dernières conséquences.

S'il est un seul pays au monde où l'on puisse espérer apprécier à sa juste valeur ledogme de la souveraineté du peuple, l'étudier dans son application aux affaires de lasociété et juger ses avantages et ses dangers, ce pays-là est assurément l'Amérique.

J'ai dit précédemment que, dès l'origine, le principe de la souveraineté du peupleavait été le principe générateur de la plupart des colonies anglaises d'Amérique.

Il s'en fallut de beaucoup cependant qu'il dominât alors le gouvernement de lasociété comme il le fait de nos jours.

Deux obstacles, l'un extérieur, l'autre intérieur, retardaient sa marche envahis-sante.

Il ne pouvait se faire jour ostensiblement au sein des lois, puisque les coloniesétaient encore contraintes d'obéir à la métropole; il était donc réduit à se cacher dansles assemblées provinciales et surtout dans la commune. Là il s'étendait en secret.

La société américaine d'alors n'était point encore préparée à l'adopter dans toutesses conséquences. Les lumières dans la Nouvelle-Angleterre, les richesses au sud del'Hudson, exercèrent longtemps, comme je l'ai fait voir dans le chapitre qui précède,une sorte d'influence aristocratique qui tendait à resserrer en peu de mains l'exercicedes pouvoirs sociaux. Il s'en fallait encore beaucoup que tous les fonctionnairespublics fussent électifs et tous les citoyens électeurs. Le droit électoral était partoutrenfermé dans de certaines limites, et subordonné à l'existence d'un cens. Ce cens étaittrès faible au Nord, plus considérable au Sud.

La révolution d'Amérique éclata. Le dogme de la souveraineté du peuple sortit dela commune et s'empara du gouvernement; toutes les classes se compromirent pour sacause; on combattit et on triompha en son nom; il devint la loi des lois.

Un changement presque aussi rapide s'effectua dans l'intérieur de la société. La loides successions acheva de briser les influences locales.

Au moment où cet effet des lois et de la révolution commença à se révéler à tousles yeux la victoire avait déjà irrévocablement prononcé en faveur de la démocratie.Le pouvoir était, par le fait, entre ses mains. Il n'était même plus permis de luttercontre elle. Les hautes classes se soumirent donc sans murmure et sans combat à unmal désormais inévitable. Il leur arriva ce qui arrive d'ordinaire aux puissances quitombent: l'égoïsme individuel s'empara de leurs membres; comme on ne pouvait plusarracher la force des mains du peuple, et qu'on ne détestait point assez la multitudepour prendre plaisir à la braver, on ne songea plus qu'à gagner sa bienveillance à toutprix. Les lois les plus démocratiques furent donc votées à l'envi par les hommes dontelles froissaient le plus les intérêts. De cette manière, les hautes classes n'excitèrentpoint contre elles les passions populaires; mais elles hâtèrent elles-mêmes le triomphede l'ordre nouveau. Ainsi, chose singulière! on vit l'élan démocratique d'autant plusirrésistible dans les États où l'aristocratie avait le plus de racines.

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l'État du Maryland, qui avait été fondé par de grands seigneurs, proclama le pre-mier le vote universel 1 et introduisit dans l'ensemble de son gouvernement les formesles plus démocratiques.

Lorsqu'un peuple commence à toucher au cens électoral, on peut prévoir qu'il arri-vera, dans un délai plus ou moins long, à le faire disparaître complètement. C'est làl'une des règles les plus invariables qui régissent les sociétés. À mesure qu'on reculela limite des droits électoraux, on sent le besoin de la reculer davantage; car, aprèschaque concession nouvelle, les forces de la démocratie augmentent et ses exigencescroissent avec son nouveau pouvoir. L'ambition de ceux qu'on laisse au-dessous ducens s'irrite en proportion du grand nombre de ceux qui se trouvent au-dessus.L'exception devient enfin la règle; les concessions se succèdent sans relâche, et l'onne s'arrête plus que quand on est arrivé au suffrage universel.

De nos jours le principe de la souveraineté du peuple a pris aux États-Unis tousles développements pratiques que l'imagination puisse concevoir. Il s'est dégagé detoutes les fictions dont on a pris soin de l'environner ailleurs; on le voit se revêtir suc-cessivement de toutes les formes, suivant la nécessité des cas. Tantôt le peuple encorps fait les lois comme à Athènes; tantôt des députés, que le vote universel a créés,le représentent et agissent en son nom sous sa surveillance presque, immédiate.

Il y a des pays où un pouvoir, en quelque sorte extérieur au corps social, agit surlui et le force de marcher dans une certaine voie.

Il y en a d'autres où la force est divisée, étant tout à la fois placée dans la sociétéet hors d'elle. Rien de semblable ne se voit aux États-Unis; la société y agit par elle-même et sur elle-même. Il n'existe de puissance que dans son sein; on ne rencontremême presque personne qui ose concevoir et surtout exprimer l'idée d'en chercherailleurs. Le peuple participe à la composition des lois par le choix des législateurs, àleur application par l'élection des agents du pouvoir exécutif; on peut dire qu'ilgouverne lui-même, tant la part laissée à l'administration est faible et restreinte, tantcelle-ci se ressent de son origine populaire et obéit à la puissance dont elle émane. Lepeuple règne sur le monde politique américain comme Dieu sur l'univers. Il est lacause et la fin de toutes choses; tout en sort et tout s'y absorbe.

1 Amendements faits à la Constitution du Maryland en 1801 et 1809.

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De la Démocratie en Amérique IPremière partie

CHAPITRE VNécessité d'étudier ce qui se passedans les États particuliersavant de parler du gouvernementde l'Union

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On se propose d'examiner, dans le chapitre suivant, quelle est, en Amérique, laforme du gouvernement fondé sur le principe de la souveraineté du peuple; quels sontses moyens d'action, ses embarras, ses avantages et ses dangers.

Une première difficulté se présente: les États-Unis ont une Constitution complexe;on y remarque deux sociétés distinctes engagées, et, si je puis m'expliquer ainsi, em-boîtées l'une dans l'autre; on y voit deux gouvernements complètement séparés etpresque indépendants: l'un, habituel et indéfini, qui répond aux besoins journaliers dela société, l'autre, exceptionnel et circonscrit, qui ne s'applique qu'à certains intérêtsgénéraux. Ce sont, en un mot, vingt-quatre petites nations souveraines, dont l'ensem-ble forme le grand corps de l'Union.

Examiner l'Union avant d'étudier l'État, c'est s'engager dans une route seméed'obstacles. La forme du gouvernement fédéral aux États-Unis a paru la dernière; ellen'a été qu'une modification de la république, un résumé des principes politiques ré-pandus dans la société entière avant elle, et y subsistant indépendamment d'elle. Legouvernement fédéral, d'ailleurs, comme je viens de le dire, n'est qu'une exception; legouvernement des États est la règle commune. L'écrivain qui voudrait faire connaîtrel'ensemble d'un pareil tableau avant d'en avoir montré les détails tomberait nécessai-rement dans des obscurités ou des redites.

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Les grands principes politiques qui régissent aujourd'hui la société américaine ontpris naissance et se sont développés dans l'État; on ne saurait en douter. C'est doncl'État qu'il faut connaître pour avoir la clef de tout le reste.

Les États qui composent de nos jours l'Union américaine présentent tous, quant àl'aspect extérieur des institutions, le même spectacle. La vie politique ou administra-tive s'y trouve concentrée dans trois foyers d'action, qu'on pourrait comparer auxdivers centres nerveux qui font mouvoir le corps humain.

Au premier, degré se trouve la commune, plus haut le comté, enfin l'État.

DU SYSTÈME COMMUNAL EN AMÉRIQUE

Pourquoi l'auteur commence l'examen des institutions politiques par la commune. - Lacommune se retrouve chez tous les peuples. - Difficulté d'établir et de conserver la libertécommunale. - Son importance. - Pourquoi l'auteur a choisi l'organisation communale de laNouvelle-Angleterre pour objet principal de son examen.

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Ce n'est pas par hasard que j'examine d'abord la commune.

La commune est la seule association qui soit si bien dans la nature, que partout oùil y a des hommes réunis, il se forme de soi-même une commune.

La société communale existe donc chez tous les peuples, quels que soient leursusages et leurs lois; c'est l'homme qui fait les royaumes et crée les républiques; lacommune paraît sortir directement des mains de Dieu. Mais si la commune existedepuis qu'il y a des hommes, la liberté communale est chose rare et fragile. Un peuplepeut toujours établir de grandes assemblées politiques; parce qu'il se trouve habituel-lement dans son sein un certain nombre d'hommes chez lesquels les lumières rempla-cent jusqu'à un certain point l'usage des affaires. La commune est composée d'élé-ments grossiers qui se refusent souvent à l'action du législateur. La difficulté de fon-der l'indépendance des communes, au lieu de diminuer à mesure que les nationss'éclairent, augmente avec leurs lumières. Une société très civilisée ne tolère qu'avecpeine les essais de la liberté communale; elle se révolte à la vue de ses nombreuxécarts, et désespère du succès avant d'avoir atteint le résultat final de l'expérience.

Parmi toutes les libertés, celle des communes, qui s'établit si difficilement, estaussi la plus exposée aux invasions du pouvoir. Livrées à elles-mêmes, les institutionscommunales ne sauraient guère lutter contre un gouvernement entreprenant et fort;pour se défendre avec succès, il faut qu'elles aient pris tous leurs développements etqu'elles se soient mêlées aux idées et aux habitudes nationales. Ainsi, tant que laliberté communale n'est pas entrée dans les mœurs, il est facile de la détruire, et ellene peut entrer dans les mœurs qu'après avoir longtemps subsisté dans les lois.

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La liberté communale échappe donc, pour ainsi dire, à l'effort de l'homme. Aussiarrive-t-il rarement qu'elle soit créée; elle naît en quelque sorte d'elle-même. Elle sedéveloppe presque en secret au sein d'une société demi-barbare. C'est l'action conti-nue des lois et des mœurs, les circonstances et surtout le temps qui parviennent à laconsolider. De toutes les nations du continent de l'Europe, on peut dire qu'il n'y en apas une seule qui la connaisse.

C'est pourtant dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institu-tions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science; ellesla mettent à la portée du peuple; elles lui en font goûter l'usage paisible et l'habituentà s'en servir. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouverne-ment libre, mais elle n'a pas l'esprit de la liberté. Des passions passagères, des intérêtsd'un moment, le hasard des circonstances, peuvent lui donner les formes extérieuresde l'indépendance; mais le despotisme refoulé dans l'intérieur du corps social reparaîttôt ou tard à la surface.

Pour faire bien comprendre au lecteur les principes généraux sur lesquels reposel'organisation politique de la commune et du comté aux États-Unis, j'ai cru qu'il étaitutile de prendre pour modèle un État en particulier; d'examiner avec détail ce qui s'ypasse, et de jeter ensuite un regard rapide sur le reste du pays.

J'ai choisi l'un des États de la Nouvelle-Angleterre.

La commune et le comté ne sont pas organisés de la même manière dans toutesles parties de l'Union; il est facile de reconnaître, cependant, que dans toute l'Unionles mêmes principes, à peu près, ont présidé à la formation de l'un et de l'autre.

Or, il m'a paru que ces principes avaient reçu dans la Nouvelle-Angleterre desdéveloppements plus considérables et atteint des conséquences plus éloignées quepartout ailleurs. Ils s'y montrent donc pour ainsi dire plus en relief et se livrent ainsiplus aisément à l'observation de l'étranger.

Les institutions communales de la Nouvelle-Angleterre forment un ensemblecomplet et régulier; elles sont anciennes; elles sont fortes par les lois, plus fortesencore par les mœurs; elles exercent une influence prodigieuse sur la société entière.

À tous ces titres elles méritent d'attirer nos regards.

CIRCONSCRIPTION DE LA COMMUNE

La commune de la Nouvelle-Angleterre (township) tient le milieu entre le cantonet la commune de France. On y compte en général de deux à trois mille habitants 1 ;elle n'est donc point assez étendue pour que tous ses habitants n'aient pas à peu prèsles mêmes intérêts, et, d'un autre côté, elle est assez peuplée pour qu'on soit toujourssûr de trouver dans son sein les éléments d'une bonne administration.

1 Le nombre des communes, dans l'État de Massachusetts, était, en 1830, de 305 ; le nombre des

habitants de 610 014; ce qui donne à peu près un terme moyen de 2 000 habitants par commune.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 57

POUVOIRS COMMUNAUXDANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE

Le peuple, origine de tous les pouvoirs dans la commune comme ailleurs. - Il y traite lesprincipales affaires par lui-même. - Point de conseil municipal. - La plus grande partie del'autorité communale concentrée dans la main des select men. - Comment les select menagissent. - Assemblée générale des habitants de la commune (town-meeting). - Énumérationde tous les fonctionnaires communaux. - Fonctions obligatoires et rétribuées.

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Dans la commune comme partout ailleurs, le peuple est la source des pouvoirssociaux, mais nulle part il n'exerce sa puissance plus immédiatement. Le peuple, enAmérique, est un maître auquel il a fallu complaire jusqu'aux dernières limites dupossible.

Dans la Nouvelle-Angleterre, la majorité agit par représentants lorsqu'il fauttraiter les affaires générales de l'État. Il était nécessaire qu'il en fût ainsi; mais dans lacommune où l'action législative et gouvernementale est plus rapprochée des gou-vernés, la loi de la représentation n'est point admise. Il n'y a point de conseil muni-cipal; le corps des électeurs, après avoir nommé ses magistrats, les dirige lui-mêmedans tout ce qui n'est pas l'exécution pure et simple des lois de l'État 1.

Cet ordre de choses est si contraire à nos idées, et tellement opposé à nos habi-tudes, qu'il est nécessaire de fournir ici quelques exemples pour qu'il soit possible debien le comprendre.

Les fonctions publiques sont extrêmement nombreuses et fort divisées dans lacommune, comme nous le verrons plus bas; cependant la plus grande partie des pou-voirs administratifs est concentrée dans les mains d'un petit nombre d'individus éluschaque année et qu'on nomme les select men 2.

1 Les mêmes règles ne sont pas applicables aux grandes communes. Celles-ci ont en général un

maire et un corps municipal divisé en deux branches; mais c'est là une exception qui a besoind'être autorisée par une loi. Voyez la loi du 22 février 1822, régulatrice des pouvoirs de la ville deBoston. Laws of Massachussetts, vol. II, p. 588. Ceci s'applique aux grandes villes. Il arrivefréquemment aussi que les petites villes sont soumises à une administration particulière. Oncomptait en 1832 cent quatre communes administrées de cette manière dans l'État de New York.(Williams, Register.)

2 On en élit trois dans les plus petites communes, neuf dans les plus grandes. Voyez The TownOfficer, p. 186. Voyez aussi les principales lois du Massachusetts relatives aux select men: Loi du20 février 1786, vol. I, p. 219; du 24 février 1796, vol. I, p. 488; 7 mars 1801, vol. II, p. 45; 16 juin1795, vol. I, p. 475; 12 mars 1808, vol. Il, p. 186; 28 février 1787, Vol. I, p. 302; 22 juin 1797,vol. I, p. 539.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 58

Les lois générales de l'État ont imposé aux select men un certain nombre d'obli-gations. Ils n'ont pas besoin de l'autorisation de leurs administrés pour les remplir, etils ne peuvent s'y soustraire sans engager leur responsabilité personnelle. La loi del'État les charge, par exemple, de former, dans leur commune, les listes électorales;s'ils omettent de le faire, ils se rendent coupables d'un délit. Mais, dans toutes leschoses qui sont abandonnées à la direction du pouvoir communal, les select men sontles exécuteurs des volontés populaires comme parmi nous le maire est l'exécuteur desdélibérations du conseil municipal. Le plus souvent ils agissent sous leur responsa-bilité privée et ne font que suivre, dans la pratique, la conséquence des principes quela majorité a précédemment posés. Mais veulent-ils introduire un changement quel-conque dans l'ordre établi: désirent-ils se livrer à une entreprise nouvelle, il leur fautremonter à la source de leur pouvoir. Je suppose qu'il s'agisse d'établir une école; lesselect men convoquent à certain jour, dans un lieu indiqué d'avance, la totalité desélecteurs; là, ils exposent le besoin qui se fait sentir; ils font connaître les moyens d'ysatisfaire, l'argent qu'il faut dépenser, le lieu qu'il convient de choisir. L'assemblée,consultée sur tous ces points, adopte le principe, fixe le lieu, vote l'impôt, et remetl'exécution de ses volontés dans les mains des select men.

Les select men ont seuls le droit de convoquer la réunion communale (town-meeting), mais on peut les provoquer à le faire. Si dix propriétaires conçoivent unprojet nouveau et veulent le soumettre à l'assentiment de la commune, ils réclamentune convocation générale des habitants; les select men sont obligés d'y souscrire, etne conservent que le droit de présider l'assemblée 1.

Ces mœurs politiques, ces usages sociaux sont sans doute bien loin de nous. Jen'ai pas en ce moment la volonté de les juger ni de faire connaître les causes cachéesqui les produisent et les vivifient; je me borne à les exposer.

Les select men sont élus tous les ans au mois d'avril ou de mai. L'assembléecommunale choisit en même temps une foule d'autres magistrats municipaux 2, pré-posés à certains détails administratifs importants. Les uns, sous le nom d'assesseurs,doivent établir l'impôt; les autres, sous celui de collecteurs, doivent le lever. Unofficier, appelé constable, est chargé de faire la police, de veiller sur les lieux publics,et de tenir la main à l'exécution matérielle des lois. Un autre, nommé le greffier de lacommune, enregistre toutes les délibérations; il tient note des actes de l'état civil. Uncaissier garde les fonds communaux. Ajoutez à ces fonctionnaires un surveillant despauvres, dont le devoir, fort difficile à remplir, est de faire exécuter la législation rela-tive aux indigents; des commissaires des écoles, qui dirigent l'instruction publique;des inspecteurs des routes, qui se chargent de tous les détails de la grande et petitevoirie, et vous aurez la liste des principaux agents de l'administration communale,Mais la division des fonctions ne s'arrête point là: on trouve encore, parmi les offi-ciers municipaux 3, des commissaires de paroisses, qui doivent régler les dépenses duculte; des inspecteurs de plusieurs genres, chargés, les uns de diriger les efforts descitoyens en cas d'incendie; les autres, de veiller aux récoltes; ceux-ci, de lever provi-soirement les difficultés qui peuvent naître relativement aux clôtures; ceux-là, desurveiller le mesurage du bois, ou d'inspecter les poids et mesures.

1 Voyez Laws of Massachusetts, vol. 1, p. 150; loi du 25 mars 1786.2 Ibid.3 Tous ces magistrats existent réellement dans la pratique. Pour connaître les détails des fondions de

tous ces magistrats communaux, voyez le livre intitulé Town Officer, par Isaac GoodwinWorcester, 1827 ; et la collection des lois générales du Massachusetts en 3 vol., Boston, 1823.

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On compte en tout dix-neuf fonctions principales dans la commune. Chaquehabitant est contraint, sous peine d'amende, d'accepter ces différentes fonctions; maisaussi la plupart d'entre elles sont rétribuées, afin que les citoyens pauvres puissent yconsacrer leur temps sans en souffrir de préjudice. Du reste, le système américainn'est point de donner un traitement fixe aux fonctionnaires. En général, chaque actede leur ministère a un prix, et ils ne sont rémunérés qu'en proportion de ce qu'ils ontfait.

DE L'EXISTENCE COMMUNALE

Chacun est le meilleur juge de ce qui ne regarde que lui seul. - Corollaire du principe dela souveraineté du peuple. - Application que font les communes américaines de ces doctrines.- La commune de la Nouvelle-Angleterre, souveraine pour tout ce qui ne se rapporte qu'à elle,sujette dans tout le reste. - Obligation de la commune envers l'État. En France, le gouver-nement prête ses agents à la commune. En Amérique, la commune prête les siens augouvernement.

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J'ai dit précédemment que le principe de la souveraineté du peuple plane sur toutle système politique des Anglo-Américains. Chaque page de ce livre fera connaîtrequelques applications nouvelles de cette doctrine.

Chez les nations où règne le dogme de la souveraineté du peuple, chaque individuforme une portion égale du souverain, et participe également au gouvernement del'État.

Chaque individu est donc censé aussi éclairé, aussi vertueux, aussi fort qu'aucunautre de ses semblables.

Pourquoi obéit-il donc à la société, et quelles sont les limites naturelles de cetteobéissance ?

Il obéit à la société, non point parce qu'il est inférieur à ceux qui la dirigent, oumoins capable qu'un autre homme de se gouverner lui-même; il obéit à la société,parce que l'union avec ses semblables lui paraît utile et qu'il sait que cette union nepeut exister sans un pouvoir régulateur.

Dans tout ce qui concerne les devoirs des citoyens entre eux, il est donc devenusujet. Dans tout ce qui ne regarde que lui-même, il est resté maître: il est libre et nedoit compte de ses actions qu'à Dieu. De là cette maxime, que l'individu est lemeilleur comme le seul juge de son intérêt particulier et que la société n'a le droit dediriger ses actions que quand elle se sent lésée par son fait, ou lorsqu'elle a besoin deréclamer son concours.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 60

Cette doctrine est universellement admise aux États-Unis. J'examinerai autre partquelle influence générale elle exerce jusque sur les actions ordinaires de la vie; maisje parle en ce moment des communes.

La commune, prise en masse et par rapport au gouvernement central, n'est qu'unindividu comme un autre, auquel s'applique la théorie que je viens d'indiquer.

La liberté communale découle donc, aux États-Unis, du dogme même de la souve-raineté du peuple; toutes les républiques américaines ont plus ou moins reconnu cetteindépendance; mais chez les peuples de la Nouvelle-Angleterre, les circonstances enont particulièrement favorisé le développement.

Dans cette partie de l'Union, la vie politique a pris naissance au sein même descommunes; on pourrait presque dire qu'à son origine chacune d'elles était une nationindépendante. Lorsque ensuite les rois d'Angleterre réclamèrent leur part de lasouveraineté, ils se bornèrent à prendre la puissance centrale. Ils laissèrent la com-mune dans l'état où ils la trouvèrent; maintenant les communes de la Nouvelle-Angleterre sont sujettes; mais dans le principe elles ne l'étaient point ou l'étaient àpeine. Elles n'ont donc pas reçu leurs pouvoirs; ce sont elles au contraire qui semblents'être dessaisies, en faveur de l'État, d'une portion de leur indépendance; distinctionimportante, et qui doit rester présente à l'esprit du lecteur.

Les communes ne sont en général soumises à l'État que quand il s'agit d'un intérêtque j'appellerai social, c'est-à-dire qu'elles partagent avec d'autres.

Pour tout ce qui n'a rapport qu'à elles seules, les communes sont restées des corpsindépendants; et parmi les habitants de la Nouvelle-Angleterre, il ne s'en rencontreaucun, je pense, qui reconnaisse au gouvernement de l'État le droit d'intervenir dans ladirection des intérêts purement communaux.

On voit donc les communes de la Nouvelle-Angleterre vendre et acheter, attaqueret se défendre devant les tribunaux, charger leur budget ou le dégrever, sans qu'aucu-ne autorité administrative quelconque songe à s'y opposer 1.

Quant, aux devoirs sociaux, elles sont tenues d'y satisfaire. Ainsi, l'État a-t-ilbesoin d'argent, la commune n'est pas libre de lui accorder ou de lui refuser sonconcours 2. L'État veut-il ouvrir une route, la commune n'est pas maîtresse de luifermer son territoire. Fait-il un règlement de police, la commune doit l'exécuter. Veut-il organiser l'instruction sur un plan uniforme dans toute l'étendue du pays, lacommune est tenue de créer les écoles voulues par la loi 3. Nous verrons, lorsque nousparlerons de l'administration aux États-Unis, comment et par qui les communes, danstous ces différents cas, sont contraintes à l'obéissance. Je ne veux ici qu'établirl'existence de l'obligation. Cette obligation est étroite, mais le gouvernement de l'État,en l'imposant, ne fait que décréter un principe; pour son exécution, la commune rentreen général dans tous ses droits d'individualité. Ainsi, la taxe est, il est vrai, votée parla législature, mais c'est la commune qui la répartit et la perçoit; l'existence d'uneécole est imposée, mais c'est la commune qui la bâtit, la paie et la dirige.

1 Voyez Laws of Massachusetts, loi du 23 mars 1786, vol. I, p. 250.2 Ibid., loi du 20 février 1786, Vol. 1, p. 217.3 Voyez même collection, loi du 25 juin 1789, et 8 mars 1827, vol. I, p. 367, et vol. III, p. 179.

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En France, le percepteur de l'État lève les taxes communales; en Amérique, le per-cepteur de la commune lève la taxe de l'État.

Ainsi, parmi nous, le gouvernement central prête ses agents à la commune; enAmérique, la commune prête ses fonctionnaires au gouvernement. Cela seul fait com-prendre à quel degré les deux sociétés diffèrent.

DE L'ESPRIT COMMUNALDANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE

Pourquoi la commune de la Nouvelle-Angleterre attire les affections de ceux qui l'habi-tent. - Difficulté qu'on rencontre en Europe à créer l'esprit communal. - Droits et devoirscommunaux concourant en Amérique à former cet esprit. - La patrie a plus de physionomieaux États-Unis qu'ailleurs. - En quoi l'esprit communal se manifeste dans la Nouvelle-Angleterre. - Quels heureux effets il y produit.

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En Amérique, non seulement il existe des institutions communales, mais encoreun esprit communal qui les soutient et les vivifie.

La commune de la Nouvelle-Angleterre réunit deux avantages qui, partout où ilsse trouvent, excitent vivement l'intérêt des hommes; savoir: l'indépendance et lapuissance. Elle agit, il est vrai, dans un cercle dont elle ne peut sortir, mais ses mou-vements y sont libres. Cette indépendance seule lui donnerait déjà une importanceréelle, quand sa population et son étendue ne la lui assureraient pas.

Il faut bien se persuader que les affections des hommes ne se portent en généralque là où il y a de la force. On ne voit pas l'amour de la patrie régner longtemps dansun pays conquis. L'habitant de la Nouvelle-Angleterre s'attache à sa commune, nonpas tant parce qu'il y est né que parce qu'il voit dans cette commune une corporationlibre et forte dont il fait partie, et qui mérite la peine qu'on cherche à la diriger.

Il arrive souvent, en Europe, que les gouvernants eux-mêmes regrettent l'absencede l'esprit communal; car tout le monde convient que l'esprit communal est un grandélément d'ordre et de tranquillité publique; mais ils ne savent comment le produire.En rendant la commune forte et indépendante, ils craignent de partager la puissancesociale et d'exposer l'État à l'anarchie. Or, ôtez la force et l'indépendance de la com-mune, vous n'y trouverez jamais que des administrés et point de citoyens.

Remarquez d'ailleurs un fait important: la commune de la Nouvelle-Angleterre estainsi constituée qu'elle peut servir de foyer à de vives affections, et en même temps ilne se trouve rien à côté d'elle qui attire fortement les passions ambitieuses du cœurhumain.

Les fonctionnaires du comté ne sont point élus et leur autorité est restreinte. L'Étatlui-même n'a qu'une importance secondaire; son existence est obscure et tranquille. Il

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y a peu d'hommes qui, pour obtenir le droit de l'administrer, consentent à s'éloignerdu centre de leurs intérêts et à troubler leur existence.

Le gouvernement fédéral confère de la puissance et de la gloire à ceux qui le diri-gent; mais les hommes auxquels il est donné d'influer sur ses destinées sont en trèspetit nombre. La présidence est une haute magistrature à laquelle on ne parvient guèreque dans un âge avancé; et quand on arrive aux autres fonctions fédérales d'un ordreélevé, c'est en quelque sorte par hasard, et après qu'on s'est déjà rendu célèbre en sui-vant une autre carrière. L'ambition ne peut pas les prendre pour le but permanent deses efforts. C'est dans la commune, au centre des relations ordinaires de la vie, queviennent se concentrer le désir de l'estime, le besoin d'intérêts réels, le goût du pou-voir et du bruit; ces passions, qui troublent si souvent la société, changent de caractèrelorsqu'elles peuvent s'exercer ainsi près du foyer domestique et en quelque sorte ausein de la famille.

Voyez avec quel art, dans la commune américaine, on a eu soin, si je puis m'ex-primer ainsi, d'éparpiller la puissance, afin d'intéresser plus de monde à la chosepublique. Indépendamment des électeurs appelés de temps en temps à faire des actesde gouvernement, que de fonctions diverses, que de magistrats différents, qui tous,dans le cercle de leurs attributions, représentent la corporation puissante au nom delaquelle ils agissent! Combien d'hommes exploitent ainsi à leur profit la puissancecommunale et s'y intéressent pour eux-mêmes!

Le système américain, en même temps qu'il partage le pouvoir municipal entre ungrand nombre de citoyens, ne craint pas non plus de multiplier les devoirs commu-naux. Aux États-Unis on pense avec raison que l'amour de la patrie est une espèce deculte auquel les hommes s'attachent par les pratiques.

De cette manière, la vie communale se fait en quelque sorte sentir à chaque ins-tant; elle se manifeste chaque jour par l'accomplissement d'un devoir ou par l'exerciced'un droit. Cette existence politique imprime à la société un mouvement continuel,mais en même temps paisible, qui l'agite sans la troubler.

Les Américains s'attachent à la cité par une raison analogue à celle qui fait aimerleur pays aux habitants des montagnes. Chez eux la patrie a des traits marqués etcaractéristiques; elle a plus de physionomie qu'ailleurs.

Les communes de la Nouvelle-Angleterre ont en général une existence heureuse.Leur gouvernement est de leur goût aussi bien que de leur choix. Au sein de la paixprofonde et de la prospérité matérielle qui règnent en Amérique, les orages de la viemunicipale sont peu nombreux. La direction des intérêts communaux est aisée. Deplus, il y a longtemps que l'éducation politique du peuple est faite, ou plutôt il estarrivé tout instruit sur le sol qu'il occupe. Dans la Nouvelle-Angleterre, la division desrangs n'existe pas même en souvenir; il n'y a donc point de portion de la communequi soit tentée d'opprimer l'autre, et les injustices, qui ne frappent que des individusisolés, se perdent dans le contentement général. Le gouvernement présentât-il desdéfauts, et certes il est facile d'en signaler, ils ne frappent point les regards, parce quele gouvernement émane réellement des gouvernés, et qu'il lui suffit de marcher tantbien que mal, pour qu'une sorte d'orgueil paternel le protège. Ils n'ont rien d'ailleurs àquoi le comparer. L'Angleterre a jadis régné sur l'ensemble des colonies, mais lepeuple a toujours dirigé les affaires communales. La souveraineté du peuple dans lacommune est donc non seulement un état ancien, mais un état primitif.

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L'habitant de la Nouvelle-Angleterre s'attache à sa commune, parce qu'elle estforte et indépendante; il s'y intéresse, parce qu'il concourt à la diriger; il l'aime, parcequ'il n'a pas à s'y plaindre de son sort; il place en elle son ambition et son avenir; il semêle à chacun des incidents de la vie communale: dans cette sphère restreinte qui està sa portée, il s'essaie à gouverner la société; il s'habitue aux formes sans lesquelles laliberté ne procède que par révolutions, se pénètre de leur esprit, prend goût à l'ordre,comprend l'harmonie des pouvoirs, et rassemble enfin des idées claires et pratiquessur la nature de ses devoirs ainsi que sur l'étendue de ses droits.

DU COMTÉ DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE

Le comté de la Nouvelle-Angleterre, analogue à l'arrondissement de France. - Créé dansun intérêt purement administratif. - N'a point de représentation. - Est administré par des fonc-tionnaires non électifs.

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Le comté américain a beaucoup d'analogie avec l'arrondissement de France. Onlui a tracé, comme à ce dernier, une circonscription arbitraire; il forme un corps dontles différentes parties n'ont point entre elles de liens nécessaires et auquel ne se ratta-chent ni affection ni souvenir, ni communauté d'existence. Il n'est créé que dans unintérêt purement administratif.

La commune avait une étendue trop restreinte pour qu'on pût y renfermer l'admi-nistration de la justice. Le comté forme donc le premier centre judiciaire. Chaquecomté a une cour de justice 1, un shérif pour exécuter les arrêts des tribunaux, une pri-son qui doit contenir les criminels.

Il y a des besoins qui sont ressentis d'une manière à peu près égale par toutes lescommunes du comté; il était naturel qu'une autorité centrale fût chargée d'y pourvoir.Au Massachusetts, cette autorité réside dans les mains d'un certain nombre de magis-trats, que désigne le gouverneur de l'État, de l'avis 2 de son conseil 3.

Les administrateurs du comté n'ont qu'un pouvoir borné et exceptionnel qui nes'applique qu'à un très petit nombre de cas prévus à l'avance. l'État et la communesuffisent à la marche ordinaire des choses. Ces administrateurs ne font que préparer lebudget du comté, la législature le vote 4. Il n'y a point d'assemblée qui représentedirectement ou indirectement le comté.

1 Voyez la loi du 14 février 1821, Laws of Massachusetts, vol. I, 551.2 Voyez la loi du 20 février 1819, Laws of Massachusetts, vol. II, p. 494.3 Le conseil du gouverneur est un corps électif.4 Voyez la loi du 2 novembre 1791, Laws of Massachusetts, vol. I, p. 61.

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Le comté n'a donc point, à vrai dire, d'existence politique.

On remarque, dans la plupart des constitutions américaines, une double tendancequi porte les législateurs à diviser le pouvoir exécutif et à concentrer la puissancelégislative. La commune de la Nouvelle-Angleterre a, par elle-même, un principed'existence dont on ne la dépouille point; mais il faudrait créer fictivement cette viedans le comté, et l'utilité n'en a point été sentie: toutes les communes réunies n'ontqu'une seule représentation, l'État, centre de tous les pouvoirs nationaux; hors del'action communale et nationale, on peut dire qu'il n'y a que des forces individuelles.

DE L'ADMINISTRATIONDANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE

En Amérique, on n'aperçoit point l'administration. - Pourquoi. - Les Européens croientfonder la liberté en ôtant au pouvoir social quelques-uns de ses droits; les Américains, endivisant son exercice. - Presque toute l'administration proprement dite renfermée dans lacommune, et divisée entre les fonctionnaires communaux. - On n'aperçoit la trace d'unehiérarchie administrative ni dans la commune ni au-dessus d'elle. - Pourquoi il en est ainsi. -Comment il arrive cependant que l'État est administré d'une manière uniforme. - Qui estchargé de faire obéir à la loi les administrations de la commune et du comté. - De l'intro-duction du pouvoir judiciaire dans l'administration. - Conséquence du principe de l'électionétendue à tous les fonctionnaires. - Du juge de paix dans la Nouvelle-Angleterre. - Par quinommé. - Administre le comté. - Assure l'administration des communes. - Cour des sessions. -Manière dont elle agit. - Qui la saisit. - Le droit d'inspection et de plainte, éparpillé commetoutes les fonctions administratives. -Dénonciateurs encouragés par le partage des amendes.

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Ce qui frappe le plus l'Européen qui parcourt les États-Unis, c'est l'absence de cequ'on appelle chez nous le gouvernement ou l'administration. En AMÉRIQUE, onvoit des lois écrites; on en aperçoit l'exécution journalière; tout se meut autour devous, et on ne découvre nulle part le moteur. La main qui dirige la machine socialeéchappe à chaque instant.

Cependant, de même que tous les peuples sont obligés, pour exprimer leurspensées, d'avoir recours à certaines formes grammaticales constitutives des langueshumaines, de même toutes les sociétés, pour subsister, sont contraintes de se soumet-tre à une certaine somme d'autorité sans laquelle elles tombent en anarchie. Cetteautorité peut être distribuée de différentes manières; mais il faut toujours qu'elle seretrouve quelque part.

Il y a deux moyens de diminuer la force de l'autorité chez une nation.

Le premier est d'affaiblir le pouvoir dans son principe même, en ôtant à la sociétéle droit ou la faculté de se défendre en certains cas: affaiblir. l'autorité de cettemanière, c'est en général ce qu'on appelle en Europe fonder la liberté.

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Il est un second moyen de diminuer l'action de l'autorité: celui-ci ne consiste pas àdépouiller la société de quelques-uns de ses droits, ou paralyser ses efforts, mais àdiviser l'usage de ses forces entre plusieurs mains; à multiplier les fonctionnaires enattribuant à chacun d'eux tout le pouvoir dont il a besoin pour faire ce qu'on le destineà exécuter. Il se rencontre des peuples que cette division des pouvoirs sociaux peutencore mener à l'anarchie; par elle-même, cependant, elle n'est point anarchique. Enpartageant ainsi l'autorité, on rend, il est vrai, son action moins irrésistible et moinsdangereuse, mais on ne la détruit point.

La révolution aux États-Unis a été produite par un goût mûr et réfléchi pour laliberté, et non par un instinct vague et indéfini d'indépendance. Elle ne s'est pointappuyée sur des passions de désordre; mais, au contraire, elle a marché avec l'amourde l'ordre et de la légalité.

Aux États-Unis donc on n'a point prétendu que l'homme, dans un pays libre, eût ledroit de tout faire; on lui a au contraire imposé des obligations sociales plus variéesqu'ailleurs; on n'a point eu l'idée d'attaquer le pouvoir de la société dans son principeet de lui contester ses droits, on s'est borné à le diviser dans son exercice. On a vouluarriver de cette manière à ce que l'autorité fût grande et le fonctionnaire petit, afin quela société continuât à être bien réglée et restât libre.

Il n'est pas au monde de pays où la loi parle un langage aussi absolu qu'en Amé-rique, et il n'en existe pas non plus où le droit de l'appliquer soit divisé entre tant demains.

Le pouvoir administratif aux États-Unis n'offre dans sa Constitution rien de cen-tral ni de hiérarchique; c'est ce qui fait qu'on ne l'aperçoit point. Le pouvoir existe,mais on ne sait où trouver son représentant.

Nous avons vu plus haut que les communes de la Nouvelle-Angleterre n'étaientpoint en tutelle. Elles prennent donc soin elles-mêmes de leurs intérêts particuliers.

Ce sont aussi les magistrats municipaux que, le plus souvent, on charge de tenir lamain à l'exécution des lois générales de l'État, ou de les exécuter eux-mêmes 1.

Indépendamment des lois générales, l'État fait quelquefois des règlements géné-raux de police; mais ordinairement ce sont les communes et les officiers communauxqui, conjointement avec les juges de paix et suivant les besoins des localités, règlentles détails de l'existence sociale et promulguent les prescriptions relatives à la santépublique, au bon ordre et à la moralité des citoyens 2.

1 Voyez le Town Officer, particulièrement aux mots Select men, Assessors, Collectors, Schools,

Surveyors of highways... Exemple entre mille: l'État défend de voyager sans motif le dimanche.Ce sont les tythingmen, officiers communaux, qui sont spécialement chargés de tenir la main àl'exécution de la loi.

Voyez la loi du 8 mars 1792, Laws of Massachussets, vol. I, p. 410. Les select men dressentles listes électorales pour l'élection du gouverneur et transmettent le résultat du scrutin ausecrétaire de la république. Loi du 24 février 1796, id., vol. I, p. 488.

2 Exemple: les select men autorisent la construction des égouts, désignent les lieux dont on peutfaire des abattoirs, et où l'on peut établir certain genre de commerce dont le voisinage est nuisible.Voyez la loi du 7 juin 1785, vol. I, p. 193.

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Ce sont enfin les magistrats municipaux qui, d'eux-mêmes, et sans avoir besoin derecevoir une impulsion étrangère, pourvoient à ces besoins imprévus que ressententsouvent les sociétés 1.

Il résulte de ce que nous venons de dire qu'au Massachusetts le pouvoir adminis-tratif est presque entièrement renfermé dans la commune 2; mais il s'y trouve diviséentre beaucoup de mains.

Dans la commune de France, il n'y a, à vrai dire, qu'un seul fonctionnaire adminis-tratif, le maire.

Nous avons vu qu'on en comptait au moins dix-neuf dans la commune de laNouvelle-Angleterre.

Ces dix-neuf fonctionnaires ne dépendent pas en général les uns des autres. La loia tracé avec soin autour de chacun de ces magistrats un cercle d'action. Dans cecercle, ils sont tout-puissants pour remplir les devoirs de leur place et ne relèventd'aucune autorité communale.

Si l'on porte ses regards au-dessus de la commune, on aperçoit à peine la traced'une hiérarchie administrative. Il arrive quelquefois que les fonctionnaires du comtéréforment la décision prise par les communes ou par les magistrats communaux 3,mais en général on peut dire que les administrateurs du comté n'ont pas le droit dediriger la conduite des administrateurs de la commune 4. Ils ne les commandent quedans les choses qui ont rapport au comté.

Les magistrats de la commune et ceux du comté sont tenus, dans un très petitnombre de cas prévus à l'avance, de communiquer le résultat de leurs opérations auxofficiers du gouvernement central 5. Mais le gouvernement central n'est pas représentépar un homme chargé de faire des règlements généraux de police ou des ordonnancespour l'exécution des lois; de communiquer habituellement avec les administrateurs ducomté et de la commune; d'inspecter leur conduite, de diriger leurs actes et de punirleurs fautes.

1 Exemple: les select men veillent à la santé publique en cas de maladies contagieuses, et prennent

les mesures nécessaires conjointement avec les juges de paix. Loi du 22 juin 1797, vol. I, p. 539.2 Je dis presque, car il y a plusieurs incidents de la vie communale qui sont réglés, soit par les juges

de paix dans leur capacité individuelle, soit par les juges de paix tennis en corps au chef-heu ducomté. Exemple: ce sont les juges de paix qui accordent les licences. Voyez la loi du 28 février1787, vol. I, p. 297.

3 Exemple: on n'accorde de licence qu'à ceux qui présentent un certificat de bonne conduitedonné par les select men. Si les select men refusent de donner ce certificat, la personne peut seplaindre aux juges de paix réunis en cour de session, et ces derniers peuvent accorder la licence.Voyez la loi du 12 mars 1808, vol. II, p. 186. Les communes ont le droit de faire des règlements(by-laws) et d'obliger à l'observation de ces règlements par des amendes dont le taux est fixé; maisces règlements ont besoin d'être approuvés par la cour des sessions. Voyez la loi du 23 mars 1786,vol. I, p. 254.

4 Au Massachusetts, les administrateurs du comté sont souvent appelés à apprécier les actes desadministrateurs de la commune; mais on verra plus loin qu'ils se livrent à cet examen commepouvoir judiciaire, et non comme autorité administrative.

5 Exemple: les comités communaux des écoles sont tenus annuellement de faire un rapport de l'étatde I'école au secrétaire de la république. Voyez la loi du 10 mars 1827, vol. III, p. 183.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 67

Il n'existe donc nulle part de centre auquel les rayons du pouvoir administratifviennent aboutir.

Comment donc parvient-on à conduire la société sur un plan à peu près uniforme?Comment peut-on faire obéir les comtés et leurs administrateurs, les communes etleurs fonctionnaires?

Dans les États de la Nouvelle-Angleterre, le pouvoir législatif s'étend à plusd'objets que parmi nous. Le législateur pénètre, en quelque sorte, au sein même del'administration; la loi descend à de minutieux détails; elle prescrit en même temps lesprincipes et le moyen de les appliquer; elle renferme ainsi les corps secondaires etleurs administrateurs dans une multitude d'obligations étroites et rigoureusementdéfinies.

Il résulte de là que, si tous les corps secondaires et tous les fonctionnaires seconforment à la loi, la société procède d'une manière uniforme dans toutes ses parties;mais reste toujours à savoir comment on peut forcer les corps secondaires et leursfonctionnaires à se conformer à la loi.

On peut dire, d'une manière générale, que la société ne trouve à sa disposition quedeux moyens pour obliger les fonctionnaires à obéir aux lois:

Elle peut confier à l'un d'eux le pouvoir discrétionnaire de diriger tous les autres etde les destituer en cas de désobéissance;

Ou bien elle peut charger les tribunaux d'infliger des peines judiciaires aux contre-venants.

On n'est pas toujours libre de prendre l'un ou l'autre de ces moyens.

Le droit de diriger le fonctionnaire suppose le droit de le destituer, s'il ne suit pasles ordres qu'on lui transmet, ou de l'élever en grade s'il remplit avec zèle tous sesdevoirs. Or, on ne saurait ni destituer ni élever en grade un magistrat élu. Il est de lanature des fonctions électives d'être irrévocables jusqu'à la fin du mandat. En réalité,le magistrat élu n'a rien à attendre ni à craindre que des électeurs, lorsque toutes lesfonctions publiques sont le produit de l'élection. Il ne saurait donc exister une vérita-ble hiérarchie entre les fonctionnaires, puisqu'on ne peut réunir dans le même hommele droit d'ordonner et le droit de réprimer efficacement la désobéissance, et qu'on nesaurait joindre au pouvoir de commander celui de récompenser et de punir.

Les peuples qui introduisent l'élection dans les rouages secondaires de leur gou-vernement sont donc forcément amenés à faire un grand usage des peines judiciairescomme moyen d'administration.

C'est ce qui ne se découvre pas au premier coup d’œil. Les gouvernants regardentcomme une première concession de rendre les fonctions électives, et comme uneseconde concession de soumettre le magistrat élu aux arrêts des juges. Ils redoutentégalement ces deux innovations; et comme ils sont plus sollicités de faire la premièreque la seconde, ils accordent l'élection au fonctionnaire et le laissent indépendant dujuge. Cependant, l'une de ces deux mesures est le seul contrepoids qu'on puisse don-ner à l'autre. Qu'on y prenne bien garde, un pouvoir électif qui n'est pas soumis à un

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pouvoir judiciaire échappe tôt ou tard à tout contrôle, ou est détruit. Entre le pouvoircentral et les corps administratifs élus, il n'y a que les tribunaux qui puissent servird'intermédiaire. Eux seuls peuvent forcer le fonctionnaire élu à l'obéissance sansvioler le droit de l'électeur.

L'extension du pouvoir judiciaire dans le monde politique doit donc être corré-lative à l'extension du pouvoir électif. Si ces deux choses ne vont point ensemble,l'État finit par tomber en anarchie ou en servitude.

On a remarqué de tout temps que les habitudes judiciaires préparaient assez malles hommes à l'exercice du pouvoir administratif.

Les Américains ont pris à leurs pères, les Anglais, l'idée d'une institution qui n'aaucune analogie avec ce que nous connaissons sur le continent de l'Europe, c'est celledes juges de paix.

Le juge de paix tient le milieu entre l'homme du monde et le magistrat, l'adminis-trateur et le juge. Le juge de paix est un citoyen éclairé, mais qui n'est pas nécessaire-ment versé dans la connaissance des lois. Aussi ne le charge-t-on que de faire lapolice de la société; chose qui demande plus de bon sens et de droiture que de scien-ce. Le juge de paix apporte dans l'administration, lorsqu'il y prend part, un certaingoût des formes et de la publicité qui en fait un instrument fort gênant pour le despo-tisme; mais il ne s'y montre pas l'esclave de ces superstitions légales qui rendent lesmagistrats peu capables de gouverner.

Les Américains se sont approprié l'institution des juges de paix, tout en lui ôtantle caractère aristocratique qui la distinguait dans la mère patrie.

Le gouverneur du Massachusetts 1 nomme, dans tous les comtés, un certain nom-bre de juges de paix, dont les fonctions doivent durer sept ans 2.

De plus, parmi ces juges de paix, il en désigne trois qui forment dans chaquecomté ce qu'on appelle la cour des sessions.

Les juges de paix prennent part individuellement à l'administration publique.Tantôt ils sont chargés, concurremment avec les fonctionnaires élus, de certains actesadministratifs 3 ; tantôt ils forment un tribunal devant lequel les magistrats accusentsommairement le citoyen qui refuse d'obéir, ou le citoyen dénonce les délits desmagistrats. Mais c'est dans la cour des sessions que les juges de paix exercent les plusimportantes de leurs fonctions administratives.

1 Nous verrons plus loin ce que c'est que le gouverneur; je dois dire dès à présent que le gouverneur

représente le pouvoir exécutif de tout l'État.2 Voyez Constitution du Massachusetts, chap. II, section I, paragraphe 9; chap. III, paragraphe 3.3 Exemple entre beaucoup d'autres: un étranger arrive dans une commune, venant d'un pays que

ravage une maladie contagieuse. Il tombe malade. Deux juges de paix peuvent donner, avec l'avisdes select men, au shérif du comté l'ordre de le transporter ailleurs et de veiller sur lui. Loi du 22juin 1797, vol. I, p. 540.

En général, les juges de paix interviennent dans tous les actes importants de la vie admi-nistrative et leur donnent un caractère semi-judiciaire.

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La cour des sessions se réunit deux fois par an au chef-lieu du comté. C'est ellequi, dans le Massachusetts, est chargée de maintenir le plus grand nombre 1 desfonctionnaires publics dans l'obéissance 2.

Nous avons dit que le comté 3 n'avait qu'une existence administrative. C'est lacour des sessions qui dirige par elle-même le petit nombre d'intérêts qui se rapportenten même temps à plusieurs communes ou à toutes les communes du comté à la fois,et dont, par conséquent, on ne peut charger aucune d'elles en particulier.

Quand il s'agit du comté, les devoirs de la cour des sessions sont donc purementadministratifs, et si elle introduit souvent dans sa manière de procéder les formesjudiciaires, ce n'est qu'un moyen de s'éclairer 4, et qu'une garantie qu'elle donne auxadministrés. Mais lorsqu'il faut assurer l'administration des communes, elle agitpresque toujours comme corps judiciaire, et dans quelques cas rares seulement,comme corps administratif.

La première difficulté qui se présente est de faire obéir la commune elle-même,pouvoir presque indépendant, aux lois générales de l'État.

Nous avons vu que les communes doivent nommer chaque année un certain nom-bre de magistrats qui, sous le nom d'assesseurs, répartissent l'impôt. Une communetente d'échapper à l'obligation de payer l'impôt en ne nommant pas les assesseurs. Lacour des sessions la condamne à une forte amende 5. L'amende est levée par corps surtous les habitants. Le shérif du comté, officier de justice, fait exécuter l'arrêt. C'estainsi qu'aux États-Unis le pouvoir semble jaloux de se dérober avec soin aux regards.Le commandement administratif s'y voile presque toujours sous le mandat judiciaire ;il n'en est que plus puissant, ayant alors pour lui cette force presque irrésistible queles hommes accordent à la forme légale.

Cette marche est facile à suivre, et se comprend sans peine. Ce qu'on exige de lacommune est, en général, net et défini; il consiste dans un fait simple et non com-plexe, en un principe, et non une application de détail 6. Mais la difficulté commence 1 Je dis le plus grand nombre, parce qu'en effet certains délits administratifs sont déférés aux

tribunaux ordinaires. Exemple: lorsqu'une commune refuse de faire les fonds nécessaires pour sesécoles, ou de nommer le comité des écoles, elle est condamnée à une amende très considérable.C'est la cour appelée supreme judicial court, ou la cour de common pleas, qui prononce cetteamende. Voyez la lui du 10 mars 1827, vol. III, p. 190. Id. Lorsqu'une commune omet de faireprovision de munitions de guerre. Loi du 21 février 1822, Vol. II, p. 570.

2 Les juges de paix prennent part, dans leur capacité individuelle, au gouvernement des communeset des comtés. Les actes les plus importants de la vie communale ne se font en général qu'avec leconcours de l'un d'eux.

3 Les objets qui ont rapport au comté, et dont la cour des sessions s'occupe, peuvent se réduire àceux-ci: 1º l'érection des prisons et des cours de justice; 2º le projet du budget du comté (c'est lalégislature de l'État qui le vote); 3º la répartition de ces taxes ainsi votées; 4º la distribution decertaines patentes; 5º l'établissement et la réparation des routes du comté.

4 C'est ainsi que, quand il s'agit d'une route, la cour des sessions tranche presque toutes lesdifficultés d'exécution à l'aide du jury.

5 Voyez la loi du 20 février 1786, vol. I, p. 217.6 Il y a une manière indirecte de faire obéir la commune. Les communes sont obligées par la loi à

tenir leurs routes en bon état. Négligent-elles de voter les fonds qu'exige cet entretien, le magistratcommunal chargé des routes est alors autorisé à lever d'office l'argent nécessaire. Comme il estlui-même responsable vis-à-vis des particuliers du mauvais état des chemins, et qu'il peut êtreactionné par eux devant la cour des sessions, on est assuré qu'il usera contre la commune du droit

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lorsqu'il s'agit de faire obéir, non plus la commune, mais les fonctionnaires com-munaux.

Toutes les actions répréhensibles que peut commettre un fonctionnaire publicrentrent en définitive dans l'une de ces catégories:

Il peut faire, sans ardeur et sans zèle, ce que lui commande la loi.

Il peut ne pas faire ce qui lui commande la loi.

Enfin, il peut faire ce que lui défend la loi.

Un tribunal ne saurait atteindre la conduite d'un fonctionnaire que dans les deuxderniers cas. Il faut un fait positif et appréciable pour servir de base à l'actionjudiciaire.

Ainsi, les select men omettent de remplir les formalités voulues par la loi en casd'élection communale; ils peuvent être condamnés à l'amende 1.

Mais lorsque le fonctionnaire public remplit sans intelligence son devoir; lorsqu'ilobéit sans ardeur et sans zèle aux prescriptions de la loi, il se trouve entièrement horsdes atteintes d'un corps judiciaire.

La cour des sessions, lors même qu'elle est revêtue de ses attributions administra-tives, est impuissante pour le forcer dans ce cas à remplir ses obligations tout entières.Il n'y a que la crainte de la révocation qui puisse prévenir ces quasi-délits, et la courdes sessions n'a point en elle l'origine des pouvoirs communaux; elle ne peut révoquerdes fonctionnaires qu'elle ne nomme point.

Pour s'assurer d'ailleurs qu'il y a négligence et défaut de zèle, il faudrait exercersur le fonctionnaire inférieur une surveillance continuelle. Or, la cour des sessions nesiège que deux fois par an; elle n'inspecte point, elle juge les faits répréhensiblesqu'on lui dénonce.

Le pouvoir arbitraire de destituer les fonctionnaires publics peut seul garantir, deleur part, cette sorte d'obéissance éclairée et active que la répression judiciaire ne peutleur imposer.

En France, nous cherchons cette dernière garantie dans la hiérarchie administra-tive; en Amérique, on la cherche dans l'élection.

Ainsi, pour résumer en quelques mots ce que je viens d'exposer:

Le fonctionnaire public de la Nouvelle-Angleterre commet-il un crime dans l'ex-ercice de ses fonctions, les tribunaux ordinaires sont toujours appelés à en fairejustice.

extraordinaire que lui donne la loi. Ainsi, en menaçant le fonctionnaire, la cour des sessions forcela commune à l'obéissance. Voyez la loi du 5 mars 1787, vol. I, p. 305.

1 Lois du Massachusetts, vol. Il, p. 45.

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Commet-il une faute administrative, un tribunal purement administratif est chargéde le punir, et quand la chose est grave ou pressante, le juge fait ce que le fonction-naire aurait dû faire 1.

Enfin, le même fonctionnaire se rend-il coupable de l'un de ces délits insaisissa-bles que la justice humaine ne peut ni définir, ni apprécier, il comparaît annuellementdevant un tribunal salis appel, qui peut le réduire tout à coup à l'impuissance; sonpouvoir lui échappe avec son mandat.

Ce système renferme assurément en lui-même de grands avantages, mais il ren-contre dans son exécution une difficulté pratique qu'il est nécessaire de signaler.

J'ai déjà fait remarquer que le tribunal administratif, qu'on nomme la cour des ses-sions, n'avait pas le droit d'inspecter les magistrats communaux; elle ne peut, suivantun terme de droit, agir que lorsqu'elle est saisie. Or c'est là le point délicat du système.

Les Américains de la Nouvelle-Angleterre n'ont point institué de ministère publicprès la cour des sessions 2, et l'on doit concevoir qu'il leur était difficile d'en établirun. S'ils s'étaient bornés à placer au chef-lieu de chaque comté un magistrat accu-sateur, et qu'ils ne lui eussent point donné d'agents dans les communes, pourquoi cemagistrat aurait-il été plus instruit de ce qui se passait dans le comté que les membresde la cour des sessions eux-mêmes ? Si on lui avait donné des agents dans chaquecommune, on centralisait dans ses mains le plus redoutable des pouvoirs, celuid'administrer judiciairement. Les lois d'ailleurs sont filles des habitudes, et rien desemblable n'existait dans la législation anglaise.

Les Américains ont donc divisé le droit d'inspection et de plainte comme toutesles autres fonctions administratives.

Les membres du grand jury doivent, aux termes de la loi, avertir le tribunal, prèsduquel ils agissent, des délits de tout genre qui peuvent se commettre dans leurcomté 3. Il y a certains grands délits administratifs que le ministère public ordinairedoit poursuivre d'office 4, le plus souvent, l'obligation de faire punir les délinquantsest imposée à l'officier fiscal, chargé d'encaisser le produit de l'amende; ainsi letrésorier de la commune est chargé de poursuivre la plupart des délits administratifsqui sont commis sous ses yeux.

Mais c'est surtout à l'intérêt particulier que la législation américaine en appelle 5;c'est là le grand principe qu'on retrouve sans cesse quand on étudie les lois des États-Unis.

1 Exemple: si une commune s'obstine à ne pas nommer d'assesseurs, la cour des sessions les nom-

me, et les magistrats ainsi choisis sont revêtus des mêmes pouvoirs que les magistrats élus. Voyezla loi précitée du 20 février 1787.

2 Je dis près la cour des sessions. Il y a un magistrat qui remplit près des tribunaux ordinairesquelques-unes des fondions du ministère public.

3 Les grands jurés sont obligés, par exemple, d'avertir les cours du mauvais état des routes. Lois duMassachusetts, vol. I, p. 308.

4 Si, par exemple, le trésorier du comté ne fournit point ses comptes. Loir du Massachusetts, vol. I,p. 406.

5 Exemple entre mille: un particulier endommage sa voiture ou se blesse sur une route malentretenue; il a le droit de demander des dommages-intérêts devant la cour des sessions, à lacommune ou au comté chargé de la route. Lois du Massachusetts, vol. I, p. 309.

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Les législateurs américains ne montrent que peu de confiance dans l'honnêtetéhumaine; mais ils supposent toujours l'homme intelligent. Ils se reposent donc le plussouvent sur l'intérêt personnel pour l'exécution des lois.

Lorsqu'un individu est positivement et actuellement lésé par un délit administratif,l'on comprend, en effet, que l'intérêt personnel garantisse la plainte.

Mais il est facile de prévoir que s'il s'agit d'une prescription légale, qui, tout enétant utile à la société, n'est point d'une utilité actuellement sentie par un individu,chacun hésitera à se porter accusateur. De cette manière, et par une sorte d'accordtacite, les lois pourraient bien tomber en désuétude.

Dans cette extrémité où leur système les jette, les Américains sont obligés d'inté-resser les dénonciateurs en les appelant dans certains cas au partage des amendes 1.

Moyen dangereux qui assure l'exécution des lois en dégradant les mœurs.

Au-dessus des magistrats du comté, il n'y a plus, à vrai dire, de pouvoir adminis-tratif, mais seulement un pouvoir gouvernemental.

IDÉES GÉNÉRALES SUR L'ADMINISTRATIONAUX ÉTATS-UNIS

En quoi les États de l'Union diffèrent entre eux, par le système d'administration. - Viecommunale moins active et moins complète à mesure qu'on descend vers le midi. - Le pouvoirdu magistrat devient alors plus grand, celui de l'électeur plus petit. -l'administration passe dela commune au comté. - États de New York, d'Ohio, de Pennsylvanie. -Principes adminis-tratifs applicables à toute l'Union. - Élection des fonctionnaires publics ou inamovibilité deleurs fonctions. - Absence de hiérarchie. - Introduction des moyens judiciaires dans l'admi-nistration.

Retour à la table des matières

1 En cas d'invasion ou d'insurrection, lorsque les officiers communaux négligent de fournir à la

milice les objets et munitions nécessaires, la commune peut être condamnée à une amende de 200à 500 dollars (1 000 à 2 500 francs).

On conçoit très bien que, dans un cas pareil, il peut arriver que personne n'ait l'intérêt ni ledésir de prendre le rôle d'accusateur. Aussi la loi ajoute-t-elle: « Tous les citoyens auront droit depoursuivre la punition de semblables délits, et la moitié de l'amende appartiendra au poursuivant. »Voyez loi du 6 mars 1810, Vol. II, p. 236.

On retrouve très fréquemment la même disposition reproduite dans les lois du Massachusetts.Quelquefois ce n'est pas le particulier que la loi excite de cette manière à poursuivre les

fonctionnaires publics; c'est le fonctionnaire qu'elle encourage ainsi à faire punir la désobéissancedes particuliers. Exemple: un habitant refuse de faire la pan de travail qui lui a été assignée sur unegrande route. Le surveillant des routes doit le poursuivre; et s'il le fait condamner, la moitié del'amende lui revient. Voyez les lois précitées, vol. I, p. 308.

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J'ai annoncé précédemment qu'après avoir examiné en détail la Constitution de lacommune et du comté dans la Nouvelle-Angleterre, je jetterais un coup d’œil généralsur le reste de l'Union.

Il y a des communes et une vie communale dans chaque État; mais dans aucundes États confédérés on ne rencontre une commune identiquement semblable à cellede la Nouvelle-Angleterre.

À mesure qu'on descend vers le midi, on s'aperçoit que la vie communale devientmoins active; la commune a moins de magistrats, de droits et de devoirs; la popu-lation n'y exerce pas une influence si directe sur les affaires; les assemblées commu-nales sont moins fréquentes et s'étendent à moins d'objets. Le pouvoir du magistratélu est donc comparativement plus grand et celui de l'électeur plus petit, l'espritcommunal y est moins éveillé et moins puissant 1.

On commence à apercevoir ces différences dans l'État de New York; elles sontdéjà très sensibles dans la Pennsylvanie; mais elles deviennent moins frappanteslorsqu'on s'avance vers le Nord-Ouest. La plupart des émigrants qui vont fonder lesÉtats du Nord-Ouest sortent de la Nouvelle-Angleterre, et ils transportent leshabitudes administratives de la mère patrie dans leur patrie adoptive. La commune del'Ohio a beaucoup d'analogie avec la commune du Massachusetts.

Nous avons vu qu'au Massachusetts le principe de l'administration publique setrouve dans la commune. La commune est le foyer dans lequel viennent se réunir lesintérêts et les affections des hommes. Mais il cesse d'en être ainsi à mesure que l'ondescend vers des États où les lumières ne sont pas si universellement répandues, etoù, par conséquent, la commune offre moins de garanties de sagesse et moins d'élé-ments d'administration. A mesure donc que l'on s'éloigne de la Nouvelle-Angleterre,la vie communale passe en quelque sorte au comté. Le comté devient le grand centreadministratif et forme le pouvoir intermédiaire entre le gouvernement et les simplescitoyens.

J'ai dit qu'au Massachusetts les affaires du comté sont dirigées par la cour des ses-sions. La cour des sessions se compose d'un certain nombre de magistrats nomméspar le gouverneur et son conseil. Le comté n'a point de représentation, et son budgetest voté par la législature nationale.

,Dans le grand État de New York, au contraire, dans l'État de l'Ohio et dans laPennsylvanie, les habitants de chaque comté élisent un certain nombre de députés; laréunion de ces députés forme une assemblée représentative du comté 2.

1 Voyez, pour le détail, The Revised Statutes de l'État de New York, à la partie 1, chap. XI, intitulé:

« Of the Powers, Duties and Privileges of Towns ». Des droits, des obligations et des privilègesdes communes, vol. I, pp. 336-364.

Voyez dans le recueil intitulé: Digest of the Laws of Pennsylvania, les mots Assessors,Collectors, Constables, Overseers of the poor, Supervisor of highways. Et dans le recueil intitulé:Acts of a general nature of the state of Ohio, la loi du 25 février 1834, relative aux communes, p.412. Et ensuite les dispositions particulières relatives aux divers officiers communaux, tels que:Township's Clerk, Trustess, Overseers of the poor, Fence Viewers, Appraisers of property,Township's Treasurer, Constables, Supermors of highways.

2 Voyez Revised Statutes of the State of New York, partie I, chap. XI, vol. I, p. 340. Id., chap. XII;Id., p. 366. Id., Acts of the State of Ohio. Loi du 25 février 1824, relative aux countycommissioners, p. 263.

Voyez Digest of the Laws of Pennsylvania, aux mots County-Rates, and Levies, p. 170.

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L'assemblée du comté possède, dans de certaines limites, le droit d'imposer leshabitants; elle constitue, sous ce rapport, une véritable législature; c'est elle en mêmetemps qui administre le comté, dirige en plusieurs cas l'administration des communeset resserre leurs pouvoirs dans des limites beaucoup plus étroites qu'au Massa-chusetts.

Ce sont là les principales différences que présente la Constitution de la communeet du comté dans les divers États confédérés. Si je voulais descendre jusqu'aux détailsdes moyens d'exécution, j'aurais beaucoup d'autres dissemblances à signaler encore.Mais mon but n'est pas de faire un cours de droit administratif américain.

J'en ai dit assez, je pense, pour faire comprendre sur quels principes générauxrepose l'administration aux États-Unis. Ces principes sont diversement appliqués; ilsfournissent des conséquences plus ou moins nombreuses suivant les lieux; mais aufond ils sont partout les mêmes. Les lois varient; leur physionomie change; un mêmeesprit les anime.

La commune et le comté ne sont pas constitués partout de la même manière; maison peut dire que l'organisation de la commune et du comté, aux États-Unis, reposepartout sur cette même idée: que chacun est le meilleur juge de ce qui n'a rapport qu'àlui-même, et le plus en état de pourvoir à ses besoins particuliers. La commune et lecomté sont donc chargés de veiller à leurs intérêts spéciaux. L'État gouverne etn'administre pas. On rencontre des exceptions à ce principe, mais non un principecontraire.

La première conséquence de cette doctrine a été de faire choisir, par les habitantseux-mêmes, tous les administrateurs de la commune et du comté, ou du moins dechoisir ces magistrats exclusivement parmi eux.

Les administrateurs étant partout élus, ou du moins irrévocables, il en est résultéque nulle part on n'a pu introduire les règles de la hiérarchie. Il y a donc eu presqueautant de fonctionnaires indépendants que de fonctions. Le pouvoir administratif s'esttrouvé disséminé en une multitude de mains.

La hiérarchie administrative n'existant nulle part, les administrateurs étant élus etirrévocables jusqu'à la fin du manda, il s'en est suivi l'obligation d'introduire plus oumoins les tribunaux dans l'administration. De là le système des amendes, au moyendesquelles les corps secondaires et leurs représentants sont contraints d'obéir aux lois.On retrouve ce système d'un bout à l'autre de l'Union.

Du reste, le pouvoir de réprimer les délits administratifs, ou de faire au besoin desactes d'administration, n'a point été accordé dans tous les États aux mêmes juges.

Les Anglo-Américains ont puisé à une source commune l'institution des juges depaix; on la retrouve dans tous les États. Mais ils n'en ont pas toujours tiré le mêmeparti.

Dans l'État de New York, chaque commune élit un député, et ce même député participe en

même temps à l'administration du comté et à celle de la commune.

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Partout les juges de paix concourent à l'administration des communes et descomtés 1, soit en administrant eux-mêmes, soit en réprimant certains délits adminis-tratifs; mais, dans la plupart des États, les plus graves de ces délits sont soumis auxtribunaux ordinaires.

Ainsi donc, élection des fonctionnaires administratifs, ou inamovibilité de leursfonctions, absence de hiérarchie administrative, Introduction des moyens judiciairesdans le gouvernement secondaire de la société, tels sont les caractères principaux aux-quels on reconnaît l'administration américaine, depuis le Maine jusqu'aux Florides.

Il y a quelques États dans lesquels on commence à apercevoir les traces d'unecentralisation administrative. l'État de New York est le plus avancé dans cette voie.

Dans l'État de New York, les fonctionnaires du gouvernement central exercent, encertains cas, une sorte de surveillance et de contrôle sur la conduite des corps secon-daires 2. Ils forment, en certains autres, une espèce de tribunal d'appel pour la décisiondes affaires 3. Dans l'État de New York, les peines judiciaires sont moins employéesqu'ailleurs comme moyen administratif. Le droit de poursuivre les délits adminis-tratifs y est aussi placé en moins de mains 4.

1 Il y a même des États du Sud où les magistrats des couny-courts sont chargés de tout le détail de

l'administration. Voyez The Statutes of the State of Tennessee, aux an. Judiciary, Taxes2 Exemple: la direction de l'instruction publique est centralisée dans les mains du gouvernement. La

législature nomme les membres de l'université, appelés régents; le gouverneur et le lieutenant-gouverneur de l'État en font nécessairement partie (Revised Statutes, vol. I, p. 45 6). Les régentsde l'université visitent tous les ans les collèges et les académies, et font un rapport annuel à lalégislature; leur surveillance n'est point illusoire, par les raisons particulières que voici: les collè-ges, afin de devenir des corps constitués (corporations) qui puissent acheter, vendre et posséder,ont besoin d'une charte; or cette charte n'est accordée par la législature que de l'avis des régents.Chaque année l'État distribue aux collèges et académies les intérêts d'un fonds spécial créé pourl'encouragement des études. Ce sont les régents qui sont les distributeurs de cet argent. Voyezchap. XV, Instruction publique, Revised Statutes, vol. I, p. 455.

Chaque année, les commissaires des écoles publiques sont tenus d'envoyer un rapport de lasituation au surintendant de la république. Id., p. 488.

Un rapport semblable doit lui être fait annuellement sur le nombre et l'état des pauvres. Id., p.631.

3 Lorsque quelqu'un se croit lésé par certains actes émanés des commissaires des écoles (ce sont desfonctionnaires communaux), il peut en appeler au surintendant des écoles primaires, dont ladécision est finale. Revised Statutes, vol. I, p. 487.

On trouve de loin en loin, dans les lois de l'État de New York, des dispositions analogues àcelles que je viens de citer comme exemples. Mais en général ces tentatives de centralisation sontfaibles et peu productives. En donnant au. grands fonctionnaires de l'État le droit de surveiller etde diriger les agents inférieurs, on ne leur donne point le droit de les récompenser ou de les punir.Le même homme n'est presque jamais chargé de donner l'ordre et de réprimer la désobéissance; ila donc le droit de commander, mais non la faculté de se faire obéir.

En 1830, le surintendant des écoles, dans son rapport annuel à la législature, se plaignait de ceque plusieurs commissaires des écoles ne lui avaient pas transmis, malgré ses avis, les comptesqu'ils lui devaient. « Si cette omission se renouvelle, ajoutait-il, je serai réduit à les poursuivre, auxtermes de la loi, devant les tribunaux compétents. »

4 Exemple: l'officier du ministère public dans chaque comté (district attorney) est chargé depoursuivre le recouvrement de toutes les amendes s'élevant au-dessus de 50 dollars, à moins quece droit n'ait été donné expressément par la loi à un autre magistrat. Revised Statutes, part. I, ch.X, vol. 1I, p. 383.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 76

La même tendance se fait légèrement remarquer dans quelques autres États 1.Mais, en général, on peut dire que le caractère saillant de l'administration publiqueaux États-Unis est d'être prodigieusement décentralisée.

DE L'ÉTAT

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J'ai parlé des communes et de l'administration; il me reste à parler de l'État et dugouvernement.

Ici je puis me hâter, sans craindre de n'être pas compris; ce que j'ai à dire se trou-ve tout tracé dans des constitutions écrites que chacun peut aisément se procurer 2.Ces constitutions reposent elles-mêmes sur une théorie simple et rationnelle.

La plupart des formes qu'elles indiquent ont été adoptées par tous les peuplesconstitutionnels; elles nous sont ainsi devenues familières.

Je n'ai donc à faire ici qu'un court exposé. Plus tard je tâcherai de juger ce que jevais décrire.

POUVOIR LÉGISLATIF DE L'ÉTAT

Division du corps législatif en deux Chambres. - Sénat. - Chambre des représentants. –Différentes attributions de ces deux corps.

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Le pouvoir législatif de l'État est confié à deux Assemblées; la première porte engénéral le nom de Sénat.

Le Sénat est habituellement un corps législatif; mais quelquefois il devient uncorps administratif et judiciaire.

Il prend part à l'administration de plusieurs manières suivant les différentes cons-titutions 3 ; mais c'est en concourant au choix des fonctionnaires qu'il pénètre ordinai-rement dans la sphère du pouvoir exécutif.

1 Il y a plusieurs traces de centralisation administrative au Massachusetts. Exemple: les comités des

écoles communales sont chargés de faire chaque année un rapport au secrétaire d'État. Laws ofMassachusetts, vol. I, p. 367.

2 Voyez le texte de la Constitution de New York.3 Dans le Massachusetts, le Sénat n'est revêtu d'aucune fonction administrative.

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Il participe au pouvoir judiciaire, en prononçant sur certains délits politiques, etaussi quelquefois en statuant sur certaines causes civiles 1.

Ses membres sont toujours peu nombreux.

L'autre branche de la législature, qu'on appelle d'ordinaire la Chambre des repré-sentants, ne participe en rien au pouvoir administratif, et ne prend part au pouvoirjudiciaire qu'en accusant les fonctionnaires publics devant le Sénat.

Les membres des deux Chambres sont soumis presque partout aux mêmesconditions d'éligibilité. Les uns et les autres sont élus de la même manière et par lesmêmes citoyens.

La seule différence qui existe entre eux provient de ce que le mandat des séna-teurs est en général plus long que celui des représentants. Les seconds restent rare-ment en fonction plus d'une année; les premiers siègent ordinairement deux ou troisans.

En accordant aux sénateurs le privilège d'être nommés pour plusieurs années, eten les renouvelant par série, la loi a pris soin de maintenir au sein des législateurs unnoyau d'hommes déjà habitués aux affaires, et qui pussent exercer une influence utilesur les nouveaux venus.

Par la division du corps législatif en deux branches, les Américains n'ont donc pasvoulu créer une Assemblée héréditaire et une autre élective, ils n'ont pas prétendu,faire de l'une un corps aristocratique, et de l'autre un représentant de la démocratie;leur but n'a point été non plus de donner dans la première un appui au pouvoir, enlaissant à la seconde les intérêts et les passions du peuple.

Diviser la force législative, ralentir ainsi le mouvement des assemblées politiques,et créer un tribunal d'appel pour la révision des lois, tels sont les seuls avantages quirésultent de la Constitution actuelle des deux Chambres aux États-Unis.

Le temps et l'expérience ont fait connaître aux Américains que, réduite à cesavantages, la division des pouvoirs législatifs est encore une nécessité de premierordre. Seule, parmi toutes les Républiques unies, la Pennsylvanie avait d'abord essayéd'établir une Assemblée unique. Franklin lui-même, entraîné par les conséquenceslogiques du dogme de la souveraineté du peuple, avait concouru à cette mesure. Onfut bientôt obligé de changer la loi et de constituer les deux Chambres. Le principe dela division du pouvoir législatif reçut ainsi sa dernière consécration; on peut doncdésormais considérer comme une vérité démontrée la nécessité de partager l'actionlégislative entre plusieurs corps. Cette théorie, à peu près ignorée des républiquesantiques, introduite dans le monde presque au hasard, ainsi que la plupart des grandesvérités, méconnue de plusieurs peuples modernes, est enfin passée comme un axiomedans la science politique de nos jours.

1 Comme dans l'État de New York.

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DU POUVOIR EXÉCUTIF DE L'ÉTAT

Ce qu'est le gouverneur dans un État américain. - Quelle position il occupe vis-à-vis de lalégislature. - Quels sont ses droits et ses devoirs. - Sa dépendance du peuple.

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Le pouvoir exécutif de l'État a pour représentant le gouverneur.

Ce n'est pas au hasard que j'ai pris ce mot de représentant. Le gouverneur de l'Étatreprésente, en effet, le pouvoir exécutif; mais il n'exerce que quelques-uns de sesdroits.

Le magistrat suprême, qu'on nomme le gouverneur, est placé à côté de la législa-ture comme un modérateur et un conseil. Il est armé d'un veto suspensif qui luipermet d'en arrêter ou du moins d'en ralentir à son gré les mouvements. Il expose aucorps législatif les besoins du pays et lui fait connaître les moyens qu'il juge utiled'employer afin d'y pourvoir; il est l'exécuteur naturel de ses volontés pour toutes lesentreprises. qui intéressent la nation entière 1. En l'absence de la législature, il doitprendre toutes les mesures propres à garantir l'État des chocs violents et des dangersimprévus.

Le gouverneur réunit dans ses mains toute la puissance militaire de l'État. Il est lecommandant des milices et le chef de la force armée.

Lorsque la puissance d'opinion, que les hommes sont convenus d'accorder à la loi,se trouve méconnue, le gouverneur s'avance à la tête de la force matérielle de l'État; ilbrise la résistance, et rétablit l'ordre accoutumé.

Du reste, le gouverneur n'entre point dans l'administration des communes et descomtés, ou du moins il n'y prend part que très indirectement par la nomination desjuges de paix qu'il ne peut ensuite révoquer 2.

Le gouverneur est un magistrat électif. On a même soin, en général, de ne l'élireque pour un ou deux ans; de telle sorte qu'il reste toujours dans une étroite dépen-dance de la majorité qui l'a créé.

1 Dans la pratique, ce n'est pas toujours le gouverneur qui exécute les entreprises que la législature a

conçues; il arrive souvent que cette dernière, en même temps qu'elle vote un principe, nomme desagents spéciaux pour en surveiller l'exécution.

2 Dans plusieurs États, les juges de paix ne sont pas nommés par le gouverneur.

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DES EFFETS POLITIQUESDE LA DÉCENTRALISATION ADMINISTRATIVEAUX ÉTATS-UNIS

Distinction à établir entre la centralisation gouvernementale et la centralisation adminis-trative. - Aux États-Unis, pas de centralisation administrative, mais très grande centralisationgouvernementale. - Quelques effets fâcheux qui résultent aux États-Unis de l'extrême décen-tralisation administrative. - Avantages administratifs de cet ordre de choses. - La force quiadministre la société, moins réglée, moins éclairée, moins savante, bien plus grande qu'enEurope. - Avantages politiques du même ordre de choses. - Aux États-Unis, la patrie se faitsentir partout. - Appui que les gouvernés prêtent au gouvernement. - Les institutions provin-ciales plus nécessaires à mesure que l'état social devient plus démocratique. - Pourquoi.

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La centralisation est un mot que l'on répète sans cesse de nos jours, et dont per-sonne, en général, ne cherche à préciser le sens.

Il existe cependant deux espèces de centralisation très distinctes, et qu'il importede bien connaître.

Certains intérêts sont communs à toutes les parties de la nation, tels que la forma-tion des lois générales et les rapports du peuple avec les étrangers.

D'autres intérêts sont spéciaux à certaines parties de la nation, tels, par exemple,que les entreprises communales.

Concentrer dans un même lieu ou dans une même main le pouvoir de diriger lespremiers, c'est fonder ce que j'appellerai la centralisation gouvernementale.

Concentrer de la même manière le pouvoir de diriger les seconds, c'est fonder ceque je nommerai la centralisation administrative.

Il est des points sur lesquels ces deux espèces de centralisation viennent à se con-fondre. Mais en prenant, dans leur ensemble, les objets qui tombent plus particuliè-rement dans le domaine de chacune d'elles, on parvient aisément à les distinguer.

On comprend que la centralisation gouvernementale acquiert une force immensequand elle se joint à la centralisation administrative. De cette manière elle habitue leshommes à faire abstraction complète et continuelle de leur volonté; à obéir, non pasune fois et sur un point, mais en tout et tous les jours. Non seulement alors elle lesdompte par la force, mais encore elle les prend par leurs habitudes; elle les isole et lessaisit ensuite un à un dans la masse commune.

Ces deux espèces de centralisation se prêtent un mutuel secours, s'attirent l'unel'autre; mais je ne saurais croire qu'elles soient inséparables.

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Sous Louis XIV, la France a vu la plus grande centralisation gouvernementalequ'on pût concevoir, puisque le même homme faisait les lois générales et avait lepouvoir de les interpréter, représentait la France à l'extérieur et agissait en son nom. «L'État, c'est moi », disait-il; et il avait raison.

Cependant, sous Louis XIV, il y avait beaucoup moins de centralisation adminis-trative que de nos jours.

De notre temps, nous voyons une puissance, l'Angleterre, chez laquelle la centra-lisation gouvernementale est portée à un très haut degré: l'État semble s'y mouvoircomme un seul homme; il soulève à sa volonté des masses immenses, réunit et portepartout où il le veut tout l'effort de sa puissance.

L'Angleterre, qui a fait de si grandes choses depuis cinquante ans, n'a pas de cen-tralisation administrative.

Pour ma part, je ne saurais concevoir qu'une nation puisse vivre ni surtout prospé-rer sans une forte centralisation gouvernementale.

Mais je pense que la centralisation administrative n'est propre qu'à énerver lespeuples qui s'y soumettent, parce qu'elle tend sans cesse à diminuer parmi eux l'espritde cite. La centralisation administrative parvient, il est vrai, à réunir a une Époquedonnée, et dans un certain lieu, toutes les forces disponibles de la nation, mais ellenuit à la reproduction des forces. Elle la fait triompher le jour du combat et diminue àla longue sa puissance. Elle peut donc concourir admirablement à la grandeurpassagère d'un homme, non point à la prospérité durable d'un peuple.

Qu'on y prenne bien garde, quand on dit qu'un État ne peut agir parce qu'il n'a pasde centralisation, on parle presque toujours, sans le savoir, de la centralisationgouvernementale. L'empire d'Allemagne, répète-t-on, n'a jamais pu tirer de ses forcestout le parti possible. D'accord. Mais pourquoi? parce que la force nationale n'y ajamais été centralisée; parce que l'État n'a jamais pu faire obéir à ses lois générales;parce que les parties séparées de ce grand corps ont toujours eu le droit ou lapossibilité de refuser leur concours aux dépositaires de l'autorité commune, dans leschoses mêmes qui intéressaient tous les citoyens; en d'autres termes, parce qu'il n'yavait pas de centralisation gouvernementale. La même remarque est applicable auMoyen Âge: ce qui a produit toutes les misères de la société féodale, c'est que le pou-voir, non seulement d'administrer, mais de gouverner, était partagé entre mille mainset fractionné de mille manières; l'absence de toute centralisation gouvernementaleempêchait alors les nations de l'Europe de marcher avec énergie vers aucun but.

Nous avons vu qu'aux États-Unis il n'existait point de centralisation adminis-trative. On y trouve à peine la trace d'une hiérarchie. La décentralisation y a été portéeà un degré qu'aucune nation européenne ne saurait souffrir, je pense, sans un profondmalaise, et qui produit même des effets fâcheux en Amérique. Mais, aux États-Unis,la centralisation gouvernementale existe au plus haut point. Il serait facile de prouverque la puissance nationale y est plus concentrée qu'elle ne l'a été dans aucune desanciennes monarchies de l'Europe. Non seulement il n'y a dans chaque État qu'un seulcorps qui fasse les lois; non seulement il n'y existe qu'une seule puissance qui puissecréer la vie politique autour d'elle; mais, en général, on a évité d'y réunir denombreuses assemblées de districts ou de comtés, de peur que ces assemblées nefussent tentées de sortir de leurs attributions administratives et d'entraver la marche

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du gouvernement. En Amérique la législature de chaque État n'a devant elle aucunpouvoir capable de lui résister. Rien ne saurait l'arrêter dans sa voie, ni privilèges, niimmunité locale, ni influence personnelle, pas même l'autorité de la raison, car ellereprésente la majorité qui se prétend l'unique organe de la raison. Elle n'a doncd'autres limites, dans son action, que sa propre volonté. À côté d'elle, et sous sa main,se trouve placé le représentant du pouvoir exécutif, qui, à l'aide de la force matérielle,doit contraindre les mécontents à l'obéissance.

La faiblesse ne se rencontre que dans certains détails de l'action gouvernementale.

Les républiques américaines n'ont pas de force armée permanente pour comprimerles minorités, mais les minorités n'y ont jamais été réduites, jusqu'à présent, à faire laguerre, et la nécessité d'une armée n'a pas encore été sentie. l'État se sert, le plussouvent, des fonctionnaires de la commune ou du comté pour agir sur les citoyens.Ainsi, par exemple, dans la Nouvelle-Angleterre, c'est l'assesseur de la commune quirépartit la taxe; le percepteur de la commune la lève; le caissier de la commune en faitparvenir le produit au trésor public, et les réclamations qui s'élèvent sont soumisesaux tribunaux ordinaires. Une semblable manière de percevoir l'impôt est lente, em-barrassée; elle entraverait à chaque moment la marche d'un gouvernement qui auraitde grands besoins pécuniaires. En général, on doit désirer que, pour tout ce qui estessentiel à sa vie, le gouvernement ait des fonctionnaires à lui, choisis par lui, révoca-bles par lui, et des formes rapides de procéder; mais il sera toujours facile à la puis-sance centrale, organisée comme elle l'est en Amérique, d'introduire, suivant lesbesoins, des moyens d'action plus énergiques et plus efficaces.

Ce n'est donc pas, comme on le répète souvent, parce qu'il n'y a point de centra-lisation aux États-Unis, que les républiques du Nouveau Monde périront; bien loin den'être pas assez centralisés, on peut affirmer que les gouvernements américains le sonttrop; je le prouverai plus tard. Les Assemblées législatives engloutissent chaque jourquelques débris des pouvoirs gouvernementaux; elles tendent à les réunir tous enelles-mêmes, ainsi que l'avait fait la Convention. Le pouvoir social, ainsi centralisé,change sans cesse de main, parce qu'il est subordonné a la puissance populaire.Souvent il lui arrive de manquer de sagesse et de prévoyance, parce qu'il peut tout. Làse trouve pour lui le danger. C'est donc à cause de sa force même, et non par suite desa faiblesse, qu'il est menacé de périr un jour.

La décentralisation administrative produit en Amérique plusieurs effets divers.

Nous avons vu que les Américains avaient presque entièrement isolé l'adminis-tration du gouvernement; en cela ils me semblent avoir outrepassé les limites de lasaine raison ; car l'ordre, même dans les choses secondaires, est encore un intérêtnational 1.

1 L'autorité qui représente l'État, lors même qu'elle n'administre pas elle-même, ne doit pas, je

pense, se dessaisir du droit d'inspecter l'administration locale. Je suppose, par exemple, qu'unagent du gouvernement, placé à poste fixe dans chaque comté, pût déférer au pouvoir judiciaire lesdélits qui se commettent dans les communes et dans le comté; l'ordre n'en serait-il pas plusuniformément suivi sans que l'indépendance des localités fût compromise ? Or, rien de semblablen'existe en Amérique. Au-dessus des cours des comtés, il n'y a rien; et ces cours ne sont, enquelque sorte, saisies que par hasard de la connaissance des délits administratifs qu'elles doiventréprimer.

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L'État n'ayant point de fonctionnaires administratifs à lui, placés à poste fixe surles différents points du territoire, et auxquels il puisse imprimer une impulsioncommune, il en résulte qu'il tente rarement d'établir des règles générales de police.Or, le besoin de ces règles se fait vivement sentir. L'Européen en remarque souventl'absence. Cette apparence de désordre qui règne à la surface, lui persuade, au premierabord, qu'il y a anarchie complète dans la société; ce n'est qu'en examinant le fond deschoses qu'il se détrompe.

Certaines entreprises intéressent l'État entier et ne peuvent cependant s'exécuter,parce qu'il n'y a point d'administration nationale qui les dirige. Abandonnées auxsoins des communes et des comtés, livrées à des agents élus et temporaires, ellesn'amènent aucun résultat, ou ne produisent rien de durable.

Les partisans de la centralisation en Europe soutiennent que le pouvoir gouverne-mental administre mieux les localités qu'elles ne pourraient s'administrer elles-mêmes: cela peut être vrai, quand le pouvoir central est éclairé et les localités sanslumières, quand il est actif et qu'elles sont inertes, quand il a l'habitude d'agir et ellesl'habitude d'obéir. On comprend même que plus la centralisation augmente, plus cettedouble tendance s'accroît, et plus la capacité d'une part et l'incapacité de l'autredeviennent saillantes.

Mais je nie qu'il en soit ainsi quand le peuple est éclairé, éveillé sur ses intérêts, ethabitué à y songer comme il le fait en Amérique.

Je suis persuadé, au contraire, que dans ce cas la force collective des citoyens seratoujours plus puissante pour produire le bien-être social que l'autorité du gouver-nement.

J'avoue qu'il est difficile d'indiquer d'une manière certaine le moyen de réveillerun peuple qui sommeille, pour lui donner des passions et des lumières qu'il n'a pas;persuader aux hommes qu'ils doivent s'occuper de leurs affaires, est, je ne l'ignorepas, une entreprise ardue. Il serait souvent moins malaisé de les intéresser aux détailsde l'étiquette d'une cour qu'à la réparation de leur maison commune.

Mais je pense aussi que lorsque l'administration centrale prétend remplacercomplètement le concours libre des premiers intéressés, elle se trompe ou veut voustromper.

Un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu'on l'imagine, ne peutembrasser à lui seul tous les détails de la vie d'un grand peuple. Il ne le peut, parcequ'un pareil travail excède les forces humaines. Lorsqu'il veut, par ses seuls soins,créer et faire fonctionner tant de ressorts divers, il se contente d'un résultat fort in-complet, ou s'épuise en inutiles efforts.

La centralisation parvient aisément, il est vrai, à soumettre les actions extérieuresde l'homme à une certaine uniformité qu'on finit par aimer pour elle-même, indépen-damment des choses auxquelles elle s'applique; comme ces dévots qui adorent lastatue oubliant la divinité qu'elle représente. La centralisation réussit sans peine àimprimer une allure régulière aux affaires courantes; à régenter savamment les détailsde la police sociale; à réprimer les légers désordres et les petits délits; à maintenir lasociété dans un statu quo qui n'est proprement ni une décadence ni un progrès; àentretenir dans le corps social une sorte de somnolence administrative que les admi-

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nistrateurs ont coutume d'appeler le bon ordre et la tranquillité publique 1. Elle excel-le, en un mot, à empêcher, non à faire. Lorsqu'il s'agit de remuer profondément lasociété, ou de lui imprimer une marche rapide, sa force l'abandonne. Pour peu que sesmesures aient besoin du concours des individus, on est tout surpris alors de lafaiblesse de cette immense machine; elle se trouve tout à coup réduite à l'impuissance.

Il arrive quelquefois alors que la centralisation essaye, en désespoir de cause,d'appeler les citoyens à son aide; mais elle leur dit: « Vous agirez comme je voudrai,autant que je voudrai, et précisément dans le sens que je voudrai. Vous vous charge-rez de ces détails sans aspirer à diriger l'ensemble; vous travaillerez dans les ténèbres,et vous jugerez plus tard mon oeuvre par ses résultats. » Ce n'est point à de pareillesconditions qu'on obtient le concours de la volonté humaine. Il lui faut de la libertédans ses allures, de la responsabilité dans ses actes. L'homme est ainsi fait qu'ilpréfère rester immobile que marcher sans indépendance vers un but qu'il ignore.

Je ne nierai pas qu'aux États-Unis on regrette souvent de ne point trouver cesrègles uniformes qui semblent sans cesse veiller sur chacun de nous.

On y rencontre de temps en temps de grands exemples d'insouciance et d'incuriesociale. De loin en loin apparaissent des taches grossières qui semblent en désaccordcomplet avec la civilisation environnante.

Des entreprises utiles qui demandent un soin continuel et une exactitude rigou-reuse pour réussir finissent souvent par être abandonnées; car, en Amérique commeailleurs, le peuple procède par efforts momentanés et impulsions soudaines.

L'Européen, accoutumé à trouver sans cesse sous sa main un fonctionnaire qui semêle à peu près de tout, se fait difficilement à ces différents rouages de l'adminis-tration communale. En général, on peut dire que les petits détails de la police socialequi rendent la vie douce et commode sont négligés en Amérique; mais les garantiesessentielles à l'homme en société y existent autant que partout ailleurs. Chez lesAméricains, la force qui administre l'État est bien moins réglée, moins éclairée, moinssavante, mais cent fois plus grande qu'en Europe. Il n'y a pas de pays au monde où leshommes fassent, en définitive, autant d'efforts pour créer le bien-être social. je neconnais point de peuple qui soit parvenu à établir des écoles aussi nombreuses et aussiefficaces; des temples plus en rapport avec les besoins religieux des habitants; desroutes communales mieux entretenues. Il ne faut donc pas chercher aux États-Unisl'uniformité et la permanence des vues, le soin minutieux des détails, la perfection desprocédés administratifs 2 ; ce qu'on y trouve, c'est l'image de la force, un peu sauvage

1 La Chine me paraît offrir le plus parfait emblème de l'espèce de bien-être social que peut fournir

une administration très centralisée aux peuples qui s'y soumettent. Les voyageurs nous disent queles Chinois ont de la tranquillité sans bonheur, de I'industrie sans progrès, de la stabilité sans force,et de l'ordre matériel sans moralité publique. Chez eux, la société marche toujours assez bien,jamais très bien. J'imagine que quand la Chine sera ouverte aux Européens, ceux-ci y trouveront leplus beau modèle de centralisation administrative qui existe dans l'univers.

2 Un écrivain de talent qui, dans une comparaison entre les finances des États-Unis et celles de laFrance, a prouvé que l'esprit ne pouvait pas toujours suppléer à la connaissance des faits, reprocheavec raison aux Américains l'espèce de confusion qui règne dans leurs budgets communaux, et,après avoir donné le modèle d'un budget départemental de France, il ajoute: « Grâce à lacentralisation, création admirable d'un grand homme, les budgets municipaux, d'un bout duroyaume à l'autre, ceux des grandes villes comme ceux des plus humbles communes, ne présententpas moins d'ordre et de méthode. » Voilà, certes, un résultat que j'admire; mais je vois la plupartde ces communes françaises, dont la comptabilité est si parfaite, plongées dans une profonde

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il est vrai, mais pleine de puissance; de la vie, accompagnée d'accidents, mais aussi demouvements et d'efforts.

J'admettrai, du reste, si l'on veut, que les villages et les comtés des États-Unisseraient plus utilement administrés par une autorité centrale placée loin d'eux, et quileur resterait étrangère, que par des fonctionnaires pris dans leur sein. Je reconnaîtrai,si on l'exige, qu'il régnerait plus de sécurité en Amérique, qu'on y ferait un emploiplus sage et plus judicieux des ressources sociales, si l'administration de tout le paysétait concentrée dans une seule main. Les avantages politiques que les Américainsretirent du système de la décentralisation me le feraient encore préférer au systèmecontraire.

Que m'importe, après tout, qu'il y ait une autorité toujours sur pied, qui veille à ceque mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour détourner tousles dangers, sans que j'aie même le besoin d'y songer; si cette autorité, en mêmetemps qu'elle ôte ainsi les moindres épines sur mon passage, est maîtresse absolue dema liberté et de ma vie; si elle monopolise le mouvement et l'existence à tel pointqu'il faille que tout languisse autour d'elle quand elle languit, que tout dorme quandelle dort, que tout périsse si elle meurt ?

Il y a telles nations de l'Europe où l'habitant se considère comme une espèce decolon indifférent à la destinée du lieu qu'il habite. Les plus grands changementssurviennent dans son pays sans son concours; il ne sait même pas précisément ce quis'est passé; il s'en doute; il a entendu raconter l'événement par hasard. Bien plus, lafortune de son village, la police de sa rue, le sort de son église et de son presbytère nele touchent point; il pense que toutes ces choses ne le regardent en aucune façon, etqu'elles appartiennent à un étranger puissant qu'on appelle le gouvernement. Pour lui,il jouit de ces biens comme un usufruitier, sans esprit de propriété et sans idéesd'amélioration quelconque. Ce désintéressement de soi-même va si loin que si sapropre sûreté ou celle de ses enfants est enfin compromise, au lieu de s'occuper d'éloi-gner le danger, il croise les bras pour attendre que la nation tout entière vienne à sonaide. Cet homme, du reste, bien qu'il ait fait un sacrifice si complet de son librearbitre, n'aime pas plus qu'un autre l'obéissance. Il se soumet, il est vrai, au bon plaisird'un commis; mais il se plaît à braver la loi comme un ennemi vaincu, dès que laforce se retire. Aussi le voit-on sans cesse osciller entre la servitude et la licence.

Quand les nations sont arrivées à ce point, il faut qu'elles modifient leurs lois etleurs mœurs, ou qu'elles périssent, car la source des vertus publiques y est commetarie: on y trouve encore des sujets, mais on n'y voit plus de citoyens.

Je dis que de pareilles nations sont préparées pour la conquête. Si elles ne dispa-raissent pas de la scène du monde, c'est qu'elles sont environnées de nations sem-blables ou inférieures à elles; c'est qu'il reste encore dans leur sein une sorte d'instinct

ignorance de leurs vrais intérêts et livrées à une apathie si invincible, que la société semble plutôty végéter qu'y vivre; d'un autre côté, j'aperçois dans ces mêmes communes américaines, dont lesbudgets ne sont pas dressés sur des plans méthodiques, ni surtout uniformes, une populationéclairée, active, entreprenante; j'y contemple la société toujours en travail. Ce spectacle m'étonne;car à mes yeux le but principal d'un bon gouvernement est de produire le bien-être des peuples etnon d'établir un certain ordre au sein de leur misère. Je me demande donc s'il ne serait pas possibled'attribuer à la même cause la prospérité de la commune américaine et le désordre apparent de sesfinances, la détresse de la commune de France et le perfectionnement de son budget. En tout cas,je me défie d'un bien que je trouve mêlé à tant de maux, et je me console aisément d'un mal qui estcompensé par tant de bien.

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indéfinissable de la patrie, je ne sais quel orgueil irréfléchi du nom qu'elle porte, quelvague souvenir de leur gloire passée, qui, sans se rattacher précisément à rien, suffitpour leur imprimer au besoin une impulsion conservatrice.

On aurait tort de se rassurer en songeant que certains peuples ont fait de prodi-gieux efforts pour défendre une patrie dans laquelle ils vivaient pour ainsi dire enétrangers. Qu'on y prenne bien garde, et on verra que la religion était presque toujoursalors leur principal mobile.

La durée, la gloire, ou la prospérité de la nation étaient devenues pour eux desdogmes sacrés, et en défendant leur patrie, ils défendaient aussi cette cité sainte danslaquelle ils étaient tous citoyens.

Les populations turques n'ont jamais pris aucune part à la direction des affaires dela société; elles ont cependant accompli d'immenses entreprises, tant qu'elles ont vu letriomphe de la religion de Mahomet dans les conquêtes des sultans. Aujourd'hui lareligion s'en va; le despotisme seul leur reste: elles tombent.

Montesquieu en donnant au despotisme une force qui lui fût propre, lui a fait, jepense, un honneur qu'il ne méritait pas. Le despotisme, à lui tout seul, ne peut rienmaintenir de durable. Quand on y regarde de près, on aperçoit que ce qui a faitlongtemps prospérer les gouvernements absolus, c'est la religion et non la crainte.

On ne rencontrera jamais, quoi qu'on fasse, de véritable puissance parmi leshommes, que dans le concours libre de volontés. Or, il n'y a au monde que le patrio-tisme, ou la religion, qui puisse faire marcher pendant longtemps vers un même butl'universalité des citoyens.

Il ne dépend pas des lois de ranimer les croyances qui s'éteignent; mais il dépenddes lois d'intéresser les hommes aux destinées de leur pays. Il dépend des lois deréveiller et de diriger cet instinct vague de la patrie qui n'abandonne jamais le cœur del'homme, et, en le liant aux pensées, aux passions, aux habitudes de chaque jour, d'enfaire un sentiment réfléchi et durable. Et qu'on ne dise point qu'il est trop tard pour letenter; les nations ne vieillissent point de la même manière que les hommes. Chaquegénération qui naît dans leur sein est comme un peuple nouveau qui vient s'offrir à lamain du législateur.

Ce que j'admire le plus en Amérique, ce ne sont pas les effets administratifs de ladécentralisation, ce sont ses effets politiques. Aux États-Unis, la patrie se fait sentirpartout. Elle est un objet de sollicitude depuis le village jusqu'à l'Union entière.L'habitant s'attache à chacun des intérêts de son pays comme aux siens mêmes. Il seglorifie de la gloire de la nation; dans les succès qu'elle obtient, il croit reconnaîtreson propre ouvrage, et il s'en élève; il se réjouit de la prospérité générale dont ilprofite. Il a pour sa patrie un sentiment analogue à celui qu'on éprouve pour safamille, et c'est encore par une sorte d'égoïsme qu'il s'intéresse à l'État.

Souvent l'Européen ne voit dans le fonctionnaire public que la force; l'Américainy voit le droit. On peut donc dire qu'en Amérique l'homme n'obéit jamais à l'homme,mais à la justice ou à la loi.

Aussi a-t-il conçu de lui-même une opinion souvent exagérée, mais presquetoujours salutaire. Il se confie sans crainte à ses propres forces, qui lui paraissent

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suffire à tout. Un particulier conçoit la pensée d'une entreprise quelconque; cetteentreprise eût-elle un rapport direct avec le bien-être de la société, il ne lui vient pasl'idée de s'adresser à l'autorité publique pour obtenir son concours. Il fait connaîtreson plan, s'offre à l'exécuter, appelle les forces individuelles au secours de la sienne,et lutte corps à corps contre tous les obstacles. Souvent, sans doute, il réussit moinsbien que si l'État était à sa place; mais à la longue le résultat général de toutes lesentreprises individuelles dépasse de beaucoup ce que pourrait faire le gouvernement.

Comme l'autorité administrative est placée à côté des administrés, et les repré-sente en quelque sorte eux-mêmes, elle n'excite ni jalousie ni haine. Comme sesmoyens d'action sont bornés, chacun sent qu'il ne peut s'en reposer uniquement surelle.

Lors donc que la puissance administrative intervient dans le cercle de ses attribu-tions, elle ne se trouve point abandonnée à elle-même comme en Europe. On ne croitpas que les devoirs des particuliers aient cessé, parce que le représentant du publicvient à agir. Chacun, au contraire, le guide, l'appuie et le soutient.

L'action des forces individuelles se joignant à l'action des forces sociales, on enarrive souvent à faire ce que l'administration la plus concentrée et la plus énergiqueserait hors d'état d'exécuter.

Je pourrais citer beaucoup de faits à l'appui de ce que j'avance; mais j'aime mieuxn'en prendre qu'un seul, et choisir celui que je connais le mieux.

En Amérique, les moyens qui sont mis à la disposition de l'autorité pour découvrirles crimes et poursuivre les criminels sont en petit nombre.

La police administrative n'existe pas; les passeports sont inconnus. La policejudiciaire, aux États-Unis, ne saurait se comparer à la nôtre; les agents du ministèrepublic sont peu nombreux, ils n'ont pas toujours l'initiative des poursuites; l'instruc-tion est rapide et orale. Je doute cependant que, dans aucun pays, le crime échappeaussi rarement à la peine.

La raison en est que tout le monde se croit intéressé à fournir les preuves du délitet à saisir le délinquant.

J'ai vu, pendant mon séjour aux États-Unis, les habitants d'un comté où un grandcrime avait été commis, former spontanément des comités, dans le but de poursuivrele coupable et de le livrer aux tribunaux.

En Europe, le criminel est un infortuné qui combat pour dérober sa tête aux agentsdu pouvoir ; la population assiste en quelque sorte à la lutte. En Amérique, c'est unennemi du genre humain, et il a contre lui l'humanité tout entière.

Je crois les institutions provinciales utiles à tous les peuples; mais aucun ne mesemble avoir un besoin plus réel de ces institutions que celui dont l'état social estdémocratique.

Dans une aristocratie, on est toujours sûr de maintenir un certain ordre au sein dela liberté.

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Les gouvernants ayant beaucoup à perdre, l'ordre est d'un grand intérêt pour eux.

On peut dire également que dans une aristocratie le peuple est à l'abri des excèsdu despotisme, parce qu'il se trouve toujours des forces organisées prêtes à résister audespote.

Une démocratie sans institutions provinciales ne possède aucune garantie contrede pareils maux.

Comment faire supporter la liberté dans les grandes choses à une multitude qui n'apas appris à s'en servir dans les petites?

Comment résister à la tyrannie dans un pays où chaque individu est faible, et oùles individus ne sont unis par aucun intérêt commun?

Ceux qui craignent la licence, et ceux qui redoutent le pouvoir absolu, doiventdonc également désirer le développement graduel des libertés provinciales.

Je suis convaincu, du reste, qu'il n'y a pas de nations plus exposées à tomber sousle joug de la centralisation administrative que celles dont l'état social est démoc-ratique.

Plusieurs causes concourent à ce résultat, mais entre autres celles-ci:

La tendance permanente de ces nations est de concentrer toute la puissance gou-vernementale dans les mains du seul pouvoir qui représente directement le peuple,parce que, au-delà du peuple, on n'aperçoit plus que des individus égaux confondusdans une masse commune.

Or, quand un même pouvoir est déjà revêtu de tous les attributs du gouvernement,il lui est fort difficile de ne pas chercher à pénétrer dans les détails de l'administration,et il ne manque guère de trouver à la longue l'occasion de le faire. Nous en avons ététémoins parmi nous.

Il y a eu, dans la Révolution française, deux mouvements en sens contraire qu'ilne faut pas confondre: l'un favorable à la liberté, l'autre favorable au despotisme.

Dans l'ancienne monarchie, le roi faisait seul la loi. Au-dessous du pouvoir souve-rain se trouvaient placés quelques restes, à moitié détruits, d'institutions provinciales.Ces institutions provinciales étaient incohérentes, mal ordonnées, souvent absurdes.Dans les mains de l'aristocratie, elles avaient été quelquefois des instruments d'op-pression.

La Révolution s'est prononcée en même temps contre la royauté et contre lesinstitutions provinciales. Elle a confondu dans une même haine tout ce qui l'avaitprécédée, le pouvoir absolu et ce qui pouvait tempérer ses rigueurs; elle a été tout à lafois républicaine et centralisante.

Ce double caractère de la Révolution française est un fait dont les amis du pouvoirabsolu se sont emparés avec grand soin. Lorsque vous les voyez défendre lacentralisation administrative, vous croyez qu'ils travaillent en faveur du despotisme?Nullement, ils défendent une des grandes conquêtes de la Révolution. De cette

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manière, on peut rester populaire et ennemi des droits du peuple; serviteur caché de latyrannie et amant avoué de la liberté.

J'ai visité les deux nations qui ont développé au plus haut degré le système deslibertés provinciales et j'ai écouté la voix des partis qui divisent ces nations.

En Amérique, j'ai trouvé des hommes qui aspiraient en secret à détruire lesinstitutions démocratiques de leur pays. En Angleterre, j'en ai trouvé d'autres qui atta-quaient hautement l'aristocratie; je n'en ai pas rencontré un seul qui ne regardât laliberté provinciale comme un grand bien.

J'ai vu, dans ces deux pays, imputer les maux de l'État à une infinité de causesdiverses, mais jamais à la liberté communale.

J'ai entendu les citoyens attribuer la grandeur ou la prospérité de leur patrie à unemultitude de raisons; mais je les ai entendus tous mettre en première ligne et classer àla tête de tous les autres avantages la liberté provinciale.

Croirai-je que des hommes naturellement si divisés, qu'ils ne s'entendent ni sur lesdoctrines religieuses ni sur les théories politiques, tombent d'accord sur un seul fait,celui dont ils peuvent le mieux juger, puisqu'il se passe chaque jour sous leurs yeux,et que ce fait soit erroné?

Il n'y a que les peuples qui n'ont que peu ou point d'institutions provinciales quinient leur utilité; c'est-à-dire que ceux-là seuls qui ne connaissent point la chose enmédisent.

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De la Démocratie en Amérique IPremière partie

CHAPITRE VIDu pouvoir judiciaire aux États-Uniset de son actionsur la société politique

Les Anglo-Américains ont conservé au pouvoir judiciaire tous les caractères qui ledistinguent chez les autres peuples. - Cependant ils en ont fait un grand pouvoir politique. -Comment. - En quoi le système judiciaire des Anglo-Américains diffère de tous les autres. -Pourquoi les juges américains ont le droit de déclarer les lois inconstitutionnelles. - Commentles juges américains usent de ce droit. - Précautions prises par le législateur pour empêcherl'abus de ce droit.

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J'ai cru devoir consacrer un chapitre à part au pouvoir judiciaire. Son importancepolitique est si grande qu'il m'a paru que ce serait la diminuer aux yeux des lecteursque d'en parler en passant.

Il y a eu des confédérations ailleurs qu'en Amérique; on a vu des républiquesautre part que sur les rivages du Nouveau Monde; le système représentatif est adoptédans plusieurs États de l'Europe; mais je ne pense pas que, jusqu'à présent, aucunenation du monde ait constitué le pouvoir judiciaire de la même manière que lesAméricains.

Ce qu'un étranger comprend avec le plus de peine, aux États-Unis, c'est l'orga-nisation judiciaire. Il n'y a pour ainsi dire pas d'événement politique dans lequel iln'entende invoquer l'autorité du juge; et il en conclut naturellement qu'aux États-Unisle juge est une des premières puissances politiques. Lorsqu'il vient ensuite à examinerla Constitution des tribunaux, il ne leur découvre, au premier abord, que des attribu-tions et des habitudes judiciaires. À ses yeux, le magistrat ne semble jamaiss'introduire dans les affaires publiques que par hasard; mais ce même hasard revienttous les jours.

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Lorsque le Parlement de Paris faisait des remontrances et refusait d'enregistrer unédit; lorsqu'il faisait citer lui-même à sa barre un fonctionnaire prévaricateur, onapercevait à découvert l'action politique du pouvoir judiciaire. Mais rien de pareil nese voit aux États-Unis.

Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire tous les caractères auxquels ona coutume de le reconnaître. Ils l'ont exactement renfermé dans le cercle où il al'habitude de se mouvoir.

Le premier caractère de la puissance judiciaire, chez tous les peuples, est de servird'arbitre. Pour qu'il y ait lieu à action de la part des tribunaux, il faut qu'il y aitcontestation. Pour qu'il y ait juge, il faut qu'il y ait procès. Tant qu'une loi ne donnepas lieu à une contestation, le pouvoir judiciaire n'a donc point occasion de s'enoccuper. Elle existe, mais il ne la voit pas. Lorsqu'un juge, à propos d'un procès,attaque une loi relative à ce procès, il étend le cercle de ses attributions, mais il n'ensort pas, puisqu'il lui a fallu, en quelque sorte, juger la loi pour arriver à juger leprocès. Lorsqu'il prononce sur une loi, sans partir d'un procès, il sort complètement desa sphère, et il pénètre dans celle du pouvoir législatif.

Le deuxième caractère de la puissance judiciaire est de prononcer sur des casparticuliers et non sur des principes généraux. Qu'un juge, en tranchant une questionparticulière, détruise un principe général, par la certitude où l'on est que, chacune desconséquences de ce même principe étant frappée de la même manière, le principedevient stérile, il reste dans le cercle naturel de son action; mais que le juge attaquedirectement le principe général, et le détruise sans avoir en vue un cas particulier, ilsort du cercle où tous les peuples se sont accordés à l'enfermer: il devient quelquechose de plus important, de plus utile peut-être qu'un magistrat, mais il cesse dereprésenter le pouvoir judiciaire.

Le troisième caractère de la puissance judiciaire est de ne pouvoir agir que quandon l'appelle, ou, suivant l'expression légale, quand elle est saisie. Ce caractère ne serencontre point aussi généralement que les deux autres. je crois cependant que,malgré les exceptions, on peut le considérer comme essentiel. De sa nature, le pouvoirjudiciaire est sans action; il faut le mettre en mouvement pour qu'il se remue. On luidénonce un crime, et il punit le coupable; on l'appelle à redresser une injustice, et il laredresse; on lui soumet un acte, et il l'interprète; mais il ne va pas de lui-même pour-suivre les criminels, rechercher l'injustice et examiner les faits. Le pouvoir judiciaireferait en quelque sorte violence à cette nature passive, s'il prenait de lui-mêmel'initiative et s'établissait en censeur des lois.

Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire ces trois caractères distinctifs.Le juge américain ne peut prononcer que lorsqu'il y a litige. Il ne s'occupe jamais qued'un cas particulier; et, pour agir, il doit toujours attendre qu'on l'ait saisi.

Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations.Cependant il est revêtu d'un immense pouvoir politique.

D'où vient cela? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens queles autres juges; pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n'ont pas ?

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La cause en est dans ce seul fait: les Américains ont reconnu aux juges le droit defonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d'autres termes, ilsleur ont permis de ne point appliquer les lois qui leur paraîtraient inconstitutionnelles.

Je sais qu'un droit semblable a été quelquefois réclamé par les tribunaux d'autrespays; mais il ne leur a jamais été concédé. En Amérique, il est reconnu par tous lespouvoirs; on ne rencontre ni un parti, ni même un homme qui le conteste.

L'explication de ceci doit se trouver dans le principe même des constitutions amé-ricaines.

En France, la Constitution est une oeuvre immuable ou censée telle. Aucunpouvoir ne saurait y rien changer: telle est la théorie reçue.

En Angleterre, on reconnaît au Parlement le droit de modifier la Constitution. EnAngleterre, la Constitution peut donc changer sans cesse, ou plutôt elle n'existe point.Le Parlement, en même temps qu'il est corps législatif, est corps constituant.

En Amérique, les théories politiques sont plus simples et plus rationnelles.

Une Constitution américaine n'est point censée immuable comme en France; ellene saurait être modifiée par les pouvoirs ordinaires de la société, comme en Angle-terre. Elle forme une oeuvre à part, qui, représentant la volonté de tout le peuple, obli-ge les législateurs comme les simples citoyens, mais qui peut être changée par lavolonté du peuple, suivant des formes qu'on a établies, et dans des cas qu'on a prévus.

En Amérique, la Constitution peut donc varier; mais, tant qu'elle existe, elle estl'origine de tous les pouvoirs. La force prédominante est en elle seule.

Il est facile de voir en quoi ces différences doivent influer sur la position et sur lesdroits du corps judiciaire dans les trois pays que j'ai cités.

Si, en France, les tribunaux pouvaient désobéir aux lois, sur le fondement qu'ilsles trouvent inconstitutionnelles, le pouvoir constituant serait réellement dans leursmains, puisque seuls ils auraient le droit d'interpréter une Constitution dont nul nepourrait changer les termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation et domine-raient la société, autant du moins que la faiblesse inhérente au pouvoir judiciaire leurpermettrait de le faire.

Je sais qu'en refusant aux juges le droit de déclarer les lois inconstitutionnelles,nous donnons indirectement au corps législatif le pouvoir de changer la Constitution,puisqu'il ne rencontre plus de barrière légale qui l'arrête. Mais mieux vaut encoreaccorder le pouvoir de changer la Constitution du peuple à des hommes qui repré-sentent imparfaitement les volontés du peuple, qu'à d'autres qui ne représententqu'eux-mêmes.

Il serait bien plus déraisonnable encore de donner aux juges anglais le droit derésister aux volontés du corps législatif, puisque le Parlement, qui fait la loi, fait éga-lement la Constitution, et que, par conséquent, on ne peut, en aucun cas, appeler uneloi inconstitutionnelle quand elle émane des trois pouvoirs.

Aucun de ces deux raisonnements n'est applicable à l'Amérique.

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Aux États-Unis, la Constitution domine les législateurs comme les simplescitoyens. Elle est donc la première des lois, et ne saurait être modifiée par une loi. Ilest donc juste que les tribunaux obéissent à la Constitution, préférablement à toutesles lois. Ceci tient à l'essence même du pouvoir judiciaire: choisir entre les disposi-tions légales celles qui l'enchaînent le plus étroitement est, en quelque sorte, le droitnaturel du magistrat.

En France, la Constitution est également la première des lois, et les juges ont undroit égal à la prendre pour base de leurs arrêts; mais, en exerçant ce droit, ils nepourraient manquer d'empiéter sur un autre plus sacré encore que le leur: celui de lasociété au nom de laquelle ils agissent. Ici la raison ordinaire doit céder devant laraison d'État.

En Amérique, où la nation peut toujours, en changeant sa Constitution, réduire lesmagistrats à l'obéissance, un semblable danger n'est pas à craindre. Sur ce point, lapolitique et la logique sont donc d'accord, et le peuple ainsi que le juge y conserventégalement leurs privilèges.

Lorsqu'on invoque, devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estimecontraire à la Constitution, il peut donc refuser de l'appliquer. Ce pouvoir est le seulqui soit particulier au magistrat américain, mais une grande influence politique endécoule.

Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper pendant longtempsà l'analyse judiciaire, car il en est bien peu qui ne blessent un intérêt individuel, et quedes plaideurs ne puissent ou ne doivent invoquer devant les tribunaux.

Or, du jour où le juge refuse d'appliquer une loi dans un procès, elle perd à l'ins-tant une partie de sa force morale. Ceux qu'elle a lésés sont alors avertis qu'il existeun moyen de se soustraire à l'obligation de lui obéir: les procès se multiplient, et elletombe dans l'impuissance. Il arrive alors l'une de ces deux choses: le peuple change saConstitution ou la législature rapporte sa loi.

Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir politique;mais en les obligeant à n'attaquer les lois que par des moyens judiciaires, ils ontbeaucoup diminué les dangers de ce pouvoir.

Si le juge avait pu attaquer les lois d'une façon théorique et générale; s'il avait puprendre l'initiative et censurer le législateur, il fût entré avec éclat sur la scènepolitique; devenu le champion ou l'adversaire d'un parti, il eut appelé toutes les pas-sions qui divisent le pays à prendre part à la lutte. Mais quand le juge attaque une loidans un débat obscur et sur une application particulière, il dérobe en partie l'impor-tance de l'attaque aux regards du public. Son arrêt n'a pour but que de frapper unintérêt individuel; la loi ne se trouve blessée que par hasard.

D'ailleurs, la loi ainsi censurée n'est pas détruite: sa force morale est diminuée,mais son effet matériel n'est point suspendu. Ce n'est que peu à peu, et sous les coupsrépétés de la jurisprudence, qu'enfin elle succombe.

De plus, on comprend sans peine qu'en chargeant l'intérêt particulier de provoquerla censure des lois, en liant intimement le procès fait à la loi au procès fait à un

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homme, on s'assure que la législation ne sera pas légèrement attaquée. Dans ce sys-tème, elle n'est plus exposée aux agressions journalières des partis. En signalant lesfautes du législateur, on obéit à un besoin réel: on part d'un fait positif et appréciable,puisqu'il doit servir de base à un procès.

Je ne sais si cette manière d'agir des tribunaux américains, en même temps qu'elleest la plus favorable à l'ordre public, n'est pas aussi la plus favorable à la liberté.

Si le juge ne pouvait attaquer les législateurs que de front, il y a des temps où ilcraindrait de le faire; il en est d'autres où l'esprit de parti le pousserait chaque jour àl'oser. Ainsi il arriverait que les lois seraient attaquées quand le pouvoir dont ellesémanent serait faible, et qu'on s'y soumettrait sans murmurer quand il serait fort; c'est-à-dire que souvent on attaquerait les lois lorsqu'il serait le plus utile de les respecter,et qu'on les respecterait quand il deviendrait facile d'opprimer en leur nom.

Mais le juge américain est amené malgré lui sur le terrain de la politique. Il nejuge la loi que parce qu'il a à juger un procès, et il ne peut s'empêcher de juger leprocès. La question politique qu'il doit résoudre se rattache à l'intérêt des plaideurs, etil ne saurait refuser de la trancher sans faire un déni de justice. C'est en remplissantles devoirs étroits imposés à la profession du magistrat qu'il fait l'acte du citoyen. Ilest vrai que, de cette manière, la censure judiciaire, exercée par les tribunaux sur lalégislation, ne peut s'étendre sans distinction à toutes les lois, car il en est qui nepeuvent jamais donner lieu à cette sorte de contestation nettement formulée qu'onnomme un procès. Et lorsqu'une pareille contestation est possible, on peut encoreconcevoir qu'il ne se rencontre personne qui veuille en saisir les tribunaux.

Les Américains ont souvent senti cet inconvénient, mais ils ont laissé le remèdeincomplet, de peur de lui donner, dans tous les cas, une efficacité dangereuse.

Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains de pronon-cer sur l'inconstitutionnalité des lois forme encore une des plus puissantes barrièresqu'on ait jamais élevées contre la tyrannie des Assemblées politiques.

AUTRES POUVOIRS ACCORDÉSAUX JUGES AMÉRICAINS

Aux États-Unis, toms les citoyens ont le droit d'accuser les fonctionnaires publics devantles tribunaux ordinaires. Comment ils usent de ce droit. - Article 75 de la Constitutionfrançaise de l'an VIII. - Les Américains et les Anglais ne peuvent comprendre le sens de cetarticle.

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Je ne sais si j'ai besoin de dire que chez un peuple libre, comme les Américains,tous les citoyens ont le droit d'accuser les fonctionnaires publics devant les jugesordinaires, et que tous les juges ont le droit de condamner les fonctionnaires publics,tant la chose est naturelle.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 94

Ce n'est pas accorder un privilège particulier aux tribunaux que de leur permettrede punir les agents du pouvoir exécutif, quand ils violent la loi. C'est leur enlever undroit naturel que de le leur défendre.

Il ne m'a pas paru qu'aux États-Unis, en rendant tous les fonctionnaires responsa-bles des tribunaux, on eût affaibli les ressorts du gouvernement.

Il m'a semblé, au contraire, que les Américains, en agissant ainsi, avaient augmen-té le respect qu'on doit aux gouvernants, ceux-ci prenant beaucoup plus de soind'échapper à la critique.

Je n'ai point observé non plus qu'aux États-Unis on intentât beaucoup de procèspolitiques, et je me l'explique sans peine. Un procès est toujours, quelle que soit sanature, une entreprise difficile et coûteuse. Il est aisé d'accuser un homme public dansles journaux, mais ce n'est pas sans de graves motifs qu'on se décide à le citer devantla justice. Pour poursuivre juridiquement un fonctionnaire, il faut donc avoir un justemotif de plainte; et les fonctionnaires ne fournissent guère un semblable motif quandils craignent d'être poursuivis.

Ceci ne tient pas à la forme républicaine qu'ont adoptée les Américains, car lamême expérience peut se faire tous les jours en Angleterre.

Ces deux peuples n'ont pas cru avoir assuré leur indépendance, en permettant lamise en jugement des principaux agents du pouvoir. Ils ont pensé que c'était bienplutôt par de petits procès, mis chaque jour à la portée des moindres citoyens, qu'onparvenait à garantir la liberté, que par de grandes procédures auxquelles on n'a jamaisrecours ou qu'on emploie trop tard.

Dans le Moyen Age, où il était très difficile d'atteindre les criminels, quand lesjuges en saisissaient quelques-uns, il leur arrivait souvent d'infliger à ces malheureuxd'affreux supplices; ce qui ne diminuait pas le nombre des coupables. On a découvertdepuis qu'en rendant la justice tout à la fois plus sûre et plus douce, on la rendait enmême temps plus efficace.

Les Américains et les Anglais pensent qu'il faut traiter l'arbitraire et la tyranniecomme le vol: faciliter la poursuite et adoucir la peine.

En l'an Vlll de la République française, il parut une Constitution dont l'article 75était ainsi conçu: « Les agents du gouvernement, autres que les ministres, ne peuventêtre poursuivis, pour des faits relatifs à leurs fonctions, qu'en vertu d'une décision duConseil d'État; en ce cas, la poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires. »

La Constitution de l'an VIII passa, mais non cet article, qui resta après elle; eton l'oppose, chaque jour encore, aux justes réclamations des citoyens.

J'ai souvent essayé de faire comprendre le sens de cet article 75 à des Américainsou à des Anglais, et il m'a toujours été très difficile d'y parvenir.

Ce qu'ils apercevaient d'abord, c'est que le Conseil d'État, en France, était ungrand tribunal fixé au centre du royaume; il y avait une sorte de tyrannie à renvoyerpréliminairement devant lui tous les plaignants.

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Mais quand je cherchais à leur faire comprendre que le Conseil d'État n'était pointun corps judiciaire, dans le sens ordinaire du mot, mais un corps administratif, dontles membres dépendaient du roi, de telle sorte que le roi, après avoir souverainementcommandé à l'un de ses serviteurs, appelé préfet, de commettre une iniquité, pouvaitcommander souverainement à un autre de ses serviteurs, appelé conseiller d'État,d'empêcher qu'on ne fit punir le premier; quand je leur montrais le citoyen, lésé parl'ordre du prince, réduit à demander au prince lui-même l'autorisation d'obtenir justi-ce, ils refusaient de croire à de semblables énormités et m'accusaient de mensonge oud'ignorance.

Il arrivait souvent, dans l'ancienne monarchie, que le parlement décrétait de prisede corps le fonctionnaire public qui se rendait coupable d'un délit. Quelquefoisl'autorité royale, intervenant, faisait annuler la procédure. Le despotisme se montraitalors à découvert, et, en obéissant, on ne se soumettait qu'à la force.

Nous avons donc bien reculé du point où étaient arrivés nos pères; car nouslaissons faire, sous couleur de justice, et consacrer au nom de la loi ce que la violenceseule leur imposait.

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De la Démocratie en Amérique IPremière partie

CHAPITRE VIIDU JUGEMENT POLITIQUEAUX ÉTATS-UNIS

Ce que l'auteur entend par jugement politique. - Comment on comprend le jugement poli-tique en France, en Angleterre, aux États-Unis. - En Amérique le juge politique ne s'occupeque des fonctionnaires publics. - Il prononce des destitutions plutôt que des peines. - Lejugement politique, moyen habituel du gouvernement. - Le jugement politique, tel qu'onl'entend aux États-Unis, est, malgré sa douceur, et peut-être à cause de sa douceur, une armetrès puissante dans les mains de la majorité.

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J'entends, par jugement politique, l'arrêt que prononce un corps politique momen-tanément revêtu du droit de juger.

Dans les gouvernements absolus, il est inutile de donner aux jugements des for-mes extraordinaires: le prince, au nom duquel on poursuit l'accusé, étant maître destribunaux comme de tout le reste, n'a pas besoin de chercher de garantie ailleurs quedans l'idée qu'on a de sa puissance. La seule crainte qu'il puisse concevoir est qu'on negarde même pas les apparences extérieures de la justice, et qu'on ne déshonore sonautorité en voulant l'affermir.

Mais, dans la plupart des pays libres, où la majorité ne peut jamais agir sur lestribunaux, comme le ferait un prince absolu, il est quelquefois arrivé de placer mo-mentanément la puissance judiciaire entre les mains des représentants mêmes de lasociété. On a mieux aimé y confondre ainsi momentanément les pouvoirs que d'yvioler le principe nécessaire de l'unité du gouvernement. L'Angleterre, la France et lesÉtats-Unis ont introduit le jugement politique dans leurs lois: il est curieux d'exami-ner le parti que ces trois grands peuples en ont tiré.

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En Angleterre et en France, la Chambre des pairs forme la haute cour criminelle 1de la nation. Elle ne juge pas tous les délits politiques, mais elle peut les juger tous.

À côté de la Chambre des pairs se trouve un autre pouvoir politique, revêtu dudroit d'accuser. La seule différence qui existe, sur ce point, entre les deux pays, estcelle-ci: en Angleterre, les députés peuvent accuser qui bon leur plaît devant les pairs;tandis qu'en France ils ne peuvent poursuivre de cette manière que les ministres duroi.

Du reste, dans les deux pays, la Chambre des pairs trouve à sa disposition toutesles lois pénales pour en frapper les délinquants.

Aux États-Unis, comme en Europe, l'une des deux branches de la législature estrevêtue du droit d'accuser, et l'autre du droit de juger. Les représentants dénoncent lecoupable, le Sénat le punit.

Mais le Sénat ne peut être saisi que par les représentants, et les représentants nepeuvent accuser devant lui que des fonctionnaires publics. Ainsi le Sénat a une com-pétence plus restreinte que la cour des pairs de France, et les représentants ont undroit d'accusation plus étendu que nos députés.

Mais voici la plus grande différence qui existe entre l'Amérique et l'Europe: enEurope, les tribunaux politiques peuvent appliquer toutes les dispositions du codepénal; en Amérique, lorsqu'ils ont enlevé à un coupable le caractère public dont ilétait revêtu, et l'ont déclaré indigne d'occuper aucunes fonctions politiques à l'avenir,leur droit est épuisé, et la tâche des tribunaux ordinaires commence.

Je suppose que le président des États-Unis ait commis un crime de haute trahison.

La Chambre des représentants l'accuse, les sénateurs prononcent sa déchéance. Ilparaît ensuite devant un jury, qui seul peut lui enlever la liberté ou la vie.

Ceci achève de jeter une vive lumière sur le sujet qui nous occupe.

En introduisant le jugement politique dans leurs lois, les Européens ont vouluatteindre les grands criminels, quels que fussent leur naissance, leur rang ou leur pou-voir dans l'État. Pour y parvenir, ils ont réuni momentanément, dans le sein d'ungrand corps politique, toutes les prérogatives des tribunaux.

Le législateur s'est transformé alors en magistrat; il a pu établir le crime, le classeret le punir. En lui donnant les droits du juge, la loi lui en a imposé toutes les obliga-tions, et l'a lié à l'observation de toutes les formes de la justice.

Lorsqu'un tribunal politique, français ou anglais, a pour justiciable un fonction-naire public, et qu'il prononce contre lui une condamnation, il lui enlève par le fait sesfondions et peut le déclarer indigne d'en occuper aucune à l'avenir: mais ici la desti-tution et l'interdiction politiques sont une conséquence de l'arrêt et non l'arrêt lui-même.

1 La cour des pairs en Angleterre forme en outre le dernier degré de l'appel dans certaines affaires

civiles. Voyez Blackstone, liv. III, chap. iv.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 98

En Europe, le jugement politique est donc plutôt un acte judiciaire qu'une mesureadministrative.

Le contraire se voit aux États-Unis, et il est facile de se convaincre que le juge-ment politique y est bien plutôt une mesure administrative qu'un acte judiciaire.

Il est vrai que l'arrêt du Sénat est judiciaire par la forme; pour le rendre, les séna-teurs sont obligés de se conformer à la solennité et aux usages de la procédure. Il estencore judiciaire par les motifs sur lesquels il se fonde; le Sénat est en général obligéde prendre pour base de sa décision un délit du droit commun. Mais il est adminis-tratif par son objet.

Si le but principal du législateur américain eût été réellement d'armer un corpspolitique d'un grand pouvoir judiciaire, il n'aurait pas resserré son action dans lecercle des fonctionnaires publics, car les plus dangereux ennemis de l'État peuventn'être revêtus d'aucune fonction: ceci est vrai surtout dans les républiques, où lafaveur des partis est la première des puissances, et où l'on est souvent d'autant plusfort qu'on n'exerce légalement aucun pouvoir.

Si le législateur américain avait voulu donner à la société elle-même le droit deprévenir les grands crimes à la manière du juge, par la crainte du châtiment, il auraitmis à la disposition des tribunaux politiques toutes les ressources du code pénal; maisil ne leur a fourni qu'une arme incomplète, et qui ne saurait atteindre les plus dange-reux d'entre les criminels. Car peu importe un jugement d'interdiction politique à celuiqui veut renverser les lois elles-mêmes.

Le but principal du jugement politique, aux États-Unis, est donc de retirer le pou-voir à celui qui en fait un mauvais usage, et d'empêcher que ce même citoyen n'en soitrevêtu à l'avenir. C'est, comme on le voit, un acte administratif auquel on a donné lasolennité d'un arrêt.

En cette matière, les Américains ont donc créé quelque chose de mixte. Ils ontdonné à la destitution administrative toutes les garanties du jugement politique, et ilsont ôté au jugement politique ses plus grandes rigueurs.

Ce point fixé, tout s'enchaîne; on découvre alors pourquoi les constitutions améri-caines soumettent tous les fonctionnaires civils à la juridiction du Sénat, et en exemp-tent les militaires, dont les crimes sont cependant plus à redouter. Dans l'ordre civil,les Américains n'ont pour ainsi dire pas de fonctionnaires révocables - les uns sontinamovibles, les autres tiennent leurs droits d'un mandat qu'on ne peut abroger. Pourleur ôter le pouvoir, il faut donc les juger tous. Mais les militaires dépendent du chefde l'État, qui lui-même est un fonctionnaire civil. En atteignant le chef de l'État, on lesfrappe tous du même coup 1.

Maintenant, si on en vient à comparer le système européen et le système améri-cain, dans les effets que chacun produit ou peut produire, on découvre des différencesnon moins sensibles.

1 Ce n'est pas qu'on puisse ôter à un officier son grade, mais on peut lui enlever son commandement.

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En France et en Angleterre, on considère le jugement politique comme une armeextraordinaire, dont la société ne doit se servir que pour se sauver dans les momentsde grands périls.

On ne saurait nier que le jugement politique, tel qu'on l'entend en Europe, ne violele principe conservateur de la division des pouvoirs, et qu'il ne menace sans cesse laliberté et la vie des hommes.

Le jugement politique, aux États-Unis, ne porte qu'une atteinte indirecte au prin-cipe de la division des pouvoirs; il ne menace point l'existence des citoyens; il neplane pas, comme en Europe, sur toutes les têtes, puisqu'il ne frappe que ceux qui, enacceptant des fonctions publiques, se sont soumis d'avance à ses rigueurs.

Il est tout à la fois moins redoutable et moins efficace.

Aussi les législateurs des États-Unis ne l'ont-ils pas considéré comme un remèdeextrême aux grands maux de la société, mais comme un moyen habituel de gouver-nement.

Sous ce point de vue, il exerce peut-être plus d'influence réelle sur le corps socialen Amérique qu'en Europe. Il ne faut pas, en effet, se laisser prendre à l'apparentedouceur de la législation américaine, dans ce qui a rapport aux jugements politiques.On doit remarquer, en premier lieu, qu'aux États-Unis le tribunal qui prononce cesjugements est composé des mêmes éléments et soumis aux mêmes influences que lecorps chargé d'accuser, ce qui donne une impulsion presque irrésistible aux passionsvindicatives des partis. Si les juges politiques, aux États-Unis, ne peuvent prononcerdes peines aussi sévères que les juges politiques d'Europe, il y a donc moins de chan-ces d'être acquitté par eux. La condamnation est moins redoutable et plus certaine.

Les Européens, en établissant les tribunaux politiques, ont eu pour principal objetde punir les coupables; les Américains, de leur enlever le pouvoir. Le jugementpolitique, aux États-Unis, est en quelque façon une mesure préventive. On ne doitdonc pas y enchaîner le juge dans des définitions criminelles bien exactes.

Rien de plus effrayant que le vague des lois américaines, quand elles définissentles crimes politiques proprement dits. « Les crimes qui motiveront la condamnationdu Président (dit la Constitution des États-Unis, section IV, art. 1er) sont la hautetrahison, la corruption, ou autres grands crimes et délits. » La plupart des Consti-tutions d'États sont bien plus obscures encore.

« Les fonctionnaires publics, dit la Constitution du Massachusetts, serontcondamnés pour la conduite coupable qu'ils auront tenue et pour leur mauvaise admi-nistration 1. » « Tous les fonctionnaires qui auront mis l'État en danger, par mauvaiseadministration, corruption, ou autres délits, dit la Constitution de Virginie, pourronterre accusés par la Chambre des députés. » Il y a des constitutions qui ne spécifientaucun crime, afin de laisser peser sur les fonctionnaires publics une responsabilitéillimitée 2.

1 Chap. 1er, section II, § 8.2 Voyez la Constitution de l'Illinois, du Maine, du Connecticut et de la Géorgie.

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Mais ce qui rend, en cette matière, les lois américaines si redoutables, naît, j'oseraile dire, de leur douceur même.

Nous avons vu qu'en Europe la destitution d'un fonctionnaire, et son interdictionpolitique, étaient une des conséquences de la peine, et qu'en Amérique c'était la peinemême. Il en résulte ceci: en Europe, les tribunaux politiques sont revêtus de droitsterribles dont quelquefois ils ne savent comment user; et il leur arrive de ne pas punir,de peur de punir trop. Mais, en Amérique, on ne recule pas devant une peine qui neait pas gémir l'humanité: condamner un ennemi politique à mort, pour lui enlever lepouvoir, est aux yeux de tous un horrible assassinat; déclarer son adversaire indignede posséder ce même pouvoir, et le lui ôter, en lui laissant la liberté et la vie, peutparaître le résultat honnête de la lutte.

Or, ce jugement si facile à prononcer n'en est pas moins le comble du malheurpour le commun de ceux auxquels il s'applique. Les grands criminels braveront sansdoute ses vaines rigueurs; les hommes ordinaires verront en lui un arrêt qui détruitleur position, entache leur honneur, et qui les condamne à une honteuse oisiveté pireque la mort.

Le jugement politique, aux États-Unis, exerce donc sur la marche de la sociétéune influence d'autant plus grande qu'elle semble moins redoutable. Il n'agit pasdirectement sur les gouvernés, mais il rend la majorité entièrement maîtresse de ceuxqui gouvernent; il ne donne point à la législature un immense pouvoir qu'elle nepourrait exercer que dans un jour de crise; il lui laisse prendre une puissance modéréeet régulière, dont elle peut user tous les jours. Si la force est moins grande, d'un autrecôté l'emploi en est plus commode et l'abus plus facile.

En empêchant les tribunaux politiques de prononcer des peines judiciaires, lesAméricains me semblent donc avoir prévenu les conséquences les plus terribles de latyrannie législative, plutôt que la tyrannie elle-même. Et je ne sais si, à tout, prendre,le jugement politique, tel qu'on l'entend aux États-Unis, n'est point l'arme la plusformidable qu'on ait jamais remise aux mains de la majorité.

Lorsque les Républiques américaines commenceront à dégénérer, je crois qu'onpourra aisément le reconnaître: il suffira de voir si le nombre des jugements politiquesaugmente.

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De la Démocratie en Amérique IPremière partie

CHAPITRE VIIIDE LA CONSTITUTIONFÉDÉRALE

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J'ai considéré jusqu'à présent chaque État comme formant un tout complet, et j'aimontré les différents ressorts que le peuple y fait mouvoir, ainsi que les moyensd'action dont il se sert. Mais tous ces États que j'ai envisagés comme indépendantssont pourtant forcés d'obéir, en certains cas, à une autorité supérieure, qui est celle del'Union. Le temps est venu d'examiner la part de souveraineté qui a été concédée àl'Union, et de jeter un coup d’œil rapide sur la Constitution fédérale 1.

HISTORIQUE DE LA CONSTITUTION FÉDÉRALE

Origine de la première Union. - Sa faiblesse. - Le Congrès en appelle au pouvoir consti-tuant. - Intervalle de deux années qui s'écoute entre ce moment et celui où la nouvelleConstitution est promulguée.

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Les treize colonies qui secouèrent simultanément le joug de l'Angleterre à la findu siècle dernier avaient, comme je l'ai déjà dit, la même religion, la même langue,les mêmes mœurs, presque les mêmes lois; elles luttaient contre un ennemi commun;

1 Voyez le texte de la Constitution fédérale.

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elles devaient donc avoir de fortes raisons pour s'unir intimement les unes aux autres,et s'absorber dans une seule et même nation.

Mais chacune d'elles, ayant toujours eu une existence à part et un gouvernement àsa portée, s'était créé des intérêts ainsi que des usages particuliers, et répugnait à uneunion solide et complète qui eût fait disparaître son importance individuelle dans uneimportance commune. De là, deux tendances opposées: l'une qui portait les Anglo-Américains à s'unir, l'autre qui les portait à se diviser.

Tant que dura la guerre avec la mère patrie, la nécessité fit prévaloir le principe del'union. Et quoique les lois qui constituaient cette union fussent défectueuses, le liencommun subsista en dépit d'elles 1.

Mais dès que la paix fut conclue, les vices de la législation se montrèrent à décou-vert: l'État parut se dissoudre tout à coup. Chaque colonie, devenue une républiqueindépendante, s'empara de la souveraineté entière. Le gouvernement fédéral, que saConstitution même condamnait à la faiblesse, et que le sentiment du danger public nesoutenait plus, vit son pavillon abandonné aux outrages des grands peuples del'Europe, tandis qu'il ne pouvait trouver assez de ressource pour tenir tête aux nationsindiennes, et payer l'intérêt des dettes contractées pendant la guerre de l'Indépen-dance. Près de périr, il déclara lui-même officiellement son impuissance et en appelaau pouvoir constituant 2.

Si jamais l'Amérique sut s'élever pour quelques instants à ce haut degré de gloireoù l'imagination orgueilleuse de ses habitants voudrait sans cesse nous la montrer, cefut dans ce moment suprême, où le pouvoir national venait en quelque sorte d'abdi-quer l'empire.

Qu'un peuple lutte avec énergie pour conquérir son indépendance, c'est unspectacle que tous les siècles ont pu fournir. On a beaucoup exagéré, d'ailleurs, lesefforts que firent les Américains pour se soustraire au joug des Anglais. Séparés par 1300 lieues de mer de leurs ennemis, secourus par un puissant allié, les États-Unisdurent la victoire à leur position bien plus encore qu'à la valeur de leurs armées ou aupatriotisme de leurs citoyens. Qui oserait comparer la guerre d'Amérique aux guerresde la Révolution française, et les efforts des Américains aux nôtres, alors que laFrance en butte aux attaques de l'Europe entière, sans argent, sans crédit, sans alliés,jetait le vingtième de sa population au-devant de ses ennemis, étouffant d'une mainl'incendie qui dévorait ses entrailles, et de l'autre promenant la torche autour d'elle?Mais ce qui est nouveau dans l'histoire des sociétés, c'est de voir un grand peuple,averti par ses législateurs que les rouages du gouvernement S'arrêtent, tourner sansprécipitation et sans crainte ses regards sur lui-même, sonder la profondeur du mal, secontenir pendant deux ans entiers, afin d'en découvrir à loisir le remède, et, lorsque ceremède est indiqué, s'y soumettre volontairement sans qu'il en coûte une larme ni unegoutte de sang à l'humanité.

Lorsque l'insuffisance de la première Constitution fédérale se fit sentir, l'efferves-cence des passions politiques qu'avait fait naître la révolution était en partie calmée, et 1 Voyez les articles de la première confédération formée en 1778. Cette Constitution fédérale ne fut

adoptée par tous les États qu'en 1781. Voyez égaiement l'analyse que fait de cette Constitution leFédéraliste, depuis le nº 15 jusqu'au nº 22 inclusivement, et M. Story dans ses Commentaires sur laConstitution des États-Unis, pp. 85 –115.

2 Ce fut le 21 février 1787 que le Congrès fit cette déclaration.

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tous les grands hommes qu'elle avait créés existaient encore. Ce fut un doublebonheur pour l'Amérique. L'Assemblée peu nombreuse 1, qui se chargea de rédiger laseconde Constitution, renfermait les plus beaux esprits et les plus nobles caractèresqui eussent jamais paru dans le Nouveau Monde. George Washington la présidait.

Cette commission nationale, après de longues et mûres délibérations, offrit enfin àl'adoption du peuple le corps de lois organiques qui régit encore de nos jours l'Union.Tous les États l'adoptèrent successivement 2. Le nouveau gouvernement fédéral entraen fonctions en 1789, après deux ans d'interrègne. La révolution d'Amérique finitdonc précisément au moment où commençait la nôtre.

TABLEAU SOMMAIREDE LA CONSTITUTION FÉDÉRALE

Division des pouvoirs entre la souveraineté fédérale et celle des États. - Le gouvernementdes États reste le droit commun; - le gouvernement fédéral, l'exception.

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Une première difficulté dut se présenter à l'esprit des Américains. Il s'agissait departager la souveraineté de telle sorte que les différents États qui formaient l'Unioncontinuassent à se gouverner eux-mêmes dans tout ce qui ne regardait que leur pros-périté intérieure, sans que la nation entière, représentée par l'Union, cessât de faire uncorps et de pourvoir à tous ses besoins généraux. Question complexe et difficile àrésoudre.

Il était impossible de fixer d'avance d'une manière exacte et complète la part depuissance qui devait revenir à chacun des deux gouvernements entre lesquels la sou-veraineté allait se partager.

Qui pourrait prévoir à l'avance tous les détails de la vie d'un peuple?

Les devoirs et les droits du gouvernement fédéral étaient simples et assez faciles àdéfinir, parce que l'Union avait été formée dans le but de répondre à quelques grandsbesoins généraux. Les devoirs et les droits du gouvernement des États étaient, aucontraire, multiples et compliqués, parce que ce gouvernement pénétrait dans tous lesdétails de la vie sociale.

On définit donc avec soin les attributions du gouvernement fédéral, et l'on déclaraque tout ce qui n'était pas compris dans la définition rentrait dans les attributions du

1 Elle n'était composée que de 15 membres. Washington, Madison, Hamilton, les deux Morris en

faisaient partie.2 Ce ne furent point les législateurs qui l'adoptèrent. Le peuple nomma pour ce seul objet des

députés. La nouvelle Constitution fut dans chacune de ces Assemblées l'objet de discussionsapprofondies.

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gouvernement des États. Ainsi le gouvernement des États resta le droit commun; legouvernement fédéral fut l'exception 1.

Mais comme on prévoyait que, dans la pratique, des questions pourraient s'éleverrelativement aux limites exactes de ce gouvernement exceptionnel, et qu'il eût étédangereux d'abandonner la solution de ces questions aux tribunaux ordinaires insti-tués dans les différents États par ces États eux-mêmes, on créa une haute cour 2fédérale, tribunal unique, dont l'une des attributions fut de maintenir entre les deuxgouvernements rivaux la division des pouvoirs telle que la Constitution l'avaitétablie 3.

ATTRIBUTIONS DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL

Pouvoir accordé au gouvernement fédéral de faire la paix, la guerre, d'établir des taxesgénérales. - Objet de politique intérieure dont il peut s'occuper. - Le gouvernement de l'Union,plus centralisé sur quelques points que ne l'était le gouvernement royal sous l'anciennemonarchie française.

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Les peuples entre eux ne sont que des individus. C'est surtout pour paraître avecavantage vis-à-vis des étrangers qu'une nation a besoin d'un gouvernement unique.

1 Voyez amendements à la Constitution fédérale. Federalist, nº 32. Story, p. 711. Kent's Commen-

taries, vol. I, p. 364. Remarquez même que, toutes les fois que la Constitution n'a pas réservé auCongrès le droit exclusif de régler certaines matières, les États peuvent le faire, en attendant qu'illui plaise de s'en occuper. Exemple: le Congrès a le droit de faire une loi générale de banqueroute,il ne la fait pas: chaque État pourrait en faire une à sa manière. Au reste, ce point n'a été établiqu'après discussion devant les tribunaux. Il n'est que de jurisprudence.

2 L'action de cette cour est indirecte, comme nous le verrons plus bas.3 C'est ainsi que le Fédéraliste, dans le nº 45, explique ce partage de la souveraineté entre l'Union et

les États particuliers : « Les pouvoirs que la Constitution délègue au gouvernement fédéral, dit-il,sont définis, et en petit nombre. Ceux qui restent à la disposition des États particuliers sont aucontraire indéfinis, et en grand nombre. Les premiers s'exercent principalement dans les objetsextérieurs, tels que la paix, la guerre, les négociations, le commerce. Les pouvoirs que les Étatsparticuliers se réservent s'étendent à tous les objets qui suivent le cours ordinaire des affaires,intéressent la vie, la liberté et la prospérité de l'État. »

J'aurai souvent occasion de citer le Fédéraliste dans cet ouvrage. Lorsque le projet de loi qui,depuis, est devenu la Constitution des États-Unis était encore devant le peuple, et soumis à sonadoption, trois hommes déjà célèbres, et qui le sont devenus encore plus depuis, John Jay,Hamilton et Madison, s'associèrent dans le but de faire ressortir aux yeux de la nation lesavantages du projet qui lui était soumis. Dans ce dessein, ils publièrent sous la forme d'un journalune suite d'articles dont l'ensemble forme un traité complet. Ils avaient donné à leur journal le nomde Federalist, qui est resté à l'ouvrage. Le Fédéraliste est un beau livre, qui, quoique spécial àl'Amérique, devrait être familier aux hommes d'État de tous les pays.

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A l'Union fut donc accordé le droit exclusif de faire la paix et la guerre; de con-clure les traités de commerce; de lever des armées, d'équiper des flottes 1.

La nécessité d'un gouvernement national ne se fait pas aussi impérieusementsentir dans la direction des affaires intérieures de la société.

Toutefois, il est certains intérêts généraux auxquels une autorité générale peutseule utilement pourvoir.

À l'Union fut abandonné le droit de régler tout ce qui a rapport à la valeur del'argent; on la chargea du service des postes; on lui donna le droit d'ouvrir les grandescommunications qui devaient unir les diverses parties du territoire 2.

En général, le gouvernement des différents États fut considéré comme libre danssa sphère; cependant il pouvait abuser de cette indépendance et compromettre, pard'imprudentes mesures, la sûreté de l'Union entière; pour ces cas rares et définisd'avance, on permit au gouvernement fédéral d'intervenir dans les affaires intérieuresdes États 3. C'est ainsi que, tout en reconnaissant à chacune des républiques confé-dérées le pouvoir de modifier et de changer sa législation, on lui défendit cependantde faire des lois rétroactives et de créer dans son sein un corps de nobles 4.

Enfin, comme il fallait que le gouvernement fédéral pût remplir les obligationsqui lui étaient imposées, on lui donna le droit illimité de lever des taxes 5.

Lorsqu'on fait attention au partage des pouvoirs tel que la Constitution fédérale l'aétabli; quand, d'une part, on examine la portion de souveraineté que se sont réservéeles États particuliers, et de l'autre la part de puissance que l'Union a prise, ondécouvre aisément que les législateurs fédéraux s'étaient formé des idées très nettes ettrès justes de ce que j'ai nommé précédemment la centralisation gouvernementale.

Non seulement les États-Unis forment une république, mais encore une confédé-ration. Cependant l'autorité nationale y est, à quelques égards, plus centralisée qu'ellene l'était à la même époque dans plusieurs des monarchies absolues de l'Europe. jen'en citerai que deux exemples.

La France comptait treize cours souveraines, qui, le plus souvent, avaient le droitd'interpréter la loi sans appel. Elle possédait, de plus, certaines provinces appeléespays d'États, qui, après que l'autorité souveraine, chargée de représenter la nation,avait ordonné la levée d'un impôt, pouvaient refuser leur concours.

L'Union n'a qu'un seul tribunal pour interpréter la loi, comme une seule législaturepour la faire; l'impôt voté par les représentants de la nation oblige tous les citoyens.

1 Voyez Constitution, sect. VIIII, Federalist, nos 41 et 42. Kent's Commentaries, vol. I, p, 207 et

suiv. Story, pp. 358-382; id., pp. 409-426.2 Il y a encore plusieurs autres droits de cette espèce, tels que celui de faire une loi générale sur les

banqueroutes, d'accorder des brevets d'invention On sent assez ce qui rendait nécessairel'intervention de l'Union, entière dans ces matières.

3 Même dans ce cas, son intervention est indirecte. L'Union intervient par ses tribunaux, commenous le verrons plus loin.

4 Constitution fédérale, sect. X, art. 1er.5 Constitution, sect. VIII, IX et X. Federalist, nos 30-36, inclusivement. Id., 41, 42, 43, 44. Kent's

Commentaries, vol. I, p. 207 et 381. Story, id., pp. 329, 514.

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L'Union est donc plus centralisée sur ces deux points essentiels que ne l'était lamonarchie française; cependant l'Union n'est qu'un assemblage de républiquesconfédérées.

En Espagne, certaines provinces avaient le pouvoir d'établir un système de doua-nes qui leur fût propre, pouvoir qui tient, par son essence même, à la souveraineténationale.

En Amérique, le Congrès seul a droit de régler les rapports commerciaux desÉtats entre eux. Le gouvernement de la confédération est donc plus centralisé sur cepoint que celui du royaume d'Espagne.

Il est vrai qu'en France et en Espagne le pouvoir royal étant toujours en état d'exé-cuter, au besoin par la force, ce que la Constitution du royaume lui refusait le droit defaire, on en arrivait, en définitive, au même point. Mais je parle ici de la théorie.

POUVOIRS FÉDÉRAUX

Après avoir renfermé le gouvernement fédéral dans un cercle d'action nettementtracé, il s'agissait de savoir comment on l'y ferait mouvoir.

POUVOIRS LÉGISLATIFS

Division du corps législatif en deux branches. - Différences dans la manière de former lesdeux Chambres. - Le principe de l'indépendance des États triomphe dans la formation duSénat. - Le dogme de la souveraineté nationale, dans la composition de la Chambre desreprésentants. - Effets singuliers qui résultent de ceci, que les constitutions ne sont logiquesque quand les peuples sont jeunes.

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Dans l'organisation de pouvoirs de l'Union, on suivit en beaucoup de points leplan qui était tracé d'avance par la Constitution particulière de chacun des États.

Le corps législatif fédéral de l'Union se composa d'un Sénat et d'une Chambre desreprésentants.

L'esprit de conciliation fit suivre, dans la formation de chacune de ces Assem-blées, des règles diverses.

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J'ai fait sentir plus haut que, quand on avait voulu établir la Constitution fédérale,deux intérêts opposés s'étaient trouvés en présence. Ces deux intérêts avaient donnénaissance à deux opinions.

Les uns voulaient faire de l'Union une ligue d'États indépendants, une sorte deCongrès, où les représentants de peuples distincts viendraient discuter certains pointsd'intérêt commun.

Les autres voulaient réunir tous les habitants des anciennes colonies dans un seulet même peuple, et leur donner un gouvernement qui, bien que sa sphère fût bornée,pût agir cependant dans cette sphère, comme le seul et unique représentant de lanation. Les conséquences pratiques de ces deux théories étaient fort diverses.

Ainsi, s'agissait-il d'organiser une ligue et non un gouvernement national, c'était àla majorité des États à faire la loi, et non point à la majorité des habitants de l'Union.Car chaque État, grand ou petit, conservait alors son caractère de puissance indépen-dante et entrait dans l'Union sur le pied d'une égalité parfaite.

Du moment, au contraire, où l'on considérait les habitants des États-Unis commeformant un seul et même peuple, il était naturel que la majorité seule des citoyens del'Union fit la loi.

On comprend que les petits États ne pouvaient consentir à l'application de cettedoctrine sans abdiquer complètement leur existence, dans ce qui regardait la souve-raineté fédérale; car de puissance corégulatrice, ils devenaient fraction insignifianted'un grand peuple. Le premier système leur eût accordé une puissance déraisonnable;le second les annulait.

Dans cet état de choses, il arriva ce qui arrive presque toujours, lorsque les inté-rêts sont en opposition avec les raisonnements: on fit plier les règles de la logique.Les législateurs adoptèrent un terme moyen qui conciliait de force deux systèmesthéoriquement inconciliables.

Le principe de l'indépendance des États triompha dans la formation du Sénat; ledogme de la souveraineté nationale, dans la composition de la Chambre des représen-tants.

Chaque État dut envoyer deux sénateurs au Congrès et un certain nombre dereprésentants, en proportion de sa population 1.

Il résulte de cet arrangement que, de nos jours, l'État de New York a au Congrèsquarante représentants et seulement deux sénateurs; l'État de Delaware deux sénateurset seulement un représentant. l'État de Delaware est donc, dans le Sénat, l'égal de 1 Tous les dix ans, le Congrès fixe de nouveau le nombre des députés que chaque État doit envoyer

à la Chambre des représentants. Le nombre total était de 69 en 1789; il était en 1833 de 240(American Almanac, 1834, p. 194).

La Constitution avait dit qu'il n'y aurait pas plus d'un représentant par 30 000 personnes; maiselle n'avait pas fixé de limite en moins. Le Congrès n'a pas cru devoir accroître le nombre desreprésentants dans la proportion de l'accroissement de la population. Par la première loi quiintervint sur ce sujet, le 14 avril 1792 (voyez Laws of the United States par Story, vol. I, p. 235), ilfut décidé qu'il y aurait un représentant par 33 000 habitants. La dernière loi, qui est intervenue en1832, fixa le nombre à un représentant par 48 000 habitants. La population représentée se composede tous les hommes libres et des trois cinquièmes du nombre des esclaves.

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l'État de New York, tandis que celui-ci a, dans la Chambre des représentants, quarantefois plus d'influence que le premier. Ainsi, il peut arriver que la minorité de la nation,dominant le Sénat, paralyse entièrement les volontés de la majorité, représentée parl'autre Chambre; ce qui est contraire à l'esprit des gouvernements constitutionnels.

Tout ceci montre bien à quel degré il est rare et difficile de lier entre elles d'unemanière logique et rationnelle toutes les parties de la législation.

Le temps fait toujours naître à la longue, chez le même peuple, des intérêtsdifférents, et consacre des droits divers. Lorsqu'il s'agit ensuite d'établir une Constitu-tion générale, chacun de ces intérêts et de ces droits forme comme autant d'obstaclesnaturels qui s'opposent à ce qu'aucun principe politique ne suive toutes ses consé-quences. C'est donc seulement à la naissance des sociétés qu'on peut être complè-tement logique dans les lois. Lorsque vous voyez un peuple jouir de cet avantage, nevous hâtez pas de conclure qu'il est sage; pensez plutôt qu'il est jeune.

À l'époque où la Constitution fédérale a été formée, il n'existait encore parmi lesAnglo-Américains que deux intérêts positivement opposés l'un à l'autre: l'intérêtd'individualité pour les États particuliers, l'intérêt d'union pour le peuple entier; et il afallu en venir à un compromis.

On doit reconnaître, toutefois, que cette partie de la Constitution n'a point, jusqu'àprésent, produit les maux qu'on pouvait craindre.

Tous les États sont jeunes; ils sont rapprochés les uns des autres; ils ont desmœurs, des idées et des besoins homogènes; la différence qui résulte de leur plus oumoins de grandeur, ne suffit pas pour leur donner des intérêts fort opposés. On n'adonc jamais vu les petits États se liguer, dans le Sénat, contre les desseins des grands.D'ailleurs, il y a une force tellement irrésistible dans l'expression légale des volontésde tout un peuple, que, la majorité venant à s'exprimer par l'organe de la Chambre desreprésentants, le Sénat se trouve bien faible en sa présence.

De plus, il ne faut pas oublier qu'il ne dépendait pas des législateurs américains defaire une seule et même nation du peuple auquel ils voulaient donner des lois. Le butde la Constitution fédérale n'était pas de détruire l'existence des États, mais seulementde la restreindre. Du moment donc où on laissait un pouvoir réel à ces corps secon-daires (et on ne pouvait le leur ôter), on renonçait d'avance à employer habituellementla contrainte pour les plier aux volontés de la majorité. Ceci posé, l'introduction deleurs forces individuelles dans les rouages du gouvernement fédéral n'avait riend'extraordinaire. Elle ne faisait que constater un fait existant celui d'une puissancereconnue qu'il fallait ménager et non violenter.

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AUTRE DIFFÉRENCE ENTRE LE SÉNATET LA CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS

Le Sénat nommé par les législateurs provinciaux. - Les représentants, par le peuple. -Deux degrés d'élection pour le premier. - Un seul pour le second. - Durée des différentsmandats. - Attributions.

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Le Sénat ne diffère pas seulement de l'autre chambre par le principe même de lareprésentation, mais aussi par le mode de l'élection, par la durée du mandat et par ladiversité des attributions.

La Chambre des représentants est nommée par le peuple; le Sénat, par les légis-lateurs de chaque État.

L'une est le produit de l'élection directe, l'autre de l'élection à deux degrés.

Le mandat des représentants ne dure que deux ans; celui des sénateurs, six.

La Chambre des représentants n'a que des fonctions législatives; elle ne participeau pouvoir judiciaire qu'en accusant les fonctionnaires publics; le Sénat concourt à laformation des lois; il juge les délits politiques qui lui sont déférés par la Chambre desreprésentants; il est, de plus, le grand conseil exécutif de la nation. Les traités concluspar le Président doivent être validés par le Sénat, ses choix, pour être définitifs, ontbesoin de recevoir l'approbation du même corps 1.

DU POUVOIR EXÉCUTIF 2

Dépendance du Président. - Électif et responsable. - Libre dans sa sphère, le Sénat le sur-veille et ne le dirige pas. - Le traitement du Président fixé à son entrée en fonctions. - Vetosuspensif.

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Les législateurs américains avaient une tâche difficile à remplir : ils voulaientcréer un pouvoir exécutif qui dépendît de la majorité, et qui pourtant fût assez fort parlui-même pour agir avec liberté dans sa sphère. 1 Voyez Federalist, nos 52-66, inclusivement. Story, pp. 199-314. Constitution, sect. II et III.2 Federalist, nos 67-77, inclusivement. Constitution, art. 2. Story, p. 315, pp. 515-780. Kent's

Commentaries, p. 255.

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Le maintien de la forme républicaine exigeait que le représentant du pouvoirexécutif fût soumis à la volonté nationale.

Le Président est un magistrat électif. Son honneur, ses biens, sa liberté, sa vie,répondent sans cesse au peuple du bon emploi qu'il fera de son pouvoir. En exerçantce pouvoir, il n'est Pas d'ailleurs complètement indépendant: le Sénat le surveille dansses rapports avec les puissances étrangères, ainsi que dans la distribution des emplois;de telle sorte qu'il ne peut ni être corrompu ni corrompre.

Les législateurs de l'Union reconnurent que le pouvoir exécutif ne pourrait remplirdignement et utilement sa tâche, s'ils ne parvenaient à lui donner plus de stabilité etplus de force qu'on ne lui en avait accordé dans les États particuliers.

Le Président fut nommé pour quatre ans, et put être réélu. Avec de l'avenir, il eutle courage de travailler au bien public, et les moyens de l'opérer.

On fit du Président le seul et unique représentant de la puissance exécutive del'Union. On se garda même de subordonner ses volontés à celles d'un conseil: moyendangereux, qui, tout en affaiblissant l'action du gouvernement, diminue la responsa-bilité des gouvernants. Le Sénat a le droit de frapper de stérilité quelques-uns desactes du Président; mais il ne saurait le forcer à agir, ni partager avec lui la puissanceexécutive.

L'action de la législature sur le pouvoir exécutif peut être directe; nous venons devoir que les Américains avaient pris soin qu'elle ne le fût pas. Elle peut aussi êtreindirecte.

Les Chambres, en privant le fonctionnaire public de son traitement, lui ôtent unepartie de son indépendance; maîtresses de faire les lois, on doit craindre qu'elles ne luienlèvent peu à peu la portion de pouvoir que la Constitution avait voulu lui conserver.

Cette dépendance du pouvoir exécutif est un des vices inhérents aux constitutionsrépublicaines. Les Américains n'ont pu détruite la pente qui entraîne les Assembléeslégislatives à s'emparer du gouvernement, mais ils ont rendu cette pente moinsirrésistible.

Le traitement du Président est fixé, à son entrée en fonction, pour tout le tempsque doit durer sa magistrature. De plus , le Président est armé d'un veto suspensif, quilui permet d'arrêter à leur passage les lois qui pourraient détruire la portion d'indé-pendance que la Constitution lui a laissée. Il ne saurait pourtant y avoir qu'une lutteinégale entre le Président et la législature, puisque celle-ci, en persévérant dans sesdesseins, est toujours maîtresse de vaincre la résistance qu'on lui oppose; mais le vetosuspensif la force du moins à retourner sur ses pas; il l'oblige à considérer de nouveaula question, et, cette fois, elle ne peut plus la trancher qu'à la majorité des deux tiersdes opinants. Le veto, d'ailleurs, est une sorte d'appel au peuple. Le pouvoir exécutif,qu'on eût pu, sans cette garantie, opprimer en secret, plaide alors sa cause, et faitentendre ses raisons. Mais si la législature persévère dans ses desseins, ne peut-ellepas toujours vaincre la résistance qu'on lui oppose? À cela, je répondrai qu'il y a dansla Constitution de tous les peuples, quelle que soit, du reste, sa nature, un point où lelégislateur est obligé de s'en rapporter au bon sens et à la vertu des citoyens. Ce pointest plus rapproché et plus visible dans les républiques, plus éloigné et caché avec plus

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de soin dans les monarchies; mais il se trouve toujours quelque part. Il n'y a pas depays où la loi puisse tout prévoir, et où les institutions doivent tenir lieu de la raison etdes mœurs.

EN QUOI LA POSITION DU PRÉSIDENT AUX ÉTATS-UNISDIFFÈRE DE CELLE D'UN ROI CONSTITUTIONNELEN FRANCE

Le pouvoir exécutif, aux États-Unis, borné et exceptionnel comme la souveraineté aunom de laquelle il agit. - Le pouvoir exécutif en France s'étend à tout comme elle. - Le roi estun des auteurs de la loi. - Le Président n'est que l'exécuteur de la loi. - Autres différences quinaissent de la durée des deux pouvoirs. - Le Président gêné dans la sphère du pouvoir exécu-tif. - Le roi y est libre. - La France, malgré ces différences, ressemble plus à une républiqueque l'Union à une monarchie. – Comparaison du nombre des fonctionnaires qui, dans les deuxpays, dépendent du pouvoir exécutif.

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Le pouvoir exécutif joue un si grand rôle dans la destinée des nations, que le veuxm'arrêter un instant ici, pour mieux faire comprendre quelle place il occupe chez lesAméricains.

Afin de concevoir une idée claire et précise de la position du président des États-Unis, il est utile de la comparer à celle du roi, dans l'une des monarchies constitu-tionnelles d'Europe.

Dans cette comparaison, je m'attacherai peu aux signes extérieurs de la puissance;ils trompent l’œil de l'observateur plus qu'ils ne le guident.

Lorsqu'une monarchie se transforme peu à peu en république, le pouvoir exécutify conserve des titres, des honneurs, des respects, et même de l'argent, longtempsaprès qu'il y a perdu la réalité de la puissance. Les Anglais, après avoir tranché la têteà l'un de leurs rois et en avoir chassé un autre du trône, se mettaient encore à genouxpour parler aux successeurs de ces princes.

D'un autre côté, lorsque les républiques tombent sous le joug d'un seul, le pouvoircontinue à s'y montrer simple, uni et modeste dans ses manières, comme s'il ne s'éle-vait point déjà au-dessus de tous. Quand les empereurs disposaient despotiquement dela fortune et de la vie de leur concitoyens, on les appelait encore Césars en leur par-lant, et ils allaient souper familièrement chez leurs amis.

Il faut donc abandonner la surface et pénétrer plus avant.

La souveraineté, aux États-Unis, est divisée entre l'Union et les États, tandis que,parmi nous, elle est une et compacte; de là naît la première et la plus grande diffé-rence que j'aperçoive entre le président des États-Unis et le roi en France.

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Aux États-Unis, le pouvoir exécutif est borné et exceptionnel, comme la souve-raineté même au nom de laquelle il agit; en France, il s'étend à tout comme elle.

Les Américains ont un gouvernement fédéral; nous avons un gouvernementnational.

Voilà une première cause d'infériorité qui résulte de la nature même des choses;mais elle n'est pas seule. La seconde en importance est celle-ci: on peut, à proprementparler, définir la souveraineté, le droit de faire les lois.

Le roi, en France, constitue réellement une partie du souverain, puisque les loisn'existent point s'il refuse de les sanctionner; il est, de plus, l'exécuteur des lois.

Le Président est également l'exécuteur de la loi, mais il ne concourt pas réellementà la faire, puisque, en refusant son assentiment, il ne peut l'empêcher d'exister. Il nefait donc point partie du souverain; il n'en est que l'agent.

Non seulement le roi, en France, constitue une portion du souverain, mais encoreil participe à la formation de la législature, qui en est l'autre portion. Il y participe ennommant les membres d'une Chambre, et en faisant cesser à sa volonté la durée dumandat de l'autre. Le président des États-Unis ne concourt en rien à la composition ducorps législatif, et ne saurait le dissoudre.

Le roi partage avec les Chambres le droit de proposer la loi.

Le Président n'a point d'initiative semblable.

Le roi est représenté, au sein des Chambres, par un certain nombre d'agents quiexposent ses vues, soutiennent ses opinions, et font prévaloir ses maximes de gouver-nement.

Le Président n'a point entrée au Congrès; ses ministres en sont exclus comme lui-même, et ce n'est que par des voies indirectes qu'il fait pénétrer dans ce grand corpsson influence et ses avis.

Le roi de France marche donc d'égal à égal avec la législature, qui ne peut agirsans lui, comme il ne saurait agir sans elle.

Le Président est placé à côté de la législature, comme un pouvoir inférieur etdépendant.

Dans l'exercice du pouvoir exécutif proprement dit, point sur lequel sa positionsemble le Plus se rapprocher de celle du roi en France, le Président a encore plusieurscauses d'infériorité très grandes.

Le pouvoir du roi, en France, a d'abord, sur celui du Président, l'avantage de ladurée. Or, la durée est un des premiers éléments de la force. On n'aime et on ne craintque ce qui doit exister longtemps.

Le président des États-Unis est un magistrat élu pour quatre ans. Le roi, enFrance, est un chef héréditaire.

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Dans l'exercice du pouvoir exécutif, le président des États-Unis est continuelle-ment soumis à une surveillance jalouse. Il prépare les traités, mais il ne les fait pas; ildésigne aux emplois, mais il n'y nomme point 1.

Le roi de France est maître absolu dans la sphère du pouvoir exécutif.

Le président des États-Unis est responsable de ses actes. La loi française dit que lapersonne du roi de France est inviolable.

Cependant, au-dessus de l'un comme au-dessus de l'autre se tient un pouvoirdirigeant, celui de l'opinion publique. Ce pouvoir est moins défini en France qu'auxÉtats-Unis; moins reconnu, moins formulé dans les lois; mais de fait il y existe. EnAmérique, il procède par des élections et des arrêts; en France, par des révolutions.La France et les États-Unis ont ainsi, malgré la diversité de leur Constitution, ce pointde commun, que l'opinion publique y est, en résultat, le pouvoir dominant. Le princi-pe générateur des lois est donc, à vrai dire, le même chez les deux peuples, quoiqueses développements y soient plus ou moins libres, et que les conséquences qu'on entire soient souvent différentes. Ce principe, de sa nature, est essentiellement républi-cain. Aussi pensé-je que la France, avec son roi, ressemble plus à une république quel'Union, avec son Président, à une monarchie.

Dans tout ce qui précède, j'ai pris soin de ne signaler que les points capitaux dedifférence. Si j'eusse voulu entrer dans les détails, le tableau eût été bien plus frappantencore. Mais j'ai trop à dire pour ne pas vouloir être court.

J'ai remarqué que le pouvoir du président des États-Unis ne s'exerce que dans lasphère d'une souveraineté restreinte, tandis que celui du roi, en France, agit dans lecercle d'une souveraineté complète.

J'aurais pu montrer le pouvoir gouvernemental du roi en France dépassant mêmeses limites naturelles, quelque étendues qu'elles soient, et pénétrant, de mille maniè-res, dans l'administration des intérêts individuels.

À cette cause d'influence, je pouvais joindre celle qui résulte du grand nombre desfonctionnaires publics qui, presque tous, doivent leur mandat à la puissance exécu-tive. Ce nombre a dépassé chez nous toutes les bornes connues; il s'élève à 138 000 2.Chacune de ces 138 000 nominations doit être considérée comme un élément deforce. Le Président n'a pas le droit absolu de nommer aux emplois publics, et cesemplois n'excèdent guère 12 000 3.

1 La Constitution avait laissé douteux le point de savoir si le Président était tenu à prendre l'avis du

Sénat, en cas de destitution, comme en cas de nomination d'un fonctionnaire fédéral. LeFédéraliste, dans son nº 77, semblait établir l'affirmative; mais en 1789, le Congrès décida avectoute raison que, puisque le Président était responsable, on ne pouvait le forcer de se servird'agents qui n'avaient pas sa confiance. Voyez Kent's Commentaries, vol. I, p. 289.

2 Les sommes payées par l'État à ces divers fonctionnaires montent chaque année à 200 000 000 defrancs.

3 On publie chaque année aux États-Unis un almanach appelé National Calendar; on y trouve lenom de tous les fonctionnaires fédéraux. C'est le National Calendar de 1833 qui m'a fourni lechiffre que je donne ici.

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CAUSES ACCIDENTELLESQUI PEUVENT ACCROÎTRE L'INFLUENCEDU POUVOIR EXÉCUTIF

Sécurité extérieure dont jouit l'Union. - Politique expectante. - Armée de 6 000 soldats. -Quelques vaisseaux seulement. - Le Président possède de grandes prérogatives dont il n'a pasl'occasion de se servir. - Dans ce qu'il a occasion d'exécuter il est faible.

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Si le pouvoir exécutif est moins fort en Amérique qu'en France, il faut en attribuerla cause aux circonstances plus encore peut-être qu'aux lois.

C'est principalement dans ses rapports avec les étrangers que le pouvoir exécutifd'une nation trouve l'occasion de déployer de l'habileté et de la force.

Si la vie de l'Union était sans cesse menacée, si ses grands intérêts se trouvaienttous les jours mêlés à ceux d'autres peuples puissants, on verrait le pouvoir exécutifgrandir dans l'opinion, par ce qu'on attendrait de lui, et par ce qu'il exécuterait.

Le président des États-Unis est, il est vrai, le chef de l'armée, mais cette armée secompose de six mille soldats; il commande la flotte, mais la flotte ne compte quequelques vaisseaux; il dirige les affaires de l'Union vis-à-vis des peuples étrangers,mais les États-Unis n'ont pas de voisins. Séparés du reste du monde par l'Océan, tropfaibles encore pour vouloir dominer la mer, ils n'ont point d'ennemis, et leurs intérêtsne sont que rarement en contact avec ceux des autres nations du globe.

Ceci fait bien voir qu'il ne faut pas juger de la pratique du gouvernement par lathéorie.

Le président des États-Unis possède des prérogatives presque royales, dont il n'apas l'occasion de se servir, et les droits dont, jusqu'à présent, il peut user sont trèscirconscrits : les lois lui permettent d'être fort, les circonstances le maintiennentfaible.

Ce sont, au contraire, les circonstances qui, plus encore que les lois, donnent àl'autorité royale de France sa plus grande force.

En France, le pouvoir exécutif lutte sans cesse contre d'immenses obstacles et dis-pose d'immenses ressources pour les vaincre, Il s'accroît de la grandeur des chosesqu'il exécute et de l'importance des événements qu'il dirige, sans pour cela modifier saConstitution.

Les lois l'eussent-elles créé aussi faible et aussi circonscrit que celui de l'Union,son influence deviendrait bientôt beaucoup plus grande.

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POURQUOI LE PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNISN'A PAS BESOIN, POUR DIRIGER LES AFFAIRES,D'AVOIR LA MAJORITÉ DANS LES CHAMBRES

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C'est un axiome établi en Europe, qu'un roi constitutionnel ne peut gouverner,quand l'opinion des Chambres législatives ne s'accorde pas avec la sienne.

On a vu plusieurs présidents des États-Unis perdre l'appui de la majorité dans lecorps législatif, sans être obligés d'abandonner le pouvoir, ni sans qu'il en résultâtpour la société un grand mal.

J'ai entendu citer ce fait pour prouver l'indépendance et la force du pouvoirexécutif en Amérique. Il suffit de réfléchir quelques instants pour y voir, au contraire,la preuve de son impuissance.

Un roi d'Europe a besoin d'obtenir l'appui du corps législatif pour remplir la tâcheque la Constitution lui impose, parce que cette tâche est immense. Un roi constitu-tionnel d'Europe n'est pas seulement l'exécuteur de la loi: le soin de son exécution luiest si complètement

dévolu qu'il pourrait, si elle lui était contraire, en paralyser les forces. Il a besoindes Chambres pour faire la loi, les Chambres ont besoin de lui pour l'exécuter: ce sontdeux puissances qui ne peuvent vivre l'une sans l'autre; les rouages du gouvernements'arrêtent au moment où il y a désaccord entre elles.

En Amérique, le Président ne peut empêcher la formation des lois, il ne saurait sesoustraire à l'obligation de les exécuter. Son concours zélé et sincère est sans douteutile, mais n'est point nécessaire à la marche du gouvernement. Dans tout ce qu'il faitd'essentiel, on le soumet directement ou indirectement à la législature; où il estentièrement indépendant d'elle, il ne peut presque rien. C'est donc sa faiblesse, et nonsa force, qui lui permet de vivre en opposition avec le pouvoir législatif.

En Europe, il faut qu'il y ait accord entre le roi et les Chambres, parce qu'il peut yavoir lutte sérieuse entre eux. En Amérique, l'accord n'est pas obligé, parce que lalutte est impossible.

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DE L'ÉLECTION DU PRÉSIDENT

Le danger du système d'élection augmente en proportion de l'étendue des prérogatives dupouvoir exécutif. - Les Américains peuvent adopter ce système, parce qu'ils peuvent se passerd'un pouvoir exécutif fort. - Comment les circonstances favorisent l'établissement du systèmeélectif. - Pourquoi l'élection du Président ne fait point varier les principes du gouvernement. -Influence que l'élection du Président exerce sur le sort des fonctionnaires secondaires.

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Le système de l'élection, appliqué au chef du pouvoir exécutif chez un grand peu-ple, présente des dangers que l'expérience et les historiens ont suffisamment signalés.

Aussi je ne veux en parler que par rapport à l'Amérique.

Les dangers qu'on redoute du système de l'élection sont plus ou moins grands,suivant la place que le pouvoir exécutif occupe, et son importance dans l'État, suivantle mode de l'élection et les circonstances dans lesquelles se trouve le peuple qui élit.

Ce qu'on reproche non sans raison au système électif, appliqué au chef de l'État,C'est d'offrir un appât si grand aux ambitions particulières, et de les enflammer si fortà la poursuite du pouvoir, que souvent, les moyens légaux ne leur suffisant plus, ellesen appellent à la force quand le droit vient à leur manquer.

Il est clair que plus le pouvoir exécutif a de prérogatives, plus l'appât est grand;plus l'ambition des prétendants est excitée, plus aussi elle trouve d'appui dans unefoule d'ambitions secondaires qui espèrent se partager la puissance après que leurcandidat aura triomphé.

Les dangers du système d'élection croissent donc en proportion directe de l'in-fluence exercée par le pouvoir exécutif sur les affaires de l'État.

Les révolutions de Pologne ne doivent pas seulement être attribuées au systèmeélectif en général, mais à ce que le magistrat élu était le chef d'une grande monarchie.

Avant de discuter la bonté absolue du système électif, il y a donc toujours unequestion préjudicielle à décider, celle de savoir si la position géographique, les lois,les habitudes, les mœurs et les opinions du peuple chez lequel on veut l'introduirepermettent d'y établir un pouvoir exécutif faible et dépendant; car vouloir tout à lafois que le représentant de l'État reste armé d'une vaste puissance et soit élu, C'estexprimer, suivant moi, deux volontés contradictoires. Pour ma part, je ne connaisqu'un seul moyen de faire passer la royauté héréditaire a l'état de pouvoir électif: ilfaut rétrécir d'avance sa sphère d'action, diminuer graduellement ses prérogatives, ethabituer peu à peu le peuple à vivre sans soli aide. Mais C'est ce dont les républicainsd'Europe ne s'occupent guère. Comme beaucoup d'entre eux ne haïssent la tyrannieque parce qu'ils sont en butte à ses rigueurs, l'étendue du pouvoir exécutif ne les

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blesse point; ils n'attaquent que son origine , sans apercevoir le lien étroit qui lie cesdeux choses.

Il ne s'est encore rencontre personne qui se souciât d'exposer son honneur et sa viepour devenir président des États-Unis, parce que le Président n'a qu'un pouvoirtemporaire, borné et dépendant. Il faut que la fortune mette un prix immense en jeupour qu'il se présente des joueurs désespérés dans la lice. Nul candidat, jusqu'àprésent, n'a pu soulever en sa faveur d'ardentes sympathies et de dangereuses passionspopulaires. La raison en est simple: parvenu à la tête du gouvernement, il ne peutdistribuer à ses amis ni beaucoup de puissance, ni beaucoup de richesse, ni beaucoupde gloire, et son influence dans l'État est trop faible pour que les factions voient leursuccès ou leur ruine dans son élévation au pouvoir.

Les monarchies héréditaires ont un grand avantage: l'intérêt particulier d'unefamille y étant continuellement lié d'une manière étroite à l'intérêt de l'État, il ne sepasse jamais un seul moment où celui-ci reste abandonné à lui-même. je ne sais sidans ces monarchies les affaires sont mieux dirigées qu'ailleurs; mais du moins il y atoujours quelqu'un qui, bien ou mal, suivant sa capacité, s'en occupe.

Dans les États électifs, au contraire, à l'approche de l'élection et longtemps avantqu'elle n'arrive, les rouages du gouvernement ne fonctionnent plus, en quelque sorte,que d'eux-mêmes. On peut sans doute combiner les lois de manière que l'élections'opérant d'un seul coup et avec rapidité, le siège de la puissance exécutive ne restepour ainsi dire jamais vacant; mais, quoi qu'on fasse, le vide existe dans les esprits endépit des efforts du législateur.

A l'approche de l'élection, le chef du pouvoir exécutif ne songe qu'à la lutte qui seprépare; il n'a plus d'avenir; il ne peut rien entreprendre, et ne poursuit qu'avecmollesse ce qu'un autre peut-être va achever. « je suis si prêt du moment de maretraite », écrivait le président Jefferson, le 21 janvier 1809 [six semaines avant l'élec-tion], « que je ne prends plus part aux affaires que par l'expression de mon opinion. Ilme semble juste de laisser à mon successeur l'initiative des mesures dont il aura àsuivre l'exécution et à supporter la responsabilité. »

De son côté, la nation n'a les yeux tournés que sur un seul point; elle n'est occupéequ'à surveiller le travail d'enfantement qui se prépare.

Plus la place qu'occupe le pouvoir exécutif dans la direction des affaires est vaste,plus son action habituelle est grande et nécessaire, et plus un pareil état de choses estdangereux. Chez un peuple qui a contracté l'habitude d'être gouverné par le pouvoirexécutif, et à plus forte raison d'être administré par lui, l'élection ne pourrait manquerde produire une perturbation profonde.

Aux États-Unis, l'action du pouvoir exécutif peut se ralentir impunément, parceque cette action est faible et circonscrite.

Lorsque le chef du gouvernement est élu, il en résulte presque toujours un défautde stabilité dans la politique intérieure et extérieure de l'État. C'est là un des vicesprincipaux de ce système.

Mais ce vice est plus ou moins sensible suivant la part de puissance accordée aumagistrat élu. À Rome, les principes du gouvernement ne variaient point, quoique les

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consuls fussent changés tous les ans, parce que le Sénat était le pouvoir dirigeant, etque le Sénat était un corps héréditaire. Dans la plupart des monarchies de l'Europe, sion élisait le roi, le royaume changerait de face à chaque nouveau choix.

En Amérique, le Président exerce une assez grande influence sur les affaires del'État, mais il ne les conduit point; le pouvoir prépondérant réside dans la représen-tation nationale tout entière. C'est donc la masse du peuple qu'il faut changer, et nonpas seulement le Président, pour que les maximes de la politique varient. Aussi, enAmérique, le système de l'élection, appliqué au chef du pouvoir exécutif, ne nuit-ilpas d'une manière très sensible à la fixité du gouvernement.

Du reste, le manque de fixité est un mal tellement inhérent au système électif,qu'il se fait encore vivement sentir dans la sphère d'action du Président, quelque cir-conscrite qu'elle soit.

Les Américains ont pensé avec raison que le chef du pouvoir exécutif, pour rem-plir sa mission et porter le poids de la responsabilité tout entière, devait rester, autantque possible, libre de choisir lui-même ses agents et de les révoquer à volonté; lecorps législatif surveille le Président plutôt qu'il ne le dirige. Il suit de là qu'à chaqueélection nouvelle, le sort de tous les employés fédéraux est comme en suspens.

On se plaint, dans les monarchies constitutionnelles d'Europe, de ce que ladestinée des agents obscurs de l'administration dépend souvent du sort des ministres.C'est bien pis encore dans les États où le chef du gouvernement est élu. La raison enest simple: dans les monarchies constitutionnelles, les ministres se succèdent rapi-dement; mais le représentant principal du pouvoir exécutif ne change jamais, ce quirenferme l'esprit d'innovation entre certaines limites. Les systèmes administratifs yvarient donc dans les détails plutôt que dans les principes; on ne saurait les substituerbrusquement les uns aux autres sans causer une sorte de révolution. En Amérique,cette révolution se fait tous les quatre ans au nom de la loi,

Quant aux misères individuelles qui sont la suite naturelle d'une pareille légis-lation, il faut avouer que le défaut de fixité dans le sort des fonctionnaires ne produitpas en Amérique les maux qu'on pourrait en attendre ailleurs. Aux États-Unis, il est sifacile de se créer une existence indépendante, qu'ôter à un fonctionnaire la place qu'iloccupe, C'est quelquefois lui enlever l'aisance de la vie, mais jamais les moyens de lasoutenir.

J'ai dit au commencement de ce chapitre que les dangers du mode de l'électionappliqué au chef du pouvoir exécutif étaient plus ou moins grands, suivant lescirconstances au milieu desquelles se trouve le peuple qui élit.

Vainement on s'efforce d'amoindrir le rôle du pouvoir exécutif, il est une chosesur laquelle ce pouvoir exerce une grande influence, quelle que soit la place que leslois lui aient faite, C'est la politique extérieure: une négociation ne peut guère êtreentamée et suivie avec fruit que par un seul homme.

Plus un peuple se trouve dans une position précaire et périlleuse, et plus le besoinde suite et de fixité se fait sentir dans la direction des affaires extérieures, plus aussil'application du système de l'élection au chef de l'État devient dangereuse.

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La politique des Américains vis-à-vis du monde entier est simple; on pourraitpresque dire que personne n'a besoin d'eux, et qu'ils n'ont besoin de personne. Leurindépendance n'est jamais menacée.

Chez eux le rôle du pouvoir exécutif est donc aussi restreint par les circonstancesque par les lois. Le Président peut fréquemment changer de vues sans que l'Étatsouffre ou périsse.

Quelles que soient les prérogatives dont le pouvoir exécutif est revêtu, on doittoujours considérer le temps qui précède immédiatement l'élection, et celui pendantlequel elle se fait, comme une époque de crise nationale.

Plus la situation intérieure d'un pays est embarrassée, et plus ses périls extérieurssont grands, plus ce moment de crise est dangereux pour lui. Parmi les peuples del'Europe, il en est bien peu qui n'eussent à craindre la conquête ou l'anarchie, toutesles fois qu'ils se donneraient un nouveau chef.

En Amérique, la société est ainsi constituée qu'elle peut se soutenir d'elle-même etsans aide; les dangers extérieurs n'y sont jamais pressants. L'élection du Président estune cause d'agitation, non de ruine.

MODE DE L'ÉLECTION

Habileté dont les législateurs américains ont fait preuve dans le choix du mode d'élection.- Création d'un corps électoral spécial. - Vote séparé des électeurs spéciaux. - Dans quel cas laChambre des représentants est appelée à choisir le Président. - Ce qui s'est passé aux douzeélections qui ont eu lieu depuis que la Constitution est en vigueur.

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Indépendamment des dangers inhérents au principe, il en est beaucoup d'autresqui naissent des formes mêmes de l'élection et qui peuvent être évités par les soins dulégislateur.

Lorsqu'un peuple se réunit en armes sur la place publique pour choisir son chef, ils'expose non seulement aux dangers que présente le système électif en lui-même,mais encore à tous ceux de la guerre civile qui naissent d'un semblable mode d'élec-tion.

Quand les lois polonaises faisaient dépendre le choix du roi du veto d'un seulhomme, elles invitaient au meurtre de cet homme, ou constituaient d'avance l'anar-chie.

À mesure qu'on étudie les institutions des États-Unis et qu'on jette un regard plusattentif sur la situation politique et sociale de ce pays, on y remarque un merveilleuxaccord entre la fortune et les efforts de l'homme. L'Amérique était une contrée nou-

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velle; cependant le peuple qui l'habitait avait déjà fait ailleurs un long usage de laliberté: deux grandes causes d'ordre intérieur. De plus, l'Amérique ne redoutait pointla conquête. Les législateurs américains, s'emparant de ces circonstances favorables,n'eurent point de peine à établir un pouvoir exécutif faible et dépendant; l'ayant créétel, ils purent sans danger le rendre électif.

Il ne leur restait plus qu'à choisir, parmi les différents systèmes d'élection, lemoins dangereux; les règles qu'ils tracèrent à cet égard complètent admirablement lesgaranties que la Constitution physique et politique du pays fournissait déjà.

Le problème à résoudre était de trouver le mode d'élection qui, tout en exprimantles volontés réelles du peuple, excitât peu ses passions et le tînt le moins possible ensuspens. On admit d'abord que la majorité simple ferait la loi. Mais c'était encore unechose fort difficile que d'obtenir cette majorité sans avoir à craindre des délaisqu'avant tout on voulait éviter.

Il est rare, en effet, de voir un homme réunir du premier coup la majorité des suf-frages chez un grand peuple. La difficulté s'accroît encore dans une république d'Étatsconfédérés, où les influences locales sont beaucoup plus développées et pluspuissantes.

Pour obvier à ce second obstacle, il se présentait un moyen, c'était de déléguer lespouvoirs électoraux de la nation a un corps qui la représentât.

Ce mode d'élection rendait la majorité plus probable; car, moins les électeurs sontnombreux, plus il leur est facile de s'entendre. Il présentait aussi plus de garantiespour la bonté du choix.

Mais devait-on confier le droit d'élire au corps législatif lui-même, représentanthabituel de la nation, ou fallait-il, au contraire, former un collège électoral dont l'uni-que objet fût de procéder à la nomination du Président?

Les Américains préférèrent ce dernier parti. Ils Pensèrent que les hommes qu'onenvoyait pour faire les lois ordinaires ne représenteraient qu'incomplètement les vœuxdu peuple relativement à l'élection de son premier magistrat. Étant d'ailleurs élus pourplus d'une année, ils auraient pu représenter une volonté déjà changée. Ils jugèrentque si l'on chargeait la législature d'élire le chef du pouvoir exécutif, ses membresdeviendraient, longtemps avant l'élection, l'objet de manœuvres corruptrices et lejouet de l'intrigue; tandis que, semblables aux jurés, les électeurs spéciaux resteraientinconnus dans la foule, jusqu'au jour où ils devraient agir, et n'apparaîtraient uninstant que pour prononcer leur arrêt.

On établit donc que chaque État nommerait un certain nombre d'électeurs 1, les-quels éliraient à leur tour le Président. Et comme on avait remarqué que les assem-blées chargées de choisir les chefs du gouvernement dans les pays électifs devenaientinévitablement des foyers de passions et de brigue; que quelquefois elles s'emparaientde pouvoirs qui ne leur appartenaient pas, et que souvent leurs opérations, et l'incer-

1 Autant qu'il envoyait de membres au Congrès. Le nombre des électeurs à l'élection de 1833 était

de 288 (The National Calendar).

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titude qui en était la suite, se prolongeaient assez longtemps pour mettre l'État enpéril, on régla que les électeurs voteraient tous à un jour fixé, mais sans s'être réunis 1.

Le mode de l'élection à deux degrés rendait la majorité probable, mais ne l'assu-rait pas, car il se pouvait que les électeurs différassent entre eux comme leurscommettants l'auraient pu faire.

Ce cas venant à se présenter, on était nécessairement amené à prendre l'une de cestrois mesures: il fallait ou faire nommer de nouveaux électeurs, ou consulter denouveau ceux déjà nommés, ou enfin déférer le choix à une autorité nouvelle.

Les deux premières méthodes, indépendamment de ce qu'elles étaient peu sûres,amenaient des lenteurs et perpétuaient une agitation toujours dangereuse.

On s'arrêta donc à la troisième, et l'on convint que les votes des électeurs seraienttransmis cachetés au président du Sénat; qu'au jour fixé, et en présence des deuxChambres, celui-ci en ferait le dépouillement. Si aucun des candidats n'avait réuni lamajorité, la Chambre des représentants procéderait immédiatement elle-même àl'élection; mais on eut soin de limiter son droit. Les représentants ne purent élire quel'un des trois candidats qui avaient obtenu le plus de suffrages 2.

Ce n'est, comme on le voit, que dans un cas rare et difficile à prévoir d'avance quel'élection est confiée aux représentants ordinaires de la nation, et encore ne peuvent-ils choisir qu'un citoyen déjà désigné par une forte minorité des électeurs spéciaux;combinaison heureuse, qui concilie le respect qu'on doit à la volonté du peuple avecla rapidité d'exécution et les garanties d'ordre qu'exige l'intérêt de l'État. Du reste, enfaisant décider la question par la Chambre des représentants, en cas de partage, onn'arrivait point encore à la solution complète de toutes les difficultés; car la majoritépouvait à son tour se trouver douteuse dans la Chambre des représentants, et cette foisla Constitution n'offrait point de remède. Mais en établissant des candidatures obli-gées, en restreignant leur nombre à trois, en s'en rapportant au choix de quelqueshommes éclairés, elle avait aplani tous les obstacles 3 sur lesquels elle pouvait avoirquelque puissance; les autres étaient inhérents au système électif lui-même.

Depuis quarante-quatre ans que la Constitution fédérale existe, les États-Unis ontdéjà élu douze fois leur Président.

Dix élections se sont faites en un instant, par le vote simultané des électeursspéciaux placés sur les différents points du territoire.

1 Les électeurs du même État se réunissent; mais ils transmettent au siège du gouvernement central

la liste des votes individuels, et non le produit du vote de la majorité.2 Dans cette circonstance, c'est la majorité des États, et mon la majorité des membres, qui décide la

question. De telle sorte que New York n'a pas plus d'influence sur la délibération que RhodeIsland. Ainsi on consulte d'abord les citoyens de l'Union comme ne formant qu'un seul et mêmepeuple; et quand ils ne peuvent pas s'accorder, on fait revivre la division par États, et l'on donne àchacun de ces derniers un vote séparé et indépendant.

C'est encore là une des bizarreries que présente la Constitution fédérale, et que le chocd'intérêts contraires peut seul expliquer.

3 Jefferson, en 1801, ne fut cependant nommé qu'au trente-sixième tour de scrutin.

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La Chambre des représentants n'a encore usé que deux fois du droit exceptionneldont elle est revêtue en cas de partage. La première, en 1801, lors de l'élection de M.Jefferson; et la seconde, en 1825, quand M. Quincy Adams a été nommé.

CRISE DE L'ÉLECTION

On peut considérer le moment de l'élection du Président comme un moment de crisenationale. - Pourquoi. - Passions du peuple. - Préoccupation du Président. - Calme qui succèdeà l'agitation de l'élection.

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J'ai dit dans quelles circonstances favorables se trouvaient les États-Unis pourl'adoption du système électif, et j'ai fait connaître les précautions qu'avaient prises leslégislateurs, afin d'en diminuer les dangers. Les Américains sont habitués à procéder àtoutes sortes d'élections. L'expérience leur a appris à quel degré d'agitation ils peuventparvenir et doivent s'arrêter. La vaste étendue de leur territoire et la dissémination deshabitants y rend une collision entre les différents partis moins probable et moinspérilleuse que partout ailleurs. Les circonstances politiques au milieu desquelles lanation s'est trouvée lors des élections n'ont jusqu'ici présenté aucun danger réel.

Cependant on peut encore considérer le moment de l'élection du président desÉtats-Unis comme une époque de crise nationale.

L'influence qu'exerce le Président sur la marche des affaires est sans doute faibleet indirecte, mais elle s'étend sur la nation entière; le choix du Président n'importe quemodérément à chaque citoyen, mais il importe à tous les citoyens. Or, un intérêt, quel-que petit qu'il soit, prend un grand caractère d'importance, du moment qu'il devient unintérêt général.

Comparé à un roi d'Europe, le Président a sans doute peu de moyens de se créerdes partisans; toutefois, les places dont il dispose sont en assez grand nombre pourque plusieurs milliers d'électeurs soient directement ou indirectement intéressés à sacause.

De plus, les partis, aux États-Unis comme ailleurs, sentent le besoin de se grouperautour d'un homme, afin d'arriver ainsi plus aisément jusqu'à l'intelligence de la foule.Ils se servent donc, en général, du nom du candidat à la présidence comme d'un sym-bole; ils personnifient en lui leurs théories. Ainsi, les partis ont un grand intérêt àdéterminer l'élection en leur faveur, non pas tant pour faire triompher leurs doctrines àl'aide du Président élu, que pour montrer, par son élection, que ces doctrines ontacquis la majorité.

Longtemps avant que le moment fixé n'arrive, l'élection devient la plus grande, etpour ainsi dire l'unique affaire qui préoccupe les esprits. Les factions redoublent alors

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d'ardeur; toutes les passions factices que l'imagination peut créer, dans un paysheureux et tranquille, s'agitent en ce moment au grand jour.

De son côté, le Président est absorbé par le soin de se défendre. Il ne gouverneplus dans l'intérêt de l'État, mais dans celui de sa réélection; il se prosterne devant lamajorité, et souvent, au lieu de résister à ses passions, comme son devoir l'y oblige, ilcourt au-devant de ses caprices.

À mesure que l'élection approche, les intrigues deviennent plus actives, l'agitationplus vive et plus répandue. Les citoyens se divisent en plusieurs camps, dont chacunprend le nom de son candidat. La nation entière tombe dans un état fébrile, l'électionest alors le texte journalier des papiers publics, le sujet des conversations particu-lières, le but de toutes les démarches, l'objet de toutes les pensées, le seul intérêt duprésent.

Aussitôt, il est vrai, que la fortune a prononcé, cette ardeur se dissipe, tout se cal-me, et le fleuve, un moment débordé, rentre paisiblement dans son lit. Mais ne doit-onpas s'étonner que l'orage ait pu naître ?

DE LA RÉÉLECTION DU PRÉSIDENT

Quand le chef du pouvoir exécutif est rééligible, c'est l'État lui-même qui intrigue etcorrompt. - Désir d'être réélu qui domine toutes les pensées du président des États-Unis. -Inconvénient de la réélection, spécial à l'Amérique. - Le vice naturel des démocraties estl'asservissement graduel de tous les pouvoirs aux moindres désirs de la majorité - Laréélection du Président favorise ce vice.

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Les législateurs des États-Unis ont-ils eu tort ou raison de permettre la réélectiondu Président?

Empêcher que le chef du pouvoir exécutif ne puisse être réélu paraît, au premierabord, contraire à la raison. On sait quelle influence les talents ou le caractère d'unseul homme exercent sur la destinée de tout un peuple, surtout dans les circonstancesdifficiles et en temps de crise. Les lois qui défendraient aux citoyens de réélire leurpremier magistrat leur ôteraient le meilleur moyen de faire prospérer l'État ou de lesauver. On arriverait d'ailleurs ainsi à ce résultat bizarre, qu'un homme serait exclu dugouvernement au moment même où il aurait achevé de prouver qu'il était capable debien gouverner.

Ces raisons sont puissantes, sans doute; ne peut-on pas cependant leur en opposerde plus fortes encore?

L'intrigue et la corruption sont des vices naturels aux gouvernements électifs.Mais lorsque le chef de l'État peut être réélu, ces vices s'étendent indéfiniment etcompromettent l'existence même du pays. Quand un simple candidat veut parvenir

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par l'intrigue, ses manœuvres ne sauraient s'exercer que sur un espace circonscrit.Lorsque, au contraire, le chef de l'État lui-même se met sur les rangs, il empruntepour son propre usage la force du gouvernement.

Dans le premier cas, C'est un homme avec ses faibles moyens; dans le second,C'est l'État lui-même, avec ses immenses ressources, qui intrigue et qui corrompt.

Le simple citoyen qui emploie des manœuvres coupables pour parvenir aupouvoir, ne peut nuire que d'une manière indirecte à la prospérité publique; mais si lereprésentant de la puissance exécutive descend dans la lice, le soin du gouvernementdevient pour lui l'intérêt secondaire; l'intérêt principal est son élection. Les négo-ciations, comme les lois, ne sont plus pour lui que des combinaisons électorales; lesplaces deviennent la récompense des services rendus, non à la nation, mais à son chefAlors même que l'action du gouvernement ne serait pas toujours contraire à l'intérêtdu pays, du moins elle ne lui sert plus. Cependant C'est pour son usage seul qu'elle estfaite.

Il est impossible de considérer la marche ordinaire des affaires aux États-Unis,sans s'apercevoir que le désir d'être réélu domine les pensées du Président; que toutela politique de son administration tend vers ce point; que ses moindres démarchessont subordonnées à cet objet; qu'à mesure surtout que le moment de la crise appro-che, l'intérêt individuel se substitue dans son esprit à l'intérêt général.

Le principe de la réélection rend donc l'influence corruptrice des gouvernementsélectifs plus étendue et plus dangereuse. Il tend à dégrader la morale politique dupeuple et à remplacer par l'habileté le patriotisme.

En Amérique, il attaque de plus près encore les sources de l'existence nationale.

Chaque gouvernement porte en lui-même un vice naturel qui semble attaché auprincipe même de sa vie; le génie du législateur consiste à le bien discerner. Un Étatpeut triompher de beaucoup de mauvaises lois, et l'on s'exagère souvent le malqu'elles causent. Mais toute loi dont l'effet est de développer ce germe de mort ne sau-rait manquer, à la longue, de devenir fatale, bien que ses mauvais effets ne se fassentpas immédiatement apercevoir.

Le principe de ruine, dans les monarchies absolues, est l'extension illimitée ethors de raison du pouvoir royal. Une mesure qui enlèverait les contrepoids que laConstitution avait laissés à ce pouvoir serait donc radicalement mauvaise, quand mê-me ses effets paraîtraient longtemps insensibles.

De même, dans les pays où la démocratie gouverne, et où le peuple attire sanscesse tout à lui, les lois qui rendent son action de plus en plus prompte et irrésistibleattaquent d'une manière directe l'existence du gouvernement.

Le plus grand mérite des législateurs américains est d'avoir aperçu clairementcette vérité, et d'avoir eu le courage de la mettre en pratique.

Ils conçurent qu'il fallait qu'en dehors du peuple il y eût un certain nombre depouvoirs qui, sans être complètement indépendants de lui, jouissent pourtant, dansleur sphère, d'un assez grand degré de liberté; de telle sorte que, forcés d'obéir à la

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direction permanente de la majorité, ils pussent cependant lutter contre ses caprices etse refuser à ses exigences dangereuses.

À cet effet, ils concentrèrent tout le pouvoir exécutif de la nation dans une seulemain; ils donnèrent au Président des prérogatives étendues, et l'armèrent du veto, pourrésister aux empiétements de la législature.

Mais en introduisant le principe de la réélection, ils ont détruit en partie leurouvrage. Ils ont accordé au Président un grand pouvoir, et lui ont ôté la volonté d'enfaire usage.

Non rééligible, le Président n'était point indépendant du peuple, car il ne cessaitpas d'être responsable envers lui; mais la faveur du peuple ne lui était pas tellementnécessaire qu'il dût se plier en tout à ses volontés.

Rééligible (et ceci est vrai, surtout de nos jours, où la morale politique se relâche,et où les grands caractères disparaissent), le président des États-Unis n'est qu'uninstrument docile dans les mains de la majorité. Il aime ce qu'elle aime, hait ce qu'ellehait; il vole au-devant de ses volontés, prévient ses plaintes, se plie à ses moindresdésirs: les législateurs voulaient qu'il la guidât, et il la suit.

Ainsi, pour ne pas priver l'État des talents d'un homme, ils ont rendu ces talentspresque inutiles; et, pour se ménager une ressource dans des circonstances extra-ordinaires, ils ont exposé le pays à des dangers de tous les jours.

DES TRIBUNAUX FÉDÉRAUX 1

Importance politique du pouvoir judiciaire aux États-Unis. - Difficulté de traiter ce sujet.- Utilité de la indice dans les confédérations. - De quels tribunaux l'Union pouvait-elle seservir ? - Nécessité d'établir des cours de justice fédérale. - Organisation de la justice fédé-rale. - La Cour suprême. - En quoi elle diffère de toutes les cours de justice que nous connais-sons.

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J'ai examiné le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif de l'Union. Il me resteencore à considérer la puissance judiciaire.

Ici je dois exposer mes craintes aux lecteurs.

1 Voyez le chapitre VI, intitulé : « Du pouvoir judiciaire aux États-Unis ». Ce chapitre fait connaître

les principes généraux des Américains en fait de justice. Voyez aussi la Constitution fédérale, art.3.

Voyez l'ouvrage ayant pour titre: The Federalist, nos 78-83 inclusivement a ConstitutionalLaw, being a View of the Practice and Juridiction of the Courts of the United States », by TbomasSergeant.

Voyez Story, pp. 134-162, 489-511, 581, 668. Voyez la loi organique du 24 septembre 1789,dans le recueil intitulé: Laws of the United States par Story, vol. I, p. 53.

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Les institutions judiciaires exercent une grande influence sur la destinée desAnglo-Américains; elles tiennent une place très importante parmi les institutions poli-tiques proprement dites. Sous ce point de vue, elles méritent particulièrement d'attirernos regards.

Mais comment faire comprendre l'action politique des tribunaux américains, sansentrer dans quelques détails techniques sur leur Constitution et sur leurs formes; etcomment descendre dans les détails sans rebuter, par l'aridité naturelle d'un pareilsujet, la curiosité du lecteur? Comment rester clair, sans cesser d'être court?

Je ne me flatte point d'avoir échappé à ces différents périls. Les hommes du mon-de trouveront encore que je suis trop long; les légistes penseront que je suis trop bref.Mais C'est là un inconvénient attaché à mon sujet en général, et à la matière spécialeque je traite dans ce moment.

La plus grande difficulté n'était pas de savoir comment on constituerait le gouver-nement fédéral, mais comment on ferait obéir à ses lois.

Les gouvernements, en général, n'ont que deux moyens de vaincre les résistancesque leur opposent les gouvernés: la force matérielle qu'ils trouvent en eux-mêmes; laforce morale que leur prêtent les arrêts des tribunaux.

Un gouvernement qui n'aurait que la guerre pour faire obéir à ses lois serait bienprès de sa ruine. Il lui arriverait probablement l'une de ces deux choses: s'il était faibleet modéré, il n'emploierait la force qu'à la dernière extrémité, et laisserait passer ina-perçues une foule de désobéissances partielles; alors l'État tomberait peu a peu enanarchie.

S'il était audacieux et puissant, il recourrait chaque jour à l'usage de la violence, etbientôt on le verrait dégénérer en pur despotisme militaire. Son inaction et son acti-vité seraient également funestes aux gouvernés.

Le grand objet de la justice est de substituer l'idée du droit à celle de la violence;de placer des intermédiaires entre le gouvernement et l'emploi de la force matérielle.

C'est une chose surprenante que la puissance d'opinion accordée en général, parles hommes, à l'intervention des tribunaux. Cette puissance est si grande qu'elle s'atta-che encore à la forme judiciaire quand la substance n'existe plus; elle donne un corpsà l'ombre.

La force morale dont les tribunaux sont revêtus rend l'emploi de la force maté-rielle infiniment plus rare, en se substituant à elle dans la plupart des cas; et quand ilfaut enfin que cette dernière agisse, elle double son pouvoir en s'y joignant.

Un gouvernement fédéral doit désirer plus qu'un autre d'obtenir l'appui de lajustice, parce que, de sa nature, il est plus faible, et qu'on peut plus aisément organisercontre lui des résistances 1. S'il lui fallait arriver toujours et de prime abord à l'emploide la force, il ne suffirait point à sa tâche. 1 Ce sont les lois fédérales qui ont le plus besoin de tribunaux, et ce sont elles pourtant qui les ont le

moins admis. La cause en est que la plupart des confédérations ont été formées par des Étatsindépendants, qui n'avaient pas l'intention réelle d'obéir au gouvernement central, et qui, tout enlui donnant le droit de commander, se réservaient soigneusement la faculté de lui désobéir.

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Pour faire obéir les citoyens à ses lois, ou repousser les agressions dont ellesseraient l'objet, l'Union avait donc un besoin particulier des tribunaux.

Mais de quels tribunaux devait-elle se servir? Chaque État avait déjà un pouvoirjudiciaire organisé dans son sein. Fallait-il recourir à ses tribunaux? fallait-il créer unejustice fédérale? Il est facile de prouver que l'Union ne pouvait adapter à son usage lapuissance judiciaire établie dans les États.

Il importe sans doute à la sécurité de chacun et à la liberté de tous que la puis-sance judiciaire soit séparée de toutes les autres; mais il n'est pas moins nécessaire àl'existence nationale que les différents pouvoirs de l'État aient la même origine,suivent les mêmes principes, et agissent dans la même sphère, en un mot, qu'ils soientcorrélatifs et homogènes. Personne, j'imagine, n'a jamais pensé à faire juger par destribunaux étrangers les délits commis en France, afin d'être plus sûr de l'impartialitédes magistrats.

Les Américains ne forment qu'un seul peuple, par rapport à leur gouvernementfédéral; mais, au milieu de ce peuple, on a laissé subsister des corps politiques dépen-dants du gouvernement national en quelques points, indépendants sur tous les autres;qui ont leur origine particulière, leurs doctrines propres et leurs moyens spéciauxd'agir. Confier l'exécution des lois de l'Union aux tribunaux institués par ces corpspolitiques, c'était livrer la nation à des juges étrangers.

Bien plus, chaque État n'est pas seulement un étranger par rapport à l'Union, C'estencore un adversaire de tous les jours, puisque la souveraineté de l'Union ne sauraitperdre qu'au profit de celle des États.

En faisant appliquer les lois de l'Union par les tribunaux des États particuliers, onlivrait donc la nation, non seulement à des juges étrangers, mais encore à des jugespartiaux.

D'ailleurs ce n'était pas leur caractère seul qui rendait les tribunaux des Étatsincapables de servir dans un but national; c'était surtout leur nombre.

Au moment où la Constitution fédérale a été formée, il se trouvait déjà aux États-Unis treize cours de justice jugeant sans appel. On en compte, vingt-quatre aujour-d'hui. Comment admettre qu'un État puisse subsister, lorsque ses lois fondamentalespeuvent être interprétées et appliquées de vingt-quatre manières différentes à la fois!Un pareil système est aussi contraire à la raison qu'aux leçons de l'expérience.

Les législateurs de l'Amérique convinrent donc de créer un pouvoir judiciaire fé-déral, pour appliquer les lois de l'Union et décider certaines questions d'intérêt géné-ral, qui furent définies d'avance avec soin.

Toute la puissance judiciaire de l'Union fut concentrée dans un seul tribunal,appelé la Cour suprême des États-Unis. Mais pour faciliter l'expédition des affaires,on lui adjoignit des tribunaux inférieurs, chargés de juger souverainement les causespeu importantes, ou de Statuer, en première instance, sur des contestations plus gra-ves. Les membres de la Cour suprême ne furent pas élus par le peuple ou la législa-ture; le président des États-Unis dut les choisir après avoir pris l'avis du Sénat.

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Afin de les rendre indépendants des autres pouvoirs, on les rendit inamovibles, etl'on décida que leur traitement, une fois fixé, échapperait au contrôle de la légis-lature 1.

Il était assez facile de proclamer en principe l'établissement d'une justice fédérale,mais les difficultés naissaient en foule dès qu'il s'agissait de fixer ses attributions.

MANIÈRE DE FIXER LA COMPÉTENCEDES TRIBUNAUX FÉDÉRAUX

Difficulté de fixer la compétence des divers tribunaux dans les confédérations. - Lestribunaux de l'Union obtinrent le droit de fixer leur propre compétence. - Pourquoi cette règleattaque la portion de souveraineté que les États particuliers s'étaient réservée. - La souve-raineté de ces États restreinte par les lois et par l'interprétation des lois. - Les États particulierscourent ainsi un danger plus apparent que réel.

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Une première question se présentait: la Constitution des États-Unis, mettant enregard deux souverainetés distinctes, représentées quant à la justice par deux ordresde tribunaux différents, quelque soin qu'on prît d'établir la juridiction de chacun deces deux ordres de tribunaux, on ne pouvait empêcher qu'il n'y eût de fréquentes colli-sions entre eux. Or, dans ce cas, à qui devait appartenir le droit d'établir la compé-tence?

Chez les peuples qui ne forment qu'une seule et même société politique, lors-qu'une question de compétence s'élève entre deux tribunaux, elle est portée, en gé-néral, devant un troisième qui sert d'arbitre.

Ceci se fait sans peine, parce que, chez ces peuples, les questions de compétencejudiciaire n'ont aucun rapport avec les questions de souveraineté nationale.

1 On divisa l'Union en districts; dans chacun de ces districts on plaça à demeure un juge fédéral. La

cour que présida ce juge se nomma la cour du district (district court).De plus, chacun des juges composant la Cour suprême dut parcourir tous les ans une certaine

portion du territoire de la république, afin de décider sur les lieux mêmes certains procès plusimportants: la cour présidée par ce magistrat fut désignée sous le nom de cour du circuit (circuitcourt). Enfin, les affaires les plus graves durent parvenir, soit directement, soit par appel, devant laCour suprême, au siège de laquelle tous les juges de circuit se réunissent une fois par an, pour tenirune session solennelle. Le système du jury fut introduit dans les cours fédérales, de la mêmemanière que dans les cours d'État, et pour des cas semblables.

Il n'y a presque aucune analogie, comme on le voit, entre la Cour suprême des États-Unis etnotre Cour de cassation. La Cour suprême peut être saisie en première instance, et la Cour decassation ne peut l'être qu'en deuxième ou en troisième ordre. La Cour suprême forme à la vérité,comme la Cour de cassation, un tribunal unique chargé d'établir une jurisprudence uniforme; maisla Cour suprême juge le fait comme le droit, et prononce elle-même, sans renvoyer devant un autretribunal; deux choses que la Cour de cassation ne saurait faire. Voyez la loi organique du 24septembre 1789, Laws of the United States, par Story, vol. I, p. 53.

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Mais, au-dessus de la Cour supérieure d'un État particulier et de la Cour supé-rieure des États-Unis, il était impossible d'établir un tribunal quelconque qui ne fût nil'un ni l'autre.

Il fallait donc nécessairement donner à l'une des deux cours le droit de juger danssa propre cause, et de prendre ou de retenir la connaissance de l'affaire qu'on lui con-testait. On ne, pouvait accorder ce privilège aux diverses cours des États; c'eût étédétruire la souveraineté de l'Union en fait, après l'avoir établie en droit; car l'inter-prétation de la Constitution eût bientôt rendu aux États particuliers la portion d'indé-pendance que les termes de la Constitution leur ôtaient.

En créant un tribunal fédéral, on avait voulu enlever aux cours des États le droitde trancher, chacun à sa manière, des questions d'intérêt national, et parvenir ainsi àformer un corps de jurisprudence uniforme pour l'interprétation des lois de l'Union.Le but n'aurait point été atteint si les cours des États particuliers, tout en s'abstenantde juger les procès comme fédéraux, avaient pu les juger en prétendant qu'ils n'étaientpas fédéraux.

La Cour suprême des États-Unis fut donc revêtue du droit de décider de toutes lesquestions de compétence 1.

Ce fut là le coup le plus dangereux porté à la souveraineté des États. Elle setrouva ainsi restreinte, non seulement par les lois, mais encore par l'interprétation deslois; par une borne connue et par une autre qui ne l'était point; par une règle fixe etpar une règle arbitraire. La Constitution avait posé, il est vrai, des limites précises à lasouveraineté fédérale; mais chaque fois que cette souveraineté est en concurrenceavec celle des États, un tribunal fédéral doit prononcer.

Du reste, les dangers dont cette manière de procéder semblait menacer la souve-raineté des États n'étaient pas aussi grands en réalité qu'ils paraissaient l'être.

Nous verrons plus loin qu'en Amérique la force réelle réside dans les gouverne-ments provinciaux, plus que dans le gouvernement fédéral. Les juges fédéraux sententla faiblesse relative du pouvoir au nom duquel ils agissent, et ils sont plus prèsd'abandonner un droit de juridiction dans des cas où la loi le leur donne, que portés àle réclamer illégalement.

1 Au reste, pour rendre ces procès de compétence moins fréquents, on décida que, dans un très

grand nombre de procès fédéraux, les tribunaux des États particuliers auraient droit de prononcerconcurremment avec les tribunaux de l'Union; mais alors la partie condamnée eut toujours lafaculté de former appel devant la Cour suprême des États-Unis. La Cour suprême de la Virginiecontesta à la Cour suprême des États-Unis le droit de juger l'appel de ses sentences, maisinutilement. Voyez Kent's Commentaries, vol. 1, pp. 300, 370 et suivantes. Voyez Story's Comm.,p. 646, et la loi organique de 1789; Laws of the United States, vol. I, p. 53.

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DIFFÉRENTS CAS DE JURIDICTION

La matière et la personne, bases de la juridiction fédérale. - Procès faits à des ambassa-deurs, - à l'Union, - à un État particulier. - Par qui jugés. - Procès qui naissent des lois del'Union. - Pourquoi jugés par les tribunaux fédéraux. - Procès relatif à l'inexécution descontrats jugés par la justice fédérale. - Conséquence de ceci.

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Après avoir reconnu le moyen de fixer la compétence fédérale, les législateurs del'Union déterminèrent les cas de juridiction sur lesquels elle devait s'exercer.

On admit qu'il y avait certains plaideurs qui ne pouvaient être jugés que par lescours fédérales, quel que fût d'ailleurs l'objet du procès.

On établit ensuite qu'il y avait certains procès qui ne pouvaient être décidés quepar ces mêmes cours, quelle que fût d'ailleurs la qualité des plaideurs.

La personne et la matière devinrent donc les deux bases de la compétence fédé-rale.

Les ambassadeurs représentent les nations amies de l'Union; tout ce qui intéresseles ambassadeurs intéresse en quelque sorte l'Union entière. Lorsqu'un ambassadeurest partie dans un procès, le procès devient une affaire qui touche au bien-être de lanation; il est naturel que ce soit un tribunal fédéral qui prononce.

L'Union elle-même peut avoir des procès: dans ce cas, il eût été contraire à laraison, ainsi qu'à l'usage des nations, d'en appeler au jugement des tribunaux repré-sentant une autre souveraineté que la sienne. C'est aux cours fédérales seules àprononcer.

Lorsque deux individus, appartenant à deux États différents, ont un procès, on nepeut, sans inconvénient, les faire juger par les tribunaux de l'un des deux États. Il estplus sûr de choisir un tribunal qui ne puisse exciter les soupçons d'aucune des parties,et le tribunal qui se présente tout naturellement, C'est celui de l'Union.

Lorsque les deux plaideurs sont, non plus des individus isolés, mais des États, à lamême raison d'équité vient se joindre une raison politique du premier ordre. Ici laqualité des plaideurs donne une importance nationale à tous les procès; la moindrequestion litigieuse entre deux États intéresse la paix de l'Union tout entière 1. 1 La Constitution dit également que les procès qui pourront naître entre un État et les citoyens d'un

autre État seront du ressort des cours fédérales. Bientôt s'éleva la question de savoir si laConstitution avait voulu parler de tous les procès qui peuvent naître entre un État et les citoyensd'un autre État, soit que les uns ou les autres fussent demandeurs. La Cour suprême se prononçapour l'affirmative; mais cette décision alarma les États particuliers, qui craignirent d'être traduitsmalgré eux, à tout propos, devant la justice fédérale. Un amendement fut donc introduit dans laConstitution, en vertu duquel le pouvoir judiciaire de l'Union ne put s'étendre jusqu'à juger les

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Souvent la nature même des procès dut servir de règle à la compétence. C'est ainsique toutes les questions qui se rattachent au commerce maritime durent être tranchéespar les tribunaux fédéraux 1.

La raison est facile à indiquer: presque toutes ces questions rentrent dans l'appré-ciation du droit des gens. Sous ce rapport, elles intéressent essentiellement l'Unionentière vis-à-vis des étrangers. D'ailleurs, la mer n'étant point renfermée dans unecirconscription judiciaire plutôt que dans une autre, il n'y a que la justice nationale quipuisse avoir un titre à connaître des procès qui ont une origine maritime.

La Constitution a renfermé dans une seule catégorie presque tous les procès qui,par leur nature, doivent ressortir des cours fédérales.

La règle qu'elle indique à cet égard est simple, mais elle comprend à elle seule unvaste système d'idées et une multitude de faits.

Les cours fédérales, dit-elle, devront juger tous les procès qui prendront naissancedans les lois des États-Unis.

Deux exemples feront parfaitement comprendre la pensée du législateur.

La Constitution interdit aux États le droit de faire des lois sur la circulation del'argent; malgré cette prohibition, un État fait une loi semblable. Les parties intéres-sées refusent d'y obéir, attendu qu'elle est contraire à la Constitution. C'est devant untribunal fédéral qu'il faut aller, parce que le moyen d'attaque est pris dans les lois desÉtats-Unis.

Le Congrès établit un droit d'importation. Des difficultés s'élèvent sur la percep-tion de ce droit. C'est encore devant les tribunaux fédéraux qu'il faut se présenter,parce que la cause du procès est dans l'interprétation d'une loi des États-Unis.

Cette règle est parfaitement d'accord avec les bases adoptées pour la Constitutionfédérale.

L'Union, telle qu'on l'a constituée en 1789, n'a, il est vrai, qu'une souveraineté res-treinte, mais on a voulu que dans ce cercle elle ne formât qu'un seul et même peuple 2.Dans ce cercle, elle est souveraine. Ce point posé et admis, tout le reste devient facile;car si vous reconnaissez que les États-Unis, dans les limites posées par leurConstitution, ne forment qu'un peuple, il faut bien leur accorder les droits qui appar-tiennent à tous les peuples.

Or, depuis l'origine des sociétés, on est d'accord sur ce point: que chaque peuple ale droit de faire juger par ses tribunaux toutes les questions qui se rapportent à l'exé-cution de ses propres lois. Mais on répond: l'Union est dans cette position singulière

procès qui auraient été intentés contre l'un des États unis par les citoyens d'un autre. Voyez Story'sCommentaries, p. 624.

1 Exemple: tous les faits de piraterie.2 On a bien apporté quelques restrictions à ce principe en introduisant les États particuliers comme

puissance indépendante dans le Sénat, et en les faisant voter séparément dans la Chambre desreprésentants en cas d'élection du Président; niais ce sont des exceptions. Le principe contraire estdominateur.

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qu'elle ne forme un peuple que relativement à certains objets; pour tous les autres ellen'est rien. Qu'en résulte-t-il? C'est que, du moins pour toutes les lois qui se rapportentà ces objets, elle a les droits qu'on accorderait à une souveraineté complète. Le pointréel de la difficulté est de savoir quels sont ces objets. Ce point tranché (et nous avonsvu plus haut, en traitant de la compétence, comment il l'avait été), il n'y a plus, à vraidire, de question; car une fois qu'on a établi qu'un procès était fédéral, c'est-à-direrentrait dans la part de souveraineté réservée à l'Union par la Constitution, il s'ensui-vait naturellement qu'un tribunal fédéral devait seul prononcer.

Toutes les fois donc qu'on veut attaquer les lois des États-Unis, ou les invoquerpour se défendre, C'est aux tribunaux fédéraux qu'il faut s'adresser.

Ainsi, la juridiction des tribunaux de l'Union s'étend ou se resserre suivant que lasouveraineté de l'Union se resserre ou s'étend elle-même.

Nous avons vu que le but principal des législateurs de 1789 avait été de diviser lasouveraineté en deux parts distinctes. Dans l'une, ils placèrent la direction de tous lesintérêts généraux de l'Union; dans l'autre, la direction de tous les intérêts spéciaux àquelques-unes de ses parties.

Leur principal soin fut d'armer le gouvernement fédéral d'assez de pouvoirs pourqu'il pût, dans sa sphère, se défendre contre les empiétements des États particuliers.

Quant à ceux-ci, on adopta comme principe général de les laisser libres dans laleur. Le gouvernement central ne peut ni les y diriger, ni même y inspecter leurconduite.

J'ai indiqué au chapitre de la division des pouvoirs que ce dernier principe n'avaitpas toujours été respecté. Il y a certaines lois qu'un État particulier ne peut faire,quoiqu'elles n'intéressent en apparence que lui seul.

Lorsqu'un État de l'Union rend une loi de cette nature, les citoyens qui sont léséspar l'exécution de cette loi peuvent en appeler aux cours fédérales.

Ainsi, la juridiction des cours fédérales s'étend non seulement à tous les procèsqui prennent leur source dans les lois de l'Union, mais encore à tous ceux qui naissentdans les lois que les États particuliers ont faites contrairement à la Constitution.

On interdit aux États de promulguer des lois rétroactives en matière criminelle;l'homme qui est condamné en vertu d'une loi de cette espèce peut en appeler à lajustice fédérale.

La Constitution a également interdit aux États de faire des lois qui puissentdétruire ou altérer les droits acquis en vertu d'un contrat (impairing the obligations ofcontracts) 1. moment où un particulier croit voir qu'une loi de son État blesse un droitde cette espèce, il peut refuser d'obéir, et en appeler à la justice fédérale 1. 1 Il est parfaitement clair, dit M. Story, p. 503, que toute loi qui étend, resserre ou change de

quelque manière que ce soit l'intention des parties, telle qu'elle résulte des Stipulations contenuesdans un contrat, altère (impairs) ce contrat. Le même auteur définit avec soin au même endroit ceque la jurisprudence fédérale entend par un contrat. La définition est fort large. Une concessionfaite par l'État à un particulier et acceptée par lui est un contrat, et ne peut être enlevée par l'effetd'une nouvelle loi. Une charte accordée par l'État à une compagnie est un contrat, et fait la loi à

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Cette disposition me paraît attaquer plus profondément que tout le reste la souve-raineté des États.

Les droits accordés au gouvernement fédéral, dans des buts évidemment natio-naux, sont définis et faciles à comprendre. Ceux que lui concède indirectement l'arti-cle que je viens de citer ne tombent pas facilement sous le sens, et leurs limites nesont pas nettement tracées. Il y a, en effet, une multitude de lois politiques qui réagis-sent sur l'existence des contrats, et qui pourraient ainsi fournir matière à un empié-tement du pouvoir central.

MANIÈRE DE PROCÉDERDES TRIBUNAUX FÉDÉRAUX

Faiblesse naturelle de la justice dans les confédérations. - Efforts que doivent faire leslégislateurs pour ne placer, autant que possible, que des individus isolés, et non des États, enface des tribunaux fédéraux, - Comment les Américains y sont parvenus. - Action directe destribunaux fédéraux sur les simples particuliers. - Attaque indirecte contre les États qui violentles lois de l'Union. - L'arrêt de la justice fédérale ne détruit pas la loi provinciale, il l'énerve.

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J'ai fait connaître quels étaient les droits des cours fédérales; il n'importe pasmoins de savoir comment elles les exercent.

La force irrésistible de la justice, dans les pays où la souveraineté n'est pointpartagée, vient de ce que les tribunaux, dans ces pays, représentent la nation toutentière en lutte avec le seul individu que l'arrêt a frappé. À l'idée du droit se jointl'idée de la force qui appuie le droit.

Mais, dans les pays où la souveraineté est divisée, il n'en est pas toujours ainsi. Lajustice y trouve le plus souvent en face d'elle, non un individu isolé, mais une fractionde la nation. Sa puissance morale et sa force matérielle en deviennent moins grandes.

l'État aussi bien qu'au concessionnaire. L'article de la Constitution dont nous parlons assure doncl'existence d'une grande partie des droits acquis, mais non de tous. je puis posséder trèslégitimement une propriété sans qu'elle soit passée dans mes mains par suite d'un contrat. Sapossession est pour moi un droit acquis, et ce droit n'est pas garanti par la constitution fédérale.

1 Voici un exemple remarquable cité par M. Story, p. 508. Le collège de Dartmouth, dans le NewHampshire, avait été fondé en vertu d'une charte accordée à certains individus avant la révolutiond'Amérique. Ses administrateurs formaient, en vertu de cette charte, un corps constitué, ou, suivantl'expression américaine, une corporation. La législature du New Hampshire crut devoir changer lestermes de la charte originaire, et transporta à de nouveaux administrateurs tous les droits,privilèges et franchi ses qui résultaient de cette charte. Les anciens administrateurs résistèrent, eten appelèrent à la cour fédérale, qui leur donna gain de cause, attendu que la charte originaire étantun véritable contrat entre l'État et les concessionnaires, la loi nouvelle tic pouvait changer lesdispositions de cette charte, sans violer les droits acquis en vertu d'un contrat, et en conséquencevioler l'article 1er, section X, de la constitution des États-Unis.

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Dans les États fédéraux, la justice est donc naturellement plus faible et le justi-ciable plus fort.

Le législateur, dans les confédérations, doit travailler sans cesse à donner auxtribunaux une place analogue à celle qu'ils occupent chez les peuples qui n'ont paspartagé la souveraineté; en d'autres termes, ses plus constants efforts doivent tendre àce que la justice fédérale représente la nation, et le justiciable un intérêt particulier.

Un gouvernement, de quelque autre nature qu'il soit, a besoin d'agir sur les gou-vernés, pour les forcer à lui rendre ce qui lui est dû; il a besoin d'agir contre eux pourse défendre de leurs attaques.

Quant à l'action directe du gouvernement sur les gouvernés, pour les forcer d'obéiraux lois, la Constitution des États-Unis fit en sorte (et ce fut là son chef-d’œuvre) queles cours fédérales, agissant au nom de ces lois, n'eussent jamais affaire qu'à desindividus. En effet, comme on avait déclaré que la confédération ne formait qu'unseul et même peuple dans le cercle tracé par la Constitution, il en résultait que legouvernement créé par cette Constitution et agissant dans ses limites, était revêtu detous les droits d'un gouvernement national, dont le principal est de faire parvenir sesinjonctions sans intermédiaire jusqu'au simple citoyen. Lors donc que l'Union ordon-na la levée d'un impôt, par exemple, ce ne fut point aux États qu'elle dut s'adresserpour le percevoir, mais à chaque citoyen américain, suivant sa cote. La justice fédé-rale, à son tour, chargée d'assurer l'exécution de cette loi de l'Union, eut à condamner,non l'État récalcitrant, mais le contribuable. Comme la justice des autres peuples, ellene trouva vis-à-vis d'elle qu'un individu.

Remarquez qu'ici l'Union a choisi elle-même son adversaire. Elle l'a choisi faible;il est tout naturel qu'il succombe.

Mais quand l'Union, au lieu d'attaquer, en est réduite elle-même à se défendre, ladifficulté augmente, La Constitution reconnaît aux États le pouvoir de faire des lois.Ces lois peuvent violer les droits de l'Union. Ici, nécessairement, on se trouve en lutteavec la souveraineté de l'État qui a fait la loi. Il ne reste plus qu'à choisir, parmi lesmoyens d'action, le moins dangereux. Ce moyen était indiqué d'avance par les princi-pes généraux que j'ai précédemment énoncés 1.

On conçoit que, dans le cas que je viens de supposer, l'Union aurait pu citer l'Étatdevant un tribunal fédéral, qui eût déclaré la loi nulle; c'eût été suivre la marche laplus naturelle des idées. Mais, de cette manière, la justice fédérale se serait trouvéedirectement en face d'un État, ce qu'on voulait, autant que possible, éviter.

Les Américains ont pensé qu'il était presque impossible qu'une loi nouvelle nelésât pas dans son exécution quelque intérêt particulier.

C'est sur cet intérêt particulier que les auteurs de la Constitution fédérale se repo-sent pour attaquer la mesure législative dont l'Union peut avoir à se plaindre. C'est àlui qu'ils offrent un abri.

Un État vend des terres à une compagnie; un an après, une nouvelle loi disposeautrement des mêmes terres, et viole ainsi cette partie de la Constitution qui défend de

1 Voyez le chapitre intitulé: « Du pouvoir judiciaire en Amérique ».

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changer les droits acquis par un contrat. Lorsque celui qui a acheté en vertu de lanouvelle loi se présente pour entrer en possession, le possesseur, qui tient ses droitsde l'ancienne, l'actionne devant les tribunaux de l'Union et fait déclarer son titre nul 1.Ainsi, en réalité, la justice fédérale se trouve aux prises avec la souveraineté de l'État;mais elle ne l'attaque qu'indirectement et sur une application de détail. Elle frappeainsi la loi dans ses conséquences, non dans son principe; elle ne la détruit pas, ellel'énerve.

Restait enfin une dernière hypothèse.

Chaque État formait une corporation qui avait une existence et des droits civils àpart; conséquemment, il pouvait actionner ou être actionné devant les tribunaux. UnÉtat pouvait, par exemple, poursuivre en justice un autre État.

Dans ce cas, il ne s'agissait plus pour l'Union d'attaquer une loi provinciale, maisde juger un procès dans lequel un État était partie. C'était un procès comme un autre;la qualité seule des plaideurs était différente. Ici le danger signalé au commencementde ce chapitre existe encore; mais cette fois on ne saurait l'éviter; il est inhérent àl'essence même des constitutions fédérales, dont le résultat sera toujours de créer ausein de la nation des particuliers assez puissants pour que la justice s'exerce contreeux avec peine.

RANG ÉLEVÉ QU'OCCUPE LA COUR SUPRÊMEPARMI LES GRANDS POUVOIRS DE L'ÉTAT

Aucun peuple n'a constitué un aussi grand pouvoir judiciaire que les Américains. - Éten-due de ses attributions. - Son influence politique. - La paix et l'existence même de l'Uniondépendent de la sagesse des sept juges fédéraux.

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Quand, après avoir examiné en détail l'organisation de la Cour suprême, on arriveà considérer dans leur ensemble les attributions qui lui ont été données, on découvresans peine que jamais un plus immense pouvoir judiciaire n'a été constitué chez aucunpeuple.

La Cour suprême est placée plus haut qu'aucun tribunal connu, et par la nature deses droits et par l'espèce de ses justiciables.

Chez toutes les nations policées de l'Europe, le gouvernement a toujours montréune grande répugnance à laisser la justice ordinaire trancher des questions qui l'inté-ressaient lui-même. Cette répugnance est naturellement plus grande lorsque le gou-vernement est plus absolu. À mesure, au contraire, que la liberté augmente, le cercledes attributions des tribunaux va toujours en s'élargissant; mais aucune des nations

1 Voyez Kent's Commentaries, vol. I, p. 387.

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européennes n'a encore pensé que toute question judiciaire, quelle qu'en fût l'origine,pût être abandonnée aux juges du droit commun.

En Amérique, on a mis cette théorie en pratique. La Cour suprême des États-Unisest le seul et unique tribunal de la nation.

Elle est chargée de l'interprétation des lois et de celle des traités; les questionsrelatives au commerce maritime, et toutes celles en général qui se rattachent au droitdes gens, sont de sa compétence exclusive. On peut même dire que ses attributionssont presque entièrement politiques, quoique sa Constitution soit entièrement judi-ciaire. Son unique but est de faire exécuter les lois de l'Union, et l'Union ne règle queles rapports du gouvernement avec les gouvernés, et de la nation avec les étrangers;les rapports des citoyens entre eux sont presque tous régis par la souveraineté desÉtats.

À cette première cause d'importance il faut en ajouter une autre plus grandeencore. Chez les nations de l'Europe, les tribunaux n'ont que des particuliers pourjusticiables; mais on peut dire que la Cour suprême des États-Unis fait comparaîtredes souverains à sa barre. Lorsque l'huissier, s'avançant sur les degrés du tribunal,vient à prononcer ce peu de mots: « L'État de New York contre celui de l'Ohio », onsent qu'on n'est point là dans l'enceinte d'une cour de justice ordinaire. Et quand onsonge que l'un de ces plaideurs représente un million d'hommes, et l'autre deux mil-lions, on s'étonne de la responsabilité qui pèse sur les sept juges dont l'arrêt va réjouirou attrister un si grand nombre de leurs concitoyens.

Dans les mains des sept juges fédéraux reposent incessamment la paix, la pros-périté, l'existence même de l'Union. Sans eux, la Constitution est une oeuvre morte;C'est à eux qu'en appelle le pouvoir exécutif pour résister aux empiétements du corpslégislatif; la législature, pour se défendre des entreprises du pouvoir exécutif; l'Union,pour se faire obéir des États; les États, pour repousser les prétentions exagérées del'Union; l'intérêt public contre l'intérêt privé; l'esprit de conservation contre l'insta-bilité démocratique. Leur pouvoir est immense; mais C'est un pouvoir d'opinion. Ilssont tout-puissants tant que le peuple consent à obéir à la loi; ils ne peuvent rien dèsqu'il la méprise. Or, la puissance d'opinion est celle dont il est le plus difficile de faireusage, parce qu'il est impossible de dire exactement où sont ses limites. Il est souventaussi dangereux de rester en deçà que de les dépasser.

Les juges fédéraux ne doivent donc pas seulement être de bons citoyens, deshommes instruits et probes, qualités nécessaires à tous magistrats, il faut encore trou-ver en eux des hommes d'État; il faut qu'ils sachent discerner l'esprit de leur temps,affronter les obstacles qu'on peut vaincre, et se détourner du courant lorsque le flotmenace d'emporter avec eux-mêmes la souveraineté de l'Union et l'obéissance due àses lois.

Le Président peut faillir sans que l'État souffre, parce que le Président n'a qu'undevoir borné. Le Congrès peut errer sans que l'Union périsse, parce qu'au-dessus duCongrès réside le corps électoral qui peut en changer l'esprit en changeant ses mem-bres.

Mais si la Cour suprême venait jamais à être composée d'hommes imprudents oucorrompus, la confédération aurait à craindre l'anarchie ou la guerre civile.

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Du reste, qu'on ne s'y trompe point, la cause originaire du danger n'est point dansla Constitution du tribunal, mais dans la nature même des gouvernements fédéraux.Nous avons vu que nulle part il n'est plus nécessaire de constituer fortement lepouvoir judiciaire que chez les peuples confédérés, parce que nulle part les existencesindividuelles, qui peuvent lutter contre le corps social, ne sont plus grandes et mieuxen état de résister à l'emploi de la force matérielle du gouvernement.

Or, plus il est nécessaire qu'un pouvoir soit fort, plus il faut lui donner d'étendueet d'indépendance. Plus un pouvoir est étendu et indépendant, et plus l'abus qu'on enpeut faire est dangereux. L'origine du mal n'est donc point dans la Constitution de cepouvoir, mais dans la Constitution même de l'État qui nécessite l'existence d'un pareilpouvoir.

EN QUOI LA CONSTITUTION FÉDÉRALE EST SUPÉRIEURE ÀLA CONSTITUTION DES ÉTATS

Comment on peut comparer la Constitution de l'Union à ce& des États particuliers. - Ondoit particulièrement attribuer à la sagesse des législateurs fédéraux la supériorité de laConstitution de l'Union. - La législature de l'Union moins dépendante du peuple que celle desÉtats. - Le pouvoir exécutif plus libre dans sa sphère. - Le pouvoir judiciaire moins assujettiaux volontés de la majorité. - Conséquences pratiques de ceci. - Les législateurs fédéraux ontatténué les dangers inhérents au gouvernement de la démocratie; les législateurs des États ontaccru ces dangers.

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La Constitution fédérale diffère essentiellement de la Constitution des États par lebut qu'elle se propose, mais elle s'en rapproche beaucoup quant aux moyens d'attein-dre ce but. L'objet du gouvernement est différent, mais les formes du gouvernementsont les mêmes. Sous ce point de vue spécial, on peut utilement les comparer.

Je pense que la constitution fédérale est supérieure à toutes les constitutionsd'État. Cette supériorité tient à plusieurs causes.

La Constitution actuelle de l'Union n'a été formée que postérieurement à celles dela plupart des États; on a donc pu profiter de l'expérience acquise.

On se convaincra toutefois que cette cause n'est que secondaire, si l'on songe que,depuis l'établissement de la Constitution fédérale, la confédération américaine s'estaccrue de onze nouveaux États, et que ceux-ci ont presque toujours exagéré plutôtqu'atténué les défauts existant dans les constitutions de leurs devanciers.

La grande cause de la supériorité de la Constitution fédérale est dans le caractèremême des législateurs.

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À l'époque où elle fut formée, la ruine de la confédération paraissait imminente;elle était pour ainsi dire présente à tous les yeux, Dans cette extrémité le peuplechoisit, non pas peut-être les hommes qu'il aimait le mieux, mais ceux qu'il estimait leplus.

J'ai déjà fait observer plus haut que les législateurs de l'Union avaient presquetous été remarquables par leurs lumières, plus remarquables encore par leur patrio-tisme.

Ils s'étaient tous élevés au milieu d'une crise sociale, pendant laquelle l'esprit deliberté avait eu continuellement à lutter contre une autorité forte et dominatrice. Lalutte terminée, et tandis que, suivant l'usage, les passions excitées de la foule s'atta-chaient encore à combattre des dangers qui depuis longtemps n'existaient plus, euxs'étaient arrêtés; ils avaient jeté un regard plus tranquille et plus pénétrant sur leurpatrie; ils avaient vu qu'une révolution définitive était accomplie, et que désormais lespérils qui menaçaient le peuple ne pouvaient naître que des abus de la liberté. Cequ'ils pensaient, ils eurent le courage de le dire, parce qu'ils sentaient au fond de leurcœur un amour sincère et ardent pour cette même liberté; ils osèrent parler de larestreindre, parce qu'ils étaient sûrs de ne pas vouloir la détruire 1.

La plupart des constitutions d'États ne donnent au mandat de la Chambre desreprésentants qu'un an de durée, et deux à celui du Sénat. De telle sorte que les mem-bres du corps législatif sont liés sans cesse, et de la manière la plus étroite, auxmoindres désirs de leurs constituants.

Les législateurs de l'Union pensèrent que cette extrême dépendance de la légis-lature dénaturait les principaux effets du système représentatif, en plaçant dans lepeuple lui-même non seulement l'origine des pouvoirs, mais encore le gouvernement.

1 A cette époque, le célèbre Alexandre Hamilton, l'un des rédacteurs les plus influents de la Consti-

tution, ne craignait pas de publier ce qui suit dans Le Fédéraliste, nº 71:« Je sais, disait-il, qu'il y a des gens près desquels le pouvoir exécutif ne saurait mieux se

recommander qu'en se pliant avec servilité aux désirs du peuple ou de la législature; mais ceux-làme paraissent posséder des notions bien grossières sur l'objet de tout gouvernement, ainsi que surles vrais moyens de produire la prospérité publique.

« Que les opinions du peuple, quand elles sont raisonnées et mûries, dirigent la conduite deceux auxquels il confie ses affaires, c'est ce qui résulte de l'établissement d'une Constitutionrépublicaine: mais les principes républicains n'exigent point qu'on se laisse emporter au moindrevent des passions populaires, ni qu'on se hâte d'obéir à toutes les impulsions momentanées que lamultitude peut recevoir par la main artificieuse des hommes qui flattent ses préjugés pour trahirses intérêts.

« Le peuple ne veut, le plus ordinairement, qu'arriver au bien public, ceci est vrai; mais il setrompe souvent en le cherchant. Si on venait lui dire qu'il juge toujours sainement les moyens àemployer pour produire la prospérité nationale, son bon sens lui ferait mépriser de pareillesflatteries; car il a appris par expérience qu'il lui est arrivé quelquefois de se tromper; et ce dont ondoit s'étonner, c'est qu'il ne se trompe pas plus souvent, poursuivi comme il l'est toujours par lesruses des parasites et des sycophantes; environné par les pièges que lui tendent sans cesse tantd'hommes avides et sans ressources, déçu chaque jour par les artifices de ceux qui possèdent saconfiance sans la mériter, ou qui cherchent plutôt à la posséder qu'à s'en rendre dignes.

« Lorsque les vrais intérêts du peuple sont contraires à ses désirs, le devoir de tous ceux qu'il apréposés à la garde de ces intérêts est de combattre l'erreur dont il est momentanément la victime,afin de lui donner le temps de se reconnaître et d'envisager les choses de sang-froid. Et il est arrivéplus d'une fois qu'un peuple, sauvé ainsi des fatales conséquences de ses propres erreurs, s'est plu àélever des monuments de sa reconnaissance aux hommes qui avaient eu le magnanime courage des'exposer à lui déplaire pour le servir. »

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Ils accrurent la durée du mandat électoral pour laisser au député, un plus grandemploi de son libre arbitre.

La Constitution fédérale, comme les différentes constitutions d'États, divisa lecorps législatif en deux branches.

Mais, dans les États, on composa ces deux parties de la législature des mêmes élé-ments et suivant le même mode d'élection. Il en résulta que les passions et les volon-tés de la majorité se firent jour avec la même facilité et trouvèrent aussi rapidementun organe et un instrument dans l'une que dans l'autre Chambre. Ce qui donna uncaractère violent et précipité à la formation des lois.

La Constitution fédérale fit aussi sortir les deux Chambres des votes du peuple;mais elle varia les conditions d'éligibilité et le mode de l'élection; afin que si, commechez certaines nations, l'une des deux branches de la législature ne représentait pasdes intérêts différents de l'autre, elle représentât au moins une sagesse supérieure.

Il fallut avoir atteint un âge mûr pour être sénateur, et ce fut une assemblée déjàchoisie elle-même et peu nombreuse qui fut chargée d'élire.

Les démocraties sont naturellement portées à concentrer toute la force socialedans les mains du corps législatif. Celui-ci étant le pouvoir qui émane le plusdirectement du peuple, est aussi celui qui participe le plus de sa toute-puissance.

On remarque donc en lui une tendance habituelle qui le porte à réunir toute espèced'autorité dans son sein.

Cette concentration des pouvoirs, en même temps qu'elle nuit singulièrement à labonne conduite des affaires, fonde le despotisme de la majorité.

Les législateurs des États se sont fréquemment abandonnés à ces instincts de ladémocratie; ceux de l'Union ont toujours courageusement lutté contre eux.

Dans les États, le pouvoir exécutif est remis aux mains d'un magistrat placé enapparence à côté de la législature, mais qui, en réalité, n'est qu'un agent aveugle et uninstrument passif de ses volontés. 0ù puiserait-il sa force? Dans la durée des fonctions? Il n'est, en général, nommé que pour une année. Dans ses prérogatives ? Il n'en apoint pour ainsi dire. La législature peut le réduire à l'impuissance, en chargeant del'exécution de ses lois des commissions spéciales prises dans son sein. Si elle levoulait, elle pourrait en quelque sorte l'annuler en lui retranchant son traitement.

La Constitution fédérale a concentré tous les droits du pouvoir exécutif, commetoute sa responsabilité, sur un seul homme. Elle a donné au Président quatre ansd'existence; elle lui a assuré, pendant toute la durée de sa magistrature, la jouissancede son traitement; elle lui a composé une clientèle et l'a armé d'un veto suspensif. Enun mot, après avoir soigneusement tracé la sphère du pouvoir exécutif, elle a cherchéà lui donner autant que possible, dans cette sphère, une position forte et libre.

Le pouvoir judiciaire est, de tous les pouvoirs, celui qui, dans les constitutionsd'États, est resté le moins dépendant de la puissance législative.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 140

Toutefois, dans tous les États, la législature est demeurée maîtresse de fixer lesémoluments des juges, ce qui soumet nécessairement ces derniers à son influenceimmédiate.

Dans certains États, les juges ne sont nommés que pour un temps, ce qui leur ôteencore une grande partie de leur force et de leur liberté.

Dans d'autres, on voit les pouvoirs législatifs et judiciaires entièrement confondus.Le sénat de New York, par exemple, forme pour certains procès le Tribunal supérieurde l'État,

La Constitution fédérale a pris soin, au contraire, de séparer le pouvoir judiciairede tous les autres. Elle a, de plus, rendu les juges indépendants, en déclarant leurtraitement fixe et leurs fonctions irrévocables.

Les conséquences pratiques de ces différences sont faciles à apercevoir. Il estévident, pour tout observateur attentif, que les affaires de l'Union sont infinimentMieux conduites que les affaires particulières d'aucun État.

Le gouvernement fédéral est plus juste et plus modéré dans sa marche que celuides États. Il y a plus de sagesse dans ses vues, plus de durée et de combinaison savan-te dans ses projets, plus d'habileté, de suite et de fermeté dans l'exécution de sesmesures.

Peu de mots suffisent pour résumer ce chapitre.

Deux dangers principaux menacent l'existence des démocraties:

L'asservissement complet du pouvoir législatif aux volontés du corps électoral.

La concentration, dans le pouvoir législatif, de tous les autres pouvoirs du gouver-nement.

Les législateurs des États ont favorisé le développement de ces dangers. Leslégislateurs de l'Union ont fait ce qu'ils ont pu pour les rendre moins redoutables.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 141

CE QUI DISTINGUE LA CONSTITUTION FÉDÉRALEDES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE DE TOUTES LES AUTRESCONSTITUTIONS FÉDÉRALES

La confédération américaine ressemble en apparence à toutes les confédérations. - Cepen-dant ses effets sont différents. - D'où vient cela?- En quoi cette confédération s'éloigne detoutes les autres. - Le gouvernement américain n'est point un gouvernement fédéral mais ungouvernement national incomplet.

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Les États-Unis d'Amérique n'ont pas donné le premier et unique exemple d'uneconfédération. Sans parler de l'Antiquité, l'Europe moderne en a fourni plusieurs. LaSuisse, l'Empire germanique, la république des Pays-Bas, ont été ou sont encore desconfédérations.

Quand on étudie les constitutions de ces différents pays, on remarque avec sur-prise que les pouvoirs conférés par elles au gouvernement fédéral sont à peu près lesmêmes que ceux accordés par la Constitution américaine au gouvernement des États-Unis. Comme cette dernière, elles donnent à la puissance centrale le droit de faire lapaix et la guerre, le droit de lever les hommes et l'argent, de pourvoir aux besoinsgénéraux et de régler les intérêts communs de la nation.

Cependant le gouvernement fédéral, chez ces différents peuples, est presque tou-jours resté débile et impuissant, tandis que celui de l'Union conduit les affaires avecvigueur et facilité.

Il y a plus, la première Union américaine n'a pas pu subsister, à cause de l'exces-sive faiblesse de son gouvernement, et pourtant ce gouvernement si faible avait reçudes droits aussi étendus que le gouvernement fédéral de nos jours. On peut même direqu'à certains égards ses privilèges étaient plus grands.

Il se trouve donc dans la Constitution actuelle des États-Unis quelques principesnouveaux qui ne frappent point d'abord, mais dont l'influence se fait profondémentsentir.

Cette Constitution, qu'à la première vue on est tenté de confondre avec les consti-tutions fédérales qui l'ont précédée, repose, en effet, sur une théorie entièrement nou-velle, et qui doit marquer comme une grande découverte dans la science politique denos jours.

Dans toutes les confédérations qui ont précédé la confédération américaine de1789, les peuples, qui s'alliaient dans un but commun, consentaient à obéir auxinjonctions d'un gouvernement fédéral; mais ils gardaient le droit d'ordonner et desurveiller chez eux l'exécution des lois de l'Union.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 142

Les États américains qui s'unirent en 1789 ont non seulement consenti à ce que legouvernement fédéral leur dictât des lois, mais encore à ce qu'il fit exécuter lui-mêmeses lois.

Dans les deux cas le droit est le même, l'exercice seul du droit est différent. Maiscette seule différence produit d'immenses résultats.

Dans toutes les confédérations qui ont précédé l'Union américaine de nos jours, legouvernement fédéral, afin de pourvoir à ses besoins, s'adressait aux gouvernementsparticuliers. Dans le cas où la mesure prescrite déplaisait à l'un d'eux, ce dernierpouvait toujours se soustraire à la nécessité d'obéir. S'il était fort, il en appelait auxarmes; s'il était faible, il tolérait la résistance aux lois de l'Union devenues les siennes,prétextait l'impuissance et recourait à la force d'inertie.

Aussi a-t-on constamment vu arriver l'une de ces deux choses: le plus puissant despeuples unis, prenant en main les droits de l'autorité fédérale, a dominé tous les autresen son nom 1; ou le gouvernement fédéral est resté abandonné à ses propres forces, etalors l'anarchie s'est établie parmi les confédérés, et l'Union est tombée dans l'impuis-sance d'agir 2.

En Amérique, l'Union a pour gouvernés, non des États, mais de simples citoyens.Quand elle veut lever une taxe, elle ne s'adresse pas au gouvernement du Massachus-etts, mais à chaque habitant du Massachusetts. Les anciens gouvernements fédérauxavaient en face d'eux des peuples, celui de l'Union a des individus. Il n'emprunte pointsa force, mais il la puise en lui-même. Il a ses administrateurs à lui, ses tribunaux, sesofficiers de justice et son armée.

Sans doute l'esprit national, les passions collectives, les préjugés provinciaux dechaque État, tendent encore singulièrement à diminuer l'étendue du pouvoir fédéralainsi constitué, et à créer des centres de résistance à ses volontés; restreint dans sasouveraineté, il ne saurait être aussi fort que celui qui la possède tout entière; maisC'est là un mal inhérent au système fédératif.

En Amérique, chaque État a beaucoup moins d'occasions et de tentations derésister; et si la pensée lui en vient, il ne peut la mettre à exécution qu'en violant ou-vertement les lois de l'Union, en interrompant le cours ordinaire de la justice, enlevant l'étendard de la révolte; il lui faut, en un mot, prendre tout d'un coup un partiextrême, ce que les hommes hésitent longtemps à faire.

Dans les anciennes confédérations, les droits accordés à l'Union étaient pour elledes causes de guerres et non de puissance, puisque ces droits multipliaient sesexigences, sans augmenter ses moyens de se faire obéir. Aussi a-t-on presque toujoursvu la faiblesse réelle des gouvernements fédéraux croître en raison directe de leurpouvoir nominal.

1 C'est ce qu'on a vu chez les Grecs, sous Philippe, lorsque ce prince se chargea d'exécuter le décret

des amphictyons. C'est ce qui est arrivé à la république des Pays-Bas, où la province de Hollande atoujours fait la loi. La même chose se passe encore de nos jours dans le corps germanique,L'Autriche et la Prusse se font les agents de la Diète, et continent toute la confédération en sonnom.

2 Il en a toujours été ainsi pour la Confédération suisse. - Il y a des siècles que la Suisse n'existeraitplus sans les jalousies de ses voisins.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (première partie) 143

Il n'en est pas ainsi dans l'Union américaine; coi plupart des gouvernements ordi-naires, le gouvernement fédéral peut faire tout ce qu'on lui donne le droit d'exécuter.

L'esprit humain invente plus facilement les choses que les mots: de là vientl'usage de tant de termes impropres et d'expressions incomplètes.

Plusieurs nations forment une ligue permanente et établissent une autorité suprê-me, qui, sans avoir action sur les simples citoyens, comme pourrait le faire un gouver-nement national, a cependant action sur chacun des peuples confédérés, pris en corps.

Ce gouvernement, si différent de tous les autres, reçoit le nom de fédéral.

On découvre ensuite une forme de société dans laquelle plusieurs peuples sefondent réellement en un seul quant à certains intérêts communs, et restent séparés etseulement confédérés pour tous les autres.

Ici le pouvoir central agit sans intermédiaire sur les gouvernés, les administre etles juge lui-même, comme le font les gouvernements nationaux, mais il n'agit ainsique dans un cercle restreint. Évidemment ce n'est plus là un gouvernement fédéral,C'est un gouvernement national incomplet. Ainsi on a trouvé une forme de gouver-nement qui n'était précisément ni nationale ni fédérale; mais on s'est arrêté là, et lemot nouveau qui doit exprimer la chose nouvelle n'existe point encore.

C'est pour n'avoir pas connu cette nouvelle espèce de confédération, que toutes lesUnions sont arrivées à la guerre civile, à l'asservissement, ou à l'inertie. Les peuplesqui les composaient ont tous manqué de lumières pour voir le remède à leurs maux,ou de courage pour l'appliquer.

La première Union américaine était aussi tombée dans les mêmes défauts.

Mais en Amérique, les États confédérés, avant d'arriver à l'indépendance , avaientlongtemps fait partie du même empire; ils n'avaient donc point encore contractél'habitude de se gouverner complètement eux-mêmes, et les préjugés nationauxn'avaient pu jeter de profondes racines; plus éclairés que le reste du monde, ils étaiententre eux égaux en lumières, ils ne sentaient que faiblement les passions qui, d'ordi-naire, s'opposent chez les peuples à l'extension du pouvoir fédéral, et ces passionsétaient combattues par les plus grands citoyens. Les Américains, en même tempsqu'ils sentirent le mal, envisagèrent avec fermeté le remède. Ils corrigèrent leurs loiset sauvèrent le pays.

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DES AVANTAGES DU SYSTÈME FÉDÉRATIF, EN GÉNÉRAL, ETDE SON UTILITÉ SPÉCIALE POUR L'AMÉRIQUE

Bonheur et liberté dont jouissent les petites nations. - Puissance des grandes nations. -Les grands empires favorisent les développements de la civilisation. - Que la force est souventpour les nations le premier élément de prospérité. - Le système fédéral a pour but d'unir lesavantages que les peuples tirent de la grandeur et de la petitesse de leur territoire. - Avantagesque les États-Unis retirent de ce système. - La loi se plie aux besoins des populations, et lespopulations ne se plient pas aux nécessités de la loi. - Activité, progrès, goût et usage de laliberté parmi les peuples américains. - L'esprit public de l'Union n'est que le résumé du patrio-tisme provincial. - Les choses et les idées circulent librement sur le territoire des États-Unis. -L'Union est libre et heureuse comme une petite nation, respectée comme une grande.

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Chez les petites nations, l’œil de la société pénètre partout; l'esprit d'améliorationdescend jusque dans les moindres détails: l'ambition du peuple étant fort tempérée parsa faiblesse, ses efforts et ses ressources se tournent presque entièrement vers sonbien-être intérieur, et ne sont point sujets à se dissiper en vaine fumée de gloire. Deplus, les facultés de chacun y étant généralement bornées, les désirs le sont égale-ment. La médiocrité des fortunes y rend les conditions à peu près égales; les mœurs yont une allure simple et paisible. Ainsi, à tout prendre et en faisant état des diversdegrés de moralité et de lumière, on rencontre ordinairement, chez les petites nations,plus d'aisance, de population et de tranquillité que chez les grandes.

Lorsque la tyrannie vient à s'établir dans le sein d'une petite nation, elle y est plusincommode que partout ailleurs, parce qu'agissant dans un cercle plus restreint, elles'étend à tout dans ce cercle. Ne pouvant se prendre à quelque grand objet, elles'occupe d'une multitude de petits; elle se montre à la fois violente et tracassière. Dumonde politique, qui est, à proprement parler, son domaine, elle pénètre dans la vieprivée, Après les actions, elle aspire à régenter les goûts; après l'État, elle veutgouverner les familles. Mais cela arrive rarement; la liberté forme, à vrai dire, lacondition naturelle des petites sociétés. Le gouvernement y offre trop peu d'appât àl'ambition, les ressources des particuliers y sont trop bornées, pour que le souverainpouvoir s'y concentre aisément dans les mains d'un seul. Le cas arrivant, il n'est pasdifficile aux gouvernés de s'unir, et, par un effort commun, de renverser en mêmetemps le tyran et la tyrannie.

Les petites nations ont donc été de tout temps le berceau de la liberté politique. Ilest arrivé que la plupart d'entre elles ont perdu cette liberté en grandissant; ce qui faitbien voir qu'elle tenait à la petitesse du peuple et non au peuple lui-même.

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L'histoire du monde ne fournit pas d'exemple d'une grande nation qui soit restéelongtemps en république 1, ce qui a fait dire que la chose était impraticable. Pour moi,je pense qu'il est bien imprudent à l'homme de vouloir borner le possible et jugerl'avenir, lui auquel le réel et le présent échappent tous les jours, et qui se trouve sanscesse surpris à l'improviste dans les choses qu'il connaît le mieux. Ce qu'on peut direavec certitude, C'est que l'existence d'une grande république sera toujours infinimentplus exposée que celle d'une petite.

Toutes les passions fatales aux républiques grandissent avec l'étendue du terri-toire, tandis que les vertus qui leur servent d'appui ne s'accroissent point suivant lamême mesure.

L'ambition des particuliers augmente avec la puissance de l'État; la force despartis, avec l'importance du but qu'ils se proposent; mais l'amour de la patrie, qui doitlutter contre ces passions destructives, n'est pas plus fort dans une vaste républiqueque dans une petite. Il serait même facile de prouver qu'il y est moins développé etmoins puissant. Les grandes richesses et les profondes misères, les métropoles, ladépravation des mœurs, l'égoïsme individuel, la complication des intérêts, sont autantde périls qui naissent presque toujours de la grandeur de l'État. Plusieurs de ceschoses ne nuisent point à l'existence d'une monarchie, quelques-unes même peuventconcourir à sa durée. D'ailleurs, dans les monarchies, le gouvernement a une force quilui est propre; il se sert du peuple et ne dépend pas de lui; plus le peuple est grand,plus le prince est fort; mais le gouvernement républicain ne peut opposer a ces dan-gers que l'appui de la majorité. Or, cet élément de force n'est pas plus puissant, pro-portion gardée, dans une vaste république que dans une petite. Ainsi, tandis que lesmoyens d'attaque augmentent sans cesse de nombre et de pouvoir, la force derésistance reste la même. On peut même dire qu'elle diminue, car plus le peuple estnombreux et plus la nature des esprits et des intérêts se diversifie, plus par conséquentil est difficile de former une majorité compacte.

On a pu remarquer d'ailleurs que les passions humaines acquéraient de l'intensité,non seulement par la grandeur du but qu'elles veulent atteindre, mais aussi par lamultitude d'individus qui les ressentent en même temps. Il n'est personne qui ne sesoit trouvé plus ému au milieu d'une foule agitée qui partageait son émotion, que s'ileût été seul à l'éprouver. Dans une grande république, les passions politiques devien-nent irrésistibles, non seulement parce que l'objet qu'elles poursuivent est immense,mais encore parce que des millions d'hommes les ressentent de la même manière etdans le même moment.

Il est donc permis de dire d'une manière générale que rien n'est si contraire aubien-être et à la liberté des hommes que les grands empires.

Les grands États ont cependant des avantages qui leur sont particuliers et qu'il fautreconnaître.

De même que le désir du pouvoir y est plus ardent qu'ailleurs parmi les hommesvulgaires, l'amour de la gloire y est aussi plus développé chez certaines âmes quitrouvent dans les applaudissements d'un grand peuple un objet digne de leurs effortset propre à les élever en quelque sorte au-dessus d'elles-mêmes. La pensée y reçoit en

1 Je ne parle point ici d'une confédération de petites républiques, mais d'une grande république

consolidée.

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toute chose une impulsion plus rapide et plus puissante, les idées y circulent pluslibrement, les métropoles y sont comme de vastes centres intellectuels où viennentresplendir et se combiner tous les rayons de l'esprit humain: ce fait nous expliquepourquoi les grandes nations font faire aux lumières et à la cause générale de lacivilisation des progrès plus rapides que les petites. Il faut ajouter que les découvertesimportantes exigent souvent un développement de force nationale dont le gouverne-ment d'un petit peuple est incapable; chez les grandes nations, le gouvernement a plusd'idées générales, il se dégage plus complètement de la routine des antécédents et del'égoïsme des localités. Il y a plus de génie dans ses conceptions, plus de hardiessedans ses allures.

Le bien-être intérieur est plus complet et plus répandu chez les petites nations,tant qu'elles se maintiennent en paix; mais l'état de guerre leur est plus nuisible qu'auxgrandes. Chez celles-ci l'éloignement des frontières permet quelquefois à la masse dupeuple de rester pendant des siècles éloignée du danger. Pour elle, la guerre est plutôtune cause de malaise que de ruine.

Il se présente d'ailleurs, en cette matière comme en beaucoup d'autres, une consi-dération qui domine tout le reste: C'est celle de la nécessité.

S'il n'y avait que de petites nations et point de grandes, l'humanité serait à coupsûr plus libre et plus heureuse; mais on ne peut faire qu'il n'y ait pas de grandesnations.

Ceci introduit dans le monde un nouvel élément de prospérité nationale, qui est laforce. Qu'importe qu'un peuple présente l'image de l'aisance et de la liberté, s'il se voitexposé chaque jour à être ravagé ou conquis? Qu'importe qu'il soit manufacturier etcommerçant, si un autre domine les mers et fait la loi sur tous les marchés? Lespetites nations sont souvent misérables, non point parce qu'elles sont petites, maisparce qu'elles sont faibles; les grandes prospèrent, non point parce qu'elles sontgrandes, mais parce qu'elles sont fortes. La force est donc souvent pour les nationsune des premières conditions du bonheur et même de l'existence. De là vient qu'àmoins de circonstances particulières, les petits peuples finissent toujours par êtreréunis violemment aux grands ou par s'y réunir d'eux-mêmes. je ne sache pas decondition plus déplorable que celle d'un peuple qui ne peut se défendre ni se suffire.

C'est pour unir les avantages divers qui résultent de la grandeur et de la petitessedes nations que le système fédératif a été créé.

Il suffit de jeter un regard sur les États-Unis d'Amérique pour apercevoir tous lesbiens qui découlent pour eux de l'adoption de ce système.

Chez les grandes nations centralisées, le législateur est obligé de donner aux loisun caractère uniforme que ne comporte pas la diversité des lieux et des mœurs; n'étantjamais instruit des cas particuliers, il ne peut procéder que par des règles générales;les hommes sont alors obligés de se plier aux nécessités de la législation, car lalégislation ne sait point s'accommoder aux besoins et aux mœurs des hommes; ce quiest une grande cause de troubles et de misères.

Cet inconvénient n'existe pas dans les confédérations: le Congrès règle les princi-paux actes de l'existence sociale; tout le détail en est abandonné aux législationsprovinciales.

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On ne saurait se figurer à quel point cette division de la souveraineté sert au bien-être de chacun des États dont l'Union se compose. Dans ces petites sociétés que nepréoccupe point le soin de se défendre ou de s'agrandir, toute la puissance publique ettoute l'énergie individuelle sont tournées du côté des améliorations intérieures. Legouvernement central de chaque État étant placé tout à côté des gouvernés est jour-nellement averti des besoins qui se font sentir: aussi voit-on présenter chaque annéede nouveaux plans qui, discutés dans les assemblées communales ou devant lalégislature de l'État, et reproduits ensuite par la presse, excitent l'intérêt universel et lezèle des citoyens. Ce besoin d'améliorer agite sans cesse les républiques américaineset ne les trouble pas; l'ambition du pouvoir y laisse la place à l'amour du bien-être,passion plus vulgaire, mais moins dangereuse. C'est une opinion généralementrépandue en Amérique, que l'existence et la durée des formes républicaines dans leNouveau Monde dépendent de l'existence et de la durée du système fédératif Onattribue une grande partie, des misères dans lesquelles sont plongés les nouveauxÉtats de l'Amérique du Sud à ce qu'on a voulu y établir de grandes républiques, aulieu d'y fractionner la souveraineté.

Il est incontestable, en effet, qu'aux États-Unis le goût et l'usage du gouvernementrépublicain sont nés dans les communes et au sein des assemblées provinciales. Chezune petite nation, comme le Connecticut, par exemple, où la grande affaire politiqueest l'ouverture d'un canal et le tracé d'un chemin, où l'État n'a point d'armée à payer nide guerre à soutenir, et ne saurait donner à ceux qui le dirigent ni beaucoup de riches-ses, ni beaucoup de gloire, on ne peut rien imaginer de plus naturel et de mieuxapproprié à la nature des choses que la république. Or, C'est ce même esprit répu-blicain, ce sont ces mœurs et ces habitudes d'un peuple libre qui, après avoir prisnaissance et s'être développés dans les divers États, s'appliquent ensuite sans peine àl'ensemble du pays. L'esprit public de l'Union n'est en quelque sorte lui-même qu'unrésumé du patriotisme provincial. Chaque citoyen des États-Unis transporte pour ainsidire l'intérêt que lui inspire sa petite république dans l'amour de la patrie commune.En défendant l'Union, il défend la prospérité croissante de son canton, le droit d'endiriger les affaires, et l'espérance d'y faire prévaloir des plans d'amélioration qui doi-vent l'enrichir lui-même: toutes choses qui, pour l'ordinaire, touchent plus les hommesque les intérêts généraux du pays et la gloire de la nation.

D'un autre côté, si l'esprit et les mœurs des habitants les rendent plus propres qued'autres à faire prospérer une grande république, le système fédératif a rendu la tâchebien moins difficile. La confédération de tous les États américains ne présente pas lesinconvénients ordinaires des nombreuses agglomérations d'hommes. L'Union est unegrande république quant à l'étendue; mais on pourrait en quelque sorte l'assimiler àune petite république, à cause du peu d'objets dont s'occupe son gouvernement. Sesactes sont importants, mais ils sont rares. comme la souveraineté de l'Union est gênéeet incomplète, l'usage de cette souveraineté n'est point dangereux pour la liberté. Iln'excite pas non plus ces désirs immodérés de pouvoir et de bruit qui sont si funestesaux grandes républiques. Comme tout n'y vient point aboutir nécessairement à uncentre commun, on n'y voit ni vastes métropoles, ni richesses immenses, ni grandesmisères, ni subites révolutions. Les passions politiques, au lieu de s'étendre en uninstant, comme une nappe de feu, sur toute la surface du pays, vont se briser contreles intérêts et les passions individuelles de chaque État.

Dans l'Union cependant, comme chez un seul et même peuple, circulent librementles choses et les idées. Rien n'y arrête l'essor de l'esprit d'entreprise. Son gouver-

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nement appelle à lui les talents et les lumières. En dedans des frontières de l'Unionrègne une paix profonde, comme dans l'intérieur d'un pays soumis au même empire;en dehors, elle prend rang parmi les plus puissantes nations de la terre; elle offre aucommerce étranger plus de huit cents lieues de rivage; et tenant dans ses mains lesclefs de tout un monde, elle fait respecter son pavillon jusqu'aux extrémités des mers.

L'Union est libre et heureuse comme une petite nation, glorieuse et forte commeune grande.

CE QUI FAIT QUE LE SYSTÈME FÉDÉRAL N'EST PAS À LAPORTÉE DE TOUS LES PEUPLES, ET CE QUI A PERMIS AUXANGLO-AMÉRICAINS DE L'ADOPTER

Il y a dans tout système fédéral des vices inhérents que le législateur ne peut combattre. -Complication de tout système fédéral. - Il exige des gouvernés un usage journalier de leurintelligence. - Science pratique des Américains en matière de gouvernement. Faiblesse rela-tive du gouvernement de l'Union, autre vice inhérent au système fédéral. - Les Américainsl'ont rendu moins grave, mais n'ont pu le détruire. - La souveraineté des États particuliers Plusfaible en apparence, plus forte en réalité que celle de l'Union. - Pourquoi. - Il faut donc qu'ilexiste, indépendamment des lois, des causes naturelles d'union chez les peuples confédérés. -Quelles sont ces causes parmi les Anglo-Américains. - Le Maine et la Géorgie, éloignés l'unde l'autre de quatre cents lieues, plus naturellement unis que la Normandie et la Bretagne. -Que la guerre est le principal écueil des confédérations. - Ceci prouvé par l'exemple même desÉtats-Unis. - L'Union n'a pas de grandes guerres à craindre. - Pourquoi. - Dangers que cour-raient les peuples de l'Europe en adoptant le système fédéral des Américains.

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Le législateur parvient quelquefois, après mille efforts, à exercer une influenceindirecte sur la destinée des nations, et alors on célèbre son génie, tandis que souventla position géographique du pays, sur laquelle il ne peut rien, un état social qui s'estcréé sans son concours, des mœurs et des idées dont il ignore l'origine, un point dedépart qu'il ne connaît pas, impriment à la société des mouvements irrésistibles contrelesquels il lutte en vain, et qui l'entraînent à son tour.

Le législateur ressemble à l'homme qui trace sa route au milieu des mers. Il peutaussi diriger le vaisseau qui le porte, mais il ne saurait en changer la structure, créerles vents, ni empêcher l'Océan de se soulever sous ses pieds.

J'ai montré quels avantages les Américains retirent du système fédéral. Il me resteà faire comprendre ce qui leur a permis d'adopter ce système; car il n'est pas donné àtous les peuples de jouir de ses bienfaits.

On trouve dans le système fédéral des vices accidentels naissant des lois; ceux-làpeuvent être corrigés par les législateurs. On en rencontre d'autres qui, étant inhérentsau système, ne sauraient être détruits par les peuples qui l'adoptent. Il faut donc queces peuples trouvent en eux-mêmes la force nécessaire pour supporter les imper-fections naturelles de leur gouvernement.

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Parmi les vices inhérents à tout système fédéral, le plus visible de tous est lacomplication des moyens qu'il emploie. Ce système met nécessairement en présencedeux souverainetés. Le législateur parvient à rendre les mouvements de ces deuxsouverainetés aussi simples et aussi égaux que possible, et peut les renfermer toutesles deux dans des sphères d'action nettement tracées; mais il ne saurait faire qu'il n'yen ait qu'une, ni empêcher qu'elles ne se touchent en quelque endroit.

Le système fédératif repose donc, quoi qu'on fasse, sur une théorie compliquée,dont l'application exige, dans les gouvernés, un usage journalier des lumières de leurraison.

Il n'y a, en général, que les conceptions simples qui s'emparent de l'esprit dupeuple. Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans lemonde qu'une idée vraie, mais complexe. De là vient que les partis, qui sont commede petites nations dans une grande, se hâtent toujours d'adopter pour symbole un nomou un principe qui, souvent, ne représente que très incomplètement le but qu'ils seproposent et les moyens qu'ils emploient, mais sans lequel ils ne pourraient subsisterni se mouvoir. Les gouvernements qui ne reposent que sur une seule idée ou sur unseul sentiment facile à définir ne sont peut-être pas les meilleurs, mais ils sont à coupsûr les plus forts et les plus durables.

Lorsqu'on examine la Constitution des États-Unis, la plus parfaite de toutes lesconstitutions fédérales connues, on est effrayé, au contraire, de la multitude de con-naissances diverses et du discernement qu'elle suppose chez ceux qu'elle doit régir. Legouvernement de l'Union repose presque tout entier sur des fictions légales. L'Unionest une nation idéale qui n'existe pour ainsi dire que dans les esprits, et dont l'intelli-gence seule découvre l'étendue et les bornes.

La théorie générale étant bien comprise, restent les difficultés d'application; ellessont sans nombre, car la souveraineté de l'Union est tellement engagée dans celle desÉtats, qu'il est impossible, au premier coup d’œil, d'apercevoir leurs limites. Tout estconventionnel et artificiel dans un pareil gouvernement, et il ne saurait convenir qu'àun peuple habitué depuis longtemps à diriger lui-même ses affaires, et chez lequel lascience politique est descendue jusque dans les derniers rangs de la société. je n'aijamais plus admiré le bon sens et l'intelligence pratique des Américains que dans lamanière dont ils échappent aux difficultés sans nombre qui naissent de leur Consti-tution fédérale. Je n'ai presque jamais rencontré d'homme du peuple, en Amérique,qui ne discernât avec une surprenante facilité les obligations nées des lois du Congrèset celles dont l'origine est dans les lois de son État, et qui, après avoir distingué lesobjets placés dans les attributions générales de l'Union de ceux que la législaturelocale doit régler, ne pût indiquer le point où commence la compétence des coursfédérales et la limite où s'arrête celle des tribunaux de l'État.

La Constitution des États-Unis ressemble à ces belles créations de l'industriehumaine qui comblent de gloire et de biens ceux qui les inventent, mais qui restentstériles en d'autres mains.

C'est ce que le Mexique a fait voir de nos jours.

Les habitants du Mexique, voulant établir le système fédératif, prirent pourmodèle et copièrent presque entièrement la Constitution fédérale des Anglo-Améri-

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cains leurs voisins 1. Mais en transportant chez eux la lettre de la loi, ils ne purenttransporter en même temps l'esprit qui la vivifie. On les vit donc s'embarrasser sanscesse parmi les rouages de leur double gouvernement. La souveraineté des États etcelle de l'Union, sortant du cercle que la Constitution avait tracé, pénétrèrent chaquejour l'une dans l'autre. Actuellement encore, le Mexique est sans cesse entraîné del'anarchie au despotisme militaire, et du despotisme militaire à l'anarchie.

Le second et le plus funeste de tous les vices, que je regarde comme inhérent ausystème fédéral lui-même, C'est la faiblesse relative du gouvernement de l'Union.

Le principe sur lequel reposent toutes les confédérations est le fractionnement dela souveraineté. Les législateurs rendent ce fractionnement peu sensible; ils ledérobent même pour un temps aux regards, mais ils ne sauraient faire qu'il n'existepas. Or, une souveraineté fractionnée sera toujours plus faible qu'une souverainetécomplète.

On a vu, dans l'exposé de la Constitution des États-Unis, avec quel art les Améri-cains, tout en renfermant le pouvoir de l'Union dans le cercle restreint des gouverne-ments fédéraux, sont cependant parvenus à lui donner l'apparence et, jusqu'à un cer-tain point, la force d'un gouvernement national.

En agissant ainsi, les législateurs de l'Union ont diminué le danger naturel desconfédérations; mais ils n'ont pu le faire disparaître entièrement.

Le gouvernement américain, dit-on, ne s'adresse point aux États: il fait parvenirimmédiatement ses injonctions jusqu'aux citoyens, et les plie isolément sous l'effortde la volonté commune.

Mais si la loi fédérale heurtait violemment les intérêts et les préjugés d'un État, nedoit-on pas craindre que chacun des citoyens de cet État ne se crût intéressé dans lacause de l'homme qui refuse d'obéir? Tous les citoyens de l'État, se trouvant ainsilésés en même temps et de la même manière, par l'autorité de l'Union, en vain legouvernement fédéral chercherait-il à les isoler pour les combattre: ils sentiraientinstinctivement qu'ils doivent s'unir pour se défendre, et ils trouveraient une organi-sation toute préparée dans la portion de souveraineté dont on a laissé jouir leur État.La fiction disparaîtrait alors pour faire place à la réalité, et l'on pourrait voir lapuissance organisée d'une partie du territoire en lutte avec l'autorité centrale.

J'en dirai autant de la justice fédérale. Si, dans un procès particulier, les tribunauxde l'Union violaient une loi importante d'un État, la lutte, sinon apparente, au moinsréelle, serait entre l'État lésé représenté par un citoyen, et l'Union représentée par sestribunaux 2.

1 Voyez la Constitution mexicaine de 1824.2 Exemple: la Constitution a donné à l'Union le droit de faire vendre pour son compte les terres

inoccupées. je suppose que l'Ohio revendique ce même droit pour celles qui sont renfermées dansses limites, sous le prétexte que la Constitution n'a voulu parler que du territoire qui n'est encoresoumis à aucune juridiction d'État, et qu'en conséquence il veuille lui-même les vendre. Laquestion judiciaire se poserait, il est vrai, entre les acquéreurs qui tiennent leur titre de l'Union etles acquéreurs qui tiennent leur titre de l'État, et non pas entre I'Union et l'Ohio. Mais si la Courdes États-Unis ordonnait que l'acquéreur fédéral fût mis en possession, et que les tribunaux del'Ohio maintinssent dans ses biens son compétiteur, alors que deviendrait la fiction légale ?

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Il faut avoir bien peu d'expérience des choses de ce monde pour s'imaginerqu'après avoir laissé aux passions des hommes un moyen de se satisfaire, on les em-pêchera toujours, à l'aide de fictions légales, de l'apercevoir et de s'en servir.

Les législateurs américains, en rendant moins probable la lutte entre les deuxsouverainetés, n'en ont donc pas détruit les causes.

On peut même aller plus loin, et dire qu'ils n'ont pu, en cas de lutte, assurer aupouvoir fédéral la prépondérance.

Ils donnèrent à l'Union de l'argent et des soldats, mais les États gardèrent l'amouret les préjugés des peuples.

La souveraineté de l'Union est un être abstrait qui ne se rattache qu'à un petitnombre d'objets extérieurs. La souveraineté des États tombe sous tous les sens; on lacomprend sans peine; on la voit agir à chaque instant. L'une est nouvelle, l'autre estnée avec le peuple lui-même.

La souveraineté de l'Union est l’œuvre de l'art. La souveraineté des États est natu-relle; elle existe par elle-même, sans efforts, comme l'autorité du père de famille.

La souveraineté de l'Union ne touche les hommes que par quelques grandsintérêts; elle représente une patrie immense, éloignée, un sentiment vague et indéfini.La souveraineté des États enveloppe chaque citoyen, en quelque sorte, et le prendchaque jour en détail. C'est elle qui se charge de garantir sa propriété, sa liberté, savie; elle influe à tout moment sur son bien-être ou sa misère.

La souveraineté des États s'appuie sur les souvenirs, sur les habitudes, sur lespréjugés locaux, sur l'égoïsme de province et de famille; en un mot, sur toutes leschoses qui rendent l'instinct de la patrie si puissant dans le cœur de l'homme. Com-ment douter de ses avantages ?

Puisque les législateurs ne peuvent empêcher qu'il ne survienne, entre les deuxsouverainetés que le système fédéral met en présence, des collisions dangereuses, ilfaut donc qu'à leurs efforts pour détourner les peuples confédérés de la guerre, il sejoigne des dispositions particulières qui portent ceux-ci à la paix.

Il résulte de là que le pacte fédéral ne saurait avoir une longue existence, s'il nerencontre, dans les peuples auxquels il s'applique, un certain nombre de conditionsd'union qui leur rendent aisée cette vie commune et facilitent la tâche du gouver-nement.

Ainsi, le système fédéral, pour réussir, n'a pas seulement besoin de bonnes lois, ilfaut encore que les circonstances le favorisent.

Tous les peuples qu'on a vus se confédérer avaient un certain nombre d'intérêtscommuns, qui formaient comme les liens intellectuels de l'association.

Mais outre les intérêts matériels, l'homme a encore des idées et des sentiments.Pour qu'une confédération subsiste longtemps, il n'est pas moins nécessaire qu'il y aithomogénéité dans la civilisation que dans les besoins des divers peuples qui la com-

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posent. Entre la civilisation du canton de Vaud et celle du canton d'Uri il y a commedu XIXe siècle au XVe : aussi la Suisse n'a-t-elle jamais eu, à vrai dire, de gouverne-ment fédéral. L'Union entre ses différents cantons n'existe que sur la carte; et l'on s'enapercevrait bien, si une autorité centrale voulait appliquer les mêmes lois à tout leterritoire.

Il y a un fait qui facilite admirablement, aux États-Unis, l'existence dugouvernement fédéral. Les différents États ont non seulement les mêmes intérêts àpeu près, la même origine et la même langue, mais encore le même degré de civilisa-tion; ce qui rend presque toujours l'accord entre eux chose facile. je ne sais s'il y a sipetite nation européenne qui ne présente un aspect moins homogène dans ses diffé-rentes parties que le peuple américain, dont le territoire est aussi grand que la moitiéde l'Europe.

De l'État du Maine à l'État de Géorgie, on compte environ quatre cents lieues. Ilexiste cependant moins de différence entre la civilisation du Maine et celle de laGéorgie qu'entre la civilisation de la Normandie et celle de la Bretagne. Le Maine etla Géorgie, placés aux deux extrémités d'un vaste empire, trouvent donc naturelle-ment plus de facilités réelles à former une confédération que la Normandie et laBretagne, qui ne sont séparées que par un ruisseau.

À ces facilités, que les mœurs et les habitudes du peuple offraient aux législateursaméricains, s'en joignaient d'autres qui naissaient de la position géographique dupays. Il faut principalement attribuer à ces dernières l'adoption et le maintien dusystème fédéral.

Le plus important de tous les actes qui peuvent signaler la vie d'un peuple, C'est laguerre. Dans la guerre, un peuple agit comme un seul individu vis-à-vis des peuplesétrangers: il lutte pour son existence même.

Tant qu'il n'est question que de maintenir la paix dans l'intérieur d'un pays et defavoriser sa prospérité, l'habileté dans le gouvernement, la raison dans les gouvernés,et un certain attachement naturel que les hommes ont presque toujours pour leurpatrie, peuvent aisément suffire; mais pour qu'une nation se trouve en état de faire unegrande guerre, les citoyens doivent s'imposer des sacrifices nombreux et pénibles.Croire qu'un grand nombre d'hommes seront capables de se soumettre d'eux-mêmes àde pareilles exigences sociales, C'est bien mal connaître l'humanité.

De là vient que tous les peuples qui ont eu à faire de grandes guerres ont étéamenés, presque malgré eux, à accroître les forces du gouvernement. Ceux qui n'ontpas pu y réussir ont été conquis. Une longue guerre place presque toujours les nationsdans cette triste alternative, que leur défaite les livre à la destruction, et leur triompheau despotisme.

C'est donc, en général, dans la guerre que se révèle, d'une manière plus visible etplus dangereuse, la faiblesse d'un gouvernement; et j'ai montré que le vice inhérentdes gouvernements fédéraux était d'être très faibles.

Dans le système fédératif, non seulement il n'y a point de centralisation adminis-trative ni rien qui en approche, mais la centralisation gouvernementale elle-mêmen'existe qu'incomplètement, ce qui est toujours une grande cause de faiblesse, lors-qu'il faut se défendre contre des peuples chez lesquels elle est complète.

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Dans la Constitution fédérale des États-Unis, celle de toutes où le gouvernementcentral est revêtu de plus de forces réelles, ce mal se fait encore vivement sentir.

Un seul exemple permettra au lecteur d'en juger.

La Constitution donne au Congrès le droit d'appeler la milice des différents Étatsau service actif, lorsqu'il s'agit d'étouffer une insurrection ou de repousser uneinvasion; un autre article dit que dans ce cas le président des États-Unis est lecommandant en chef de la milice.

Lors de la guerre de 1812, le Président donna l'ordre aux milices du Nord de seporter vers les frontières; le Connecticut et le Massachusetts, dont la guerre lésait lesintérêts, refusèrent d'envoyer leur contingent.

La Constitution, dirent-ils, autorise le gouvernement fédéral à se servir des mili-ces en cas d'insurrection et d'invasion; or il n'y a, quant à présent, ni insurrection niinvasion. Ils ajoutèrent que la même Constitution qui donnait à l'Union le droit d'ap-peler les milices en service actif laissait aux États le droit de nommer les officiers; ils'ensuivait, selon eux, que, même à la guerre, aucun officier de l'Union n'avait le droitde commander les milices, excepté le Président en personne. Or, il s'agissait de servirdans une armée commandée par un autre que lui.

Ces absurdes et destructives doctrines reçurent non seulement la sanction desgouverneurs et de la législature, mais encore celle des cours de justice de ces deuxÉtats; et le gouvernement fédéral fut contraint de chercher ailleurs les troupes dont ilmanquait 1.

D'où vient donc que l'Union américaine, toute protégée qu'elle est par la perfec-tion relative de ses lois, ne se dissout pas au milieu d'une grande guerre? C'est qu'ellen'a point de grandes guerres à craindre.

Placée au centre d'un continent immense, où l'industrie humaine peut s'étendresans bornes, l'Union est presque aussi isolée du monde que si elle se trouvait resserréede tous côtés par l'Océan.

Le Canada ne compte qu'un million d'habitants; sa population est divisée en deuxnations ennemies. Les rigueurs du climat limitent l'étendue de son territoire et fermentpendant six mois ses ports.

Du Canada au golfe du Mexique, on rencontre encore quelques tribus sauvages àmoitié détruites, que six mille soldats poussent devant eux.

1 Kent's Commentaries, vol. I, p. 244. Remarquez que j'ai choisi l'exemple cité plus haut dans des

temps postérieurs à l'établissement de la Constitution actuelle. Si j'avais voulu remonter à l'époquede la première confédération, j'aurais signalé des faits bien plus concluants encore. Alors il régnaitun véritable enthousiasme dans la nation; la révolution était représentée par un hommeéminemment populaire, et pourtant, à cette époque, le Congrès ne disposait, à proprement parler,de rien. Les hommes et l'argent lui manquaient à tous moments; les plans les mieux combinés parlui échouaient dans l'exécution, et l'Union, toujours sur le point de périr, fut sauvée bien plus par lafaiblesse de ses ennemis que par sa propre force.

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Au sud, l'Union touche par un point à l'empire du Mexique; C'est de là probable-ment que viendront un jour les grandes guerres. Mais, pendant longtemps encore,l'état peu avancé de la civilisation, la corruption des mœurs et la misère empêcherontle Mexique de prendre un rang élevé parmi les nations. Quant aux puissances del'Europe, leur éloignement les rend peu redoutables.

Le grand bonheur des États-Unis n'est donc pas d'avoir trouvé une Constitutionfédérale qui leur permette -de soutenir de grandes guerres, mais d'être tellement situésqu'il n'y en a pas pour eux à craindre.

Nul ne saurait apprécier plus que moi les avantages du système fédératif. J'y voisl'une des plus puissantes combinaisons en faveur de la prospérité et de la liberté hu-maines. J'envie le sort des nations auxquelles il a été permis de l'adopter. Mais je merefuse pourtant à croire que des peuples confédérés puissent lutter longtemps, à égali-té de force, contre une nation où la puissance gouvernementale serait centralisée.

Le peuple qui, en présence des grandes monarchies militaires de l'Europe, vien-drait à fractionner sa souveraineté, me semblerait abdiquer, par ce seul fait, son pou-voir, et peut-être son existence et son nom.

Admirable position du Nouveau Monde, qui fait que l'homme n'y a encore d'enne-mis que lui-même! Pour être heureux et libre, il lui suffit de le vouloir.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 6

De la Démocratie en Amérique I

Deuxième partie

Jusqu'à présent j'ai examiné les institutions, j'ai parcouru les lois écrites, j'ai peintles formes actuelles de la société politique aux États-Unis.

Mais au-dessus de toutes les institutions et en dehors de toutes les formes résideun pouvoir souverain, celui du peuple, qui les détruit ou les modifie à son gré.

Il me reste à faire connaître par quelles voies procède ce pouvoir, dominateur deslois; quels sont ses instincts, ses passions; quels ressorts secrets le poussent, leretardent, ou le dirigent dans sa marche irrésistible; quels effets produit sa toute-puissance, et quel avenir lui est réservé.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 7

De la Démocratie en Amérique IDeuxième partie

CHAPITRE IComment on peut dire rigoureusementqu'aux États-Unisc'est le peuple qui gouverne

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En Amérique, le peuple nomme celui qui fait la loi et celui qui l'exécute; lui-même forme le jury qui punit les infractions à la loi. Non seulement les institutionssont démocratiques dans leur principe, mais encore dans tous leurs développements;ainsi le peuple nomme directement ses représentants et les choisit en général tous lesans, afin de les tenir plus complètement dans sa dépendance. C'est donc réellement lepeuple qui dirige, et, quoique la forme du gouvernement soit représentative, il est évi-dent que les opinions, les préjugés, les intérêts et même les passions du peuple nepeuvent trouver d'obstacles durables qui les empêchent de se produire dans ladirection journalière de la société.

Aux États-Unis, comme dans tous les pays où le peuple règne, C'est la majoritéqui gouverne au nom du peuple.

Cette majorité se compose principalement des citoyens paisibles qui, soit pargoût, soit par intérêt, désirent sincèrement le bien du pays. Autour d'eux s'agitent sanscesse les partis, qui cherchent à les attirer dans leur sein et à s'en faire un appui.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 8

De la Démocratie en Amérique IDeuxième partie

CHAPITRE IIDes partis aux États-Unis

Il faut faire une grande division entre les partis. - Partis qui sont entre eux comme des na-tions rivales. - Partis proprement dits. - Différence entre les grands et les petits partis. - Dansquels temps ils naissent. - Leurs divers caractères. - L'Amérique a eu de grands partis. - Ellen'en a plus. - Fédéralistes. - Républicains. - Défaite des fédéralistes. - Difficulté de créer auxÉtats-Unis des partis. - Ce qu'on fait pour y parvenir. - Caractère aristocratique ou démocra-tique qui se retrouve dans tous les partis. - Lutte du général Jackson contre la banque.

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Je dois établir d'abord une grande division entre les Partis.

Il est des pays si vastes que les différentes populations qui les habitent, quoiqueréunies sous la même souveraineté, ont des intérêts contradictoires, d'où naît entreelles une opposition permanente. Les diverses fractions d'un même peuple ne formentpoint alors, à proprement parler, des partis, mais des nations distinctes; et si la guerrecivile vient à naître, il y a conflit entre des peuples rivaux plutôt que lutte entre desfactions.

Mais quand les citoyens diffèrent entre eux sur des points qui intéressent égale-ment toutes les portions du pays, tels, par exemple, que les principes généraux dugouvernement, alors on voit naître ce que j'appellerai véritablement des partis.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 9

Les partis sont un mal inhérent aux gouvernements libres; mais ils n'ont pas danstous les temps le même caractère et les mêmes instincts.

Il arrive des époques où les nations se sentent tourmentées de maux si grands, quel'idée d'un changement total dans leur Constitution politique se présente à leur pensée.Il y en a d'autres où le malaise est plus profond encore, et où l'état social lui-même estcompromis. C'est le temps des grandes révolutions et des grands partis.

Entre ces siècles de désordres et de misères, il s'en rencontre d'autres où les socié-tés se reposent et où la race humaine semble reprendre haleine. Ce n'est encore là, àvrai dire, qu'une apparence; le temps ne suspend pas plus sa marche pour les peuplesque pour les hommes; les uns et les autres s'avancent chaque jour vers un avenir qu'ilsignorent; et lorsque nous les croyons stationnaires, C'est que leurs mouvements nouséchappent. Ce sont des gens qui marchent; ils paraissent immobiles a ceux quicourent.

Quoi qu'il en soit, il arrive des époques où les changements qui s'opèrent dans laConstitution politique et l'état social des peuples sont si lents et si insensibles que leshommes pensent être arrivés à un état final; l'esprit humain se croit alors fermementassis sur certaines bases et ne porte pas ses regards au-delà d'un certain horizon.

C'est le temps des intrigues et des petits partis.

Ce que j'appelle les grands partis politiques sont ceux qui s'attachent aux principesplus qu'à leurs conséquences; aux généralités et non aux cas particuliers; aux idées etnon aux hommes. Ces partis ont, en général, des traits plus nobles, des passions plusgénéreuses, des convictions plus réelles, une allure plus franche et plus hardie que lesautres. L'intérêt particulier, qui joue toujours le plus grand rôle dans les passionspolitiques, se cache ici plus habilement sous le voile de l'intérêt public; il parvientmême quelquefois à se dérober aux regards de ceux qu'il anime et fait agir.

Les petits partis, au contraire, sont en général sans foi politique. Comme ils ne sesentent pas élevés et soutenus par de grands objets, leur caractère est empreint d'unégoïsme qui se produit ostensiblement à chacun de leurs actes. Ils s'échauffent tou-jours à froid; leur langage est violent, mais leur marche est timide et incertaine. Lesmoyens qu'ils emploient sont misérables comme le but même qu'ils se proposent. Delà vient que quand un temps de calme succède à une révolution violente, les grandshommes semblent disparaître tout à coup et les âmes se renfermer en elles-mêmes.

Les grands partis bouleversent la société, les petits l'agitent; les uns la déchirent etles autres la dépravent; les premiers la sauvent quelquefois en l'ébranlant, les secondsla troublent toujours sans profit.

L'Amérique a eu de grands partis; aujourd'hui ils n'existent plus: elle y a beaucoupgagné en bonheur, mais non en moralité.

Lorsque la guerre de l'Indépendance eut pris fin et qu'il s'agit d'établir les bases dunouveau gouvernement, la nation se trouva divisée entre deux opinions. Ces opinionsétaient aussi anciennes que le monde, et on les retrouve sous différentes formes etrevêtues de noms divers dans toutes les sociétés libres. L'une voulait restreindre lepouvoir populaire, l'autre l'étendre indéfiniment.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 10

La lutte entre ces deux opinions ne prit jamais chez les Américains le caractère deviolence qui l'a souvent signalée ailleurs. En Amérique, les deux partis étaientd'accord sur les points les plus essentiels. Aucun des deux, pour vaincre, n'avait à dé-truire un ordre ancien, ni à bouleverser tout un état social. Aucun des deux, par consé-quent, ne rattachait un grand nombre d'existences individuelles au triomphe de sesprincipes. Mais ils touchaient à des intérêts immatériels du premier ordre, tels quel'amour de l'égalité et de l'indépendance. C'en était assez pour soulever de violentespassions.

Le parti qui voulait restreindre le pouvoir populaire chercha surtout à faire l'appli-cation de ses doctrines à la Constitution de l'Union, ce qui lui valut le nom de fédéral.

L'autre, qui se prétendait l'amant exclusif de la liberté, prit le titre de républicain.

L'Amérique est la terre de la démocratie. Les fédéralistes furent donc toujours enminorité; mais ils comptaient dans leurs rangs presque tous les grands hommes que laguerre de l'Indépendance avait fait naître, et leur puissance morale était très étendue.Les circonstances leur furent d'ailleurs favorables. La ruine de la première confédé-ration fit craindre au peuple de tomber dans l'anarchie, et les fédéralistes profitèrentde cette disposition passagère. Pendant dix ou douze ans, ils dirigèrent les affaires etpurent appliquer, non tous leurs principes, mais quelques-uns d'entre eux; car lecourant opposé devenait de jour en jour trop violent pour qu'on osât lutter contre lui.

En 1801, les républicains s'emparèrent enfin du gouvernement. Thomas Jeffersonfut nommé président; il leur apporta l'appui d'un nom célèbre, d'un grand talent etd'une immense popularité.

Les fédéralistes ne s'étaient jamais maintenus que par des moyens artificiels et àl'aide de ressources momentanées; c'étaient la vertu ou les talents de leurs chefs, ainsique le bonheur des circonstances, qui les avaient poussés au pouvoir. Quand lesrépublicains y arrivèrent à leur tour, le parti contraire fut comme enveloppé au milieud'une inondation subite. Une immense majorité se déclara contre lui, et il se vit sur-le-champ en si petite minorité, qu'aussitôt il désespéra de lui-même. Depuis ce moment,le parti républicain ou démocratique a marché de conquêtes en conquêtes, et s'estemparé de la société tout entière.

Les fédéralistes se sentant vaincus, sans ressources et se voyant isolés au milieude la nation, se divisèrent, les uns se joignirent aux vainqueurs; les autres déposèrentleur bannière et changèrent de nom. Il y a déjà un assez grand nombre d'années qu'ilsont entièrement cessé d'exister comme parti.

Le passage des fédéralistes au pouvoir est, à mon avis, l'un des événements lesplus heureux qui aient accompagné la naissance de la grande union américaine. Lesfédéralistes luttaient contre la pente irrésistible de leur siècle et de leur pays. Quelleque fût la bonté ou le vice de leurs théories, elles avaient le tort d'être inapplicablesdans leur entier à la société qu'ils voulaient régir; ce qui est arrivé sous Jeffersonserait donc arrivé tôt ou tard. Mais leur gouvernement laissa du moins à la nouvellerépublique le temps de s'asseoir, et lui permit ensuite de supporter sans inconvénientle développement rapide des doctrines qu'ils avaient combattues. Un grand nombre deleurs principes finit d'ailleurs par s'introduire dans le symbole de leurs adversaires; et

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 11

la Constitution fédérale, qui subsiste encore de notre temps, est un monument durablede leur patriotisme et de leur sagesse.

Ainsi donc, de nos jours, on n'aperçoit point aux États-Unis de grands partis poli-tiques. On y rencontre bien des partis qui menacent l'avenir de l'Union; mais il n'enexiste pas qui paraissent s'attaquer à la forme actuelle du gouvernement et à la marchegénérale de la société. Les partis qui menacent l'Union reposent, non sur desprincipes, mais sur des intérêts matériels. Ces intérêts constituent dans les différentesprovinces d'un si vaste empire des nations rivales plutôt que des partis. C'est ainsiqu'on a vu dernièrement le Nord soutenir le système des prohibitions commerciales,et le Sud prendre les armes en faveur de la liberté du commerce, par la seule raisonque le Nord est manufacturier et le Sud cultivateur, et que le système restrictif agit auprofit de l'un et au détriment de l'autre.,

À défaut des grands partis, les États-Unis fourmillent de petits, et l'opinion publi-que se fractionne à l'infini sur des questions de détails. On ne saurait imaginer lapeine qu'on s'y donne pour créer des partis; ce n'est pas chose aisée de notre temps.Aux États-Unis, point de haine religieuse, parce que la religion est universellementrespectée et qu'aucune secte n'est dominante; point de haine de classes, parce que lepeuple est tout, et que nul n'ose encore lutter avec lui; enfin point de misères publi-ques à exploiter, parce que l'état matériel du pays offre une si immense carrière àl'industrie, qu'il suffit de laisser l'homme à lui-même pour qu'il fasse des prodiges. Ilfaut bien pourtant que l'ambition parvienne à créer des partis, car il est difficile derenverser celui qui tient le pouvoir, par la seule raison qu'on veut prendre sa place.Toute l'habileté des hommes politiques consiste donc à composer des partis: unhomme politique, aux États-Unis, cherche d'abord à discerner son intérêt et à voirquels sont les intérêts analogues qui pourraient se grouper autour du sien; il s'occupeensuite à découvrir s'il n'existerait pas par hasard, dans le monde, une doctrine ou unprincipe qu'on pût placer convenablement à la tête de la nouvelle association, pour luidonner le droit de se produire et de circuler librement. C'est comme qui dirait leprivilège du roi que nos pères imprimaient jadis sur la première feuille de leursouvrages, et qu'ils incorporaient au livre, bien qu'il n'en fit point partie.

Ceci fait, on introduit la nouvelle puissance dans le monde politique.

Pour un étranger, presque toutes les querelles domestiques des Américains parais-sent, au premier abord, incompréhensibles ou puériles, et l'on ne sait si l'on doit pren-dre en pitié un peuple qui s'occupe sérieusement de semblables misères, ou lui envierle bonheur de pouvoir s'en occuper.

Mais lorsqu'on vient à étudier avec soin les instincts secrets qui, en Amérique,gouvernent les factions, on découvre aisément que la plupart d'entre elles se ratta-chent plus ou moins à l'un ou à l'autre des deux grands partis qui divisent les hommes,depuis qu'il y a des sociétés libres. À mesure qu'on pénètre plus profondément dans lapensée intime de ces partis, on s'aperçoit que les uns travaillent à resserrer l'usage dela puissance publique, les autres à l'étendre.

Je ne dis point que les partis américains aient toujours pour but ostensible nimême pour but caché de faire prévaloir l'aristocratie ou la démocratie dans le pays; jedis que les passions aristocratiques ou démocratiques se retrouvent aisément au fondde tous les partis; et que, bien qu'elles s'y dérobent aux regards, elles en forment com-me le point sensible et l'âme.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 12

Je citerai un exemple récent: le Président attaque la banque des États-Unis; lepays s'émeut et se divise; les classes éclairées se rangent en général du côté de la ban-que, le peuple en faveur du Président. Pensez-vous que le peuple a su discerner lesraisons de son opinion au milieu des détours d'une question si difficile, et où les hom-mes expérimentés hésitent ? Nullement. Mais la banque est un grand établissementqui a une existence indépendante; le peuple, qui détruit ou élève toutes les puissances,ne peut rien sur elle, cela l'étonne. Au milieu du mouvement universel de la société,ce point immobile choque ses regards, et il veut voir s'il ne parviendra pas à le mettreen branle comme le reste.

DES RESTES DU PARTI ARISTOCRATIQUEAUX ÉTATS-UNIS

Opposition secrète des riches à la démocratie. - Ils se retirent dans la vie privée. - Goûtqu'ils montrent dans l'intérieur de leur demeure pour les plaisirs exclusifs et le luxe. - Leursimplicité au-dehors. - Leur condescendance affectée pour le peuple.

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Il arrive quelquefois, chez un peuple divisé d'opinions, que l'équilibre entre lespartis venant à se rompre, l'un d'eux acquiert une prépondérance irrésistible. Il brisetous les obstacles, accable son adversaire et exploite la société entière à son profit.Les vaincus, désespérant alors du succès, se cachent ou se taisent. Il se fait une immo-bilité et un silence universels. La nation semble réunie dans une même pensée. Leparti vainqueur se lève et dit: « J'ai rendu la paix au pays, on me doit des actions degrâces. »

Mais sous cette unanimité apparente se cachent encore des divisions profondes etune opposition réelle.

C'est ce qui arriva en Amérique: quand le parti démocratique eut obtenu la pré-pondérance, on le vit s'emparer de la direction exclusive des affaires. Depuis, il n'acessé de modeler les mœurs et les lois sur ses désirs.

De nos jours, on peut dire qu'aux États-Unis les classes riches de la société sontpresque entièrement hors des affaires politiques, et que la richesse, loin d'y être undroit, y est une cause réelle de défaveur et un obstacle pour parvenir au pouvoir.

Les riches aiment donc mieux abandonner la lice que d'y soutenir une luttesouvent inégale contre les plus pauvres de leurs concitoyens. Ne pouvant pas prendredans la vie publique un rang analogue à celui qu'ils occupent dans la vie privée, ilsabandonnent la première pour se concentrer dans la seconde. Ils forment au milieu del'État comme une société particulière qui a ses goûts et ses jouissances à part.

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Le riche se soumet à cet état de choses comme à un mal irrémédiable; il évitemême avec grand soin de montrer qu'il le blesse; on l'entend donc vanter en public lesdouceurs du gouvernement républicain et les avantages des formes démocratiques.Car, après le fait de haïr leurs ennemis, qu'y a-t-il de plus naturel aux hommes que deles flatter ?

Voyez-vous cet opulent citoyen ? ne dirait-on pas un juif du Moyen Âge quicraint de laisser soupçonner ses richesses ? Sa mise est simple, sa démarche estmodeste; entre les quatre murailles de sa demeure on adore le luxe; il ne laisse péné-trer dans ce sanctuaire que quelques hôtes choisis qu'il appelle insolemment seségaux. On ne rencontre point de noble en Europe qui se montre plus exclusif que luidans ses plaisirs, plus envieux des moindres avantages qu'une position privilégiéeassure. Mais le voici qui sort de chez lui pour aller travailler dans un réduit poudreuxqu'il occupe au centre de la ville et des affaires, et où chacun est libre de venirl'aborder. Au milieu du chemin, son cordonnier vient à passer, et ils s'arrêtent: tousdeux se mettent alors à discourir. Que peuvent-ils dire ? Ces deux citoyens s'occupentdes affaires de l'État, et ils ne se quitteront pas sans s'être serré la main.

Au fond de cet enthousiasme de convention et au milieu de ces formes obséqui-euses envers le pouvoir dominant, il est facile d'apercevoir dans les riches un granddégoût pour les institutions démocratiques de leur pays. Le peuple est un pouvoirqu'ils craignent et qu'ils méprisent. Si le mauvais gouvernement de la démocratieamenait un jour une crise politique; si la monarchie se présentait jamais aux États-Unis comme une chose praticable, on découvrirait bientôt la vérité de ce que j'avance.

Les deux grandes armes qu'emploient les partis pour réussir sont les journaux etles associations.

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De la Démocratie en Amérique IDeuxième partie

CHAPITRE IIIDE LA LIBERTÉ DE LA PRESSEAUX ÉTATS-UNIS

Difficulté de restreindre la liberté de la presse. - Raisons particulières qu'ont certainspeuples de tenir à cette liberté. - La liberté de la presse est une conséquence nécessaire de lasouveraineté du peuple comme on l'entend en Amérique. - Violence du langage de la pressepériodique aux États-Unis. - La presse périodique a des instincts qui lui sont propres;l'exemple des États-Unis le prouve. - Opinion des Américains sur la répression judiciaire desdélits de la presse. - Pourquoi la presse est moins puissante aux États-Unis qu'en France.

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La liberté de la presse ne fait pas seulement sentir son pouvoir sur les opinionspolitiques, mais encore sur toutes les opinions des hommes. Elle ne modifie passeulement les lois, mais les mœurs. Dans une autre partie de cet ouvrage, je cherche-rai à déterminer le degré d'influence qu'a exercée la liberté de la presse sur la sociétécivile aux États-Unis; je tâcherai de discerner la direction qu'elle a donnée aux idées,les habitudes qu'elle a fait prendre à l'esprit et aux sentiments des Américains. En cemoment, je ne veux examiner que les effets produits par la liberté de la presse dans lemonde politique.

J'avoue que je ne porte point à la liberté de la presse cet amour complet et instan-tané qu'on accorde aux choses souverainement bonnes de leur nature. Je l'aime par laconsidération des maux qu'elle empêche bien plus que pour les biens qu'elle fait.

Si quelqu'un me montrait, entre l'indépendance complète et l'asservissement entierde la pensée, une position intermédiaire où je pusse espérer me tenir, je m'y établiraispeut-être; mais qui découvrira cette position intermédiaire ? Vous partez de la licencede la presse et vous marchez dans l'ordre: que faites-vous ? vous soumettez d'abord

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les écrivains aux jurés; mais les jurés acquittent, et ce qui n'était que l'opinion d'unhomme isolé devient l'opinion du pays. Vous avez donc fait trop et trop peu; il fautencore marcher. Vous livrez les auteurs à des magistrats permanents; mais les jugessont obligés d'entendre avant que de condamner; ce qu'on eût craint d'avouer dans lelivre, on le proclame impunément dans le plaidoyer; ce qu'on eût dit obscurémentdans un récit se trouve ainsi répété dans mille autres. L'expression est la formeextérieure et, si je puis m'exprimer ainsi, le corps de la pensée, mais elle n'est pas lapensée elle-même. Vos tribunaux arrêtent le corps, mais l'âme leur échappe et glissesubtilement entre leurs mains. Vous avez donc fait trop et trop peu; il faut continuer àmarcher. Vous abandonnez enfin les écrivains à des censeurs; fort bien! nous appro-chons. Mais la tribune politique n'est-elle pas libre ? Vous n'avez donc encore rienfait; je me trompe, vous avez accru le mal. Prendriez-vous, par hasard, la pensée pourune de ces puissances matérielles qui s'accroissent par le nombre de leurs agents ?Compterez-vous les écrivains comme les soldats d'une armée ? Au rebours de toutesles puissances matérielles, le pouvoir de la pensée s'augmente souvent par le petitnombre même de ceux qui l'expriment. La parole d'un homme puissant, qui pénètreseule au milieu des passions d'une assemblée muette, a plus de pouvoir que les crisconfus de mille orateurs; et pour peu qu'on puisse parler librement dans un seul lieupublic, C'est comme si on parlait publiquement dans chaque village. Il vous faut doncdétruire la liberté de parler comme celle d'écrire; cette fois, vous voici dans le port:chacun se tait. Mais où êtes-vous arrivé ? Vous étiez parti des abus de la liberté, et jevous retrouve sous les pieds d'un despote.

Vous avez été de l'extrême indépendance à l'extrême servitude, sans rencontrer,sur un si long espace, un seul lieu où vous puissiez vous poser.

Il y a des peuples qui, indépendamment des raisons générales que je viens d'énon-cer, en ont de particulières qui doivent les attacher à la liberté de la presse.

Chez certaines nations qui se prétendent libres, chacun des agents du pouvoir peutimpunément violer la loi sans que la Constitution du pays donne aux opprimés le droitde se plaindre devant la justice. Chez ces peuples il ne faut plus considérer l'indépen-dance de la presse comme l'une des garanties, mais comme la seule garantie qui restede la liberté et de la sécurité des citoyens.

Si donc les hommes qui gouvernent ces nations parlaient d'enlever son indépen-dance à la presse, le peuple entier pourrait leur répondre: laissez-nous poursuivre voscrimes devant les juges ordinaires, et peut-être que nous consentirons alors à ne pointen appeler au tribunal de l'opinion.

Dans un pays ou règne ostensiblement le dogme de la souveraineté du peuple, lacensure n'est pas seulement un danger, mais encore une grande absurdité.

Lorsqu'on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut bien lui recon-naître la capacité de choisir entre les différentes opinions qui agitent ses contempo-rains, et d'apprécier les différents faits dont la connaissance peut le guider.

La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont donc deux choses entière-ment corrélatives: la censure et le vote universel sont au contraire deux choses qui secontredisent et ne peuvent se rencontrer longtemps dans les institutions politiquesd'un même peuple. Parmi les douze millions d'hommes qui vivent sur le territoire des

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États-Unis, il n'en est pas un seul qui ait encore osé proposer de restreindre la libertéde la presse.

Le premier journal qui tomba sous mes yeux, en arrivant en Amérique, contenaitl'article suivant, que je traduis fidèlement:

« Dans toute cette affaire, le langage tenu par Jackson (le Président) a été celui d'undespote sans cœur, occupé uniquement à conserver son pouvoir. L'ambition est son crime, etil y trouvera sa peine. Il a pour vocation l'intrigue, et l'intrigue confondra ses desseins et luiarrachera sa puissance. Il gouverne par la corruption, et ses manœuvres coupables tournerontà sa confusion et à sa honte. Il s'est montré dans l'arène politique comme un joueur sanspudeur et sans frein. Il a réussi; mais l'heure de la justice approche; bientôt il lui faudra rendrece qu'il a gagné, jeter loin de lui son dé trompeur, et finir dans quelque retraite ou il puisseblasphémer en liberté contre sa folie; car le repentir n'est point une vertu qu'il ait été donné àson cœur de jamais connaître. »

[Vincennes Gazette.]

Bien des gens en France s'imaginent que la violence de la presse tient parmi nousà l'instabilité de l'état social, à nos passions politiques et au malaise général qui en estla suite. Ils attendent donc sans cesse une époque où la société reprenant une assiettetranquille, la presse à son tour deviendra calme. Pour moi, j'attribuerais volontiers auxcauses indiquées plus haut l'extrême ascendant qu'elle a sur nous; mais je ne pensepoint que ces causes influent beaucoup sur son langage. La presse périodique meparaît avoir des instincts et des passions à elle, indépendamment des circonstances aumilieu desquelles elle agit. Ce qui se passe en Amérique achève de me le prouver.

L'Amérique est peut-être en ce moment le pays du monde qui renferme dans sonsein le moins de germes de révolution. En Amérique, cependant, la presse a lesmêmes goûts destructeurs qu'en France, et la même violence sans les mêmes causesde colère. En Amérique, comme en France, elle est cette puissance extraordinaire, siétrangement mélangée de biens et de maux, que sans elle la liberté ne saurait vivre, etqu'avec elle l'ordre peut à peine se maintenir.

Ce qu'il faut dire, C'est que la presse a beaucoup moins de pouvoir aux États-Unisque parmi nous. Rien pourtant n'est plus rare dans ce pays que de voir une poursuitejudiciaire dirigée contre elle. La raison en est simple: les Américains, en admettantparmi eux le dogme de la souveraineté du Peuple, en ont fait l'application sincère. Ilsn'ont point eu l'idée de fonder, avec des éléments qui changent tous les jours, desconstitutions dont la durée fût éternelle. Attaquer les lois existantes n'est donc pascriminel, pourvu qu'on ne veuille point s'y soustraire par la violence.

Ils croient d'ailleurs que les tribunaux sont impuissants pour modérer la presse, etque la souplesse des langages humains échappant sans cesse à l'analyse judiciaire, lesdélits de cette nature se dérobent en quelque sorte devant la main qui s'étend pour lessaisir. Ils pensent qu'afin de pouvoir agir efficacement sur la presse, il faudrait trouverun tribunal qui, non seulement fût dévoué à l'ordre existant, mais encore pût se placerau-dessus de l'opinion publique qui s'agite autour de lui; un tribunal qui jugeât sans

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admettre la publicité, prononçât sans motiver ses arrêts, et punît l'intention plus enco-re que les paroles. Quiconque aurait le pouvoir de créer et de maintenir un semblabletribunal, perdrait son temps à poursuivre la liberté de la presse; car alors il seraitmaître absolu de la société elle-même, et pourrait se débarrasser des écrivains enmême temps que de leurs écrits. En matière de presse, il n'y a donc réellement pas demilieu entre la servitude et la licence. Pour recueillir les biens inestimables qu'assurela liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu'elle faitnaître. Vouloir obtenir les uns en échappant aux autres, C'est se livrer à l'une de cesillusions dont se bercent d'ordinaire les nations malades, alors que, fatiguées de lutteset épuisées d'efforts, elles cherchent les moyens de faire coexister à la fois, sur lemême sol, des opinions ennemies et des principes contraires.

Le peu de puissance des journaux en Amérique tient à plusieurs causes, dont voiciles principales.

La liberté d'écrire, comme toutes les autres, est d'autant plus redoutable qu'elle estplus nouvelle; un peuple qui n'a jamais entendu traiter devant lui les affaires de l'Étatcroit le premier tribun qui se présente. Parmi les Anglo-Américains, cette liberté estaussi ancienne que la fondation des colonies; la presse d'ailleurs, qui sait si bienenflammer les passions humaines, ne peut cependant les créer à elle toute seule. Or,en Amérique, la vie politique est active, variée, agitée même, mais elle est rarementtroublée par des passions profondes; il est rare que celles-ci se soulèvent quand lesintérêts matériels ne sont pas compromis, et aux États-Unis ces intérêts prospèrent.Pour juger de la différence qui existe sur ce point entre les Anglo-Américains et nous,je n'ai qu'à jeter les yeux sur les journaux des deux peuples. En France, les annoncescommerciales ne tiennent qu'un espace fort restreint, les nouvelles mêmes sont peunombreuses; la partie vitale d'un journal, C'est celle où se trouvent les discussionspolitiques. En Amérique, les trois quarts de l'immense journal qui est placé sous vosveux sont remplis par des annonces., le reste est Occupe le plus souvent par desnouvelles politiques ou de simples anecdotes; de loin en loin seulement, on aperçoitdans un coin ignoré l'une de ces discussions brûlantes qui sont parmi nous la pâturejournalière des lecteurs.

Toute puissance augmente l'action de ses forces à mesure qu'elle en centralise ladirection; C'est là une loi générale de la nature que l'examen démontre à l'observateur,et qu'un instinct plus sûr encore a toujours fait connaître aux moindres despotes.

En France, la presse réunit deux espèces de centralisations distinctes.

Presque tout son pouvoir est concentré dans un même lieu, et pour ainsi dire dansles mêmes mains, car ses organes sont en très petit nombre.

Ainsi constitué au milieu d'une nation sceptique, le pouvoir de la presse doit êtrepresque sans bornes. C'est un ennemi avec qui un gouvernement peut faire des trêvesplus ou moins longues, mais en face duquel il lui est difficile de vivre longtemps.

Ni l'une ni l'autre des deux espèces de centralisations dont je viens de parlern'existent en Amérique.

Les États-Unis n'ont point de capitale: les lumières comme la puissance sontdisséminées dans toutes les parties de cette vaste contrée; les rayons de l'intelligencehumaine, au lieu de partir d'un centre commun, s'y croisent donc en tous sens; les

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Américains n'ont placé nulle part la direction générale de la pensée, non plus quecelle des affaires.

Ceci tient à des circonstances locales qui ne dépendent point des hommes; mais.voici qui vient des lois:

Aux États-Unis, il n'y a pas de patentes pour les imprimeurs, de timbre nid'enregistrement pour les journaux; enfin la règle des cautionnements est inconnue.

Il résulte de là que la création d'un journal est une entreprise simple et facile; peud'abonnés suffisent pour que le journaliste puisse couvrir ses frais: aussi le nombredes écrits périodiques ou semi-périodiques, aux États-Unis, dépasse-t-il toute croyan-ce. Les Américains les plus éclairés attribuent à cette incroyable dissémination desforces de la presse son peu de puissance: C'est un axiome de la science politique auxÉtats-Unis, que le seul moyen de neutraliser les effets des journaux est d'en multiplierle nombre. Je ne saurais me figurer qu'une vérité aussi évidente ne soit pas encoredevenue chez nous plus vulgaire. Que ceux qui veulent faire des révolutions à l'aidede la presse cherchent à ne lui donner que quelques puissants organes, je le com-prends sans peine; mais que les partisans officiels de l'ordre établi et les soutiensnaturels des lois existantes croient atténuer l'action de la presse en la concentrant,voilà ce que je ne saurais absolument concevoir. Les gouvernements d'Europe mesemblent agir vis-à-vis de la presse de la même façon qu'agissaient jadis leschevaliers envers leurs adversaires: ils ont remarqué par leur propre usage que lacentralisation était une arme puissante, et ils veulent en pourvoir leur ennemi, afinsans doute d'avoir plus de gloire à lui résister.

Aux États-Unis, il n'y a presque pas de bourgade qui n'ait son journal. On conçoitsans peine que, parmi tant de combattants, on ne peut établir ni discipline, ni unitéd'action: aussi voit-on chacun lever sa bannière. Ce n'est pas que tous les journauxpolitiques de l'Union se soient rangés pour ou contre l'administration; mais ilsl'attaquent et la défendent par cent moyens divers. Les journaux ne peuvent donc pasétablir aux États-Unis de ces grands courants d'opinions qui soulèvent ou débordentles plus puissantes digues. Cette division des forces de la presse produit encored'autres effets non moins remarquables: la création d'un journal étant chose facile,tout le monde peut s'en occuper; d'un autre côté, la concurrence fait qu'un journal nepeut espérer de très grands profits; ce qui empêche les hautes capacités industriellesde se mêler de ces sortes d'entreprises. Les journaux fussent-ils d'ailleurs la sourcedes richesses, comme ils sont excessivement nombreux, les écrivains de talent nepourraient suffire à les diriger. Les journalistes, aux États-Unis, ont donc en généralune position peu élevée, leur éducation n'est qu'ébauchée, et la tournure de leurs idéesest souvent vulgaire. Or, en toutes choses la majorité fait loi; elle établit de certainesallures auxquelles chacun ensuite se conforme; l'ensemble de ces habitudes com-munes s'appelle un esprit: il y a l'esprit du barreau, l'esprit de cour. L'esprit du journa-liste, en France, est de discuter d'une manière violente, mais élevée, et souventéloquente, les grands intérêts de l'État; s'il n'en est pas toujours ainsi, c'est que touterègle a ses exceptions. L'esprit du journaliste, en Amérique, est de s'attaquer gros-sièrement, sans apprêt et sans art, aux passions de ceux auxquels il s'adresse, delaisser là les principes pour saisir les hommes; de suivre ceux-ci dans leur vie privée,et de mettre à nu leurs faiblesses et leurs vices.

Il faut déplorer un pareil abus de la pensée; plus tard, j'aurai occasion derechercher quelle influence exercent les journaux sur le goût et la moralité du peuple

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américain; mais, je le répète, je ne m'occupe en ce moment que du monde politique.On ne peut se dissimuler que les effets politiques de cette licence de la presse necontribuent indirectement au maintien de la tranquillité publique. Il en résulte que leshommes qui ont déjà une position élevée dans l'opinion de leurs concitoyens n'osentpoint écrire dans les journaux et perdent ainsi l'arme la plus redoutable dont ils puis-sent se servir pour remuer à leur profit les passions populaires 1. Il en résulte surtoutque les vues personnelles exprimées par les journalistes ne sont pour ainsi dired'aucun poids aux yeux des lecteurs. Ce qu'ils cherchent dans un journal, C'est laconnaissance des faits; ce n'est qu'en altérant ou en dénaturant ces faits que lejournaliste peut acquérir à son opinion quelque influence.

Réduite à ces seules ressources, la presse exerce encore un immense pouvoir enAmérique. Elle fait circuler la vie politique dans toutes les portions de ce vaste terri-toire. C'est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de lapolitique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant letribunal de l'opinion. C'est elle qui rallie les intérêts autour de certaines doctrines etformule le symbole des partis; C'est par elle que ceux-ci se parlent sans se voir,s'entendent sans être mis en contact. Lorsqu'un grand nombre des organes de la presseparvient à marcher dans la même voie, leur influence à la longue devient presqueirrésistible, et l'opinion publique, frappée toujours du même côté, finit par céder sousleurs coups.

Aux États-Unis, chaque journal a individuellement peu de pouvoir; mais la pressepériodique est encore, après le peuple, la première des puissances.

Que les opinions qui s'établissent sous l'empire de la liberté de la presse aux États-Unissont souvent plus tenaces que celles qui se forment ailleurs sous l'empire de la censure.

Aux États-Unis, la démocratie amène sans cesse des hommes nouveaux à la direc-tion des affaires; le gouvernement met donc peu de suite et d'ordre dans ses mesures.Mais les principes généraux du gouvernement y sont plus stables que dans beaucoupd'autres pays, et les opinions principales qui règlent la société s'y montrent plusdurables. Quand une idée a pris possession de l'esprit du peuple américain, qu'elle soitjuste ou déraisonnable, rien n'est plus difficile que de l'en extirper.

Le même fait a été observé en Angleterre, le pays de l'Europe où l'on a vu pendantun siècle la liberté la plus grande de penser et les préjugés les plus invincibles.

J'attribue cet effet à la cause même qui, au premier abord, semblerait devoir l'em-pêcher de se produire, à la liberté de la presse. Les peuples chez lesquels existe cetteliberté s'attachent à leurs opinions par orgueil autant que par conviction. Ils lesaiment, parce qu'elles leur semblent justes, et aussi parce qu'elles sont de leur choix,et ils y tiennent, non seulement comme à une chose vraie, mais encore comme à unechose qui leur est propre.

1 Ils n'écrivent dans les journaux que dans les cas rares où ils veulent s'adresser au peuple et parler

en leur propre nom : lorsque, par exemple, on a répandu sur leur compte des imputationscalomnieuses et qu'ils désirent rétablir la vérité des faits.

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Il y a plusieurs autres raisons encore.

Un grand homme a dit que l'ignorance était aux deux bouts de la science. Peut-être eût-il été plus vrai de dire que les convictions profondes ne se trouvent qu'auxdeux bouts, et qu'au milieu est le doute. On peut considérer, en effet, l'intelligencehumaine dans trois états distincts et souvent successifs.

L'homme croit fermement, parce qu'il adopte sans approfondir. Il doute quand lesobjections se présentent. Souvent il parvient à résoudre tous ses doutes, et alors ilrecommence à croire. Cette fois, il ne saisit plus la vérité au hasard et dans les ténè-bres; mais il la voit face à face et marche directement à sa lumière 1.

Lorsque la liberté de la presse trouve les hommes dans le premier état, elle leurlaisse pendant longtemps encore cette habitude de croire fermement sans réfléchir;seulement elle change chaque jour l'objet de leurs croyances irréfléchies. Sur toutl'horizon intellectuel, l'esprit de l'homme continue donc à ne voir qu'un point à la fois;mais ce point varie sans cesse. C'est le temps des révolutions subites. Malheur auxgénérations qui, les premières, admettent tout à coup la liberté de la presse!

Bientôt cependant le cercle des idées nouvelles est à peu près parcouru. L'expé-rience arrive, et l'homme se plonge dans un doute et dans une méfiance universelle.

On peut compter que la majorité des hommes s'arrêtera toujours dans l'un de cesdeux états: elle croira sans savoir pourquoi, ou ne saura pas précisément ce qu'il fautcroire.

Quant à cette autre espèce de conviction réfléchie et maîtresse d'elle-même quinaît de la science et s'élève du milieu même des agitations du doute, il ne sera jamaisdonné qu'aux efforts d'un très petit nombre d'hommes de l'atteindre.

Or, on a remarqué que, dans les siècles de ferveur religieuse, les hommes chan-geaient quelquefois de croyance; tandis que dans les siècles de doute, chacun gardaitobstinément la sienne. Il en arrive ainsi dans la politique, sous le règne de la liberté dela presse. Toutes les théories sociales ayant été contestées et combattues tour à tour,ceux qui se sont fixés à l'une d'elles la gardent, non pas tant parce qu'ils sont sûrsqu'elle est bonne, que parce qu'ils ne sont Pas sûrs qu'il y en ait une meilleure.

Dans ces siècles, on ne se fait pas tuer si aisément pour ses opinions; mais on neles change point, et il s'y rencontre, tout à la fois, moins de martyrs et d'apostats.

Ajoutez à cette raison cette autre plus puissante encore: dans le doute des opi-nions, les hommes finissent par s'attacher uniquement aux instincts et aux intérêtsmatériels, qui sont bien plus visibles, plus saisissables et plus permanents de leurnature que les opinions.

C'est une question très difficile à décider que celle de savoir qui gouverne lemieux, de la démocratie, ou de l'aristocratie. Mais il est clair que la démocratie gênel'un, et que l'aristocratie opprime l'autre.

1 Encore je ne sais si cette conviction réfléchie et maîtresse d'elle élève jamais l'homme au degré

d'ardeur et de dévouement qu'inspirent les croyances dogmatiques.

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C'est là une vérité qui s'établit d'elle-même et qu'on n'a pas besoin de discuter:vous êtes riche et je suis pauvre.

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De la Démocratie en Amérique IDeuxième partie

CHAPITRE IVDE L'ASSOCIATION POLITIQUEAUX ÉTATS-UNIS

Usage journalier que les Anglo-Américains font du droit d'association. - Trois genresd'associations politiques. - Comment les Américains appliquent le système représentatif auxassociations. - Dangers qui en résultent pour l'État. - Grande convention de 1831 relative autarif, - Caractère législatif de cette convention. - Pourquoi l'exercice illimité du droit d'asso-ciation n'est pas aussi dangereux aux États-Unis qu'ailleurs. - Pourquoi on peut l'y considérercomme nécessaire. - Utilité des associations chez les peuples démocratiques.

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L'Amérique est le pays du monde où l'on a tiré le plus de parti de l'association, etoù l'on a appliqué ce puissant moyen d'action à une plus grande diversité d'objets.

Indépendamment, des associations permanentes créées par la loi sous le nom decommunes, de villes et de comtés, il y en a une multitude d'autres qui ne doivent leurnaissance et leur développement qu'à des volontés individuelles.

L'habitant des États-Unis apprend dès sa naissance qu'il faut s'appuyer sur soi-même pour lutter contre les maux et les embarras de la vie; il ne jette sur l'autoritésociale qu'un regard défiant et inquiet, et n'en appelle à son pouvoir que quand il nepeut s'en passer. Ceci commence à s'apercevoir dès l'école, où les enfants se sou-mettent, jusque dans leurs jeux, à des règles qu'ils ont établies, et punissent entre euxdes délits par eux-mêmes définis. Le même esprit se retrouve dans tous les actes de lavie sociale. Un embarras survient sur la voie publique, le passage est interrompu, lacirculation arrêtée; les voisins s'établissent aussitôt en corps délibérant; de cette

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assemblée improvisée sortira un pouvoir exécutif qui remédiera au mal, avant quel'idée d'une autorité préexistante à celle des intéressés se soit présentée à l'imaginationde personne. S'agit-il de plaisir, on s'associera pour donner plus de splendeur et derégularité à la fête. On s'unit enfin pour résister à des ennemis tout intellectuels: oncombat en commun l'intempérance. Aux États-Unis, on s'associe dans des buts desécurité publique, de commerce et d'industrie, de morale et de religion. Il n'y a rienque la volonté humaine désespère d'atteindre par l'action libre de la puissance collec-tive des individus.

J'aurai occasion, plus tard, de parler des effets que produit l'association dans la viecivile. Je dois me renfermer en ce moment dans le monde politique.

Le droit d'association étant reconnu, les citoyens peuvent en user de différentesmanières.

Une association consiste seulement dans l'adhésion publique que donnent uncertain nombre d'individus à telles ou telles doctrines, et dans l'engagement qu'ilscontractent de concourir d'une certaine façon à les faire prévaloir. Le droit de s'asso-cier ainsi se confond presque avec la liberté d'écrire; déjà cependant l'association pos-sède plus de puissance que la presse. Quand une opinion est représentée par une asso-ciation, elle est obligée de prendre une forme plus nette et plus précise. Elle compteses partisans et les compromet dans sa cause. Ceux-ci apprennent eux-mêmes à seconnaître les uns les autres, et leur ardeur s'accroît de leur nombre. L'associationréunit en faisceau les efforts des esprits divergents, et les pousse avec vigueur vers unseul but clairement indiqué par elle.

Le second degré dans l'exercice du droit d'association est de pouvoir s'assembler.Quand on laisse une association politique placer sur certains points importants dupays des foyers d'action, son activité en devient plus grande et son influence plusétendue. Là, les hommes se voient; les moyens d'exécution se combinent, les opinionsse déploient avec cette force et cette chaleur que ne peut jamais atteindre la penséeécrite.

Il est enfin dans l'exercice du droit d'association, en matière politique, un dernierdegré: les partisans d'une même opinion peuvent se réunir en collèges électoraux, etnommer des mandataires pour les aller représenter dans une assemblée centrale. C'està proprement parler le système représentatif appliqué à un parti.

Ainsi, dans le premier cas, les hommes qui professent une même opinion établis-sent entre eux un lien purement intellectuel; dans le second, ils se réunissent en peti-tes assemblées qui ne représentent qu'une fraction du parti; dans le troisième enfin, ilsforment comme une nation à part dans la nation, un gouvernement dans le gouverne-ment. Leurs mandataires, semblables aux mandataires de la majorité, représentent àeux seuls toute la force collective de leurs partisans; ainsi que ces derniers, ils arriventavec une apparence de nationalité et toute la puissance morale qui en résulte. Il estvrai qu'ils n'ont pas comme eux le droit de faire la loi; mais ils ont le pouvoir d'atta-quer celle qui existe et de formuler d'avance celle qui doit exister.

Je suppose un peuple qui ne soit pas parfaitement habitué à l'usage de la liberté,ou chez lequel fermentent des passions politiques profondes. À côté de la majorité quifait les lois, je place une minorité qui se charge seulement des considérants et s'arrête

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au dispositif; et je ne puis m'empêcher de croire que l'ordre public est exposé à degrands hasards.

Entre prouver qu'une loi est meilleure en soi qu'une autre, et prouver qu'on doit lasubstituer à cette autre, il y a loin sans doute. Mais où l'esprit des hommes éclairésvoit encore une grande distance, l'imagination de la foule n'en aperçoit déjà plus. Ilarrive d'ailleurs des temps où la nation se partage presque également entre deuxpartis, dont chacun prétend représenter la majorité. Près du pouvoir qui dirige, s'ilvient à s'établir un pouvoir dont l'autorité morale soit presque aussi grande, peut-oncroire qu'il se borne longtemps à parler sans agir ?

S'arrêtera-t-il toujours devant cette considération métaphysique, que le but desassociations est de diriger les opinions et non de les contraindre, de conseiller la loi,non de la faire ?

Plus j'envisage l'indépendance de la presse dans ses principaux effets, plus jeviens à me convaincre que chez les modernes l'indépendance de la presse est l'élé-ment capital, et pour ainsi dire constitutif de la liberté. Un peuple qui veut rester librea donc le droit d'exiger qu'à tout prix on la respecte. Mais la liberté illimitée d'associa-tion en matière politique ne saurait être entièrement confondue avec la liberté d'écrire.L'une est tout à la fois moins nécessaire et plus dangereuse que l'autre. Une nationpeut y mettre des bornes sans cesser d'être maîtresse d'elle-même; elle doit quelque-fois le faire pour continuer à l'être.

En Amérique, la liberté de s'associer dans des buts politiques est illimitée.

Un exemple fera mieux connaître que tout ce que je pourrais ajouter jusqu'à queldegré on la tolère.

On se rappelle combien la question du tarif ou de la liberté du commerce a agitéles esprits en Amérique. Le tarif favorisait ou attaquait non seulement des opinions,mais des intérêts matériels très puissants. Le Nord lui attribuait une partie de saprospérité, le Sud presque toutes ses misères. On peut dire que pendant longtemps letarif a fait naître les seules passions politiques qui aient agité l'Union.

En 1831, lorsque la querelle était le plus envenimée, un citoyen obscur du Massa-chusetts imagina de proposer, par la voie des journaux, à tous les ennemis du tarifd'envoyer des députés à Philadelphie, afin d'aviser ensemble aux moyens de fairerendre au commerce sa liberté. Cette proposition circula en peu de jours par lapuissance de l'imprimerie, depuis le Maine jusqu'à la Nouvelle-Orléans. Les ennemisdu tarif l'adoptèrent avec ardeur. Ils se réunirent de toutes parts et nommèrent desdéputés. Le plus grand nombre de ceux-ci étaient des hommes connus, et quelques-uns d'entre eux s'étaient rendus célèbres. La Caroline du Sud, qu'on a vue depuisprendre les armes dans la même cause, envoya pour sa part soixante-trois délégués.Le 1er octobre 1831, l'assemblée, qui, suivant l'habitude américaine, avait pris le nomde convention, se constitua à Philadelphie; elle comptait plus de deux cents membres.

Les discussions étaient publiques et prirent, dès le premier jour, un caractère toutlégislatif; on discuta l'étendue des pouvoirs du congrès, les théories de la liberté ducommerce, et enfin les diverses dispositions du tarif Au bout de dix jours, l'assembléese sépara après avoir rédigé une adresse au peuple américain. Dans cette adresse onexposait: 1º que le congrès n'avait pas le droit de faire un tarif, et que le tarif existant

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était inconstitutionnel; 2º qu'il n'était dans l'intérêt d'aucun peuple, et en particulier dupeuple américain, que le commerce ne fût pas libre.

Il faut reconnaître que la liberté illimitée de s'associer en matière politique n'a pasproduit jusqu'à présent, aux États-Unis, les résultats funestes qu'on pourrait peut-êtreen attendre ailleurs. Le droit d'association y est une importation anglaise, et il a existéde tout temps en Amérique. L'usage de ce droit est aujourd'hui passé dans les habi-tudes et dans les mœurs.

De notre temps, la liberté d'association est devenue une garantie nécessaire contrela tyrannie de la majorité. Aux États-Unis, quand une fois un parti est devenu domi-nant, toute la puissance publique passe dans ses mains; ses amis particuliers occupenttous les emplois et disposent de toutes les forces organisées. Les hommes les plusdistingués du parti contraire ne pouvant franchir la barrière qui les sépare du pouvoir,il faut bien qu'ils puissent s'établir en dehors; il faut que la minorité oppose sa forcemorale tout entière à la puissance matérielle qui l'opprime. C'est donc un danger qu'onoppose à un danger plus à craindre.

L'omnipotence de la majorité nie paraît un si grand péril pour les républiquesaméricaines, que le moyen dangereux dont on se sert pour la borner me semble en-core un bien.

Ici j'exprimerai une pensée qui rappellera ce que j'ai dit autre part à l'occasion deslibertés communales : il n'y a pas de pays où les associations soient plus nécessaires,pour empêcher le despotisme des partis ou l'arbitraire du prince, que ceux où l'étatsocial est démocratique. Chez les nations aristocratiques, les corps secondaires for-ment des associations naturelles qui arrêtent les abus de pouvoir. Dans les pays où depareilles associations n'existent point, si les particuliers ne peuvent créer artificielle-ment et momentanément quelque chose qui leur ressemble, je n'aperçois plus de digueà aucune sorte de tyrannie, et un grand peuple peut être opprimé impunément par unepoignée de factieux ou par un homme.

La réunion d'une grande convention politique (car il y en a de tous genres), quipeut souvent devenir une mesure nécessaire, est toujours, même en Amérique, unévénement grave et que les amis de leur pays n'envisagent qu'avec crainte.

Ceci se vit bien clairement dans la convention de 1831, où tous les efforts deshommes distingués qui faisaient partie de l'assemblée tendirent à en modérer lelangage et à en restreindre l'objet. Il est probable que la convention de 1831 exerça eneffet une grande influence sur l'esprit des mécontents et les prépara à la révolteouverte qui eut lieu en 1832 contre les lois commerciales de l'Union.

On peut se dissimuler que la liberté illimitée d'association, en matière politique,ne soit, de toutes les libertés, la dernière qu'un peuple puisse supporter. Si elle ne lefait pas tomber dans l'anarchie, elle la lui fait pour ainsi dire toucher à chaque instant.Cette liberté, si dangereuse, offre cependant sur un point des garanties; dans les paysoù les associations sont libres, les sociétés secrètes sont inconnues. En Amérique, il ya des factieux, mais point de conspirateurs.

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Des différentes manières dont on entend le droit d'associationen Europe et aux États-Unis, et de l'usage différent qu'on en fait.

Après la liberté d'agir seul, la plus naturelle à l'homme est celle de combiner sesefforts avec les efforts de ses semblables et d'agir en commun. Le droit d'associationme paraît donc presque aussi inaliénable de sa nature que la liberté individuelle. Lelégislateur ne saurait vouloir le détruire sans attaquer la société elle-même. Cependants'il est des peuples chez lesquels la liberté de s'unir n'est que bienfaisante et fécondeen prospérité, il en est d'autres aussi qui, par leurs excès, la dénaturent, et d'un élé-ment de vie font une cause de destruction. Il m'a semblé que la comparaison des voiesdiverses que suivent les associations, dans les pays où la liberté est comprise, et dansceux où cette liberté se change en licence, serait tout à la fois utile aux gouvernementset aux partis.

La plupart des Européens voient encore dans l'association une arme de guerrequ'on forme à la hâte pour aller l'essayer aussitôt sur un champ de bataille.

On s'associe bien dans le but de parler, mais la pensée prochaine d'agir préoccupetous les esprits. Une association, C'est une armée; on y parle pour se compter et s'ani-mer, et puis on marche à l'ennemi. Aux yeux de ceux qui la composent, les ressourceslégales peuvent paraître des moyens, mais elles ne sont jamais l'unique moyen deréussir.

Telle n'est point la manière dont on entend le droit d'association aux États-Unis.En Amérique, les citoyens qui forment la minorité s'associent, d'abord pour constaterleur nombre et affaiblir ainsi l'empire moral de la majorité; le second objet desassociés est de mettre au concours et de découvrir de cette manière les arguments lesplus propres à faire impression sur la majorité; car ils ont toujours l'espérance d'attirerà eux cette dernière et de disposer ensuite, en son nom, du pouvoir.

Les associations politiques aux États-Unis sont donc paisibles dans leur objet etlégales dans leurs moyens; et lorsqu'elles prétendent ne vouloir triompher que par leslois, elles disent en général la vérité.

La différence qui se remarque sur ce point entre les Américains et nous tient àplusieurs causes.

Il existe en Europe des partis qui diffèrent tellement de la majorité, qu'ils ne peu-vent espérer de s'en faire jamais un appui, et ces mêmes partis se croient assez fortspar eux-mêmes pour lutter contre elle. Quand un parti de cette espèce forme uneassociation, il ne veut point convaincre, mais combattre. En Amérique, les hommesqui sont placés très loin de la majorité par leur opinion ne peuvent rien contre sonpouvoir: tous les autres espèrent la gagner.

L'exercice du droit d'association devient donc dangereux en proportion de l'im-possibilité où sont les grands partis de devenir la majorité. Dans un pays comme lesÉtats-Unis, où les opinions ne diffèrent que par des nuances, le droit d'associationpeut rester pour ainsi dire sans limites.

Ce qui nous porte encore à ne voir dans la liberté d'association que le droit defaire la guerre aux gouvernants, C'est notre inexpérience en fait de liberté. La pre-

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mière idée qui se présente à l'esprit d'un parti comme à celui d'un homme, quand lesforces lui viennent, C'est l'idée de la violence: l'idée de la persuasion n'arrive que plustard; elle naît de l'expérience.

Les Anglais, qui sont divisés entre eux d'une manière si profonde, font rarementabus du droit d'association, parce qu'ils en ont un plus long usage.

On a de plus, parmi nous, un goût tellement passionné pour la guerre, qu'il n'estpas d'entreprise si insensée, dût-elle bouleverser l'État, dans laquelle on ne s'estimâtglorieux de mourir les armes à la main.

Mais de toutes les causes qui concourent aux États-Unis à modérer les violencesde l'association politique, la plus puissante peut-être est le vote universel. Dans lespays où le vote universel est admis, la majorité n'est jamais douteuse, parce que nulparti ne saurait raisonnablement s'établir comme le représentant de ceux qui n'ontpoint voté. Les associations savent donc, et tout le monde sait qu'elles ne représententpoint la majorité. Ceci résulte du fait même de leur existence; car, si elles la représen-taient, elles changeraient elles-mêmes la loi au lieu d'en demander la réforme.

La force morale du gouvernement qu'elles attaquent s'en trouve très augmentée; laleur, fort affaiblie.

En Europe, il n'y a presque point d'associations qui ne prétendent ou ne croientreprésenter les volontés de la majorité. Cette prétention ou cette croyance augmenteprodigieusement leur force, et sert merveilleusement à légitimer leurs actes. Car quoide plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit ?

C'est ainsi que dans l'immense complication des lois humaines il arrive quelque-fois que l'extrême liberté corrige les abus de la liberté, et que l'extrême démocratieprévient les dangers de la démocratie.

En Europe, les associations se considèrent en quelque sorte comme le conseillégislatif et exécutif de la nation, qui elle-même ne Peut élever la voix; partant decette idée, elles agissent et commandent. En Amérique, où elles ne représentent auxyeux de tous qu'une minorité dans la nation, elles parlent et pétitionnent.

Les moyens dont se servent les associations en Europe sont d'accord avec le butqu'elles se proposent.

Le but principal de ces associations étant d'agir et non de parler, de combattre etnon de convaincre, elles sont naturellement amenées à se donner une organisation quin'a rien de civil et à introduire dans leur sein les habitudes et les maximes militaires:aussi les voit-on centraliser, autant qu'elles le peuvent, la direction de leurs forces, etremettre le pouvoir de tous dans les mains d'un très petit nombre.

Les membres de ces associations répondent à un mot d'ordre comme des soldatsen campagne; ils professent le dogme de l'obéissance passive, ou plutôt, en s'unissant,ils ont fait d'un seul coup le sacrifice entier de leur jugement et de leur libre arbitre:aussi règne-t-il souvent dans le sein de ces associations une tyrannie plus insuppor-table que celle qui s'exerce dans la société au nom du gouvernement qu'on attaque.

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Cela diminue beaucoup leur force morale. Elles perdent ainsi le caractère sacréqui s'attache à la lutte des opprimés contre les oppresseurs. Car celui qui consent àobéir servilement en certains cas à quelques-uns de ses semblables, qui leur livre savolonté et leur soumet jusqu'à sa pensée, comment celui-là peut-il prétendre qu'il veutêtre libre ?

Les Américains ont aussi établi un gouvernement au sein des associations; maisC'est, si je puis m'exprimer ainsi, un gouvernement civil. L'indépendance individuelley trouve sa part: comme dans la société, tous les hommes y marchent en même tempsvers le même but; mais chacun n'est pas tenu d'y marcher exactement par les mêmesvoies. On n'y fait point le sacrifice de sa volonté et de sa raison; mais on applique savolonté et sa raison à faire réussir une entreprise commune.

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De la Démocratie en Amérique IDeuxième partie

CHAPITRE VDU GOUVERNEMENT DE LADÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE

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Je sais que je marche ici sur un terrain brûlant, Chacun des mots de ce chapitredoit froisser en quelques points les différents partis qui divisent mon pays. Je n'endirai pas moins toute ma pensée.

En Europe, nous avons peine à juger le véritable caractère et les instincts perma-nents de la démocratie, parce qu'en Europe il y a lutte entre deux principes contraireset qu'on ne sait pas précisément quelle part il faut attribuer aux principes eux-mêmes,ou aux passions que le combat a fait naître.

Il n'en est pas de même en Amérique. Là, le peuple domine sans obstacles; il n'apas de périls à craindre ni d'injures à venger.

En Amérique, la démocratie est donc livrée à ses propres pentes. Ses allures sontnaturelles et tous ses mouvements sont libres. C'est là qu'il faut la juger. Et pour quicette étude serait-elle intéressante et profitable, si ce n'était pour nous, qu'un mouve-ment irrésistible entraîne chaque jour, et qui marchons en aveugles, peut-être vers ledespotisme, peut-être vers la république, mais a coup sûr vers un état socialdémocratique ?

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DU VOTE UNIVERSEL

J'ai dit précédemment que tous les États de l'Union avaient admis le vote uni-versel. On le retrouve chez des populations placées à différents degrés de l'échellesociale. J'ai eu occasion de voir ses effets dans des lieux divers et parmi des racesd'hommes que leur langue, leur religion ou leurs mœurs rendent presque étrangèresles unes aux autres; à la Louisiane comme dans la Nouvelle-Angleterre, à la Géorgiecomme au Canada. J'ai remarqué que le vote universel était loin de produire, enAmérique, tous les biens et tous les maux qu'on en attend en Europe, et que ses effetsétaient en général autres qu'on ne les suppose.

DES CHOIX DU PEUPLEET DES INSTINCTS DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINEDANS SES CHOIX

Aux États-Unis les hommes les plus remarquables sont rarement appelés à la directiondes affaires publiques. - Causes de ce phénomène. - L'envie qui anime les classes inférieuresde France contre les supérieures n'est pas un sentiment français, mais démocratique. - Pour-quoi, en Amérique, les hommes distingués s'écartent souvent d'eux-mêmes de la carrièrepolitique.

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Bien des gens, en Europe, croient sans le dire, ou disent sans le croire, qu'un desgrands avantages du vote universel est d'appeler à la direction des affaires des hom-mes dignes de la confiance publique. Le peuple ne saurait gouverner lui-même, dit-on, mais il veut toujours sincèrement le bien de l'État, et son instinct ne manque guèrede lui désigner ceux qu'un même désir anime et qui sont les plus capables de tenir enmain le pouvoir.

Pour moi, je dois le dire, ce que j'ai vu en Amérique ne m'autorise point à penserqu'il en soit ainsi. À mon arrivée aux États-Unis, je fus frappé de surprise en décou-vrant à quel point le mérite était commun parmi les gouvernés, et combien il l'étaitpeu chez les gouvernants. C'est un fait constant que, de nos jours, aux États-Unis, leshommes les plus remarquables sont rarement appelés aux fonctions publiques, et l'onest obligé de reconnaître qu'il en a été ainsi a mesure que la démocratie a dépassétoutes ses anciennes limites. Il est évident que la race des hommes d'État américainss'est singulièrement rapetissée depuis un demi-siècle.

On peut indiquer plusieurs causes de ce phénomène.

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Il est impossible, quoi qu'on fasse, d'élever les lumières du peuple au-dessus d'uncertain niveau. On aura beau faciliter les abords des connaissances humaines, améli-orer les méthodes d'enseignement et mettre la science à bon marché, on ne fera jamaisque les hommes s'instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer dutemps.

Le plus ou moins de facilité que rencontre le peuple à vivre sans travailler formedonc la limite nécessaire de ses progrès intellectuels. Cette limite est placée plus loindans certains pays, moins loin dans certains autres; mais pour qu'elle n'existât point, ilfaudrait que le peuple n'eût point à s'occuper des soins matériels de la vie, c'est-à-direqu'il ne fût plus le peuple. Il est donc aussi difficile de concevoir une société où tousles hommes soient très éclairés, qu'un État où tous les citoyens soient riches; ce sontlà deux difficultés corrélatives. J'admettrai sans peine que la masse des citoyens veuttrès sincèrement le bien du pays; je vais même plus loin, et je dis que les classes infé-rieures de la société me semblent mêler, en général, à ce désir moins de combinaisonsd'intérêt personnel que les classes élevées; mais ce qui leur manque toujours, plus oumoins, C'est l'art de juger des moyens tout en voulant sincèrement la fin. Quellelongue étude, que de notions diverses sont nécessaires pour se faire une idée exactedu caractère d'un seul homme! Les plus grands génies s'y égarent, et la multitude yréussirait! Le peuple ne trouve jamais le temps et les moyens de se livrer à ce travail.Il lui faut toujours juger à la hâte et s'attacher au plus saillant des objets. De là vientque les charlatans de tous genres savent si bien le secret de lui plaire, tandis que, leplus souvent, ses véritables amis y échouent.

Du reste, ce n'est pas toujours la capacité qui manque à la démocratie pour choisirles hommes de mérite, mais le désir et le goût.

Il ne faut pas se dissimuler que les institutions démocratiques développent à untrès haut degré le sentiment de l'envie dans le cœur humain. Ce n'est point tant parcequ'elles offrent à chacun des moyens de s'égaler aux autres, mais parce que cesmoyens défaillent sans cesse à ceux qui les emploient. Les institutions démocratiquesréveillent et flattent la passion de l'égalité sans pouvoir jamais la satisfaire entière-ment. Cette égalité complète s'échappe tous les jours des mains du peuple au momentoù il croit la saisir, et fuit, comme dit Pascal, d'une fuite éternelle; le peuple s'échauffeà la recherche de ce bien d'autant plus précieux qu'il est assez près pour être connu,assez loin pour n'être point goûté. La chance de réussir l'émeut, l'incertitude du succèsl'irrite; il s'agite, il se lasse, il s'aigrit. Tout ce qui le dépasse par quelque endroit luiparaît alors un obstacle à ses désirs, et il n'y a pas de supériorité si légitime dont lavue ne fatigue ses yeux.

Beaucoup de gens s'imaginent que cet instinct secret qui porte chez nous lesclasses inférieures à écarter autant qu'elles le peuvent les supérieures de la directiondes affaires ne se découvre qu'en France; c'est une erreur: l'instinct dont je parle n'estpoint français, il est démocratique; les circonstances politiques ont pu lui donner uncaractère particulier d'amertume, mais elles ne l'ont pas fait naître.

Aux États-Unis, le peuple n'a point de haine pour les classes élevées de la société;mais il se sent peu de bienveillance pour elles et les tient avec soin en dehors dupouvoir; il ne craint pas les grands talents, mais il les goûte peu. En général, onremarque que tout ce qui s'élève sans son appui obtient difficilement sa faveur.

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Tandis que les instincts naturels de la démocratie portent le peuple à écarter leshommes distingués du pouvoir, un instinct non moins fort porte ceux-ci à s'éloignerde la carrière politique, où il leur est si difficile de rester complètement eux-mêmes etde marcher sans s'avilir. C'est cette pensée qui est fort naïvement exprimée par lechancelier Kent. L'auteur célèbre dont je parle, après avoir donné de grands éloges àcette portion de la Constitution qui accorde au pouvoir exécutif la nomination desjuges, ajoute: « Il est probable, en effet, que les hommes les plus propres à remplir cesplaces auraient trop de réserve dans les manières, et trop de sévérité dans les prin-cipes, pour pouvoir jamais réunir la majorité des suffrages à une élection qui repose-rait sur le vote universel. » [Kent's Commentaries, vol. I, p. 272] Voilà ce qu'onimprimait sans contradiction en Amérique dans l'année 1830.

Il m'est démontré que ceux qui regardent le vote universel comme une garantie dela bonté des choix se font une illusion complète. Le vote universel a d'autres avan-tages, mais non celui-là.

DES CAUSES QUI PEUVENT CORRIGER EN PARTIECES INSTINCTS DE LA DÉMOCRATIE

Effets contraires produits sur les peuples comme sur les hommes par les grands périls. -Pourquoi l'Amérique a vu tant d'hommes remarquables à la tête de ses affaires il y a cinquanteans. - Influence qu'exercent les lumières et les mœurs sur les choix du peuple. - Exemple de laNouvelle-Angleterre. - États du Sud-Ouest. - Comment certaines lois influent sur les choix dupeuple. - Élection à deux degrés. - Ses effets dans la composition du Sénat.

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Lorsque de grands périls menacent l'État, on voit souvent le peuple choisir avecbonheur les citoyens les plus propres à le sauver.

On a remarqué que l'homme dans un danger pressant restait rarement à son niveauhabituel; il s'élève bien au-dessus, ou tombe au-dessous. Ainsi arrive-t-il aux peupleseux-mêmes. Les périls extrêmes, au lieu d'élever une nation, achèvent quelquefois del'abattre; ils soulèvent ses passions sans les conduire et troublent son intelligence, loinde l'éclairer. Les juifs s'égorgeaient encore au milieu des débris fumants du Temple.Mais il est plus commun de voir, chez les nations comme chez les hommes, les vertusextraordinaires naître de l'imminence même des dangers. Les grands caractères pa-raissent alors en relief comme ces monuments que cachait l'obscurité de la nuit, etqu'on voit se dessiner tout à coup à la lueur d'un incendie. Le génie ne dédaigne plusde se reproduire de lui-même, et le peuple, frappé de ses propres périls, oublie pourun temps ses passions envieuses. Il n'est pas rare de voir alors sortir de l'urne élec-torale des noms célèbres. J'ai dit plus haut qu'en Amérique les hommes d'État de nosjours semblent fort inférieurs à ceux qui parurent, il y a cinquante ans, à la tête desaffaires. Ceci ne tient pas seulement aux lois, mais aux circonstances. Quand l'Amé-rique luttait pour la plus juste des causes, celle d'un peuple échappant au joug d'un

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autre peuple; lorsqu'il s'agissait de faire entrer une nation nouvelle dans le monde,toutes les âmes s'élevaient pour atteindre à la hauteur du but de leurs efforts. Danscette excitation générale, les hommes supérieurs couraient au-devant du peuple, et lepeuple, les prenant dans ses bras, les plaçait à sa tête. Mais de pareils événements sontrares; C'est sur l'allure ordinaire des choses qu'il faut juger.

Si des événements passagers parviennent quelquefois à combattre les passions dela démocratie, les lumières, et surtout les mœurs, exercent sur ses penchants uneinfluence non moins puissante, mais plus durable. On s'en aperçoit bien aux États-Unis.

Dans la Nouvelle-Angleterre, où l'éducation et la liberté sont filles de la morale etde la religion; où la société, déjà ancienne et depuis longtemps assise, a pu se formerdes maximes et des habitudes, le peuple, en même temps qu'il échappe à toutes lessupériorités que la richesse et la naissance ont jamais créées parmi les hommes, s'esthabitué à respecter les supériorités intellectuelles et morales, et à s'y soumettre sansdéplaisir: aussi voit-on que la démocratie dans la Nouvelle-Angleterre fait de meil-leurs choix que partout ailleurs.

À mesure, au contraire, qu'on descend vers le midi, dans les États où le lien socialest moins ancien et moins fort, où l'instruction s'est moins répandue, et où lesprincipes de la morale, de la religion et de la liberté se sont combinés d'une manièremoins heureuse, on aperçoit que les talents et les vertus deviennent de plus en plusrares parmi les gouvernants.

Lorsqu'on pénètre enfin dans les nouveaux États du Sud-Ouest, où le corps social,formé d'hier, ne présente encore qu'une agglomération d'aventuriers ou de spécula-teurs, on est confondu de voir en quelles mains la puissance publique est remise, etl'on se demande par quelle force indépendante de la législation et des hommes, l'Étatpeut y croître et la société y prospérer.

Il y a certaines lois dont la nature est démocratique et qui réussissent cependant àcorriger en partie ces instincts dangereux de la démocratie.

Lorsque vous entrez dans la salle des représentants à Washington, vous voussentez frappé de l'aspect vulgaire de cette grande assemblée. L’œil cherche souventen vain dans son sein un homme célèbre. Presque tous ses membres sont des person-nages obscurs, dont le nom ne fournit aucune image à la pensée. Ce sont, pour laplupart, des avocats de village, des commerçants, ou même des hommes appartenantaux dernières classes. Dans un pays où l'instruction est presque universellementrépandue, on dit que les représentants du peuple ne savent pas toujours correctementécrire.

À deux pas de là s'ouvre la salle du Sénat, dont l'étroite enceinte renferme unegrande partie des célébrités de l'Amérique. A peine y aperçoit-on un seul homme quine rappelle l'idée d'une illustration récente. Ce sont d'éloquents avocats, des générauxdistingués, d'habiles magistrats, ou des hommes d'État connus. Toutes les paroles quis'échappent de cette assemblée feraient honneur aux plus grands débats parlemen-taires d'Europe.

D'où vient ce bizarre contraste ? Pourquoi l'élite de la nation se trouve-t-elle danscette salle plutôt que dans cette autre ? Pourquoi la première assemblée réunit-elle

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tant d'éléments vulgaires, lorsque la seconde semble avoir le monopole des talents etdes lumières ? L'une et l'autre cependant émanent du peuple, l'une et l'autre sont leproduit du suffrage universel, et nulle voix, jusqu'à présent, ne s'est élevée en Améri-que pour soutenir que le Sénat fût ennemi des intérêts populaires. D'où vient donc unesi énorme différence ? je ne vois qu'un seul fait qui l'explique: l'élection qui produit laChambre des représentants est directe; celle dont le Sénat émane est soumise à deuxdegrés. L'universalité des citoyens nomme la législature de chaque État, et la Consti-tution fédérale, transformant à leur tour chacune de ces législatures en corps électo-raux, y puise les membres du Sénat. Les sénateurs expriment donc, quoique indirecte-ment, le résultat du vote universel; car la législature, qui nomme les sénateurs, n'estpoint un corps aristocratique ou privilégie qui tire son droit électoral de lui-même;elle dépend essentiellement de l'universalité des citoyens; elle est, en général, élue pareux tous les ans, et ils peuvent toujours diriger ses choix en la composant de membresnouveaux. Mais il suffit que la volonté populaire passe à travers cette assembléechoisie pour s'y élaborer en quelque sorte, et en sortir revêtue de formes plus nobles etplus belles. Les hommes ainsi élus représentent donc toujours exactement la majoritéde la nation qui gouverne; mais ils ne représentent que les pensées élevées qui ontcours au milieu d'elle, les instincts généreux qui l'animent, et non les petites passionsqui souvent l'agitent et les vices qui la déshonorent.

Il est facile d'apercevoir dans l'avenir un moment où les républiques américainesseront forcées de multiplier les deux degrés, dans leur système électoral, sous peinede se perdre misérablement parmi les écueils de la démocratie.

Je ne ferai pas difficulté de l'avouer; je vois dans le double degré électoral le seulmoyen de mettre l'usage de la liberté politique à la portée de toutes les classes dupeuple. Ceux qui espèrent faire de ce moyen l'arme exclusive d'un parti, et ceux qui lecraignent, me paraissent tomber dans une égale erreur.

INFLUENCE QU'A EXERCÉE LA DÉMOCRATIEAMÉRICAINE SUR LES LOIS ÉLECTORALES

La rareté des élections expose l'État à de grandes crises. - Leur fréquence l'entretient dansune agitation fébrile. - Les Américains ont choisi le second de ces deux maux. - Versatilité dela loi. - Opinion de Hamilton, de Madison et de Jefferson sur ce sujet.

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Quand l'élection ne revient qu'à de longs intervalles, à chaque élection l'État courtrisque d'un bouleversement.

Les partis font alors de prodigieux efforts pour se saisir d'une fortune qui passe sirarement à leur portée; et le mal étant presque sans remède pour les candidats quiéchouent, il faut tout craindre de leur ambition poussée au désespoir. Si, au contraire,la lutte égale doit bientôt se renouveler, les vaincus patientent.

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Lorsque les élections se succèdent rapidement, leur fréquence entretient dans lasociété un mouvement fébrile et maintient les affaires publiques dans un état de ver-satilité continuelle.

Ainsi, d'un côté, il y a pour l'État chance de malaise; de l'autre, chance de révo-lution; le premier système nuit à la bonté du gouvernement, le second menace sonexistence.

Les Américains ont mieux aimé s'exposer au premier mal qu'au second. En cela,ils se sont dirigés par instinct bien plus que par raisonnement, la démocratie poussantle goût de la variété jusqu'à la passion. Il en résulte une mutabilité singulière dans lalégislation.

Beaucoup d'Américains considèrent l'instabilité de leurs lois comme la consé-quence nécessaire d'un système dont les effets généraux sont utiles. Mais il n'estpersonne, je crois, aux États-Unis, qui prétende nier que cette instabilité existe ou quine la regarde pas comme un grand mal.

Hamilton, après avoir démontré l'utilité d'un pouvoir qui pût empêcher ou dumoins retarder la promulgation des mauvaises lois, ajoute: « On me répondra peut-être que le pouvoir de prévenir de mauvaises lois implique le pouvoir de prévenir lesbonnes. Cette objection ne saurait satisfaire ceux qui ont été à même d'examiner tousles maux qui découlent pour nous de l'inconstance et de la mutabilité de la loi.L'instabilité législative est la plus grande tache qu'on puisse signaler dans nos insti-tutions. » Forms the greateff blemish in the character and genius of our government.(Federalist, nº 73.)

« La facilité qu'on trouve à changer les lois, dit Madison, et l'excès qu'on peutfaire du pouvoir législatif me paraissent les maladies les plus dangereuses auxquellesnotre gouvernement soit exposé. » (Federalist, nº 62.)

Jefferson lui-même, le plus grand démocrate qui soit encore sorti du sein de ladémocratie américaine, a signalé les mêmes périls.

« L'instabilité de nos lois est réellement un inconvénient très grave, dit-il. Je penseque nous aurions dû y pourvoir en décidant qu'il y aurait toujours un intervalle d'uneannée entre la présentation d'une loi et le vote définitif Elle serait ensuite discutée etvotée, sans qu'on pût y changer un mot et si les circonstances semblaient exiger uneplus prompte résolution, la proposition ne pourrait être adoptée à la simple majorité,mais à la majorité des deux tiers de l'une et de l'autre Chambre 1. »

1 Lettre à Madison, du 20 décembre 1787, traduction de M. Conseil.

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DES FONCTIONNAIRES PUBLICS SOUS L'EMPIREDE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE

Simplicité des fonctionnaires américains. - Absence de costume. - Toms les fonction-naires sont payés. – Conséquences politiques de ce fait. - En Amérique il n'y a pas de carrièrepublique. - Ce qui en résulte.

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Les fonctionnaires publics, aux États-Unis, restent confondus au milieu de la fou-le des citoyens; ils n'ont ni palais, ni gardes, ni costumes d'apparat. Cette simplicitédes gouvernants ne tient pas seulement à un tour particulier de l'esprit américain, maisaux principes fondamentaux de la société.

Aux yeux de la démocratie, le gouvernement n'est pas un bien, C'est un mal né-cessaire. Il faut accorder aux fonctionnaires un certain pouvoir; car, sans ce pouvoir, àquoi serviraient-ils ? Mais les apparences extérieures du pouvoir ne sont pointindispensables à la marche des affaires; elles blessent inutilement la vue du public.

Les fonctionnaires eux-mêmes sentent parfaitement qu'ils n'ont obtenu le droit dese placer au-dessus des autres par leur puissance, que sous la condition de descendreau niveau de tous par leurs manières.

Je ne saurais rien imaginer de plus uni dans ses façons d'agir, de plus accessible àtous, de plus attentif aux demandes, et de plus civil dans ses réponses, qu'un hommepublic aux États-Unis.

J'aime cette allure naturelle du gouvernement de la démocratie; dans cette forceintérieure qui s'attache à la fonction plus qu'au fonctionnaire, à l'homme plus qu'auxsignes extérieurs de la puissance, j'aperçois quelque chose de viril que j'admire.

Quant à l'influence que peuvent exercer les costumes, je crois qu'on s'exagèrebeaucoup l'importance qu'ils doivent avoir dans un siècle comme le nôtre. Je n'aipoint remarqué qu'en Amérique le fonctionnaire, dans l'exercice de son pouvoir, fûtaccueilli avec moins d'égards et de respects, pour être réduit à son seul mérite.

D'une autre part, je doute fort qu'un vêtement parti culier porte les hommes pu-blics à se respecter eux-mêmes, quand ils ne sont pas naturellement disposés à lefaire; car je ne saurais croire qu'ils aient plus d'égards pour leur habit que pour leurpersonne.

Quand je vois, parmi nous, certains magistrats brusquer les parties ou leuradresser des bons mots, lever les épaules aux moyens de la défense et sourire aveccomplaisance à l'énumération des charges, je voudrais qu'on essayât de leur ôter leur

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 37

robe, afin de découvrir si, se trouvant vêtus comme les simples citoyens, cela ne lesrappellerait pas à la dignité naturelle de l'espèce humaine.

Aucun des fonctionnaires publics des États-Unis n'a de costume, mais tous reçoi-vent un salaire.

Ceci découle, plus naturellement encore que ce qui précède, des principes démo-cratiques. Une démocratie peut environner de pompe ses magistrats et les couvrir desoie et d'or sans attaquer directement le principe de son existence. De pareils privi-lèges sont passagers; ils tiennent à la place, et non à l'homme. Mais établir des fonc-tions gratuites, C'est créer une classe de fonctionnaires riches et indépendants, C'estformer le noyau d'une aristocratie. Si le peuple conserve encore le droit du choix,l'exercice de ce droit a donc des bornes nécessaires.

Quand on voit une république démocratique rendre gratuites les fonctions rétri-buées, je crois qu'on peut en conclure qu'elle marche vers la monarchie. Et quand unemonarchie commence à rétribuer les fonctions gratuites, C'est la marque assuréequ'on s'avance vers un état despotique ou vers un état républicain.

La substitution des fonctions salariées aux fonctions gratuites me semble donc àelle toute seule constituer une véritable révolution.

Je regarde comme un des signes les plus visibles de l'empire absolu qu'exerce ladémocratie en Amérique l'absence complète des fondions gratuites. Les services ren-dus au public, quels qu'ils soient, s'y payent: aussi chacun a-t-il, non pas seulement ledroit, mais la possibilité de les rendre.

Si, dans les États démocratiques, tous les citoyens peuvent obtenir les emplois,tous ne sont pas tentés de les briguer. Ce ne sont pas les conditions de la candidature,mais le nombre et la capacité des candidats, qui souvent y limitent le choix desélecteurs.

Chez les peuples où le principe de l'élection s'étend à tout, il n'y a pas, à propre-ment parler, de carrière publique. Les hommes n'arrivent en quelque sorte auxfonctions que par hasard, et ils n'ont aucune assurance de s'y maintenir. Cela est vraisurtout lorsque les élections sont annuelles. Il en résulte que dans les temps de calme,les fonctions publiques offrent peu d'appât à l'ambition. Aux États-Unis, ce sont lesgens modérés dans leurs désirs qui s'engagent au milieu des détours de la politique.Les grands talents et les grandes passions s'écartent en général du pouvoir, afin depoursuivre la richesse; et il arrive souvent qu'on ne se charge de diriger la fortune del'État que quand on se sent peu capable de conduire ses propres affaires.

C'est à ces causes autant qu'aux mauvais choix de la démocratie qu'il faut attribuerle grand nombre d'hommes vulgaires qui occupent les fonctions publiques. Aux États-Unis, je ne sais si le peuple choisirait les hommes supérieurs qui brigueraient sessuffrages, mais il est certain que ceux-ci ne les briguent pas.

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DE L'ARBITRAIRE DES MAGISTRATS 1 SOUS L'EMPIREDE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE

Pourquoi l'arbitraire des magistrats est plus grand sous les monarchies absolues et dansles républiques démocratiques que dans les monarchies tempérées. - Arbitraire des magistratsdans la Nouvelle-Angleterre.

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Il y a deux espèces de gouvernements sous lesquels il se mêle beaucoup d'arbitrai-re à l'action des magistrats; il en est ainsi sous le gouvernement absolu d'un seul etsous le gouvernement de la démocratie.

Ce même effet provient de causes presque analogues.

Dans les États despotiques, le sort de personne n'est assuré, pas plus celui desfonctionnaires publics que celui des simples particuliers. Le souverain, tenant tou-jours dans sa main la vie, la fortune, et quelquefois l'honneur des hommes qu'il em-ploie, pense n'avoir rien à craindre d'eux, et il leur laisse une grande liberté d'action,parce qu'il se croit assuré qu'ils n'en abuseront jamais contre lui.

Dans les États despotiques, le souverain est si amoureux de son pouvoir, qu'ilcraint la gêne de ses propres règles; et il aime à voir ses agents aller à peu près auhasard, afin d'être sûr de ne jamais rencontrer en eux une tendance contraire à sesdésirs.

Dans les démocraties, la majorité pouvant chaque année enlever le pouvoir desmains auxquelles elle l'a confié, ne craint point non plus qu'on en abuse contre elle.Maîtresse de faire connaître à chaque instant ses volontés aux gouvernants, elle aimemieux les abandonner à leurs propres efforts que de les enchaîner à une règleinvariable qui, en les bornant, la bornerait en quelque sorte elle-même.

On découvre même, en y regardant de près, que sous l'empire de la démocratie,l'arbitraire du magistrat doit être plus grand encore que dans les États despotiques.

Dans ces États, le souverain peut punir en un moment toutes les fautes qu'ilaperçoit; mais il ne saurait se flatter d'apercevoir toutes les fautes qu'il devrait punir.Dans les démocraties, au contraire, le souverain, en même temps qu'il est tout-puis-sant, est partout à la fois: aussi voit-on que les fonctionnaires américains sont bienplus libres dans le cercle d'action que la loi leur trace qu'aucun fonctionnaired'Europe. Souvent on se borne à leur montrer le but vers lequel ils doivent tendre, leslaissant maîtres de choisir les moyens.

Dans la Nouvelle-Angleterre, par exemple, on s'en rapporte aux select-men dechaque commune du soin de former la liste du jury; la seule règle qu'on leur trace est

1 J'entends ici le mot magistrats dans son acception la plus étendue: je l'applique à tous ceux qui

sont chargés de faire exécuter les lois.

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celle-ci: ils doivent choisir les jurés parmi les citoyens qui jouissent des droitsélectoraux et qui ont une bonne réputation 1.

En France, nous croirions la vie et la liberté des hommes en péril si nous confiionsà un fonctionnaire, quel qu'il fût, l'exercice d'un droit aussi redoutable.

Dans la Nouvelle-Angleterre, ces mêmes magistrats peuvent faire afficher dansles cabarets le nom des ivrognes et empêcher sous peine d'amende les habitants deleur fournir du vin 2.

Un pareil pouvoir censorial révolterait le peuple dans la monarchie la plus abso-lue; ici, pourtant, on s'y soumet sans peine.

Nulle part la loi n'a laissé une plus grande part à l'arbitraire que dans les républi-ques démocratiques, parce que l'arbitraire n'y paraît point à craindre. On peut mêmedire que le magistrat y devient plus libre, à mesure que le droit électoral descend plusbas et que le temps de la magistrature est plus limité.

De là vient qu'il est si difficile de faire passer une république démocratique à l'étatde monarchie. Le magistrat, en cessant d'être électif, y garde d'ordinaire les droits et yconserve les usages du magistrat élu. On arrive alors au despotisme.

Ce n'est que dans les monarchies tempérées que la loi, en même temps qu'elletrace un cercle d'action autour des fonctionnaires publics, prend encore le soin de lesy guider à chaque pas. La cause de ce fait est facile à dire.

Dans les monarchies tempérées, le pouvoir se trouve divisé entre le peuple et leprince. L'un et l'autre ont intérêt à ce que la position du magistrat soit stable.

Le prince ne veut pas remettre le sort des fonctionnaires dans les mains du peuple,de peur que ceux-ci ne trahissent son autorité; de son côté, le peuple craint que lesmagistrats, placés dans la dépendance absolue du prince, ne servent à opprimer laliberté; on ne les fait donc dépendre en quelque sorte de personne.

La même cause qui porte le prince et le peuple à rendre le fonctionnaire indépen-dant, les porte à chercher des garanties contre les abus de son indépendance, afin qu'ilne la tourne pas contre l'autorité de l'un ou la liberté de l'autre. Tous deux s'accordentdonc sur la nécessité de tracer d'avance au fonctionnaire public une ligne de conduite,et trouvent leur intérêt à lui imposer des règles dont il lui soit impossible de s'écarter.

1 Voyez loi du 27 février 18iî, Collection générale des lois du Massachusetts, vol. Il, p. 331. On doit

dire qu'ensuite les jurés sont tirés au son sur les listes.2 Loi du 28 février 1787. Voyez Collection générale des lois du Massachusetts, Vol. I, p. 302. Voici

le texte: « Les select-men de chaque commune feront afficher dans les boutiques des cabaretiers,aubergistes et détaillants, une liste des personnes réputées ivrognes, joueurs, et qui ont l'habitudede perdre leur temps et leur fortune dans ces maisons; et le maître desdites maisons qui, après cetavertissement, aura souffert que lesdites personnes boivent et jouent dans sa demeure, ou leur auravendu des liqueurs spiritueuses, sera condamné à I'amende. »

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INSTABILITÉ ADMINISTRATIVE AUX ÉTATS-UNIS)

En Amérique, les actes de la société laissent souvent moins de traces que les actionsd'une famille. - Journaux, seuls monuments historiques. - Comment l'extrême instabilité admi-nistrative nuit à l'art de gouverner.

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Les hommes ne faisant que passer un instant au pouvoir, pour aller ensuite seperdre dans une foule qui, elle-même, change chaque jour de face, il en résulte que lesactes de la société, en Amérique, laissent souvent moins de trace que les actions d'unesimple famille. L'administration publique y est en quelque sorte orale et tradition-nelle. On n'y écrit point, ou ce qui est écrit s'envole au moindre vent, comme lesfeuilles de la Sibylle, et disparaît sans retour.

Les seuls monuments historiques des États-Unis sont les journaux. Si un numérovient à manquer, la chaîne des temps est comme brisée: le présent et le passé ne serejoignent plus. Je ne doute point que dans cinquante ans il ne soit plus difficile deréunir des documents authentiques sur les détails de l'existence sociale des Améri-cains de nos jours, que sur l'administration des Français au Moyen Age; et si uneinvasion de Barbares venait à surprendre les États-Unis, il faudrait, pour savoir quel-que chose du peuple qui les habite, recourir à L'histoire des autres nations.

L'instabilité administrative a commencé par pénétrer dans les habitudes; je pour-rais presque dire qu'aujourd'hui chacun a fini par en contracter le goût. Nul nes'inquiète de ce qu'on a fait avant lui. On n'adopte point de méthode; on ne composepoint de collection; on ne réunit pas de documents, lors même qu'il serait aisé de lefaire. Quand par hasard on les possède, on n'y tient guère. J'ai dans mes papiers despièces originales qui m'ont été données dans des administrations publiques pourrépondre à quelques-unes de mes questions. En Amérique, la société semble vivre aujour le jour, comme une armée en campagne. Cependant, l'art d'administrer est à coupsûr une science; et toutes les sciences, pour faire des progrès, ont besoin de lierensemble les découvertes des différentes générations, a mesure qu'elles se succèdent.Un homme, dans le court espace de la vie, remarque un fait, un autre conçoit uneidée; celui-ci invente un moyen, celui-là trouve une formule; l'humanité recueille enpassant ces fruits divers de l'expérience individuelle, et forme les sciences. Il est trèsdifficile que les administrateurs américains apprennent rien les uns des autres. Ainsiils apportent à la conduite de la société les lumières qu'ils trouvent répandues dansson sein, et non des connaissances qui leur soient propres. La démocratie, pousséedans ses dernières limites, nuit donc au progrès de l'art de gouverner. Sous ce rapport,elle convient mieux à un peuple dont l'éducation administrative est déjà faite, qu'à unpeuple novice dans l'expérience des affaires.

Ceci, du reste, ne se rapporte point uniquement à la science administrative. Legouvernement démocratique, qui se fonde sur une idée si simple et si naturelle, sup-

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pose toujours, cependant, l'existence d'une société très civilisée et très savante 1.D'abord on le croirait contemporain des premiers âges du monde; en y regardant deprès, on découvre aisément qu'il n'a dû venir que le dernier.

DES CHARGES PUBLIQUES SOUS L'EMPIREDE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE

Dans toutes les sociétés, les citoyens Se divisent en un certain nombre de classes. -Instinct qu'apporte chacune de ces classes dans la direction des finances de l'État. - Pourquoiles dépenses publiques doivent tendre à croître quand le peuple gouverne. - Ce qui rend lesprofusions de la démocratie moins à craindre en Amérique. - Emploi des deniers publics sousla démocratie.

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Le gouvernement de la démocratie est-il économique ? Il faut d'abord savoir àquoi nous entendons le comparer.

La question serait facile à résoudre si l'on voulait établir un parallèle entre unerépublique démocratique et une monarchie absolue. On trouverait que les dépensespubliques dans la première sont plus considérables, que dans la seconde. Mais il enest ainsi pour tous les États libres, comparés à ceux qui ne le sont pas. Il est certainque le despotisme ruine les hommes en les empêchant de produire, plus qu'en leurenlevant les fruits de la production; il tarit la source des richesses et respecte souventla richesse acquise. La liberté, au contraire, enfante mille fois plus de biens qu'ellen'en détruit, et, chez les nations qui la connaissent, les ressources du peuple croissenttoujours plus vite que les impôts.

Ce qui m'importe en ce moment, est de comparer entre eux les peuples libres, etparmi ces derniers de constater quelle influence exerce la démocratie sur les financesde l'État.

Les sociétés, ainsi que les corps organisés, suivent dans leur formation certainesrègles fixes dont elles ne sauraient s'écarter. Elles sont composées de certains élé-ments qu'on retrouve partout et dans tous les temps.

Il sera toujours facile de diviser idéalement chaque peuple en trois classes.

La première classe se composera des riches. La seconde comprendra ceux qui,sans être riches, vivent au milieu de l'aisance de toutes choses. Dans la troisièmeseront renfermés ceux qui n'ont que peu ou point de propriétés et qui vivent particu-lièrement du travail que leur fournissent les deux premières.

1 Il est inutile de dire que je parle ici du gouvernement démocratique appliqué à un peuple et non à

une petite tribu.

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Les individus renfermés dans ces différentes catégories peuvent être plus oumoins nombreux, suivant l'état social; mais vous ne sauriez faire que ces catégoriesn'existent pas.

Il est évident que chacune de ces classes apportera dans le maniement des finan-ces de l'État certains instincts qui lui seront propres.

Supposez que la première seule fasse les lois: il est probable qu'elle se préoccu-pera assez peu d'économiser les deniers publics, parce qu'un impôt qui vient à frapperune fortune considérable n'enlève que du superflu et produit un effet peu sensible.

Admettez au contraire que ce soient les classes moyennes qui seules fassent la loi.On peut compter qu'elles ne prodigueront pas les impôts, parce qu'il n'y a rien de sidésastreux qu'une grosse taxe venant à frapper une petite fortune.

Le gouvernement des classes moyennes me semble devoir être, parmi les gouver-nements libres, je ne dirai pas le plus éclairé, ni surtout le plus généreux, mais le pluséconomique.

Je suppose maintenant que la dernière classe soit exclusivement chargée de fairela loi; je vois bien des chances pour que les charges publiques augmentent au lieu dedécroître, et ceci pour deux raisons:

La plus grande partie de ceux qui votent alors la loi n'ayant aucune propriétéimposable, tout l'argent qu'on dépense dans l'intérêt de la société semble ne pouvoirque leur profiter sans jamais leur nuire; et ceux qui ont quelque peu de propriététrouvent aisément les moyens d'asseoir l'impôt de manière qu'il ne frappe que sur lesriches et ne profite qu'aux pauvres, chose que les riches ne sauraient faire de leur côtélorsqu'ils sont maîtres du gouvernement.

Les pays où les pauvres 1 seraient exclusivement chargés de faire la loi ne pour-raient donc espérer une grande économie dans les dépenses publiques: ces dépensesseront toujours considérables, soit parce que les impôts ne peuvent atteindre ceux quiles votent, soit parce qu'ils sont assis de manière à ne pas les atteindre. En d'autrestermes, le gouvernement de la démocratie est le seul où celui qui vote l'impôt puisseéchapper à l'obligation de le payer.

En vain objectera-t-on que l'intérêt bien entendu du peuple est de ménager lafortune des riches, parce qu'il ne tarderait pas à se ressentir de la gêne qu'il feraitnaître. Mais l'intérêt des rois n'est-il pas aussi de rendre leurs sujets heureux, et celuides nobles de savoir ouvrir à propos leurs rangs ? Si l'intérêt éloigné pouvait prévaloirsur les passions et les besoins du moment, il n'y aurait jamais eu de souverainstyranniques ni d'aristocratie exclusive.

L'on m'arrête encore en disant: Qui a jamais imagine de charger les pauvres defaire seuls la loi ? Qui ? Ceux qui ont établi le vote universel. Est-ce la majorité ou laminorité qui fait la loi ? La majorité sans doute; et si je prouve que les pauvres com-

1 On comprend bien que le mot pauvre a ici, comme dans le reste du chapitre, un sens relatif et non

une signification absolue. Les pauvres d'Amérique, comparés a ceux d'Europe, pourraient souventparaître des riches: on a pourtant raison de les nommer des pauvres, quand on les oppose à ceux deleurs concitoyens qui sont plus riches qu'eux.

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posent toujours la majorité, n'aurai-je pas raison d'ajouter que dans les pays où ils sontappelés à voter, les pauvres font seuls la loi ?

Or, il est certain que jusqu'ici, chez toutes les nations du monde, le plus grandnombre a toujours été composé de ceux qui n'avaient pas de propriété, ou de ceuxdont la propriété était trop restreinte pour qu'ils pussent vivre dans l'aisance sanstravailler. Le vote universel donne donc réellement le gouvernement de la société auxpauvres.

L'influence fâcheuse que peut quelquefois exercer le pouvoir populaire sur lesfinances de l'État se fit bien voir dans certaines républiques démocratiques de l'Anti-quité, où le trésor public s'épuisait à secourir les citoyens indigents, ou à donner desjeux et des spectacles au peuple.

Il est vrai de dire que le système représentatif était à peu près inconnu à l'Anti-quité. De nos jours, les passions populaires se produisent plus difficilement dans lesaffaires publiques; on peut compter cependant qu'à la longue, le mandataire finiratoujours par se conformer à l'esprit de ses commettants et par faire prévaloir leurspenchants aussi bien que leurs intérêts.

Les profusions de la démocratie sont, du reste, moins à craindre à proportion quele peuple devient propriétaire, parce qu'alors, d'une part, le peuple a moins besoin del'argent des riches, et que, de l'autre, il rencontre plus de difficultés à ne pas se frapperlui-même en établissant l'impôt. Sous ce rapport, le vote universel serait moinsdangereux en France qu'en Angleterre, ou presque toute la propriété imposable estréunie en quelques mains. L'Amérique, où la grande majorité des citoyens possède, setrouve dans une situation plus favorable que la France.

Il est d'autres causes encore qui peuvent élever la somme des dépenses publiquesdans les démocraties.

Lorsque l'aristocratie gouverne, les hommes qui conduisent les affaires de l'Étatéchappent par leur position même à tous les besoins; contents de leur sort, ils deman-dent surtout à la société de la puissance et de la gloire; et, placés au-dessus de la fouleobscure des citoyens, ils n'aperçoivent pas toujours clairement comment le bien-êtregénéral doit concourir à leur propre grandeur. Ce n'est pas qu'ils voient sans pitié lessouffrances du pauvre; mais ils ne sauraient ressentir ses misères comme s'ils lespartageaient eux-mêmes; pourvu que le peuple semble s'accommoder de sa fortune,ils se tiennent donc pour satisfaits et n'attendent rien de plus du gouvernement.L'aristocratie songe à maintenir plus qu'à perfectionner.

Quand, au contraire, la puissance publique est entre les mains du peuple, le souve-rain cherche partout le mieux parce qu'il se sent mal.

L'esprit d'amélioration s'étend alors à mille objets divers; il descend à des détailsinfinis, et surtout il s'applique à des espèces d'améliorations qu'on ne saurait obtenirqu'en payant; car il s'agit de rendre meilleure la condition du pauvre qui ne peuts'aider lui-même.

Il existe de plus dans les sociétés démocratiques une agitation sans but précis; il yrègne une sorte de fièvre permanente qui se tourne en innovation de tout genre, et lesinnovations sont presque toujours coûteuses.

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Dans les monarchies et dans les aristocraties, les ambitieux flattent le goût naturelqui porte le souverain vers la renommée et vers le pouvoir, et le poussent souventainsi à de grandes dépenses.

Dans les démocraties, où le souverain est nécessiteux, on ne peut guère acquérirsa bienveillance qu'en accroissant son bien-être; ce qui ne peut presque jamais se fairequ'avec de l'argent.

De plus, quand le peuple commence lui-même à réfléchir sur sa position, il luinaît une foule de besoins qu'il n'avait pas ressentis d'abord, et qu'on ne peut satisfairequ'en recourant aux ressources de l'État. De là vient qu'en général les charges publi-ques semblent s'accroître avec la civilisation, et qu'on voit les impôts s'élever àmesure que les lumières s'étendent.

Il est enfin une dernière cause qui rend souvent le gouvernement démocratiqueplus cher qu'un autre. Quelquefois la démocratie veut mettre de l'économie dans sesdépenses, mais elle ne peut y parvenir, parce qu'elle n'a pas l'art d'être économe.

Comme elle change fréquemment de vues et plus fréquemment encore d'agents, ilarrive que ses entreprises sont mal conduites, ou restent inachevées: dans le premiercas, l'État fait des dépenses disproportionnées à la grandeur du but qu'il veut attein-dre; dans le second, il fait des dépenses improductives.

DES INSTINCTS DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINEDANS LA FIXATION DU TRAITEMENTDES FONCTIONNAIRES

Dans les démocraties, ceux qui instituent les grands traitements n'ont pas de chance d'enprofiter. - Tendance de la démocratie américaine à élever le traitement des fonctionnairessecondaires et à baisser celui des principaux. - Pourquoi il en est ainsi. - Tableau comparatifdu traitement des fonctionnaires publics aux États-Unis et en France.

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Il y a une grande raison qui porte, en général, les démocraties à économiser sur lestraitements des fonctionnaires publics.

Dans les démocraties, ceux qui instituent les traitements étant en très grand nom-bre, ont très peu de chance d'arriver jamais à les toucher.

Dans les aristocraties, au contraire, ceux qui instituent les grands traitements ontpresque toujours le vague espoir d'en profiter. Ce sont des capitaux qu'ils se créentpour eux-mêmes, ou tout au moins des ressources qu'ils préparent à leurs enfants.

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Il faut avouer pourtant que la démocratie ne se montre très parcimonieuse qu'en-vers ses principaux agents.

En Amérique, les fonctionnaires d'un ordre secondaire sont plus payés qu'ailleurs,mais les hauts fonctionnaires le sont beaucoup moins.

Ces effets contraires sont produits par la même cause; le peuple, dans les deuxcas, fixe le salaire des fonctionnaires publics; il pense à ses propres besoins, et cettecomparaison l'éclaire. Comme il vit lui-même dans une grande aisance, il lui semblenaturel que ceux dont il se sert la partagent 1. Mais quand il en arrive à fixer le sortdes grands officiers de l'État, sa règle lui échappe, et il ne procède plus qu'au hasard.

Le pauvre ne se fait pas une idée distincte des besoins que peuvent ressentir lesclasses supérieures de la société. Ce qui paraîtrait une somme modique à un riche, luiparaît une somme prodigieuse, à lui qui se contente du nécessaire; et il estime que legouverneur de l'État, pourvu de ses deux mille écus, doit encore se trouver heureux etexciter l'envie 2.

Que si vous entreprenez de lui faire entendre que le représentant d'une grandenation doit paraître avec une certaine splendeur aux yeux des étrangers, il vouscomprendra tout d'abord; mais, lorsque, venant à penser à sa simple demeure et auxmodestes fruits de son pénible labeur, il songera à tout ce qu'il pourrait exécuter lui-même avec ce même salaire que vous jugez insuffisant, il se trouvera surpris etcomme effrayé à la vue de tant de richesses.

Ajoutez à cela que le fonctionnaire secondaire est presque au niveau du peuple,tandis que l'autre le domine. Le premier peut donc encore exciter son intérêt, maisl'autre commence à faire naître son envie.

Ceci se voit bien clairement aux États-Unis, où les salaires semblent en quelquesorte décroître à mesure que le pouvoir des fonctionnaires est plus grand ***.

1 L'aisance dans laquelle vivent les fonctionnaires secondaires aux États-Unis tient encore à une

autre cause; celle-ci est étrangère aux instincts généraux de la démocratie: toute espèce de carrièreprivée est fort productive; l'État ne trouverait pas de fonctionnaires secondaires s'il ne consentait àles bien payer. Il est donc dans la position d'une entreprise commerciale, obligée, quels que soientses goûts économiques, de soutenir une concurrence onéreuse.

2 l'État de l'Ohio, qui compte un million d'habitants, ne donne au gouverneur que 1 200 dollars desalaire ou 6 504 francs.

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***Pour rendre cette vérité sensible aux yeux, il suffit d'examiner les traitements de quelques-uns desagents du gouvernement fédéral. J'ai cru devoir placer en regard le salaire attaché, en France, auxfonctions analogues, afin que la comparaison achève d'éclairer le lecteur.

ÉTATS-UNISMINISTÈRE DES FINANCES (treasury department)

L'huissier (messager) 3 734 fr.Le commis le moins payé 5 420Le commis le plus payé 8 672Le secrétaire général (chief clerk) 10840Le ministre (secretary of State) 32 520Le c1ef du gouvernement (le président) 135 000

FRANCEMINISTÈRE DES FINANCES

Huissier du ministre 1 5 00 fr.Le commis le moins payé 1 000 à 1 800 fr.Le commis le plus payé 3 200 à 3 600 fr.Le secrétaire général 20 000 fr.Le ministre 80 000 fr.Le chef du gouvernement (le roi) 12 000 000 fr.

J'ai peut-être eu ton de prendre la France pour point de comparaison. En France, où les instinctsdémocratiques pénètrent tous les jours davantage dans le gouvernement, on aperçoit déjà une fortetendance qui porte les Chambres à élever les petits traitements et surtout à abaisser les grands. Ainsile ministre des Finances qui, en 1834, reçoit 80 000 fr., en recevait 160 000 sous l'Empire; lesdirecteurs généraux des Finances, qui en reçoivent 20 000 en recevaient alors 50 000.

Sous l'empire de l'aristocratie, il arrive au contraire que les hauts fonctionnairesreçoivent de très grands émoluments, tandis que les petits ont souvent à peine de quoivivre. Il est facile de trouver la raison de ce fait dans des causes analogues à cellesque nous avons indiquées plus haut.

Si la démocratie ne conçoit pas les plaisirs du riche ou les envie, de son côtél'aristocratie ne comprend point les misères du pauvre, ou plutôt elle les ignore. Lepauvre n'est point, à proprement parler, le semblable du riche; C'est un être d'uneautre espèce. L'aristocratie s'inquiète donc assez peu du sort de ses agents inférieurs.Elle ne hausse leurs salaires que quand ils refusent de la servir à trop bas prix.

C'est la tendance parcimonieuse de la démocratie envers les principaux fonction-naires qui lui a fait attribuer de grands penchants économiques qu'elle n'a pas.

Il est vrai que la démocratie donne à peine de quoi vivre honnêtement à ceux quila gouvernent, mais elle dépense des sommes énormes pour secourir les besoins ou

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faciliter les jouissances du peuple 1. Voilà un emploi meilleur du produit de l'impôt,non une économie.

En général, la démocratie donne peu aux gouvernants et beaucoup aux gouvernés.Le contraire se voit dans les aristocraties où l'argent de l'État profite surtout à la classequi mène les affaires.

DIFFICULTÉ DE DISCERNER LES CAUSESQUI PORTENT LE GOUVERNEMENT AMÉRICAINÀ L'ÉCONOMIE

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Celui qui recherche dans les faits l'influence réelle qu'exercent les lois sur le sortde l'humanité, est exposé à de grandes méprises, car il n'y a rien de si difficile àapprécier qu'un fait.

Un peuple est naturellement léger et enthousiaste; un autre réfléchi et calculateur.Ceci tient à sa Constitution physique elle-même ou à des causes éloignées quej'ignore.

On voit des peuples qui aiment la représentation, le bruit et la joie, et qui ne re-grettent pas un million dépensé en fumée. On en voit d'autres qui ne prisent que lesplaisirs solitaires et qui semblent honteux de paraître contents.

Dans certains pays, on attache un grand prix à la beauté des édifices. Dans cer-tains autres, on ne met aucune valeur aux objets d'art, et l'on méprise ce qui nerapporte rien. Il en est enfin où l'on aime la renommée, et d'autres où l'on place avanttout l'argent.

Indépendamment des lois, toutes ces causes influent d'une manière très puissantesur la conduite des finances de l'État.

S'il n'est jamais arrivé aux Américains de dépenser l'argent du peuple en fêtespubliques, ce n'est point seulement parce que, chez eux, le peuple vote l'impôt, C'estparce que le peuple n'aime pas à se réjouir.

S'ils repoussent les ornements de leur architecture et ne prisent que les avantagesmatériels et positifs, ce n'est pas seulement parce qu'ils forment une nation démocra-tique, C'est aussi parce qu'ils sont un peuple commerçant.

1 Voyez entre autres, dans les budgets américains, ce qu'il en coûte pour l'entretien des indigents et

pour l'instruction gratuite. En 1831, on a dépensé dans l'État de New York, pour le soutien desindigents, la somme de 1 290 000 francs. Et la somme consacrée à l'instruction publique estestimée s'élever à 5 420 000 francs au moins. (Williams, New York annual register, 1832, pp. 205et 243.) L'État de New York n'avait en 1830 que 1 900 000 habitants, ce qui ne forme pas ledouble de la population du département du Nord.

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Les habitudes de la vie privée se sont continuées dans la vie publique ; et il fautbien distinguer chez eux les économies qui dépendent des institutions, de celles quidécoulent des habitudes et des mœurs.

PEUT-ON COMPARER LES DÉPENSES PUBLIQUESDES ÉTATS-UNIS À CELLES DE FRANCE ?

Deux points à établir pour apprécier l'étendue des charges publiques: la richesse nationaleet l'impôt. - On ne connaît pas exactement la fortune et les charges de la France. - Pourquoi onne peut espérer de connaître la fortune et les charges de l'Union. - Recherches de l'auteur pourapprendre le montant des impôts dans la Pennsylvanie. - Signes généraux auxquels on peutreconnaître l'étendue des charges d'un peuple. - Résultat de cet examen pour l'Union.

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On s'est beaucoup occupé dans ces derniers temps à comparer les dépenses pu-bliques des États-Unis aux nôtres. Tous ces travaux ont été sans résultats, et peu demots suffiront, je crois, pour prouver qu'ils devaient l'être.

Afin de pouvoir apprécier l'étendue des charges publiques chez un peuple, deuxopérations sont nécessaires: il faut d'abord apprendre quelle est la richesse de cepeuple, et ensuite quelle portion de cette richesse il consacre aux dépenses de l'État.Celui qui rechercherait le montant des taxes sans montrer l'étendue des ressources quidoivent y pourvoir, se livrerait à un travail improductif; car ce n'est pas la dépense,mais le rapport de la dépense au revenu qu'il est intéressant de connaître.

Le même impôt que supporte aisément un contribuable riche achèvera de réduireun pauvre à la misère.

La richesse des peuples se compose de plusieurs éléments: les fonds immobiliersforment le premier, les biens mobiliers constituent le second.

Il est difficile de connaître l'étendue des terres cultivables que possède une nationet leur valeur naturelle ou acquise. Il est plus difficile encore d'estimer tous les biensmobiliers dont un peuple dispose. Ceux-là échappent, par leur diversité et par leurnombre, à presque tous les efforts de l'analyse.

Aussi voyons-nous que les nations les plus anciennement civilisées de l'Europe,celles mêmes chez lesquelles l'administration est centralisée, n'ont point établi jusqu'àprésent d'une manière précise l'état de leur fortune.

En Amérique, on n'a pas même conçu l'idée de le tenter. Et comment pourrait-onse flatter d'y réussir dans ce pays nouveau où la société n'a pas encore pris uneassiette tranquille et définitive, où le gouvernement national ne trouve pas à sa dispo-sition, comme le nôtre, une multitude d'agents dont il puisse commander et diriger

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simultanément les efforts; où la statistique enfin n'est point cultivée, parce qu'il ne s'yrencontre personne qui ait la faculté de réunir des documents ou le temps de lesparcourir ?

Ainsi donc les éléments constitutifs de nos calculs ne sauraient être obtenus. Nousignorons la fortune comparative de la France et de l'Union. La richesse de l'une n'estpas encore connue, et les moyens d'établir celle de l'autre n'existent point.

Mais je veux bien consentir, pour un moment, à écarter ce terme nécessaire de lacomparaison; je renonce a savoir quel est le rapport de l'impôt au revenu, et je meborne à vouloir établir quel est l'impôt.

Le lecteur va reconnaître qu'en rétrécissant le cercle de mes recherches je n'ai pasrendu ma tâche plus aisée.

Je ne doute point que l'administration centrale de France, aidée de tous les fonc-tionnaires dont elle dispose, ne parvint a découvrir exactement le montant des taxesdirectes ou indirectes qui pèsent sur les citoyens. Mais ces travaux, qu'un particulierne peut entreprendre, le gouvernement français lui-même ne les a point encoreachevés, ou du moins il n'a pas fait connaître leurs résultats. Nous savons quelles sontles charges de l'État; le total des dépenses départementales nous est connu; nousignorons ce qui se passe dans les communes: nul ne saurait donc dire, quant à présent,à quelle somme s'élèvent les dépenses publiques en France.

Si je retourne maintenant à l'Amérique, j'aperçois les difficultés qui deviennentplus nombreuses et plus insurmontables. L'Union me fait connaître avec exactitudequel est le montant de ses charges; le puis me procurer les budgets particuliers desvingt-quatre États dont elle se compose; mais qui m'apprendra ce que dépensent lescitoyens pour l'administration du comté et de la commune 1 ?

L'autorité fédérale ne peut s'étendre jusqu'à obliger les gouvernements provin-ciaux à nous éclairer sur ce point; et ces gouvernements voulussent-ils eux-mêmesnous prêter simultanément leur concours, je doute qu'ils fussent en état de nous satis- 1 Les Américains comme on le voit, ont quatre espèces de budgets: l'Union a le sien; les États, les

comtés et les communes ont égaiement le leur. Pendant mon séjour en Amérique, j'ai fait degrandes recherches pour connaître le montant des dépenses publiques dans les communes et dansles comtés des principaux États de l'Union. J'a pu facilement obtenir le budget des plus grandescommunes, mais il m'a été impossible de me procurer celui des petites. Je ne puis donc me formeraucune idée exacte des dépenses communales. Pour ce qui concerne les dépenses des comtés, jepossède quelques documents qui, bien qu'incomplets, sont peut-être de nature à mériter la curiositédu lecteur. Je dois à l'obligeance de M. Richards, ancien maire de Philadelphie, les budgets detreize comtés de la Pennsylvanie pour l'année de 1830, ce sont ceux de Libanon, Centre, Franklin,La Fayette, Montgomery, La Luzerne, Dauphin, Butler, Alleghany, Columbia, Northumberland,Northampton, Philadelphie. Il s'y trouvait, en 1830, 495 207 habitants. Si l'on jette les yeux surune carte de la Pennsylvanie, on verra que ces treize comtés sont dispersés dans toutes lesdirections et soumis à toutes les causes générales qui peuvent influer sur I'état du pays; de tellesorte qu'il serait impossible de dire pourquoi ils ne fourniraient pas une idée exacte de l'étatfinancier des comtés de la Pennsylvanie. Or, ces mêmes comtés ont dépensé, pendant l'année1830, 1 800 221 francs, ce qui donne 3 fr. 64 cent. par habitant. J'ai calculé que chacun de cesmêmes habitants, durant l'année 183o, avait consacré aux besoins de l'Union fédérale 12 fr. 70cents., et 3 fr. 80 cent. à ceux de la Pennsylvanie; d'où il résulte que dans l'année 1830 ces mêmescitoyens ont donné à la société, pour subvenir à toutes les dépenses publiques (excepté lesdépenses communales), la somme de 20 fr. 14 cent. Ce résultat est doublement incomplet, commeon le voit, puisqu'il ne s'applique qu'à une seule année et à une partie des charges publiques, maisil a le mérite d'être certain.

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faire. Indépendamment de la difficulté naturelle de l'entreprise, l'organisation politi-que du pays s'opposerait encore au succès de leurs efforts. Les magistrats de lacommune et du comté ne sont point nommés par les administrateurs de l'État, et nedépendent point de ceux-ci. Il est donc permis de croire que si l'État voulait obtenirles renseignements qui nous sont nécessaires, il rencontrerait de grands obstacles dansla négligence des fonctionnaires inférieurs dont il serait obligé de se servir 1.

Inutile d'ailleurs de rechercher ce que les Américains pourraient faire en pareillematière, puisqu'il est certain que, jusqu'à présent, ils n'ont rien fait.

Il n'existe donc pas aujourd'hui en Amérique ou en Europe un seul homme quipuisse nous apprendre ce que paie annuellement chaque citoyen de l'Union poursubvenir aux charges de la société 2.

1 Ceux qui ont voulu établir un parallèle entre les dépenses des Américains et les nôtres ont bien

senti qu'il était impossible de comparer le total des dépenses publiques de la France au total desdépenses publiques de l'Union; mais ils ont cherché à comparer entre elles des portions détachéesde ces dépenses. Il est facile de prouver que cette seconde manière d'opérer n'est pas moinsdéfectueuse que la première.

À quoi comparerai-je, par exemple, notre budget national ? Au budget de l'Union ? Maisl'Union s'occupe de beaucoup moins d'objets que notre gouvernement central, et ses chargesdoivent naturellement être beaucoup moindres. Opposerai-je nos budgets départementaux auxbudgets des États particuliers dont l'Union se compose ? Mais en général les États particuliersveillent à des intérêts plus importants et plus nombreux que l'administration de nos départements;leurs dépenses sont donc naturellement plus considérables. Quant aux budgets des comtés, on nerencontre rien dans notre système de finances qui leur ressemble. Ferons-nous rentrer les dépensesqui y sont portées dans le budget de l'État ou dans celui des communes ? Les dépensescommunales existent dans les deux pays, mais elles ne sont pas toujours analogues. En Amérique,la commune se charge de plusieurs soins qu'en France elle abandonne au département ou à l'État.Que faut-il entendre d'ailleurs par dépenses communales en Amérique ? L'organisation de lacommune diffère suivant les États. Prendrons-nous pour règle ce qui se passe dans la Nouvelle-Angleterre ou en Géorgie, dans la Pennsylvanie ou dans l'État des Illinois ?

II est facile d'apercevoir, entre certains budgets de deux pays, une sorte d'analogie; mais leséléments qui les composent différant toujours plus ou moins, l'on ne saurait établir entre eux decomparaison sérieuse.

2 On parviendrait à connaître la somme précise que chaque citoyen français ou américain verse dansle trésor public, qu'on n'aurait encore qu'une partie de la vérité.

Les gouvernements ne demandent pas seulement aux contribuables, de l'argent, mais encoredes efforts personnels qui sont appréciables en argent. l'État lève une armée; indépendamment dela solde que la nation entière se charge de fournir, il faut encore que le soldat donne son temps, quia une valeur plus ou moins grande suivant I'emploi qu'il en pourrait faire s'il restait libre. J'en diraiautant du service de la milice. L'homme qui fait partie de la milice consacre momentanément untemps précieux à la sûreté publique, et donne réellement à l'État ce que lui-même manqued'acquérir. J'ai cité ces exemples; j'aurais pu en citer beaucoup d'autres. Le gouvernement deFrance et celui d'Amérique perçoivent des impôts de cette nature: ces impôts pèsent sur lescitoyens: mais qui peut en apprécier avec exactitude le montant dans les deux pays ?

Ce n'est pas la dernière difficulté qui vous arrête lorsque vous voulez comparer les dépensespubliques de l'Union aux nôtres. L'État se fait en France certaines obligations qu'il ne s'impose pasen Amérique, et réciproquement. Le gouvernement français paye le clergé; le gouvernementaméricain abandonne ce soin aux fidèles. En Amérique, l'État se charge des pauvres; en France, illes livre à la charité du public. Nous faisons à tous nos fonctionnaires un traitement fixe, lesAméricains leur permettent de percevoir certains droits. En France, les prestations en nature n'ontlieu que sur un petit nombre de routes; aux États-Unis, sur presque tous les chemins. Nos voiessont ouvertes aux voyageurs, qui peuvent les parcourir sans rien payer; on rencontre aux États-Unis beaucoup de routes à barrières. Toutes ces différences dans la manière dont le contribuablearrive à acquitter les charges de la société rendent la comparaison entre ces deux pays trèsdifficile; car il y a certaines dépenses que les citoyens ne feraient point ou qui seraient moindres, sil'État ne se chargeait d'agir en leur nom.

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Concluons qu'il est aussi difficile de comparer avec fruit les dépenses sociales desAméricains aux nôtres, que la richesse de l'Union à celle de la France. J'ajoute qu'ilserait même dangereux de le tenter. Quand la statistique n'est pas fondée sur des cal-culs rigoureusement vrais, elle égare au lieu de diriger. L'esprit se laisse prendreaisément aux faux airs d'exactitude qu'elle conserve jusque dans ses écarts, et il serepose sans trouble sur des erreurs qu'on revêt à ses yeux des formes mathématiquesde la vérité.

Abandonnons donc les chiffres, et tâchons de trouver nos preuves ailleurs.

Un pays présente-t-il l'aspect de la prospérité matérielle; après avoir payé l'État, lepauvre y conserve-t-il des ressources et le riche du superflu; l'un et l'autre y parais-sent-ils satisfaits de leur sort, et cherchent-ils chaque jour à l'améliorer encore, detelle sorte que les capitaux ne manquant jamais à l'industrie, l'industrie à son tour nemanque point aux capitaux: tels sont les signes auxquels, faute de documents positifs,il est possible de recourir pour connaître si les charges publiques qui pèsent sur unpeuple sont proportionnées à sa richesse.

L'observateur qui s'en tiendrait à ces témoignages jugerait sans doute que l'Amé-ricain des États-Unis donne à l'État une moins forte part de son revenu que leFrançais.

Mais comment pourrait-on concevoir qu'il en fût autrement ?

Une partie de la dette française est le résultat de deux invasions; l'Union n'a pointà en craindre. Notre position nous oblige à tenir habituellement une nombreuse arméesous les armes; l'isolement de l'Union lui permet de n'avoir que 6 000 soldats. Nousentretenons près de 300 vaisseaux; les Américains n'en ont que 52 1. Comment l'habi-tant de l'Union pourrait-il payer à l'État autant que l'habitant de la France ?

Il n'y a donc point de parallèle à établir entre les finances de pays si diversementplacés.

C'est en examinant ce qui se passe dans l'Union, et non en comparant l'Union à laFrance, que nous pouvons juger si la démocratie américaine est véritablement éco-nome.

Je jette les yeux sur chacune des diverses républiques dont se forme la confé-dération, et je découvre que leur gouvernement manque souvent de persévérance dansses desseins, et qu'il n'exerce point une surveillance continue sur les hommes qu'ilemploie. J'en tire naturellement cette conséquence qu'il doit souvent dépenser inutile-ment l'argent des contribuables, ou en consacrer plus qu'il n'est nécessaire à sesentreprises. Je vois que, fidèle à son origine populaire, il fait de prodigieux effortspour satisfaire les besoins des classes inférieures de la société, leur ouvrir les cheminsdu pouvoir, et répandre dans leur sein le bien-être et les lumières. Il entretient lespauvres, distribue chaque année des millions aux écoles, paye tous les services etrétribue avec générosité ses moindres agents. Si une pareille manière de gouverner

1 Voyez les budgets détaillés du ministère de la Marine en France, et pour l'Amérique. le National

Calendar de 1833, p. 228.

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me semble utile et raisonnable, je suis obligé de reconnaître qu'elle est dispendieuse.Je vois le pauvre qui dirige les affaires publiques et dispose des ressources nationales;et je ne saurais croire que, profitant des dépenses de l'État, il n'entraîne pas souventl'État dans de nouvelles dépenses. Je conclus donc, sans avoir recours à des chiffresincomplets, et sans vouloir établir des comparaisons hasardées, que le gouvernementdémocratique des Américains n'est pas, comme on le prétend quelquefois, un gouver-nement à bon marché; et je ne crains pas de prédire que, si de grands embarras ve-naient un jour assaillir les peuples des États-Unis, on verrait chez eux les impôtss'élever aussi haut que dans la plupart des aristocraties ou des monarchies de l'Europe.

DE LA CORRUPTION ET DES VICES DES GOUVERNANTSDANS LA DÉMOCRATIE; DES EFFETSQUI EN RÉSULTENT SUR LA MORALITÉ PUBLIQUE

Dans les aristocraties, les gouvernants cherchent quelquefois à corrompre. - Souvent,dans les démocraties, ils se montrent eux-mêmes corrompus. - Dans les premières, leurs vicesattaquent directement la moralité du peuple. - Ils exercent sur lui, dans les secondes, uneinfluence indirecte qui est plus redoutable encore.

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L'aristocratie et la démocratie se renvoient mutuellement le reproche de faciliter lacorruption; il faut distinguer:

Dans les gouvernements aristocratiques, les hommes qui arrivent aux affaires sontdes gens riches qui ne désirent que du pouvoir. Dans les démocraties, les hommesd'État sont pauvres et ont leur fortune a faire.

Il s'ensuit que, dans les États aristocratiques, les gouvernants sont peu accessiblesà la corruption et n'ont qu'un goût très modéré pour l'argent, tandis que le contrairearrive chez les peuples démocratiques.

Mais, dans les aristocraties, ceux qui veulent arriver à la tête des affaires dis-posant de grandes richesses, et le nombre de ceux qui peuvent les y faire parvenirétant souvent circonscrit entre certaines limites, le gouvernement se trouve en quelquesorte à l'enchère. Dans les démocraties, au contraire, ceux qui briguent le pouvoir nesont presque jamais riches, et le nombre de ceux qui concourent à le donner est trèsgrand. Peut-être dans les démocraties n'y a-t-il pas moins d'hommes à vendre, mais onn'y trouve presque point d'acheteurs; et, d'ailleurs, il faudrait acheter trop de monde àla fois pour atteindre le but.

Parmi les hommes qui ont occupé le pouvoir en France depuis quarante ans,plusieurs ont été accusés d'avoir fait fortune aux dépens de l'État et de ses alliés;reproche qui a été rarement adressé aux hommes publics de l'ancienne monarchie.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 53

Mais, en France, il est presque sans exemple qu'on achète le vote d'un électeur à prixd'argent, tandis que la chose se fait notoirement et publiquement en Angleterre.

Je n'ai jamais oui dire qu'aux États-Unis on employât ses richesses à gagner lesgouvernés; mais souvent j'ai vu mettre en doute la probité des fonctionnaires publics.Plus souvent encore j'ai entendu attribuer leurs succès à de basses intrigues ou à desmanœuvres coupables.

Si donc les hommes qui dirigent les aristocraties cherchent quelquefois à corrom-pre, les chefs des démocraties se montrent eux-mêmes corrompus. Dans les unes onattaque directement la moralité du peuple; on exerce dans les autres, sur la consciencepublique, une action indirecte qu'il faut plus redouter encore.

Chez les peuples démocratiques, ceux qui sont à la tête de l'État étant presquetoujours en butte à des soupçons fâcheux, donnent en quelque sorte l'appui du gouver-nement aux crimes dont on les accuse. Ils présentent ainsi de dangereux exemples à lavertu qui lutte encore, et fournissent des comparaisons glorieuses au vice qui secache.

En vain dirait-on que les passions déshonnêtes se rencontrent dans tous les rangs;qu'elles montent souvent sur le trône par droit de naissance; qu'ainsi on peut rencon-trer des hommes fort méprisables à la tête des nations aristocratiques comme au seindes démocraties.

Cette réponse ne me satisfait point: il se découvre, dans la corruption de ceux quiarrivent par hasard au pouvoir, quelque chose de grossier et de vulgaire qui la rendcontagieuse pour la foule; il règne, au contraire, jusque dans la dépravation desgrands seigneurs, un certain raffinement aristocratique, un air de grandeur qui souventempêche qu'elle ne se communique.

Le peuple ne pénétrera jamais dans le labyrinthe obscur de l'esprit de cour; il dé-couvrira toujours avec peine la bassesse qui se cache sous l'élégance des manières, larecherche des goûts et les grâces du langage. Mais voler le trésor public, ou vendre àprix d'argent les faveurs de l'État, le premier misérable comprend cela et peut seflatter d'en faire autant à son tour.

Ce qu'il faut craindre d'ailleurs, ce n'est pas tant la vue de l'immoralité des grandsque celle de l'immoralité menant à la grandeur. Dans la démocratie, les simplescitoyens voient un homme qui sort de leurs rangs et qui parvient en peu d'années à larichesse et à la puissance; ce spectacle excite leur surprise et leur envie; ils recher-chent comment celui qui était hier leur égal est aujourd'hui revêtu du droit de lesdiriger. Attribuer son élévation à ses talents ou à ses vertus est incommode, car C'estavouer qu'eux-mêmes sont moins vertueux et moins habiles que lui. Ils en placentdonc la principale cause dans quelques-uns de ses vices, et souvent ils ont raison de lefaire. Il s'opère ainsi je ne sais quel odieux mélange entre les idées de bassesse et depouvoir, d'indignité et de succès, d'utilité et de déshonneur.

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DE QUELS EFFORTSLA DÉMOCRATIE EST CAPABLE

L'Union n'a lutté qu'une seule fois pour son existence. - Enthousiasme au commencementde la guerre. - Refroidissement à la fin. - Difficulté d'établir en Amérique la conscription oul'inscription maritime. - Pourquoi un peuple démocratique est moins capable qu'un autre degrands efforts continus.

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Je préviens le lecteur que je parle ici d'un gouvernement qui suit les volontésréelles du peuple, et non d'un gouvernement qui se borne seulement à commander aunom du peuple.

Il n'y a rien de si irrésistible qu'un pouvoir tyrannique qui commande au nom dupeuple, parce qu'étant revêtu de la puissance morale qui appartient aux volontés duplus grand nombre, il agit en même temps avec la décision, la promptitude et laténacité qu'aurait un seul homme.

Il est assez difficile de dire de quel degré d'effort est capable un gouvernement dé-mocratique en temps de crise nationale.

On n'a jamais vu jusqu'à présent de grande république démocratique. Ce seraitfaire injure aux républiques que d'appeler de ce nom l'oligarchie qui régnait sur laFrance en 1793. Les États-Unis seuls présentent ce spectacle nouveau.

Or , depuis un demi-siècle que l'Union est formée, son existence n'a été mise enquestion qu'une seule fois, lors de la guerre de l'Indépendance. Au commencement decette longue guerre, il y eut des traits extraordinaires d'enthousiasme pour le servicede la patrie 1. Mais à mesure que la lutte se prolongeait, on voyait reparaître l'égoïsmeindividuel: l'argent n'arrivait plus au Trésor public; les hommes ne se présentaientplus à l'armée; le peuple voulait encore l'indépendance, mais il reculait devant lesmoyens de l'obtenir. « En vain nous avons multiplié les taxes et essayé de nouvellesméthodes de les lever, dit Hamilton dans Le Fédéraliste (nº 12); l'attente publique atoujours été déçue, et le Trésor des États est resté vide. Les formes démocratiques del'administration, qui sont inhérentes à la nature démocratique de notre gouvernement,venant à se combiner avec la rareté du numéraire que produisait l'état languissant denotre commerce, ont jusqu'à présent rendu inutiles tous les efforts qu'on a pu tenterpour lever des sommes considérables. Les différentes législatures ont enfin compris lafolie de semblables essais. »

Depuis cette époque, les États-Unis n'ont pas eu une seule guerre sérieuse àsoutenir. 1 L'un des plus singuliers, à mon avis, fut la résolution par laquelle les Américains renoncèrent

momentanément à l'usage du thé. Ceux qui savent que les hommes tiennent plus en général à leurshabitudes qu'à leur vie s'étonneront sans doute de ce grand et obscur sacrifice obtenu de tout unpeuple.

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Pour juger quels sacrifices savent s'imposer les démocraties, il faut donc attendrele temps où la nation américaine sera obligée de mettre dans les mains de son gou-vernement la moitié du revenu des biens, comme l'Angleterre, ou devra jeter à la foisle vingtième de sa population sur les champs de bataille, ainsi que l'a fait la France.

En Amérique, la conscription est inconnue; on y enrôle les hommes à prix d'ar-gent. Le recrutement forcé est tellement contraire aux idées, et si étranger aux habi-tudes du peuple des États-Unis, que je doute qu'on osât jamais l'introduire dans leslois. Ce qu'on appelle en France la conscription forme assurément le plus lourd de nosimpôts; mais, sans la conscription, comment pourrions-nous soutenir une grandeguerre continentale ?

Les Américains n'ont point adopté chez eux la presse des Anglais. Ils n'ont rienqui ressemble à notre inscription maritime. La marine de l'État, comme la marinemarchande, se recrute à l'aide d'engagements volontaires.

Or, il n'est pas facile de concevoir qu'un peuple puisse soutenir une grande guerremaritime sans recourir à l'un des deux moyens indiqués plus haut: aussi l'Union, qui adéjà combattu sur mer avec gloire, n'a-t-elle jamais eu cependant des flottes nom-breuses, et l'armement du petit nombre de ses vaisseaux lui a-t-il toujours coûté trèscher.

J'ai entendu des hommes d'État américains avouer que l'Union aura peine àmaintenir son rang sur les mers, si elle ne recourt pas à la presse ou à l'inscriptionmaritime; mais la difficulté est d'obliger le peuple, qui gouverne, à souffrir la presseou l'inscription maritime.

Il est incontestable que les peuples libres déploient en général, dans les dangers,une énergie infiniment plus grande que ceux qui ne le sont pas, mais je suis porté àcroire que ceci est surtout vrai des peuples libres chez lesquels domine l'élémentaristocratique. La démocratie me paraît bien plus propre à diriger une société paisible,ou à faire au besoin un subit et vigoureux effort, qu'à braver pendant longtemps lesgrands orages de la vie politique des peuples. La raison en est simple: les hommess'exposent aux dangers et aux privations par enthousiasme, mais ils n'y restentlongtemps exposés que par réflexion. Il y a dans ce qu'on appelle le courage instinctiflui-même, plus de calcul qu'on ne pense; et quoique les passions seules fassent faire,en général, les premiers efforts, C'est en vue du résultat qu'on les continue. On risqueune partie de ce qui est cher pour sauver le reste.

Or, C'est cette perception claire de l'avenir, fondée sur les lumières et l'expérience,qui doit souvent manquer à la démocratie. Le peuple sent bien plus qu'il ne raisonne;et si les maux actuels sont grands, il est à craindre qu'il oublie les maux plus grandsqui l'attendent peut-être en cas de défaite.

Il y a encore une autre cause qui doit rendre les efforts d'un gouvernement démo-cratique moins durables que les efforts d'une aristocratie.

Le peuple, non seulement voit moins clairement que les hautes classes ce qu'ilpeut espérer ou craindre de l'avenir, mais encore il souffre bien autrement qu'elles desmaux du présent. Le noble, en exposant sa personne, court autant de chances de gloire

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que de périls. En livrant à l'État la plus grande partie de son revenu, il se privemomentanément de quelques-uns des plaisirs de la richesse; mais, pour le pauvre, lamort est sans prestige, et l'impôt qui gêne le riche attaque souvent chez lui les sourcesde la vie.

Cette faiblesse relative des républiques démocratiques, en temps de crise, estpeut-être le plus grand obstacle qui s'oppose à ce qu'une pareille république se fondeen Europe. Pour que la république démocratique subsistât sans peine chez un peupleeuropéen, il faudrait qu'elle s'établît en même temps chez tous les autres.

Je crois que le gouvernement de la démocratie doit, à la longue, augmenter lesforces réelles de la société; mais il ne saurait réunir à la fois, sur un point et dans untemps donné, autant de forces qu'un gouvernement aristocratique ou qu'une monar-chie absolue. Si un pays démocratique restait soumis pendant un siècle au gouverne-ment républicain, on peut croire qu'au bout du siècle il serait plus riche, plus peuplé etplus prospère que les États despotiques qui l'avoisinent; mais pendant ce siècle, ilaurait plusieurs fois couru le risque d'être conquis par eux.

DU POUVOIR QU'EXERCE EN GÉNÉRALLA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE SUR ELLE-MÊME

Que le peuple américain ne se prête qu'à la longue, et quelquefois se refuse à faire ce quiest utile à son bien-être. – Faculté qu'ont les Américains de faire des fautes réparables.

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Cette difficulté que trouve la démocratie à vaincre les passions et à faire taire lesbesoins du moment en vue de l'avenir se remarque aux États-Unis dans les moindreschoses.

Le peuple, entouré de flatteurs, parvient difficilement à triompher de lui-même.Chaque fois qu'on veut obtenir de lui qu'il s'impose une privation ou une gêne, mêmedans un but que sa raison approuve, il commence presque toujours par s'y refuser. Onvante avec raison l'obéissance que les Américains accordent aux lois. Il faut ajouterqu'en Amérique la législation est faite par le peuple et pour le peuple. Aux États-Unis,la loi se montre donc favorable a ceux qui, partout ailleurs, ont le plus d'intérêt à lavioler. Ainsi il est permis de croire qu'une loi gênante, dont la majorité ne sentiraitpas l'utilité actuelle, ne serait pas portée ou ne serait pas obéie.

Aux États-Unis, il n'existe pas de législation relative aux banqueroutes fraudu-leuses. Serait-ce qu'il n'y a pas de banqueroutes ? Non, C'est au contraire parce qu'il yen a beaucoup. La crainte d'être poursuivi comme banqueroutier surpasse, dansl'esprit de la majorité, la crainte d'être ruiné par les banqueroutes; et il se fait dans laconscience publique une sorte de tolérance coupable pour le délit que chacun indivi-duellement condamne.

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Dans les nouveaux États du Sud-Ouest, les citoyens se font presque toujours jus-tice à eux-mêmes, et les meurtres s'y renouvellent sans cesse. Cela vient de ce que leshabitudes du peuple sont trop rudes, et les lumières trop peu répandues dans cesdéserts, pour qu'on sente l'utilité d'y donner force à la loi: on y préfère encore lesduels aux procès.

Quelqu'un me disait un jour, à Philadelphie, que presque tous les crimes, enAmérique, étaient causés par l'abus des liqueurs fortes, dont le bas peuple pouvaituser à volonté, parce qu'on les lui vendait à vil prix. « D'où vient, demandai-je, quevous ne mettez pas un droit sur l'eau-de-vie ? -Nos législateurs y ont bien souventpensé, répliqua-t-il, mais l'entreprise est difficile. On craint une révolte; et d'ailleurs,les membres qui voteraient une pareille loi seraient bien sûrs de n'être pas réélus. -Ainsi donc, repris-je, chez vous les buveurs sont en majorité, et la tempérance estimpopulaire. »

Quand on fait remarquer ces choses aux hommes d'État, ils se bornent à vousrépondre: Laissez faire le temps; le sentiment du mal éclairera le peuple et lui mon-trera ses besoins. Cela est souvent vrai: si la démocratie a plus de chances de setromper qu'un roi ou un corps de nobles, elle a aussi plus de chances de revenir à lavérité, une fois que la lumière lui arrive, parce qu'il n'y a pas, en général, dans sonsein, d'intérêts contraires à celui du plus grand nombre, et qui luttent contre la raison.Mais la démocratie ne peut obtenir la vérité que de l'expérience, et beaucoup depeuples ne sauraient attendre, sans périr, les résultats de leurs erreurs.

Le grand privilège des Américains n'est donc pas seulement d'être plus éclairésque d'autres, mais d'avoir la faculté de faire des fautes réparables.

Ajoutez que, pour mettre facilement à profit l'expérience du passé, il faut que ladémocratie soit déjà parvenue à un certain degré de civilisation et de lumières.

On voit des peuples dont l'éducation première a été si vicieuse, et dont le caractèreprésente un si étrange mélange de passions, d'ignorance et de notions erronées detoutes choses, qu'ils ne sauraient d'eux-mêmes discerner la cause de leurs misères; ilssuccombent sous des maux qu'ils ignorent.

J'ai parcouru de vastes contrées habitées jadis par de puissantes nations indiennesqui aujourd'hui n'existent plus; j'ai habité chez des tribus déjà mutilées qui chaquejour voient décroître leur nombre et disparaître l'éclat de leur gloire sauvage; j'aientendu ces Indiens eux-mêmes prévoir le destin final réservé à leur race. Il n'y a pasd'Européen, cependant, qui n'aperçoive ce qu'il faudrait faire pour préserver cespeuples infortunés d'une destruction inévitable. Mais eux ne le voient point; ils sen-tent les maux qui, chaque année, s'accumulent sur leurs têtes, et ils périront jusqu'audernier en rejetant le remède. Il faudrait employer la force pour les contraindre àvivre.

On s'étonne en apercevant les nouvelles nations de l'Amérique du Sud s'agiter,depuis un quart de siècle, au milieu de révolutions sans cesse renaissantes, et chaquejour on s'attend à les voir rentrer dans ce qu'on appelle leur état naturel. Mais qui peutaffirmer que les révolutions ne soient pas, de notre temps, l'état le plus naturel desEspagnols de L'Amérique du Sud ? Dans ce pays, la société se débat au fond d'unabîme dont ses propres efforts ne peuvent la faire sortir.

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Le peuple qui habite cette belle moitié d'un hémisphère semble obstinémentattaché à se déchirer les entrailles; rien ne saurait l'en détourner. L'épuisement le faitun instant tomber dans le repos, et le repos le rend bientôt à de nouvelles fureurs.Quand je viens à le considérer dans cet état alternatif de misères et de crimes, je suistenté de croire que pour lui le despotisme serait un bienfait.

Mais ces deux mots ne pourront jamais se trouver unis dans ma pensée.

DE LA MANIÈRE DONT LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINECONDUIT LES AFFAIRES EXTÉRIEURES DE L'ÉTAT

Direction donnée à la politique extérieure des États-Unis par Washington et Jefferson. -Presque tous les défauts naturels de la démocratie se font sentir dans la direction des affairesextérieures, et ses qualités y sont peu sensibles.

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Nous avons vu que la Constitution fédérale mettait la direction permanente desintérêts extérieurs de la nation dans les mains du président et du Sénat 1, ce qui placejusqu'à un certain point la politique générale de l'Union hors de l'influence directe etjournalière du peuple. On ne peut donc pas dire d'une manière absolue que ce soit ladémocratie qui, en Amérique, conduise les affaires extérieures de l'État.

Il y a deux hommes qui ont imprimé à la politique des Américains une directionqu'on suit encore de nos jours; le premier est Washington, et Jefferson est le second.

Washington disait, dans cette admirable lettre adressée à ses concitoyens, et quiforme comme le testament politique de ce grand homme :

« Étendre nos relations commerciales avec les peuples étrangers, et établir aussi peu deliens politiques que possible entre eux et nous, telle doit être la règle de notre politique. Nousdevons remplir avec fidélité les engagements déjà contractés, mais il faut nous garder d'enformer d'autres.

« L'Europe a un certain nombre d'intérêts qui lui sont propres et qui n'ont pas de rapport,ou qui n'ont qu'un rapport très indirect avec les nôtres; elle doit donc se trouver fréquemmentengagée dans des querelles qui nous sont naturellement étrangères; nous attacher par des liensartificiels aux vicissitudes de sa politique, entrer dans les différentes combinaisons de sesamitiés et de ses haines, et prendre part aux luttes qui en résultent, serait agir imprudemment.

« Notre isolement et notre éloignement d'elle nous invitent à adopter une marche con-traire et nous permettent de la suivre. Si nous continuons à former une seule nation, régie parun gouvernement fort, le temps n'est pas loin où nous n'aurons rien à craindre de personne.

1 « Le président, dit la Constitution, art. 2, Sect. II, § 2, fera les traités de l'avis et avec le

consentement du Sénat. » Le lecteur ne doit pas perdre de vue que le mandat des sénateurs duresix ans, et qu'étant choisis par les législateurs de chaque État, ils sont le produit d'une élection àdeux degrés.

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Alors nous pourrons prendre une attitude qui fasse respecter notre neutralité; les nationsbelligérantes, sentant l'impossibilité de rien acquérir sur nous, craindront de nous provoquersans motifs; et nous serons en position de choisir la paix ou la guerre, sans prendre d'autresguides de nos actions que notre intérêt et la justice.

« Pourquoi abandonnerions-nous les avantages que nous pouvons tirer d'une situation sifavorable ? Pourquoi quitterions-nous un terrain qui nous est propre, pour aller nous établirsur un terrain qui nous est étranger ? Pourquoi, enfin, liant notre destinée à celle d'une portionquelconque de l'Europe, exposerions-nous notre paix et notre prospérité à l'ambition, auxrivalités, aux intérêts ou aux caprices des peuples qui l'habitent ?

« Notre vraie politique est de ne contracter d'alliance permanente avec aucune nationétrangère; autant du moins que nous sommes encore libres de ne pas le faire, car je suis bienloin de vouloir qu'on manque aux engagements existants. L'honnêteté est toujours la meilleurepolitique; C'est une maxime que je tiens pour également applicable aux affaires des nations età celles des individus. Je pense donc qu'il faut exécuter dans toute leur étendue les engage-ments que nous avons déjà contractés; mais je crois inutile et imprudent d'en contracterd'autres. Plaçons-nous toujours de manière à faire respecter notre position, et des alliancestemporaires suffiront pour nous permettre de faire face à tous les dangers. »

Précédemment Washington avait énoncé cette belle et juste idée: « La nation quise livre à des sentiments habituels d'amour ou de haine envers une autre devient enquelque sorte esclave. Elle est esclave de sa haine ou de son amour. »

La conduite politique de Washington fut toujours dirigée d'après ces maximes. Ilparvint à maintenir son pays en paix, lorsque tout le reste de l'univers était en guerre,et il établit comme point de doctrine que l'intérêt bien entendu des Américains était dene jamais prendre parti dans les querelles intérieures de l'Europe.

Jefferson alla plus loin encore, et il introduisit dans la politique de l'Union cetteautre maxime: « Que les Américains ne devaient jamais demander de privilèges auxnations étrangères, afin de n'être pas obligés eux-mêmes d'en accorder. »

Ces deux principes, que leur évidente justesse mit facilement à la portée de lafoule, ont extrêmement simplifié la politique extérieure des États-Unis.

L'Union ne se mêlant pas des affaires de l'Europe n'a pour ainsi dire point d'inté-rêts extérieurs à débattre, car elle n'a pas encore de voisins puissants en Amérique.Placée par sa situation autant que par sa volonté en dehors des passions de l'AncienMonde, elle n'a pas plus à s'en garantir qu'à les épouser. Quant à celles du NouveauMonde, l'avenir les cache encore.

L'Union est libre d'engagements antérieurs; elle profite donc de l'expérience desvieux peuples de l'Europe, sans être obligée, comme eux, de tirer parti du passé et del'accommoder au présent; ainsi qu'eux, elle n'est pas forcée d'accepter un immensehéritage que lui ont légué ses pères; mélange de gloire et de misère, d'amitiés et dehaines nationales. La politique extérieure des États-Unis est éminemment expectante;elle consiste bien plus à s'abstenir qu'à faire.

Il est donc bien difficile de savoir, quant a présent, quelle habileté développera ladémocratie américaine dans la conduite des affaires extérieures de l'État. Sur ce point,ses adversaires comme ses amis doivent suspendre leur jugement.

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Quant à moi, je ne ferai pas difficulté de le dire: C'est dans la direction des inté-rêts extérieurs de la société que les gouvernements démocratiques me paraissentdécidément inférieurs aux autres. L'expérience, les mœurs et l'instruction finissentpresque toujours par créer chez la démocratie cette sorte de sagesse pratique de tousles jours et cette science des petits événements de la vie qu'on nomme le bon sens. Lebon sens suffit au train ordinaire de la société; et chez un peuple dont l'éducation estfaite, la liberté démocratique appliquée aux affaires intérieures de l'État produit plusde biens que les erreurs du gouvernement de la démocratie ne sauraient amener demaux. Mais il n'en est pas toujours ainsi dans les rapports de peuple à peuple.

La politique extérieure n'exige l'usage de presque aucune des qualités qui sontpropres à la démocratie, et commande au contraire le développement de presque tou-tes celles qui lui manquent. La démocratie favorise l'accroissement des ressourcesintérieures de l'État; elle répand l'aisance, développe l'esprit public; fortifie le respectà la loi dans les différentes classes de la société; toutes choses qui n'ont qu'uneinfluence indirecte sur la position d'un peuple vis-à-vis d'un autre. Mais la démocratiene saurait que difficilement coordonner les détails d'une grande entreprise, s'arrêter àun dessein et le suivre ensuite obstinément à travers les obstacles. Elle est peu capablede combiner des mesures en secret et d'attendre patiemment leur résultat. Ce sont làdes qualités qui appartiennent plus particulièrement à un homme ou à une aristocratie.Or, ce sont précisément ces qualités qui font qu'à la longue un peuple, commeindividu, finit par dominer.

Si, au contraire, vous faites attention aux défauts naturels de l'aristocratie, voustrouverez que l'effet qu'ils peuvent produire n'est presque point sensible dans ladirection des affaires extérieures de l'État. Le vice capital qu'on reproche à l'aristocra-tie, c'est de ne travailler que pour elle seule, et non pour la masse. Dans la politiqueextérieure, il est très rare que l'aristocratie ait un intérêt distinct de celui du peuple.

La pente qui entraîne la démocratie à obéir, en politique, à des sentiments plutôtqu'à des raisonnements, et à abandonner un dessein longtemps mûri pour la satis-faction d'une passion momentanée, se fit bien voir en Amérique lorsque la révolutionfrançaise éclata. Les plus simples lumières de la raison suffisaient alors, commeaujourd'hui, pour faire concevoir aux Américains que leur intérêt n'était point de s'en-gager dans la lutte qui allait ensanglanter l'Europe, et dont les États-Unis ne pouvaientsouffrir aucun dommage.

Les sympathies du peuple en faveur de la France se déclarèrent cependant avectant de violence qu'il ne fallut rien moins que le caractère inflexible de Washington etl'immense popularité dont il jouissait pour empêcher qu'on ne déclarât la guerre àl'Angleterre. Et, encore, les efforts que fit l'austère raison de ce grand homme pourlutter contre les passions généreuses, mais irréfléchies, de ses concitoyens, faillirent-ils lui enlever la seule récompense qu'il se fût jamais réservée, l'amour de son pays.La majorité se prononça contre sa politique; maintenant le peuple entier l'approuve 1.

1 Voyez le cinquième volume de la Vie de Washington, par Marshall. « Dans un gouvernement

constitué comme l'est celui des États-Unis, dit-il, Page 314, le Premier magistrat ne peut, quelleque soit sa fermeté, opposer longtemps une digue au torrent de l'opinion populaire; et celle quiprévalait alors semblait mener à la guerre. » En effet, dans la session du Congrès tenu à cetteépoque, on s'aperçut très fréquemment que Washington avait perdu la majorité dans la Chambredes représentants. En dehors, la violence du langage dont on se servait contre lui était extrême:dans une réunion politique, on ne craignit pas de le comparer indirectement au traître Arnold (page265). « Ceux qui tenaient au parti de l'opposition, dit encore Marshall [page 335], prétendirent que

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Si la Constitution et la faveur publique n'eussent pas donné à Washington ladirection des affaires extérieures de l'État, il est certain que la nation aurait précisé-ment fait alors ce qu'elle condamne aujourd'hui.

Presque tous les peuples qui ont agi fortement sur le monde, ceux qui ont conçu,suivi et exécuté de grands desseins, depuis les Romains jusqu'aux Anglais, étaientdirigés par une aristocratie, et comment s'en étonner ?

Ce qu'il y a de plus fixe au monde dans ses vues, c'est une aristocratie. La massedu peuple peut être séduite par son ignorance ou ses passions; on peut surprendrel'esprit d'un roi et le faire vaciller dans ses projets; et d'ailleurs un roi n'est pointimmortel. Mais un corps aristocratique est trop nombreux pour être capté, trop peunombreux pour céder aisément à l'enivrement de passions irréfléchies. Un corpsaristocratique est un homme ferme et éclairé qui ne meurt point.

les partisans de l'administration composaient une faction aristocratique qui était soumise àl'Angleterre, et qui, voulant établir la monarchie, était, par conséquent, ennemie de la France; unefaction dont les membres constituaient une sorte de noblesse, qui avait pour titres les actions de laBanque, et qui craignait tellement toute mesure qui pouvait influer sur les fonds, qu'elle étaitinsensible aux affronts que l'honneur et l'intérêt de la nation commandaient également derepousser. »

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De la Démocratie en Amérique IDeuxième partie

CHAPITRE VIQuels sont les avantages réelsque la société américaine retiredu gouvernement de la démocratie

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Avant de commencer le présent chapitre, je sens le besoin de rappeler au lecteurce que j'ai déjà indiqué plusieurs fois dans le cours de ce livre.

La constitution politique des États-Unis me paraît l'une des formes que la démo-cratie peut donner à son gouvernement; mais je ne considère pas les institutionsaméricaines comme les seules ni comme les meilleures qu'un peuple démocratiquedoive adopter.

En faisant connaître quels biens les Américains retirent du gouvernement de ladémocratie, je suis donc loin de prétendre ni de penser que de pareils avantages nepuissent être obtenus qu'à l'aide des mêmes lois.

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DE LA TENDANCE GÉNÉRALE DES LOISSOUS L'EMPIRE DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE,ET DE L'INSTINCT DE CEUX QUI LES APPLIQUENT

Les vices de la démocratie se voient tout d'un coup. - Ses avantages ne s'aperçoivent qu'àla longue. - La démocratie américaine est souvent inhabile, mais la tendance générale de seslois est profitable. - Les fonctionnaires publics, sous la démocratie américaine, n'ont pointd'intérêts permanents qui diffèrent de ceux du plus grand nombre. Ce qui en résulte.

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Les vices et les faiblesses du gouvernement de la démocratie se voient sans peine;on les démontre par des faits patents, tandis que son influence salutaire s'exerce d'unemanière insensible, et pour ainsi dire occulte. Ses défauts frappent du premier abord,mais ses qualités ne se découvrent qu'à la longue.

Des avantages réels du gouvernement de la démocratie 265

Les lois de la démocratie américaine sont souvent défectueuses ou incomplètes; illeur arrive de violer des droits acquis, ou d'en sanctionner de dangereux: fussent-ellesbonnes, leur fréquence serait encore un grand mal. Tout ceci s'aperçoit au premiercoup d’œil.

D'où vient donc que les républiques américaines se maintiennent et prospèrent ?

On doit distinguer soigneusement, dans les lois, le but qu'elles poursuivent, de lamanière dont elles marchent vers ce but; leur bonté absolue, de celle qui n'est querelative.

Je suppose que l'objet du législateur soit de favoriser les intérêts du petit nombreaux dépens de ceux du grand; ses dispositions sont combinées de façon à obtenir lerésultat qu'il se propose dans le moins de temps et avec le moins d'efforts possibles.La loi sera bien faite, son but mauvais; elle sera dangereuse en proportion de sonefficacité même.

Les lois de la démocratie tendent, en général, au bien du plus grand nombre, carelles émanent de la majorité de tous les citoyens, laquelle peut se tromper, mais nesaurait avoir un intérêt contraire à elle-même.

Celles de l'aristocratie tendent, au contraire, à monopoliser dans les mains du petitnombre la richesse et le pouvoir, parce que l'aristocratie forme toujours de sa natureune minorité.

On peut donc dire, d'une manière générale, que l'objet de la démocratie, dans salégislation, est plus utile à l'humanité que l'objet de l'aristocratie dans la sienne.

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Mais là finissent ses avantages.

L'aristocratie est infiniment plus habile dans la science du législateur que nesaurait l'être la démocratie. Maîtresse d'elle-même, elle n'est point sujette à des entraî-nements passagers; elle a de longs desseins qu'elle sait mûrir jusqu'à ce que l'occasionfavorable se présente. l'aristocratie procède savamment; elle connaît l'art de faireconverger en même temps, vers un même point, la force collective de toutes ses lois.

Il n'en est pas ainsi de la démocratie: ses lois sont presque toujours défectueusesou intempestives.

Les moyens de la démocratie sont donc plus imparfaits que ceux de l'aristocratie:souvent elle travaille, sans le vouloir, contre elle-même; mais son but est plus utile.

Imaginez une société que la nature, ou sa Constitution, ait organisée de manière àsupporter l'action passagère de mauvaises lois, et qui puisse attendre sans périr lerésultat de la tendance générale des lois, et vous concevrez que le gouvernement de ladémocratie, malgré ses défauts, soit encore de tous le plus propre à faire prospérercette société.

C'est précisément là ce qui arrive aux États-Unis; je répète ici ce que j'ai déjàexprimé ailleurs: le grand privilège des Américains est de pouvoir faire des fautesréparables.

Je dirai quelque chose d'analogue sur les fonctionnaires publics.

Il est facile de voir que la démocratie américaine se trompe souvent dans le choixdes hommes auxquels elle confie le pouvoir; mais il n'est pas aussi aisé de direpourquoi l'État prospère en leurs mains.

Remarquez d'abord que si, dans un État démocratique, les gouvernants sont moinshonnêtes ou moins capables, les gouvernés sont plus éclairés et plus attentifs.

Le peuple, dans les démocraties, occupe comme il l'est sans cesse de ses affaires,et jaloux de ses droits, empêche ses représentants de s'écarter d'une certaine lignegénérale que son intérêt lui trace.

Remarquez encore que si le magistrat démocratique use plus mal qu'un autre dupouvoir, il le possède, en général, moins longtemps.

Mais il y a une raison plus générale que celle-là, et plus satisfaisante.

Il importe sans doute au bien des nations que les gouvernants aient des vertus oudes talents; mais ce qui, peut-être, leur importe encore davantage, c'est que les gou-vernants n'aient pas d'intérêts contraires à la masse des gouvernés; car, dans ce cas,les vertus pourraient devenir presque inutiles, et les talents funestes.

J'ai dit qu'il importait que les gouvernants n'aient point d'intérêts contraires oudifférents de la masse des gouvernés; je n'ai point dit qu'il importait qu'ils eussent desintérêts semblables à ceux de tous les gouvernés, car je ne sache point que la chose sesoit encore rencontrée.

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On n'a point découvert jusqu'ici de forme politique qui favorisât également ledéveloppement et la prospérité de toutes les classes dont la société se compose. Cesclasses ont continué à former comme autant de nations distinctes dans la mêmenation, et l'expérience a prouvé qu'il était presque aussi dangereux de s'en remettrecomplètement à aucune d'elles du sort des autres, que de faire d'un peuple l'arbitre desdestinées d'un autre peuple. Lorsque les riches seuls gouvernent, l'intérêt des pauvresest toujours en péril; et lorsque les pauvres font la loi, celui des riches court de grandshasards. Quel est donc l'avantage de la démocratie ? L'avantage réel de la démocratien'est pas, comme on l'a dit, de favoriser la prospérité de tous, mais seulement deservir au bien-être du plus grand nombre.

Ceux qu'on charge, aux États-Unis, de diriger les affaires du public, sont souventinférieurs en capacité et en moralité aux hommes que l'aristocratie porterait aupouvoir; mais leur intérêt se confond et s'identifie avec celui de la majorité de leursconcitoyens. Ils peuvent donc commettre de fréquentes infidélités et de graveserreurs, mais ils ne suivront jamais systématiquement une tendance hostile à cettemajorité; et il ne saurait leur arriver d'imprimer au gouvernement une allure exclusiveet dangereuse.

La mauvaise administration d'un magistrat, sous la démocratie, est d'ailleurs unfait isolé qui n'a d'influence que pendant la courte durée de cette administration. Lacorruption et l'incapacité ne sont pas des intérêts communs qui puissent lier entre euxles hommes d'une manière permanente.

Un magistrat corrompu, ou incapable, ne combinera pas ses efforts avec un autremagistrat, par la seule raison que ce dernier est incapable et corrompu comme lui, etces deux hommes ne travailleront jamais de concert à faire fleurir la corruption etl'incapacité chez leurs arrière-neveux. L'ambition et les manœuvres de l'un serviront,au contraire, à démasquer l'autre. Les vices du magistrat, dans les démocraties, luisont, en général, tout personnels.

Mais les hommes publics, sous le gouvernement de l'aristocratie, ont un intérêt declasse qui, s'il se confond quelquefois avec celui de la majorité, en reste souventdistinct. Cet intérêt forme entre eux un lien commun et durable; il les invite à unir et àcombiner leurs efforts vers un but qui n'est pas toujours le bonheur du plus grandnombre: il ne lie pas seulement les gouvernants les uns aux autres; il les unit encore àune portion considérable de gouvernés; car beaucoup de citoyens, sans être revêtusd'aucun emploi, font partie de l'aristocratie.

Le magistrat aristocratique rencontre donc un appui constant dans la société, enmême temps qu'il en trouve un dans le gouvernement.

Cet objet commun, qui, dans les aristocraties, unit les magistrats à l'intérêt d'unepartie de leurs contemporains, les identifie encore et les soumet pour ainsi dire à celuides races futures. Ils travaillent pour l'avenir aussi bien que pour le présent. Lemagistrat aristocratique est donc poussé tout à la fois vers un même point, par les pas-sions des gouvernés, par les siennes propres, et je pourrais presque dire par lespassions de sa postérité.

Comment s'étonner s'il ne résiste point ? Aussi voit-on souvent, dans les aristo-craties, l'esprit de classe entraîner ceux mêmes qu'il ne corrompt pas, et faire qu'à leur

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insu ils accommodent peu à peu la société à leur usage, et la préparent pour leursdescendants.

Je ne sais s'il a jamais existé une aristocratie aussi libérale que celle d'Angleterre,et qui ait, sans interruption, fourni au gouvernement du pays des hommes aussi digneset aussi éclairés.

Il est cependant facile de reconnaître que dans la législation anglaise le bien dupauvre a fini par être souvent sacrifié à celui du riche, et les droits du plus grandnombre aux privilèges de quelques-uns: aussi l'Angleterre, de nos jours, réunit-elledans son sein tout ce que la fortune a de plus extrême, et l'on y rencontre des misèresqui égalent presque sa puissance et sa gloire.

Aux États-Unis, où les fonctionnaires publics n'ont point d'intérêt de classe à faireprévaloir, la marche générale et continue du gouvernement est bienfaisante, quoiqueles gouvernants soient souvent inhabiles, et quelquefois méprisables.

Il y a donc, au fond des institutions démocratiques, une tendance cachée qui faitsouvent concourir les hommes à la prospérité générale, malgré leurs vices ou leurserreurs, tandis que dans les institutions aristocratiques il se découvre quelquefois unepente secrète qui, en dépit des talents et des vertus, les entraîne à contribuer auxmisères de leurs semblables. C'est ainsi qu'il peut arriver que, dans les gouvernementsaristocratiques, les hommes publics fassent le mal sans le vouloir, et que dans lesdémocraties ils produisent le bien sans en avoir la pensée.

DE L'ESPRIT PUBLIC AUX ÉTATS-UNIS

Amour instinctif de la patrie. - Patriotisme réfléchi. - Leurs différents caractères. - Queles peuples doivent tendre de toutes leurs forces vers le second quand le premier disparaît. -Efforts qu'ont faits les Américains pour y parvenir. - L'intérêt de l'individu intimement lié àcelui du pays.

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Il existe un amour de la patrie qui a principalement sa source dans ce sentimentirréfléchi, désintéressé et indéfinissable, qui lie le cœur de l'homme aux lieux oul'homme a pris naissance. Cet amour instinctif se confond avec le goût des coutumesanciennes, avec le respect des aïeux et la mémoire du passé; ceux qui l'éprouventchérissent leur pays comme on aime la maison paternelle. Ils aiment la tranquillitédont ils y jouissent; ils tiennent aux paisibles habitudes qu'ils y ont contractées; ilss'attachent aux souvenirs qu'elle leur présente, et trouvent même quelque douceur à yvivre dans l'obéissance. Souvent cet amour de la patrie est encore exalté par le zèlereligieux, et alors on lui voit faire des prodiges. Lui-même est une sorte de religion; il

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ne raisonne point, il croit, il sent, il agit. Des peuples se sont rencontres qui ont, enquelque façon, personnifié la patrie, et qui l'ont entrevue dans le prince. Ils ont donctransporté en lui une partie des sentiments dont le patriotisme se compose; ils se sontenorgueillis de ses triomphes, et ont été fiers de sa puissance. Il fut un temps, sousl'ancienne monarchie, où les Français éprouvaient une sorte de joie en se sentantlivrés sans recours à l'arbitraire du monarque, et disaient avec orgueil: « Nous vivonssous le plus puissant roi du monde. »

Comme toutes les passions irréfléchies, cet amour du pays pousse à de grandsefforts passagers plutôt qu'à la continuité des efforts. Après avoir sauvé l'État entemps de crise, il le laisse souvent dépérir au sein de la paix.

Lorsque les peuples sont encore simples dans leurs mœurs et fermes dans leurcroyance; quand la société repose doucement sur un ordre de choses ancien, dont lalégitimité n'est point contestée, on voit régner cet amour instinctif de la patrie.

Il en est un autre plus rationnel que celui-là; moins généreux, moins ardent peut-être, mais plus fécond et plus durable; celui-ci naît des lumières; il se développe àl'aide des lois, il croît avec l'exercice des droits et il finit, en quelque sorte, par seconfondre avec l'intérêt personnel. Un homme comprend l'influence qu'a le bien-êtredu pays sur le sien propre; il sait que la loi lui permet de contribuer à produire cebien-être, et il s'intéresse à la prospérité de son pays, d'abord comme à une chose quilui est utile, et ensuite comme à son ouvrage.

Mais il arrive quelquefois, dans la vie des peuples, un moment où les coutumesanciennes sont changées, les mœurs détruites, les croyances ébranlées, le prestige dessouvenirs évanoui, et où, cependant, les lumières sont restées incomplètes et les droitspolitiques mal assurés ou restreints. Les hommes alors n'aperçoivent plus la patrie quesous un jour faible et douteux; ils ne la placent plus ni dans le sol, qui est devenu àleurs yeux une terre inanimée, ni dans les usages de leurs aïeux, qu'on leur a appris àregarder comme un joug; ni dans la religion, dont ils doutent; ni dans les lois qu'ils nefont pas, ni dans le législateur qu'ils craignent et méprisent. Ils ne la voient donc nullepart, pas plus sous ses propres traits que sous aucun autre, et ils se retirent dans unégoïsme étroit et sans lumière. Ces hommes échappent aux préjugés sans reconnaîtrel'empire de la raison; ils n'ont ni le patriotisme instinctif de la monarchie, ni lepatriotisme réfléchi de la république; mais ils se sont arrêtés entre les deux, au milieude la confusion et des misères.

Que faire en un pareil état ? Reculer. Mais les peuples ne reviennent pas plus auxsentiments de leur jeunesse, que les hommes aux goûts innocents de leur premier âge;ils peuvent les regretter, mais non les faire renaître. Il faut donc marcher en avant etse hâter d'unir aux yeux du peuple l'intérêt individuel à l'intérêt du pays, car l'amourdésintéressé de la patrie fuit sans retour.

Je suis assurément loin de prétendre que pour arriver à ce résultat on doiveaccorder tout à coup l'exercice des droits politiques à tous les hommes; mais je disque le plus puissant moyen, et peut-être le seul qui nous reste, d'intéresser les hom-mes au sort de leur patrie, c'est de les faire participer à son gouvernement. De nosjours, l'esprit de cité me semble inséparable de l'exercice des droits politiques; et jepense que désormais on verra augmenter ou diminuer en Europe le nombre descitoyens en proportion de l'extension de ces droits.

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D'où vient qu'aux États-Unis, où les habitants sont arrivés d'hier sur le sol qu'ilsoccupent, où ils n'y ont apporté ni usages, ni souvenirs; où ils s'y rencontrent pour lapremière fois sans se connaître; où, pour le dire en un mot, l'instinct de la patrie peut àpeine exister; d'où vient que chacun s'intéresse aux affaires de sa commune, de soncanton et de l'État tout entier comme aux siennes mêmes ? C'est que chacun, dans sasphère, prend une part active au gouvernement de la société.

L'homme du peuple, aux États-Unis, a compris l'influence qu'exerce la prospéritégénérale sur son bonheur, idée si simple et cependant si peu connue du peuple. Deplus, il s'est accoutumé à regarder cette prospérité comme son ouvrage. Il voit doncdans la fortune publique la sienne propre, et il travaille au bien de l'État, nonseulement par devoir ou par orgueil, mais j'oserais presque dire par cupidité.

On n'a pas besoin d'étudier les institutions et l'histoire des Américains pourconnaître la vérité de ce qui précède, les mœurs vous en avertissent assez. L'Amé-ricain prenant part à tout ce qui se fait dans ce pays se croit intéressé à défendre toutce qu'on y critique; car ce n'est pas seulement son pays qu'on attaque alors, c'est lui-même: aussi voit-on son orgueil national recourir à tous les artifices et descendre àtoutes les puérilités de la vanité individuelle.

Il n'y a rien de plus gênant dans l'habitude de la vie que ce patriotisme irritabledes Américains. L'étranger consentirait bien à louer beaucoup dans leur pays; mais ilvoudrait qu'on lui permît de blâmer quelque chose, et c'est ce qu'on lui refuse abso-lument.

L'Amérique est donc un pays de liberté, où, pour ne blesser personne, l'étrangerne doit parler librement ni des particuliers, ni de l'État, ni des gouvernés, ni desgouvernants, ni des entreprises publiques, ni des entreprises privées; de rien enfin dece qu'on y rencontre, sinon peut-être du climat et du sol; encore trouve-t-on desAméricains prêts à défendre l'un et l'autre, comme s'ils avaient concouru à les former.

De nos jours , il faut savoir prendre son parti et oser choisir entre le patriotisme detous et le gouvernement du petit nombre, car on ne peut réunir à la fois la force etl'activité sociales que donne le premier, avec les garanties de tranquillité que fournitquelquefois le second.

DE L'IDÉE DES DROITS AUX ÉTATS-UNIS

Il n'y a pas de grands peuples sans idée des droits. - Quel est le moyen de donner aupeuple l'idée des droits. - Respect des droits aux États-Unis. - D'où il naît.

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Après l'idée générale de la vertu, je n'en sais pas de plus belle que celle des droits,ou plutôt ces deux idées se confondent. L'idée des droits n'est autre chose que l'idéede la vertu introduite dans le monde politique.

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C'est avec l'idée des droits que les hommes ont défini ce qu'étaient la licence et latyrannie. Éclairé par elle, chacun a pu se montrer indépendant sans arrogance etsoumis sans bassesse. L'homme qui obéit à la violence se plie et s'abaisse; mais quandil se soumet au droit de commander qu'il reconnaît à son semblable, il s'élève enquelque sorte au-dessus de celui même qui lui commande. Il n'est pas de grandshommes sans vertu; sans respect des droits il n'y a pas de grand peuple: on peutpresque dire qu'il n'y a pas de société; car qu'est-ce qu'une réunion d'êtres rationnels etintelligents dont la force est le seul lien ?

Je me demande quel est, de nos jours, le moyen d'inculquer aux hommes l'idéedes droits, et de le faire pour ainsi dire tomber sous leur sens; et je n'en vois qu'unseul, c'est de leur donner à tous le paisible exercice de certains droits: on voit biencela chez les enfants, qui sont des hommes, à la force et à l'expérience près. Lorsquel'enfant commence à se mouvoir au milieu des objets extérieurs, l'instinct le porte àmettre à son usage tout ce qui se rencontre sous ses mains; il n'a pas d'idée de lapropriété des autres, pas même de celle de l'existence; mais a mesure qu'il est avertidu prix des choses, et qu'il découvre qu'on peut à son tour l'en dépouiller, il devientplus circonspect et finit par respecter dans ses semblables ce qu'il veut qu'on respecteen lui.

Ce qui arrive à l'enfant pour ses jouets, arrive plus tard à l'homme pour tous lesobjets qui lui appartiennent. Pourquoi en Amérique, pays de démocratie par excel-lence, personne ne fait-il entendre contre la propriété en général ces plaintes quisouvent retentissent en Europe ? Est-il besoin de le dire ? c'est qu'en Amérique il n'y apoint de prolétaires. Chacun ayant un bien particulier à défendre, reconnaît en prin-cipe le droit de propriété.

Dans le monde politique il en est de même. En Amérique, l'homme du peuple aconçu une haute idée des droits politiques, parce qu'il a des droits politiques; iln'attaque pas ceux d'autrui pour qu'on ne viole pas les siens. Et tandis qu'en Europe cemême homme méconnaît jusqu'à l'autorité souveraine, l'Américain se soumet sansmurmurer au pouvoir du moindre de ses magistrats.

Cette vérité paraît jusque dans les plus petits détails de l'existence des peuples. EnFrance, il y a peu de plaisirs exclusivement réservés aux classes supérieures de lasociété; le pauvre est admis presque partout où le riche peut entrer: aussi le voit-on seconduire avec décence et respecter tout ce qui sert à des jouissances qu'il partage. EnAngleterre, où la richesse a le privilège de la joie comme le monopole du pouvoir, onse plaint que quand le pauvre parvient à s'introduire furtivement dans le lieu destinéaux plaisirs du riche, il aime à y causer des dégâts inutiles: comment s'en étonner ? ona pris soin qu'il n'ait rien à perdre.

Le gouvernement de la démocratie fait descendre l'idée des droits politiques jus-qu'au moindre des citoyens, comme la division des biens met l'idée du droit depropriété en général à la portée de tous les hommes. C'est là un de ses plus grandsmérites à mes yeux.

Je ne dis point que ce soit chose aisée que d'apprendre à tous les hommes à seservir des droits politiques; je dis seulement que, quand cela peut être, les effets quien résultent sont grands.

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Et j'ajoute que s'il est un siècle où une pareille entreprise doive être tentée, cesiècle est le nôtre.

Ne voyez-vous pas que les religions s'affaiblissent et que la notion divine desdroits disparaît ? Ne découvrez-vous point que les mœurs s'altèrent, et qu'avec elless'efface la notion morale des droits ?

N'apercevez-vous pas de toutes parts les croyances qui font place aux raisonne-ments, et les sentiments aux calculs ? Si, au milieu de cet ébranlement universel, vousne parvenez à lier l'idée des droits à l'intérêt personnel qui s'offre comme le seul pointimmobile dans le cœur humain, que vous restera-t-il donc pour gouverner le monde,sinon la peur ?

Lors donc qu'on me dit que les lois sont faibles, et les gouvernés turbulents; queles passions sont vives, et la vertu sans pouvoir, et que dans cette situation il ne fautpoint songer à augmenter les droits de la démocratie, je réponds que c'est à cause deces choses mêmes que je crois qu'il faut y songer ; et, en vérité, je pense que lesgouvernements y sont plus intéressés encore que la société, car les gouvernementspérissent, et la société ne saurait mourir. Du reste, je ne veux point abuser de l'exem-ple de l'Amérique.

En Amérique, le peuple a été revêtu de droits politiques à une époque où il luiétait difficile d'en faire un mauvais usage, parce que les citoyens étaient en petitnombre et simples de mœurs. En grandissant, les Américains n'ont point accru pourainsi dire les pouvoirs de la démocratie; ils ont plutôt étendu ses domaines.

On ne peut douter que le moment où l'on accorde des droits politiques à un peuplequi en a été privé jusqu'alors ne soit un moment de crise, crise souvent nécessaire,mais toujours dangereuse.

L'enfant donne la mort quand il ignore le prix de la vie; il enlève la propriété d'au-trui avant de connaître qu'on peut lui ravir la sienne. L'homme du peuple, à l'instantoù on lui accorde des droits politiques, se trouve, par rapport à ses droits, dans lamême position que l'enfant vis-à-vis de toute la nature, et c'est le cas de lui appliquerce mot célèbre: Homo puer robustus.

Cette vérité se découvre en Amérique même. Les États où les citoyens jouissent leplus anciennement de leurs droits sont ceux où ils savent encore le mieux s'en servir.

On ne saurait trop le dire: il n'est rien de plus fécond en merveilles que l'art d'êtrelibre; mais il n'y a rien de plus dur que l'apprentissage de la liberté. Il n'en est Pas demême du despotisme. Le despotisme se présente souvent comme le réparateur de tousles maux soufferts; il est l'appui du bon droit, le soutien des opprimés et le fondateurde l'ordre. Les peuples s'endorment au sein de la prospérité momentanée qu'il faitnaître; et lorsqu'ils se réveillent, ils sont misérables. La liberté, au contraire, naîtd'ordinaire au milieu des orages, elle s'établit péniblement parmi les discordes civileset ce n'est que quand elle est déjà vieille qu'on peut connaître ses bienfaits.

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DU RESPECT POUR LA LOI AUX ÉTATS-UNIS

Respect des Américains pour la loi. - Amour paternel qu'ils ressentent pour elle. - Intérêtpersonnel que chacun trouve à augmenter la puissance de la loi.

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Il n'est pas toujours loisible d'appeler le peuple entier, soit directement, soitindirectement, à la confection de la loi; mais on ne saurait nier que, quand cela estpraticable, la loi n'en acquière une grande autorité. Cette origine populaire, qui nuitsouvent à la bonté et à la sagesse de la législation, contribue singulièrement à sapuissance.

Il y a dans l'expression des volontés de tout un peuple une force prodigieuse.Quand elle se découvre au grand jour, l'imagination même de ceux qui voudraientlutter contre elle en est comme accablée.

La vérité de ceci est bien connue des partis.

Aussi les voit-on contester la majorité partout où ils le peuvent. Quand elle leurmanque parmi ceux qui ont voté, ils la placent parmi ceux qui se sont abstenus devoter, et lorsque là encore elle vient à leur échapper, ils la retrouvent au sein de ceuxqui n'avaient pas le droit de voter.

Aux États-Unis, excepté les esclaves, les domestiques et les indigents nourris parles communes, il n'est personne qui ne soit électeur, et qui a ce titre ne concoureindirectement à la loi. Ceux qui veulent attaquer les lois sont donc réduits à faireostensiblement l'une de ces deux choses: ils doivent ou changer l'opinion de la nation,ou fouler aux pieds ses volontés.

Ajoutez à cette première raison cette autre plus directe et plus puissante, qu'auxÉtats-Unis chacun trouve une sorte d'intérêt personnel à ce que tous obéissent auxlois; car celui qui aujourd'hui ne fait pas partie de la majorité sera peut-être demaindans ses rangs; et ce respect qu'il professe maintenant pour les volontés du législateur,il aura bientôt occasion de l'exiger pour les siennes. Quelque fâcheuse que soit la loi,l'habitant des États-Unis s'y soumet donc sans peine, non seulement comme à l'ou-vrage du plus grand nombre, mais encore comme au sien propre; il la considère sousle point de vue d'un contrat dans lequel il aurait été partie.

On ne voit donc pas, aux États-Unis, une foule nombreuse et toujours turbulente,qui, regardant la loi comme un ennemi naturel, ne jette sur elle que des regards decrainte et de soupçons. Il est impossible, au contraire, de ne point apercevoir quetoutes les classes montrent une grande confiance dans la législation qui régit le pays,et ressentent pour elle une sorte d'amour paternel.

Je me trompe en disant toutes les classes. En Amérique, l'échelle européenne despouvoirs étant renversée, les riches se trouvent dans une position analogue à celle des

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pauvres en Europe; ce sont eux qui souvent se défient de la loi. Je l'ai dit ailleurs:l'avantage réel du gouvernement démocratique n'est pas de garantir les intérêts detous, ainsi qu'on l'a prétendu quelquefois, mais seulement de protéger ceux du plusgrand nombre. Aux États-Unis, où le pauvre gouverne, les riches ont toujours àcraindre qu'il n'abuse contre eux de son pouvoir.

Cette disposition de l'esprit des riches peut produire un mécontentement sourd;mais la société n'en est pas violemment troublée; car la même raison qui empêche leriche d'accorder sa confiance au législateur l'empêche de braver ses commandements.Il ne fait pas la loi parce qu'il est riche, et il n'ose la violer à cause de sa richesse.Chez les nations civilisées, il n'y a, en général, que ceux qui n'ont rien à perdre qui serévoltent. Ainsi donc, si les lois de la démocratie ne sont pas toujours respectables,elles sont presque toujours respectées; car ceux qui, en général, violent les lois, nepeuvent manquer d'obéir à celles qu'ils ont faites et dont ils profitent, et les citoyensqui pourraient avoir intérêt à les enfreindre sont portés par caractère et par position àse soumettre aux volontés quelconques du législateur. Au reste, le peuple, en Améri-que, n'obéit pas seulement à la loi parce qu'elle est son ouvrage, mais encore parcequ'il peut la changer, quand par hasard elle le blesse; il s'y soumet d'abord comme àun mal qu'il s'est imposé à lui-même, et ensuite comme à un mal passager.

ACTIVITÉ QUI RÈGNE DANS TOUTES LES PARTIESDU CORPS POLITIQUE AUX ÉTATS-UNIS;INFLUENCE QU'ELLE EXERCE SUR LA SOCIÉTÉ

Il est plus difficile de concevoir l'activité politique qui règne aux États-Unis que la libertéou l'égalité qu'on y rencontre. - Le grand mouvement qui agite sans cesse les législatures n'estqu'un épisode, un prolongement de ce mouvement universel. - Difficulté que trouve l'Amé-ricain à ne s'occuper que de ses propres affaires. - L'agitation politique se propage dans lasociété civile. - Activité industrielle des Américains venant en partie de cette cause. - Avan-tages indirects que retire la société du gouvernement de la démocratie.

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Quand on passe d'un pays libre dans un autre qui ne l'est pas, on est frappé d'unspectacle fort extraordinaire: là, tout est activité et mouvement; ici, tout semble calmeet immobile. Dans l'un, il n'est question que d'amélioration et de progrès; on dirait quela société, dans l'autre, après avoir acquis tous les biens, n'aspire qu'à se reposer pouren jouir. Cependant, le pays qui se donne tant d'agitation pour être heureux est engénéral plus riche et plus prospère que celui qui paraît si satisfait de son sort. Et en lesconsidérant l'un et l'autre, on a peine à concevoir comment tant de besoins nouveauxse font sentir chaque jour dans le premier, tandis qu'on semble en éprouver si peudans le second.

Si cette remarque est applicable aux pays libres qui ont conservé la forme monar-chique et à ceux où l'aristocratie domine, elle l'est bien plus encore aux républiquesdémocratiques. Là, ce n'est plus une portion du peuple qui entreprend d'améliorer

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l'état de la société; le peuple entier se charge de ce soin. Il ne s'agit pas seulement depourvoir aux besoins et aux commodités d'une classe, mais de toutes les classes enmême temps.

Il n'est pas impossible de concevoir l'immense liberté dont jouissent les Améri-cains; on peut aussi se faire une idée de leur extrême égalité; mais ce qu'on ne sauraitcomprendre sans en avoir déjà été le témoin, c'est l'activité politique qui règne auxÉtats-Unis.

À peine êtes-vous descendu sur le sol de l'Amérique que vous vous trouvez aumilieu d'une sorte de tumulte; une clameur confuse s'élève de toutes parts; mille voixparviennent en même temps à votre oreille; chacune d'elles exprime quelques besoinssociaux. Autour de vous, tout se remue: ici, le peuple d'un quartier est réuni poursavoir si l'on doit bâtir une église; là, on travaille au choix d'un représentant; plus loin,les députés d'un canton se rendent en toute hâte à la ville, afin d'aviser à certainesaméliorations locales; dans un autre endroit, ce sont les cultivateurs d'un village quiabandonnent leurs sillons pour aller discuter le plan d'une route ou d'une école. Descitoyens s'assemblent, dans le seul but de déclarer qu'ils désapprouvent la marche dugouvernement, tandis que d'autres se réunissent afin de proclamer que les hommes enplace sont les pères de la patrie. En voici d'autres encore qui, regardant l'ivrogneriecomme la source principale des maux de l'État, viennent s'engager solennellement àdonner l'exemple de la tempérance 1.

Le grand mouvement politique qui agite sans cesse les législatures américaines, leseul dont on s'aperçoive au-dehors, n'est qu'un épisode et une sorte de prolongementde ce mouvement universel qui commence dans les derniers rangs du peuple et gagneensuite de proche en proche toutes les classes des citoyens. On ne saurait travaillerplus laborieusement à être heureux.

Il est difficile de dire quelle place occupent les soins de la politique dans la vied'un homme aux États-Unis. Se mêler du gouvernement de la société et en parler,c'est la plus grande affaire et pour ainsi dire le seul plaisir qu'un Américain connaisse.Ceci s'aperçoit jusque dans les moindres habitudes de sa vie: les femmes elles-mêmesse rendent souvent aux assemblées publiques et se délassent, en écoutant des discourspolitiques, des ennuis du ménage. Pour elles, les clubs remplacent jusqu'à un certainpoint les spectacles. Un Américain ne sait pas converser, mais il discute; il ne discourtpas, mais il disserte. Il vous parle toujours comme à une assemblée; et s'il lui arrivepar hasard de s'échauffer, il dira: Messieurs, en s'adressant à son interlocuteur.

Dans certains pays, l'habitant n'accepte qu'avec une sorte de répugnance les droitspolitiques que la loi lui accorde; il semble que ce soit lui dérober son temps que del'occuper des intérêts communs, et il aime à se renfermer dans un égoïsme étroit dontquatre fossés surmontés d'une haie forment l'exacte limite.

1 Les sociétés de tempérance sont des associations dont les membres s'engagent à s'abstenir de

liqueurs fortes. À mon passage aux États-Unis, les sociétés de tempérance comptaient déjà plus de270 000 membres, et leur effet avait été de diminuer, dans le seul État de Pennsylvanie, laconsommation des liqueurs fortes de 500 000 gallons par année.

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Du moment, au contraire, où l'Américain serait réduit à ne s'occuper que de sespropres affaires, la moitié de son existence lui serait ravie; il sentirait comme un videimmense dans ses jours, et il deviendrait incroyablement malheureux 1.

Je suis persuadé que si le despotisme parvient jamais à s'établir en Amérique, iltrouvera plus de difficultés encore à vaincre les habitudes que la liberté a fait naîtrequ'à surmonter l'amour même de la liberté.

Cette agitation sans cesse renaissante, que le gouvernement de la démocratie aintroduite dans le monde politique, passe ensuite dans la société civile. Je ne sais si, àtout prendre, ce n'est pas là le plus grand avantage du gouvernement démocratique, etje le loue bien plus à cause de ce qu'il fait faire que de ce qu'il fait.

Il est incontestable que le peuple dirige souvent fort mal les affaires publiques;mais le peuple ne saurait se mêler des affaires publiques sans que le cercle de sesidées ne vienne à s'étendre, et sans qu'on ne voie son esprit sortir de sa routineordinaire. L'homme du peuple qui est appelé au gouvernement de la société conçoitune certaine estime de lui-même. Comme il est alors une puissance, des intelligencestrès éclairées se mettent au service de la sienne. On s'adresse sans cesse à lui pour s'enfaire un appui, et en cherchant à le tromper de mille manières différentes, on l'éclaire.En politique, il prend part à des entreprises qu'il n'a pas conçues, mais qui lui donnentle goût général des entreprises. On lui indique tous les jours de nouvelles améliora-tions à faire à la propriété commune; et il sent naître le désir d'améliorer celle qui luiest personnelle. Il n'est ni plus vertueux ni plus heureux peut-être, mais plus éclairé etplus actif que ses devanciers. Je ne doute pas que les institutions démocratiques,jointes à la nature physique du pays, ne soient la cause, non pas directe, comme tantde gens le disent, mais la cause indirecte du prodigieux mouvement d'industrie qu'onremarque aux États-Unis. Ce ne sont pas les lois qui le font naître, mais le peupleapprend à le produire en faisant la loi.

Lorsque les ennemis de la démocratie prétendent qu'un seul fait mieux ce dont ilse charge que le gouvernement de tous, il me semble qu'ils ont raison. Le gou-vernement d'un seul, en supposant de part et d'autre égalité de lumières, met plus desuite dans ses entreprises que la multitude; il montre plus de persévérance, plus d'idéed'ensemble, plus de perfection de détail, un discernement plus juste dans le choix deshommes. Ceux qui nient ces choses n'ont jamais vu de république démocratique, oun'ont jugé que sur un petit nombre d'exemples. La démocratie, lors même que lescirconstances locales et les dispositions du peuple lui permettent de se maintenir, neprésente pas le coup d’œil de la régularité administrative et de l'ordre méthodiquedans le gouvernement; cela est vrai. La liberté démocratique n'exécute pas chacune deses entreprises avec la même perfection que le despotisme intelligent; souvent elle lesabandonne avant d'en avoir retiré le fruit, ou en hasarde de dangereuses: mais à lalongue elle produit plus que lui; elle fait moins bien chaque chose, mais elle fait plusde choses. Sous son empire, ce n'est pas surtout ce qu'exécute l'administration publi-que qui est grand, c'est ce qu'on exécute sans elle et en dehors d'elle. La démocratiene donne pas au peuple le gouvernement le plus habile, mais elle fait ce que legouvernement le plus habile est souvent impuissant à créer; elle répand dans tout lecorps social une inquiète activité, une force surabondante, une énergie qui n'existent

1 Le même fait fut déjà observé à Rome sous les premiers Césars. Montesquieu remarque quelque

part que rien n'égala le désespoir de certains citoyens romains qui, après les agitations d'uneexistence politique, rentrèrent tout à coup dans le calme de la vie privée.

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jamais sans elle, et qui, pour peu que les circonstances soient favorables, peuventenfanter des merveilles. Là sont ses vrais avantages.

Dans ce siècle, où les destinées du monde chrétien paraissent en suspens, les unsse hâtent d'attaquer la démocratie comme une puissance ennemie, tandis qu'ellegrandit encore; les autres adorent déjà en elle un dieu nouveau qui sort du néant; maisles uns et les autres ne connaissent qu'imparfaitement l'objet de leur haine ou de leurdésir; ils se combattent dans les ténèbres et ne frappent qu'au hasard.

Que demandez-vous de la société et de son gouvernement ? Il faut s'entendre.

Voulez-vous donner à l'esprit humain une certaine hauteur, une façon généreused'envisager les choses de ce monde ? Voulez-vous inspirer aux hommes une sorte demépris des biens matériels ? Désirez-vous faire naître ou entretenir des convictionsprofondes et préparer de grands dévouements ?

S'agit-il pour vous de polir les mœurs, d'élever les manières, de faire briller lesarts ? Voulez-vous de la poésie, du bruit, de la gloire ?

Prétendez-vous organiser un peuple de manière à agir fortement sur tous lesautres ? Le destinez-vous à tenter les grandes entreprises, et, quel que soit le résultatde ses efforts, à laisser une trace immense dans l'histoire ?

Si tel est, suivant vous, l'objet principal que doivent se proposer les hommes ensociété, ne prenez pas le gouvernement de la démocratie; il ne vous conduirait passûrement au but.

Mais s'il vous semble utile de détourner l'activité intellectuelle et morale de l'hom-me sur les nécessités de la vie matérielle, et de l'employer à produire le bien-être; si laraison vous paraît plus profitable aux hommes que le génie; si votre objet n'est pointde créer des vertus héroïques, mais des habitudes paisibles; si vous aimez mieux voirdes vices que des crimes, et préférez trouver moins de grandes actions, à la conditionde rencontrer moins de forfaits; si, au lieu d'agir dans le sein d'une société brillante, ilvous suffit de vivre au milieu d'une société prospère; si, enfin, l'objet principal d'ungouvernement n'est point, suivant vous, de donner au corps entier de la nation le plusde force ou le plus de gloire possible, mais de procurer à chacun des individus qui lecomposent le plus de bien-être et de lui éviter le plus de misère; alors égalisez lesconditions et constituez le gouvernement de la démocratie.

Que s'il n'est plus temps de faire un choix, et qu'une force supérieure à l'hommevous entraîne déjà, sans consulter vos désirs, vers l'un des deux gouvernements,cherchez du moins à en tirer tout le bien qu'il peut faire; et connaissant ses bonsinstincts, ainsi que ses mauvais penchants, efforcez-vous de restreindre l'effet desseconds et de développer les premiers.

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De la Démocratie en Amérique IDeuxième partie

CHAPITRE VIIDE L'OMNIPOTENCE DE LAMAJORITÉ AUX ÉTATS-UNISET DE SES EFFETS

Force naturelle de la majorité dans les démocraties. - La plupart des constitutions améri-caines ont accru artificiellement cette force naturelle. - Comment. - Mandats impératifs. -Empire moral de la majorité. - Opinion de son infaillibilité. - Respect pour ses droits. Ce quil'augmente aux États-Unis.

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Il est de l'essence même des gouvernements démocratiques que l'empire de lamajorité y soit absolu; car en dehors de la majorité, dans les démocraties, il n'y a rienqui résiste.

La plupart des constitutions américaines ont encore cherché à augmenter arti-ficiellement cette force naturelle de la majorité 1.

La législature est, de tous les pouvoirs politiques, celui qui obéit le plus volontiersà la majorité. Les Américains ont voulu que les membres de la législature fussentnommés directement par le peuple, et pour un terme très court, afin de les obliger à se

1 Nous avons vu, lors de l'examen de la Constitution fédérale, que les législateurs de l'Union avaient

fait des efforts contraires. Le résultat de ces efforts a été de rendre le gouvernement fédéral plusindépendant dans sa sphère que celui des États. Mais le gouvernement fédéral ne s'occupe guèreque des affaires extérieures; ce sont les gouvernements d'États qui dirigent réellement la sociétéaméricaine.

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soumettre non seulement aux vues générales, mais encore aux passions journalièresde leurs constituants.

Ils ont pris dans les mêmes classes et nommé de la même manière les membresdes deux Chambres; de telle sorte que les mouvements du corps législatif sont pres-que aussi rapides et non moins irrésistibles que ceux d'une seule assemblée.

La législature ainsi constituée, ils ont réuni dans son sein presque tout le gouver-nement.

En même temps que la loi accroissait la force des pouvoirs qui étaient natu-rellement forts, elle énervait de plus en plus ceux qui étaient naturellement faibles.Elle n'accordait aux représentants de la puissance exécutive, ni stabilité ni indépen-dance; et, en les soumettant complètement aux caprices de la législature, elle leurenlevait le peu d'influence que la nature du gouvernement démocratique leur auraitpermis d'exercer.

Dans plusieurs États, elle livrait le pouvoir judiciaire à l'élection de la majorité, etdans tous elle faisait, en quelque sorte, dépendre son existence de la puissance légis-lative, en laissant aux représentants le droit de fixer chaque année le salaire des juges.

Les usages ont été plus loin encore que les lois.

Il se répand de plus en plus, aux États-Unis, une coutume qui finira par rendrevaines les garanties du gouvernement représentatif: il arrive très fréquemment que lesélecteurs, en nommant un député, lui tracent un plan de conduite et lui imposent uncertain nombre d'obligations positives dont il ne saurait nullement s'écarter. Autumulte près, c'est comme si la majorité elle-même délibérait sur la place publique.

Plusieurs circonstances particulières tendent encore a rendre, en Amérique, lepouvoir de la majorité non seulement prédominant, mais irrésistible.

L'empire moral de la majorité se fonde en partie sur cette idée, qu'il y a plus delumières et de sagesse dans beaucoup d'hommes réunis que dans un seul, dans lenombre des législateurs que dans le choix. C'est la théorie de l'égalité appliquée auxintelligences. Cette doctrine attaque l'orgueil de l'homme dans son dernier asile: aussila minorité l'admet-elle avec peine; elle ne s'y habitue qu'à la longue. Comme tous lespouvoirs, et plus peut-être qu'aucun d'entre eux, le pouvoir de la majorité a doncbesoin de durer pour paraître légitime. Quand il commence à s'établir, il se fait obéirpar la contrainte; ce n'est qu'après avoir longtemps vécu sous ses lois qu'on com-mence à le respecter.

L'idée du droit que possède la majorité, par ses lumières, de gouverner la société,a été apportée sur le sol des États-Unis par leurs premiers habitants. Cette idée, quiseule suffirait pour créer un peuple libre, est aujourd'hui passée dans les mœurs, et onla retrouve jusque dans les moindres habitudes de la vie.

Les Français, sous l'ancienne monarchie, tenaient pour constant que le roi nepouvait jamais faillir; et quand il lui arrivait de faire mal, ils pensaient que la faute enétait à ses conseillers. Ceci facilitait merveilleusement l'obéissance. On pouvait mur-murer contre la loi, sans cesser d'aimer et de respecter le législateur. Les Américainsont la même opinion de la majorité.

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L'empire moral de la majorité se fonde encore sur ce principe, que les intérêts duplus grand nombre doivent être préférés à ceux du petit. Or, on comprend sans peineque le respect qu'on professe pour ce droit du plus grand nombre augmente naturelle-ment ou diminue suivant l'état des partis. Quand une nation est partagée entre plu-sieurs grands intérêts inconciliables, le privilège de la majorité est souvent méconnu,parce qu'il devient trop pénible de s'y soumettre.

S'il existait en Amérique une classe de citoyens que le législateur travaillât àdépouiller de certains avantages exclusifs, possédés pendant des siècles, et voulûtfaire descendre d'une situation élevée pour les ramener dans les rangs de la multitude,il est probable que la minorité ne se soumettrait pas facilement à ses lois.

Mais les États-Unis ayant été peuplés par des hommes égaux entre eux, il ne setrouve pas encore de dissidence naturelle et permanente entre les intérêts de leursdivers habitants.

Il y a tel état social où les membres de la minorité ne peuvent espérer d'attirer àeux la majorité, parce qu'il faudrait pour cela abandonner l'objet même de la luttequ'ils soutiennent contre elle. Une aristocratie, par exemple, ne saurait devenir majo-rité en conservant ses privilèges exclusifs, et elle ne saurait laisser échapper ses privi-lèges sans cesser d'être une aristocratie.

Aux États-Unis, les questions politiques ne peuvent se poser d'une manière aussigénérale et aussi absolue, et tous les partis sont prêts à reconnaître les droits de lamajorité, parce que tous ils espèrent pouvoir un jour les exercer à leur profit.

La majorité a donc aux États-Unis une immense puissance de fait et une puissanced'opinion presque aussi grande; et lorsqu'elle est une fois formée sur une question, iln'y a pour ainsi dire point d'obstacles qui puissent, je ne dirai pas arrêter, mais mêmeretarder sa marche, et lui laisser le temps d'écouter les plaintes de ceux qu'elle écraseen passant.

Les conséquences de cet état de choses sont funestes et dangereuses pour l'avenir.

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COMMENT L'OMNIPOTENCE DE LA MAJORITÉAUGMENTE, EN AMÉRIQUE, L'INSTABILITÉ LÉGISLATIVE ETADMINISTRATIVE QUI EST NATURELLE AUX DÉMOCRATIES

Comment les Américains augmentent l'instabilité législative, qui est naturelle à la démo-cratie, en changeant chaque année le législateur et en l'armant d'un pouvoir presque sansbornes. Le même effet produit sur l'administration. - En Amérique on apporte aux amélio-rations sociales une force infiniment plus ,grande, mais moins continue qu'en Europe.

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J'ai parlé précédemment des vices qui sont naturels au gouvernement de la démo-cratie; il n'en est pas un qui ne croisse en même temps que le pouvoir de la majorité.Et, pour commencer par le plus apparent de tous - L'instabilité législative est un malinhérent au gouvernement démocratique, parce qu'il est de la nature des démocratiesd'amener des hommes nouveaux au pouvoir. Mais ce mal est plus ou moins grandsuivant la puissance et les moyens d'action qu'on accorde au législateur.

En Amérique, on remet à l'autorité qui fait les lois un souverain pouvoir. Elle peutse livrer rapidement et irrésistiblement à chacun de ses désirs, et tous les ans on luidonne d'autres représentants. C'est-à-dire qu'on a adopté précisément la combinaisonqui favorise le plus l'instabilité démocratique et qui permet à la démocratie d'appli-quer ses volontés changeantes aux objets les plus importants.

Aussi l'Amérique est-elle de nos jours le pays du monde où les lois ont le moinsde durée. Presque toutes les constitutions américaines ont été amendées depuis trenteans. Il n'y a donc pas d'État américain qui n'ait, pendant cette période, modifié leprincipe de ses lois.

Quant aux lois elles-mêmes, il suffit de jeter un coup d’œil sur les archives desdifférents États de l'Union pour se convaincre qu'en Amérique l'action du législateurne se ralentit jamais. Ce n'est pas que la démocratie américaine soit de sa nature plusinstable qu'une autre, mais on lui a donné le moyen de suivre, dans la formation deslois, l'instabilité naturelle de ses penchants 1.

L'omnipotence de la majorité et la manière rapide et absolue dont ses volontéss'exécutent aux États-Unis ne rend pas seulement la loi instable, elle exerce encore lamême influence sur l'exécution de la loi et sur l'action de l'administration publique.

La majorité étant la seule puissance à laquelle il soit important de plaire, on con-court avec ardeur aux oeuvres qu'elle entreprend; mais du moment où son attention seporte ailleurs, tous les efforts cessent; tandis que dans les États libres de l'Europe, oùle pouvoir administratif a une existence indépendante et une position assurée, les 1 Les actes législatifs promulgués dans le seul État de Massachusetts, à partir de 1780 jusqu'à nos

jours, remplissent déjà trois gros volumes. Encore faut-il remarquer que le recueil dont je parle aété révisé en 1823, et qu'on en a écarté beaucoup de lois anciennes ou devenues sans objet. Orl'État de Massachusetts, qui n'est pas plus peuplé qu'un de nos départements, peut passer pour leplus stable de toute l'Union, et celui qui met le plus de suite et de sagesse dans ses entreprises.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 80

volontés du législateur continuent à s'exécuter, alors même qu'il s'occupe d'autresobjets.

En Amérique, on apporte à certaines améliorations beaucoup plus de zèle etd'activité qu'on ne le fait ailleurs.

En Europe, on emploie à ces mêmes choses une force sociale infiniment moinsgrande, mais plus continue.

Quelques hommes religieux entreprirent, il y a plusieurs années, d'améliorer l'étatdes prisons. Le public s'émut à leur voix, et la régénération des criminels devint uneoeuvre populaire.

De nouvelles prisons s'élevèrent alors. Pour la première fois, l'idée de la réformedu coupable pénétra dans un cachot en même temps que l'idée du châtiment. Maisl'heureuse révolution à laquelle le public s'était associé avec tant d'ardeur, et que lesefforts simultanés des citoyens rendaient irrésistible, ne pouvait s'opérer en un mo-ment.

À côté des nouveaux pénitenciers, dont le vœu de la majorité hâtait le développe-ment, les anciennes prisons subsistaient encore et continuaient à renfermer un grandnombre de coupables. Celles-ci semblaient devenir plus insalubres et plus corruptri-ces à mesure que les nouvelles devenaient plus réformatrices et plus saines. Ce doubleeffet se comprend aisément: la majorité, préoccupée par l'idée de fonder le nouvelétablissement, avait oublié celui qui existait déjà. Chacun alors détournant les yeux del'objet qui n'attirait plus les regards du maître, la surveillance avait cessé. On avaitd'abord vu se détendre, puis, bientôt après, se briser les liens salutaires de la disci-pline. Et à côté de la prison, monument durable de la douceur et des lumières de notretemps, se rencontrait un cachot qui rappelait la barbarie du Moyen Âge.

TYRANNIE DE LA MAJORITÉ

Comment il faut entendre le principe de la souveraineté du peuple. - Impossibilité de con-cevoir un gouvernement mixte. - Il faut que le souverain pouvoir soit quelque part. – Précau-tions qu'on doit prendre pour modérer son action. - Ces précautions n'ont pas été prises auxÉtats-Unis. - Ce qui en résulte.

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Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu'en matière de gouver-nement la majorité d'un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans lesvolontés de la majorité l'origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avecmoi-même ?

Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulementpar la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi,c'est la justice.

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La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple.

Une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle etd'appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doit-il avoir plusde puissance que la société elle-même dont il applique les lois ?

Quand donc je refuse d'obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité ledroit de commander; j'en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souve-raineté du genre humain.

Il y a des gens qui n'ont pas craint de dire qu'un peuple, dans les objets quin'intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice etde la raison, et qu'ainsi on ne devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majoritéqui le représente. Mais c'est là un langage d'esclave.

Qu'est-ce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a desopinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme laminorité ? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut enabuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour unemajorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils deve-nus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts 1 ? Pour moi, je ne sauraisle croire; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je nel'accorderai jamais à plusieurs.

Ce n'est pas que, pour conserver la liberté, je croie qu'on puisse mélanger plu-sieurs principes dans un même gouvernement, de manière à les opposer réellementl'un à l'autre.

Le gouvernement qu'on appelle mixte m'a toujours semblé une chimère. Il n'y apas, à vrai dire, de gouvernement mixte (dans le sens qu'on donne à ce mot), parceque, dans chaque société, on finit par découvrir un principe d'action qui domine tousles autres.

L'Angleterre du dernier siècle, qu'on a particulièrement citée comme exemple deces sortes de gouvernements, était un État essentiellement aristocratique, bien qu'il setrouvât dans son sein de grands éléments de démocratie; car les lois et les mœurs yétaient ainsi établies que l'aristocratie devait toujours, à la longue, y prédominer etdiriger à sa volonté les affaires publiques.

L'erreur est venue de ce que, voyant sans cesse les intérêts des grands aux prisesavec ceux du peuple, on n'a songé qu'à la lutte, au lieu de faire attention au résultat decette lutte, qui était le point important. Quand une société en vient à avoir réellementun gouvernement mixte, c'est-à-dire également partagé entre des principes contraires,elle entre en révolution ou elle se dissout.

Je pense donc qu'il faut toujours placer quelque part un pouvoir social supérieur àtous les autres, mais je crois la liberté en péril lorsque ce pouvoir ne trouve devant lui

1 Personne ne voudrait soutenir qu'un peuple ne peut abuser de la force vis-à-vis d'un autre peuple.

Or, les partis forment comme autant de petites nations dans une grande; ils sont entre eux dans desrapports d'étrangers. Si on convient qu'une nation peut erre tyrannique envers une autre nation,comment nier qu'un parti puisse l'être envers un autre parti ?

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aucun obstacle qui puisse retenir sa marche et lui donner le temps de se modérer lui-même.

La toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Sonexercice me paraît au-dessus des forces de l'homme, quel qu'il soit, et je ne vois queDieu qui puisse sans danger être tout-puissant, parce que sa sagesse et sa justice sonttoujours égales à son pouvoir. Il n'y a donc pas sur la terre d'autorité si respectable enelle-même, ou revêtue d'un droit si sacré, que je voulusse laisser agir sans contrôle etdominer sans obstacles. Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de toutfaire à une puissance quelconque, qu'on l'appelle peuple ou roi, démocratie ou aris-tocratie, qu'on l'exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis: là est legerme de la tyrannie, et je cherche à aller vivre sous d'autres lois.

Ce que je reproche le plus au gouvernement démocratique, tel qu'on l'a organiséaux États-Unis, ce n'est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe, safaiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me répugne le plus enAmérique, ce n'est pas l'extrême liberté qui y règne, c'est le peu de garantie qu'on ytrouve contre la tyrannie.

Lorsqu'un homme ou un parti souffre d'une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu'il s'adresse ? À l'opinion publique ? c'est elle qui forme la majorité; au corpslégislatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément; au pouvoir exécutif ? ilest nommé par la majorité et lui sert d'instrument passif; à la force publique ? la forcepublique n'est autre chose que la majorité sous les armes; au jury ? le jury, c'est lamajorité revêtue du droit de prononcer des arrêts: les juges eux-mêmes, dans certainsÉtats, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesurequi vous frappe, il faut donc vous y soumettre 1.

Supposez, au contraire, un corps législatif composé de telle manière qu'il repré-sente la majorité, sans être nécessairement l'esclave de ses passions; un pouvoirexécutif qui ait une force qui lui soit propre, et une puissance judiciaire indépendante

1 On vit à Baltimore, lors de la guerre de 18l2, un exemple frappant des excès que peut amener le

despotisme de la majorité. À cette époque la guerre était très populaire à Baltimore. Un journal quis'y montrait fort opposé excita par cette conduite l'indignation des habitants. Le peuple s'assembla,brisa les presses, et attaqua les maisons des journalistes. On voulut réunir la milice, mais elle nerépondit point à l'appel. Afin de sauver les malheureux que menaçait la fureur publique, on prit leparti de les conduire en prison, comme des criminels. Cette précaution fut inutile: pendant la nuit,le peuple s'assembla de nouveau; les magistrats ayant échoué pour réunir la milice, la prison futforcée, un des journalistes fut tué sur la place, les autres restèrent pour morts : les coupablesdéférés au jury furent acquittés.

Je disais un jour à un habitant de la Pennsylvanie: «Expliquez-moi, je vous prie, comment,dans un État fondé par des quakers. et renommé pour sa tolérance, les Nègres affranchis ne sontpas admis à exercer les droits de citoyens. Ils payent l'impôt, n'est-il pas juste qu'ils votent ? - Nenous faites pas cette injure, me répondit-il, de croire que nos législateurs aient commis un acteaussi grossier d'injustice et d'intolérance. -Ainsi, chez vous, les Noirs ont le droit de voter ? - Sansaucun doute. - Alors, d'où vient qu'au collège électoral ce matin je n'en ai pas aperçu un seul dansl'assemblée ? - Ceci n'est pas la faute de la loi, me dit l'Américain; les Nègres ont, il est vrai, ledroit de se présenter aux élections, mais ils s'abstiennent volontairement d'y paraître. - Voilà biende la modestie de leur pan. - Oh ! ce n'est pas qu'ils refusent d'y aller, mais ils craignent qu'on neles y maltraite. Chez nous, il arrive quelquefois que la loi manque de force, quand la majorité nel'appuie point. Or, la majorité est imbue des plus grands préjugés contre les Nègres, et lesmagistrats ne se sentent pas la force de garantir à ceux-ci les droits que le législateur leur aconférés. - Eh quoi ! la majorité, qui a le privilège de faire la loi, veut encore avoir celui dedésobéir à la toi ? »

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des deux autres pouvoirs; vous aurez encore un gouvernement démocratique, mais iln'y aura presque plus de chances pour la tyrannie.

Je ne dis pas que dans le temps actuel on fasse en Amérique un fréquent usage dela tyrannie, je dis qu'on n'y découvre point de garantie contre elle, et qu'il faut ychercher les causes de la douceur du gouvernement dans les circonstances et dans lesmœurs plutôt que dans les lois.

EFFETS DE L'OMNIPOTENCE DE LA MAJORITÉSUR L'ARBITRAIRE DES FONCTIONNAIRES PUBLICSAMÉRICAINS

Liberté que laisse la loi américaine aux fonctionnaires dans le cercle qu'elle a tracé. -Leur puissance.

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Il faut bien distinguer l'arbitraire de la tyrannie. La tyrannie peut s'exercer aumoyen de la loi même, et alors elle n'est point arbitraire; l'arbitraire peut s'exercerdans l'intérêt des gouvernés, et alors il n'est pas tyrannique.

La tyrannie se sert ordinairement de l'arbitraire, mais au besoin elle sait s'enpasser.

Aux États-Unis, l'omnipotence de la majorité, en même temps qu'elle favorise ledespotisme légal du législateur, favorise aussi l'arbitraire du magistrat. La majoritéétant maîtresse absolue de faire la loi et d'en surveiller l'exécution, ayant un égalcontrôle sur les gouvernants et sur les gouvernés, regarde les fonctionnaires publicscomme ses agents passifs, et se repose volontiers sur eux du soin de servir sesdesseins. Elle n'entre donc point d'avance dans le détail de leurs devoirs et ne prendguère la peine de définir leurs droits. Elle les traite comme pourrait faire un maître sesserviteurs, si, les voyant toujours agir sous ses yeux, il pouvait diriger ou corriger leurconduite à chaque instant.

En général, la loi laisse les fonctionnaires américains bien plus libres que lesnôtres dans le cercle qu'elle trace autour d'eux. Quelquefois même il arrive que lamajorité leur permet d'en sortir. Garantis par l'opinion du plus grand nombre et fortsde son concours, ils osent alors des choses dont un Européen, habitué au spectacle del'arbitraire, s'étonne encore. Il se forme ainsi au sein de la liberté des habitudes qui unjour pourront lui devenir funestes.

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DU POUVOIR QU’EXERCE LA MAJORITÉ EN AMÉRIQUESUR LA PENSÉE

Aux États-Unis , quand la majorité s'est irrévocablement fixée sur une question, on nediscute plus. - Pourquoi. - Puissance morale que la majorité exerce sur la pensée. - Les répu-bliques démocratiques immatérialisent le despotisme.

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Lorsqu'on vient à examiner quel est aux États-Unis l'exercice de la pensée, c'estalors qu'on aperçoit bien clairement à quel point la puissance de la majorité surpassetoutes les puissances que nous connaissons en Europe.

La pensée est un pouvoir invisible et presque insaisissable qui se joue de toutesles tyrannies. De nos jours, les souverains les plus absolus de l'Europe ne sauraientempêcher certaines pensées hostiles à leur autorité de circuler sourdement dans leursÉtats et jusqu'au sein de leurs Cours. Il n'en est pas de même en Amérique: tant que lamajorité est douteuse, on parle; mais dès qu'elle s'est irrévocablement prononcée, cha-cun se tait, et amis comme ennemis semblent alors s'attacher de concert à son char. Laraison en est simple: il n'y a pas de monarque si absolu qui puisse réunir dans sa maintoutes les forces de la société et vaincre les résistances, comme peut le faire unemajorité revêtue du droit de faire les lois et de les exécuter.

Un roi d'ailleurs n'a qu'une puissance matérielle qui agit sur les actions et ne sau-rait atteindre les volontés; mais la majorité est revêtue d'une force tout à la foismatérielle et morale, qui agit sur la volonté autant que sur les actions, et qui empêcheen même temps le fait et le désir de faire.

Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins d'indépendance d'esprit etde véritable liberté de discussion qu'en Amérique.

Il n'y a pas de théorie religieuse ou politique qu'on ne puisse prêcher librementdans les États constitutionnels de l'Europe et qui ne pénètre dans les autres; car il n'estpas de pays en Europe tellement soumis à un seul pouvoir, que celui qui veut y dire lavérité n'y trouve un appui capable de le rassurer contre les résultats de son indépen-dance. S'il a le malheur de vivre sous un gouvernement absolu, il a souvent pour lui lepeuple; s'il habite un pays libre, il peut au besoin s'abriter derrière l'autorité royale. Lafraction aristocratique de la société le soutient dans les contrées démocratiques, et ladémocratie dans les autres. Mais au sein d'une démocratie organisée ainsi que celledes États-Unis, on ne rencontre qu'un seul pouvoir, un seul élément de force et desuccès, et rien en dehors de lui.

En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l'écrivain est libre; mais malheur à lui s'il ose en sortir. Ce n'estpas qu'il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres età des persécutions de tous les jours. La carrière politique lui est fermée: il a offensé laseule puissance qui ait la faculté de l'ouvrir. On lui refuse tout, jusqu'à la gloire.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 85

Avant de publier ses opinions, il croyait avoir des partisans; il lui semble qu'il n'en aplus, maintenant qu'il s'est découvert à tous; car ceux qui le blâment s'exprimenthautement, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir son courage, se taisent ets'éloignent. Il cède, il plie enfin sous l'effort de chaque jour, et rentre dans le silence,comme s'il éprouvait des remords d'avoir dit vrai.

Des chaînes et des bourreaux, ce sont là les instruments grossiers qu'employaitjadis la tyrannie; mais de nos jours la civilisation a perfectionné jusqu'au despotismelui-même, qui semblait pourtant n'avoir plus rien à apprendre.

Les princes avaient pour ainsi dire matérialisé la violence; les républiques démo-cratiques de nos jours l'ont rendue tout aussi intellectuelle que la volonté humainequ'elle veut contraindre. Sous le gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pourarriver à l'âme, frappait grossièrement le corps; et l'âme, échappant à ces coups,s'élevait glorieuse au-dessus de lui; mais dans les républiques démocratiques, ce n'estpoint ainsi que procède la tyrannie; elle laisse le corps et va droit à l'âme. Le maîtren'y dit plus: Vous penserez comme moi, ou vous mourrez; il dit: Vous êtes libre de nepoint penser ainsi que moi; votre vie, vos biens, tout vous reste; mais de ce jour vousêtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité, mais ils vousdeviendront inutiles; car si vous briguez le choix de vos concitoyens, ils ne vousl'accorderont point, et si vous ne demandez que leur estime, ils feindront encore devous la refuser. Vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits àl'humanité. Quand vous vous approcherez de vos semblables, ils vous fuiront commeun être impur; et ceux qui croient à votre innocence, ceux-là mêmes vousabandonneront, car on les fuirait à leur tour. Allez en paix, je vous laisse la vie, maisje vous la laisse pire que la mort.

Les monarchies absolues avaient déshonoré le despotisme; prenons garde que lesrépubliques démocratiques ne le réhabilitent, et qu'en le rendant plus lourd pourquelques-uns, elles ne lui ôtent, aux yeux du plus grand nombre, son aspect odieux etson caractère avilissant.

Chez les nations les plus fières de l'Ancien Monde, on a publié des ouvragesdestinés à peindre fidèlement les vices et les ridicules des contemporains; La Bruyèrehabitait le palais de Louis XIV quand il composa son chapitre sur les grands, etMolière critiquait la Cour dans des pièces qu'il faisait représenter devant les courti-sans. Mais la puissance qui domine aux États-Unis n'entend point ainsi qu'on la joue.Le plus léger reproche la blesse, la moindre vérité piquante l'effarouche; et il fautqu'on loue depuis les formes de son langage jusqu'à ses plus solides vertus. Aucunécrivain, quelle que soit sa renommée, ne peut échapper à cette obligation d'encenserses concitoyens. La majorité vit donc dans une perpétuelle adoration d'elle-même; iln'y a que les étrangers ou l'expérience qui puissent faire arriver certaines véritésjusqu'aux oreilles des Américains.

Si l'Amérique n'a pas encore eu de grands écrivains, nous ne devons pas enchercher ailleurs les raisons: il n'existe pas de génie littéraire sans liberté d'esprit, et iln'y a pas de liberté d'esprit en Amérique.

L'Inquisition n'a jamais pu empêcher qu'il ne circulât en Espagne des livres con-traires à la religion du plus grand nombre. L'empire de la majorité fait mieux auxÉtats-Unis: elle a ôté jusqu'à la pensée d'en publier. On rencontre des incrédules enAmérique, mais l'incrédulité n'y trouve pour ainsi dire pas d'organe.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 86

On voit des gouvernements qui s'efforcent de protéger les mœurs en condamnantles auteurs de livres licencieux. Aux États-Unis, on ne condamne personne pour cessortes d'ouvrages; mais personne n'est tenté de les écrire. Ce n'est pas cependant quetous les citoyens aient des mœurs pures, mais la majorité est régulière dans lessiennes.

Ici, l'usage du pouvoir est bon sans doute: aussi ne parlé-je que du pouvoir en lui-même. Ce pouvoir irrésistible est un fait continu, et son bon emploi n'est qu'un acci-dent.

EFFETS DE LA TYRANNIE DE LA MAJORITÉSUR LE CARACTÈRE NATIONAL DES AMÉRICAINS;DE L'ESPRIT DE COUR AUX ÉTATS-UNIS

Les effets de la tyrannie de la majorité se font jusqu'à présent plus sentir sur les mœursque sur la conduite de la société. - Ils arrêtent le développement des grands caractères. - Lesrépubliques démocratiques organisées comme celles des États-Unis mettent l'esprit de Cour àla portée du grand nombre. - Preuves de cet esprit aux États-Unis. - Pourquoi il y a plus depatriotisme dans le peuple que dans ceux qui gouvernent en son nom.

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L'influence de ce qui précède ne se fait encore sentir que faiblement dans lasociété politique; mais on en remarque déjà de fâcheux effets sur le caractère nationaldes Américains. Je pense que c'est à l'action toujours croissante du despotisme de lamajorité, aux États-Unis, qu'il faut surtout attribuer le petit nombre d'hommes remar-quables qui s'y montrent aujourd'hui sur la scène politique.

Lorsque la révolution d'Amérique éclata, ils parurent en foule; l'opinion publiquedirigeait alors les volontés et ne les tyrannisait pas. Les hommes célèbres de cetteépoque, s'associant librement au mouvement des esprits, eurent une grandeur qui leurfut propre: ils répandirent leur éclat sur la nation et ne l'empruntèrent pas d'elle.

Dans les gouvernements absolus, les grands qui avoisinent le trône flattent lespassions du maître et se plient volontairement à ses caprices. Mais la masse de lanation ne se prête pas à la servitude; elle s'y soumet souvent par faiblesse, par habi-tude ou par ignorance; quelquefois par amour de la royauté ou du roi. On a vu despeuples mettre une espèce de plaisir et d'orgueil à sacrifier leur volonté à celle duprince et placer ainsi une sorte d'indépendance d'âme jusqu'au milieu même del'obéissance. Chez ces peuples, on rencontre bien moins de dégradation que de misè-res. Il y a d'ailleurs une grande différence entre faire ce qu'on n'approuve pas, oufeindre d'approuver ce qu'on fait: l'un est d'un homme faible, mais l'autre n'appartientqu'aux habitudes d'un valet.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 87

Dans les pays libres, où chacun est plus ou moins appelé à donner son opinion surles affaires de l'État; dans les républiques démocratiques, où la vie publique estincessamment mêlée à la vie privée, où le souverain est abordable de toutes parts, etoù il ne s'agit que d'élever la voix pour arriver jusqu'à son oreille, on rencontre beau-coup plus de gens qui cherchent à spéculer sur ses faiblesses et à vivre aux dépens deses passions, que dans les monarchies absolues. Ce n'est pas que les hommes y soientnaturellement pires qu'ailleurs, mais la tentation y est plus forte et s'offre à plus demonde en même temps. Il en résulte un abaissement bien plus général dans les âmes.

Les républiques démocratiques mettent l'esprit de Cour à la portée du grandnombre et le font pénétrer dans toutes les classes à la fois. C'est un des principauxreproches qu'on peut leur faire.

Cela est surtout vrai dans les États démocratiques, organises comme les répu-bliques américaines, où la majorité possède un empire si absolu et si irrésistible, qu'ilfaut en quelque sorte renoncer à ses droits de citoyen, et pour ainsi dire à sa qualitéd'homme, quand on veut s'écarter du chemin qu'elle a tracé.

Parmi la foule immense qui, aux États-Unis, se presse dans la carrière politique,j'ai vu bien peu d'hommes qui montrassent cette virile candeur, cette mâle indépen-dance de la pensée, qui a souvent distingué les Américains dans les temps antérieurs,et qui, partout où on la trouve, forme comme le trait saillant des grands caractères. Ondirait, au premier abord, qu'en Amérique les esprits ont tous été formés sur le mêmemodèle, tant ils suivent exactement les mêmes voies. L'étranger rencontre il est vrai,quelquefois des Américains qui s'écartent de la rigueur des formules; il arrive à ceux-là de déplorer le vice des lois, la versatilité de la démocratie, et son manque delumières; ils vont même souvent jusqu'à remarquer les défauts qui altèrent le caractèrenational, et ils indiquent les moyens qu'on pourrait prendre pour les corriger; maisnul, excepté vous, ne les écoute; et vous, à qui ils confient ces pensées secrètes, vousn'êtes qu'un étranger, et vous passez. Ils vous livrent volontiers des vérités qui voussont inutiles, et, descendus sur la place publique, ils tiennent un autre langage.

Si ces lignes parviennent jamais en Amérique, je suis assuré de deux choses : lapremière, que les lecteurs élèveront tous la voix pour me condamner; la seconde, quebeaucoup d'entre eux m'absoudront au fond de leur conscience.

J'ai entendu parler de la patrie aux États-Unis. J'ai rencontré du patriotismevéritable dans le peuple; j'en ai souvent cherché en vain dans ceux qui le dirigent.Ceci se comprend facilement par analogie: le despotisme déprave bien plus celui quis'y soumet que celui qui l'impose. Dans les monarchies absolues, le roi a souvent degrandes vertus; mais les courtisans sont toujours vils.

Il est vrai que les courtisans, en Amérique, ne disent point: Sire et Votre Majesté,grande et capitale différence; mais ils parlent sans cesse des lumières naturelles deleur maître; ils ne mettent point au concours la question de savoir quelle est celle desvertus du prince qui mérite le plus qu'on l'admire; car ils assurent qu'il possède toutesles vertus, sans les avoir acquises, et pour ainsi dire sans le vouloir; ils ne lui donnentpas leurs femmes et leurs filles pour qu'il daigne les élever au rang de ses maîtresses;mais, en lui sacrifiant leurs opinions, ils se prostituent eux-mêmes.

Les moralistes et les philosophes, en Amérique, ne sont pas obligés d'envelopperleurs opinions dans les voiles de l'allégorie; mais, avant de hasarder une vérité

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fâcheuse, ils disent: Nous savons que nous parlons à un peuple trop au-dessus desfaiblesses humaines pour ne pas toujours rester maître de lui-même. Nous ne tien-drions pas un semblable langage, si nous ne nous adressions à des hommes que leursvertus et leurs lumières rendent seuls, parmi tous les autres, dignes de rester libres.

Comment les flatteurs de Louis XIV pouvaient-ils mieux faire ?

Pour moi, je crois que dans tous les gouvernements, quels qu'ils soient, la basses-se s'attachera à la force, et la flatterie au pouvoir. Et je ne connais qu'un moyen d'em-pêcher que les hommes ne se dégradent: c'est de n'accorder à personne, avec la toute-puissance, le souverain pouvoir de les avilir.

QUE LE PLUS GRAND DANGERDES RÉPUBLIQUES AMÉRICAINES VIENTDE L'OMNIPOTENCE DE LA MAJORITÉ

C'est par le mauvais emploi de leur puissance, et non par impuissance, que les républi-ques démocratiques sont exposées à périr. - Le gouvernement des républiques américainesplus centralisé et plus énergique que celui des monarchies de l’Europe. - Danger qui enrésulte. - Opinion de Madison et de Jefferson à ce sujet.

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Les gouvernements périssent ordinairement par impuissance ou par tyrannie.Dans le premier cas, le pouvoir leur échappe; on le leur arrache dans l'autre.

Bien des gens, en voyant tomber les États démocratiques en anarchie, ont penséque le gouvernement, dans ces États, était naturellement faible et impuissant. Lavérité est que, quand une fois la guerre y est allumée entre les partis, le gouvernementperd son action sur la société. Mais je ne pense pas que la nature d'un pouvoir démo-cratique soit de manquer de force et de ressources; je crois, au contraire, que c'estpresque toujours l'abus de ses forces et le mauvais emploi de ses ressources qui lefont périr. L'anarchie naît presque toujours de sa tyrannie ou de son inhabileté, maisnon pas de son impuissance.

Il ne faut pas confondre la stabilité avec la force, la grandeur de la chose et sadurée. Dans les républiques démocratiques, le pouvoir qui dirige 1 la société n'est passtable, car il change souvent de main et d'objet. Mais, partout où il se porte, sa forceest presque irrésistible.

1 Le pouvoir peut être centralisé dans une assemblée; alors il est fort, mais non stable; il peut être

centralisé dans un homme: alors il est moins fort, mais il est plus stable.

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Le gouvernement des républiques américaines me paraît aussi centralisé et plusénergique que celui des monarchies absolues de l'Europe. Je ne pense donc point qu'ilpérisse par faiblesse 1.

Si jamais la liberté se perd en Amérique, il faudra s'en prendre à l'omnipotence dela majorité qui aura porté les minorités au désespoir et les aura forcées de faire unappel à la force matérielle. On verra alors l'anarchie, mais elle arrivera commeconséquence du despotisme.

Le président James Madison a exprimé les mêmes pensées. (Voyez Le Fédé-raliste, nº 51)

« Il est d'une grande importance dans les républiques, dit-il, non seulement dedéfendre la société contre l'oppression de ceux qui la gouvernent, mais encore degarantir une partie de la société contre l'injustice de l'autre. La justice est le but oùdoit tendre tout gouvernement; c'est le but que se proposent les hommes en se réunis-sant. Les peuples ont fait et feront toujours des efforts vers ce but, jusqu'à ce qu'ilsaient réussi à l'atteindre, ou qu'ils aient perdu leur liberté.

« S'il existait une société dans laquelle le parti le plus puissant fût en état de réunirfacilement ses forces et d'opprimer le plus faible, on pourrait considérer que l'anarchierègne dans une pareille société aussi bien que dans l'état de nature, où l'individu leplus faible n'a aucune garantie contre la violence du plus fort; et de même que dansl'état de nature, les inconvénients d'un sort incertain et précaire décident les plus fortsà se soumettre à un gouvernement qui protège les faibles ainsi qu'eux-mêmes; dans ungouvernement anarchique, les mêmes motifs conduiront peu à peu les partis les pluspuissants à désirer un gouvernement qui puisse protéger également tous les partis, lefort et le faible. Si l'État de Rhode lsland était séparé de la Confédération et livré à ungouvernement populaire, exercé souverainement dans d'étroites limites, on ne sauraitdouter que la tyrannie des majorités n'y rendît l'exercice des droits tellement incertain,qu'on n'en vînt à réclamer un pouvoir entièrement indépendant du peuple. Les fac-tions elles-mêmes, qui l'auraient rendu nécessaire, se hâteraient d'en appeler à lui. »

Jefferson disait aussi: « Le pouvoir exécutif, dans notre gouvernement, n'est pas leseul, il n'est peut-être pas le principal objet de ma sollicitude. La tyrannie deslégislateurs est actuellement, et sera pendant bien des années encore, le danger le plusredoutable. Celle du pouvoir exécutif viendra à son tour, mais dans une période plusreculée 2. »

J'aime, en cette matière, à citer Jefferson de préférence à tout autre, parce que je leconsidère comme le plus puissant apôtre qu'ait jamais eu la démocratie.

1 Il est inutile, je pense, d'avertir le lecteur qu'ici, comme dans tout le reste du chapitre, je parle, non

du gouvernement fédéral, mais des gouvernements particuliers de chaque État que la majoritédirige despotiquement.

2 Lettre de Jefferson à Madison, 15 mars 1789.

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De la Démocratie en Amérique IDeuxième partie

CHAPITRE VIIIDE CE QUI TEMPÈREAUX ÉTATS-UNIS LA TYRANNIEDE LA MAJORITÉRetour à la table des matières

ABSENCE DE CENTRALISATIONADMINISTRATIVE

La majorité nationale n'a pas l'idée de tout faire. - Elle est obligée de se servir des magis-trats de la commune et des comtés pour exécuter ses volontés souveraines.

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J'ai distingué, précédemment deux espèces de centralisations; j'ai appelé l'unegouvernementale, et l'autre administrative.

La première seule existe en Amérique; la seconde y est à peu près inconnue.

Si le pouvoir qui dirige les sociétés américaines trouvait à sa disposition ces deuxmoyens de gouvernement, et joignait au droit de tout commander la faculté et l'habi-tude de tout exécuter par lui-même; si, après avoir établi les principes généraux dugouvernement, il pénétrait dans les détails de l'application, et qu'après avoir réglé lesgrands intérêts du pays il pût descendre jusqu'à la limite des intérêts individuels, laliberté serait bientôt bannie du Nouveau Monde.

Mais, aux États-Unis, la majorité, qui a souvent les goûts et les instincts d'undespote, manque encore des instruments les plus perfectionnés de la tyrannie.

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Dans aucune des républiques américaines, le gouvernement central ne s'est jamaisoccupé que d'un petit nombre d'objets, dont l'importance attirait ses regards. Il n'apoint entrepris de régler les choses secondaires de la société. Rien n'indique qu'il enait même conçu le désir. La majorité, en devenant de plus en plus absolue, n'a pointaccru les attributions du pouvoir central; elle n'a fait que le rendre tout-puissant danssa sphère. Ainsi le despotisme peut être très lourd sur un point, mais il ne sauraits'étendre à tous.

Quelque entraînée, d'ailleurs, que puisse être par ses passions la majorité natio-nale; quelque ardente qu'elle soit dans ses projets, elle ne saurait faire qu'en touslieux, de la même manière, et au même moment, tous les citoyens se plient à sesdésirs. Quand le gouvernement central qui la représente a ordonné souverainement, ildoit s'en rapporter, pour l'exécution de son commandement, à des agents qui souventne dépendent point de lui, et qu'il ne peut diriger à chaque instant. Les corps munici-paux et les administrations des comtés forment donc comme autant d'écueils cachésqui retardent ou divisent le flot de la volonté populaire. La loi fût-elle oppressive, laliberté trouverait encore un abri dans la manière dont on exécuterait la loi; et lamajorité ne saurait descendre dans les détails, et, si j'ose le dire, dans les puérilités dela tyrannie administrative. Elle n'imagine même pas qu'elle puisse le faire, car elle n'apoint l'entière conscience de son pouvoir. Elle ne connaît encore que ses forcesnaturelles, et elle ignore jusqu'où l'art pourrait en étendre les bornes.

Ceci mérite qu'on y songe. S'il venait jamais à se fonder une république démocra-tique comme celle des États-Unis dans un pays où le pouvoir d'un seul aurait déjàétabli et fait passer dans les habitudes, comme dans les lois, la centralisation adminis-trative, je ne crains pas de le dire, dans une semblable république, le despotismedeviendrait plus intolérable que dans aucune des monarchies absolues de l'Europe. Ilfaudrait passer en Asie pour trouver quelque chose à lui comparer.

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DE L'ESPRIT LÉGISTE AUX ÉTATS-UNIS,ET COMMENT IL SERT DE CONTREPOIDSÀ LA DÉMOCRATIE

Utilité de rechercher quels sont les instincts naturels de l'esprit légiste. - Les légistesappelés à jouer un grand rôle dans la société qui cherche à naître. - Comment le genre detravaux auxquels se livrent les légistes donne une tournure aristocratique a leurs idées. -Causes accidentelles qui peuvent s'opposer au développement de ces idées. - Facilité quetrouve l'aristocratie à s'unir aux légistes. - Parti qu'un despote pourrait tirer des légistes. –Comment les légistes forment le seul élément aristocratique qui soit de nature à se combineravec les éléments naturels de la démocratie. - Causes particulières qui tendent à donner untour aristocratique à l'esprit du légiste anglais et américain. - L'aristocratie américaine est aubanc des avocats et sur le siège des juges. - Influence exercée parles légistes sur la sociétéaméricaine. - Comment leur esprit pénètre au sein des législatures, dans l'administration, etfinit par donner au peuple lui-même quelque chose des instincts des magistrats.

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Lorsqu'on visite les Américains et qu'on étudie leurs lois, on voit que l'autoritéqu'ils ont donnée aux légistes, et l'influence qu'ils leur ont laissé prendre dans legouvernement, forment aujourd'hui la plus puissante barrière contre les écarts de ladémocratie. Cet effet me semble tenir à une cause générale qu'il est utile de recher-cher, car elle peut se reproduire ailleurs.

Les légistes ont été mêlés à tous les mouvements de la société politique, enEurope, depuis cinq cents ans. Tantôt ils ont servi d'instruments aux puissances politi-ques, tantôt ils ont pris les puissances politiques pour instruments. Au Moyen Âge, leslégistes ont merveilleusement coopéré a étendre la domination des rois; depuis cetemps, ils ont puissamment travaillé à restreindre ce même pouvoir. En Angleterre, ohles a vus s'unir intimement à l'aristocratie; en France, ils se sont montrés ses ennemisles plus dangereux. Les légistes ne cèdent-ils donc qu'à des impulsions soudaines etmomentanées, ou obéissent-ils plus ou moins, suivant les circonstances, à des ins-tincts qui leur soient naturels, et qui se reproduisent toujours ? je voudrais éclaircir cepoint; car peut-être les légistes sont-ils appelés à jouer le premier rôle dans la sociétépolitique qui cherche à naître.

Les hommes qui ont fait leur étude spéciale des lois ont puisé dans ces travauxdes habitudes d'ordre, un certain goût des formes, une sorte d'amour instinctif pourl'enchaînement régulier des idées, qui les rendent naturellement fort opposés à l'espritrévolutionnaire et aux passions irréfléchies de la démocratie.

Les connaissances spéciales que les légistes acquièrent en étudiant la loi leurassurent un rang à part dans la société; ils forment une sorte de classe privilégiéeparmi les intelligences. Ils retrouvent chaque jour l'idée de cette supériorité dansl'exercice de leur profession; ils sont les maîtres d'une science nécessaire, dont la

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connaissance n'est point répandue; ils servent d'arbitres entre les citoyens, et l'habi-tude de diriger vers le but les passions aveugles des plaideurs leur donne un certainmépris pour le jugement de la foule. Ajoutez à cela qu'ils forment naturellement uncorps. Ce n'est pas qu'ils s'entendent entre eux et se dirigent de concert vers un mêmepoint; mais la communauté des études et l'unité des méthodes lient leurs esprits lesuns aux autres, comme l'intérêt pourrait unir leurs volontés.

On retrouve donc cachée au fond de l'âme des légistes une partie des goûts et deshabitudes de l'aristocratie. Ils ont comme elle un penchant instinctif pour l'ordre, unamour naturel des formes; ainsi qu'elle, ils conçoivent un grand dégoût pour lesactions de la multitude et méprisent secrètement le gouvernement du peuple.

Je ne veux point dire que ces penchants naturels des légistes soient assez fortspour les enchaîner d'une façon irrésistible. Ce qui domine chez les légistes, commechez tous les hommes, c'est l'intérêt particulier, et surtout l'intérêt du moment.

Il y a telle société où les hommes de loi ne peuvent prendre dans le monde politi-que un rang analogue à celui qu'ils occupent dans la vie privée; on peut être assuréque, dans une société organisée de cette manière, les légistes seront des agents trèsactifs de révolution. Mais il faut rechercher si la cause qui les porte alors à détruire ouà changer naît, chez eux, d'une disposition permanente ou d'un accident. Il est vraique les légistes ont singulièrement contribué à renverser la monarchie française en1789. Reste à savoir s'ils ont agi ainsi parce qu'ils avaient étudié les lois, ou parcequ'ils ne pouvaient concourir à les faire.

Il y a cinq cents ans, l'aristocratie anglaise se mettait à la tête du peuple et parlaiten son nom; aujourd'hui elle soutient le trône et se fait le champion de l'autoritéroyale. L'aristocratie a pourtant des instincts et des penchants qui lui sont propres.

Il faut bien se garder aussi de prendre des membres isolés du corps pour le corpslui-même.

Dans tous les gouvernements libres, quelle qu'en soit la forme, on trouvera deslégistes aux premiers rangs de tous les partis. Cette même remarque est encore appli-cable à l'aristocratie. Presque tous les mouvements démocratiques qui ont agité lemonde ont été dirigés par des nobles.

Un corps d'élite ne peut jamais suffire à toutes les ambitions qu'il renferme; il s'ytrouve toujours plus de talents et de passions que d'emplois, et on ne manque point d'yrencontrer un grand nombre d'hommes qui, ne pouvant grandir assez vite en se ser-vant des privilèges du corps, cherchent à le faire en attaquant ces privilèges.

Je ne prétends donc point qu'il arrive une époque où tous les légistes, ni que danstous les temps, la plupart d'entre eux doivent se montrer amis de l'ordre et ennemisdes changements.

Je dis que dans une société où les légistes occuperont sans contestation la positionélevée qui leur appartient naturellement, leur esprit sera éminemment conservateur etse montrera antidémocratique.

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Lorsque l'aristocratie ferme ses rangs aux légistes, elle trouve en eux des ennemisd'autant plus dangereux qu'au-dessous d'elle par leur richesse et leur pouvoir, ils sontindépendants d'elle par leurs travaux et se sentent à son niveau par leurs lumières.

Mais toutes les fois que les nobles ont voulu faire partager aux légistes quelques-uns de leurs privilèges, ces deux classes ont rencontré pour s'unir de grandes facilitéset se sont pour ainsi dire trouvées de la même famille.

Je suis également porté à croire qu'il sera toujours aisé à un roi de faire des légis-tes les plus utiles instruments de sa puissance.

Il y a infiniment plus d'affinité naturelle entre les hommes de loi et le pouvoirexécutif, qu'entre eux et le peuple, quoique les légistes aient souvent à renverser lepremier; de même qu'il y a plus d'affinité naturelle entre les nobles et le roi qu'entreles nobles et le peuple, bien que souvent on ait vu les classes supérieures de la sociétés'unir aux autres pour lutter contre le pouvoir royal.

Ce que les légistes aiment par-dessus toutes choses, c'est la vie de l'ordre, et laplus grande garantie de l'ordre est l'autorité. Il ne faut pas d'ailleurs oublier que, s'ilsprisent la liberté, ils placent en général la légalité bien au-dessus d'elle; ils craignentmoins la tyrannie que l'arbitraire, et, pourvu que le législateur se charge lui-mêmed'enlever aux hommes leur indépendance, ils sont à peu près contents.

Je pense donc que le prince qui, en présence d'une démocratie envahissante, cher-cherait à abattre le pouvoir judiciaire dans ses États et à y diminuer l'influence politi-que des légistes, commettrait une grande erreur. Il lâcherait la substance de l'autoritépour en saisir l'ombre.

Je ne doute point qu'il ne lui fût plus profitable d'introduire les légistes dans legouvernement. Après leur avoir confié le despotisme sous la forme de la violence,peut-être le retrouverait-il en leurs mains sous les traits de la justice et de la loi.

Le gouvernement de la démocratie est favorable à la puissance politique deslégistes. Lorsque le riche, le noble et le prince sont exclus du gouvernement, leslégistes y arrivent pour ainsi dire de plein droit; car ils forment alors les seuls hom-mes éclairés et habiles que le peuple puisse choisir hors de lui.

Si les légistes sont naturellement portés par leurs goûts vers l'aristocratie et leprince, ils le sont donc naturellement vers le peuple par leur intérêt.

Ainsi, les légistes aiment le gouvernement de la démocratie, sans partager sespenchants, et sans imiter ses faiblesses, double cause pour être puissant par elle et surelle.

Le peuple, dans la démocratie, ne se défie point des légistes, parce qu'il sait queleur intérêt est de servir sa cause ; il les écoute sans colère, parce qu'il ne leur supposepas d'arrière-pensées. En effet, les légistes ne veulent point renverser le gouvernementque s'est donné la démocratie, mais ils s'efforcent sans cesse de le diriger suivant unetendance qui n'est pas la sienne, et par des moyens qui lui sont étrangers. Le légisteappartient au peuple par son intérêt et par sa naissance, et à l'aristocratie par seshabitudes et par ses goûts; il est comme la liaison naturelle entre ces deux choses,comme l'anneau qui les unit.

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Le corps des légistes forme le seul élément aristocratique qui puisse se mêler sansefforts aux éléments naturels de la démocratie, et se combiner d'une manière heureuseet durable avec eux. Je n'ignore pas quels sont les défauts inhérents à l'esprit légiste;sans ce mélange de l'esprit légiste avec l'esprit démocratique, je doute cependant quela démocratie put gouverner longtemps la société, et je ne saurais croire que de nosjours une république put espérer de conserver son existence, si l'influence des légistesdans les affaires n'y croissait pas en proportion du pouvoir du peuple.

Ce caractère aristocratique que j'aperçois dans l'esprit légiste est bien plus pronon-cé encore aux États-Unis et en Angleterre que dans aucun autre pays. Cela ne tientpas seulement à l'étude que les légistes anglais et américains font des lois, mais à lanature même de la législation et à la position que ces interprètes occupent chez cesdeux peuples.

Les Anglais et les Américains ont conservé la législation des précédents, c'est-à-dire qu'ils continuent à puiser, dans les opinions et les décisions légales de leurspères, les opinions qu'ils doivent avoir en matière de loi, et les décisions qu'ils doiventprendre.

Chez un légiste anglais ou américain, le goût et le respect de ce qui est ancien sejoint donc presque toujours à l'amour de ce qui est régulier et légal.

Ceci a encore une autre influence sur le tour d'esprit des légistes, et par suite sur lamarche de la société.

Le légiste anglais ou américain recherche ce qui a été fait, le légiste français cequ'on a dû vouloir faire; l'un veut des arrêts, l'autre des raisons.

Lorsque vous écoutez un légiste anglais ou américain, vous êtes surpris de lui voirciter si souvent l'opinion des autres, et de l'entendre si peu parler de la sienne propre,tandis que le contraire arrive parmi nous.

Il n'est pas de si petite affaire que l'avocat français consente a traiter, sans y intro-duire un système d'idées qui lui appartienne, et il discutera jusqu'aux principes consti-tutifs des lois, à cette fin qu'il plaise au tribunal reculer d'une toise la borne del'héritage contesté.

Cette sorte d'abnégation que fait le légiste anglais et américain de son propre sens,pour s'en rapporter au sens de ses pères; cette espèce de servitude, dans laquelle il estobligé de maintenir sa pensée, doit donner à l'esprit légiste des habitudes plus timideset lui faire contracter des penchants plus Stationnaires en Angleterre et en Amériquequ'en France.

Nos lois écrites sont souvent difficiles à comprendre, mais chacun peut y lire; iln'y a rien, au contraire, de plus obscur pour le vulgaire, et de moins à sa portée qu'unelégislation fondée sur des précédents. Ce besoin qu'on a du légiste en Angleterre etaux États-Unis, cette haute idée qu'on se forme de ses lumières, le séparent de plus enplus du peuple, et achèvent de le mettre dans une classe à part. Le légiste françaisn'est qu'un savant; mais l'homme de loi anglais ou américain ressemble en quelquesorte aux prêtres de l'Égypte; comme eux, il est l'unique interprète d'une scienceocculte.

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La position que les hommes de loi occupent en Angleterre et en Amérique, exerceune influence non moins grande sur leurs habitudes et leurs opinions. L'aristocratied'Angleterre, qui a eu le soin d'attirer dans son sein tout ce qui avait quelque analogienaturelle avec elle, a fait aux légistes une très grande part de considération et depouvoir. Dans la société anglaise, les légistes ne sont pas au premier rang, mais ils setiennent pour contents du rang qu'ils occupent. Ils forment comme la branche cadettede l'aristocratie anglaise et ils aiment et respectent leurs aînés, sans partager tous leursprivilèges. Les légistes anglais mêlent donc aux intérêts aristocratiques de leur profes-sion les idées et les goûts aristocratiques de la société au milieu de laquelle ils vivent.

Aussi est-ce surtout en Angleterre qu'on peut voir en relief ce type légiste que jecherche à peindre: le légiste anglais estime les lois, non pas tant parce qu'elles sontbonnes que parce qu'elles sont vieilles; et, s'il se voit réduit à les modifier en quelquepoint, pour les adapter aux changements que le temps fait subir aux sociétés, il recourtaux plus incroyables subtilités, afin de se persuader qu'en ajoutant quelque chose àl’œuvre de ses pères, il ne fait que développer leur pensée et compléter leurs travaux.N'espérez pas lui faire reconnaître qu'il est novateur; il consentira à aller jusqu'à l'ab-surde avant que de s'avouer coupable d'un si grand crime. C'est en Angleterre qu'estné cet esprit légal, qui semble indifférent au fond des choses, pour ne faire attentionqu'à la lettre, et qui sortirait plutôt de la raison et de l'humanité que de la loi.

La législation anglaise est comme un arbre antique, sur lequel les légistes ontgreffé sans cesse les rejetons les plus étrangers, dans l'espérance que, tout en donnantdes fruits différents, ils confondront du moins leur feuillage avec la tige vénérable quiles supporte.

En Amérique, il n'y a point de nobles ni de littérateurs, et le peuple se défie desriches. Les légistes forment donc la classe politique supérieure et la portion la plusintellectuelle de la société. Ainsi, ils ne pourraient que perdre à innover: ceci ajouteun intérêt conservateur au goût naturel qu'ils ont pour l'ordre.

Si l'on me demandait où je place l'aristocratie américaine, je répondrais sans hési-ter que ce n'est point parmi les riches, qui n'ont aucun lien commun qui les rassemble.L'aristocratie américaine est au banc des avocats et sur le siège des juges.

Plus on réfléchit à ce qui se passe aux États-Unis, plus l'on se sent convaincu quele corps des légistes forme dans ce pays le plus puissant et, pour ainsi dire, l'uniquecontrepoids de la démocratie.

C'est aux États-Unis qu'on découvre sans peine combien l'esprit légiste, par sesqualités, et je dirai même par ses défauts, est propre à neutraliser les vices inhérentsau gouvernement populaire.

Lorsque le peuple américain se laisse enivrer par ses passions, ou se livre à l'en-traînement de ses idées, les légistes lui font sentir un frein presque invisible qui lemodère et l'arrête. A ses instincts démocratiques, ils opposent secrètement leurs pen-chants aristocratiques; à son amour de la nouveauté, leur respect superstitieux de cequi est ancien; à l'immensité de ses desseins, leurs vues étroites; à son mépris desrègles, leur goût des formes; et à sa fougue, leur habitude de procéder avec lenteur.

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Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique I (deuxième partie) 97

Les tribunaux sont les organes les plus visibles dont se sert le corps des légistespour agir sur la démocratie.

Le juge est un légiste qui, indépendamment du goût de l'ordre et des règles qu'il acontracté dans l'étude des lois, puise encore l'amour de la stabilité dans l'inamovibilitéde ses fonctions. Ses connaissances légales lui avaient déjà assuré une position élevéeparmi ses semblables; son pouvoir politique achève de le placer dans un rang à part,et de lui donner les instincts des classes privilégiées.

Armé du droit de déclarer les lois inconstitutionnelles, le magistrat américainpénètre sans cesse dans les affaires politiques 1. Il ne peut pas forcer le peuple à fairedes lois, mais du moins il le contraint à ne point être infidèle à ses propres lois et àrester d'accord avec lui-même.

Je n'ignore pas qu'il existe aux États-Unis une secrète tendance qui porte le peupleà réduire la puissance judiciaire; dans la plupart des constitutions particulières d'État,le gouvernement, sur la demande de deux Chambres, peut enlever aux juges leursiège. Certaines constitutions font élire les membres des tribunaux et les soumettent àde fréquentes réélections. J'ose prédire que ces innovations auront tôt ou tard desrésultats funestes et qu'on s'apercevra un jour qu'en diminuant ainsi l'indépendancedes magistrats, on n'a pas seulement attaqué le pouvoir judiciaire, mais la républiquedémocratique elle-même.

Il ne faut pas croire, du reste, qu'aux États-Unis l'esprit légiste soit uniquementrenfermé dans l'enceinte des tribunaux; il s'étend bien au-delà.

Les légistes, formant la seule classe éclairée dont le peuple ne se défie point, sontnaturellement appelés à occuper la plupart des fonctions publiques. Ils remplissent leslégislatures, et sont à la tête des administrations; ils exercent donc une grande influ-ence sur la formation de la loi et sur son exécution. Les légistes sont pourtant obligésde céder au courant d'opinion publique qui les entraîne; mais il est facile de trouverdes indices de ce qu'ils feraient s'ils étaient libres. Les Américains, qui ont tant innovédans leurs lois politiques, n'ont introduit que de légers changements, et à grand-peine,dans leurs lois civiles, quoique plusieurs de ces lois répugnent fortement à leur étatsocial. Cela vient de ce qu'en matière de droit civil la majorité est toujours obligée des'en rapporter aux légistes; et les légistes américains, livrés à leur propre arbitre,n'innovent point.

C'est une chose fort singulière pour un Français que d'entendre les plaintes quis'élèvent, aux États-Unis, contre l'esprit stationnaire et les préjugés des légistes enfaveur de ce qui est établi.

L'influence de l'esprit légiste s'étend plus loin encore que les limites précises queje viens de tracer.

Il n'est presque pas de question politique, aux États-Unis, qui ne se résolve tôt outard en question judiciaire. De là, l'obligation où se trouvent les partis, dans leurpolémique journalière, d'emprunter à la justice ses idées et son langage. La plupartdes hommes publics étant, ou ayant d'ailleurs été des légistes, font passer dans le ma-niement des affaires les usages et le tour d'idées qui leur sont propres. Le jury achève

1 Voyez au premier volume ce que je dis du pouvoir judiciaire.

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d'y familiariser toutes les classes. La langue judiciaire devient ainsi, en quelque sorte,la langue vulgaire; l'esprit légiste, né dans l'intérieur des écoles et des tribunaux, serépand donc peu à peu au-delà de leur enceinte; il s'infiltre pour ainsi dire dans toutela société, il descend dans les derniers rangs, et le peuple tout entier finit par con-tracter une partie des habitudes et des goûts du magistrat.

Les légistes forment, aux États-Unis, une puissance qu'on redoute peu, qu'on aper-çoit a peine, qui n'a point de bannière à elle, qui se plie avec flexibilité aux exigencesdu temps et se laisse aller sans résistance à tous les mouvements du corps social; maiselle enveloppe la société tout entière, pénètre dans chacune des classes qui la compo-sent, la travaille en secret, agit sans cesse sur elle à son insu et finit par la modelersuivant ses désirs.

DU JURY AUX ÉTATS-UNIS CONSIDÉRÉCOMME INSTITUTION POLITIQUE

Le jury, qui est un des modes de la souveraineté du peuple, doit être mis en rapport avecles autres lois qui établissent cette souveraineté. - Composition du jury aux États-Unis. -Effets produits par le jury sur le caractère national. - Éducation qu'il donne au peuple. - Com-ment il tend à établir l'influence des magistrats et à répandre l'esprit légiste.

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Puisque mon sujet m'a naturellement amené à parler de la justice aux États-Unis,je n'abandonnerai pas cette matière sans m'occuper du jury.

Il faut distinguer deux choses dans le jury: une institution judiciaire et une institu-tion politique.

S'il s'agissait de savoir jusqu'à quel point le jury, et surtout le jury en matièrecivile, sert à la bonne administration de la justice, j'avouerais que son utilité pourraitêtre contestée.

L'institution du jury a pris naissance dans une société peu avancée, où l'on nesoumettait guère aux tribunaux que de simples questions de fait; et ce n'est pas unetâche facile que de l'adapter aux besoins d'un peuple très civilisé, quand les rapportsdes hommes entre eux se sont singulièrement multipliés et ont pris un caractère sa-vant et intellectuel 1. 1 Ce serait déjà une chose utile et curieuse que de considérer le jury comme institution judiciaire,

d'apprécier les effets qu'il produit aux États-Unis, et de rechercher de quelle manière lesAméricains en ont tiré parti. On pourrait trouver dans I'examen de cette seule question le sujet d'unlivre entier, et d'un livre intéressant pour la France. On y rechercherait, par exemple, quelle portiondes institutions américaines relatives, au jury pourrait être introduite parmi nous et à l'aide dequelle gradation. l'État américain qui fournirait le plus de lumières sur ce sujet serait l'État de laLouisiane. La Louisiane renferme une population mêlée de Français et d'Anglais. Les deuxlégislations s'y trouvent en présence comme les deux peuples et s'amalgament peu à peu l'une avecl'autre. Les livres les plus utiles à consulter seraient le recueil des lois de la Louisiane en deux

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Mon but principal, en ce moment, est d'envisager le côté politique du jury: uneautre voie m'écarterait de mon sujet. Quant au jury considéré comme moyen judiciai-re, je n'en dirai que deux mots. Lorsque les Anglais ont adopté l'institution du jury, ilsformaient un peuple à demi barbare; ils sont devenus, depuis, l'une des nations lesplus éclairées du globe, et leur attachement pour le jury a paru croître avec leurslumières. Ils sont sortis de leur territoire, et on les a vus se répandre dans tout l'uni-vers: les uns ont formé des colonies; les autres des États indépendants; le corps de lanation a gardé un roi; plusieurs des émigrants ont fondé de puissantes républiques;mais partout les Anglais ont également préconisé l'institution du jury 1. Ils l'ontétablie partout, ou se sont hâtés de la rétablir. Une institution judiciaire qui obtientainsi les suffrages d'un grand peuple durant une longue suite de siècles, qu'on repro-duit avec zèle à toutes les époques de la civilisation, dans tous les climats et soustoutes les formes de gouvernement, ne saurait être contraire à l'esprit de la justice 2.

Mais quittons ce sujet. Ce serait singulièrement rétrécir sa pensée que de se bornerà envisager le jury comme une institution judiciaire; car, s'il exerce une grandeinfluence sur le sort des procès, il en exerce une bien plus grande encore sur lesdestinées mêmes de la société. Le jury est donc avant tout une institution politique.

C'est à ce point de vue qu'il faut toujours se placer pour le juger.

J'entends par jury un certain nombre de citoyens pris au hasard et revêtus momen-tanément du droit de juger.

Appliquer le jury à la répression des crimes me paraît introduire dans le gouverne-ment une institution éminemment républicaine. Je m'explique.

volumes, intitulé: Digeste des lois de la Louisiane; et plus encore peut-être un cours de procédurecivile écrit dans les deux langues, et intitulé: Traité sur les règles des actions civiles, imprimé en1830 à la Nouvelle-Orléans, chez Buisson. Cet ouvrage présente un avantage spécial; il fournit auxFrançais une explication certaine et authentique des termes légaux anglais. La langue des loisforme comme une langue à part chez tous les peuples, et chez les Anglais plus que chez aucunautre.

1 Tous les légistes anglais et américains sont unanimes sur ce point. M. Story, juge à la Coursuprême des États-Unis, dans son Traité de la Constitution fédérale, revient encore sur l'excellencede l'institution du jury en matière civile. « The inestimable privilege of a trial by jury in civilcases, dit-il, a privilege scarcely inferior to that in criminal cases, which is conceded by ad personsto be essential to political and civil liberty. » (Story, liv. III, chap. XXXVIII.)

2 Si l'on voulait établir quelle est l'utilité du jury comme institution judiciaire, on aurait beaucoupd'autres arguments à donner, et entre autres ceux-ci: A mesure que vous introduisez les jurés dansles affaires, vous pouvez sans inconvénient diminuer le nombre des juges; ce qui est un grandavantage. Lorsque les juges sont très nombreux, chaque jour la mort fait un vide dans la hiérarchiejudiciaire, et y ouvre de nouvelles places pour ceux qui survivent. L'ambition des magistrats estdonc continuellement en haleine et elle les fait naturellement dépendre de la majorité ou del'homme qui nomme aux emplois vacants: on avance alors dans les tribunaux comme on gagne desgrades dans une armée. Cet état de choses est entièrement contraire à la bonne administration de lajustice et aux intentions du législateur. On veut que les juges soient inamovibles pour qu'ils restentlibres; mais qu'importe que nul ne puisse leur ravir leur indépendance, si eux-mêmes en fontvolontairement le sacrifice.

Lorsque les juges sont très nombreux, il est impossible qu'il ne s'en rencontre pas parmi euxbeaucoup d'incapables: car un grand magistrat n'est point un homme ordinaire. Or, je ne sais si untribunal à demi éclairé n'est pas la pire de toutes les combinaisons pour arriver aux fins qu'on sepropose en établissant des cours de justice.

Quant à moi, j'aimerais mieux abandonner la décision d'un procès à des jurés ignorants dirigéspar un magistrat habile, que de la livrer à des juges dont la majorité n'aurait qu'une connaissanceincomplète de la jurisprudence et des lois.

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L'institution du jury peut être aristocratique ou démocratique, suivant la classedans laquelle on prend les jurés; mais elle conserve toujours un caractère républicain,en ce qu'elle place la direction réelle de la société dans les mains des gouvernés oud'une portion d'entre eux, et non dans celle des gouvernants.

La force n'est jamais qu'un élément passager de succès : après elle vient aussitôtl'idée du droit. Un gouvernement réduit à ne pouvoir atteindre ses ennemis que sur lechamp de bataille serait bientôt détruit. La véritable sanction des lois politiques setrouve donc dans les lois pénales, et si la sanction manque, la loi perd tôt ou tard saforce. L'homme qui juge au criminel est donc réellement le maître de la société. Or,l'institution du jury place le peuple lui-même, ou du moins une classe de citoyens, surle siège du juge. L'institution du jury met donc réellement la direction de la sociétédans les mains du peuple ou de cette classe 1.

En Angleterre, le jury se recrute dans la portion aristocratique de la nation. L'aris-tocratie fait les lois, applique les lois et juge les infractions aux lois. Tout est d'accord:aussi l'Angleterre forme-t-elle à vrai dire une république aristocratique. Aux États-Unis, le même système est appliqué au peuple entier. Chaque citoyen américain estélecteur, éligible et juré. Le système du jury, tel qu'on l'entend en Amérique, meparaît une conséquence aussi directe et aussi extrême du dogme de la souveraineté dupeuple que le vote universel. Ce sont deux moyens également puissants de fairerégner la majorité,

Tous les souverains qui ont voulu puiser en eux-mêmes les sources de leurpuissance, et diriger la société au lieu de se laisser diriger par elle, ont détruit l'institu-tion du jury ou l'ont énervée. Les Tudors envoyaient en prison les jurés qui ne vou-laient pas condamner, et Napoléon les faisait choisir par ses agents.

Quelque évidentes que soient la plupart des vérités qui précèdent, elles ne frap-pent point tous les esprits, et souvent, parmi nous, on ne semble encore se faire qu'uneidée confuse de l'institution du jury. Veut-on savoir de quels éléments doit secomposer la liste des jurés, on se borne à discuter quelles sont les lumières et la capa-cité de ceux qu'on appelle à en faire partie, comme s'il ne s'agissait que d'uneinstitution judiciaire. En vérité, il me semble que c'est là se préoccuper de la moindreportion du sujet; le jury est avant tout une institution politique; on doit le considérercomme un mode de la souveraineté du peuple; il faut le rejeter entièrement quand onrepousse la souveraineté du peuple, ou le mettre en rapport avec les autres lois quiétablissent cette souveraineté. Le jury forme la partie de la nation chargée d'assurerl'exécution des lois, comme les Chambres sont la partie de la nation chargée de faireles lois; et pour que la société soit gouvernée d'une manière fixe et uniforme, il estnécessaire que la liste des jurés s'étende ou se resserre avec celle des électeurs. C'estce point de vue qui, suivant moi, doit toujours attirer l'attention principale du légis-lateur. Le reste est pour ainsi dire accessoire.

1 Il faut cependant faire une remarque importante: L'institution du jury donne, il est vrai, au peuple

un droit général de contrôle sur les actions des citoyens, mais elle ne lui fournit pas les moyensd'exercer ce contrôle dans tous les cas, ni d'une manière toujours tyrannique.

Lorsqu'un prince absolu a la faculté de faire juger les crimes par ses délégués, le sort del'accusé est pour ainsi dire fixé d'avance. Mais le peuple fût-il résolu à condamner, la compositiondu jury et son irresponsabilité offriraient encore des chances favorables à l'innocence.

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Je suis si convaincu que le jury est avant tout une institution politique, que je leconsidère encore de cette manière lorsqu'on l'applique en matière civile.

Les lois sont toujours chancelantes, tant qu'elles ne s'appuient pas sur les mœurs;les mœurs forment la seule puissance résistante et durable chez un peuple.

Quand le jury est réservé pour les affaires criminelles, le peuple ne le voit agir quede loin en loin et dans les cas particuliers; il s'habitue à s'en passer dans le coursordinaire de la vie, et il le considère comme un moyen et non comme le seul moyend'obtenir justice 1.

Lorsque, au contraire, le jury est étendu aux affaires civiles, son application tom-be à chaque instant sous les yeux; il touche alors à tous les intérêts; chacun vientconcourir à son action; il pénètre ainsi jusque dans les usages de la vie; il plie l'esprithumain à ses formes et se confond pour ainsi dire avec l'idée même de la justice.

L'institution du jury, bornée aux affaires criminelles, est donc toujours en péril;une fois introduite dans les matières civiles, elle brave le temps et les efforts deshommes. Si on eût pu enlever le jury des mœurs des Anglais aussi facilement que deleurs lois, il eût entièrement succombé sous les Tudors. C'est donc le jury civil qui aréellement sauvé les libertés de l'Angleterre.

De quelque manière qu'on applique le jury, il ne peut manquer d'exercer une gran-de influence sur le caractère national; mais cette influence s'accroît infiniment àmesure qu'on l'introduit plus avant dans les matières civiles.

Le jury, et surtout le jury civil, sert à donner à l'esprit de tous les citoyens une par-tie des habitudes de l'esprit du juge; et ces habitudes sont précisément celles quipréparent le mieux le peuple à être libre.

Il répand dans toutes les classes le respect pour la chose Jugée et l'idée du droit.Ôtez ces deux choses, et l'amour de l'indépendance ne sera plus qu'une passion des-tructive.

Il enseigne aux hommes la pratique de l'équité. Chacun, en jugeant son voisin,pense qu'il pourra être jugé à son tour. Cela est vrai surtout du jury en matière civile:il n'est presque personne qui craigne d'être un jour l'objet d'une poursuite criminelle;mais tout le monde peut avoir un procès.

Le jury apprend à chaque homme à ne pas reculer devant la responsabilité de sespropres actes; disposition virile, sans laquelle il n'y a pas de vertu politique.

Il revêt chaque citoyen d'une sorte de magistrature; il fait sentir à tous qu'ils ontdes devoirs à remplir envers la société, et qu'ils entrent dans son gouvernement. Enforçant les hommes à s'occuper d'autre chose que de leurs propres affaires, il combatl'égoïsme individuel, qui est comme la rouille des sociétés.

Le jury sert incroyablement à former le jugement et à augmenter les lumièresnaturelles du peuple. C'est là, à mon avis, son plus grand avantage. On doit le consi-dérer comme une école gratuite et toujours ouverte, où chaque juré vient s'instruire de

1 Ceci est à plus forte raison vrai lorsque le jury n'est appliqué qu'à certaines affaires criminelles.

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ses droits, où il entre en communication journalière avec les membres les plusinstruits et les plus éclairés des classes élevées, où les lois lui sont enseignées d'unemanière pratique, et sont mises à la portée de son intelligence par les efforts desavocats, les avis du juge et les passions mêmes des parties. Je pense qu'il faut princi-palement attribuer l'intelligence pratique et le bon sens politique des Américains aulong usage qu'ils ont fait du jury en matière civile.

Je ne sais si le jury est utile à ceux qui ont des procès, mais je suis sûr qu'il est trèsutile à ceux qui les jugent. Je le regarde comme l'un des moyens les plus efficacesdont puisse se servir la société pour l'éducation du peuple.

Ce qui précède s'applique à toutes les nations; mais voici ce qui est spécial auxAméricains, et en général aux peuples démocratiques.

J'ai dit plus haut que dans les démocraties les légistes, et parmi eux les magistrats,forment le seul corps aristocratique qui puisse modérer les mouvements du peuple.Cette aristocratie n'est revêtue d'aucune puissance matérielle, elle n'exerce son influ-ence conservatrice que sur les esprits. Or, c'est dans l'institution du jury civil qu'elletrouve les principales sources de son pouvoir.

Dans les procès criminels, où la société lutte contre un homme, le jury est porté àvoir dans le juge l'instrument passif du pouvoir social, et il se défie de ses avis. Deplus, les procès criminels reposent entièrement sur des faits simples que le bon sensparvient aisément à apprécier. Sur ce terrain, le juge et le juré sont égaux.

Il n'en est pas de même dans les procès civils; le juge apparaît alors comme unarbitre désintéressé entre les passions des parties. Les jurés le voient avec confiance,et ils l'écoutent avec respect; car ici son intelligence domine entièrement la leur. C'estlui qui déroule devant eux les divers arguments dont on a fatigué leur mémoire, et quiles prend par la main pour les diriger à travers les détours de la procédure; c'est lui quiles circonscrit dans le point de fait et leur enseigne la réponse qu'ils doivent faire à laquestion de droit. Son influence sur eux est presque sans bornes.

Faut-il dire enfin pourquoi je me sens peu ému des arguments tirés de l'incapacitédes jurés en matière civile ?

Dans les procès civils, toutes les fois du moins qu'il ne s'agit pas de questions defait, le jury n'a que l'apparence d'un corps judiciaire.

Les jurés prononcent l'arrêt que le juge a rendu. Ils prêtent à cet arrêt l'autorité dela société qu'ils représentent, et lui, celle de la raison et de la loi.

En Angleterre et en Amérique, les juges exercent sur le sort des procès criminelsune influence que le juge français n'a jamais connue. Il est facile de comprendre laraison de cette différence: le magistrat anglais ou américain a établi son pouvoir enmatière civile, il ne fait que l'exercer ensuite sur un autre théâtre; il ne l'y acquiertpoint.

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Il y a des cas, et ce sont souvent les plus importants, où le juge américain a ledroit de prononcer seul 1. Il se trouve alors, par occasion, dans la position où se trouvehabituellement le juge français; mais son pouvoir moral est bien plus grand: lessouvenirs du jury le suivent encore, et sa voix a presque autant de puissance que cellede la société dont les jurés étaient l'organe.

Son influence s'étend même bien au-delà de l'enceinte des tribunaux: dans lesdélassements de la vie privée comme dans les travaux de la vie politique, sur la placepublique comme dans le sein des législatures, le juge américain retrouve sans cesseautour de lui des hommes qui se sont habitués à voir dans son intelligence quelquechose de supérieur à la leur; et, après s'être exercé sur les procès, son pouvoir se faitsentir sur toutes les habitudes de l'esprit et jusque sur l'âme même de ceux qui ontconcouru avec lui à les juger.

Le jury, qui semble diminuer les droits de la magistrature, fonde donc réellementson empire, et il n'y a pas de pays où les juges soient aussi puissants que ceux où lepeuple entre en partage de leurs privilèges.

C'est surtout à l'aide du jury en matière civile que la magistrature américaine faitpénétrer ce que j'ai appelé l'esprit légiste jusque dans les derniers rangs de la société.

Ainsi le jury, qui est le moyen le plus énergique de faire régner le peuple, est aussile moyen le plus efficace de lui apprendre à régner.

1 Les juges fédéraux tranchent presque toujours seuls les questions qui touchent de plus près au

gouvernement du pays.

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De la Démocratie en Amérique IDeuxième partie

CHAPITRE IXDes causes principales qui tendentà maintenir la républiquedémocratique aux États-Unis

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La république démocratique subsiste aux États-Unis. Le but principal de ce livre aété de faire comprendre les causes de ce phénomène.

Parmi ces causes, il en est plusieurs à côté desquelles le courant de mon sujet m'aentraîné malgré moi, et que je n'ai fait qu'indiquer de loin en passant. Il en est d'autresdont je n'ai pu m'occuper; et celles sur lesquelles il m'a été permis de m'étendre sontrestées derrière moi comme ensevelies sous les détails,

J'ai donc pensé qu'avant d'aller plus loin et de parler de l'avenir, je devais réunirdans un cadre étroit toutes les raisons qui expliquent le présent.

Dans cette espèce de résumé je serai court, car j'aurai soin de ne faire que rappelertrès sommairement au lecteur ce qu'il connaît déjà, et parmi les faits que je n'ai pasencore eu l'occasion d'exposer, je ne choisirai que les principaux.

J'ai pensé que toutes les causes qui tendent au maintien de la république démo-cratique aux États-Unis pouvaient se réduire à trois:

La situation particulière et accidentelle dans laquelle la Providence a placé lesAméricains forme la première;

La deuxième provient des lois;

La troisième découle des habitudes et des mœurs.

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DES CAUSES ACCIDENTELLES OU PROVIDENTIELLESQUI CONTRIBUENT AU MAINTIENDE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUEAUX ÉTATS-UNIS

L'Union n'a pas de voisins. - Point de grande capitale. - Les Américains ont eu pour euxle hasard de la naissance. - L'Amérique est un pays vide. - Comment cette circonstance sertpuissamment au maintien de la république démocratique. - Manière dont se peuplent lesdéserts de l'Amérique. - Avidité des Anglo-Américains pour s'emparer des solitudes du Nou-veau Monde. - Influence du bien-être matériel sur les opinions politiques des Américains.

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Il y a mille circonstances indépendantes de la volonté des hommes qui, aux États-Unis, rendent la république démocratique aisée. Les unes sont connues, les autres sontfaciles à faire connaître: je me bornerai à exposer les principales.

Les Américains n'ont pas de voisins, par conséquent point de grandes guerres, decrise financière, de ravages ni de conquête à craindre; ils n'ont besoin ni de grosimpôts, ni d'armée nombreuse, ni de grands généraux; ils n'ont presque rien à redouterd'un fléau plus terrible pour les républiques que tous ceux-là ensemble, la gloiremilitaire.

Comment nier l'incroyable influence qu'exerce la gloire militaire sur l'esprit dupeuple ? Le général Jackson que les Américains ont choisi deux fois pour le placer àleur tête, est un homme d'un caractère violent et d'une capacité moyenne; rien danstout le cours de sa carrière n'avait jamais prouvé qu'il eût les qualités requises pourgouverner un peuple libre: aussi la majorité des classes éclairées de l'Union lui atoujours été contraire. Qui donc l'a placé sur le siège du Président et l'y maintientencore ? Le souvenir d'une victoire remportée par lui, il y a vingt ans, sous les mursde la Nouvelle-Orléans; or, cette victoire de la Nouvelle-Orléans est un fait d'armesfort ordinaire dont on ne saurait s'occuper longtemps que dans un pays où l'on nedonne point de batailles; et le peuple qui se laisse ainsi entraîner par le prestige de lagloire est, à coup sûr, le plus froid, le plus calculateur, le moins militaire, et, si je puism'exprimer ainsi, le plus prosaïque de tous les peuples du monde.

L'Amérique n'a point de grande capitale 1 dont l'influence directe ou indirecte sefasse sentir sur toute l'étendue du territoire, ce que je considère comme une des pre-

1 L'Amérique n'a point encore de grande capitale, mais elle a déjà de très grandes villes. Philadel-

phie comptait, en 1830, 161 000 habitants, et New York 202 000 Le bas peuple qui habite cesvastes cités forme une populace plus dangereuse que celle même d'Europe. Elle se composed'abord de Nègres affranchis, que la loi et l'opinion condamnent à un état de dégradation et demisère héréditaires. On rencontre aussi dans son sein une multitude d'Européens que le malheur etl'inconduite poussent chaque jour sur les rivages du Nouveau Monde; ces hommes apportent auxÉtats-Unis nos plus grands vices, et ils n'ont aucun des intérêts qui pourraient en combattre

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mières causes du maintien des institutions républicaines aux États-Unis. Dans lesvilles, on ne peut guère empêcher les hommes de se concerter, de s'échauffer encommun, de prendre des résolutions subites et passionnées. Les villes forment commede grandes assemblées dont tous les habitants sont membres. Le peuple y exerce uneinfluence prodigieuse sur ses magistrats, et souvent il y exécute sans intermédiaire sesvolontés.

Soumettre les provinces à la capitale, c'est donc remettre la destinée de toutl'empire, non seulement dans les mains d'une portion du peuple, ce qui est injuste,mais encore dans les mains du peuple agissant par lui-même, ce qui est fort dange-reux. La prépondérance des capitales porte donc une grave atteinte au système repré-sentatif. Elle fait tomber les républiques modernes dans le défaut des républiques del'Antiquité, qui ont toutes péri pour n'avoir pas connu ce système.

Il me serait facile d'énumérer ici un grand nombre d'autres causes secondaires quiont favorisé l'établissement et assurent le maintien de la république démocratique auxÉtats-Unis. Mais au milieu de cette foule de circonstances heureuses, j'en aperçoisdeux principales, et je me hâte de les indiquer.

J'ai déjà dit précédemment que je voyais dans l'origine des Américains, dans ceque j'ai appelé leur point de départ, la première et la plus efficace de toutes les causesauxquelles on puisse attribuer la prospérité actuelle des États-Unis. Les Américainsont eu pour eux le hasard de la naissance: leurs pères ont jadis importé sur le sol qu'ilshabitent l'égalité des conditions et celle des intelligences, d'où la république démo-cratique devait sortir un jour comme de sa source naturelle. Ce n'est pas tout encore;avec un état social républicain, ils ont légué à leurs descendants les habitudes, lesidées et les mœurs les plus propres à faire fleurir la république. Quand je pense à cequ'a produit ce fait originel, il me semble voir toute la destinée de l'Amérique renfer-mée dans le premier puritain qui aborda sur ses rivages, comme toute la race humainedans le premier homme.

Parmi les circonstances heureuses qui ont encore favorisé l'établissement et assu-rent le maintien de la république démocratique aux États-Unis, la première en impor-tance est le choix du pays lui-même que les Américains habitent. Leurs pères leur ontdonné l'amour de l'égalité et de la liberté, mais c'est Dieu même qui, en leur livrant uncontinent sans bornes, leur a accordé les moyens de rester longtemps égaux et libres.

Le bien-être général favorise la stabilité de tous les gouvernements, mais parti-culièrement du gouvernement démocratique, qui repose sur les dispositions du plusgrand nombre, et principalement sur les dispositions de ceux qui sont le plus exposésaux besoins. Lorsque le peuple gouverne, il est nécessaire qu'il soit heureux, pourqu'il ne bouleverse pas l'État. La misère produit chez lui ce que l'ambition fait chezles rois. Or, les causes matérielles et indépendantes des lois qui peuvent amener le

l'influence. Habitant le pays sans en être citoyens, ils sont prêts à tirer parti de toutes les passionsqui l'agitent; aussi avons-nous vu depuis quelque temps des émeutes sérieuses éclater àPhiladelphie et à New York. De pareils désordres sont inconnus dans le reste du pays, qui ne s'eninquiète point, parce que la population des villes n'a exercé jusqu'à présent aucun pouvoir niaucune influence sur celle des campagnes.

Je regarde cependant la grandeur de certaines cités américaines, et surtout la nature de leurshabitants, comme un danger véritable qui menace l'avenir des républiques démocratiques duNouveau Monde, et je ne crains pas de prédire que c'est par là qu'elles périront, à moins que leurgouvernement ne parvienne à créer une force armée qui, tout en restant soumise aux volontés de lamajorité nationale, soit pourtant indépendante du peuple des villes et puisse comprimer ses excès.

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bien-être sont plus nombreuses en Amérique qu'elles ne l'ont été dans aucun pays dumonde, à aucune époque de l'histoire.

Aux États-Unis, ce n'est pas seulement la législation qui est démocratique, lanature elle-même travaille pour le peuple.

Où trouver, parmi les souvenirs de l'homme, rien de semblable à ce qui se passesous nos yeux dans l'Amérique du Nord ?

Les sociétés célèbres de l'Antiquité se sont toutes fondées au milieu de peuplesennemis qu'il a fallu vaincre pour s'établir à leur place. Les modernes eux-mêmes onttrouvé dans quelques parties de l'Amérique du Sud de vastes contrées habitées par despeuples moins éclairés qu'eux, mais qui s'étaient déjà approprié le sol en le cultivant.Pour fonder leurs nouveaux États, il leur a fallu détruire ou asservir des populationsnombreuses, et ils ont fait rougir la civilisation de ses triomphes.

Mais l'Amérique du Nord n'était habitée que par des tribus errantes qui ne pen-saient point à utiliser les richesses naturelles du sol. L'Amérique du Nord était encore,à proprement parler, un continent vide, une terre déserte, qui attendait des habitants.

Tout est extraordinaire chez les Américains, leur état social comme leurs lois;mais ce qui est plus extraordinaire encore, c'est le sol qui les porte.

Quand la terre fut livrée aux hommes par le Créateur, elle était jeune et inépui-sable, mais ils étaient faibles et ignorants; et lorsqu'ils eurent appris à tirer parti destrésors qu'elle renfermait dans son sein, ils en couvraient déjà la face, et bientôt il leurfallut combattre pour acquérir le droit d'y posséder un asile et de s'y reposer enliberté.

C'est alors que l'Amérique du Nord se découvre, comme si Dieu l'eût tenue enréserve et qu'elle ne fit que sortir de dessous les eaux du déluge.

Elle présente, ainsi qu'aux premiers jours de la création, des fleuves dont la sourcene tarit point, de vertes et humides solitudes, des champs sans bornes que n'a pointencore retournés le soc du laboureur. En cet état, elle ne s'offre plus à l'homme isolé,ignorant et barbare des premiers âges, mais à l'homme déjà maître des secrets les plusimportants de la nature, uni à ses semblables, et instruit par une expérience de cin-quante siècles.

Au moment où je parle, treize millions d'Européens civilisés s'étendent tranquille-ment dans des déserts fertiles dont eux-mêmes ne connaissent pas encore exactementles ressources ni l'étendue. Trois ou quatre mille soldats poussent devant eux la raceerrante des indigènes; derrière les hommes armés s'avancent des bûcherons quipercent les forêts, écartent les bêtes farouches, explorent le cours des fleuves et prépa-rent la marche triomphante de la civilisation à travers le désert.

Souvent, dans le cours de cet ouvrage, j'ai fait allusion au bien-être matériel dontjouissent les Américains; je l'ai indiqué comme une des grandes causes du succès deleurs lois. Cette raison avait déjà été donnée par mille autres avant moi: c'est la seulequi, tombant en quelque sorte sous le sens des Européens, soit devenue populaire

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parmi nous. Je ne m'étendrai donc pas sur un sujet si souvent traité et si bien compris;je ne ferai qu'ajouter quelques nouveaux faits.

On se figure généralement que les déserts de l'Amérique se peuplent à l'aide desémigrants européens qui descendent chaque année sur les rivages du NouveauMonde, tandis que la population américaine croît et se multiplie sur le sol qu'ontoccupe ses pères: c'est là une grande erreur. L'Européen qui aborde aux États-Unis yarrive sans amis et souvent sans ressources; il est obligé, pour vivre, de louer sesservices, et il est rare de lui voir dépasser la grande zone industrielle qui s'étend lelong de l'Océan. On ne saurait défricher le désert sans un capital ou du crédit; avantde se risquer au milieu des forêts, il faut que le corps se soit habitué aux rigueurs d'unclimat nouveau. Ce sont donc des Américains qui, abandonnant chaque jour le lieu deleur naissance, vont se créer au loin de vastes domaines. Ainsi l'Européen quitte sachaumière pour aller habiter les rivages transatlantiques, et l'Américain qui est né surces mêmes bords s'enfonce à son tour dans les solitudes de l'Amérique centrale. Cedouble mouvement d'émigration ne s'arrête jamais: il commence au fond de l'Europe,il se continue sur le grand Océan, il se suit à travers les solitudes du Nouveau Monde.Des millions d'hommes marchent à la fois vers le même point de l'horizon: leurlangue, leur religion, leurs mœurs diffèrent, leur but est commun. On leur a dit que lafortune se trouvait quelque part vers l'Ouest, et ils se rendent en hâte au-devant d'elle.

Rien ne saurait se comparer à ce déplacement continuel de l'espèce humaine,sinon peut-être ce qui arriva à la chute de l'Empire romain. On vit alors commeaujourd'hui les hommes accourir tous en foule vers le même point et se rencontrertumultueusement dans les mêmes lieux; mais les desseins de la Providence étaientdifférents. Chaque nouveau venu traînait à sa suite la destruction et la mort;aujourd'hui chacun d'eux apporte avec soi un germe de prospérité et de vie.

Les conséquences éloignées de cette migration des Américains vers l'Occidentnous sont encore cachées par l'avenir, mais les résultats immédiats sont faciles àreconnaître: une partie des anciens habitants s'éloignant chaque année des États où ilsont reçu la naissance, il arrive que ces États ne se peuplent que très lentement, quoi-qu'ils vieillissent; c'est ainsi que dans le Connecticut, qui ne compte encore quecinquante-neuf habitants par mille carré, la population n'a crû que d'un quart depuisquarante ans, tandis qu'en Angleterre elle s'est augmentée d'un tiers durant la mêmepériode. L'émigrant d'Europe aborde donc toujours dans un pays à moitié plein, où lesbras manquent à l'industrie; il devient un ouvrier aisé; son fils va chercher fortunedans un pays vide, et il devient un propriétaire riche. Le premier amasse le capital quele second fait valoir, et il n'y a de misère ni chez l'étranger ni chez le natif.

La législation, aux États-Unis, favorise autant que possible la division de la pro-priété; mais une cause plus puissante que la législation empêche que la propriété nes'y divise outre mesure 1. On s'en aperçoit bien dans les États qui commencent enfin àse remplir. Le Massachusetts est le pays le plus peuplé de l'Union; on y comptequatre-vingts habitants par mille carré, ce qui est infiniment moins qu'en France, où ils'en trouve cent soixante-deux réunis dans le même espace.

Au Massachusetts cependant il est déjà rare qu'on divise les petits domaines:l'aîné prend en général la terre; les cadets vont chercher fortune au désert.

1 Dans la Nouvelle-Angleterre, le sol est partagé en très petits domaines, mais il ne se divise plus.

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La loi a aboli le droit d'aînesse; mais on peut dire que la Providence l'a rétablisans que personne ait à se plaindre, et cette fois du moins il ne blesse pas la justice.

On jugera par un seul fait du nombre prodigieux d'individus qui quittent ainsi laNouvelle-Angleterre pour aller transporter leurs foyers au désert. On nous a assuréqu'en 1830, parmi les membres du Congrès, il s'en trouvait trente-six qui étaient nésdans le petit État du Connecticut. La population du Connecticut, qui ne forme que laquarante-troisième partie de celle des États-Unis, fournissait donc le huitième de leursreprésentants.

L'État de Connecticut n'envoie cependant lui-même que cinq députés au Congrès:les trente et un autres y paraissent comme les représentants des nouveaux États del'Ouest. Si ces trente et un individus étaient demeurés dans le Connecticut, il estprobable qu'au lieu d'être de riches propriétaires, ils seraient restés de petits labou-reurs, qu'ils auraient vécu dans l'obscurité sans pouvoir s'ouvrir la carrière politique,et que, loin de devenir des législateurs utiles, ils auraient été de dangereux citoyens.

Ces considérations n'échappent pas plus à l'esprit des Américains qu'au nôtre.

« On ne saurait douter, dit le chancelier Kent dans son Traité sur le droit américain (vol.IV, p. 380), que la division des domaines ne doive produire de grands maux quand elle estportée à l'extrême; de telle sorte que chaque portion de terre ne puisse plus pourvoir àl'entretien d'une famille; mais ces inconvénients n'ont jamais été ressentis aux États-Unis, etbien des générations s'écouleront avant qu'on les ressente. L'étendue de notre territoireinhabité, l'abondance des terres qui nous touchent et le courant continuel d'émigrations qui,partant des bords de l'Atlantique, se dirige sans cesse vers l'intérieur du pays, suffisent etsuffiront longtemps encore pour empêcher le morcellement des héritages. »

Il serait difficile de peindre l'avidité avec laquelle l'Américain se jette sur cetteproie immense que lui offre la fortune. Pour la poursuivre, il brave sans crainte laflèche de l'Indien et les maladies du désert; le silence des bois n'a rien qui l'étonne,l'approche des bêtes farouches ne l'émeut point: une passion plus forte que l'amour dela vie l'aiguillonne sans cesse. Devant lui s'étend un continent presque sans bornes, eton dirait que, craignant déjà d'y manquer de place, il se hâte de peur d'arriver troplard. J'ai parlé de l'émigration des anciens États; mais que dirai-je de celle des nou-veaux ? Il n'y a pas cinquante ans que l'Ohio est fondé; le plus grand nombre de seshabitants n'y a pas vu le jour; sa capitale ne compte pas trente années d'existence, etune immense étendue de champs déserts couvre encore son territoire; déjà cependantla population de l'Ohio s'est remise en marche vers l'Ouest: la plupart de ceux quidescendent dans les fertiles prairies de l'Illinois sont des habitants de l'Ohio. Ceshommes ont quitté leur première patrie pour être bien; ils quittent la seconde pour êtremieux encore: presque partout ils rencontrent la fortune, mais non pas le bonheur.Chez eux, le désir du bien-être est devenu une passion inquiète et ardente qui s'accroîten se satisfaisant. Ils ont jadis brisé les liens qui les attachaient au sol natal; depuis ilsn'en ont point formé d'autres. Pour eux l'émigration a commencé par être un besoin;aujourd'hui, elle est devenue à leurs yeux une sorte de jeu de hasard, dont ils aimentles émotions autant que le gain.

Quelquefois l'homme marche si vite que le désert reparaît derrière lui. La forêt n'afait que ployer sous ses pieds; dès qu'il est passé, elle se relève. Il n'est pas rare, enparcourant les nouveaux États de l'Ouest, de rencontrer des demeures abandonnées au

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milieu des bois; souvent on découvre les débris d'une cabane au plus profond de lasolitude, et l'on s'étonne en traversant des défrichements ébauchés, qui attestent tout àla fois la puissance et l'inconstance humaines. Parmi ces champs délaissés, sur cesruines d'un jour, l'antique forêt ne tarde point à pousser des rejetons nouveaux; lesanimaux reprennent possession de leur empire: la nature vient en riant couvrir derameaux verts et de fleurs les vestiges de l'homme, et se hâte de faire disparaître satrace éphémère.

Je me souviens qu'en traversant l'un des cantons déserts qui couvrent encore l'Étatde New York, je parvins sur les bords d'un lac tout environné de forêts comme aucommencement du monde. Une petite île s'élevait au milieu des eaux. Le bois qui lacouvrait, étendant autour d'elle son feuillage, en cachait entièrement les bords. Sur lesrives du lac, rien n'annonçait la présence de l'homme; seulement on apercevait àl'horizon une colonne de fumée qui, allant perpendiculairement de la cime des arbresjusqu'aux nuages, semblait pendre du haut du ciel plutôt qu'y monter.

Une pirogue indienne était tirée sur le sable; j'en profitai pour aller visiter l'île quiavait d'abord attiré mes regards, et bientôt après j'étais parvenu sur son rivage.

L'île entière formait une de ces délicieuses solitudes du Nouveau Monde qui fontpresque regretter à l'homme civilisé la vie sauvage. Une végétation vigoureuse annon-çait par ses merveilles les richesses incomparables du sol. Il y régnait, comme danstous les déserts de l'Amérique du Nord, un silence profond qui n'était interrompu quepar le roucoulement monotone des ramiers ou par les coups que frappait le pic-vertsur l'écorce des arbres. J'étais bien loin de croire que ce lieu eût été habité jadis, tantla nature y semblait encore abandonnée à elle-même; mais, parvenu au centre de l'île,je crus tout à coup rencontrer les vestiges de l'homme. J'examinai alors avec soin tousles objets d'alentour, et bientôt je ne doutai plus qu'un Européen ne fût venu chercherun refuge en cet endroit. Mais combien son oeuvre avait changé de face! Le bois quejadis il avait coupé à la hâte pour s'en faire un abri avait depuis poussé des rejetons;ses clôtures étaient devenues des haies vives, et sa cabane était transformée en unbosquet. Au milieu de ces arbustes, on apercevait encore quelques pierres noircies parle feu, répandues autour d'un petit tas de cendres; c'était sans doute dans ce lieuqu'était le foyer: la cheminée, en s'écroulant, l'avait couvert de ses débris. Quelquetemps j'admirai en silence les ressources de la nature et la faiblesse de l'homme; etlorsque enfin il fallut m'éloigner de ces lieux enchantés, le répétai encore avectristesse: Quoi! déjà des ruines!

En Europe, nous sommes habitués à regarder comme un grand danger social l'in-quiétude de l'esprit, le désir immodéré des richesses, l'amour extrême de l'indépen-dance. Ce sont précisément toutes ces choses qui garantissent aux républiques améri-caines un long et paisible avenir. Sans ces passions inquiètes, la population se con-centrerait autour de certains lieux et éprouverait bientôt, comme parmi nous, desbesoins difficiles à satisfaire. Heureux pays que le Nouveau Monde, où les vices del'homme sont presque aussi utiles à la société que ses vertus!

Ceci exerce une grande influence sur la manière dont on juge les actions humai-nes dans les deux hémisphères. Souvent les Américains appellent une louable indus-trie ce que nous nommons l'amour du gain, et ils voient une certaine lâcheté de cœurdans ce que nous considérons comme la modération des désirs.

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En France, on regarde la simplicité des goûts, la tranquillité des mœurs, l'esprit defamille et l'amour du lieu de la naissance comme de grandes garanties de tranquillitéet de bonheur pour l'État; mais en Amérique, rien ne paraît plus préjudiciable à la so-ciété que de semblables vertus. Les Français du Canada, qui ont fidèlement conservéles traditions des anciennes mœurs, trouvent déjà de la difficulté à vivre sur leurterritoire, et ce petit peuple qui vient de naître sera bientôt en proie aux misères desvieilles nations. Au Canada, les hommes qui ont le plus de lumières, de patriotisme etd'humanité, font des efforts extraordinaires pour dégoûter le peuple du simplebonheur qui lui suffit encore. Ils célèbrent les avantages de la richesse, de même queparmi nous ils vanteraient peut-être les charmes d'une honnête médiocrité, et ilsmettent plus de soin à aiguillonner les passions humaines qu'ailleurs on n'emploied'efforts pour les calmer. Échanger les plaisirs purs et tranquilles que la patrie pré-sente au pauvre lui-même contre les stériles jouissances que donne le bien-être sousun ciel étranger; fuir le foyer paternel et les champs où reposent ses aïeux; abandon-ner les vivants et les morts pour courir après la fortune, il n'y a rien qui à leurs yeuxmérite plus de louanges.

De notre temps, l'Amérique livre aux hommes un fonds toujours plus vaste que nesaurait l'être l'industrie qui le fait valoir.

En Amérique, on ne saurait donc donner assez de lumières; car toutes les lu-mières, en même temps qu'elles peuvent être utiles à celui qui les possède, tournentencore au profit de ceux qui ne les ont point. Les besoins nouveaux n'y sont pas àcraindre, puisque tous les besoins s'y satisfont sans peine: il ne faut pas redouter d'yfaire naître trop de passions, puisque toutes les passions trouvent un aliment facile etsalutaire; on ne peut y rendre les hommes trop libres, parce qu'ils ne sont presquejamais tentés d'y faire un mauvais usage de la liberté.

Les républiques américaines de nos jours sont comme des compagnies de négo-ciants formées pour exploiter en commun les terres désertes du Nouveau Monde, etoccupées d'un commerce qui prospère.

Les passions qui agitent le plus profondément les Américains sont des passionscommerciales et non des passions politiques, ou plutôt ils transportent dans la poli-tique des habitudes du négoce. Ils aiment l'ordre, sans lequel les affaires ne sauraientprospérer, et ils prisent particulièrement la régularité des mœurs, qui fonde les bonnesmaisons; ils préfèrent le bon sens qui crée les grandes fortunes au génie qui souventles dissipe; les idées générales effraient leurs esprits accoutumés aux calculs positifs,et parmi eux, la pratique est plus en honneur que la théorie.

C'est en Amérique qu'il faut aller pour comprendre quelle puissance exerce lebien-être matériel sur les actions politiques et jusque sur les opinions elles-mêmes,qui devraient n'être soumises qu'à la raison. C'est parmi les étrangers qu'on découvreprincipalement la vérité de ceci. La plupart des émigrants d'Europe apportent dans leNouveau Monde cet amour sauvage de l'indépendance et du changement qui naît sisouvent au milieu de nos misères. Je rencontrais quelquefois aux États-Unis de cesEuropéens qui jadis avaient été obligés de fuir leur pays pour cause d'opinions poli-tiques. Tous m'étonnaient par leurs discours; mais l'un d'eux me frappa plus qu'aucunautre. Comme je traversais l'un des districts les plus reculés de la Pennsylvanie, lanuit me surprit, et j'allai demander asile à la porte d'un riche planteur: c'était unFrançais. Il Me fit asseoir auprès de son foyer, et nous nous mîmes à discourirlibrement, comme il convient à des gens qui se retrouvent au fond d'un bois à deux

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mille lieues du pays qui les a vus naître. Je n'ignorais pas que mon hôte avait été ungrand niveleur il y a quarante ans et un ardent démagogue. Son nom était resté dansl'histoire.

Je fus donc étrangement surpris de l'entendre discuter le droit de propriété commeaurait pu le faire un économiste, j'allais presque dire un propriétaire; il parla de lahiérarchie nécessaire que la fortune établit parmi les hommes, de l'obéissance à la loiétablie, de l'influence des bonnes mœurs dans les républiques, et du secours que lesidées religieuses prêtent à l'ordre et à la liberté: il lui arriva même de citer comme parmégarde, à l'appui d'une de ses opinions politiques, l'autorité de Jésus-Christ.

J'admirais en l'écoutant l'imbécillité de la raison humaine. Cela est vrai ou faux:comment le découvrir au milieu des incertitudes de la science et des leçons diversesde l'expérience ? Survient un fait nouveau qui lève tous mes doutes. J'étais pauvre, mevoici riche: du moins si le bien-être, en agissant sur ma conduite, laissait mon juge-ment en liberté! Mais non, mes opinions sont en effet changées avec ma fortune, etdans l'événement heureux dont je profite, j'ai réellement découvert la raison détermi-nante qui jusque-là m'avait manqué.

L'influence du bien-être s'exerce plus librement encore sur les Américains que surles étrangers. L'Américain a toujours vu sous ses yeux l'ordre et la prospérité publiques'enchaîner l'un à l'autre et marcher du même pas; il n'imagine point qu'ils puissentvivre séparément: il n'a donc rien à oublier, et ne doit point perdre, comme tantd'Européens, ce qu'il tient de son éducation première.

DE L'INFLUENCE DES LOIS SUR LE MAINTIENDE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUEAUX ÉTATS-UNIS

Trois causes principales du maintien de la république démocratique. - Forme fédérale. –Institutions communales. Pouvoir judiciaire.

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Le but principal de ce livre était de faire connaître les lois des États-Unis; si ce buta été atteint, le lecteur a déjà pu juger lui-même quelles sont, parmi ces lois, celles quitendent réellement à maintenir la république démocratique et celles qui la mettent endanger. Si je n'ai pas réussi dans tout le cours du livre, j'y réussirais encore moinsdans un chapitre.

Je ne veux donc pas rentrer dans la carrière que j'ai déjà parcourue, et quelqueslignes doivent suffire pour me résumer.

Trois choses semblent concourir plus que toutes les autres au maintien de larépublique démocratique dans le Nouveau Monde:

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La première est la forme fédérale que les Américains ont adoptée, et qui permet àl'Union de jouir de la puissance d'une grande république et de la sécurité d'une petite.

Je trouve la deuxième dans les institutions communales qui, modérant le despotis-me de la majorité, donnent en même temps au peuple le goût de la liberté et l'art d'êtrelibre.

La troisième se rencontre dans la constitution du pouvoir judiciaire. J'ai montrécombien les tribunaux servent à corriger les écarts de la démocratie, et comment, sansjamais pouvoir arrêter les mouvements de la majorité, ils parviennent à les ralentir età les diriger.

DE L'INFLUENCE DES MŒURS SUR LE MAINTIENDE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUEAUX ÉTATS-UNIS

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J'ai dit plus haut que je considérais les mœurs comme l'une des grandes causesgénérales auxquelles on peut attribuer le maintien de la république démocratique auxÉtats-Unis.

J'entends ici l'expression de mœurs dans le sens qu'attachaient les Anciens au motmores; non seulement je l'applique aux mœurs proprement dites, qu'on pourrait appe-ler les habitudes du cœur, mais aux différentes notions que possèdent les hommes,aux diverses opinions qui ont cours au milieu d'eux, et à l'ensemble des idées dont seforment les habitudes de l'esprit.

Je comprends donc sous ce mot tout l'état moral et intellectuel d'un peuple. Monbut n'est pas de faire un tableau des mœurs américaines; je me borne en ce moment àrechercher parmi elles ce qui est favorable au maintien des institutions politiques.

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DE LA RELIGION CONSIDÉRÉE COMME INSTITUTIONPOLITIQUE, COMMENT ELLE SERT PUISSAMMENTAU MAINTIEN DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUECHEZ LES AMÉRICAINES

L'Amérique du Nord peuplée par des hommes qui professaient un christianisme démocra-tique et républicain. -Arrivée des catholiques, - Pourquoi de nos jours les catholiques formentla classe la plus démocratique et la plus républicaine.

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À côté de chaque religion se trouve une opinion politique qui, par affinité, lui estjointe.

Laissez l'esprit humain suivre sa tendance, et il réglera d'une manière uniforme lasociété politique et la cité divine; il cherchera, si j'ose le dire, à harmoniser la terreavec le Ciel.

La plus grande partie de l'Amérique anglaise a été peuplée par des hommes qui,après s'être soustraits à l'autorité du pape, ne s'étaient soumis à aucune suprématiereligieuse; ils apportaient donc dans le Nouveau Monde un christianisme que le nesaurais mieux peindre qu'en l'appelant démocratique et républicain: ceci favoriserasingulièrement l'établissement de la république et de la démocratie dans les affaires.Dès le principe, la politique et la religion se trouvèrent d'accord, et depuis elles n'ontpoint cessé de l'être.

Il y a environ cinquante ans que l'Irlande commença à verser au sein des États-Unis une population catholique. De son côté, le catholicisme américain fit des prosé-lytes : l'on rencontre aujourd'hui dans l'Union plus d'un million de chrétiens qui pro-fessent les vérités de l’Église romaine.

Ces catholiques montrent une grande fidélité dans les pratiques de leur culte, etsont pleins d'ardeur et de zèle pour leurs croyances; cependant ils forment la classe laplus républicaine et la plus démocratique qui soit aux États-Unis. Ce fait surprend aupremier abord, mais la réflexion en découvre aisément les causes cachées.

Je pense qu'on a tort de regarder la religion catholique comme un ennemi naturelde la démocratie. Parmi les différentes doctrines chrétiennes, le catholicisme meparaît au contraire l'une des plus favorables à l'égalité des conditions. Chez lescatholiques, la société religieuse ne se compose que de deux éléments: le prêtre et lepeuple. Le prêtre s'élève seul au-dessus des fidèles: tout est égal au-dessous de lui.

En matière de dogmes, le catholicisme place le même niveau sur toutes les intelli-gences; il astreint aux détails des mêmes croyances le savant ainsi que l'ignorant,

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l'homme de génie aussi bien que le vulgaire; il impose les mêmes pratiques au richecomme au pauvre, inflige les mêmes austérités au puissant comme au faible; il necompose avec aucun mortel, et appliquant à chacun des humains la même mesure, ilaime à confondre toutes les classes de la société au pied du même autel, comme ellessont confondues aux yeux de Dieu.

Si le catholicisme dispose les fidèles à l'obéissance, il ne les prépare donc pas àl'inégalité. Je dirai le contraire du protestantisme qui, en général, porte les hommesbien moins vers l'égalité que vers l'indépendance.

Le catholicisme est comme une monarchie absolue. Ôtez le prince, et les condi-tions y sont plus égales que dans les républiques.

Souvent il est arrivé que le prêtre catholique est sorti du sanctuaire pour pénétrercomme une puissance dans la société, et qu'il est venu s'y asseoir au milieu de lahiérarchie sociale; quelquefois alors il a usé de son influence religieuse pour assurerla durée d'un ordre politique dont il faisait partie: alors aussi on a pu voir des catho-liques partisans de l'aristocratie par esprit de religion.

Mais une fois que les prêtres sont écartés ou s'écartent du gouvernement, commeils le font aux États-Unis, il n'y a pas d'hommes qui, par leurs croyances, soient plusdisposés que les catholiques à transporter dans le monde politique l'idée de l'égalitédes conditions.

Si donc les catholiques des États-Unis ne sont pas entraînés violemment par lanature de leurs croyances vers les opinions démocratiques et républicaines, du moinsn'y sont-ils pas naturellement contraires, et leur position sociale, ainsi que leur petitnombre, leur fait une loi de les embrasser.

La plupart des catholiques sont pauvres, et ils ont besoin que tous les citoyensgouvernent pour arriver eux-mêmes au gouvernement. Les catholiques sont en mino-rité, et ils ont besoin qu'on respecte tous les droits pour être assurés du libre exercicedes leurs. Ces deux causes les poussent, à leur insu même, vers des doctrines politi-ques qu'ils adopteraient peut-être avec moins d'ardeur s'ils étaient riches et prédo-minants.

Le clergé catholique des États-Unis n'a point essayé de lutter contre cette tendancepolitique; il cherche plutôt à la justifier. Les prêtres catholiques d'Amérique ont diviséle monde intellectuel en deux parts: dans l'une, ils ont laissé les dogmes révélés, et ilss'y soumettent sans les discuter; dans l'autre, ils ont placé la vérité politique, et ilspensent que Dieu l'y a abandonnée aux libres recherches des hommes. Ainsi, lescatholiques des États-Unis sont tout à la fois les fidèles les plus soumis et les citoyensles plus indépendants,.

On peut donc dire qu'aux États-Unis il n'y a pas une seule doctrine religieuse quise montre hostile aux institutions démocratiques et républicaines. Tous les clergés ytiennent le même langage; les opinions y sont d'accord avec les lois, et il n'y règnepour ainsi dire qu'un seul courant dans l'esprit humain.

J'habitais momentanément l'une des plus grandes villes de l'Union, lorsqu'onm'invita à assister à une réunion politique dont le but était de venir au secours desPolonais, et de leur faire parvenir des armes et de l'argent.

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Je trouvai donc deux à trois mille personnes réunies dans une vaste salle qui avaitété préparée pour les recevoir. Bientôt après, un prêtre, revêtu de ses habits ecclésias-tiques, s'avança sur le bord de l'estrade destinée aux orateurs. Les assistants, aprèss'être découverts, se tinrent debout en silence, et il parla en ces termes :

« Dieu tout-puissant! Dieu des armées! toi qui as maintenu le cœur et conduit lebras de nos pères, lorsqu'ils soutenaient les droits sacrés de leur indépendance natio-nale; toi qui les as fait triompher d'une odieuse oppression, et as accordé à notre peu-ple les bienfaits de la paix et de la liberté, ô Seigneur! tourne un oeil favorable versl'autre hémisphère; regarde en pitié un peuple héroïque qui lutte aujourd'hui commenous l'avons fait jadis et pour la défense des mêmes droits! Seigneur, qui as créé tousles hommes sur le même modèle, ne permets point que le despotisme vienne déformerton ouvrage et maintenir l'inégalité sur la terre. Dieu tout-puissant! veille sur lesdestinées des Polonais, rends-les dignes d'être libres; que ta sagesse règne dans leursconseils, que ta force soit dans leurs bras; répands la terreur sur leurs ennemis, diviseles puissances qui trament leur ruine, et ne permets pas que l'injustice dont le monde aété le témoin il y a cinquante ans se consomme aujourd'hui. Seigneur, qui tiens dansta main puissante le cœur des peuples comme celui des hommes, suscite des alliés à lacause sacrée du bon droit; fais que la nation française se lève enfin, et, sortant durepos dans lequel ses chefs la retiennent, vienne combattre encore une fois pour laliberté du monde.

« O Seigneur! ne détourne jamais de nous ta face; permets que nous soyons toujours lepeuple le plus religieux comme le plus libre.

« Dieu tout-puissant, exauce aujourd'hui notre prière; sauve les Polonais. Nous te ledemandons au nom de ton fils bien-aimé, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est mort sur lacroix pour le salut de tous les hommes. Amen. »

Toute l'assemblée répéta Amen avec recueillement.

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INFLUENCE INDIRECTE QU’EXERCENTLES CROYANCES RELIGIEUSES SUR LA SOCIÉTÉPOLITIQUE AUX ÉTATS-UNIS

Morale du christianisme qui se retrouve dans toutes les sectes. - Influence de la religionsur les mœurs des Américains. - Respect du lien du mariage. - Comment la religion renfermel'imagination des Américains entre certaines limites et modère chez eux la passion d'innover. -Opinion des Américains sur l'utilité politique de la religion. - Leurs efforts pour étendre etassurer son empire.

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Je viens de montrer quelle était, aux États-Unis, l'action directe de la religion surla politique. Son action indirecte me semble bien plus puissante encore et c'est quandelle ne parle point de la liberté, qu'elle enseigne le mieux aux Américains l'art d'êtrelibres.

Il y a une multitude innombrable de sectes aux États-Unis. Toutes diffèrent dansle culte qu'il faut rendre au Créateur, mais toutes s'entendent sur les devoirs deshommes les uns envers les autres. Chaque secte adore donc Dieu à sa manière, maistoutes les sectes prêchent la même morale au nom de Dieu. S'il sert beaucoup àl'homme comme individu que sa religion soit vraie, il n'en est point ainsi pour lasociété. La société n'a rien à craindre ni à espérer de l'autre vie; et ce qui lui importele plus, ce n'est pas tant que tous les citoyens professent la vraie religion, mais qu'ilsprofessent une religion. D'ailleurs toutes les sectes aux États-Unis se retrouvent dansla grande unité chrétienne, et la morale du christianisme est partout la même.

Il est permis de penser qu'un certain nombre d'Américains suivent, dans le cultequ'ils rendent à Dieu, leurs habitudes plus que leurs convictions. Aux États-Unisd'ailleurs le souverain est religieux, et par conséquent l'hypocrisie doit être commune;mais l'Amérique est pourtant encore le lieu du monde où la religion chrétienne aconservé le plus de véritables pouvoirs sur les âmes; et rien ne montre mieux combienelle est utile et naturelle à l'homme, puisque le pays où elle exerce de nos jours le plusd'empire est en même temps le plus éclairé et le plus libre.

J'ai dit que les prêtres américains se prononcent d'une manière générale en faveurde la liberté civile, sans en excepter ceux mêmes qui n'admettent point la libertéreligieuse; cependant on ne les voit prêter leur appui à aucun système politique enparticulier. Ils ont soin de se tenir en dehors des affaires, et ne se mêlent pas aux com-binaisons des partis, On ne peut donc pas dire qu'aux États-Unis la religion exerceune influence sur les lois ni sur le détail des opinions politiques, mais elle dirige lesmœurs, et c'est en réglant la famille qu'elle travaille à régler l'État.

Je ne doute pas un instant que la grande sévérité de mœurs qu'on remarque auxÉtats-Unis n'ait sa source première dans les croyances. La religion y est souvent

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impuissante à retenir l'homme au milieu des tentations sans nombre que la fortune luiprésente. Elle ne saurait modérer en lui l'ardeur de s'enrichir que tout vient aiguil-lonner, mais elle règne souverainement sur l'âme de la femme, et c'est la femme quifait les mœurs. L'Amérique est assurément le pays du monde où le lien du mariage estle plus respecté, et où l'on a conçu l'idée la plus haute et la plus juste du bonheurconjugal.

En Europe, presque tous les désordres de la société prennent naissance autour dufoyer domestique et non loin de la couche nuptiale. C'est là que les hommes conçoi-vent le mépris des liens naturels et des plaisirs permis, le goût du désordre, l'inquié-tude du cœur, l'instabilité des désirs. Agité par les passions tumultueuses qui ont sou-vent troublé sa propre demeure, l'Européen ne se soumet qu'avec peine aux pouvoirslégislateurs de l'État. Lorsque, au sortir des agitations du monde politique, l'Améri-cain rentre au sein de sa famille, il y rencontre aussitôt l'image de l'ordre et de la paix.Là, tous ses plaisirs sont simples et naturels, ses joies innocentes et tranquilles; etcomme il arrive au bonheur par la régularité de la vie, il s'habitue sans peine à réglerses opinions aussi bien que ses goûts.

Tandis que l'Européen cherche à échapper à ses chagrins domestiques en troublantla société, l'Américain puise dans sa demeure l'amour de l'ordre, qu'il porte ensuitedans les affaires de l'État.

Aux États-Unis, la religion ne règle pas seulement les mœurs, elle étend sonempire jusque sur l'intelligence.

Parmi les Anglo-Américains, les uns professent les dogmes chrétiens parce qu'ilsy croient, les autres parce qu'ils redoutent de n'avoir pas l'air d'y croire. Lechristianisme règne donc sans obstacles, de l'aveu de tous; il en résulte, ainsi que jel'ai déjà dit ailleurs, que tout est certain et arrêté dans le monde moral, quoique lemonde politique semble abandonné à la discussion et aux essais des hommes. Ainsil'esprit humain n'aperçoit jamais devant lui un champ sans limite: quelle que soit sonaudace, il sent de temps en temps qu'il doit s'arrêter devant des barrières insurmon-tables. Avant d'innover, il est forcé d'accepter certaines données premières, et de sou-mettre ses conceptions les plus hardies à certaines formes qui le retardent et quil'arrêtent.

L'imagination des Américains, dans ses plus grands écarts, n'a donc qu'une mar-che circonspecte et incertaine; ses allures sont gênées et ses œuvres incomplètes. Ceshabitudes de retenue se retrouvent dans la société politique et favorisent singulière-ment la tranquillité du peuple, ainsi que la durée des institutions qu'il s'est données.La nature et les circonstances avaient fait de l'habitant des États-Unis un hommeaudacieux; il est facile d'en juger, lorsqu'on voit de quelle manière il poursuit lafortune. Si l'esprit des Américains était libre de toute entrave, on ne tarderait pas àrencontrer parmi eux les plus hardis novateurs et les plus implacables logiciens dumonde. Mais les révolutionnaires d'Amérique sont obligés de professer ostensible-ment un certain respect pour la morale et l'équité chrétiennes, qui ne leur permet pasd'en violer aisément les lois lorsqu'elles s'opposent à l'exécution de leurs desseins; ets'ils pouvaient s'élever eux-mêmes au-dessus de leurs scrupules, ils se sentiraientencore arrêtés par ceux de leurs partisans. jusqu'à présent il ne s'est rencontré per-sonne, aux États-Unis, qui ait osé avancer cette maxime: que tout est permis dansl'intérêt de la société. Maxime impie, qui semble avoir été inventée dans un siècle deliberté pour légitimer tous les tyrans à venir.

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Ainsi donc, en même temps que la loi permet au peuple américain de tout faire, lareligion l'empêche de tout concevoir et lui défend de tout oser.

La religion, qui, chez les Américains, ne se mêle jamais directement au gouverne-ment de la société, doit donc être considérée comme la première de leurs institutionspolitiques; car si elle ne leur donne pas le goût de la liberté, elle leur en facilite singu-lièrement l'usage.

C'est aussi sous ce point de vue que les habitants des États-Unis eux-mêmesconsidèrent les croyances religieuses. Je ne sais si tous les Américains ont foi dansleur religion, car qui peut lire au fond des cœurs ? mais je suis sûr qu'ils la croientnécessaire au maintien des institutions républicaines. Cette opinion n'appartient pas àune classe de citoyens ou à un parti, mais à la nation entière; on la retrouve dans tousles rangs.

Aux États-Unis, lorsqu'un homme politique attaque une secte, ce n'est pas uneraison pour que les partisans mêmes de cette secte ne le soutiennent pas; mais s'il atta-que toutes les sectes ensemble, chacun le fuit, et il reste seul.

Pendant que j'étais en Amérique, un témoin se présenta aux assises du comté deChester (État de New York) et déclara qu'il ne croyait pas à l'existence de Dieu et àl'immortalité de l'âme. Le président refusa de recevoir son serment, attendu, dit-il, quele témoin avait détruit d'avance toute la foi qu'on pouvait ajouter à ses paroles 1. Lesjournaux rapportèrent le fait sans commentaire.

Les Américains confondent si complètement dans leur esprit le christianisme et laliberté, qu'il est presque impossible de leur faire concevoir l'un sans l'autre; et ce n'estpoint chez eux une de ces croyances stériles que le passé lègue au présent, et quisemble moins vivre que végéter au fond de l'âme.

J'ai vu des Américains s'associer pour envoyer des prêtres dans les nouveaux Étatsde l'Ouest, et pour y fonder des écoles et des églises; ils craignent que la religion nevienne à se perdre au milieu des bois, et que le peuple qui s'élève ne puisse être aussilibre que celui dont il est sorti. J'ai rencontré des habitants riches de la Nouvelle-Angleterre qui abandonnaient le pays de leur naissance dans le but d'aller jeter, sur lesbords du Missouri ou dans les prairies des Illinois, les fondements du christianisme etde la liberté. C'est ainsi qu'aux États-Unis le zèle religieux s'échauffe sans cesse aufoyer du patriotisme. Vous pensez que ces hommes agissent uniquement dans la con-sidération de l'autre vie, mais vous vous trompez: l'éternité n'est qu'un de leurs soins.Si vous interrogez ces missionnaires de la civilisation chrétienne, vous serez toutsurpris de les entendre parler si souvent des biens de ce monde, et de trouver despolitiques où vous croyez ne voir que des religieux. « Toutes les républiques améri-caines sont solidaires les unes des autres, vous diront-ils; si les républiques de l'Ouesttombaient dans l'anarchie ou subissaient le joug du despotisme, les institutions répu-blicaines qui fleurissent sur les bords de l'océan Atlantique seraient en grand péril; 1 Voici en quels termes le New York Spectator du 23 août 1831 rapporte le fait: « The court of

common pleas of Chester county (New York) a few days since rejected a witness who declared bisdisbelief in the existence of God. The presiding judge remarked that bc had not before been awarethat there was a man living who did not believe in the existence of God; that this belief constitutedthe sanction of all testimony in a court of justice and that he knew of no case in a christian countrywhere a witness had been permilted to testify without such a belief. »

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nous avons donc intérêt à ce que les nouveaux États soient religieux, afin qu'ils nouspermettent de rester libres. »

Telles sont les opinions des Américains; mais leur erreur est manifeste: car cha-que jour on me prouve fort doctement que tout est bien en Amérique, exceptéprécisément cet esprit religieux que j'admire; et j'apprends qu'il ne manque à la libertéet au bonheur de l'espèce humaine, de l'autre côté de l'Océan, que de croire avecSpinoza à l'éternité du monde, et de soutenir avec Cabanis que le cerveau sécrète lapensée. À cela je n'ai rien à répondre, en vérité, sinon que ceux qui tiennent celangage n'ont pas été en Amérique, et n'ont pas plus vu de peuples religieux que depeuples libres. Je les attends donc au retour.

Il y a des gens en France qui considèrent les institutions républicaines commel'instrument passager de leur grandeur. Ils mesurent des yeux l'espace immense quisépare leurs vices et leurs misères de la puissance et des richesses, et ils voudraiententasser des ruines dans cet abîme pour essayer de le combler. Ceux-là sont à laliberté ce que les compagnies franches du Moyen Âge étaient aux rois; ils font laguerre pour leur propre compte, alors même qu'ils portent ses couleurs: la républiquevivra toujours assez longtemps pour les tirer de leur bassesse présente. Ce n'est pas àeux que je parle; mais il en est d'autres qui voient dans la république un état perma-nent et tranquille, un but nécessaire vers lequel les idées et les mœurs entraînentchaque jour les sociétés modernes, et qui voudraient sincèrement préparer les hom-mes à être libres. Quand ceux-là attaquent les croyances religieuses, ils suivent leurspassions et non leurs intérêts. C'est le despotisme qui peut se passer de la foi, maisnon la liberté. La religion est beaucoup plus nécessaire dans la république qu'ilspréconisent, que dans la monarchie qu'ils attaquent, et dans les républiques démocra-tiques que dans toutes les autres. Comment la société pourrait-elle manquer de périrsi, tandis que le lien politique se relâche, le lien moral ne se resserrait pas ? et quefaire d'un peuple maître de lui-même, s'il n'est pas soumis à Dieu ?

DES PRINCIPALES CAUSES QUI RENDENTLA RELIGION PUISSANTE EN AMÉRIQUE

Soins qu'ont pris les Américains de séparer l'Église de l'État. - Les lois, l'opinion publi-que, les efforts des prêtres eux-mêmes concourent à ce résultat. - C'est à cette cause qu'il fautattribuer la puissance que la religion exerce sur les âmes aux États-Unis. - Pourquoi. - Quelest de nos jours l'état naturel des hommes en matière de religion. - Quelle cause particulière etaccidentelle s'oppose, dans certains pays, à ce que les hommes se conforment à cet état.

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Les philosophes du XVIIIe siècle expliquaient d'une façon toute simple l'affaiblis-sement graduel des croyances. Le zèle religieux, disaient-ils, doit s'éteindre à mesureque la liberté et les lumières augmentent. Il est fâcheux que les faits ne s'accordentpoint avec cette théorie.

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Il y a telle population européenne dont l'incrédulité n'est égalée que par l'abrutis-sement et l'ignorance, tandis qu'en Amérique on voit l'un des peuples les plus libres etles plus éclairés du monde remplir avec ardeur tous les devoirs extérieurs de lareligion.

À mon arrivée aux États-Unis, ce fut l'aspect religieux du pays qui frappa d'abordmes regards. A mesure que je prolongeais mon séjour, j'apercevais les grandes consé-quences politiques qui découlaient de ces faits nouveaux.

J'avais vu parmi nous l'esprit de religion et l'esprit de liberté marcher presque tou-jours en sens contraire. Ici, je les retrouvais intimement unis l’un à l'autre: ils ré-gnaient ensemble sur le même sol.

Chaque jour je sentais croître mon désir de connaître la cause de ce phénomène.

Pour l'apprendre, j'interrogeai les fidèles de toutes les communions; je recherchaisurtout la société des prêtres, qui conservent le dépôt des différentes croyances et quiont un intérêt personnel à leur durée. La religion que je professe me rapprochait par-ticulièrement du clergé catholique, et je ne tardai point à lier une sorte d'intimité avecplusieurs de ses membres. À chacun d'eux j'exprimai mon étonnement et j'exposaimes doutes: je trouvai que tous ces hommes ne différaient entre eux que sur desdétails; mais tous attribuaient principalement à la complète séparation de l'Église etde l'État l'empire paisible que la religion exerce en leur pays. Je ne crains pas d'affir-mer que, pendant mon séjour en Amérique, je n'ai pas rencontré un seul homme,prêtre ou laïque, qui ne soit tombé d'accord sur ce point.

Ceci me conduisit à examiner plus attentivement que je ne l'avais fait jusqu'alorsla position que les prêtres américains occupent dans la société politique. Je reconnusavec surprise qu'ils ne remplissent aucun emploi public 1. Je n'en vis pas un seul dansl'administration, et je découvris qu'ils n'étaient pas même représentés au sein desassemblées.

La loi, dans plusieurs États, leur avait fermé la carrière politique 2; l'opinion danstous les autres.

Lorsque enfin je vins à rechercher quel était l'esprit du clergé lui-même, j'aperçusque la plupart de ses membres semblaient s'éloigner volontairement du pouvoir, etmettre une sorte d'orgueil de profession à y rester étrangers.

Je les entendis frapper d'anathème l'ambition et la mauvaise foi, quelles que fus-sent les opinions politiques dont elles prennent soin de se couvrir. Mais j'appris, en 1 À moins que l'on donne ce nom aux fonctions que beaucoup d'entre eux occupent dans les écoles.

La plus grande partie de l'éducation est confiée au clergé.2 Voyez la Constitution de New York, art. 7, § 4.

Idem de la Caroline du Nord, art. 31. de la Virginie.Idem de la Caroline du Sud, art. I, § 23. Idem du Kentucky, art. 2, 26.Idem du Tennessee, art. 8, 1.Idem de la Louisiane, art. 2, § 22.L'article de la Constitution de New York est ainsi conçu: « Les ministres de l'Évangile étant

par leur profession consacrés au service de Dieu, et livrés au soin de diriger les âmes, ne doiventpoint être troublés dans l'exercice de ces importants devoirs; en conséquence, aucun ministre del'Évangile ou prêtre, à quelque secte qu'il appartienne, ne pourra être revêtu d'aucunes fonctionspubliques, civiles ou militaires. »

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les écoutant, que les hommes ne peuvent être condamnables aux yeux de Dieu à causede ces mêmes opinions, lorsqu'elles sont sincères, et qu'il n'y a pas plus de péché àerrer en matière de gouvernement, qu'à se tromper sur la manière dont il faut bâtir sademeure ou tracer son sillon.

Je les vis se séparer avec soin de tous les partis, et en fuir le contact avec toutel'ardeur de l'intérêt personnel.

Ces faits achevèrent de me prouver qu'on m'avait dit vrai. Alors je voulus remon-ter des faits aux causes: je me demandai comment il pouvait arriver qu'en diminuantla force apparente d'une religion, on vint à augmenter sa puissance réelle, et je crusqu'il n'était pas impossible de le découvrir.

Jamais le court espace de soixante années ne renfermera toute l'imagination del'homme; les joies incomplètes de ce monde ne suffiront jamais a son cœur. Seul entretous les êtres, l'homme montre un dégoût naturel pour l'existence et un désir immensed'exister: il méprise la vie et craint le néant. Ces différents instincts poussent sanscesse son âme vers la contemplation d'un autre monde, et c'est la religion qui l'yconduit. La religion n'est donc qu'une forme particulière de l'espérance, et elle estaussi naturelle au cœur humain que l'espérance elle-même. C'est par une espèce d'a-berration de l'intelligence, et à l'aide d'une sorte de violence morale exercée sur leurpropre nature, que les hommes s'éloignent des croyances religieuses; une pente invin-cible les y ramène. L'incrédulité est un accident; la foi seule est l'état permanent del'humanité.

En ne considérant les religions que sous un point de vue purement humain, onpeut donc dire que toutes les religions puisent dans l'homme lui-même un élément deforce qui ne saurait jamais leur manquer, parce qu'il tient à l'un des principes consti-tutifs de la nature humaine.

Je sais qu'il y a des temps où la religion peut ajouter à cette influence qui lui estpropre la puissance artificielle des lois et l'appui des pouvoirs matériels qui dirigent lasociété. On a vu des religions intimement unies aux gouvernements de la terre,dominer en même temps les âmes par la terreur et par la foi; mais lorsqu'une religioncontracte une semblable alliance, je ne crains pas de le dire, elle agit comme pourraitle faire un homme: elle sacrifie l'avenir en vue du présent, et en obtenant une puis-sance qui ne lui est point due, elle expose son légitime Pouvoir.

Lorsqu'une religion ne cherche à fonder son empire que sur le désir d'immortalitéqui tourmente également le cœur de tous les hommes, elle peut viser à l'universalité;mais quand elle vient à s'unir à un gouvernement, il lui faut adopter des maximes quine sont applicables qu'à certains peuples. Ainsi donc, en s'alliant à un pouvoirpolitique, la religion augmente sa puissance sur quelques-uns, et perd l'espérance derégner sur tous.

Tant qu'une religion ne s'appuie que sur des sentiments qui sont la consolation detoutes les misères, elle peut attirer à elle le cœur du genre humain. Mêlée aux pas-sions amères de ce monde, on la contraint quelquefois à défendre des alliés que lui adonnés l'intérêt plutôt que l'amour; et il lui faut repousser comme adversaires deshommes qui souvent l'aiment encore, tout en combattant ceux auxquels elle s'est unie.La religion ne saurait donc partager la force matérielle des gouvernants, sans secharger d'une partie des haines qu'ils font naître.

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Les puissances politiques qui paraissent le mieux établies n'ont pour garantie deleur durée que les opinions d'une génération, les intérêts d'un siècle, souvent la vied'un homme. Une loi peut modifier l'état social qui semble le plus définitif et le mieuxaffermi, et avec lui tout change.

Les pouvoirs de la société sont tous plus ou moins fugitifs, ainsi que nos annéessur la terre; ils se succèdent avec rapidité comme les divers soins de la vie; et l'on n'ajamais vu de gouvernement qui se soit appuyé sur une disposition invariable du cœurhumain, ni qui ait pu se fonder sur un intérêt immortel.

Aussi longtemps qu'une religion trouve sa force dans des sentiments, des instincts,des passions qu'on voit se reproduire de la même manière à toutes les époques del'histoire, elle brave l'effort du temps, ou du moins elle ne saurait être détruite que parune autre religion. Mais quand la religion veut s'appuyer sur les intérêts de ce monde,elle devient presque aussi fragile que toutes les puissances de la terre. Seule, elle peutespérer l'immortalité; liée à des pouvoirs éphémères, elle suit leur fortune, et tombesouvent avec les passions d'un jour qui les soutiennent.

En s'unissant aux différentes puissances politiques, la religion ne saurait donccontracter qu'une alliance onéreuse. Elle n'a pas besoin de leur secours pour vivre, eten les servant elle peut mourir.

Le danger que je viens de signaler existe dans tous les temps, mais il n'est pastoujours aussi visible.

Il est des siècles où les gouvernements paraissent immortels, et d'autres où l'ondirait que l'existence de la société est plus fragile que celle d'un homme.

Certaines constitutions maintiennent les citoyens dans une sorte de sommeilléthargique, et d'autres les livrent à une agitation fébrile.

Quand les gouvernements semblent si forts et les lois si stables, les hommesn'aperçoivent point le danger que peut courir la religion en s'unissant au pouvoir.

Quand les gouvernements se montrent si faibles et les lois si changeantes, le périlfrappe tous les regards, mais souvent alors il n'est plus temps de s'y soustraire. Il fautdonc apprendre à l'apercevoir de loin.

À mesure qu'une nation prend un état social démocratique, et qu'on voit les socié-tés pencher vers la république, il devient de plus en plus dangereux d'unir la religion àl'autorité; car les temps approchent où la puissance va passer de main en main, où lesthéories politiques se succéderont, où les hommes, les lois, les constitutions elles-mêmes disparaîtront ou se modifieront chaque jour, et cela non durant un temps, maissans cesse. L'agitation et l'instabilité tiennent à la nature des républiques démocrati-ques, comme l'immobilité et le sommeil forment la loi des monarchies absolues.

Si les Américains, qui changent le chef de l'État tous les quatre ans, qui tous lesdeux ans font choix de nouveaux législateurs, et remplacent les administrateurs pro-vinciaux chaque année; si les Américains, qui ont livré le monde politique aux essaisdes novateurs, n'avaient point placé leur religion quelque part en dehors de lui, a quoipourrait-elle se tenir dans le flux et reflux des opinions humaines ? Au milieu de la

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lutte des partis, où serait le respect qui lui est dû ? Que deviendrait son immortalitéquand tout périrait autour d'elle ?

Les prêtres américains ont aperçu cette vérité avant tous les autres, et ils y confor-ment leur conduite. Ils ont vu qu'il fallait renoncer à l'influence religieuse, s'ilsvoulaient acquérir une puissance politique, et ils ont préféré perdre l'appui du pouvoirque partager ses vicissitudes.

En Amérique, la religion est peut-être moins puissante qu'elle ne l'a été dans cer-tains temps et chez certains peuples, mais son influence est plus durable. Elle s'estréduite à ses propres forces, que nul ne saurait lui enlever; elle n'agit que dans uncercle unique, mais elle le parcourt tout entier et y domine sans efforts.

J'entends en Europe des voix qui s'élèvent de toutes parts; on déplore l'absencedes croyances, et l'on se demande quel est le moyen de rendre à la religion quelquereste de son ancien pouvoir.

Il me semble qu'il faut d'abord rechercher attentivement quel devrait être, de nosjours, l'état naturel des hommes en matière de religion. Connaissant alors ce que nouspouvons espérer et avons à craindre, nous apercevrions clairement le but vers lequeldoivent tendre nos efforts.

Deux grands dangers menacent l'existence des religions: les schismes et l'indif-férence.

Dans les siècles de ferveur, il arrive quelquefois aux hommes d'abandonner leurreligion, mais ils n'échappent a son joug que pour se soumettre à celui d'une autre. Lafoi change d'objet, elle ne meurt point. L'ancienne religion excite alors dans tous lescœurs d'ardents amours ou d'implacables haines; les uns la quittent avec colère, lesautres s'y attachent avec une nouvelle ardeur: les croyances diffèrent, l'irréligion estinconnue.

Mais il n'en est point de même lorsqu'une croyance religieuse est sourdementminée par des doctrines que j'appellerai négatives, puisqu'en affirmant la faussetéd'une religion elles n'établissent la vérité d'aucune autre.

Alors il s'opère de prodigieuses révolutions dans l'esprit humain, sans que l'hom-me ait l'air d'y aider par ses passions, et pour ainsi dire sans qu'il s'en doute. On voitdes hommes qui laissent échapper, comme par oubli, l'objet de leurs plus chèresespérances. Entraînés par un courant insensible contre lequel ils n'ont pas le couragede lutter, et auquel pourtant ils cèdent à regret, ils abandonnent la foi qu'ils aimentpour suivre le doute qui les conduit au désespoir.

Dans les siècles que nous venons de décrire, on délaisse ses croyances par froi-deur plutôt que par haine; on ne les rejette point, elles vous quittent. En cessant decroire la religion vraie, l'incrédule continue à la juger utile. Considérant les croyancesreligieuses sous un aspect humain, il reconnaît leur empire sur les mœurs, leur in-fluence sur les lois. Il comprend comment elles peuvent faire vivre les hommes enpaix et les préparer doucement à la mort. Il regrette donc la foi après l'avoir perdue, etprivé d'un bien dont il sait tout le prix, il craint de l'enlever à ceux qui le possèdentencore.

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De son côté, celui qui continue à croire ne craint point d'exposer sa foi à tous lesregards. Dans ceux qui ne partagent point ses espérances, il voit des malheureux plu-tôt que des adversaires; il sait qu'il peut conquérir leur estime sans suivre leur exem-ple; il n'est donc en guerre avec personne; et ne considérant point la société danslaquelle il vit comme une arène où la religion doit lutter sans cesse contre mille enne-mis acharnés, il aime ses contemporains en même temps qu'il condamne leursfaiblesses et s'afflige de leurs erreurs.

Ceux qui ne croient pas, cachant leur incrédulité, et ceux qui croient, montrantleur foi, il se fait une opinion publique en faveur de la religion; on l'aime, on la sou-tient, on l'honore, et il faut pénétrer jusqu'au fond des âmes pour découvrir lesblessures qu'elle a reçues.

La masse des hommes, que le sentiment religieux n'abandonne jamais, ne voitrien alors qui l'écarte des croyances établies. L'instinct d'une autre vie la conduit sanspeine au pied des autels et livre son cœur aux préceptes et aux consolations de la foi.

Pourquoi ce tableau ne nous est-il pas applicable ?

J'aperçois parmi nous des hommes qui ont cessé de croire au christianisme sanss'attacher à aucune religion.

J'en vois d'autres qui sont arrêtés dans le doute, et feignent déjà de ne plus croire.

Plus loin, je rencontre des chrétiens qui croient encore et n'osent le dire.

Au milieu de ces tièdes amis et de ces ardents adversaires, je découvre enfin unpetit nombre de fidèles prêts à braver tous les obstacles et a mépriser tous les dangerspour leurs croyances. Ceux-là ont fait violence à la faiblesse humaine pour s'éleverau-dessus de la commune opinion. Entraînés par cet effort même, ils ne savent plusprécisément où ils doivent s'arrêter. Comme ils ont vu que, dans leur patrie, le pre-mier usage que l'homme a fait de l'indépendance a été d'attaquer la religion, ils redou-tent leurs contemporains et s'écartent avec terreur de la liberté que ceux-ci poursui-vent. L'incrédulité leur paraissant une chose nouvelle, ils enveloppent dans une mêmehaine tout ce qui est nouveau. Ils sont donc en guerre avec leur siècle et leur pays, etdans chacune des opinions qu'on y professe ils voient une ennemie nécessaire de lafoi.

Tel ne devrait pas être de nos jours l'état naturel des hommes en matière dereligion.

Il se rencontre donc parmi nous une cause accidentelle et particulière qui empêchel'esprit humain de suivre sa pente, et le pousse au-delà des limites dans lesquelles ildoit naturellement s'arrêter.

Je suis profondément convaincu que cette cause particulière et accidentelle estl'union intime de la politique et de la religion.

Les incrédules d'Europe poursuivent les chrétiens comme des ennemis politiques,plutôt que comme des adversaires religieux: ils haïssent la foi comme l'opinion d'unparti, bien plus que comme une croyance erronée; et c'est moins le représentant deDieu qu'ils repoussent dans le prêtre, que l'ami du pouvoir.

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En Europe, le christianisme a permis qu'on l'unît intimement aux puissances de laterre. Aujourd'hui ces puissances tombent, et il est comme enseveli sous leurs débris.C'est un vivant qu'on a voulu attacher à des morts: coupez les liens qui le retiennent,et il se relève.

J'ignore ce qu'il faudrait faire pour rendre au christianisme d'Europe l'énergie de lajeunesse. Dieu seul le pourrait; mais du moins il dépend des hommes de laisser à lafoi l'usage de toutes les forces qu'elle conserve encore.

COMMENT LES LUMIÈRES, LES HABITUDESET L'EXPÉRIENCE PRATIQUE DES AMÉRICAINSCONTRIBUENT AU SUCCÈSDES INSTITUTIONS DÉMOCRATIQUES

Ce qu'on doit entendre par les lumières du peuple américain. - L'esprit humain a reçu auxÉtats-Unis une culture moins profonde qu'en Europe. - Mais personne n'est resté dans l'igno-rance. - Pourquoi. - Rapidité avec laquelle la pensée circule dans les États à moitié déserts del'Ouest. - Comment l'expérience pratique sert plus encore aux Américains que les connais-sances littéraires.

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Dans mille endroits de cet ouvrage, j'ai fait remarquer aux lecteurs quelle étaitl'influence exercée par les lumières et les habitudes des Américains sur le maintien deleurs institutions politiques. Il me reste donc maintenant peu de choses nouvelles àdire.

L'Amérique n'a eu jusqu'à présent qu'un très petit nombre d'écrivains remar-quables; elle n'a pas de grands historiens et ne compte pas un poète. Ses habitantsvoient la littérature proprement dite avec une sorte de défaveur; et il y a telle ville dutroisième ordre en Europe qui publie chaque année plus d’œuvres littéraires que lesvingt-quatre États de l'Union pris ensemble.

L'esprit américain s'écarte des idées générales; il ne se dirige point vers les décou-vertes théoriques. La politique elle-même et l'industrie ne sauraient l'y porter. AuxÉtats-Unis, on fait sans cesse des lois nouvelles; mais il ne s'est point encore trouvéde grands écrivains pour y rechercher les principes généraux des lois.

Les Américains ont des jurisconsultes et des commentateurs, les publicistes leurmanquent; et en politique ils donnent au monde des exemples plutôt que des leçons.

Il en est de même pour les arts mécaniques.

En Amérique, on applique avec sagacité les inventions de l'Europe, et après lesavoir perfectionnées, on les adapte merveilleusement aux besoins du pays. Les hom-

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mes y sont industrieux, mais ils n'y cultivent pas la science de l'industrie. On y trouvede bons ouvriers et peu d'inventeurs. Fulton colporta longtemps son génie chez lespeuples étrangers avant de pouvoir le consacrer à son pays.

Celui qui veut juger quel est l'état des lumières parmi les Anglo-Américains estdonc exposé à voir le même objet sous deux différents aspects. S'il ne fait attentionqu'aux savants, il s'étonnera de leur petit nombre; et s'il compte les ignorants, lepeuple américain lui semblera le plus éclairé de la terre.

La population tout entière se trouve placée entre ces deux extrêmes; je l'ai déjà ditailleurs.

Dans la Nouvelle-Angleterre, chaque citoyen reçoit les notions élémentaires desconnaissances humaines; il apprend en outre quelles sont les doctrines et les preuvesde sa religion: on lui fait connaître l'histoire de sa patrie et les traits principaux de laConstitution qui la régit. Dans le Connecticut et le Massachusetts, il est fort rare detrouver un homme qui ne sache qu'imparfaitement toutes ces choses, et celui qui lesignore absolument est en quelque sorte un phénomène.

Quand je compare les républiques grecques et romaines à ces républiques d'Amé-rique, les bibliothèques manuscrites des premières et leur populace grossière, auxmille journaux qui sillonnent les secondes et au peuple éclairé qui les habite; lorsqueensuite je songe à tous les efforts qu'on fait encore pour juger de l'un à l'aide desautres et prévoir, par ce qui est arrivé il y a deux mille ans, ce qui arrivera de nosjours, je suis tenté de brûler mes livres, afin de n'appliquer que des idées nouvelles àun état social si nouveau.

Il ne faut pas, du reste, étendre indistinctement à toute l'Union ce que je dis de laNouvelle-Angleterre. Plus on s'avance à l'Ouest ou vers le Midi, plus l'instruction dupeuple diminue. Dans les États qui avoisinent le golfe du Mexique, il se trouve, ainsique parmi nous, un certain nombre d'individus qui sont étrangers aux éléments desconnaissances humaines; mais on chercherait vainement, aux États-Unis, un seulcanton qui fût plongé dans l'ignorance. La raison en est simple: les peuples de l'Euro-pe sont partis des ténèbres et de la barbarie pour s'avancer vers la civilisation et versles lumières. Leurs progrès ont été inégaux: les uns ont couru dans cette carrière, lesautres n'ont fait en quelque sorte qu'y marcher; plusieurs se sont arrêtés, et ils dormentencore sur le chemin.

Il n'en a point été de même aux États-Unis.

Les Anglo-Américains sont arrivés tout civilisés sur le sol que leur postéritéoccupe; ils n'ont point eu à apprendre, il leur a suffi de ne pas oublier. Or, ce sont lesfils de ces mêmes Américains qui, chaque année, transportent dans le désert, avec leurdemeure, les connaissances déjà acquises et l'estime du savoir. L'éducation leur a faitsentir l'utilité des lumières, et les a mis en état de transmettre ces mêmes lumières àleurs descendants. Aux États-Unis, la société n'a donc point d'enfance; elle naît à l'âgeviril.

Les Américains ne font aucun usage du mot de paysan; ils n'emploient pas le mot,parce qu'ils n'ont pas l'idée; l'ignorance des premiers âges, la simplicité des champs,la rusticité du village, ne se sont point conservées parmi eux, et ils ne conçoivent ni

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les vertus, ni les vices, ni les habitudes grossières, ni les grâces naïves d'une civilisa-tion naissante.

Aux extrêmes limites des États confédérés, sur les confins de la société et dudésert, se tient une population de hardis aventuriers qui, pour fuir la pauvreté prête àles atteindre sous le toit paternel, n'ont pas craint de s'enfoncer dans les solitudes del'Amérique et d'y chercher une nouvelle patrie. À peine arrivé sur le lieu qui doit luiservir d'asile, le pionnier abat quelques arbres à la hâte et élève une cabane sous lafeuillée. Il n'y a rien qui offre un aspect plus misérable que ces demeures isolées. Levoyageur qui s'en approche vers le soir aperçoit de loin reluire, à travers les murs, laflamme du foyer; et la nuit, si le vent vient à s'élever, il entend le toit de feuillages'agiter avec bruit au milieu des arbres de la forêt. Qui ne croirait que cette pauvrechaumière sert d'asile à la grossièreté et à l'ignorance ? Il ne faut pourtant établiraucuns rapports entre le pionnier et le lieu qui lui sert d'asile. Tout est primitif etsauvage autour de lui, mais lui est pour ainsi dire le résultat de dix-huit siècles detravaux et d'expérience. Il porte le vêtement des villes, en parle la langue; sait lepassé, est curieux de l'avenir, argumente sur le présent; c'est un homme très civilisé,qui, pour un temps, se soumet à vivre au milieu des bois, et qui s'enfonce dans lesdéserts du Nouveau Monde avec la Bible, une hache et des journaux.

Il est difficile de se figurer avec quelle incroyable rapidité la pensée circule dansle sein de ces déserts 1.

Je ne crois point qu'il se fasse un aussi grand mouvement intellectuel dans les can-tons de France les plus éclairés et les plus peuplés 2.

On ne saurait douter qu'aux États-Unis l'instruction du peuple ne serve puissam-ment au maintien de la république démocratique. Il en sera ainsi, je pense, partout oùl'on ne séparera point l'instruction qui éclaire l'esprit, de l'éducation qui règle lesmœurs.

Toutefois, je ne m'exagère point cet avantage, et je suis plus loin encore de croire,ainsi qu'un grand nombre de gens en Europe, qu'il suffise d'apprendre aux hommes àlire et à écrire pour en faire aussitôt des citoyens.

Les véritables lumières naissent principalement de l'expérience, et si l'on n'avaitpas habitué peu à peu les Américains à se gouverner eux-mêmes, les connaissances

1 J'ai parcouru une partie des frontières des États-Unis sur une espèce de charrette découverte qu'on

appelait la malle. Nous marchions grand train nuit et jour par des chemins à peine frayés au milieud'immenses forêts d'arbres verts; lorsque l'obscurité devenait impénétrable, mon conducteurallumait des branches de mélèze, et nous continuions notre route à leur clarté. De loin en loin onrencontrait une chaumière au milieu des bois: c'était l'hôtel de la poste. Le courrier jetait à la portede cette demeure isolée un énorme paquet de lettres, et nous reprenions notre course au galop,laissant à chaque habitant du voisinage le soin de venir chercher sa part du trésor.

2 En 1832, chaque habitant du Michigan a fourni 1 fr. 22 c. à la taxe des lettres, et chaque habitantdes Florides 1 fr. 5 c. [Voyez National Calendar, 1833, p. 244.] Dans la même année, chaquehabitant du département du Nord a payé à l'État, pour le même objet, 1 fr. 4 c. (Voyez Comptegénéral de l'administration des finances, 1833, p. 623) Or, le Michigan ne comptait encore a cetteépoque que sept habitants par lieue carrée, et la Floride, cinq: l'instruction était moins répandue etl'activité moins grande dans ces deux districts que dans la plupart des États de l'Union, tandis quele département du Nord, qui renferme 3 400 individus par lieue carrée, forme une des portions lesplus éclairées et les plus industrielles de la France.

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littéraires qu'ils possèdent ne leur seraient point aujourd'hui d'un grand secours pour yréussir.

J'ai beaucoup vécu avec le peuple aux États-Unis, et je ne saurais dire combien j'aiadmiré son expérience et son bon sens.

N'amenez pas l'Américain à parler de l'Europe; il montrera d'ordinaire une grandeprésomption et un assez sot orgueil. Il se contentera de ces idées générales etindéfinies qui, dans tous les pays, sont d'un si grand secours aux ignorants. Maisinterrogez-le sur son pays, et vous verrez se dissiper tout à coup le nuage quienveloppait son intelligence: son langage deviendra clair, net et précis, comme sapensée. Il vous apprendra quels sont ses droits et de quels moyens il doit se servirpour les exercer; il saura suivant quels usages se mène le monde politique. Vous aper-cevrez que les règles de l'administration lui sont connues et qu'il s'est rendu familierle mécanisme des lois. L'habitant des États-Unis n'a pas puisé dans les livres cesconnaissances pratiques et ces notions positives: son éducation littéraire a pu lepréparer à les recevoir, mais ne les lui a point fournies.

C'est en participant à la législation que l'Américain apprend à connaître les lois;c'est en gouvernant qu'il s'instruit des formes du gouvernement. Le grand oeuvre de lasociété s'accomplit chaque jour sous ses yeux, et pour ainsi dire dans ses mains.

Aux États-Unis, l'ensemble de l'éducation des hommes est dirigé vers la politique;en Europe, son but principal est de préparer à la vie privée. L'action des citoyens dansles affaires est un fait trop rare pour être prévu d'avance.

Dès qu'on jette les regards sur les deux sociétés, ces différences se révèlent jusquedans leur aspect extérieur.

En Europe, nous faisons souvent entrer les idées et les habitudes de l'existenceprivée dans la vie publique, et comme il nous arrive de passer tout à coup de l'inté-rieur de la famille au gouvernement de l'État, on nous voit souvent discuter les grandsintérêts de la société de la même manière que nous conversons avec nos amis.

Ce sont, au contraire, les habitudes de la vie publique que les Américains trans-portent presque toujours dans la vie privée. Chez eux, l'idée du jury se découvreparmi les jeux de l'école, et l'on retrouve les formes parlementaires jusque dans l'ordred'un banquet.

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QUE LES LOIS SERVENT PLUS AU MAINTIENDE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE AUX ÉTATS-UNISQUE LES CAUSES PHYSIQUES,ET LES MŒURS PLUS QUE LES LOIS

Tous les peuples de l'Amérique ont un état social démocratique. - Cependant les institu-tions démocratiques ne se soutiennent que chez les Anglo-Américains. - Les Espagnols del'Amérique du Sud, aussi favorisés par la nature physique que les Anglo-Américains, nepeuvent supporter la république démocratique. - Le Mexique, qui a adopté la Constitution desÉtats-Unis, ne le peut. - Les Anglo-Américains de l'Ouest la supportent avec plus de peineque ceux de l'Est. Raisons de ces différences.

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J'ai dit qu'il fallait attribuer le maintien des institutions démocratiques des États-Unis aux circonstances, aux lois et aux mœurs 1.

La plupart des Européens ne connaissent que la première de ces trois causes, et ilslui donnent une importance prépondérante qu'elle n'a pas.

Il est vrai que les Anglo-Américains ont apporté dans le Nouveau Monde l'égalitédes conditions. jamais on ne rencontra parmi eux ni roturiers ni nobles; les préjugésde naissance y ont toujours été aussi inconnus que les préjugés de profession. L'étatsocial se trouvant ainsi démocratique, la démocratie n'eut pas de peine à établir sonempire.

Mais ce fait n'est point particulier aux États-Unis; presque toutes les coloniesd'Amérique ont été fondées par des hommes égaux entre eux ou qui le sont devenusen les habitant. Il n'y a pas une seule partie du Nouveau Monde où les Européensaient pu créer une aristocratie.

Cependant les institutions démocratiques ne prospèrent qu'aux États-Unis.

L'Union américaine n'a point d'ennemis à combattre. Elle est seule au milieu desdéserts comme une île au sein de l'Océan.

Mais la nature avait isolé de la même manière les Espagnols de l'Amérique duSud, et cet isolement ne les a pas empêchés d'entretenir des armées. Ils se sont fait laguerre entre eux quand les étrangers leur ont manqué. Il n'y a que la démocratieanglo-américaine qui, jusqu'à présent, ait pu se maintenir en paix.

1 Je rappelle ici au lecteur le sens général dans lequel je prends le mot mœurs; j'entends par ce mot

l'ensemble des dispositions intellectuelles et morale, que les hommes apportent dans l'état desociété.

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Le territoire de l'Union présente un champ sans bornes à l'activité humaine; iloffre un aliment inépuisable à l'industrie et au travail. L'amour des richesses y prenddonc la place de l'ambition, et le bien-être y éteint l'ardeur des partis.

Mais dans quelle portion du monde rencontre-t-on des déserts plus fertiles, deplus grands fleuves, des richesses plus intactes et plus inépuisables que dans l'Amé-rique du Sud ? Cependant l'Amérique du Sud ne peut supporter la démocratie. S'ilsuffisait aux peuples pour être heureux d'avoir été placés dans un coin de l'univers etde pouvoir s'étendre à volonté sur des terres inhabitées, les Espagnols de l'Amériqueméridionale n'auraient pas à se plaindre de leur sort. Et quand ils ne jouiraient pointdu même bonheur que les habitants des États-Unis, ils devraient du moins se faireenvier des peuples de l'Europe. Il n'y a cependant pas sur la terre de nations plusmisérables que celles de l'Amérique du Sud.

Ainsi, non seulement les causes physiques ne peuvent amener des résultats analo-gues chez les Américains du Sud et ceux du Nord, mais elles ne sauraient mêmeproduire chez les premiers quelque chose qui ne fût pas inférieur à ce qu'on voit enEurope, où elles agissent en sens contraire.

Les causes physiques n'influent donc pas autant qu'on le suppose sur la destinéedes nations.

J'ai rencontré des hommes de la Nouvelle-Angleterre prêts à abandonner unepatrie où ils auraient pu trouver l'aisance, pour aller chercher fortune au désert. Prèsde là, j'ai vu la population française du Canada se presser dans un espace trop étroitpour elle, lorsque le même désert était proche; et tandis que l'émigrant des États-Unisacquérait avec le prix de quelques journées de travail un grand domaine, le Canadienpayait la terre aussi cher que s'il eût encore habité la France.

Ainsi la nature, en livrant aux Européens les solitudes du Nouveau Monde, leuroffre des biens dont ils ne savent pas toujours se servir.

J'aperçois chez d'autres peuples de l'Amérique les mêmes conditions de prospéritéque chez les Anglo-Américains, moins leurs lois et leurs mœurs; et ces peuples sontmisérables. Les lois et les mœurs des Anglo-Américains forment donc la raisonspéciale de leur grandeur et la cause prédominante que je cherche.

Je suis loin de prétendre qu'il y ait une bonté absolue dans les lois américaines: jene crois point qu'elles soient applicables à tous les peuples démocratiques; et, parmielles, il en est plusieurs qui, aux États-Unis même, me semblent dangereuses.

Cependant, on ne saurait nier que la législation des Américains, prise dans sonensemble, ne soit bien adaptée au génie du peuple qu'elle doit régir et à la nature dupays.

Les lois américaines sont donc bonnes, et il faut leur attribuer une grande partdans le succès qu'obtient en Amérique le gouvernement de la démocratie; mais je nepense pas qu'elles en soient la cause principale. Et si elles me paraissent avoir plusd'influence sur le bonheur social des Américains que la nature même du pays, d'unautre côté j'aperçois des raisons de croire qu'elles en exercent moins que les mœurs.

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Les lois fédérales forment assurément la portion la plus importante de la légis-lation des États-Unis.

Le Mexique, qui est aussi heureusement situé que l'Union anglo-américaine, s'estapproprie ces mêmes lois, et il ne peut s'habituer au gouvernement de la démocratie.

Il y a donc une raison indépendante des causes physiques et des lois, qui fait quela démocratie peut gouverner les États-Unis.

Mais voici qui prouve plus encore. Presque tous les hommes qui habitent le terri-toire de l'Union sont issus du même sang. Ils parlent la même langue, prient Dieu dela même manière, sont soumis aux mêmes causes matérielles, obéissent aux mêmeslois.

D'où naissent donc les différences qu'il faut observer entre eux ?

Pourquoi, à l'est de l'Union, le gouvernement républicain se montre-t-il fort etrégulier, et procède-t-il avec maturité et lenteur ? Quelle cause imprime à tous sesactes un caractère de sagesse et de durée ?

D'où vient, au contraire, qu'à l'Ouest les pouvoirs de la société semblent marcherau hasard ?

Pourquoi y règne-t-il dans le mouvement des affaires quelque chose de désor-donné, de passionné, on pourrait presque dire de fébrile, qui n'annonce point un longavenir ?

Je ne compare plus les Anglo-Américains à des peuples étrangers; j'oppose main-tenant les Anglo-Américains les uns aux autres, et je cherche pourquoi ils ne seressemblent pas. Ici, tous les arguments tirés de la nature du pays et de la différencedes lois me manquent en même temps. Il faut recourir à quelque autre cause; et cettecause, 0ù la découvrirai-je, sinon dans les mœurs ?

C'est à l'Est que les Anglo-Américains ont contracté le plus long usage du gouver-nement de la démocratie, et qu'ils ont formé les habitudes et conçu les idées les plusfavorables à son maintien. La démocratie y a peu à peu pénétré dans les usages, dansles opinions, dans les formes; on la retrouve dans tout le détail de la vie sociale com-me dans les lois. C'est à l'Est que l'instruction littéraire et l'éducation pratique dupeuple ont été le plus perfectionnées et que la religion s'est le mieux entremêlée à laliberté. Qu'est-ce que toutes ces habitudes, ces opinions, ces usages, ces croyances,sinon ce que j'ai appelé des mœurs ?

À l'Ouest, au contraire, une partie des mêmes avantages manque encore. Beau-coup d'Américains des États de l'Ouest sont nés dans les bois, et ils mêlent à la civili-sation de leurs pères les idées et les coutumes de la vie sauvage. Parmi eux, lespassions sont plus violentes, la morale religieuse moins puissante, les idées moinsarrêtées. Les hommes n'y exercent aucun contrôle les uns sur les autres, car ils seconnaissent à peine. Les nations de l'Ouest montrent donc, jusqu'à un certain point,l'inexpérience et les habitudes déréglées des peuples naissants. Cependant les socié-tés, dans l'Ouest, sont formées d'éléments anciens; mais l'assemblage est nouveau.

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Ce sont donc particulièrement les mœurs qui rendent les Américains des États-Unis, seuls entre tous les Américains, capables de supporter l'empire de la démo-cratie; et ce sont elles encore qui font que les diverses démocraties anglo-américainessont plus ou moins réglées et prospères.

Ainsi, l'on s'exagère en Europe l'influence qu'exerce la position géographique dupays sur la durée des institutions démocratiques. On attribue trop d'importance auxlois, trop peu aux mœurs. Ces trois grandes causes servent sans doute à régler et àdiriger la démocratie américaine; mais s'il fallait les classer, je dirais que les causesphysiques y contribuent moins que les lois, et les lois moins que les mœurs.

Je suis convaincu que la situation la plus heureuse et les meilleures lois ne peu-vent maintenir une constitution en dépit des mœurs, tandis que celles-ci tirent encoreparti des positions les plus défavorables et des plus mauvaises lois, L'importance desmœurs est une vérité commune à laquelle l'étude et l'expérience ramènent sans cesse.Il me semble que je la trouve placée dans mon esprit comme un point central; jel'aperçois au bout de toutes mes idées.

Je n'ai plus qu'un mot à dire sur ce sujet.

Si je ne suis point parvenu à faire sentir au lecteur dans le cours de cet ouvragel'importance que j'attribuais à l'expérience pratique des Américains, à leurs habitudes,à leurs opinions, en un mot à leurs mœurs, dans le maintien de leurs lois, j'ai manquéle but principal que je me proposais en l'écrivant.

LES LOIS ET LES MŒURS SUFFIRAIENT-ELLESPOUR MAINTENIR LES INSTITUTIONS DÉMOCRATIQUESAUTRE PART QU'EN AMÉRIQUE ?

Les Anglo-Américains, transportés en Europe, seraient obligés d'y modifier leurs lois. - Ilfaut distinguer entre les Institutions démocratiques et les institutions américaines. - On peutconcevoir des lois démocratiques meilleures ou du moins différentes de celles que s'estdonnées la démocratie américaine. - L'exemple de l'Amérique prouve seulement qu'il ne fautpas désespérer, à l'aide des lois et des mœurs, de régler la démocratie.

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J'ai dit que le succès des institutions démocratiques aux États-Unis tenait aux loiselles-mêmes et aux mœurs plus qu'à la nature du pays.

Mais s'ensuit-il que ces mêmes causes transportées ailleurs eussent seules lamême puissance, et si le pays ne peut pas tenir lieu des lois et des mœurs, les lois etles mœurs, à leur tour, peuvent-elles tenir lieu du pays ?

Ici l'on concevra sans peine que les éléments de preuves nous manquent: onrencontre dans le Nouveau Monde d'autres peuples que les Anglo-Américains, et ces

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peuples étant soumis aux mêmes causes matérielles que ceux-ci, j'ai pu les comparerentre eux.

Mais hors de l'Amérique il n'y a point de nations qui, privées des mêmes avanta-ges physiques que les Anglo-Américains, aient cependant adopté leurs lois et leursmœurs.

Ainsi nous n'avons point d'objet de comparaison cette matière; on ne peut que ha-sarder des opinions.

Il me semble d'abord qu'il faut distinguer soigneusement les institutions des États-Unis d'avec les institutions démocratiques en général.

Quand je songe à l'état de l'Europe, à ses grands peuples, à ses populeuses cités, àses formidables armées, aux complications de sa politique, je ne saurais croire que lesAnglo-Américains eux-mêmes, transportés avec leurs idées, leur religion, leursmœurs, sur notre sol, pussent y vivre sans modifier considérablement leurs lois.

Mais on peut supposer un peuple démocratique organisé d'une autre manière quele peuple américain.

Est-il donc impossible de concevoir un gouvernement fondé sur les volontésréelles de la majorité, mais où la majorité, faisant violence aux instincts d'égalité quilui sont naturels, en faveur de l'ordre et de la stabilité de l'État, consentirait à revêtirde toutes les attributions du pouvoir exécutif une famille ou un homme ? Ne saurait-on imaginer une société démocratique où les forces nationales seraient plus centrali-sées qu'aux États-Unis, où le peuple exercerait un empire moins direct et moinsirrésistible sur les affaires générales, et où cependant chaque citoyen, revêtu de cer-tains droits, prendrait part, dans sa sphère, à la marche du gouvernement ?

Ce que j'ai vu chez les Anglo-Américains me porte à croire que les institutionsdémocratiques de cette nature, introduites prudemment dans la société, qui s'y mêle-raient peu à peu aux habitudes, et s'y fondraient graduellement avec les opinionsmêmes du peuple, pourraient subsister ailleurs qu'en Amérique.

Si les lois des États-Unis étaient les seules lois démocratiques qu'on doiveimaginer, ou les plus parfaites qu'il soit possible de rencontrer, je conçois qu'on pût enconclure que le succès des lois des États-Unis ne prouve rien pour le succès des loisdémocratiques en général, dans un pays moins favorisé de la nature.

Mais si les lois des Américains me paraissent défectueuses en beaucoup de points,et qu'il me soit aisé de les concevoir autres, la nature spéciale du pays ne me prouvepoint que des institutions démocratiques ne puissent réussir chez un peuple où, lescirconstances physiques se trouvant moins favorables, les lois seraient meilleures.

Si les hommes se montraient différents en Amérique de ce qu'ils sont ailleurs; sileur état social faisait naître chez eux des habitudes et des opinions contraires à cellesqui naissent en Europe de ce même état social, ce qui se passe dans les démocratiesaméricaines n'apprendrait rien sur ce qui doit se passer dans les autres démocraties.

Si les Américains montraient les mêmes penchants que tous les autres peuplesdémocratiques, et que leurs législateurs s'en fussent rapportés à la nature du pays et à

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la faveur des circonstances pour contenir ces penchants dans de justes limites, laprospérité des États-Unis devant être attribuée à des causes purement physiques, neprouverait rien en faveur des peuples qui voudraient suivre leurs exemples sans avoirleurs avantages naturels.

Mais ni l'une ni l'autre de ces suppositions ne se trouvent vérifiées par les faits.

J'ai rencontré en Amérique des passions analogues à celles que nous voyons enEurope: les unes tenaient à la nature même du cœur humain; les autres, à l'état démo-cratique de la société.

C'est ainsi que j'ai retrouvé aux États-Unis l'inquiétude du cœur, qui est naturelleaux hommes quand, toutes les conditions étant à peu près égales, chacun voit lesmêmes chances de s'élever. J'y ai rencontré le sentiment démocratique de l'envieexprimé de mille manières différentes. J'ai remarqué que le peuple y montrait sou-vent, dans la conduite des affaires, un grand mélange de présomption et d'ignorance,et j'en ai conclu qu'en Amérique comme parmi nous, les hommes étaient sujets auxmêmes imperfections et exposés aux mêmes misères.

Mais quand je vins à examiner attentivement l'état de la société, je découvris sanspeine que les Américains avaient fait de grands et heureux efforts pour combattre cesfaiblesses du cœur humain et corriger ces défauts naturels de la démocratie.

Leurs diverses lois municipales me parurent comme autant de barrières qui rete-naient dans une sphère étroite l'ambition inquiète des citoyens, et tournaient au profitde la commune les mêmes passions démocratiques qui eussent pu renverser l'État. Ilme sembla que les législateurs américains étaient parvenus à opposer, non sanssuccès, l'idée des droits aux sentiments de l'envie; aux mouvements continuels dumonde politique, l'immobilité de la morale religieuse; l'expérience du peuple, à sonignorance théorique, et son habitude des affaires, a la fougue de ses désirs.

Les Américains ne s'en sont donc pas rapportés à la nature du pays pour com-battre les dangers qui naissent de leur constitution et de leurs lois politiques. A desmaux qu'ils partagent avec tous les peuples démocratiques, ils ont appliqué des remè-des dont eux seuls, jusqu'à présent, se sont avises; et quoiqu'ils fussent les premiers àen faire l'essai, ils ont réussi.

Les mœurs et les lois des Américains ne sont pas les seules qui puissent conveniraux peuples démocratiques; mais les Américains ont montré qu'il ne faut pas déses-pérer de régler la démocratie à l'aide des lois et des mœurs.

Si d'autres peuples, empruntant à l'Amérique cette idée générale et féconde, sansvouloir du reste imiter ses habitants dans l'application particulière qu'ils en ont faite,tentaient de se rendre propres à l'état social que la Providence impose aux hommes denos jours, et cherchaient ainsi à échapper au despotisme ou à l'anarchie qui les mena-cent, quelles raisons avons-nous de croire qu'ils dussent échouer dans leurs efforts ?

L'organisation et l'établissement de la démocratie parmi les chrétiens est le grandproblème politique de notre temps. Les Américains ne résolvent point sans doute ceproblème, mais ils fournissent d'utiles enseignements à ceux qui veulent le résoudre.

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IMPORTANCE DE CE QUI PRÉCÈDE PAR RAPPORT ÀL'EUROPE

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On découvre aisément pourquoi le me suis livré aux recherches qui précèdent. Laquestion que j'ai soulevée n'intéresse pas seulement les États-Unis, mais le mondeentier; non pas une nation, mais tous les hommes.

Si les peuples dont l'état social est démocratique ne pouvaient rester libres quelorsqu'ils habitent des déserts, il faudrait désespérer du sort futur de l'espèce humaine;car les hommes marchent rapidement vers la démocratie, et les déserts se remplissent.

S'il était vrai que les lois et les mœurs fussent insuffisantes au maintien des insti-tutions démocratiques, quel autre refuge resterait-il aux nations, sinon le despotismed'un seul ?

Je sais que de nos jours il y a bien des gens honnêtes que cet avenir n'effraie guè-re, et qui, fatigués de la liberté, aimeraient à se reposer enfin loin de ses orages.

Mais ceux-là connaissent bien mal le port vers lequel ils se dirigent. Préoccupésde leurs souvenirs, ils jugent le pouvoir absolu par ce qu'il a été jadis, et non par cequ'il pourrait être de nos jours.

Si le pouvoir absolu venait à s'établir de nouveau chez les peuples démocratiquesde l'Europe, je ne doute pas qu'il n'y prît une forme nouvelle et qu'il ne s'y montrâtsous des traits inconnus a nos pères.

Il fut un temps en Europe où la loi, ainsi que le consentement du peuple, avaientrevêtu les rois d'un pouvoir presque saris bornes. Mais il ne leur arrivait presque ja-mais de s'en servir.

Je ne parlerai point des prérogatives de la noblesse, de l'autorité des cours souve-raines, du droit des corporations, des privilèges de province, qui, tout en amortissantles coups de l'autorité, maintenaient dans la nation un esprit de résistance.

Indépendamment de ces institutions politiques, qui, souvent contraires à la libertédes particuliers, servaient cependant à entretenir l'amour de la liberté dans les âmes, etdont, sous ce rapport, l'utilité se conçoit sans peine, les opinions et les mœurs éle-vaient autour du pouvoir royal des barrières moins connues, mais non moins puis-santes.

La religion, l'amour des sujets, la bonté du prince, l'honneur, l'esprit de famille,les préjugés de province, la coutume et l'opinion publique, bornaient le pouvoir desrois, et enfermaient dans un cercle invisible leur autorité.

Alors la constitution des peuples était despotique, et leurs mœurs libres. Lesprinces avaient le droit mais non la faculté ni le désir de tout faire.

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Des barrières qui arrêtaient jadis la tyrannie, que nous reste-t-il aujourd'hui ?

La religion ayant perdu son empire sur les âmes, la borne la plus visible quidivisait le bien et le mal se trouve renversée; tout semble douteux et incertain dans lemonde moral; les rois et les peuples y marchent au hasard, et nul ne saurait dire oùsont les limites naturelles du despotisme et les bornes de la licence.

De longues révolutions ont pour jamais détruit le respect qui environnait les chefsde l'État. Déchargés du poids de l'estime publique, les princes peuvent désormais selivrer sans crainte à l'enivrement du pouvoir.

Quand les rois voient le cœur des peuples qui vient au-devant d'eux, ils sontcléments, parce qu'ils se sentent forts; et ils ménagent l'amour de leurs sujets, parceque l'amour des sujets est l'appui du trône. Il s'établit alors entre le prince et le peupleun échange de sentiments dont la douceur rappelle au sein de la société l'intérieur dela famille. Les sujets, tout en murmurant contre le souverain, s'affligent encore de luidéplaire, et le souverain frappe ses sujets d'une main légère, ainsi qu'un père châtieses enfants.

Mais quand une fois le prestige de la royauté s'est évanoui au milieu du tumultede révolutions ; lorsque les rois, se succédant sur le trône, y ont tour à tour exposé auregard des peuples la faiblesse du droit et la dureté de fait, personne ne voit plus dansle souverain le père de l'État, et chacun y aperçoit un maître. S'il est faible, on leméprise; on le hait s'il est fort. Lui-même est plein de colère et de crainte; il se voitainsi qu'un étranger dans son pays, et il traite ses sujets en vaincus.

Quand les provinces et les villes formaient autant de nations différentes au milieude la patrie commune, chacune d'elles avait un esprit particulier qui s'opposait àl'esprit général de la servitude; mais aujourd'hui que toutes les parties du même empi-re, après avoir perdu leurs franchises, leurs usages, leurs préjugés et jusqu'à leurssouvenirs et leurs noms, se sont habituées à obéir aux mêmes lois, il n'est pas plusdifficile de les opprimer toutes ensemble que d'opprimer séparément l'une d'elles.

Pendant que la noblesse jouissait de son pouvoir, et longtemps encore aprèsqu'elle l'eut perdu, l'honneur aristocratique donnait une force extraordinaire aux résis-tances individuelles.

On voyait alors des hommes qui malgré leur impuissance, entretenaient encoreune haute idée de leur valeur individuelle, et osaient résister isolément à l'effort de lapuissance publique.

Mais de nos jours, où toutes les classes achèvent de se confondre, où l'individudisparaît de plus en plus dans la foule et se perd aisément au milieu de l'obscuritécommune; aujourd'hui que, l'honneur monarchique ayant presque perdu son empiresans être remplacé par la vertu rien ne soutient plus l'homme au-dessus de lui-même,qui peut dire où s'arrêteraient les exigences du pouvoir et les complaisances de lafaiblesse ?

Tant qu'a duré l'esprit de famille, l'homme qui luttait contre la tyrannie n'étaitjamais seul, il trouvait autour de lui des clients, des amis héréditaires, des proches. Etcet appui lui eût-il manqué, il se sentait encore soutenu par ses aïeux et animé par ses

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descendants. Mais quand les patrimoines se divisent, et quand en peu d'années lesraces se confondent, où placer l'esprit de famille ?

Quelle force reste-t-il aux coutumes chez un peuple qui a entièrement changé deface et qui en change sans cesse, où tous les actes de tyrannie ont déjà un précédent,où tous les crimes peuvent s'appuyer sur un exemple, où l'on ne saurait rien rencontrerd'assez ancien pour qu'on redoute de le détruire, ni rien concevoir de si nouveau qu'onne puisse l'oser ?

Quelle résistance offrent des mœurs qui se sont déjà pliées tant de fois ?

Que peut l'opinion publique elle-même, lorsqu'il n'existe pas vingt personnesqu'un lien commun rassemble; quand il ne se rencontre ni un homme, ni une famille,ni un corps, ni une classe, ni une association libre qui puisse représenter et faire agircette opinion ?

Quand chaque citoyen étant également impuissant, également pauvre, égalementisolé, ne peut opposer que sa faiblesse individuelle à la force organisée du gouver-nement ?

Pour concevoir quelque chose d'analogue à ce qui se passerait alors parmi nous,ce n'est point à nos annales qu'on devrait recourir. Il faudrait peut-être interroger lesmonuments de l'antiquité et se reporter à ces siècles affreux de la tyrannie romaine,où les mœurs étant corrompues, les souvenirs effacés, les habitudes détruites, lesopinions chancelantes, la liberté chassée des lois ne sut plus où se réfugier pour trou-ver un asile; où rien ne garantissant plus les citoyens, et les citoyens ne se garantissantplus eux-mêmes, on vit des hommes se jouer de la nature humaine, et des princeslasser la clémence du ciel plutôt que la patience de leurs sujets.

Ceux-là me semblent bien aveugles qui pensent retrouver la monarchie de HenriIV ou de Louis XlV. Quant à moi, lorsque je considère l'état où sont déjà arrivéesplusieurs nations européennes et celui où toutes les autres tendent, je me sens porté àcroire que bientôt parmi elles il ne se trouvera plus de place que pour la libertédémocratique ou pour la tyrannie des Césars.

Ceci ne mérite pas qu'on y songe ? Si les hommes devaient arriver, en effet, à cepoint qu'il fallût les rendre tous libres ou tous esclaves, tous égaux en droits ou tousprivés de droits; si ceux qui gouvernent les sociétés en étaient réduits à cette alter-native d'élever graduellement la foule jusqu'à eux, ou de. laisser tomber tous lescitoyens au-dessous du niveau de l'humanité, n'en serait-ce pas assez pour vaincrebien des doutes, rassurer bien des consciences, et préparer chacun à faire aisément degrands sacrifices ?

Ne faudrait-il pas alors considérer le développement graduel des institutions etdes mœurs démocratiques, non comme le meilleur, mais comme le seul moyen quinous reste d'être libres; et sans aimer le gouvernement de la démocratie, ne serait-onpas disposé à l'adopter comme le remède le mieux applicable et le plus honnête qu'onpuisse opposer aux maux présents de la société ?

Il est difficile de faire participer le peuple au gouvernement; il est plus difficileencore de lui fournir l'expérience et de lui donner les sentiments qui lui manquentpour bien gouverner.

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Les volontés de la démocratie sont changeantes; ses agents, grossiers; ses lois,imparfaites; je l'accorde. Mais s'il était vrai que bientôt il ne dût exister aucun inter-médiaire entre l'empire de la démocratie et le joug d'un seul, ne devrions-nous pasplutôt tendre vers l'un que nous soumettre volontairement à l'autre ? et s'il fallait enfinen arriver à une complète égalité, ne vaudrait-il pas mieux se laisser niveler par laliberté que par un despote ?

Ceux qui, après avoir lu ce livre, jugeraient qu'en l'écrivant j'ai voulu proposer leslois et les mœurs anglo-américaines à l'imitation de tous les peuples qui ont un étatsocial démocratique, ceux-là auraient commis une grande erreur; ils se seraientattachés à la forme, abandonnant la substance même de ma pensée. Mon but a été demontrer, par l'exemple de l'Amérique, que les lois et surtout les mœurs pouvaientpermettre à un peuple démocratique de rester libre. Je suis, du reste, très loin de croireque nous devions suivre l'exemple que la démocratie américaine a donné, et imiter lesmoyens dont elle s'est servie pour atteindre ce but de ses efforts; car je n'ignore pointquelle est l'influence exercée par la nature du pays et les faits antécédents sur lesconstitutions politiques, et je regarderais comme un grand malheur pour le genrehumain que la liberté dût en tous lieux se produire sous les mêmes traits.

Mais je pense que si l'on ne parvient à introduire peu à peu et à fonder enfin parminous des institutions démocratiques, et que si l'on renonce à donner à tous les citoyensdes idées et des sentiments qui d'abord les préparent à la liberté, et ensuite leur enpermettent l'usage, il n'y aura d'indépendance pour personne, ni pour le bourgeois, nipour le noble, ni pour le pauvre, ni pour le riche, mais une égale tyrannie pour tous; etje prévois que si l'on ne réussit point avec le temps à fonder parmi nous l'empirepaisible du plus grand nombre, nous arriverons tôt ou tard au pouvoir illimité d'unseul.

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De la Démocratie en Amérique IDeuxième partie

CHAPITRE XQuelques considérations sur l'étatactuel et l'avenir probable des troisraces qui habitent le territoire desÉtats-Unis

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La tâche principale que je m'étais imposée est maintenant remplie; j'ai montré,autant du moins que je pouvais y réussir, quelles étaient les lois de la démocratieaméricaine; j'ai fait connaître quelles étaient ses mœurs. Je pourrais m'arrêter ici, maisle lecteur trouverait peut-être que je n'ai point satisfait son attente.

On rencontre en Amérique autre chose encore qu'une immense et complètedémocratie; on peut envisager sous plus d'un point de vue les peuples qui habitent leNouveau Monde.

Dans le cours de cet ouvrage, mon sujet m'a souvent amené à parler des Indiens etdes Nègres, mais je n'ai jamais eu le temps de m'arrêter pour montrer quelle positionoccupent ces deux races au milieu du peuple démocratique que j'étais occupe apeindre; j'ai dit suivant quel esprit, à l'aide de quelles lois la confédération anglo-américaine avait été formée; je n'ai pu indiquer qu'en passant, et d'une manière fortincomplète, les dangers qui menacent cette confédération, et il m'a été impossibled'exposer en détail quelles étaient, indépendamment des lois et des mœurs, seschances de durée. En parlant des républiques unies, je n'ai hasardé aucune conjecturesur la permanence des formes républicaines dans le Nouveau Monde, et faisantsouvent allusion à l'activité commerciale qui règne dans l'Union, je n'ai pu cependantm'occuper de l'avenir des Américains comme peuple commerçant.

Ces objets, qui touchent à mon sujet, n'y entrent pas; ils sont américains sans êtredémocratiques, et c'est surtout la démocratie dont j'ai voulu faire le portrait. J'ai doncdû les écarter d'abord; mais je dois y revenir en terminant.

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Le territoire occupé de nos jours, ou réclamé par l'Union américaine, s'étenddepuis l'océan Atlantique jusqu'aux rivages de la mer du Sud. À l'est ou à l'Ouest, seslimites sont donc celles mêmes du continent; il s'avance au midi sur le bord desTropiques, et remonte ensuite au milieu des glaces du Nord.

Les hommes répandus dans cet espace ne forment point, comme en Europe, autantde rejetons d'une même famille. On découvre en eux, dès le premier abord, trois racesnaturellement distinctes, et je pourrais presque dire ennemies. L'éducation, la loi,l'origine, et jusqu'à la forme extérieure des traits, avaient élevé entre elles une barrièrepresque insurmontable; la fortune les a rassemblées sur le même sol, mais elle les amêlées sans pouvoir les confondre, et chacune poursuit à part sa destinée.

Parmi ces hommes si divers, le premier qui attire les regards, le premier enlumière, en puissance, en bonheur, c'est l'homme blanc, l'Européen, l'homme parexcellence; au-dessous de lui paraissent le Nègre et l'Indien.

Ces deux races infortunées n'ont de commun ni la naissance, ni la figure, ni lelangage, ni les mœurs; leurs malheurs seuls se ressemblent. Toutes deux occupent uneposition également inférieure dans le pays qu'elles habitent; toutes deux éprouvent leseffets de la tyrannie; et si leurs misères sont différentes, elles peuvent en accuser lesmêmes auteurs.

Ne dirait-on pas, a voir ce qui se passe dans le monde, que l'Européen est auxhommes des autres races ce que l'homme lui-même est aux animaux ? Il les fait servirà son usage, et quand il ne peut les plier, il les détruit.

L'oppression a enlevé du même coup, aux descendants des Africains , presquetous les privilèges de l'humanité! Le Nègre des États-Unis a perdu jusqu'au souvenirde son pays; il n'entend plus la langue qu'ont parlée ses pères; il a abjuré leur religionet oublié leurs mœurs. En cessant ainsi d'appartenir à l'Afrique, il n'a pourtant acquisaucun droit aux biens de l'Europe; mais il s'est arrêté entre les deux sociétés; il estresté isolé entre les deux peuples; vendu par l'un et répudié par l'autre; ne trouvantdans l'univers entier que le foyer de son maître pour lui offrir l'image incomplète de lapatrie.

Le Nègre n'a point de famille; il ne saurait voir dans la femme autre chose que lacompagne passagère de ses plaisirs, et, en naissant, ses fils sont ses égaux,

Appellerai-je un bienfait de Dieu ou une dernière malédiction de sa colère, cettedisposition de l'âme qui rend l'homme insensible aux misères extrêmes, et souventmême lui donne une sorte de goût dépravé pour la cause de ses malheurs ?

Plongé dans cet abîme de maux, le Nègre sent à peine son infortune; la violencel'avait placé dans l'esclavage, l'usage de la servitude lui a donné des pensées et uneambition d'esclave; il admire ses tyrans plus encore qu'il ne les hait, et trouve sa joieet son orgueil dans la servile imitation de ceux qui l'oppriment.

Son intelligence s'est abaissée au niveau de son âme.

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Le Nègre entre en même temps dans la servitude et dans la vie. Que dis-je ? sou-vent on l'achète dès le ventre de sa mère, et il commence pour ainsi dire à être esclaveavant que de naître.

Sans besoin comme sans plaisir, inutile à lui-même, il comprend, par les pre-mières notions qu'il reçoit de l'existence, qu'il est la propriété d'un autre, dont l'intérêtest de veiller sur ses jours; il aperçoit que le soin de son propre sort ne lui est pasdévolu; l'usage même de la pensée lui semble un don inutile de la Providence, et iljouit paisiblement de tous les privilèges de sa bassesse.

S'il devient libre, l'indépendance lui paraît souvent alors une chaîne plus pesanteque l'esclavage même; car dans le cours de son existence, il a appris à se soumettre àtout, excepté à la raison; et quand la raison devient son seul guide, il ne saurait recon-naître sa voix. Mille besoins nouveaux l'assiègent, et il manque des connaissances etde l'énergie nécessaires pour leur résister. Les besoins sont des maîtres qu'il faut com-battre, et lui n'a appris qu'à se soumettre et à obéir. Il en est donc arrivé à ce comblede misère, que la servitude l'abrutit et que la liberté le fait périr.

L'oppression n'a pas exercé moins d'influence sur les races indiennes, mais ceseffets sont différents.

Avant l'arrivée des Blancs dans le Nouveau Monde, les hommes qui habitaientl'Amérique du Nord vivaient tranquilles dans les bois. Livrés aux vicissitudes ordi-naires de la vie sauvage, ils montraient les vices et les vertus des peuples incivilisés.Les Européens, après avoir dispersé au loin les tribus indiennes dans les déserts, lesont condamnées à une vie errante et vagabonde, pleine d'inexprimables misères.

Les nations sauvages ne sont gouvernées que par les opinions et les mœurs.

En affaiblissant parmi les Indiens de l'Amérique du Nord le sentiment de la patrie,en dispersant leurs familles, en obscurcissant leurs traditions, en interrompant lachaîne des souvenirs, en changeant toutes leurs habitudes, et en accroissant outremesure leurs besoins, la tyrannie européenne les a rendus plus désordonnés et moinscivilisés qu'ils n'étaient déjà. La condition morale et l'état physique de ces peuplesn'ont cessé d'empirer en même temps, et ils sont devenus plus barbares à mesurequ'ils étaient plus malheureux. Toutefois, les Européens n'ont pu modifier entièrementle caractère des Indiens, et avec le pouvoir de les détruire, ils n'ont jamais eu celui deles policer et de les soumettre.

Le Nègre est placé aux dernières bornes de la servitude; l'Indien, aux limitesextrêmes de la liberté. L'esclavage ne produit guère chez le premier des effets plusfunestes que l'indépendance chez le second.

Le Nègre a perdu jusqu'à la propriété de sa personne et il ne saurait disposer de sapropre existence sans commettre une sorte de larcin.

Le sauvage est livré à lui-même dès qu'il peut agir. A peine s'il a connu l'autoritéde la famille; il n'a jamais plié sa volonté devant celle de ses semblables; nul ne lui aappris à discerner une obéissance volontaire d'une honteuse sujétion, et il ignorejusqu'au nom de la loi. Pour lui, être libre, c'est échapper à presque tous les liens dessociétés. Il se complaît dans cette indépendance barbare, et il aimerait mieux périr qued'en sacrifier la moindre partie. La civilisation a peu de prise sur un pareil homme.

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Le Nègre fait mille efforts inutiles pour s'introduire dans une société qui lerepousse; il se plie aux goûts de ses oppresseurs, adopte leurs opinions, et aspire, enles imitant, à se confondre avec eux. On lui a dit dès sa naissance que sa race estnaturellement inférieure à celle des Blancs, et il n'est pas éloigné de le croire, il adonc honte de lui-même. Dans chacun de ses traits il découvre une trace d'esclavage,et, s'il le pouvait, il consentirait avec joie à se répudier tout entier.

L'Indien, au contraire, a l'imagination toute remplie de la prétendue noblesse deson origine. Il vit et meurt au milieu de ces rêves de son orgueil. Loin de vouloir plierses mœurs aux nôtres, il s'attache à la barbarie comme à un signe distinctif de sa race,et il repousse la civilisation moins encore peut-être en haine d'elle que dans la craintede ressembler aux Européens 1.

A la perfection de nos arts, il ne veut opposer que les ressources du désert; à notretactique, que son courage indiscipliné; à la profondeur de nos desseins, que les ins-tincts spontanés de sa nature sauvage. Il succombe dans cette lutte inégale.

Le Nègre voudrait se confondre avec l'Européen, et il ne le peut. L'Indien pourraitjusqu'à un certain point y réussir, mais il dédaigne de le tenter. La servilité de l'un lelivre à l'esclavage, et l'orgueil de l'autre à la mort.

Je me souviens que, parcourant les forêts qui couvrent encore l'État d'Alabama, jeparvins un jour auprès de la cabane d'un pionnier. Je ne voulus point pénétrer dans lademeure de l'Américain, mais j'allai me reposer quelques instants sur le bord d'unefontaine qui se trouvait non loin de là dans le bois. Tandis que j'étais en cet endroit, ily vint une Indienne (nous nous trouvions alors près du territoire occupé par la nationdes Creeks); elle tenait par la main une petite fille de cinq à six ans, appartenant à larace blanche, et que je supposai être la fille du pionnier. Une Négresse les suivait. Ilrégnait dans le costume de l'Indienne une sorte de luxe barbare: des anneaux de métalétaient suspendus à ses narines et à ses oreilles; ses cheveux, mêlés de grains de verre,tombaient librement sur ses épaules, et je vis qu'elle n'était point épouse, car elle por-tait encore le collier de coquillages que les vierges ont coutume de déposer sur la cou-che nuptiale; la Négresse était revêtue d'habillements européens presque en lambeaux.

1 L'indigène de l'Amérique du Nord conserve ses opinions et jusqu'au moindre détail de ses

habitudes avec une inflexibilité qui n'a point d'exemple dans l'histoire. Depuis plus de deux centsans que les tribus errantes de l'Amérique du Nord ont des rapports journaliers avec la race blanche,ils ne lui ont emprunté pour ainsi dire ni une idée ni un usage. Les hommes d'Europe ontcependant exercé une très grande influence sur les sauvages. Ils ont rendu le caractère indien plusdésordonné, niais ils ne l'ont pas rendu plus européen.

Me trouvant dans J'été de 1831 derrière le lac Michigan, dans un lieu nommé Green-Bay, quisert d'extrême frontière aux États-Unis du côté des Indiens du Nord-Ouest, je fis connaissanceavec un officier américain, le major H., qui, un jour, après m'avoir beaucoup parlé de l'inflexibilitédu caractère indien, me raconta le fait suivant: « J'ai connu autrefois, me dit-il, un jeune Indien quiavait été élevé dans un collège de la Nouvelle-Angleterre. Il y avait obtenu de grands succès, et yavait pris tout l'aspect extérieur d'un homme civilisé. Lorsque la guerre éclata entre nous et lesAnglais, en 1810, je revis ce jeune homme; il servait alors dans notre armée, à la tête des guerriersde sa tribu. Les Américains n'avaient admis les Indiens dans leurs rangs qu'à la condition qu'ilss'abstiendraient de l'horrible usage de scalper les vaincus. Le soir de la bataille de ***, C vints'asseoir auprès du feu de notre bivouac; je lui demandai ce qui lui était arrivé dans la journée; ilme le raconta, et s'animant par degrés aux souvenirs de ses exploits, il finit par entrouvrir son habiten me disant:“ Ne me trahissez pas, mais voyez ! ” Je vis en effet, ajouta le major H., entre soncorps et sa chemise, la chevelure d'un Anglais encore toute dégouttante de sang. »

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Elles vinrent s'asseoir toutes trois sur les bords de la fontaine, et la jeune sauvage,prenant l'enfant dans ses bras, lui prodiguait des caresses qu'on aurait pu croiredictées par le cœur d'une mère; de son côté, la Négresse cherchait par mille innocentsartifices à attirer l'attention de la petite créole. Celle-ci montrait dans ses moindresmouvements un sentiment de supériorité qui contrastait étrangement avec sa faiblesseet son âge; on eût dit qu'elle usait d'une sorte de condescendance en recevant les soinsde ses compagnes.

Accroupie devant sa maîtresse, épiant chacun de ses désirs, la Négresse semblaitégalement partagée entre un attachement presque maternel et une crainte servile;tandis qu'on voyait régner jusque dans l'effusion de tendresse de la femme sauvage unair libre, fier et presque farouche.

Je m'étais approché et je contemplais en silence ce spectacle; ma curiosité déplutsans doute à l'Indienne, car elle se leva brusquement, poussa l'enfant loin d'elle avecune sorte de rudesse, et, après m'avoir lancé un regard irrité, s'enfonça dans le bois.

Il m'était souvent arrivé de voir réunis dans les mêmes lieux des individus appar-tenant aux trois races humaines qui peuplent l'Amérique du Nord; j'avais déjà reconnudans mille effets divers la prépondérance exercée par les Blancs; mais il se rencon-trait, dans le tableau que je viens de décrire, quelque chose de particulièrement tou-chant: un lien d'affection réunissait ici les opprimés aux oppresseurs, et la nature, ens'efforçant de les rapprocher, rendait plus frappant encore l'espace immense qu'a-vaient mis entre eux les préjugés et les lois.

ÉTAT ACTUEL ET AVENIR PROBABLEDES TRIBUS INDIENNES QUI HABITENTLE TERRITOIRE POSSÉDÉ PAR L'UNION

Disparition graduelle des races indigènes. - Comment elle s'opère. Misères qui accompa-gnent les migrations forcées des Indiens. Les sauvages de l'Amérique du Nord n'avaient quedeux moyens d'échapper à la destruction : la guerre ou la civilisation. - Ils ne peuvent plusfaire la guerre. -Pourquoi ils ne veulent pas se civiliser lorsqu'ils pourraient le faire, et ne lepeuvent plus quand ils arrivent à le vouloir. - Exemple des Creeks et des Cherokees. – Politi-que des États particuliers envers ces Indiens. - Politique du gouvernement fédéral.

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Toutes les tribus indiennes qui habitaient autrefois le territoire de la Nouvelle-Angleterre, les Narragansetts, les Mohicans, les Pecots, ne vivent plus que dans lesouvenir des hommes; les Lénapes, qui reçurent Penn, il y a cent cinquante ans, surles rives de la Delaware, sont aujourd'hui disparus. J'ai rencontré les derniers desIroquois: ils demandaient l'aumône. Toutes les nations que je viens de nommers'étendaient jadis jusque sur les bords de la mer; maintenant il faut faire plus de centlieues dans l'intérieur du continent pour rencontrer un Indien. Ces sauvages n'ont pas

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seulement reculé, ils sont détruits 1. A mesure que les indigènes s'éloignent et meu-rent, à leur place vient et grandit sans cesse un peuple immense. On n'avait jamais vuparmi les nations un développement si prodigieux, ni une destruction si rapide.

Quant à la manière dont cette destruction s'opère, il est facile de l'indiquer.

Lorsque les Indiens habitaient seuls le désert dont on les exile aujourd'hui, leursbesoins étaient en petit nombre; ils fabriquaient eux-mêmes leurs armes, l'eau desfleuves était leur seule boisson, et ils avaient pour vêtement la dépouille des animauxdont la chair servait à les mourir.

Les Européens ont introduit parmi les indigènes de l'Amérique du Nord les armesà feu, le fer et l'eau-de-vie; ils leur ont appris à remplacer par nos tissus les vêtementsbarbares dont la simplicité indienne s'était jusque-là contentée, En contractant desgoûts nouveaux, les Indiens n'ont pas appris l'art de les satisfaire, et il leur a fallurecourir à l'industrie des Blancs. En retour de ces biens, que lui-même ne savait pointcréer, le sauvage ne pouvait rien offrir, sinon les riches fourrures que ses boisrenfermaient encore. De ce moment, la chasse ne dut pas seulement pourvoir à sesbesoins, mais encore aux passions frivoles de l'Europe. Il ne poursuivit plus les bêtesdes forêts seulement pour se nourrir, mais afin de se procurer les seuls objetsd'échange qu'il pût nous donner 2.

Pendant que les besoins des indigènes s'accroissaient ainsi, leurs ressources necessaient de décroître.

Du jour où un établissement européen se forme dans le voisinage du territoireoccupé par les Indiens, le gibier prend l'alarme 3. Des milliers de sauvages, errantdans les forêts, sans demeures fixes, ne l'effrayaient point; mais à l'instant où lesbruits continus de l'industrie européenne se font entendre en quelque endroit, il com-

1 Dans les treize États originaires, il ne reste plus que 6273 Indiens. (Voyez Documents législatifs,

20e congrès, nº 117, p. 90.)2 MM. Clark et Cass, dans leur rapport au Congrès, le 4 février 1829, p. 23, disaient: « Le temps est

déjà bien loin de nous où les Indiens pouvaient se procurer tes objets nécessaires à leur nourritureet à leurs vêtements sans recourir à l'industrie des hommes civilisés. Au-delà du Mississipi, dansun pays où (on rencontre encore d'immenses troupeaux de buffles, habitent des tribus indiennesqui suivent ces animaux sauvages dans leurs migrations; les Indiens dont nous parlons trouventencore le moyen de vivre en se conformant à tous les usages de leurs pères; mais les bufflesreculent sans cesse. On ne peut plus atteindre maintenant qu'avec des fusils ou des pièges (traps)les bêtes sauvages d'une plus petite espèce, telles que l'ours, le daim, le castor, le rat musqué, quifournissent particulièrement aux Indiens ce qui est nécessaire au soutien de la vie.

« C'est principalement au nord-ouest que les Indiens sont obligés de se livrer à des travauxexcessifs pour nourrir leur famille. Souvent le chasseur consacre plusieurs jours de suite àpoursuivre le gibier sans succès; pendant ce temps, il faut que sa famille se nourrisse d'écorces etde racines, ou qu'elle périsse: aussi il y en a beaucoup qui meurent de faim chaque hiver. »

Les Indiens ne veulent pas vivre comme les Européens: cependant ils ne peuvent se passer desEuropéens, ni vivre entièrement comme leurs pères. On en jugera par ce seul fait, dont je puiseégalement la connaissance à une source officielle. Des hommes appartenant à une tribu indiennedes bords du lac Supérieur avaient tué un Européen; le gouvernement américain défendit detrafiquer avec la tribu dont les coupables faisaient partie, jusqu'à ce que ceux-ci lui eussent étélivrés: ce qui eut lieu.

3 « Il y a cinq ans, dit Volney dans son Tableau des États-Unis, p. 370, en allant de Vincennes àKaskaskias, territoire compris aujourd'hui dans l'État d'Illinois, alors entièrement sauvage (1797),l'on ne traversait point de prairies sans voir des troupeaux de quatre à cinq cents buffles:aujourd'hui il n'en reste plus; ils ont passé le Mississipi à la nage, importunés par les chasseurs, etsurtout par les sonnettes des vaches américaines. »

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mence à fuir et à se retirer vers l'ouest, où son instinct lui apprend qu'il rencontrerades déserts, encore sans bornes. « Les troupeaux de bisons se retirent sans cesse,disent MM. Cass et Clark dans leur rapport au Congrès, 4 février 1829; il y aquelques années, ils s'approchaient encore du pied des Alleghanys; dans quelquesannées, il sera peut-être difficile d'en voir sur les plaines immenses qui s'étendent lelong des montagnes Rocheuses. » On m'a assuré que cet effet de l'approche desBlancs se faisait souvent sentir à deux cents lieues de leur frontière. Leur influences'exerce ainsi sur des tribus dont ils savent à peine le nom, et qui souffrent les mauxde l'usurpation longtemps avant d'en connaître les auteurs 1.

Bientôt de hardis aventuriers pénètrent dans les contrées indiennes; ils s'avancentà quinze ou vingt lieues de l'extrême frontière des Blancs, et vont bâtir la demeure del'homme civilisé au milieu même de la barbarie. Il leur est facile de le faire: lesbornes du territoire d'un peuple chasseur sont mal fixées. Ce territoire d'ailleursappartient à la nation tout entière et n'est précisément la propriété de personne;l'intérêt individuel n'en défend donc aucune partie.

Quelques familles européennes, occupant des points fort éloignés, achèvent alorsde chasser sans retour les animaux sauvages de tout l'espace intermédiaire qui s'étendentre elles. Les Indiens, qui avaient vécu jusque-là dans une sorte d'abondance trou-vent difficilement à subsister, plus difficilement encore à se procurer les objetsd'échange dont ils ont besoin. En faisant fuir leur gibier, c'est comme si on frappait destérilité les champs de nos cultivateurs. Bientôt les moyens d'existence leur manquentpresque entièrement. On rencontre alors ces infortunés rôdant comme des loupsaffamés au milieu de leurs bois déserts. L'amour instinctif de la patrie les attache ausol qui les a vus naître 2 , et ils n'y trouvent plus que la misère et la mort. ils sedécident enfin; ils partent, et suivant de loin dans sa fuite l'élan, le buffle et le castor,ils laissent à ces animaux sauvages le soin de leur choisir une nouvelle patrie. Ce nesont donc pas, à proprement parler, les Européens qui chassent les indigènes del'Amérique, c'est la famine: heureuse distinction qui avait échappé aux ancienscasuistes et que les docteurs modernes ont découverte.

On ne saurait se figurer les maux affreux qui accompagnent ces émigrationsforcées. Au moment où les Indiens ont quitté leurs champs paternels, déjà ils étaientépuisés et réduits. La contrée où ils vont fixer leur séjour est occupée par des peu-plades qui ne voient qu'avec jalousie les nouveaux arrivants. Derrière eux est la faim,devant eux la guerre, partout la misère. Afin d'échapper à tant d'ennemis ils se divi-sent. Chacun d'eux cherche à s'isoler pour trouver furtivement les moyens de soutenirson existence, et vit dans l'immensité des déserts comme le proscrit dans le sein dessociétés civilisées. Le lien social depuis longtemps affaibli se brise alors. Il n'y avaitdéjà plus pour eux de patrie, bientôt il n'y aura plus de peuple; à peine s'il restera desfamilles; le nom commun se perd, la langue s'oublie, les traces de l'origine dispa- 1 On peut se convaincre de la vérité de ce que j'avance ici en consultant le tableau général des tribus

indiennes contenues dans les limites réclamées par les États-Unis. (Documents législatifs, 20econgrès, nº 117, pp. 90-105.) On verra que les tribus du centre de l'Amérique décroissentrapidement, quoique les Européens soient encore très éloignés d'elles.

2 Les Indiens, disent MM. Clark et Cass dans leur rapport au Congres. p. 15, tiennent à leur pays parle même sentiment d'affection qui nous lie au nôtre; et, de plus, ils attachent à l'idée d'aliéner lesterres que le grand Esprit a données a leurs ancêtres certaines idées superstitieuses qui exercentune grande puissance sur les tribus qui n'ont encore rien cédé ou qui n'ont cédé qu'une petiteportion de leur territoire aux Européens. « Nous ne vendons pas le lieu où reposent les cendres denos pères », telle est la première réponse qu'ils font toujours à celui qui leur propose d'acheterleurs champs.

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raissent. La nation a cessé d'exister. Elle vit à peine dans le souvenir des antiquairesaméricains et n'est connue que de quelques érudits d'Europe.

Je ne voudrais pas que le lecteur pût croire que je charge ici mes tableaux. J'ai vude mes propres yeux plusieurs des misères que je viens de décrire; j'ai contemplé desmaux qu'il me serait impossible de retracer.

À la fin de l'année 1831, je me trouvais sur la rive gauche du Mississipi, à un lieunommé par les Européens Memphis. Pendant que j'étais en cet endroit, il y vint unetroupe nombreuse de Choctaws (les Français de la Louisiane les nomment Chactas);ces sauvages quittaient leur pays et cherchaient à passer sur la rive droite duMississipi, où ils se flattaient de trouver un asile que le gouvernement américain leurpromettait. On était alors au cœur de l'hiver, et le froid sévissait cette année-là avecune violence inaccoutumée; la neige avait durci sur la terre, et le fleuve charriaitd'énormes glaçons. Les Indiens menaient avec eux leurs familles; ils traînaient à leursuite des blessés, des malades, des enfants qui venaient de naître, et des vieillards quiallaient mourir. Ils n'avaient ni tentes ni chariots, mais seulement quelques provisionset des armes. Je les vis s'embarquer pour traverser le grand fleuve, et ce spectaclesolennel ne sortira jamais de ma mémoire. On n'entendait parmi cette foule assembléeni sanglots ni plaintes; ils se taisaient. Leurs malheurs étaient anciens et ils lessentaient irrémédiables. Les Indiens étaient déjà tous entrés dans le vaisseau quidevait les porter; leurs chiens restaient encore sur le rivage; lorsque ces animauxvirent enfin qu'on allait s'éloigner pour toujours, ils poussèrent ensemble d'affreuxhurlements, et s'élançant à la fois dans les eaux glacées du Mississipi, ils suivirentleurs maîtres à la nage.

La dépossession des Indiens s'opère souvent de nos jours d'une manière régulièreet pour ainsi dire toute légale.

Lorsque la population européenne commence à s'approcher du désert occupé parune nation sauvage, le gouvernement des États-Unis envoie communément à cettedernière une ambassade solennelle; les Blancs assemblent les Indiens dans une grandeplaine, et après avoir mangé et bu avec eux, ils leur disent: « Que faites-vous dans lepays de vos pères ? Bientôt il vous faudra déterrer leurs os pour y vivre. En quoi lacontrée que vous habitez vaut-elle mieux qu'une autre ? N'y a-t-il des bois, des maraiset des prairies que là où vous êtes, et ne sauriez-vous vivre que sous votre soleil ? Au-delà de ces montagnes que vous voyez à l'horizon, par-delà ce lac qui borde à l'Ouestvotre territoire, on rencontre de vastes contrées où les bêtes sauvages se trouventencore en abondance; vendez-nous vos terres et allez vivre heureux dans ces lieux-là.» Après avoir tenu ce discours, on étale aux yeux des Indiens des armes à feu, desvêtements de laine, des barriques d'eau-de-vie, des colliers de verre, des braceletsd'étain, des pendants d'oreilles et des miroirs 1. Si, à la vue de toutes ces richesses, ils 1 Voyez dans les Documents législatifs du Congrès doc. 117, le récit de ce qui se passe dans ces

circonstances. Ce morceau curieux se trouve dans le rapport déjà cité, fait par MM. Clark 'et LewisCass, au Congrès, le 4 février 1829. M. Cass est aujourd'hui secrétaire d'État de la guerre.

« Quand les Indiens arrivent dans l'endroit où le traité doit avoir lieu, disent MM. Clark etCass, ils sont pauvres et presque nus. Là, ils voient et examinent un très grand nombre d'objetsprécieux pour eux, que les marchands américains ont eu soin d'y apporter. Les femmes et lesenfants qui désirent qu'on pourvoie à leurs besoins commencent alors à tourmenter les hommes demille demandes importunes, et emploient toute leur influence sur ces derniers pour que la ventedes terres ait lieu. L'imprévoyance des Indiens est habituelle et invincible. Pourvoir a ses besoinsimmédiats et gratifier ses désirs présents est la passion irrésistible du sauvage: l'attente d'avantagesfuturs n'agit que faiblement sur lui; il oublie facilement le passé, et ne s'occupe point de l'avenir.

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hésitent encore, on leur insinue qu'ils ne sauraient refuser le consentement qu'on leurdemande, et que bientôt le gouvernement lui-même sera impuissant pour leur garantirla jouissance de leurs droits. Que faire ? À demi convaincus, à moitié contraints, lesIndiens s'éloignent; ils vont habiter de nouveaux déserts où les Blancs ne leslaisseront pas dix ans en paix. C'est ainsi que les Américains acquièrent à vil prix desprovinces entières, que les plus riches souverains de l'Europe ne sauraient payer 1.

Je viens de retracer de grands maux, j'ajoute qu'ils me paraissent irrémédiables. Jecrois que la race indienne de l'Amérique du Nord est condamnée à périr, et je ri, puism'empêcher de penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords del'océan Pacifique, elle aura cessé d'exister 2.

Les Indiens de l'Amérique du Nord n'avaient que deux votes de salut: la guerre oula civilisation; en d'autres termes, il leur fallait détruire les Européens ou devenir leurségaux.

À la naissance des colonies, il leur eût été possible, en unissant leurs forces, de sedélivrer du petit nombre d'étrangers qui venaient d'aborder sur les rivages du conti-nent 3. Plus d'une fois ils ont tenté de le faire et se sont vus sur le point d'y réussir.Aujourd'hui la disproportion des ressources est trop grande pour qu'ils puissent songerà une pareille entreprise. Il s'élève encore cependant, parmi les nations indiennes, des

On demanderait en vain aux Indiens la cession d'une partie de leur territoire, si l'on n'était en étatde satisfaire sur-le-champ leurs besoins. Quand on considère avec impartialité la situation danslaquelle ces malheureux se trouvent, on ne s'étonne pas de l'ardeur qu'ils mettent à obtenirquelques soulagements à leurs maux. »

1 Le 19 mai 1830, M. Ed. Everett affirmait devant la Chambre des représentants que les Américainsavaient déjà acquis par traité, à l'est et à l'ouest du Mississipi, 2 3 0 000 000 d'acres. En 1808, lesOsages cédèrent 48 000 000 d'acres pour une rente de 1 000 dollars. En 1818, les Quapawscédèrent 20 000 000 d'acres pour 4 000 dollars; ils s'étaient réservé un territoire de 1 000 000d'acres afin d'y chasser. Il avait été solennellement juré qu'on le respecterait; mais il n'a pas tardé aêtre envahi comme le reste.

« Afin de nous approprier les terres désertes dont les Indiens réclament la propriété, disait M.Bell, rapporteur du comité des Affaires indiennes au Congrès, le 24 février 1810, nous avonsadopté l'usage de payer aux tribus indiennes ce que vaut leur pays de chasse (hunting-ground)après que le gibier a fui ou a été détruit. Il est plus avantageux et certainement plus conforme auxrègles de la justice et plus humain d'en agir ainsi, que de s'emparer à main armée du territoire dessauvages.

« L'usage d'acheter aux Indiens leur titre de propriété n'est donc autre chose qu'un nouveaumode d'acquisition que l'humanité et l'intérêt (humanity and expediency) ont substitué à laviolence, et qui doit également nous rendre maîtres des terres que nous réclamons en vertu de ladécouverte, et que nous assure d'ailleurs le droit qu'ont les nations civilisées de s'établir sur leterritoire occupé par les tribus sauvages.

« Jusqu'à ce jour, plusieurs causes n'ont cessé de diminuer aux yeux des Indiens le prix du soiqu'ils occupent, et ensuite les mêmes causes les ont portés à nous le vendre sans peine. L'usaged'acheter aux sauvages leur droit d'occupant (right of occupancy) n'a donc jamais pu retarder, dansun degré perceptible, la prospérité des États-Unis. » (Documents législatifs, 21e congrès, nº 227, p.6.)

2 Cette opinion nous a, du reste, paru celle de presque tous les hommes d'État américains. « Si l'onjuge de l'avenir par le passé, disait M. Cass au Congrès, on doit prévoir une diminutionprogressive dans le nombre des Indiens, et s'attendre à l'extinction finale de leur race. Pour que cetévénement n'eût pas lieu, il faudrait que nos frontières cessassent de s'étendre, et que les sauvagesse fixassent au-delà, ou bien qu'il s'opérât un changement complet dans nos rapports avec eux, cequ'il serait peu raisonnable d'attendre. »

3 Voyez entre autres la guerre entreprise par les Wamponoags, et les autres tribus confédérées, sousla conduite de Métacom, en 1675, contre les colons de la Nouvelle-Angleterre, et celle que lesAnglais eurent à soutenir en 1622 dans la Virginie.

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hommes de génie qui prévoient le sort final réservé aux populations sauvages etcherchent à réunir toutes les tribus dans la haine commune des Européens; mais leursefforts sont impuissants. Les peuplades qui avoisinent les Blancs sont déjà tropaffaiblies pour offrir une résistance efficace; les autres, se livrant à cette insouciancepuérile du lendemain qui caractérise la nature sauvage, attendent que le danger seprésente pour s'en occuper; les uns ne peuvent, les autres ne veulent point agir.

Il est facile de prévoir que les Indiens ne voudront jamais se civiliser, ou qu'ilsl'essaieront trop tard, quand ils viendront à le vouloir.

La civilisation est le résultat d'un long travail social qui s'opère dans un mêmelieu, et que les différentes générations se lèguent les unes aux autres en se succédant.Les peuples chez lesquels la civilisation parvient le plus difficilement à fonder sonempire sont les peuples chasseurs. Les tribus de pasteurs changent de lieux, mais ellessuivent toujours dans leurs migrations un ordre régulier, et reviennent sans cesse surleurs pas; la demeure des chasseurs varie comme celle des animaux mêmes qu'ilspoursuivent.

Plusieurs fois on a tenté de faire pénétrer les lumières parmi les Indiens en leurlaissant leurs mœurs vagabondes; les jésuites l'avaient entrepris dans le Canada, lespuritains dans la Nouvelle-Angleterre 1. Les uns et les autres n'ont rien fait de durable.La civilisation naissait sous la hutte et allait mourir dans les bois. La grande faute deces législateurs des Indiens était de ne pas comprendre que, pour parvenir a civiliserun peuple, il faut avant tout obtenir qu'il se fixe, et il ne saurait le faire qu'en cultivantle sol; il s'agissait donc d'abord de rendre les Indiens cultivateurs.

Non seulement les Indiens ne possèdent pas ce préliminaire indispensable de lacivilisation, mais il leur est très difficile de l'acquérir.

Les hommes qui 'se sont une fois livrés à la vie oisive et aventureuse des chas-seurs sentent un dégoût presque insurmontable pour les travaux constants et réguliersqu'exige la culture. On peut s'en apercevoir au sein même de nos sociétés; mais celaest bien plus visible encore chez les peuples pour lesquels les habitudes de chassesont devenues des coutumes nationales.

Indépendamment de cette cause générale, il en est une non moins puissante et quine se rencontre que chez les Indiens. Je l'ai déjà indiquée; je crois devoir y revenir.

Les indigènes de l'Amérique du Nord ne considèrent pas seulement le travailcomme un mal, mais comme un déshonneur, et leur orgueil lutte contre la civilisationpresque aussi obstinément que leur paresse 2.

Il n'y a point d'Indien si misérable qui, sous sa hutte d'écorce, n'entretienne unesuperbe idée de sa valeur individuelle; il considère les soins de l'industrie comme desoccupations avilissantes; il compare le cultivateur au bœuf qui trace un sillon, et dans

1 Voyez les différents historiens de la Nouvelle-Angleterre, Voyez aussi l'Histoire de la Nouvelle-

France, par Charlevoix, et les Lettres édifiantes.2 « Dans toutes les tribus, dit Volney dans son Tableau des États-Unis, p. 423, il existe encore une

génération de vieux guerriers qui, en voyant manier la houe, ne cessent de crier à la dégradationdes mœurs antiques, et qui prétendent que les sauvages ne doivent leur décadence qu'à cesinnovations, et que, pour recouvrer leur gloire et leur puissance, il leur suffirait de revenir à leursmœurs primitives. »

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chacun de nos arts il n'aperçoit que des travaux d'esclaves. Ce n'est pas qu'il n'aitconçu une très haute idée du pouvoir des Blancs et de la grandeur de leur intelligence;mais, s'il admire le résultat de nos efforts, il méprise les moyens qui nous l'ont faitobtenir, et, tout en subissant notre ascendant, il se croit encore supérieur a nous. Lachasse et la guerre lui semblent les seuls soins dignes d'un homme 1. L'Indien, au fondde la misère de ses bois, nourrit donc les mêmes idées, les mêmes opinions que lenoble du Moyen Âge dans son château fort, et il ne lui manque, pour achever de luiressembler, que de devenir conquérant. Ainsi, chose singulière! c'est dans les forêtsdu Nouveau Monde, et non parmi les Européens qui peuplent ses rivages, que seretrouvent aujourd'hui les anciens préjugés de l'Europe.

J'ai cherché plus d'une fois, dans le cours de cet ouvrage, à faire comprendrel'influence prodigieuse que me paraissait exercer l'état social sur les lois et les mœursdes hommes, Qu'on me permette d'ajouter à ce sujet un seul mot.

Lorsque j'aperçois la ressemblance qui existe entre les institutions politiques denos pères, les Germains, et celles des tribus errantes de l'Amérique du Nord, entre lescoutumes retracées par Tacite, et celles dont j'ai pu quelquefois être le témoin, je nesaurais m'empêcher de penser que la même cause a produit, dans les deux hémisphè-res, les mêmes effets, et qu'au milieu de la diversité apparente des choses humaines, iln'est pas impossible de retrouver un petit nombre de faits générateurs dont tous lesautres découlent. Dans tout ce que nous nommons les institutions germaines, je suisdonc tenté de ne voir que des habitudes de barbares, et des opinions de sauvages dansce que nous appelons les idées féodales,

Quels que soient les vices et les préjugés qui empêchent les Indiens de l'Amériquedu Nord de devenir cultivateurs et civilisés, quelquefois la nécessité les y oblige.

Plusieurs nations considérables du Sud, entre autres celles des Cherokees et desCreeks 2, se sont trouvées comme enveloppées par les Européens, qui, débarquant surles rivages de l'Océan, descendant l'Ohio et remontant le Mississipi, arrivaient à la

1 On trouve dans un document officiel la peinture suivante: « Jusqu'à ce qu'un jeune homme ait été

aux prises avec l'ennemi, et puisse se vanter de quelques prouesses, on n'a pour lui aucuneconsidération: on le regarde a peu près comme une femme.

« À leurs grandes danses de guerre, les guerriers viennent l'un après l'autre frapper le poteau,comme ils l'appellent, et racontent leurs exploits: dans cette occasion, leur auditoire est composédes parents, amis et compagnons du narrateur. L'impression profonde que produisent sur eux sesparoles paraît manifestement au silence avec lequel on l'écoute, et se manifeste bruyamment parles applaudissements qui accompagnent la fin de ses récits. Le jeune homme qui n'a rien à raconterdans de semblables réunions se considère comme très malheureux, et il n'est pas sans exemple quede jeunes guerriers dont les passions avaient été ainsi excitées, se soient éloignés tout à coup de ladanse, et, partant seuls, aient été chercher des trophées qu'ils pussent montrer et des aventures dontil leur fût permis de se glorifier. »

2 Ces nations se trouvent aujourd'hui englobées dans les États de Géorgie, de Tennessee, d'Alabamaet de Mississipi. Il y avait jadis au Sud (on en voit les restes) quatre grandes nations: les Choctaws,les Chickasaws, les Creeks et les Cherokees.

Les restes de ces quatre nations formaient encore, en 1830, environ 75 000 individus. Oncompte qu'il se trouve à présent, sur le territoire occupé ou réclamé par l'Union anglo-américaine,environ 300 000 Indiens. (Voyez Proceedings of the Indian Board in the city of New York.) Lesdocuments officiels fournis au Congrès portent ce nombre à 313 130. Le lecteur qui serait curieuxde connaître le nom et la force de toutes les tribus qui habitent le territoire anglo-américain devraconsulter les documents que je viens d'indiquer. (Documents législatifs, 20e congrès, nº 117, pp.90-105.)

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fois autour d'elles. On ne les a point chassées de place en place, ainsi que les tribus duNord, mais on les a resserrées peu à peu dans des limites trop étroites, comme deschasseurs font d'abord l'enceinte d'un taillis avant de pénétrer simultanément dansl'intérieur. Les Indiens, placés alors entre la civilisation et la mort, se sont vus réduitsà vivre honteusement de leur travail comme les Blancs; ils sont donc devenus cultiva-teurs; et sans quitter entièrement ni leurs habitudes, ni leurs mœurs, en ont sacrifié cequi était absolument nécessaire à leur existence.

Les Cherokees allèrent plus loin; ils créèrent une langue écrite, établirent uneforme assez stable de gouvernement; et, comme tout marche d'un pas précipité dans leNouveau Monde, ils eurent un journal 1 avant d'avoir tous des habits.

Ce qui a singulièrement favorisé le développement rapide des habitudes européen-nes chez ces Indiens a été la présence des métis 2. Participant aux lumières de sonpère sans abandonner entièrement les coutumes sauvages de sa race maternelle, lemétis forme le lien naturel entre la civilisation et la barbarie, Partout où les métis sesont multipliés, on a vu les sauvages modifier peu à peu leur état social et changerleurs mœurs 3.

Le succès des Cherokees prouve donc que les Indiens ont la faculté de se civiliser,mais il ne prouve nullement qu'ils puissent y réussir.

Cette difficulté que trouvent les Indiens à se soumettre à la civilisation naît d'unecause générale à laquelle il leur est presque impossible de se soustraire.

Si l'on jette un regard attentif sur l'histoire, on découvre qu'en général les peuplesbarbares se sont élevés peu à peu d'eux-mêmes, et par leurs propres efforts, jusqu'à lacivilisation.

Lorsqu'il leur est arrivé d'aller puiser la lumière chez une nation étrangère, ilsoccupaient alors vis-à-vis d'elle le rang de vainqueurs, et non la position de vaincus.

1 J'ai rapporté cri France un ou deux exemplaires de cette singulière publication.2 Voyez dans le rapport du comité des Affaires indiennes, 21e congrès, nº 227, p. 23, ce qui fait que

les métis se sont multipliés chez les Cherokees; la cause principale remonte à la guerre deI'Indépendance. Beaucoup d'AngIo-Américains de la Géorgie ayant pris parti pour l'Angleterrefurent contraints de se retirer chez les Indiens, et s'y marièrent.

3 Malheureusement les métis ont été en plus petit nombre et ont exercé une moindre influence dansl'Amérique du Nord que partout ailleurs. Deux grandes nations de l'Europe ont peuplé cetteportion du continent américain: les Français et les anglais.

Les premiers n'ont pas tardé à contracter des unions avec les filles des indigènes; mais lemalheur voulut qu'il se trouvât une secrète affinité entre le caractère indien et le leur. Au heu dedonner aux barbares le goût et les habitudes de la vie civilisée, ce sont eux qui souvent se sontattachés avec passion à la vie sauvage: ils sont devenus les hôtes les plus dangereux des déserts, etont conquis l'amitié de l'Indien en exagérant ses vices et ses vertus. M. de Sénonville, gouverneurdu Canada, écrivait à Louis XIV, en 1685 : « On a cru longtemps qu'il fallait approcher lessauvages de nous pour les franciser; on a tout lieu de reconnaître qu'on se trompait. Ceux qui sesont approchés de nous ne se sont pas rendus Français, et les Français qui les ont hantés sontdevenus sauvages. Ils affectent de se mettre comme eux, de vivre comme eux. » (Histoire de laNouvelle-France, par Charlevoix, vol. II, p. 345.)

L'Anglais, au contraire, demeurant obstinément attaché aux opinions, aux usages et auxmoindres habitudes de ses pères. est resté au milieu des solitudes américaines ce qu'il était au seindes villes de l'Europe; il n'a donc voulu établir aucun contact avec des sauvages qu'il méprisait, eta évité avec soin de mêler son sang à celui des barbares. Ainsi, tandis que le Français n'exerçaitaucune influence salutaire sur les Indiens, l'Anglais leur était toujours étranger.

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Lorsque le peuple conquis est éclairé et le peuple conquérant à demi sauvage,comme dans l'invasion de l'Empire romain par les nations du Nord, ou dans celle dela Chine par les Mongols, la puissance que la victoire assure au barbare suffit pour letenir au niveau de l'homme civilisé et lui permettre de marcher son égal, jusqu'à cequ'il devienne son émule; l'un a pour lui la force, l'autre l'intelligence; le premieradmire les sciences et les arts des vaincus, le second envie le pouvoir des vainqueurs.Les barbares finissent par introduire l'homme policé dans leurs palais, et l'hommepolicé leur ouvre à son tour ses écoles. Mais quand celui qui possède la forcematérielle jouit en même temps de la prépondérance intellectuelle, il est rare que levaincu se civilise; il se retire ou est détruit.

C'est ainsi qu'on peut dire d'une manière générale que les sauvages vont chercherla lumière les armes à la main, mais qu'ils ne la reçoivent pas.

Si les tribus indiennes qui habitent maintenant le centre du continent pouvaienttrouver en elles-mêmes assez d'énergie pour entreprendre de se civiliser, elles yréussiraient peut-être. Supérieures alors aux nations barbares qui les environneraient,elles prendraient peu à peu des forces et de l'expérience, et, quand les Européensparaîtraient enfin sur leurs frontières, elles seraient en état, sinon de maintenir leurindépendance, du moins de faire reconnaître leurs droits au sol et de s'incorporer auxvainqueurs. Mais le malheur des Indiens est d'entrer en contact avec le peuple le pluscivilisé, et j'ajouterai le plus avide du globe, alors qu'ils sont encore eux-mêmes àmoitié barbares; de trouver dans leurs instituteurs des maîtres, et de recevoir à la foisl'oppression et la lumière.

Vivant au sein de la liberté des bois, l'Indien de l'Amérique du Nord était misé-rable, mais il ne se sentait inférieur à personne; du moment où il veut pénétrer dans lahiérarchie sociale des Blancs, il ne saurait y occuper que le dernier rang; car il entreignorant et pauvre dans une société où règnent la science et la richesse. Après avoirmené une vie agitée, pleine de maux et de dangers, mais en même temps remplied'émotions et de grandeur 1, il lui faut se soumettre à une existence monotone, obscu- 1 Il y a dans la vie aventureuse des peuples chasseurs je ne sais quel attrait irrésistible qui saisit le

cœur de l'homme et l'entraîne en dépit de sa raison et de l'expérience. On peut se convaincre decette vérité en lisant les Mémoires de Tanner.

Tanner est un Européen qui a été enlevé à l'âge de six ans par les Indiens, et qui est resté trenteans dans les bois avec eux. Il est impossible de rien voit de plus affreux que les misères qu'ildécrit. Il nous montre des tribus saris chefs, des familles sans nations, des hommes isolés, débrismutilés de tribus puissantes, errant au hasard au milieu des glaces et parmi les solitudes désoléesdu Canada. La faim et le froid les poursuivent; chaque jour la vie semble prête à leur échapper.Chez eux les mœurs ont perdu leur empire, les traditions sont sans pouvoir. Les hommes devien-nent de plus en plus barbares. Tanner partage tous ces maux; il connaît son origine européenne; iln'est point retenu de force loin des Blancs; il vient au contraire chaque année trafiquer avec eux,parcourt leurs demeures, voit leur aisance; il sait que du jour où il voudra rentrer au sein de la viecivilisée il pourra facilement y parvenir, et il reste trente ans dans les déserts. Lorsqu'il retourneenfin au mi lieu d'une société civilisée, il confesse que l'existence dont il a décrit les misères apour lui des charmes secrets qu'il ne saurait définir; il y revient sans cesse après l'avoir quittée etne s'arrache à tant de maux qu'avec mille regrets; et lorsqu'il est enfin fixé au milieu des Blancs,plusieurs de ses enfants refusent de venir partager avec lui sa tranquillité et son aisance.

J'ai moi-même rencontré Tanner à l'entrée du lac Supérieur. Il m'a paru ressembler bien plusencore à un sauvage qu'à un homme civilisé.

On ne trouve dans l'ouvrage de Tanner ni ordre ni goût; mais l'auteur y fait, à son insu même,un peinture vivante des préjugés, des passions, des vices, et surtout des misères de ceux au milieudesquels il a vécu.

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re et dégradée. Gagner par de pénibles travaux et au milieu de l'ignominie le pain quidoit le nourrir, tel est à ses yeux l'unique résultat de cette civilisation qu'on lui vante.

Et ce résultat même, il n'est pas toujours sûr de l'obtenir.

Lorsque les Indiens entreprennent d'imiter les Européens leurs voisins, et decultiver comme ceux-ci la terre, ils se trouvent aussitôt exposés aux effets d'uneconcurrence très funeste. Le Blanc est maître des secrets de l'agriculture. L'Indiendébute grossièrement dans un art qu'il ignore. L'un fait croître sans peine de grandesmoissons, l'autre n'arrache des fruits à la terre qu'avec mille efforts.

L'Européen est placé au milieu d'une population dont il connaît et partage lesbesoins.

Le sauvage est isolé au milieu d'un peuple ennemi dont il connaît incomplètementles mœurs, la langue et les lois, et dont pourtant il ne saurait se passer. Ce n'est qu'enéchangeant ses produits contre ceux des Blancs qu'il peut trouver l'aisance, car sescompatriotes ne lui sont plus que d'un faible secours.

Ainsi donc, quand l'Indien veut vendre les fruits de ses travaux, il ne trouve pastoujours l'acheteur que le cultivateur européen découvre sans peine, et il ne sauraitproduire qu'à grands frais ce que l'autre livre à bas prix.

L'Indien ne s'est donc soustrait aux maux auxquels sont exposées les nations bar-bares que pour se soumettre aux plus grandes misères des peuples policés, et ilrencontre presque autant de difficultés à vivre au sein de notre abondance qu'aumilieu de ses forêts.

Chez lui, cependant, les habitudes de la vie errante ne sont pas encore détruites.Les traditions n'ont pas perdu leur empire; le goût de la chasse n'est pas éteint. Lesjoies sauvages qu'il a éprouvées jadis au fond des bois se peignent alors avec de plusvives couleurs à son imagination troublée; les privations qu'il y a endurées luisemblent au contraire moins affreuses, les périls qu'il y rencontrait moins grands.L'indépendance dont il jouissait chez ses égaux contraste avec la position servile qu'iloccupe dans une société civilisée.

D'un autre côté, la solitude dans laquelle il a si longtemps vécu libre est encoreprès de lui; quelques heures de marche peuvent la lui rendre. Du champ à moitiédéfriché dont il tire à peine de quoi se nourrir, les Blancs ses voisins lui offrent unprix qui lui semble élevé. Peut-être cet argent que lui présentent les Européens luipermettrait-il de vivre heureux et tranquille loin d'eux. Il quitte la charrue, reprend sesarmes, et rentre pour toujours au désert 1.

M. le vicomte Ernest de Blosseville, auteur d'un excellent ouvrage sur les colonies pénalesd'Angleterre, a traduit les Mémoires de Tanner. M. de Blosseville a joint à sa traduction des notesd'un grand intérêt qui permettront au lecteur de comparer les faits racontés par Tanner avec ceuxdéjà relatés par un grand nombre d'observateur anciens et modernes.

Tous ceux qui désirent connaître l'état actuel et prévoir la destinée future des races indiennesde l'Amérique du Nord doivent consulter l'ouvrage de M. de Blosseville.

1 Cette influence destructive qu'exercent les peuples très civilisés sur ceux qui le sont moins se faitremarquer chez les Européens eux-mêmes.

Des Français avaient fondé, il y a près d'un siècle, , au milieu du désert, la ville de Vincennessur le Wabash. Ils y vécurent dans une grande abondance jusqu'à l'arrivée des émigrantsaméricains. Ceux-ci commencèrent aussitôt à ruiner les anciens habitants par la concurrence; ils

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On peut juger de la vérité de ce triste tableau par ce qui se passe chez les Creekset les Cherokees, que j'ai cités.

Ces Indiens, dans le peu qu'ils ont fait, ont assurément montré autant de génie na-turel que les peuples de l'Europe dans leurs plus vastes entreprises; mais les nations,comme les hommes, ont besoin de temps pour apprendre, quels que soient leur intel-ligence et leurs efforts.

Pendant que ces sauvages travaillaient à se civiliser, les Européens continuaient àles envelopper de toutes parts et à les resserrer de plus en plus. Aujourd'hui, les deuxraces se sont enfin rencontrées; elles se touchent. L'Indien est déjà devenu supérieur àson père le sauvage, mais il est encore fort inférieur au Blanc son voisin. A l'aide deleurs ressources et de leurs lumières, les Européens n'ont pas tardé à s'approprier laplupart des avantages que la possession du sol pouvait fournir aux indigènes; ils sesont établis au milieu d'eux, se sont emparés de la terre ou l'ont achetée à vil prix, etles ont ruinés par une concurrence que ces derniers ne pouvaient en aucune façon sou-tenir. Isolés dans leur propre pays, les Indiens n'ont plus formé qu'une petite colonied'étrangers incommodes au milieu d'un peuple nombreux et dominateur 1.

Washington avait dit, dans un de ses messages au Congrès: « Nous sommes pluséclairés et plus puissants que les nations indiennes; il est de notre honneur de lestraiter avec bonté et même avec générosité. »

leur achetèrent ensuite leurs terres à vil prix. Au moment où M. de Volney, auquel j'emprunte cedétail, traversa Vincennes, le nombre des Français était réduit à une centaine d'individus, dont laplupart se disposaient à passer à la Louisiane et au Canada. Ces Français étaient des hommeshonnêtes, mais sans lumières et sans industrie; ils avaient contracté une partie des habitudessauvages. Les Américains, qui leur étaient peut-être inférieurs sous te point de vue moral , avaientsur eux une immense supériorité intellectuelle: ils étaient industrieux, instruits, riches et habitués àse gouverner eux-mêmes.

J'ai moi-même vu au Canada, où la différence intellectuelle entre les deux races est bienmoins prononcée, l'Anglais, maître du commerce et de l'industrie dans le pays du Canadien,s'étendre de tous côtés, et resserrer le Français dans des limites trop étroites. De même, à laLouisiane, presque toute l'activité commerciale et industrielle se concentre entre les mains desAnglo-Américains.

Quelque chose de plus frappant encore se passe dans la province du Texas; l'État du Texas faitpartie, comme on sait, du Mexique, et lui sert de frontière du côté des États-Unis. Depuis quelquesannées, les Anglo-Américains pénètrent individuellement dans cette province encore mal peuplée,achètent les terres, s'emparent de l'industrie, et se substituent rapidement à la population originaire.On peut prévoir que si le Mexique ne se hâte d'arrêter ce mouvement, le Texas ne tardera pas à luiéchapper.

Si quelques différences, comparativement peu sensibles dans la civilisation européenne,amènent de pareils résultats, il est facile de comprendre ce qui doit arriver quand la civilisation laplus perfectionnée de l'Europe entre en contact avec la barbarie indienne.

1 Voyez, dans les documents législatifs, 21e congrès, nº 89, les excès de tous genres commis par lapopulation blanche sur le territoire des Indiens. Tantôt les Anglo-Américains s'établissent sur unepartie du territoire, comme si la terre manquait ailleurs, et il faut que les troupes du Congrèsviennent les expulser; tantôt ils enlèvent les bestiaux, brûlent les maisons, coupent les fruits desindigènes ou exercent des violences sur leurs personnes.

Il résulte de toutes ces pièces la preuve que les indigènes sont chaque jour victimes de l'abusde la force. L'Union entretient habituellement parmi les Indiens un agent chargé de la représenter;le rapport de l'agent des Cherokees se trouve parmi les pièces que je cite: le langage de cefonctionnaire est presque toujours favorable aux sauvages. « L'intrusion des Blancs sur le territoiredes Cherokees, dit-il, p. 12, causera la ruine de ceux qui y habitent, et qui y mènent une existencepauvre et inoffensive. » Plus loin on voit que l'État de Géorgie, voulant resserrer les limites desCherokees, procède à un bornage; l'agent fédéral fait remarquer que le bornage n'ayant été fait quepar les Blancs, et non contradictoirement, n'a aucune valent.

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Cette noble et vertueuse politique n'a point été suivie.

À l'avidité des colons se joint d'ordinaire la tyrannie du gouvernement. Quoiqueles Cherokees et les Creeks soient établis sur le sol qu'ils habitaient avant l'arrivée desEuropéens, bien que les Américains aient souvent traite avec eux comme avec desnations étrangères, les États au milieu desquels ils se trouvent n'ont point voulu lesreconnaître pour des peuples indépendants, et ils ont entrepris de soumettre ces hom-mes, à peine sortis des forêts, à leurs magistrats, à leurs coutumes et à leurs lois 1. Lamisère avait poussé ces Indiens infortunés vers la civilisation, l'oppression les repous-se aujourd'hui vers la barbarie. Beaucoup d'entre eux, quittant leurs champs a moitiédéfrichés, reprennent l'habitude de la vie sauvage.

Si l'on fait attention aux mesures tyranniques adoptées par les législateurs desÉtats du Sud, à la conduite de leurs gouverneurs et aux actes de leurs tribunaux, on seconvaincra aisément que l'expulsion complète des Indiens est le but final où tendentsimultanément tous leurs efforts. Les Américains de cette partie de l'Union voientavec jalousie les terres que possèdent les indigènes 2; ils sentent que ces derniers n'ontpoint encore complètement perdu les traditions de la vie sauvage, et avant que lacivilisation les ait solidement attachés au sol, ils veulent les réduire au désespoir et lesforcer à s'éloigner.

Opprimés par les États particuliers, les Creeks et les Cherokees se sont adressésau gouvernement central. Celui-ci n'est point insensible à leurs maux, il voudraitsincèrement sauver les restes des indigènes et leur assurer la libre possession duterritoire que lui-même leur a garantie 3 ; mais quand il cherche à exécuter ce dessein,les États particuliers lui opposent une résistance formidable, et alors il se résout sanspeine à laisser périr quelques tribus sauvages déjà à moitié détruites, pour ne pasmettre l'Union américaine en danger.

Impuissant à protéger les Indiens, le gouvernement fédéral voudrait au moinsadoucir leur sort; dans ce but, il a entrepris de les transporter à ses frais dans d'autreslieux.

Entre les 33º et 37º degrés de latitude nord, s'étend une vaste contrée qui a pris lenom d'Arkansas, du fleuve principal qui l'arrose. Elle borne d'un côté les frontières duMexique, de l'autre les rives du Mississipi. Une multitude de ruisseaux et de rivières

1 En 1829, l'État d'Alabama divise le territoire les Crecks en comtés, et soumet la population

indienne à des magistrats européens. En 1830, !'État de Mississipi assimile les Choctaws et lesChickasaws aux Blancs, et déclare que ceux d'entre eux qui prendront le titre de chef seront punisde 1 000 dollars d'amende et d'un an de prison. Lorsque l'État de Mississipi étendit ainsi ses loissur les Indiens Chactas qui habitaient dans ses limites, ceux-ci s'assemblèrent; leur chef leur fitconnaître quelle était la prétention des Blancs, et leur lut quelques-unes des lois auxquelles onvoulait les soumettre: les sauvages déclarèrent d'une commune voix qu'il valait mieux s'enfoncerde nouveau dans les déserts. [Mississipi papers.]

2 Les Géorgiens, qui se trouvent si incommodés du voisinage des Indiens, occupent un territoire quine compte pas encore plus de sept habitants par mille carré. En France, il y a cent soixante-deuxindividus dans le même espace.

3 En 1818, le Congrès ordonna que le territoire d'Arkansas serait visité par des commissairesAméricains, accompagnés d'une députation de Creeks, de Choctaws et de Chickasaws. Cetteexpédition était commandée par MM. Kennerly, Mc Coy, Wash Flood et John Bell. Voyez lesdifférents rapports des commissaires et leur journal dans les papiers du Congrès, nº 87, Home ofRepresentatives.

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la sillonnent de tous côtés, le climat en est doux et le sol fertile. On n'y rencontre quequelques hordes errantes de sauvages. C'est dans la portion de ce pays, qui avoisine leplus le Mexique, et a une grande distance des établissements américains, que le gou-vernement de l'Union veut transporter les débris des populations indigènes du Sud.

À la fin de l'année 1831, on nous a assuré que 10 000 Indiens avaient déjà été des-cendus sur les rivages de l'Arkansas; d'autres arrivaient chaque jour. Mais le Congrèsn'a pu créer encore une volonté unanime parmi ceux dont il veut régler le sort: les unsconsentent avec joie à s'éloigner du foyer de la tyrannie; les plus éclairés refusentd'abandonner leurs moissons naissantes et leurs nouvelles demeures; ils pensent quesi l’œuvre de la civilisation vient à s'interrompre, on ne la reprendra plus; ils craignentque les habitudes sédentaires, à peine contractées, ne se perdent sans retour au milieude pays encore sauvages, et où rien n'est préparé pour la subsistance d'un peuple culti-vateur; ils savent qu'ils trouveront dans ces nouveaux déserts les hordes ennemies, etpour leur résister ils n'ont plus l'énergie de la barbarie, sans avoir encore acquis lesforces de la civilisation. Les Indiens découvrent d'ailleurs sans peine tout ce qu'il y ade provisoire dans l'établissement qu'on leur propose. Qui leur assurera qu'ilspourront enfin reposer en paix dans leur nouvel asile ? Les États-Unis s'engagent à lesy maintenir; mais le territoire qu'ils occupent maintenant leur avait été garanti jadispar les serments les plus solennels 1. Aujourd'hui le gouvernement américain ne leurôte pas, il est vrai, leurs terres, mais il les laisse envahir. Dans peu d'années, sansdoute, la même population blanche qui se presse maintenant autour d'eux sera denouveau sur leurs pas dans les solitudes d'Arkansas; ils retrouveront alors les mêmesmaux sans les mêmes remèdes; et la terre venant tôt ou tard à leur manquer, il leurfaudra toujours se résigner à mourir.

Il y a moins de cupidité et de violence dans la manière d'agir de l'Union envers lesIndiens que dans la politique suivie par les États; mais les deux gouvernements man-quent également de bonne foi.

Les États, en étendant ce qu'ils appellent le bienfait de leurs lois sur les Indiens,comptent que ces derniers aimeront mieux s'éloigner que de s'y soumettre; et le gou-vernement central, en promettant à ces infortunés un asile permanent dans l'Ouest,n'ignore pas qu'il ne peut le leur garantir 2.

1 On trouve, dans le traité fait avec les Creeks en 1790, cette clause: « Les États-Unis garantissent

solennellement à la nation des Creeks toutes les terres qu'elle possède dans le territoire del'Union. » Le traité conclu en juillet 1791 avec les Cherokees contient ce qui suit: « Les États-Unisgarantissent solennellement à la nation des Cherokees toutes les terres qu'elle n'a point précédem-ment cédées. S'il arrivait qu'un citoyen des États-Unis, ou tout autre qu'un Indien, vînt s'établir surle territoire des Cherokees, les États-Unis déclarent qu'ils retirent à ce citoyen leur protection, etqu'ils le livrent à la nation des Cherokees pour le punir comme bon lui semblera. » Art. 8.

2 Ce qui ne l'empêche pas de le leur promettre de la manière la plus formelle. Voyez la lettre duprésident adressée aux Creeks le 23 mars 1829 (Proceedings of the Indian Board in the city ofNew York, p. 5): « Au-delà du grand fleuve (le Mississipi), votre Père, dit-il, a préparé, pour vousy recevoir, un vaste pays. Là, vos frères les Blancs ne viendront pas vous troubler; ils n'aurontaucuns droits sur vos terres; vous pourrez y vivre vous et vos enfants, au milieu de la paix et del'abondance, aussi longtemps que l'herbe croîtra et que les ruisseaux couleront; elles vous appar-tiendront à toujours. »

Dans une lettre écrite aux Cherokees par le secrétaire du département de la Guerre, le 18 avril18 29, ce fonctionnaire leur déclare qu'ils ne doivent pas se flatter de conserver la jouissance duterritoire qu'ils occupent en ce moment, mais il leur donne cette même assurance positive pour le

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Ainsi, les États, par leur tyrannie, forcent les sauvages à fuir; l'Union, par sespromesses et à l'aide de ses ressources, rend cette fuite aisée. Ce sont des mesuresdifférentes qui tendent au même but 1.

« Par la volonté de notre Père céleste qui gouverne l'univers, disaient les Cherokees dansleur pétition au Congrès 2, la race des hommes rouges d'Amérique est devenue petite; la raceblanche est devenue grande et renommée.

« Lorsque vos ancêtres arrivèrent sur nos rivages, l'homme rouge était fort, et, quoiqu'ilfût ignorant et sauvage, il les reçut avec bonté et leur permit de reposer leurs pieds engourdissur la terre sèche. Nos pères et les vôtres se donnèrent la main en signe d'amitié, et vécurenten paix.

« Tout ce que demanda l'homme blanc pour satisfaire ses besoins, l'Indien s'empressa dele lui accorder. L'Indien était alors le maître, et l'homme blanc le suppliant. Aujourd'hui, lascène est chargée: la force de l'homme rouge est devenue faiblesse. A mesure que ses voisinscroissaient en nombre, son pouvoir diminuait de plus en plus; et maintenant, de tant de tribuspuissantes qui couvraient la surface de ce que vous nommez les États-Unis, à peine en reste-t-il quelques-unes que le désastre universel ait épargnées. Les tribus du Nord, si renomméesjadis parmi nous pour leur puissance, ont déjà a peu près disparu. Telle a été la destinée del'homme rouge d'Amérique.

« Nous voici les derniers de notre race, nous faut-il aussi mourir ?

« Depuis un temps immémorial, notre Père commun, qui est au ciel, a donné à nosancêtres la terre que nous occupons; nos ancêtres nous l'ont transmise comme leur héritage.Nous l'avons conservée avec respect, car elle contient leur cendre. Cet héritage, l'avons-nousjamais cédé ou perdu ? Permettez-nous de vous demander humblement quel meilleur droit unpeuple peut avoir à un pays que le droit d'héritage et la possession immémoriale ? Noussavons que l'État de Géorgie et le président des États-Unis prétendent aujourd'hui que nousavons perdu ce droit. Mais ceci nous semble une allégation gratuite. À quelle époquel'aurions-nous perdu ? Quel crime avons-nous commis qui puisse nous priver de notre patrie ?Nous reproche-t-on d'avoir combattu sous les drapeaux du roi de la Grande-Bretagne lors dela guerre de l'Indépendance ? Si c'est là le crime dont on parle, pourquoi dans le premier traitéqui a suivi cette guerre n'y déclarâtes-vous pas que nous avions perdu la propriété de nosterres ? pourquoi n'insérâtes-vous pas alors dans ce traité un article ainsi conçu: Les États-Unis veulent bien accorder la paix à la nation des Cherokees, mais pour les punir d'avoir prispart à la guerre, il est déclaré qu'on ne les considérera plus que comme fermiers du sol, etqu'ils seront assujettis à s'éloigner quand les États qui les avoisinent demanderont qu'ils lefassent ? C'était le moment de parler ainsi; mais nul ne s'avisa alors d'y penser, et jamais nospères n'eussent consenti à un traité dont le résultat eût été de les priver de leurs droits les plussacrés et de leur ravir leur pays. »

Tel est le langage des Indiens: ce qu'ils disent est vrai; ce qu'ils prévoient mesemble inévitable.

temps où ils seront de l'autre côté du Mississipi (même ouvrage, p. 6): comme si le pouvoir qui luimanque maintenant ne devait pas lui manquer de même alors !

1 Pour se faire une idée exacte de la politique suivie par les États particuliers et par l'Union vis-à-visdes Indiens, il faut consulter: 1º le, lois des États particuliers relatives aux Indiens (ce recueil setrouve dans les documents législatifs, 21, congrès, nº 319); 2º les lois de l'Union relatives au mêmeobjet, et en particulier celle du 30 mars 1802 (ces lois se trouvent dans l'ouvrage de M. Storyintitulé: Laws of the United States); 3º enfin, pour connaître quel est l'état actuel des relations del'Union avec toutes les tribus indiennes, voyez le rapport fait par M. Cass, secrétaire d'État de laGuerre, le 29 novembre 1823.

2 Le 19 novembre 1829. Ce morceau est traduit textuellement.

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De quelque côté qu'on envisage la destinée des indigènes de l'Amérique du Nord,on ne voit que maux irrémédiables: s'ils restent sauvages, on les pousse devant soi enmarchant; s'ils veulent se civiliser, le contact d'hommes plus civilisés qu'eux les livreà l'oppression et à la misère. S'ils continuent à errer de déserts en déserts, ils périssent;s'ils entreprennent de se fixer, ils périssent encore. Ils ne peuvent s'éclairer qu'à l'aidedes Européens, et l'approche des Européens les déprave et les repousse vers la barba-rie. Tant qu'on les laisse dans leurs solitudes, ils refusent de changer leurs mœurs, et iln'est plus temps de le faire quand ils sont enfin contraints de le vouloir.

Les Espagnols lâchent leurs chiens sur les Indiens comme sur des bêtes farouches;ils pillent le Nouveau Monde ainsi qu'une ville prise d'assaut, sans discernement etsans pitié; mais on ne peut tout détruire, la fureur a un terme: le reste des populationsindiennes échappées aux massacres finit par se mêler à ses vainqueurs et par adopterleur religion et leurs mœurs 1.

La conduite des Américains des États-Unis envers les indigènes respire aucontraire le plus pur amour des formes et de la légalité. Pourvu que les Indiens de-meurent dans l'état sauvage, les Américains ne se mêlent nullement de leurs affaireset les traitent en peuples indépendants; ils ne se permettent point d'occuper leursterres sans les avoir dûment acquises au moyen d'un contrat; et si par hasard unenation indienne ne peut plus vivre sur son territoire, ils la prennent fraternellement parla main et la conduisent eux-mêmes mourir hors du pays de ses pères.

Les Espagnols, à l'aide de monstruosités sans exemples, en se couvrant d'unehonte ineffaçable, n'ont pu parvenir à exterminer la race indienne, ni même à l'empê-cher de partager leurs droits; les Américains des États-Unis ont atteint ce double ré-sultat avec une merveilleuse facilité, tranquillement, légalement, philanthropique-ment, sans répandre de sang, sans violer un seul des grands principes de la morale 2aux yeux du monde. On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les loisde l'humanité.

POSITION QU'OCCUPE LA RACE NOIRE 1 Il ne faut pas du reste faire honneur de ce résultat aux Espagnols. Si les tribus indiennes n'avaient

pas déjà été fixées au sol par l'agriculture au moment de l'arrivée des Européens, elles auraientsans doute été détruites dans l'Amérique du Sud comme dans l'Amérique du Nord.

2 Voyez entre autres le rapport fait par M. Bell au nom du comité des Affaires indiennes, le 24février 1830, dans lequel on établit, p. 5, par des raisons très logiques, et où l'on prouve fortdoctement que: « The fundamental principle, chat the Indians had no right by vitue of their ancientpossession either of soil, or sovereignty, has never been abandoned expressly or by implication. »C'est-à-dire que « les Indiens, en venu de leur ancienne possession, n'ont acquis aucun droit depropriété ni de souveraineté, principe fondamental qui n'a jamais été abandonné, ni expressément,ni tacitement. »

En lisant ce rapport, rédigé d'ailleurs par une main habile, on est étonné de la facilité et del'aisance avec lesquelles, dès les premiers mots, l'auteur se débarrasse des arguments fondés sur ledroit naturel et sur la raison, qu'il nomme des principes abstraits et théoriques. Plus j'y songe etplus je pense que la seule différence qui existe entre l'homme civilisé et celui qui ne l'est pas, parrapport à la justice, est celle-ci: l'un conteste à la justice des droits que l'autre se contente de violer.

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AUX ÉTATS-UNIS 1 DANGERSQUE SA PRÉSENCE FAIT COURIR AUX BLANCS

Pourquoi il est plus difficile d'abolir l'esclavage et d'en faire disparaître la trace chez lesModernes que chez les Anciens. - Aux États-Unis, le préjugé des Blancs contre les Noirssemble devenir plus fort à mesure qu'on détruit l'esclavage. - Situation des Nègres dans lesÉtats du Nord et du Sud. - Pourquoi les Américains abolissent l'esclavage. - La servitude, quiabrutit l'esclave, appauvrit le maître. - Différences qu'on remarque entre la rive droite et larive gauche de l'Ohio. - A quoi Il faut les attribuer. - La race noire rétrograde vers le Sud,comme le fait l'esclavage. - Comment ceci s'explique. - Difficultés que rencontrent les Étatsdu Sud à abolir l'esclavage. - Dangers de l'avenir. - Préoccupation des esprits. - Fondationd'une colonie noire en Afrique. - Pourquoi les Américains du Sud, en même temps qu'ils sedégoûtent de l'esclavage, accroissent ses rigueurs.

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Les Indiens mourront dans l'isolement comme ils ont vécu; mais la destinée desNègres est en quelque sorte enlacée dans celle des Européens. Les deux races sontliées l'une à l'autre, sans pour cela se confondre; il leur est aussi difficile de se séparercomplètement que de s'unir.

Le plus redoutable de tous les maux qui menacent l'avenir des États-Unis naît dela présence des Noirs sur leur sol. Lorsqu'on cherche la cause des embarras présentset des dangers futurs de l'Union, on arrive presque toujours à ce premier fait, dequelque point qu'on parte.

Les hommes ont en général besoin de grands et constants efforts pour créer desmaux durables; mais il est un mal qui pénètre dans le monde furtivement: d'abord onl'aperçoit à peine au milieu des abus ordinaires du pouvoir; il commence avec unindividu dont l'histoire ne conserve pas le nom; on le dépose comme un germe mauditsur quelque point du sol; il se nourrit ensuite de lui-même, s'étend sans effort, et croîtnaturellement avec la société qui l'a reçu: ce mal est l'esclavage.

Le christianisme avait détruit la servitude; les chrétiens du seizième siècle l'ontrétablie; ils ne l'ont jamais admise cependant que comme une exception dans leursystème social, et ils ont pris soin de la restreindre à une seule des races humaines. Ilsont ainsi fait à l'humanité une blessure moins large, mais infiniment plus difficile àguérir.

Il faut discerner deux choses avec soin: l'esclavage en lui-même et ses suites. 1 Avant de traiter cette matière, je dois un avertissement au lecteur. Dans un livre dont j'ai déjà parlé

au commencement de cet ouvrage, et qui est sur le point de paraître, M. Gustave de Beaumont,mon compagnon de voyage, a eu pour principal objet de faire connaître en France quelle est laposition des Nègres au milieu de la population blanche des États-Unis. M. de Beaumont a traité àfond une question que mon sujet m'a seulement permis d'effleurer.

Son livre, dont les notes contiennent un très grand nombre de documents législatifs ethistoriques, fort précieux et entièrement inconnus, présente en outre des tableaux dont l'énergie nesaurait être égalée que par la vérité. (.'est l'ouvrage de M. de Beaumont que devront lire ceux quivoudront comprendre à quels excès de tyrannie sont peu à peu poussés les hommes quand une foisils ont commencé à sortir de la nature et de l'humanité.

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Les maux immédiats produits par l'esclavage étaient à peu près les mêmes chezles Anciens qu'ils le sont chez les Modernes, mais les suites de ces maux étaientdifférentes. Chez les Anciens, l'esclave appartenait à la même race que son maître, etsouvent il lui était supérieur en éducation et en lumières 1. La liberté seule lesséparait; la liberté étant donnée, ils se confondaient aisément.

Les Anciens avaient donc un moyen bien simple de se délivrer de l'esclavage etde ses suites; ce moyen était l'affranchissement, et dès qu'ils l'ont employé d'une ma-nière générale, ils ont réussi.

Ce n'est pas que, dans l'Antiquité, les traces de la servitude ne subsistassent enco-re quelque temps après que la servitude était détruite.

Il y a un préjugé naturel qui porte l'homme à mépriser celui qui a été son inférieur,longtemps encore après qu'il est devenu son égal; à l'inégalité réelle que produit lafortune ou la loi, succède toujours une inégalité imaginaire qui a ses racines dans lesmœurs; mais chez les Anciens, cet effet secondaire de l'esclavage avait un terme.L'affranchi ressemblait si fort aux hommes d'origine libre, qu'il devenait bientôt im-possible de le distinguer au milieu d'eux.

Ce qu'il y avait de plus difficile chez les Anciens était de modifier la loi; chez lesModernes, c'est de changer les mœurs, et, pour nous, la difficulté réelle commence oùl'Antiquité la voyait finir.

Ceci vient de ce que chez les Modernes le fait immatériel et fugitif de l'esclavagese combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et permanent de ladifférence de race. Le souvenir de l'esclavage déshonore la race, et la race perpétue lesouvenir de l'esclavage.

Il n'y a pas d'Africain qui soit venu librement sur les rivages du Nouveau Monde;d'où il suit que tous ceux qui s'y trouvent de nos jours sont esclaves ou affranchis.Ainsi, le Nègre, avec l'existence, transmet à tous ses descendants le signe extérieur deson ignominie. La loi peut détruire la servitude; mais il n'y a que Dieu seul qui puisseen faire disparaître la trace.

L'esclave moderne ne diffère pas seulement du maître par la liberté, mais encorepar l'origine. Vous pouvez rendre le Nègre libre, mais vous ne sauriez faire qu'il nesoit pas vis-à-vis de l'Européen dans la position d'un étranger.

Ce n'est pas tout encore: cet homme qui est né dans la bassesse; cet étranger quela servitude a introduit parmi nous, à peine lui reconnaissons-nous les traits générauxde l'humanité. Son visage nous paraît hideux, son intelligence nous semble bornée,ses goûts sont bas; peu s'en faut que nous ne le prenions pour un être intermédiaireentre la brute et l'homme 2.

1 On sait que plusieurs des auteurs les plus célèbres de l'Antiquité étaient ou avaient été des

esclaves: Ésope et Térence sont de ce nombre. Les esclaves n'étaient pas toujours pris parmi lesnations barbares: la guerre mettait des hommes très civilisés dans la servitude.

2 Pour que les Blancs quittassent l'opinion qu'ils ont conçue de l'infériorité intellectuelle et moralede leurs anciens esclaves, il faudrait que les Nègres changeassent, et ils ne peuvent changer tantque subsiste cette opinion.

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Les Modernes, après avoir aboli l'esclavage, ont donc encore à détruire trois pré-jugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui: le préjugé du maître, le préjugéde race, et enfin le préjugé du Blanc.

Il nous est fort difficile, à nous qui avons eu le bonheur de naître au milieu d'hom-mes que la nature avait faits nos semblables et la loi nos égaux; il nous est fortdifficile, dis-je, de comprendre quel espace infranchissable sépare le Nègre d'Améri-que de l'Européen. Mais nous pouvons en avoir une idée éloignée en raisonnant paranalogie.

Nous avons vu jadis parmi nous de grandes inégalités qui n'avaient leurs principesque dans la législation. Quoi de plus fictif qu'une infériorité purement légale! Quoi deplus contraire à l'instinct de l'homme que des différences permanentes établies entredes gens évidemment semblables! Ces différences ont cependant subsisté pendant dessiècles; elles subsistent encore en mille endroits; partout elles ont laissé des tracesimaginaires, mais que le temps peut à peine effacer. Si l'inégalité créée seulement parla loi est si difficile à déraciner, comment détruire celle qui semble, en outre, avoir sesfondements immuables dans la nature elle-même ?

Pour moi, quand je considère avec quelle peine les corps aristocratiques, de quel-que nature qu'ils soient, arrivent à se fondre dans la masse du peuple, et le soin extrê-me qu'ils prennent de conserver pendant des siècles les barrières idéales qui les enséparent, je désespère de voir disparaître une aristocratie fondée sur des signes visi-bles et impérissables.

Ceux qui espèrent que les Européens se confondront un jour avec les Nègres meparaissent donc caresser une chimère. Ma raison ne me porte point à le croire, et je nevois rien qui me l'indique dans les faits.

Jusqu'ici, partout où les Blancs ont été les plus puissants, ils ont tenu les Nègresdans l'avilissement ou dans l'esclavage. Partout où les Nègres ont été les plus forts, ilsont détruit les Blancs; c'est le seul compte qui se soit jamais ouvert entre les deuxraces.

Si je considère les États-Unis de nos jours, je vois bien que, dans certaine partiedu pays, la barrière légale qui sépare les deux races tend à s'abaisser, non celle desmœurs: j'aperçois l'esclavage qui recule; le préjugé qu'il a fait naître est immobile.

Dans la portion de l'Union où les Nègres ne sont plus esclaves, se sont-ilsrapprochés des Blancs ? Tout homme qui a habité les États-Unis aura remarqué qu'uneffet contraire s'était produit.

Le préjugé de race me paraît plus fort dans les États qui ont aboli l'esclavage quedans ceux où l'esclavage existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérantque dans les États où la servitude a toujours été inconnue.

Il est vrai qu'au nord de l'Union la loi permet aux Nègres et aux Blancs de con-tracter des alliances légitimes; mais l'opinion déclare infâme le Blanc qui s'unirait àune Négresse, et il serait très difficile de citer l'exemple d'un pareil fait.

Dans presque tous les États où l'esclavage est aboli, on a donné au Nègre desdroits électoraux; mais s'il se présente pour voter, il court risque de la vie. Opprimé, il

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peut se plaindre, mais il ne trouve que des Blancs parmi ses juges. La loi cependantlui ouvre le banc des jurés, mais le préjugé l'en repousse. Son fils est exclu de l'écoleoù vient s'instruire le descendant des Européens. Dans les théâtres, il ne saurait, auprix de l'or, acheter le droit de se placer à côté de celui qui fut son maître; dans leshôpitaux, il gît à part. On permet au Noir d'implorer le même Dieu que les Blancs,mais non de le prier au même autel. Il a ses prêtres et ses temples. On ne lui fermepoint les portes du Ciel : à peine cependant si l'inégalité s'arrête au bord de l'autremonde. Quand le Nègre n'est plus, on jette ses os à l'écart, et la différence desconditions se retrouve jusque dans l'égalité de la mort.

Ainsi le Nègre est libre, mais il ne peut partager ni les droits, ni les plaisirs, ni lestravaux, ni les douleurs, ni même le tombeau de celui dont il a été déclaré l'égal; il nesaurait se rencontrer nulle part avec lui, ni dans la vie ni dans la mort.

Au Sud, où l'esclavage existe encore, on tient moins soigneusement les Nègres àl'écart; ils partagent quelquefois les travaux des Blancs et leurs plaisirs; on consentjusqu'à un certain point à se mêler avec eux; la législation est plus dure à leur égard;les habitudes sont plus tolérantes et plus douces.

Au Sud, le maître ne craint pas d'élever jusqu'à lui son esclave, parce qu'il saitqu'il pourra toujours, s'il le veut, le rejeter dans la poussière. Au Nord, le Blancn'aperçoit plus distinctement la barrière qui doit le séparer d'une race avilie, et ils'éloigne du Nègre avec d'autant plus de soin qu'il craint d'arriver un jour à se con-fondre avec lui.

Chez l'Américain du Sud, la nature, rentrant quelquefois dans ses droits, vientpour un moment rétablir entre les Blancs et les Noirs l'égalité. Au Nord, l'orgueil faittaire jusqu'à la passion la plus impérieuse de l'homme. L'Américain du Nord consen-tirait peut-être à faire de la Négresse la compagne passagère de ses plaisirs, si leslégislateurs avaient déclaré qu'elle ne doit pas aspirer à partager sa couche; mais ellepeut devenir son épouse, et il s'éloigne d'elle avec une sorte d'horreur.

C'est ainsi qu'aux États-Unis le préjugé qui repousse les Nègres semble croître àproportion que les Nègres cessent d'être esclaves, et que l'inégalité se grave dans lesmœurs à mesure qu'elle s'efface dans les lois.

Mais si la position relative des deux races qui habitent les États-Unis est telle queje viens de la montrer, pourquoi les Américains ont-ils aboli l'esclavage au nord del'Union, pourquoi le conservent-ils au Midi, et d'où vient qu'ils y aggravent sesrigueurs ?

Il est facile de répondre. Ce n'est pas dans l'intérêt des Nègres, mais dans celui desBlancs, qu'on détruit l'esclavage aux États-Unis.

Les premiers Nègres ont été importés dans la Virginie vers l'année 1621 1. EnAmérique, comme dans tout le reste de la terre, la servitude est donc née au Sud. Delà elle a gagné de proche en proche; mais à mesure que l'esclavage remontait vers le

1 Voyez l'Histoire de la Virginie, par Beverley. Voyez aussi, dans les Mémoires de Jefferson, de

curieux détails sur l'introduction des Nègres en Virginie et sur le premier acte qui en a prohibél'importation en 1778.

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Nord, le nombre des esclaves allait décroissant 1; on a toujours vu très peu de Nègresdans la Nouvelle-Angleterre.

Les colonies étaient fondées; un siècle s'était déjà écoulé, et un fait extraordinairecommençait à frapper tous les regards. Les provinces qui ne possédaient pour ainsidire point d'esclaves croissaient en population, en richesses et en bien-être, plusrapidement que celles qui en avaient.

Dans les premières, cependant, l'habitant était obligé de cultiver lui-même le sol,ou de louer les services d'un autre; dans les secondes, il trouvait à sa disposition lesouvriers dont il ne rétribuait pas les efforts. Il y avait donc travail et frais d'un côté,loisirs et économie de l'autre: cependant l'avantage restait aux premiers.

Ce résultat paraissait d'autant plus difficile à expliquer que les émigrants, apparte-nant tous à la même race européenne, avaient les mêmes habitudes, la même civilisa-tion, les mêmes lois, et ne différaient que par des nuances peu sensibles.

Le temps continuait à marcher: quittant les bords de l'océan Atlantique les Anglo-Américains s'enfonçaient tous les jours davantage dans les solitudes de l'Ouest; ils yrencontraient des terrains et des climats nouveaux; ils avaient à y vaincre des obsta-cles de diverse nature; leurs races se mêlaient, des hommes du Sud montaient auNord, des hommes du Nord descendaient au Sud. Au milieu de toutes ces causes, lemême fait se reproduisait à chaque pas; et, en général, la colonie où ne se trouvaientpoint d'esclaves devenait plus peuplée et plus prospère que celle où l'esclavage étaiten vigueur.

À mesure qu'on avançait, on commençait donc à entrevoir que la servitude, sicruelle à l'esclave, était funeste au maître.

Mais cette vérité reçut sa dernière démonstration lorsqu'on fut parvenu sur lesbords de l'Ohio.

Le fleuve que les Indiens avaient nommé par excellence l'Ohio, ou la Belle-Rivière, arrose de ses eaux l'une des plus magnifiques vallées dont l'homme ait jamaisfait son séjour. Sur les deux rives de l'Ohio s'étendent des terrains ondulés, où le soloffre chaque jour au laboureur d'inépuisables trésors: sur les deux rives, l'air est éga-lement sain et le climat tempéré; chacune d'elles forme l'extrême frontière d'un vasteÉtat: celui qui suit à gauche les mille sinuosités que décrit l'Ohio dans son cours senomme le Kentucky ; l'autre a emprunté son nom au fleuve lui-même. Les deux Étatsne diffèrent que dans un seul point: le Kentucky a admis des esclaves, l'État de l'Ohioles a tous rejetés de son sein 2.

1 Le nombre des esclaves était moins grand dans le Nord, mais les avantages résultant de l'esclavage

n'y étaient pas plus contestés qu'au Sud. En 1740, la législature de l'État de New York déclarequ'on doit encourager le plus possible l'importation directe des esclaves, et que la contrebande doitêtre sévèrement punie, comme tendant à décourager le commerçant honnête. (Kent'sCommentaries, vol. II, p. 206.) On trouve dans la Collection historique du Massachusetts, vol. IV,p. 193, des recherches curieuses de Belknap sur l'esclavage dans la Nouvelle-Angleterre. Il enrésulte que, dès 1630, les Nègres furent introduits, mais que dès lors la législation et les mœurs semontrèrent opposées à l'esclavage. Voyez également dans cet endroit la manière dont l'opinionpublique, ensuite la loi, parvinrent à détruire la servitude.

2 Non seulement l'Ohio n'admet pas l'esclavage, mais il prohibe l'entrée de son territoire aux Nègreslibres, et leur défend d'y rien acquérir. Voyez les statuts de l'Ohio.

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Le voyageur qui, placé au milieu de l'Ohio, se laisse entraîner par le courantjusqu'à l'embouchure du fleuve dans le Mississipi, navigue donc pour ainsi dire entrela liberté et la servitude; et il n'a qu'à jeter autour de lui ses regards pour juger en uninstant laquelle est la plus favorable à l'humanité.

Sur la rive gauche du fleuve, la population est clairsemée; de temps en temps onaperçoit une troupe d'esclaves parcourant d'un air insouciant des champs à moitiédéserts; la forêt primitive reparaît sans cesse; on dirait que la société est endormie;l'homme semble oisif, la nature offre l'image de l'activité et de la vie.

De la rive droite s'élève au contraire une rumeur confuse qui proclame au loin laprésence de l'industrie; de riches moissons couvrent les champs; d'élégantes demeuresannoncent le goût et les soins du laboureur; de toutes parts l'aisance se révèle; l'hom-me paraît riche et content: il travaille 1.

L'État du Kentucky a été fondé en 1775, l'État de l'Ohio ne l'a été que douze ansplus tard: douze ans en Amérique, c'est plus d'un demi-siècle en Europe. Aujourd'huila population de l'Ohio excède déjà de 250 000 habitants celle du Kentucky 2.

Ces effets divers de l'esclavage et de la liberté se comprennent aisément; ils suffi-sent pour expliquer bien des différences qui se rencontrent entre la civilisation antiqueet celle de nos jours.

Sur la rive gauche de l'Ohio le travail se confond avec l'idée de l'esclavage; sur larive droite, avec celle du bien-être et des progrès; là il est dégradé, ici on l'honore; surla rive gauche du fleuve, on ne peut trouver d'ouvriers appartenant à la race blanche,ils craindraient de ressembler à des esclaves; il faut s'en rapporter aux soins desNègres; sur la rive droite on chercherait en vain un oisif: le Blanc étend à tous lestravaux son activité et son intelligence.

Ainsi donc les hommes qui, dans le Kentucky, sont chargés d'exploiter les riches-ses naturelles du sol n'ont ni zèle ni lumière; tandis que ceux qui pourraient avoir cesdeux choses ne font rien, ou passent dans l'Ohio, afin d'utiliser leur industrie et depouvoir l'exercer sans honte.

Il est vrai que dans le Kentucky les maîtres font travailler les esclaves sans êtreobligés de les payer, mais ils tirent peu de fruits de leurs efforts, tandis que l'argentqu'ils donneraient aux ouvriers libres se retrouverait avec usure dans le prix de leurstravaux.

L'ouvrier libre est payé, mais il fait plus vite que l'esclave, et la rapidité de l'exé-cution est un des grands éléments de l'économie. Le Blanc vend ses secours, mais onne les achète que quand ils sont utiles; le Noir n'a rien à réclamer pour prix de sesservices, mais on est obligé de le nourrir en tout temps; il faut le soutenir dans savieillesse comme dans son âge mûr, dans sa stérile enfance comme durant les annéesfécondes de sa jeunesse, pendant la maladie comme en santé. Ainsi ce n'est qu'en 1 Ce n'est pas seulement l'homme individu qui est actif dans l'Ohio; l'État fait lui-même d'immenses

entreprises; l'État d'Ohio a établi entre le lac Érié et l'Ohio un canal au moyen duquel la vallée duMississipi communique avec la rivière du Nord. Grâce à ce canal, les marchandises d'Europe quiarrivent à New York peuvent descendre par eau jusqu'à La Nouvelle-Orléans, à travers plus decinq cents lieues de continent.

2 Chiffre exact d'après le recensement de 1830: Kentucky, 688 844. Ohio, 937 679.

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payant qu'on obtient le travail de ces deux hommes: l'ouvrier libre reçoit un salaire;l'esclave, une éducation, des aliments, des soins, des vêtements; l'argent que dépensele maître pour l'entretien de l'esclave s'écoule peu à peu et en détail; on l'aperçoit àpeine: le salaire que l'on donne à l'ouvrier se livre d'un seul coup, et il semble n'enri-chir que celui qui le reçoit; mais en réalité l'esclave a plus coûté que l'homme libre, etses travaux ont été moins productifs 1.

L'influence de l'esclavage s'étend encore plus loin; elle pénètre jusque dans l'âmemême du maître, et imprime une direction particulière à ses idées et à ses goûts.

Sur les deux rives de l'Ohio, la nature a donné à l'homme un caractère entrepre-nant et énergique; mais de chaque côté du fleuve il fait de cette qualité commune unemploi différent.

Le Blanc de la rive droite, obligé de vivre par ses propres efforts, a placé dans lebien-être matériel le but principal de son existence; et comme le pays qu'il habiteprésente à son industrie d'inépuisables ressources, et offre à son activité des appâtstoujours renaissants, son ardeur d'acquérir a dépassé les bornes ordinaires de la cupi-dité humaine: tourmenté du désir des richesses, on le voit entrer avec audace danstoutes les voies que la fortune lui ouvre; il devient indifféremment marin, pionnier,manufacturier, cultivateur, supportant avec une égale constance les travaux ou lesdangers attachés à ces différentes professions; il y a quelque chose de merveilleuxdans les ressources de son génie, et une sorte d'héroïsme dans son avidité pour legain.

L'Américain de la rive gauche ne méprise pas seulement le travail, mais toutes lesentreprises que le travail fait réussir; vivant dans une oisive aisance, il a les goûts deshommes oisifs; l'argent a perdu une partie de sa valeur à ses yeux; il poursuit moins lafortune que l'agitation et le plaisir, et il porte de ce côté l'énergie que son voisin dé-ploie ailleurs; il aime passionnément la chasse et la guerre; il se plaît dans les exerci-ces les plus violents du corps; l'usage des armes lui est familier, et dès son enfance ila appris à jouer sa vie dans des combats singuliers. L'esclavage n'empêche donc passeulement les Blancs de faire fortune, il les détourne de le vouloir.

Les mêmes causes opérant continuellement depuis deux siècles en sens contrairesdans les colonies anglaises de l'Amérique septentrionale, ont fini par mettre une diffé-rence prodigieuse entre la capacité commerciale de l'homme du Sud et celle de l'hom-me du Nord. Aujourd'hui, il n'y a que le Nord qui ait des vaisseaux, des manufactures,des routes de fer et des canaux.

1 Indépendamment de ces causes, qui, partout où les ouvriers libres abondent, rendent leur travail

plus productif et plus économique que celui des esclaves, il en faut signaler une autre qui estparticulière aux États-Unis: sur toute la surface de l'Union on n'a encore trouvé le moyen decultiver avec succès la canne à sucre que sur les bords du Mississipi, près de l'embouchure de cefleuve, dans le golfe du Mexique. À la Louisiane, la culture de la canne est extrêmement avan-tageuse: nulle part le laboureur ne retire un aussi grand prix de ses travaux; et, comme il s'établittoujours un certain rapport entre les frais de production et les produits, le prix des esclaves est fortélevé à la Louisiane. Or, la Louisiane étant du nombre des États confédérés, on peut y transporterdes esclaves de toutes les parties de l'Union; le prix qu'on donne d'un esclave à La Nouvelle-Orléans élève donc le prix des esclaves sur tous les autres marchés. Il en résulte que, dans les paysoù la terre rapporte peu, les frais de la culture par les esclaves continuent à être très considérables,ce qui donne un grand avantage à la concurrence des ouvriers libres.

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Cette différence se remarque non seulement en comparant le Nord et le Sud, maisen comparant entre eux les habitants du Sud. Presque tous les hommes qui dans lesÉtats les plus méridionaux de l'Union se livrent à des entreprises commerciales etcherchent à utiliser l'esclavage sont venus du Nord; chaque jour, les gens du Nord serépandent dans cette partie du territoire américain où la concurrence est moins àcraindre pour eux; ils y découvrent des ressources que n'y apercevaient point leshabitants, et se pliant à un système qu'ils désapprouvent, ils parviennent à en tirer unmeilleur parti que ceux qui le soutiennent encore après l'avoir fondé.

Si je voulais pousser plus loin le parallèle, je prouverais aisément que presquetoutes les différences qui se remarquent entre le caractère des Américains au Sud etau Nord ont pris naissance dans l'esclavage; mais ce serait sortir de mon sujet: jecherche en ce moment, non pas quels sont tous les effets de la servitude, mais quelseffets elle produit sur la prospérité matérielle de ceux qui l'ont admise.

Cette influence de l'esclavage sur la production des richesses ne pouvait erre quetrès imparfaitement connue de l'Antiquité. La servitude existait alors dans toutl'univers policé, et les peuples qui ne la connaissaient point étaient des barbares.

Aussi le christianisme n'a-t-il détruit l'esclavage qu'en faisant valoir les droits del'esclave; de nos j'ours on peut l'attaquer au nom du maître: sur ce point l'intérêt et lamorale sont d'accord.

À mesure que ces vérités se manifestaient aux États-Unis, on voyait l'esclavagereculer peu à peu devant les lumières de l'expérience.

La servitude avait commencé au Sud et s'était ensuite étendue vers le Nord,aujourd'hui elle se retire. La liberté, partie du Nord, descend sans s'arrêter vers le Sud.Parmi les grands États, la Pennsylvanie forme aujourd'hui l'extrême limite de l'escla-vage vers le Nord, mais dans ces limites mêmes il est ébranlé; le Maryland, qui estimmédiatement au-dessous de la Pennsylvanie, se prépare chaque jour à s'en passer,et déjà la Virginie, qui suit le Maryland, discute son utilité et ses dangers 1.

Il ne se fait pas un grand changement dans les institutions humaines sans qu'aumilieu des causes de ce changement on ne découvre la loi des successions.

Lorsque l'inégalité des partages régnait au Sud, chaque famille était représentéepar un homme riche qui ne sentait pas plus le besoin que le goût du travail; autour delui vivaient de la même manière, comme autant de plantes parasites, les membres desa famille que la loi avait exclus de l'héritage commun; on voyait alors dans toutes lesfamilles du Sud ce qu'on voit encore de nos jours dans les familles nobles de certainspays de l'Europe, où les cadets, sans avoir la même richesse que l'aîné, restent aussioisifs que lui. Cet effet semblable était produit en Amérique et en Europe par descauses entièrement analogues. Dans le sud des États-Unis, la race entière des Blancs

1 Il y a une raison particulière qui achève de détacher de la cause de l'esclavage les deux derniers

États que je viens de nommer. L'ancienne richesse de cette partie de l'Union était principalementfondée sur la culture du tabac. Les esclaves sont particulièrement appropriés à cette culture: or, ilarrive que depuis bien des années le tabac perd de sa valeur vénale; cependant la valeur desesclaves reste toujours la même. Ainsi le rapport entre les frais de production et les produits estchangé. Les habitants du Maryland et de la Virginie se sentent donc plus disposés qu'ils ne l'étaientil y a trente ans, soit à se passer d'esclaves dans la culture du tabac, soit à abandonner en mêmetemps la culture du tabac et l'esclavage.

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formait un corps aristocratique à la tête duquel se tenaient un certain nombre d'indi-vidus privilégiés dont la richesse était permanente et les loisirs héréditaires. Ces chefsde la noblesse américaine perpétuaient dans le corps dont ils étaient les représentantsles préjugés traditionnels de la race blanche, et maintenaient l'oisiveté en honneur.Dans le sein de cette aristocratie, on pouvait rencontrer des pauvres, mais non destravailleurs; la misère y paraissait préférable à l'industrie; les ouvriers nègres etesclaves ne trouvaient donc point de concurrents, et, quelque opinion qu'on pût avoirsur l'utilité de leurs efforts, il fallait bien les employer, puisqu'ils étaient seuls.

Du moment où la loi des successions a été abolie, toutes les fortunes ont commen-cé à diminuer simultanément, toutes les familles se sont rapprochées par un mêmemouvement de l'état où le travail devient nécessaire à l'existence; beaucoup d'entreelles ont entièrement disparu; toutes ont entrevu le moment où il faudrait que chacunpourvut soi-même à ses besoins. Aujourd'hui on voit encore des riches, mais ils neforment plus un corps compact et héréditaire; ils n'ont pu adopter un esprit, y per-sévérer et le faire pénétrer dans tous les rangs. On a donc commencé à abandonnerd'un commun accord le préjugé qui flétrissait le travail; il y a eu plus de pauvres, etles pauvres ont pu sans rougir s'occuper des moyens de gagner leur vie. Ainsi l'un deseffets les plus prochains de l'égalité des partages a été de créer une classe d'ouvrierslibres. Du moment où l'ouvrier libre est entré en concurrence avec l'esclave, l'infério-rité de ce dernier s'est fait sentir, et l'esclavage a été attaqué dans son principe même,qui est l'intérêt du maître.

À mesure que l'esclavage recule, la race noire le suit dans sa marche rétrograde, etretourne avec lui vers les tropiques, d'où elle est originairement venue.

Ceci peut paraître extraordinaire au premier abord, on va bientôt le concevoir.

En abolissant le principe de servitude, les Américains ne mettent point les escla-ves en liberté.

Peut-être comprendrait-on avec peine ce qui va suivre, si je ne citais un exemple;je choisirai celui de l'État de New York. En 1788, l'État de New York prohibe dansson sein la vente des esclaves. C'était d'une manière détournée en prohiber l'importa-tion. Dès lors le nombre des Nègres ne s'accroît plus que suivant l'accroissementnaturel de la population noire. Huit ans après, on prend une mesure plus décisive, etl'on déclare qu'à partir du 4 juillet 1799 tous les enfants qui naîtront de parents escla-ves seront libres. Toute voie d'accroissement est alors fermée; il y a encore desesclaves, mais on peut dire que la servitude n'existe plus.

À partir de l'époque où un État du Nord prohibe aussi l'importation des esclaves,on ne retire plus de Noirs du Sud pour les transporter dans son sein.

Du moment où un État du Nord défend la vente des Nègres, l'esclave ne pouvantplus sortir des mains de celui qui le possède devient une propriété incommode, et on aintérêt à le transporter au Sud.

Le jour où un État du Nord déclare que le fils de l'esclave naîtra libre, ce dernierperd une grande partie de sa valeur vénale; car sa postérité ne peut plus entrer dans lemarché, et on a encore un grand intérêt à le transporter au Sud.

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Ainsi la même loi empêche que les esclaves du Sud ne viennent au Nord, etpousse ceux du Nord vers le Sud.

Mais voici une autre cause plus puissante que toutes celles dont je viens de parler.

A mesure que le nombre des esclaves diminue dans un État, le besoin de travail-leurs libres s'y fait sentir. À mesure que les travailleurs libres s'emparent de l'indus-triel, le travail de l'esclave étant moins productif, celui-ci devient une propriété mé-diocre ou inutile, et on a encore grand intérêt à l'exporter au Sud, où la concurrencen'est pas à craindre.

L'abolition de l'esclavage ne fait donc pas arriver l'esclave à la liberté; elle le faitseulement changer de maître: du septentrion, il passe au midi.

Quant aux Nègres affranchis et à ceux qui naissent après que l'esclavage a étéaboli, ils ne quittent point le Nord pour passer au Sud, mais ils se trouvent vis-à-visdes Européens dans une position analogue à celle des indigènes; ils restent à moitiécivilisés et privés de droits au milieu d'une population qui leur est infiniment supé-rieure en richesses et en lumières; ils sont en butte à la tyrannie des lois 1 et à l'into-lérance des mœurs. Plus malheureux sous un certain rapport que les Indiens, ils ontcontre eux les souvenirs de l'esclavage, et ils ne peuvent réclamer la possession d'unseul endroit du sol; beaucoup succombent à leur misère 2 ; les autres se concentrentdans les villes, où, se chargeant des plus grossiers travaux, ils mènent une existenceprécaire et misérable.

Quand, d'ailleurs, le nombre des Nègres continuerait à croître de la même manièrequ'à l'époque où ils ne possédaient pas encore la liberté, le nombre des Blancs aug-mentant avec une double vitesse après l'abolition de l'esclavage, les Noirs seraientbientôt comme engloutis au milieu des flots d'une population étrangère.

Un pays cultivé par des esclaves est en général moins peuplé qu'un pays cultivépar des hommes libres; de plus, l'Amérique est une contrée nouvelle; au moment doncoù un État abolit l'esclavage, il n'est encore qu'à moitié plein, À peine la servitude yest-elle détruite, et le besoin des travailleurs libres s'y fait-il sentir, qu'on voit accourirdans son sein, de toutes les parties du pays, une foule de hardis aventuriers; ils vien-nent pour profiter des ressources nouvelles qui vont s'ouvrir à l'industrie. Le sol sedivise entre eux; sur chaque portion s'établit une famille de Blancs qui s'en empare.C'est aussi vers les États libres que l'émigration européenne se dirige. Que ferait lepauvre d'Europe qui vient chercher l'aisance et le bonheur dans le Nouveau Monde,s'il allait habiter un pays où le travail est entaché d'ignominie ?

Ainsi la population blanche croît par son mouvement naturel et en même tempspar une immense émigration, tandis que la population noire ne reçoit point d'émi-grants et s'affaiblit. Bientôt la proportion qui existait entre les deux races est renver-

1 Les États où l'esclavage est aboli s'appliquent ordinairement à rendre fâcheux aux Nègres libres le

séjour de leur territoire; et comme il s'établit sur ce point une sorte d'émulation entre les différentsÉtats, les malheureux Nègres ne peuvent que choisir entre des maux.

2 Il existe une grande différence entre la mortalité des Blancs et celle des Noirs dans les États oùl'esclavage est aboli: de 1820 à 1831, il n'est mort à Philadelphie qu'un Blanc sur quarante-deuxindividus appartenant à la race blanche, tandis qu'il y est mort un Nègre sur vingt et un individusappartenant à la race noire. La mortalité n'est pas si grande à beaucoup près parmi les Nègresesclaves. (Voyez Emerson's medical Statistics, p. 28.)

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sée. Les Nègres ne forment plus que de malheureux débris, une petite tribu pauvre etnomade, perdue au milieu d'un peuple immense et maître du sol; et l'on ne s'aperçoitplus de leur présence que par les injustices et les rigueurs dont ils sont l'objet.

Dans beaucoup d'États de l'Ouest, la race nègre n'a jamais paru; dans tous lesÉtats du Nord elle disparaît. La grande question de l'avenir se resserre donc dans uncercle étroit; elle devient ainsi moins redoutable, mais non plus facile à résoudre.

À mesure qu'on descend vers le Midi, il est plus difficile d'abolir utilement l'escla-vage. Ceci résulte de plusieurs causes matérielles qu'il est nécessaire de développer.

La première est le climat: il est certain qu'à proportion que les Européens s'appro-chent des tropiques, le travail leur devient plus difficile; beaucoup d'Américainsprétendent même que sous une certaine latitude il finit par leur être mortel, tandis quele Nègre s'y soumet sans dangers 1 ; mais je ne pense pas que cette idée, si favorable àla paresse de l'homme du Midi, soit fondée sur l'expérience. Il ne fait pas plus chauddans le sud de l'Union que dans le sud de l'Espagne et de l'Italie 2. Pourquoi l'Euro-péen n'y pourrait-il exécuter les mêmes travaux ? Et si l'esclavage a été aboli en Italieet en Espagne sans que les maîtres périssent, pourquoi n'en arriverait-il pas de mêmedans l'Union ? Je ne crois donc pas que la nature ait interdit, sous peine de mort, auxEuropéens de la Géorgie ou des Florides de tirer eux-mêmes leur subsistance du sol;mais ce travail leur serait assurément plus pénible et moins productif 3 qu'aux habi-tants de la Nouvelle-Angleterre. Le travailleur libre perdant ainsi au Sud une partie desa supériorité sur l'esclave, il est moins utile d'abolir l'esclavage.

Toutes les plantes de l'Europe croissent dans le nord de l'Union; le Sud a desproduits spéciaux.

On a remarqué que l'esclavage est un moyen dispendieux de cultiver les céréales.Celui qui récolte le blé dans un pays où la servitude est inconnue ne retient habitu-ellement à son service qu'un petit nombre d'ouvriers; à l'époque de la moisson, etpendant les semailles, il en réunit, il est vrai, beaucoup d'autres; mais ceux-là n'habi-tent que momentanément sa demeure.

Pour remplir ses greniers ou ensemencer ses champs, l'agriculteur qui vit dans unÉtat à esclaves est oblige d'entretenir durant toute l'année un grand nombre de servi-teurs, qui pendant quelques jours seulement lui sont nécessaires; car, différents desouvriers libres, les esclaves ne sauraient attendre, en travaillant pour eux-mêmes, lemoment où l'on doit venir louer leur industrie. Il faut les acheter pour s'en servir.

1 Ceci est vrai dans les endroits où l'on cultive le riz. les rizières, qui sont malsaines en tous pays,

sont particulièrement dangereuses dans ceux que le soleil brûlant des tropiques vient frapper. LesEuropéens auraient bien de la peine à cultiver la terre dans cette partie du Nouveau Monde, s'ilsvoulaient s'obstiner à lui faire produire du riz. Mais ne peut-on pas se passer de rizières ?

2 Ces États sont plus près de l'équateur que l'Italie et l'Espagne, mais le continent de l'Amérique estinfiniment plus froid que celui de l'Europe.

3 L'Espagne fit jadis transporter dans un district de la Louisiane, appelé Attakapas. un certainnombre de paysans des Açores. L'esclavage ne fut point introduit parmi eux; c'était un essai.Aujourd'hui ces hommes cultivent encore la terre sans esclaves; mais leur industrie est silanguissante, qu'elle fournit à peine à leurs besoins.

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L'esclavage, indépendamment de ses inconvénients généraux, est donc naturelle-ment moins applicable aux pays où les céréales sont cultivées qu'à ceux où on récolted'autres produits.

La culture du tabac, du coton et surtout de la canne a sucre exige, au contraire, dessoins continuels. On peut y employer des femmes et des enfants qu'on ne pourraitpoint utiliser dans la culture du blé. Ainsi, l'esclavage est naturellement plus appro-prié au pays d'où l'on tire les produits que je viens de nommer.

Le tabac, le coton, la canne ne croissent qu'au Sud; ils y forment les sources prin-cipales de la richesse du pays. En détruisant l'esclavage, les hommes du Sud se trou-veraient dans l'une de ces deux alternatives: ou ils seraient obligés de changer leursystème de culture, et alors ils entreraient en concurrence avec les hommes du Nord,plus actifs et plus expérimentés qu'eux; ou ils cultiveraient les mêmes produits sansesclaves, et alors ils auraient à supporter la concurrence des autres États du Sud quiles auraient conservés.

Ainsi le Sud a des raisons particulières de garder l'esclavage, que n'a point leNord.

Mais voici un autre motif plus puissant que tous les autres. Le Sud pourrait bien, àla rigueur, abolir la servitude; mais comment se délivrerait-il des Noirs ? Au Nord, onchasse en même temps l'esclavage et les esclaves. Au Sud, on ne peut espérer d'attein-dre en même temps ce double résultat.

En prouvant que la servitude était plus naturelle et plus avantageuse au Sud qu'auNord, j'ai suffisamment indiqué que le nombre des esclaves devait y être beaucoupplus grand. C'est dans le Sud qu'ont été amenés les premiers Africains; c'est là qu'ilssont toujours arrivés en plus grand nombre. À mesure qu'on s'avance vers le Sud, lepréjugé qui maintient l'oisiveté en honneur prend de la puissance. Dans les États quiavoisinent le plus les tropiques, il n'y a pas un Blanc qui travaille. Les Nègres sontdonc naturellement plus nombreux au Sud qu'au Nord. Chaque jour, comme je l'ai ditplus haut, ils le deviennent davantage; car, à proportion qu'on détruit l'esclavage à unedes extrémités de l'Union, les Nègres s'accumulent à l'autre. Ainsi, le nombre desNoirs augmente au Sud, non seulement par le mouvement naturel de la population,mais encore par l'émigration forcée des Nègres du Nord. La race africaine a, pourcroître dans cette partie de l'Union, des causes analogues à celles qui font grandir sivite la race européenne au Nord.

Dans l'État du Maine, on compte un Nègre sur trois cents habitants; dans leMassachusetts, un sur cent; dans l'État de New York, deux sur cent; en Pennsylvanie,trois; au Maryland, trente-quatre; quarante-deux dans la Virginie, et cinquante-cinqenfin dans la Caroline du Sud 1. Telle était la proportion des Noirs par rapport à celle

1 On lit dans l'ouvrage américain intitulé Letters on the Colonisation Society, par Carey, 1833, ce

qui suit: « Dans la Caroline du Sud, depuis quarante ans, la race noire croît plus vite que celle desBlancs. En faisant un ensemble de la population des cinq États du Sud qui ont d'abord eu desesclaves, dit encore M. Carey, le Maryland, la Virginie, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud etla Géorgie, on découvre que, de 1790 à 1830, les Blancs ont augmenté dans le rapport de 80 par100 dans ces États, et les Noirs dans celui de 112 par 100. »

Aux États-Unis, en 1830, les hommes appartenant aux deux races étaient distribués de lamanière suivante: États où l'esclavage est aboli, 6 565 434 Blancs. 120 520 Nègres. États oùl'esclavage existe encore, 3 960 814 Blancs, 2 208 102 Nègres.

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des Blancs dans l'année 1830. Mais cette proportion change sans cesse: chaque jourelle devient plus petite au Nord et plus grande au Sud.

Il est évident que dans les États les plus méridionaux de l'Union, on ne sauraitabolir l'esclavage comme on l'a fait dans les États du Nord, sans courir de très grandsdangers, que ceux-ci n'ont point eu à redouter.

Nous avons vu comment les États du Nord ménageaient la transition entrel'esclavage et la liberté. Ils gardent la génération présente dans les fers et émancipentles races futures; de cette manière, on n'introduit les Nègres que peu à peu dans lasociété, et tandis qu'on retient dans la servitude l'homme qui pourrait faire un mauvaisusage de son indépendance, on affranchit celui qui, avant de devenir maître de lui-même, peut encore apprendre l'art d'être libre.

Il est difficile de faire l'application de cette méthode au Sud. Lorsqu'on déclarequ'à partir de certaine époque le fils du Nègre sera libre, on introduit le principe etl'idée de la liberté dans le sein même de la servitude: les Noirs que le législateur gardedans l'esclavage, et qui voient leurs fils en sortir, s'étonnent de ce partage inégal quefait entre eux la destinée; ils s'inquiètent et s'irritent. Dès lors, l'esclavage a perdu àleurs yeux l'espèce de puissance morale que lui donnaient le temps et la coutume; ilen est réduit à n'être plus qu'un abus visible de la force. Le Nord n'avait rien àcraindre de ce contraste, parce qu'au Nord les Noirs étaient en petit nombre, et lesBlancs très nombreux. Mais si cette première aurore de la liberté venait à éclairer enmême temps deux millions d'hommes, les oppresseurs devraient trembler.

Après avoir affranchi les fils de leurs esclaves, les Européens du Sud seraientbientôt contraints d'étendre à toute la race noire le même bienfait.

Dans le Nord, comme je l'ai dit plus haut, du moment où l'esclavage est aboli, etmême du moment où il devient probable que le temps de son abolition approche, il sefait un double mouvement: les esclaves quittent le pays pour être transportés plus auSud; les Blancs des États du Nord et les émigrants d'Europe affluent à leur place.

Ces deux causes ne peuvent opérer de la même manière dans les derniers États duSud. D'une part, la masse des esclaves y est trop grande pour qu'on puisse espérer deleur faire quitter le pays; d'autre part, les Européens et les Anglo-Américains du Nordredoutent de venir habiter une contrée où l'on n'a point encore réhabilité le travail.D'ailleurs, ils regardent avec raison les États où la proportion des Nègres surpasse ouégale celle des Blancs comme menacés de grands malheurs, et ils s'abstiennent deporter leur industrie de ce côté.

Ainsi, en abolissant l'esclavage, les hommes du Sud ne parviendraient pas,comme leurs frères du Nord, à faire arriver graduellement les Nègres à la liberté; ilsne diminueraient pas sensiblement le nombre des Noirs, et ils resteraient seuls pourles contenir. Dans le cours de peu d'années, on verrait donc un grand peuple deNègres libres placé au milieu d'une nation à peu près égale de Blancs.

Les mêmes abus de pouvoir, qui maintiennent aujourd'hui l'esclavage, devien-draient alors dans le Sud la source des plus grands dangers qu'auraient à redouter lesBlancs. Aujourd'hui le descendant des Européens possède seul la terre; il est maîtreabsolu de l'industrie; seul il est riche, éclairé, armé. Le Noir ne possède aucun de cesavantages; mais il peut s'en passer, il est esclave. Devenu libre, chargé de veiller lui-

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même sur son sort, peut-il rester privé de toutes ces choses sans mourir ? Ce quifaisait la force du Blanc, quand l'esclavage existait, l'expose donc à mille périls aprèsque l'esclavage est aboli.

Laissant le Nègre en servitude, on peut le tenir dans un état voisin de la brute;libre, on ne peut l'empêcher de s'instruire assez pour apprécier l'étendue de ses mauxet en entrevoir le remède. Il y a d'ailleurs un singulier principe de justice relativequ'on trouve très profondément enfoncé dans le cœur humain. Les hommes sontbeaucoup plus frappés de l'inégalité qui existe dans l'intérieur d'une même classe quedes inégalités qu'on remarque entre les différentes classes. On comprend l'esclavage,mais comment concevoir l'existence de plusieurs millions de citoyens éternellementpliés sous l'infamie et livrés a des misères héréditaires ? Dans le Nord, une populationde Nègres affranchis éprouve ces maux et ressent ces injustices; mais elle est faible etréduite; dans le Sud elle serait nombreuse et forte.

Du moment où l'on admet que les Blancs et les Nègres émancipés sont placés surle même sol comme des peuples étrangers l'un à l'autre, on comprendra sans peinequ'il n'y a plus que deux chances dans l'avenir: il faut que les Nègres et les Blancs seconfondent entièrement ou se séparent.

J'ai déjà exprimé plus haut quelle était ma conviction sur le premier moyen 1. Jene pense pas que la race blanche et la race noire en viennent nulle part à vivre sur unpied d'égalité.

Mais je crois que la difficulté sera bien plus grande encore aux États-Unis quepartout ailleurs. Il arrive qu'un homme se place en dehors des préjugés de religion, depays, de race, et si cet homme est roi, il peut opérer de surprenantes révolutions dansla société: un peuple tout entier ne saurait se mettre ainsi en quelque sorte au-dessusde lui-même.

Un despote venant à confondre les Américains et leurs anciens esclaves sous lemême joug parviendrait peut-être à les mêler: tant que la démocratie américainerestera à la tête des affaires, nul n'osera tenter une pareille entreprise, et l'on peutprévoir que, plus les Blancs des États-Unis seront libres, plus ils chercheront às'isoler 2.

J'ai dit ailleurs que le véritable lien entre l'Européen et l'Indien était le métis; demême la véritable transition entre le Blanc et le Nègre, c'est le mulâtre: partout où ilse trouve un très grand nombre de mulâtres, la fusion entre les deux races n'est pasimpossible.

Il y a des parties de l’Amérique où l'Européen et le Nègre se sont tellementcroisés qu'il est difficile de rencontrer un homme qui soit tout à fait blanc ou tout àfait noir: arrivées a ce point, on peut réellement dire que les races se sont mêlées; ou

1 Cette opinion, du reste, est appuyée sur des autorités bien autrement graves que la mienne. On lit

entre autres dans les Mémoires de Jefferson: « Rien n'est plus clairement écrit dans le livre desdestinées que l'affranchissement des Noirs, et il est tout aussi certain que les deux races égalementlibres ne pourront vivre sous le même gouvernement. La nature, l'habitude et l'opinion ont établientre elles des barrières insurmontables. » (Voyez Extrait des Mémoires de Jefferson, par M.Conseil.)

2 Si les Anglais des Antilles s'étaient gouvernés eux-mêmes, on peut compter qu'ils n'eussent pasaccordé l'acte d'émancipation que la mère patrie vient d'imposer.

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plutôt, à leur place, il en est survenu une troisième qui tient des deux sans êtreprécisément ni l'une ni l'autre.

De tous les Européens, les Anglais sont ceux qui ont le moins mêlé leur sang àcelui des Nègres. On voit au Sud de l'Union plus de mulâtres qu'au Nord, mais infini-ment moins que dans aucune autre colonie européenne; les mulâtres sont très peunombreux aux États-Unis; ils n'ont aucune force par eux-mêmes, et dans les querellesde races, ils font d'ordinaire cause commune avec les Blancs. C'est ainsi qu'en Europeon voit souvent les laquais des grands seigneurs trancher du noble avec le peuple.

Cet orgueil d'origine, naturel à l'Anglais, est encore singulièrement accru chezl'Américain par l'orgueil individuel que la liberté démocratique fait naître. L'hommeblanc des États-Unis est fier de sa race et fier de lui-même.

D'ailleurs, les Blancs et les Nègres ne venant pas à se mêler dans le Nord del'Union, comment se mêleraient-ils dans le Sud ? Peut-on supposer un instant quel'Américain du Sud, placé, comme il le sera toujours, entre l'homme blanc, dans toutesa supériorité physique et morale, et le Nègre, puisse jamais songer à se confondreavec ce dernier ? L'Américain du Sud a deux passions énergiques qui le porteront tou-jours à s'isoler: il craindra de ressembler au Nègre son ancien esclave, et de descendreau-dessous du Blanc son voisin.

S'il fallait absolument prévoir l'avenir, je dirais que, suivant le cours probable deschoses, l'abolition de l'esclavage au Sud fera croître la répugnance que la populationblanche y éprouve pour les Noirs. Je fonde cette opinion sur ce que j'ai déjà remarquéd'analogue au Nord. J'ai dit que les hommes blancs du Nord s'éloignent des Nègresavec d'autant plus de soin que le législateur marque moins la séparation légale quidoit exister entre eux: pourquoi n'en serait-il pas de même au Sud ? Dans le Nord,quand les Blancs craignent d'arriver à se confondre avec les Noirs, ils redoutent undanger imaginaire. Au Sud, où le danger serait réel, je ne puis croire que la crainte fûtmoindre.

Si, d'une part, on reconnaît (et le fait n'est pas douteux) que dans l'extrémité sud,les Noirs s'accumulent sans cesse et croissent plus vite que les Blancs; si, d'une autre,on concède qu'il est impossible de prévoir l'époque où les Noirs et les Blancsarriveront à se mêler et à retirer de l'état de société les mêmes avantages, ne doit-onpas en conclure que, dans les États du Sud, les Noirs et les Blancs finiront tôt ou tardpar entrer en lutte ?

Quel sera le résultat final de cette lutte ?

On comprendra sans peine que sur ce point il faut se renfermer dans le vague desconjectures. L'esprit humain parvient avec peine à tracer en quelque sorte un grandcercle autour de l'avenir; mais en dedans de ce cercle s'agite le hasard qui échappe àtous les efforts. Dans le tableau de l'avenir, le hasard forme toujours comme le pointobscur où l’œil de l'intelligence ne saurait pénétrer. Ce qu'on peut dire est ceci: dansles Antilles, c'est la race blanche qui semble destinée à succomber; sur le continent, larace noire.

Dans les Antilles, les Blancs sont isolés au milieu d'une immense population deNoirs; sur le continent, les Noirs sont placés entre la mer et un peuple innombrable,qui déjà s'étend au-dessus d'eux comme une masse compacte, depuis les glaces du

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Canada jusqu'aux frontières de la Virginie, depuis les rivages du Missouri jusqu'auxbords de l'océan Atlantique. Si les Blancs de l'Amérique du Nord restent unis il estdifficile de croire que les Nègres puissent échapper à la destruction qui les menace; ilssuccomberont sous le fer ou la misère. Mais les populations noires accumulées le longdu golfe du Mexique ont des chances de salut si la lutte entre les deux races vient às'établir alors que la confédération américaine sera dissoute. Une fois l'anneau fédéralbrisé, les hommes du Sud auraient tort de compter sur un appui durable de la part deleurs frères du Nord. Ceux-ci savent que le danger ne peut jamais les atteindre; si undevoir positif ne les contraint de marcher au secours du Sud, on peut prévoir que lessympathies de race seront impuissantes.

Quelle que soit, du reste, l'époque de la lutte, les Blancs du Sud, fussent-ils aban-donnés à eux-mêmes, se présenteront dans la lice avec une immense supériorité delumières et de moyens; mais les Noirs auront pour eux le nombre et l'énergie dudésespoir. Ce sont là de grandes ressources quand on a les armes à la main.

Peut-être arrivera-t-il alors à la race blanche du Sud ce qui est arrivé aux Mauresd'Espagne. Après avoir occupé le pays pendant des siècles, elle se retirera enfin peu àpeu vers la contrée d'où ses aïeux sont autrefois venus, abandonnant aux Nègres lapossession d'un pays que la Providence semble destiner à ceux-ci, puisqu'ils y viventsans peine et y travaillent plus facilement que les Blancs.

Le danger plus ou moins éloigné, mais inévitable, d'une lutte entre les Noirs et lesBlancs qui peuplent le sud de l'Union, se présente sans cesse comme un rêve pénibleà l'imagination des Américains. Les habitants du Nord s'entretiennent chaque jour deces périls, quoique directement ils n'aient rien à en craindre. Ils cherchent vainement àtrouver un moyen de conjurer les malheurs qu'ils prévoient.

Dans les États du Sud, on se tait; on ne parle point de l'avenir aux étrangers; onévite de s'en expliquer avec ses amis; chacun se le cache pour ainsi dire à soi-même.Le silence du Sud a quelque chose de plus effrayant que les craintes bruyantes duNord.

Cette préoccupation générale des esprits a donné naissance à une entreprise pres-que ignorée qui peut changer le sort d'une partie de la race humaine.

Redoutant les dangers que je viens de décrire, un certain nombre de citoyensaméricains se réunirent en société dans le but d'importer à leurs frais sur les côtes dela Guinée les Nègres libres qui voudraient échapper à la tyrannie qui pèse sur eux 1.

En 1820, la société dont je parle parvint à fonder en Afrique, par le 7, degré delatitude nord, un établissement auquel elle donna le nom de Liberia. Les dernièresnouvelles annonçaient que deux mille cinq cents Nègres se trouvaient déjà réunis surce point. Transportés dans leur ancienne patrie, les Noirs y ont introduit des institu-tions américaines. Liberia a un système représentatif, des jurés nègres, des magistratsnègres, des prêtres nègres; on y voit des temples et des journaux, et, par un retour

1 Cette société prit le nom de Société de colonisation des Noirs. Voyez ses rapports annuels, et

notamment le quinzième. voyez aussi la brochure déjà indiquée intitulée: Letters on theColonisation Society and on its probable results, par M. Carey. Philadelphie, avril 1833.

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singulier des vicissitudes de ce monde, il est défendu aux Blancs de se fixer dans sesmurs 1.

Voilà à coup sûr un étrange jeu de la fortune! Deux siècles se sont écoulés depuisle jour où l'habitant de l'Europe entreprit d'enlever les Nègres à leur famille et à leurpays pour les transporter sur les rivages de l'Amérique du Nord. Aujourd'hui onrencontre l'Européen occupé à charrier de nouveau à travers l'océan Atlantique lesdescendants de ces mêmes Nègres, afin de les reporter sur le sol d'où il avait jadisarraché leurs pères. Des barbares ont été puiser les lumières de la civilisation au seinde la servitude et apprendre dans l'esclavage l'art d'être libres.

Jusqu'à nos jours, l'Afrique était fermée aux arts et aux sciences des Blancs. Leslumières de l'Europe, importées par des Africains, y pénétreront peut-être. Il y a doncune belle et grande idée dans la fondation de Liberia; mais cette idée, qui peut devenirsi féconde pour l'Ancien Monde, est stérile pour le Nouveau.

En douze ans, la Société de colonisation des Noirs a transporté en Afrique deuxmille cinq cents Nègres. Pendant le même espace de temps, il en naissait environ septcent mille dans les États-Unis.

La colonie de Liberia fût-elle en position de recevoir chaque année des milliers denouveaux habitants, et ceux-ci en état d'y être conduits utilement; l'Union se mît-elleà la place de la Société et employât-elle annuellement ses trésors 2 et ses vaisseaux àexporter des Nègres en Afrique, elle ne pourrait point encore balancer le seul progrèsnaturel de la population parmi les Noirs; et n'enlevant pas chaque année autant d'hom-mes qu'il en vient au monde, elle ne parviendrait pas même à suspendre lesdéveloppements du mal qui grandit chaque jour dans son sein 3.

La race nègre ne quittera plus les rivages du continent américain, où les passionset les vices de l'Europe l'ont fait descendre; elle ne disparaîtra du Nouveau Mondequ'en cessant d'exister. Les habitants des États-Unis peuvent éloigner les malheursqu'ils redoutent, mais ils ne sauraient aujourd'hui en détruire la cause.

Je suis obligé d'avouer que je ne considère pas l'abolition de la servitude commeun moyen de retarder, dans les États du Sud, la lutte des deux races.

Les Nègres peuvent rester longtemps esclaves sans se plaindre; mais entrés aunombre des hommes libres, ils s'indigneront bientôt d'être privés de presque tous les

1 Cette dernière règle a été tracée par les fondateurs eux-mêmes de l'établissement. Ils ont craint

qu'il n'arrivât en Afrique quelque chose d'analogue à ce qui se passe sur les frontières des États-Unis, et que les Nègres, comme les Indiens, entrant en contact avec une race plus éclairée que laleur, ne fussent détruits avant de pouvoir se civiliser.

2 Il se rencontrerait bien d'autres difficultés encore dans une pareille entreprise. Si l'Union, pourtransporter les Nègres d'Amérique en Afrique, entreprenait d'acheter les Noirs à ceux dont ils sontles esclaves, le prix des Nègres, croissant en proportion de leur rareté, s'élèverait bientôt à dessommes énormes, et il n'est pas croyable que les États du Nord consentissent à faire une semblabledépense, dont ils ne devraient point recueillir les fruits. Si l'Union s'emparait de force ou acquéraità un bas prix fixé par elle les esclaves du Sud, elle créerait une résistance insurmontable parmi lesÉtats situés dans cette partie de l'Union. Des deux côtés on aboutit à l'impossible.

3 Il y avait en 1830 dans les États-Unis 2 010 327 esclaves, et 319 439 affranchis; en tout 2 329 766Nègres; ce qui formait un peu plus du cinquième de la population totale des États-Unis à la mêmeépoque.

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droits de citoyens; et ne pouvant devenir les égaux des Blancs, ils ne tarderont pas àse montrer leurs ennemis.

Au Nord, on avait tout profit à affranchir les esclaves; on se délivrait ainsi del'esclavage, sans avoir rien à redouter des Nègres libres. Ceux-ci étaient trop peunombreux pour réclamer jamais leurs droits. Il n'en est pas de même au Sud.

La question de l'esclavage était pour les maîtres, au Nord, une question commer-ciale et manufacturière; au Sud, c'est une question de vie ou de mort. Il ne faut doncpas confondre l'esclavage au Nord et au Sud.

Dieu me garde de chercher, comme certains auteurs américains, à justifier le prin-cipe de la servitude des Nègres; je dis seulement que tous ceux qui ont admis cetaffreux principe autrefois ne sont pas également libres aujourd'hui de s'en départir.

Je confesse que quand je considère l'état du Sud, je ne découvre, pour la raceblanche qui habite ces contrées, que deux manières d'agir: affranchir les Nègres et lesfondre avec elle; rester isolés d'eux et les tenir le plus longtemps possible dansl'esclavage. Les moyens termes me paraissent aboutir prochainement à la plus horri-ble de toutes les guerres civiles, et peut-être à la ruine de l'une des deux races.

Les Américains du Sud envisagent la question sous ce point de vue, et ils agissentcri conséquence. Ne voulant pas se fondre avec les Nègres, ils ne veulent point lesmettre en liberté.

Ce n'est pas que tous les habitants du Sud regardent l'esclavage comme nécessaireà la richesse du maître; sur ce point, beaucoup d'entre eux sont d'accord avec leshommes du Nord, et admettent volontiers avec ceux-ci que la servitude est un mal;mais ils pensent qu'il faut conserver ce mal pour vivre.

Les lumières, en s'accroissant au Sud, ont fait apercevoir aux habitants de cettepartie du territoire que l'esclavage est nuisible au maître, et ces mêmes lumières leurmontrent, plus clairement qu'ils ne l'avaient vu jusqu'alors, la presque impossibilité dele détruire. De là un singulier contraste: l'esclavage s'établit de plus en plus dans leslois, à mesure que son utilité est plus contestée; et tandis que son principe est gradu-ellement aboli dans le Nord, on tire au Midi, de ce même principe, des conséquencesde plus en plus rigoureuses.

La législation des États du Sud relative aux esclaves présente de nos jours unesorte d'atrocité inouïe, et qui seule vient révéler quelque perturbation profonde dansles lois de l'humanité. Il suffit de lire la législation des États du Sud pour juger laposition désespérée des deux races qui les habitent.

Ce n'est pas que les Américains de cette partie de l'Union aient précisément accrules rigueurs de la servitude; ils ont, au contraire, adouci le sort matériel des esclaves.Les Anciens ne connaissaient que les fers et la mort pour maintenir l'esclavage; lesAméricains du sud de l'Union ont trouvé des garanties plus intellectuelles pour ladurée de leur pouvoir. Ils ont, si je puis m'exprimer ainsi, spiritualisé le despotisme etla violence. Dans l'Antiquité, on cherchait à empêcher l'esclave de briser ses fers; denos jours, on a entrepris de lui en ôter le désir.

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Les Anciens enchaînaient le corps de l'esclave, mais ils laissaient son esprit libreet lui permettaient de s'éclairer. En cela ils étaient conséquents avec eux-mêmes; il yavait alors une issue naturelle à la servitude: d'un jour à l'autre l'esclave pouvaitdevenir libre et égal à son maître.

Les Américains du Sud, qui ne pensent point qu'à aucune époque les Nègrespuissent se confondre avec eux, ont défendu, sous des peines sévères, de leur appren-dre à lire et à écrire. Ne voulant pas les élever à leur niveau, ils les tiennent aussi prèsque possible de la brute.

De tout temps, l'espérance de la liberté avait été placée au sein de l'esclavage pouren adoucir les rigueurs.

Les Américains du Sud ont compris que l'affranchissement offrait toujours desdangers, quand l'affranchi ne pouvait arriver un jour à s'assimiler au maître. Donner àun homme la liberté et le laisser dans la misère et l'ignominie, qu'est-ce faire, sinonfournir un chef futur à la révolte des esclaves ? On avait d'ailleurs remarqué depuislongtemps que la présence du Nègre libre jetait une inquiétude vague au fond del'âme de ceux qui ne l'étaient pas, et y faisait pénétrer, comme une lueur douteuse,l'idée de leurs droits. Les Américains du Sud ont enlevé aux maîtres, dans la plupartdes cas, la faculté d'affranchir 1.

J'ai rencontré au sud de l'Union un vieillard qui jadis avait vécu dans un com-merce illégitime avec une de ses Négresses. Il en avait eu plusieurs enfants qui, envenant au monde, étaient devenus esclaves de leur père. Plusieurs fois celui-ci avaitsongé à leur léguer au moins la liberté, mais des années s'étaient écoulées avant qu'ilpût lever les obstacles mis à l'affranchissement par le législateur. Pendant ce temps, lavieillesse était venue, et il allait mourir. Il se représentait alors ses fils traînés demarchés en marchés, et passant de l'autorité paternelle sous la verge d'un étranger.Ces horribles images jetaient dans le délire son imagination expirante. Je le vis enproie aux angoisses du désespoir, et je compris alors comment la nature savait sevenger des blessures que lui faisaient les lois.

Ces maux sont affreux, sans doute; mais ne sont-ils pas la conséquence prévue etnécessaire du principe même de la servitude parmi les Modernes ?

Du moment où les Européens ont pris leurs esclaves dans le sein d'une raced'hommes différente de la leur, que beaucoup d'entre eux considéraient comme infé-rieure aux autres races humaines, et à laquelle tous envisagent avec horreur l'idée des'assimiler jamais, ils ont supposé l'esclavage éternel; car, entre l'extrême inégalitéque crée la servitude et la complète égalité que produit naturellement parmi les hom-mes l'indépendance, il n'y a point d'état intermédiaire qui soit durable. Les Européensont senti vaguement cette vérité, mais sans se l'avouer. Toutes les fois qu'il s'est agides Nègres, on les a vus obéir tantôt à leur intérêt ou à leur orgueil, tantôt à leur pitié.Ils ont violé envers le Noir tous les droits de l'humanité, et puis ils l'ont instruit de lavaleur et de l'inviolabilité de ces droits. Ils ont ouvert leurs rangs à leurs esclaves, etquand ces derniers tentaient d'y pénétrer, ils les ont chasses avec ignominie. Voulantla servitude, ils se sont laissé entraîner, malgré eux ou à leur insu, vers a liberté, sansavoir le courage d'être ni complètement iniques, ni entièrement justes.

1 L'affranchissement n'est point interdit, mais soumis à des formalités qui le rendent difficile.

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S'il est impossible de prévoir une époque où les Américains du Sud mêleront leursang à celui des Nègres, peuvent-ils, sans s'exposer eux-mêmes à périr, permettre queces derniers arrivent à la liberté ? Et s'ils sont obligés, pour sauver leur propre race, devouloir les maintenir dans les fers, ne doit-on pas les excuser de prendre les moyensles plus efficaces pour y parvenir ?

Ce qui se passe dans le sud de l'Union me semble tout à la fois la conséquence laplus horrible et la plus naturelle de l'esclavage. Lorsque je vois l'ordre de la naturerenversé, quand j'entends l'humanité qui crie et se débat en vain sous les lois, j'avoueque je ne trouve point d'indignation pour flétrir les hommes de nos jours, auteurs deces outrages; mais je rassemble toute ma haine contre ceux qui, après plus de milleans d'égalité, ont introduit de nouveau la servitude dans le monde.

Quels que soient, du reste, les efforts des Américains du Sud pour conserverl'esclavage, ils n'y réussiront pas toujours. L'esclavage, resserré sur un seul point duglobe, attaqué par le christianisme comme injuste, par l'économie politique commefuneste; l'esclavage, au milieu de la liberté démocratique et des lumières de notre âge,n'est point une institution qui puisse durer. Il cessera par le fait de l'esclave ou parcelui du maître. Dans les deux cas, il faut s'attendre à de grands malheurs.

Si on refuse la liberté aux Nègres du Sud, ils finiront par la saisir violemment eux-mêmes; si on la leur accorde, ils ne tarderont pas à en abuser.

QUELLES SONT LES CHANCES DE DURÉEDE L'UNION AMÉRICAINE ?QUELS DANGERS LA MENACENT ?

Ce qui fait la force prépondérante réside dans les États plutôt que dans l'Union. - Laconfédération ne durera qu'autant que tous les États qui la composent voudront en faire partie.- Causes qui doivent les porter à rester unis. - Utilité d'être unis pour résister aux étrangers etpour n'avoir pas d'étrangers en Amérique. - La Providence n'a pas élevé de barrières naturellesentre les différents États. - Il n'existe pas d'intérêts matériels qui les divisent. - Intérêt qu'a leNord à la prospérité et à l'union du Sud et de l'Ouest; le Sud à celles du Nord et de l'Ouest;l'Ouest à celles des deux autres. -Intérêts immatériels qui unissent les Américains. – Unifor-mité des opinions. - Les dangers de la confédération naissent de la différence des caractèresdans les hommes qui la composent et de leurs passions. Caractères des hommes du Sud et duNord. - La croissance rapide de l'Union est un de ses plus grands périls. - Marche de la popu-lation vers le Nord-Ouest. - Gravitation de la puissance de ce côté. Passions que ces mouve-ments rapides de la fortune font naître. L'Union subsistant, son gouvernement tend-il à pren-dre de la force ou à s'affaiblir ? Divers signes d'affaiblissement. - Internal improvements. -Terres désertes. - Indiens. - Affaire de la Banque. - Affaire du tarif, - Le général Jackson.

Retour à la table des matières

De l'existence de l'Union dépend en partie le maintien de ce qui existe dans cha-cun des États qui la composent. Il faut donc examiner d'abord quel est le sort probablede l'Union. Mais, avant tout, il est bon de se fixer sur un point: si la confédérationactuelle venait à se briser, il me paraît incontestable que les États qui en font partie ne

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retourneraient pas à leur individualité première. A la place d'une Union, il s'en forme-rait plusieurs. Je n'entends point rechercher sur quelles bases ces nouvelles Unionsviendraient à s'établir; ce que je veux montrer, ce sont les causes qui peuvent amenerle démembrement de la confédération actuelle.

Pour y parvenir, je vais être obligé de parcourir de nouveau quelques-unes desroutes dans lesquelles j'étais précédemment entré. Je devrai exposer aux regards plu-sieurs objets qui sont déjà connus. Je sais qu'en agissant ainsi je m'expose auxreproches du lecteur; mais l'importance de la matière qui me reste à traiter est monexcuse. Je préfère me répéter quelquefois que de n'être pas compris, et j'aime mieuxnuire à l'auteur qu'au sujet.

Les législateurs qui ont formé la Constitution de 1789 se sont efforcés de donnerau pouvoir fédéral une existence à part et une force prépondérante.

Mais ils étaient bornés par les conditions mêmes du problème qu'ils avaient àrésoudre. On ne les avait point chargés de constituer le gouvernement d'un peupleunique, mais de régler l'association de plusieurs peuples; et quels que fussent leursdésirs, il fallait toujours qu'ils en arrivassent à partager l'exercice de la souveraineté.

Pour bien comprendre quelles furent les conséquences de ce partage, il est néces-saire de faire une courte distinction entre les actes de la souveraineté.

Il y a des objets qui sont nationaux par leur nature, c'est-à-dire qui ne se rappor-tent qu'à la nation prise en corps, et ne peuvent être confiés qu'à l'homme ou à l'as-semblée qui représente le plus complètement la nation entière. Je mettrai de cenombre la guerre et la diplomatie.

Il en est d'autres qui sont provinciaux de leur nature, c'est-à-dire qui ne se rappor-tent qu'à certaines localités et ne peuvent être convenablement traités que dans lalocalité même. Tel est le budget des communes.

On rencontre enfin des objets qui ont une nature mixte: ils sont nationaux, en cequ'ils intéressent tous les individus qui composent la nation; ils sont provinciaux, ence qu'il n'y a pas nécessité que la nation elle-même y pourvoie. Ce sont, par exemple,les droits qui règlent l'état civil et Politique des citoyens. Il n'existe pas d'état socialsans droits civils et politiques. Ces droits intéressent donc également tous les ci-toyens; mais il n'est pas toujours nécessaire à l'existence et à la prospérité de la nationque ces droits soient uniformes, et par conséquent qu'ils soient réglés par le pouvoircentral.

Parmi les objets dont s'occupe la souveraineté, il y a donc deux catégories néces-saires; on les retrouve dans toutes les sociétés bien constituées, quelle que soit dureste la base sur laquelle le pacte social ait été établi.

Entre ces deux points extrêmes sont placés, comme une masse flottante, les objetsgénéraux, mais non nationaux, que j'ai appelés mixtes. Ces objets n'étant ni exclusive-ment nationaux, ni entièrement provinciaux, le soin d'y pourvoir peut être attribué augouvernement national ou au gouvernement provincial, suivant les conventions deceux qui s'associent, sans que le but de l'association cesse d'être atteint.

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Le plus souvent, de simples individus s'unissent pour former le souverain et leurréunion compose un peuple. Au-dessous du gouvernement général qu'ils se sont don-né, on ne rencontre alors que des forces individuelles ou des pouvoirs collectifs dontchacun représente une fraction très minime du souverain. Alors aussi c'est le gouver-nement général qui est le plus naturellement appelé à régler, non seulement les objetsnationaux par leur essence, mais la plus grande partie des objets mixtes dont j'ai déjàparlé. Les localités en sont réduites à la portion de souveraineté qui est indispensableà leur bien-être.

Quelquefois, par un fait antérieur à l'association, le souverain se trouve composéde corps politiques déjà organisés; il arrive alors que le gouvernement provincial secharge de pourvoir, non seulement aux objets exclusivement provinciaux de leurnature, mais encore à tout ou partie des objets mixtes dont il vient d'être question. Carles nations confédérées, qui formaient elles-mêmes des souverains avant leur union,et qui continuent à représenter une fraction très considérable du souverain, quoi-qu'elles se soient unies, n'ont entendu céder au gouvernement général que l'exercicedes droits indispensables à l'Union.

Quand le gouvernement national, indépendamment des prérogatives inhérentes àsa nature, se trouve revêtu du droit de régler les objets mixtes de la souveraineté, ilpossède une force prépondérante. Non seulement il a beaucoup de droits, mais tousles droits qu'il n'a pas sont à sa merci, et il est à craindre qu'il n'en vienne jusqu'àenlever aux gouvernements provinciaux leurs prérogatives naturelles et nécessaires.

Lorsque c'est, au contraire, le gouvernement provincial qui se trouve revêtu dudroit de régler les objets mixtes, il règne dans la société une tendance opposée. Laforce prépondérante réside alors dans la province, non dans la nation; et on doitredouter que le gouvernement national ne finisse par être dépouillé des privilègesnécessaires à son existence.

Les peuples uniques sont donc naturellement portés vers la centralisation, et lesconfédérations vers le démembrement.

Il ne reste plus qu'à appliquer ces idées générales à l'Union américaine.

Aux États particuliers revenait forcément le droit de régler les objets purementprovinciaux.

De plus, ces mêmes États retinrent celui de fixer la capacité civile et politique descitoyens, de régler les rapports des hommes entre eux, et de leur rendre la justice;droits qui sont généraux de leur nature, mais qui n'appartiennent pas nécessairementau gouvernement national.

Nous avons vu qu'au gouvernement de l'Union fut délégué le pouvoir d'ordonnerau nom de toute la nation, dans les cas où la nation aurait à agir comme un seul etmême individu. Il la représenta vis-à-vis des étrangers; il dirigea contre l'ennemicommun les forces communes. En un mot, il s'occupa des objets que j'ai appelésexclusivement nationaux.

Dans ce partage des droits de la souveraineté, la part de l'Union semble encore aupremier abord plus grande que celle des États; un examen un peu approfondi démon-tre que, par le fait, elle est moindre.

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Le gouvernement de l'Union exécute des entreprises plus vastes, mais on le sentrarement agir. Le gouvernement provincial fait de plus petites choses, mais il ne serepose jamais et révèle son existence à chaque instant.

Le gouvernement de l'Union veille sur les intérêts généraux du pays; mais lesintérêts généraux d'un peuple n'ont qu'une influence contestable sur le bonheur indi-viduel.

Les affaires de la province influent au contraire visiblement sur le bien-être deceux qui l'habitent.

L'Union assure l'indépendance et la grandeur de la nation, choses qui ne touchentpas immédiatement les particuliers. l'État maintient la liberté, règle les droits, garantitla fortune, assure la vie, l'avenir tout entier de chaque citoyen.

Le gouvernement fédéral est placé à une grande distance de ses sujets; legouvernement provincial est à la portée de tous. Il suffit d'élever la voix pour êtreentendu de lui. Le gouvernement central a pour lui les passions de quelques hommessupérieurs qui aspirent à le diriger: du côté du gouvernement provincial se trouvel'intérêt des hommes de second ordre qui n'espèrent obtenir de puissance que dansleur État; et ce sont ceux-là qui, placés près du peuple, exercent sur lui le plus depouvoir.

Les Américains ont donc bien plus à attendre et à craindre de l'État que del'Union; et, suivant la marche naturelle du cœur humain, ils doivent s'attacher bienplus vivement au premier qu'à la seconde.

En ceci les habitudes et les sentiments sont d'accord avec les intérêts.

Quand une nation compacte fractionne sa souveraineté et arrive à l'état de confé-dération, les souvenirs, les usages, les habitudes, luttent longtemps contre les lois etdonnent au gouvernement central une force que celles-ci lui refusent. Lorsque despeuples confédérés se réunissent dans une seule souveraineté, les mêmes causesagissent cri sens contraire. Je ne doute point que si la France devenait une républiqueconfédérée comme celle des États-Unis, le gouvernement ne s'y montrât d'abord plusénergique que celui de l'Union; et si l'Union se constituait en monarchie comme laFrance, je pense que le gouvernement américain resterait pendant quelque temps plusdébile que le nôtre. Au moment où la vie nationale a été créée chez les Anglo-Amé-ricains, l'existence provinciale était déjà ancienne, des rapports nécessaires s'étaientétablis entre les communes et les individus des mêmes États; on s'y était habitué àconsidérer certains objets sous un point de vue commun, et à s'occuper exclusivementde certaines entreprises comme représentant un intérêt spécial.

L'Union est un corps immense qui offre au patriotisme un objet vague à embras-ser. L'État a des formes arrêtées et des bornes circonscrites; il représente un certainnombre de choses connues et chères à ceux qui l'habitent. Il se confond avec l'imagemême du sol, s'identifie à la propriété, à la famille, aux souvenirs du passé, auxtravaux du présent, aux rêves de l'avenir. Le patriotisme, qui le plus souvent n'estqu'une extension de l'égoïsme individuel, est donc resté dans l'État et n'a pour ainsidire point passé à l'Union.

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Ainsi les intérêts, les habitudes, les sentiments se réunissent pour concentrer lavéritable vie politique dans l'État, et non dans l'Union.

On peut facilement juger de la différence des forces des deux gouvernements, envoyant se mouvoir chacun d'eux dans le cercle de sa puissance.

Toutes les fois qu'un gouvernement d'État s'adresse à un homme ou à une associa-tion d'hommes, son langage est clair et impératif; il en est de même du gouvernementfédéral, quand il parle à des individus; mais dès qu'il se trouve en face d'un État, ilcommence à parlementer: il explique ses motifs et justifie sa conduite; il argumente, ilconseille, il n'ordonne guère. S'élève-t-il des doutes sur les limites des pouvoirs cons-titutionnels de chaque gouvernement, le gouvernement provincial réclame son droitavec hardiesse et prend des mesures promptes et énergiques pour le soutenir. Pendantce temps le gouvernement de l'Union raisonne; il en appelle au bon sens de la nation,à ses intérêts, à sa gloire; il temporise, il négocie; ce n'est que réduit à la dernièreextrémité qu'il se détermine enfin à agir. Au premier abord, on pourrait croire quec'est le gouvernement provincial qui est armé des forces de toute la nation, et que leCongrès représente un État.

Le gouvernement fédéral, en dépit des efforts de ceux qui l'ont constitué, est donc,comme je l'ai déjà dit ailleurs, par sa nature même, un gouvernement faible qui, plusque tout autre, a besoin du libre concours des gouvernes pour subsister.

Il est aisé de voir que son objet est de réaliser avec facilité la volonté qu'ont lesÉtats de rester unis. Cette première condition remplie, il est sage, fort et agile. On l'aorganisé de manière à ne rencontrer habituellement devant lui que des individus et àvaincre aisément les résistances qu'on voudrait opposer à la volonté commune; maisle gouvernement fédéral n'a pas été établi dans la prévision que les États ou plusieursd'entre eux cesseraient de vouloir être unis.

Si la souveraineté de l'Union entrait aujourd'hui en lutte avec celle des États, onpeut aisément prévoir qu'elle succomberait; je doute même que le combat s'engageâtjamais d'une manière sérieuse. Toutes les fois qu'on opposera une résistance opiniâtreau gouvernement fédéral, on le verra céder. L'expérience a prouvé jusqu'à présent quequand un État voulait obstinément une chose et la demandait résolument, il ne man-quait jamais de l'obtenir; et que quand il refusait nettement d'agir 1, on le laissait librede faire.

Le gouvernement de l'Union eût-il une force qui lui fût propre, la situation maté-rielle du pays lui en rendrait l'usage fort difficile 2.

Les États-Unis couvrent un immense territoire; de longues distances les séparent;la population y est éparpillée au milieu de pays encore à moitié déserts. Si l'Unionentreprenait de maintenir par les armes les confédérés dans le devoir, sa position se

1 Voyez la conduite des États du Nord dans la guerre de 1812. « Durant cette guerre, dit Jefferson

dans une lettre du 17 mars 1817 au général La Fayette, quatre des États de l'Est n'étaient plus liésau reste de l'Union que comme des cadavres à des hommes vivants. » (Correspondance deJefferson, publiée par M. Conseil.)

2 L'état de paix où se trouve l'Union ne lui donne aucun prétexte pour avoir une armée permanente.Sans armée permanente, un gouvernement n'a rien de préparé d'avance pour profiter du momentfavorable, vaincre la résistance et enlever par surprise le souverain pouvoir.

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trouverait analogue à celle qu'occupait l'Angleterre lors de la guerre de l'Indépen-dance.

D'ailleurs, un gouvernement, fût-il fort, ne saurait échapper qu'avec peine auxconséquences d'un principe, quand une fois il a admis ce principe lui-même commefondement du droit public qui doit le régir. La confédération a été formée par la librevolonté des États; ceux-ci, en s'unissant, n'ont point perdu leur nationalité et ne sesont point fondus dans un seul et même peuple. Si aujourd'hui un de ces mêmes Étatsvoulait retirer son nom du contrat, il serait assez difficile de lui prouver qu'il ne peutle faire. Le gouvernement fédéral, pour le combattre, ne s'appuierait d'une manièreévidente ni sur la force, ni sur le droit.

Pour que le gouvernement fédéral triomphât aisément de la résistance que luiopposeraient quelques-uns de ses sujets, il faudrait que l'intérêt particulier d'un ou deplusieurs d'entre eux fût intimement lié à l'existence de l'Union, comme cela s'est vusouvent dans l'histoire des confédérations.

Je suppose que parmi ces États que le lien fédéral rassemble il en soit quelques-uns qui jouissent à eux seuls des principaux avantages de l'union, ou dont laprospérité dépende entièrement du fait de l'union; il est clair que le pouvoir centraltrouvera dans ceux-là un très grand appui pour maintenir les autres dans l'obéissance.Mais alors il ne tirera plus sa force de lui-même, il la puisera dans un principe qui estcontraire à sa nature. Les peuples ne se confédèrent que pour retirer des avantageségaux de l'union, et, dans le cas cité plus haut, c'est parce que l'inégalité règne entreles nations unies que le gouvernement fédéral est puissant.

Je suppose encore que l'un des États confédérés ait acquis une assez grande pré-pondérance pour s'emparer a lui seul du pouvoir central; il considérera les autres Étatscomme ses sujets et fera respecter, dans la prétendue souveraineté de l'Union, sapropre souveraineté. On fera alors de grandes choses au nom du gouvernementfédéral, mais, à vrai dire, ce gouvernement n'existera plus 1.

Dans ces deux cas, le pouvoir qui agit au nom de la confédération devient d'autantplus fort qu'on s'écarte davantage de l'état naturel et du principe reconnu des confé-dérations.

En Amérique, l'union actuelle est utile à tous les États, mais elle n'est essentielle àaucun d'eux. Plusieurs États briseraient le lien fédéral que le sort des autres ne seraitpas compromis, bien que la somme de leur bonheur fût moindre. Comme il n'y a pointd'État dont l'existence ou la prospérité soit entièrement liée à la confédérationactuelle, il n'y en a pas non plus qui soit disposé à faire de très grands sacrifices per-sonnels pour la conserver.

D'un autre côté, on n'aperçoit pas d'État qui ait, quant a présent, un grand intérêtd'ambition à maintenir la confédération telle que nous la voyons de nos jours. Tousn'exercent point sans doute la même influence dans les conseils fédéraux, mais on

1 C'est ainsi que la province de la Hollande, dans la république des Pays-Bas, et l'empereur, dans la

Confédération germanique, se sont quelquefois mis à la place de l'Union, et ont exploité dans leurintérêt particulier la puissance fédérale.

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n'en voit aucun qui doive se flatter d'y dominer, et qui puisse traiter ses confédérés eninférieurs ou en sujets.

Il me paraît donc certain que si une portion de l'Union voulait sérieusement seséparer de l'autre, non seulement on ne pourrait pas l'en empêcher, mais on ne tente-rait même pas de le faire. L'Union actuelle ne durera donc qu'autant que tous les Étatsqui la composent continueront à vouloir en faire partie.

Ce point fixé, nous voici plus à l'aise: il ne s'agit plus de rechercher si les Étatsactuellement confédérés pourront se séparer, mais s'ils voudront rester unis.

Parmi toutes les raisons qui rendent l'union actuelle utile aux Américains, on enrencontre deux principales dont l'évidence frappe aisément tous les yeux.

Quoique les Américains soient pour ainsi dire seuls sur leur continent, le commer-ce leur donne pour voisins tous les peuples avec lesquels ils trafiquent. Malgré leurisolement apparent, les Américains ont donc besoin d'être forts, et ils ne peuvent êtreforts qu'en restant tous unis.

Les États, en se désunissant, ne diminueraient pas seulement leur force vis-à-visdes étrangers, ils créeraient des étrangers sur leur propre sol. Dès lors ils entreraientdans un système de douanes intérieures; ils diviseraient les vallées par des lignes ima-ginaires; ils emprisonneraient le cours des fleuves et gêneraient de toutes les manièresl'exploitation de l'immense continent que Dieu leur a accordé pour domaine.

Aujourd'hui ils n'ont pas d'invasion à redouter, conséquemment pas d'armées àentretenir, pas d'impôts à lever; si l'Union venait à se briser, le besoin de toutes ceschoses ne tarderait peut-être pas à se faire sentir.

Les Américains ont donc un immense intérêt à rester unis.

D'un autre côté, il est presque impossible de découvrir quelle espèce d'intérêtmatériel une portion de l'Union aurait, quant à présent, à se séparer des autres.

Lorsqu'on jette les yeux sur une carte des États-Unis et qu'on aperçoit la chaînedes monts Alleghanys, courant du Nord-Est au Sud-Ouest, et parcourant le pays surune étendue de 400 lieues, on est tenté de croire que le but de la Providence a étéd'élever entre le bassin du Mississipi et les côtes de l'océan Atlantique une de cesbarrières naturelles qui, s'opposant aux rapports permanents des hommes entre eux,forment comme les limites nécessaires des différents peuples.

Mais la hauteur moyenne des Alleghanys ne dépasse pas 800 mètres 1. Leurs som-mets arrondis et les spacieuses vallées qu'ils renferment dans leurs contours présen-tent en mille endroits un accès facile. Il y a plus, les principaux fleuves qui viennentverser leurs eaux dans l'océan Atlantique, l'Hudson, la Susquehanna, le Potomac, ontleurs sources au-delà des Alleghanys, sur un plateau ouvert qui borde le bassin duMississipi. Partis de cette région 2, ils se font jour à travers le rempart qui semblait

1 Hauteur moyenne des Alleghanys, suivant Volney (Tableau des États-Unis, p. 33), 700 à 800

mètres; 5 000 à 6 000 pieds, suivant Darby: la plus grande hauteur des Vosges est de 1 400 mètresau-dessus du niveau de la mer.

2 Voyez Vien, of the United States, par Darby, pp. 64 et 79.

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devoir les rejeter à l'Occident et tracent, au sein des montagnes, des routes naturellestoujours ouvertes à l'homme.

Aucune barrière ne s'élève donc entre les différentes parties du pays occupé denos jours par les Anglo-Américains. Loin que les Alleghanys servent de limites à despeuples, ils ne bornent même point des États. Le New-York, la Pennsylvanie et laVirginie les renferment dans leur enceinte et s'étendent autant à l'occident qu'à l'orientde ces montagnes 1.

Le territoire occupé de nos jours par les vingt-quatre États de l'Union et les troisgrands districts qui ne sont pas encore placés au nombre des États, quoiqu'ils aientdéjà des habitants, couvre une superficie de 131 144 lieues carrées 2, c'est-à-dire qu'ilprésente déjà une surface presque égale à cinq fois celle de la France. Dans ceslimites se rencontrent un sol varié, des températures différentes et des produits trèsdivers.

Cette grande étendue de territoire occupé par les républiques anglo-américaines afait naître des doutes sur le maintien de leur union. Ici il faut distinguer: des intérêtscontraires se créent quelquefois dans les différentes provinces d'un vaste empire etfinissent par entrer en lutte: il arrive alors que la grandeur de l'État est ce qui com-promet le plus sa durée. Mais si les hommes qui couvrent ce vaste territoire n'ont pasentre eux d'intérêts contraires, son étendue même doit servir à leur prospérité, carl'unité du gouvernement favorise singulièrement l'échange qui peut se faire desdifférents produits du sol, et en rendant leur écoulement plus facile, il en augmente lavaleur.

Or je vois bien dans les différentes parties de l'Union des intérêts différents, maisje n'en découvre pas qui soient contraires les uns aux autres.

Les États du Sud sont presque exclusivement cultivateurs; les États du Nord sont,particulièrement manufacturiers et commerçants; les États de l'Ouest sont en mêmetemps manufacturiers et cultivateurs. Au Sud, on récolte du tabac, du riz, du coton etdu sucre; au Nord et à l'Ouest, du maïs et du blé. Voilà des sources diverses derichesses; mais pour puiser dans ces sources, il y a un moyen commun et égalementfavorable pour tous, c'est l'union.

Le Nord, qui charrie les richesses des Anglo-Américains dans toutes les parties dumonde, et les richesses de l'univers dans le sein de l'Union, a un intérêt évident à ceque la confédération subsiste telle qu'elle est de nos jours, afin que le nombre desproducteurs et des consommateurs américains qu'il est appelé à servir reste le plusgrand possible. Le Nord est l'entremetteur le plus naturel entre le sud et l'Ouest del'Union, d'une part, et de l'autre le reste du monde; le Nord doit donc désirer que leSud et l'Ouest restent unis et prospères, afin qu'ils fournissent à ses manufactures desmatières premières et du fret à ses vaisseaux.

Le Sud et l'Ouest ont, de leur côté, un intérêt plus direct encore à la conservationde l'Union et à la prospérité du Nord. Les produits du Sud s'exportent, en grande 1 La chaîne des Alleghanys n'est pas plus haute que celle des Vosges et n'offre pas autant d'obstacles

que cette dernière aux efforts de l'industrie humaine. Les pays situés sur le versant oriental desAlleghanys sont donc aussi naturellement liés à la vallée du Mississipi que la Franche-Comté, lahaute Bourgogne et l'Alsace le sont à la France.

2 1 002 600 milles carrés. Voyez View of the United States, par Darby, p. 435.

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partie, au-delà des mers; le Sud et l'Ouest ont donc besoin des ressources commer-ciales du Nord. Ils doivent vouloir que l'Union ait une grande puissance maritimepour pouvoir les protéger efficacement. Le Sud et l'Ouest doivent contribuer volon-tiers aux frais d'une marine, quoiqu'ils n'aient pas de vaisseaux; car si les flottes del'Europe venaient bloquer les ports du Sud et le delta du Mississipi, que deviendraientle riz des Carolines, le tabac de la Virginie, le sucre et le coton qui croissent dans lesvallées du Mississipi ? Il n'y a donc pas une portion du budget fédéral qui nes'applique à la conservation d'un intérêt matériel commun à tous les confédérés.

Indépendamment de cette utilité commerciale, le sud et l'Ouest de l'Union trou-vent un grand avantage politique à rester unis entre eux et avec le Nord.

Le Sud renferme dans son sein une immense population d'esclaves, populationmenaçante dans le présent, plus menaçante encore dans l'avenir.

Les États de l'Ouest occupent le fond d'une seule vallée. Les fleuves qui arrosentle territoire de ces États, partant des montagnes Rocheuses ou des Alleghanys, vien-nent tous mêler leurs eaux à celles du Mississipi et roulent avec lui vers le golfe duMexique. Les États de l'Ouest sont entièrement isolés, par leur position, des traditionsde l'Europe et de la civilisation de l'Ancien Monde.

Les habitants du Sud doivent donc désirer de conserver l'Union, pour ne pasdemeurer seuls en face des Noirs, et les habitants de l'Ouest, afin de ne pas se trouverenfermés au sein de l'Amérique centrale sans communication libre avec l'univers.

Le Nord, de son côté, doit vouloir que l'Union ne se divise point, afin de restercomme l'anneau qui joint ce grand corps au reste du monde.

Il existe donc un lien étroit entre les intérêts matériels de toutes les parties del'Union.

J'en dirai autant pour les opinions et les sentiments qu'on pourrait appeler lesintérêts immatériels de l'homme.

Les habitants des États-Unis parlent beaucoup de leur amour pour la patrie;j'avoue que je ne me fie point à ce patriotisme réfléchi qui se fonde sur l'intérêt et quel'intérêt, en changeant d'objet, peut détruire.

Je n'attache pas non plus une très grande importance au langage des Américains,lorsqu'ils manifestent chaque jour l'intention de conserver le système fédéral qu'ontadopté leurs pères.

Ce qui maintient un grand nombre de citoyens sous le même gouvernement, c'estbien moins la volonté raisonnée de demeurer unis que l'accord instinctif et en quelquesorte involontaire qui résulte de la similitude des sentiments et de la ressemblance desopinions.

Je ne conviendrai jamais que des hommes forment une société par cela seul qu'ilsreconnaissent le même chef et obéissent aux mêmes lois; il n'y a société que quanddes hommes considèrent un grand nombre d'objets sous le même aspect; lorsque, surun grand nombre de sujets, ils ont les mêmes opinions; quand enfin les mêmes faitsfont naître en eux les mêmes impressions et les mêmes pensées.

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Celui qui, envisageant la question sous ce point de vue, étudierait ce qui se passeaux États-Unis, découvrirait sans peine que leurs habitants, divisés comme ils le sonten vingt-quatre souverainetés distinctes, constituent cependant un peuple unique; etpeut-être même arriverait-il à penser que l'état de société existe plus réellement ausein de l'Union anglo-américaine que parmi certaines nations de l'Europe qui n'ontpourtant qu'une seule législation et se soumettent à un seul homme.

Quoique les Anglo-Américains aient plusieurs religions, ils ont tous la mêmemanière d'envisager la religion.

Ils ne s'entendent pas toujours sur les moyens à prendre pour bien gouverner etvarient sur quelques-unes des formes qu'il convient de donner au gouvernement, maisils sont d'accord sur les principes généraux qui doivent régir les sociétés humaines.Du Maine aux Florides, du Missouri jusqu'à l'océan Atlantique, on croit que l'originede tous les pouvoirs légitimes est dans le peuple. On conçoit les mêmes idées sur laliberté et l'égalité; on professe les mêmes opinions sur la presse, le droit d'association,le jury, la responsabilité des agents du pouvoir.

Si nous passons des idées politiques et religieuses aux opinions philosophiques etmorales qui règlent les actions journalières de la vie et dirigent l'ensemble de la con-duite, nous remarquerons le même accord.

Les Anglo-Américains 1 placent dans la raison universelle l'autorité morale, com-me le pouvoir politique dans l'universalité des citoyens, et ils estiment que c'est ausens de tous qu'il faut s'en rapporter pour discerner ce qui est permis ou défendu, cequi est vrai ou faux. La plupart d'entre eux pensent que la connaissance de son intérêtbien entendu suffit pour conduire l'homme vers le juste et l'honnête. Ils croient quechacun en naissant a reçu la faculté de se gouverner lui-même, et que nul n'a le droitde forcer son semblable à être heureux. Tous ont une foi vive dans la perfectibilitéhumaine; ils jugent que la diffusion des lumières doit nécessairement produire desrésultats utiles, l'ignorance amener des effets funestes; tous considèrent la sociétécomme un corps en progrès; l'humanité comme un tableau changeant, où rien n'est etne doit être fixe à toujours, et ils admettent que ce qui leur semble bien aujourd'huipeut demain être remplacé par le mieux qui se cache encore.

Je ne dis point que toutes ces opinions soient justes, mais elles sont américaines.

En même temps que les Anglo-Américains sont ainsi unis entre eux par des idéescommunes, ils sont séparés de tous les autres peuples par un sentiment d'orgueil.

Depuis cinquante ans on ne cesse de répéter aux habitants des États-Unis qu'ilsforment le seul peuple religieux, éclairé et libre. Ils voient que chez eux jusqu'à pré-sent les institutions démocratiques prospèrent, tandis qu'elles échouent dans le restedu monde; ils ont donc une opinion immense d'eux-mêmes, et ils ne sont pas éloignésde croire qu'ils forment une espèce à part dans le genre humain.

1 Je n'ai pas besoin, je pense, de dire que par ces expressions: les Anglo-Américains, j'entends

seulement parler de la grande majorité d'entre eux. En dehors de cette majorité se tiennent toujoursquelques individus isolés.

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Ainsi donc les dangers dont l'Union américaine est menacée ne naissent pas plusde la diversité des opinions que de celle des intérêts. Il faut les chercher dans la vari-été des caractères et dans les passions des Américains.

Les hommes qui habitent l'immense territoire des États-Unis sont presque tousissus d'une souche commune; mais à la longue le climat et surtout l'esclavage ontintroduit des différences marquées entre le caractère des Anglais du sud des États-Unis et le caractère des Anglais du Nord.

On croit généralement parmi nous que l'esclavage donne à une portion de l'Uniondes intérêts contraires à ceux de l'autre. Je n'ai point remarqué qu'il en fût ainsi.L'esclavage n'a pas créé au Sud des intérêts contraires à ceux du Nord; mais il amodifié le caractère des habitants du Sud, et leur a donné des habitudes différentes.

J'ai fait connaître ailleurs quelle influence avait exercée la servitude sur la capa-cité commerciale des Américains du Sud; cette même influence s'étend également àleurs mœurs.

L'esclave est un serviteur qui ne discute point et se soumet à tout sans murmurer.Quelquefois il assassine son maître, mais il ne lui résiste jamais. Dans le Sud il n'y apas de familles si pauvres qui n'aient des esclaves. L'Américain du Sud, dès sanaissance, se trouve investi d'une sorte de dictature domestique; les premières notionsqu'il reçoit de la vie lui font connaître qu'il est né pour commander, et la premièrehabitude qu'il contracte est celle de dominer sans peine. L'éducation tend donc puis-samment à faire de l'Américain du Sud un homme altier, prompt, irascible, violent,ardent dans ses désirs, impatient des obstacles; mais facile à décourager s'il ne peuttriompher du premier coup.

L'Américain du Nord ne voit Pas d'esclaves accourir autour de son berceau. Il n'yrencontre même pas de serviteurs libres, car le plus souvent il en est réduit à pourvoirlui-même à ses besoins. À peine est-il au monde que l'idée de la nécessité vient detoutes parts se présenter à son esprit; il apprend donc de bonne heure à connaîtreexactement par lui-même la limite naturelle de son pouvoir; il ne s'attend point à plierpar la force les volontés qui s'opposeront à la sienne, et il sait que, pour obtenirl'appui de ses semblables, il faut avant tout gagner leurs faveurs. Il est donc patient,réfléchi, tolérant, lent à agir, et persévérant dans ses desseins.

Dans les États méridionaux, les plus pressants besoins de l'homme sont toujourssatisfaits. Ainsi l'Américain du Sud n'est point préoccupé par les soins matériels de lavie; un autre se charge d'y songer pour lui. Libre sur ce point, son imagination sedirige vers d'autres objets plus grands et moins exactement définis. L'Américain duSud aime la grandeur, le luxe, la gloire, le bruit, les plaisirs, l'oisiveté surtout; rien nele contraint à faire des efforts pour vivre, et comme il n'a pas de travaux nécessaires,il s'endort et n'en entreprend même pas d'utiles.

L'égalité des fortunes régnant au Nord, et l'esclavage n'y existant plus, l'hommes'y trouve comme absorbé par ces mêmes soins matériels que le Blanc dédaigne auSud. Depuis son enfance il s'occupe à combattre la misère, et il apprend à placerl'aisance au-dessus de toutes les jouissances de l'esprit et du cœur. Concentrée dansles petits détails de la vie, son imagination s'éteint, ses idées sont moins nombreuseset moins générales, mais elles deviennent plus pratiques, plus claires et plus précises.Comme il dirige vers l'unique étude du bien-être tous les efforts de son intelligence, il

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ne tarde pas à y exceller; il sait admirablement tirer parti de la nature et des hommespour produire la richesse; il comprend merveilleusement l'art de faire concourir lasociété à la prospérité de chacun de ses membres, et à extraire de l'égoïsme individuelle bonheur de tous.

L'homme du Nord n'a pas seulement de l'expérience, mais du savoir; cependant ilne prise point la science comme un plaisir, il l'estime comme un moyen, et il n'ensaisit avec avidité que les applications utiles.

L'Américain du Sud est plus spontané, plus spirituel, plus ouvert, plus généreux,plus intellectuel et plus brillant.

L'Américain du Nord est plus actif, plus raisonnable, plus éclairé et plus habile.

L'un a les goûts, les préjugés, les faiblesses et la grandeur de toutes les aristo-craties.

L'autre, les qualités et les défauts qui caractérisent la classe moyenne.

Réunissez deux hommes en société, donnez à ces deux hommes les mêmes inté-rêts et en partie les mêmes opinions; si leur caractère, leurs lumières et leur civili-sation diffèrent, il y a beaucoup de chances pour qu'ils ne s'accordent pas. La mêmeremarque est applicable à une société de nations.

L'esclavage n'attaque donc pas directement la confédération américaine par lesintérêts, mais indirectement par les mœurs.

Les États qui adhérèrent au pacte fédéral en 1790 étaient au nombre de treize; laconfédération en compte vingt-quatre aujourd'hui. La population qui se montait à prèsde quatre millions en 1790 avait quadruplé dans l'espace de quarante ans; elle s'élevaiten 1830 à près de treize millions 1.

De pareils changements ne peuvent s'opérer sans danger.

Pour une société de nations comme pour une société d'individus, il y a trois chan-ces principales de durée: la sagesse des sociétaires, leur faiblesse individuelle, et leurpetit nombre.

Les Américains qui s'éloignent des bords de l'océan Atlantique pour s'enfoncerdans l'Ouest sont des aventuriers impatients de toute espèce de joug, avides derichesses, souvent rejetés par les États qui les ont vus naître. Ils arrivent au milieu dudésert sans se connaître les uns les autres. Ils n'y trouvent pour les contenir nitraditions, ni esprit de famille, ni exemples. Parmi eux, l'empire des lois est faible, etcelui des mœurs plus faible encore. Les hommes qui peuplent chaque jour les valléesdu Mississipi sont donc inférieurs, à tous égards, aux Américains qui habitent dans lesanciennes limites de l'Union. Cependant ils exercent déjà une grande influence dans

1 Recensement de 1790, 5 929 328.

Recensement de 1830, 12 856 165.

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ses conseils, et ils arrivent au gouvernement des affaires communes avant d'avoirappris à se diriger eux-mêmes 1.

Plus les sociétaires sont individuellement faibles et plus la société a de chances dedurée, car ils n'ont alors de sécurité qu'en restant unis. Quand, en 1790, la pluspeuplée des républiques américaines n'avait pas 500 000 habitants 2, chacune d'ellessentait son insignifiance comme peuple indépendant, et cette pensée lui rendait plusaisée l'obéissance à l'autorité fédérale. Mais lorsque l'un des États confédérés compte2 000 000 d'habitants comme l'État de New York, et couvre un territoire dont lasuperficie est égale au quart de celle de la France 3, il se sent fort par lui-même, et s'ilcontinue à désirer l'union comme utile à son bien-être, il ne la regarde plus commenécessaire à son existence; il peut se passer d'elle; et, consentant à y rester, il ne tardepas à vouloir y être prépondérant.

La multiplication seule des membres de l'Union tendrait déjà puissamment àbriser le lien fédéral. Tous les hommes placés dans le même point de vue n'envisagentpas de la même manière les mêmes objets. Il en est ainsi à plus forte raison quand lepoint de vue est différent. À mesure donc que le nombre des républiques américainesaugmente, on voit diminuer la chance de réunir l'assentiment de toutes sur les mêmeslois.

Aujourd'hui les intérêts des différentes parties de l'Union ne sont pas contrairesentre eux; mais qui pourrait prévoir les changements divers qu'un avenir prochain feranaître dans un pays où chaque jour crée des villes et chaque lustre des nations ?

Depuis que les colonies anglaises sont fondées, le nombre des habitants y doubletous les vingt-deux ans à peu près; je n'aperçois pas de causes qui doivent d'ici à unsiècle arrêter ce mouvement progressif de la population anglo-américaine. Avant quecent ans se soient écoules, je pense que le territoire occupé ou réclamé par les États-Unis sera couvert par plus de cent millions d'habitants et divisé en quarante États 4.

J'admets que ces cent millions d'hommes n'ont point d'intérêts différents; je leurdonne à tous, au contraire, un avantage égal à rester unis, et je dis que par cela mêmequ'ils sont cent millions formant quarante nations distinctes et inégalement puissantes,le maintien du gouvernement fédéral n'est plus qu'un accident heureux.

1 Ceci n'est, il est vrai, qu'un péril passager. Je ne doute pas qu'avec le temps la société ne vienne à

s'asseoir et à se régler dans l'Ouest comme elle l'a déjà fait sur les bords de l'océan Atlantique.2 La Pennsylvanie, avait 431 373 habitants en 1790.3 Superficie de l'État de New York, 6 213 lieues carrées [500 milles carrés.] Voyez View of the

United States par Darby, p. 435.4 Si la population continue à doubler en vingt-deux ans, pendant un siècle encore, comme elle a fait

depuis deux cents ans, en 1851 on comptera dans les États-Unis vingt-quatre millions d'habitants,quarante-huit en 1874, et quatre-vingt-seize en 1896. Il en serait ainsi quand même onrencontrerait sur le versant orientai des montagnes Rocheuses des terrains qui se refuseraient à laculture. Les terres déjà occupées peuvent très facilement contenir ce nombre d'habitants. Centmillions d'hommes répandus sur le sol occupé en ce moment par les vingt-quatre États et les troisterritoires dont se compose l'Union ne donneraient que 762 individus par lieue carrée, ce qui seraitencore bien éloigné de la population moyenne de la France, qui est de 1 006; de celle del'Angleterre, qui est de 1 457; et ce qui resterait même au-dessous de la population de la Suisse. LaSuisse, malgré ses lacs et ses montagnes, compte 783 habitants par lieue carrée. voyez Malte-Brun, vol. VI, p. 92.

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Je veux bien ajouter foi à la perfectibilité humaine; mais jusqu'à ce que les hom-mes aient changé de nature et se soient complètement transformés, je refuserai decroire à la durée d'un gouvernement dont la tâche est de tenir ensemble quarante peu-ples divers répandus sur une surface égale à la moitié de l'Europe 1, d'éviter entre euxles rivalités, l'ambition et les luttes, et de réunir l'action de leurs volontés indépen-dantes vers l'accomplissement des mêmes desseins.

Mais le plus grand péril que court l'Union en grandissant vient du déplacementcontinuel de forces qui s'opère dans son sein.

Des bords du lac Supérieur au golfe du Mexique, on compte, à vol d'oiseau, envi-ron quatre cents lieues de France. Le long de cette ligne immense serpente la frontièredes États-Unis; tantôt elle rentre en dedans de ces limites, le plus souvent elle pénètrebien au-delà parmi les déserts. On a calculé que sur tout ce vaste front les Blancss'avançaient chaque année, terme moyen, de sept lieues 2. De temps en temps il seprésente un obstacle: c'est un district improductif, un lac, une nation indienne qu'onrencontre inopinément sur son chemin. La colonne s'arrête alors un instant; ses deuxextrémités se courbent sur elles-mêmes et, après qu'elles se sont rejointes, on recom-mence à s'avancer. Il y a dans cette marche graduelle et continue de la race euro-péenne vers les montagnes Rocheuses quelque chose de providentiel: c'est comme undéluge d'hommes qui monte sans cesse et que soulève chaque jour la main de Dieu.

Au-dedans de cette première ligne de conquérants, on bâtit des villes et on fondede vastes États. En 1790, il se trouvait à peine quelques milliers de pionniers répandusdans les vallées du Mississipi; aujourd'hui ces mêmes vallées contiennent autantd'hommes qu'en renfermait l'Union tout entière en 1790. La population s'y élève àprès de quatre millions d'habitants 3. La ville de Washington a été fondée en 1 800, aucentre même de la confédération américaine; maintenant, elle se trouve placée à l'unede ses extrémités. Les députés des derniers États de l'Ouest 4, pour venir occuper leursiège au Congrès, sont déjà obligés de faire un trajet aussi long que le voyageur qui serendrait de Vienne à Paris.

Tous les États de l'Union sont entraînés en même temps vers la fortune; mais tousne sauraient croître et prospérer dans la même proportion.

Au nord de l'Union, des rameaux détachés de la chaîne des Alleghanys s'avançantjusque dans l'océan Atlantique, y forment des rades spacieuses et des ports toujoursouverts aux plus grands vaisseaux. À partir du Potomac, au contraire, et en suivant lescôtes de l'Amérique jusqu'à l'embouchure du Mississipi, on ne rencontre plus qu'unterrain plat et sablonneux. Dans cette partie de l'Union, la sortie de presque tous lesfleuves est obstruée, et les ports qui s'ouvrent de loin en loin au milieu de ces lagunesne présentent point aux vaisseaux la même profondeur et offrent au commerce desfacilités beaucoup moins grandes que ceux du Nord.

À cette première infériorité qui naît de la nature s'en joint une autre qui vient deslois. 1 Le territoire des États-Unis a une superficie de 295 000 lieues carrées; celui de l'Europe, suivant

Malte-Brun, vol. VI, p. 4, est de 5 00 000.2 Voyez Documents législatifs, 20e congrès, nº 117, p. 105.3 5 672 317, dénombrement de 1830.4 De Jefferson, capitale de I'État de Missouri, à Washington, on compte 1 019 milles, ou 420 lieues

de poste. [American Almanac, 1831, p 48.]

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Nous avons vu que l'esclavage, qui est aboli au Nord, existe encore au Midi, et j'aimontré l'influence funeste qu'il exerce sur le bien-être du maître lui-même.

Le Nord doit donc être plus commerçant 1 et plus industrieux que le Sud. Il estnaturel que la population et la richesse s'y portent plus rapidement,

Les États situés sur le bord de l'océan Atlantique sont déjà à moitié peuplés. Laplupart des terres y ont un maître; ils ne sauraient donc recevoir le même nombred'émigrants que les États de l'Ouest qui livrent encore un champ sans bornes à l'indus-trie. Le bassin du Mississipi est infiniment plus fertile que les côtes de l'océan Atlanti-que. Cette raison, ajoutée à toutes les autres, pousse énergiquement les Européensvers l'Ouest. Ceci se démontre rigoureusement par des chiffres.

Si l'on opère sur l'ensemble des États-Unis, on trouve que, depuis quarante ans, lenombre des habitants y est à peu près triplé. Mais si on n'envisage que le bassin duMississipi, on découvre que, dans le même espace de temps, la population 2 y estdevenue trente et une fois plus grande 3.

Chaque jour, le centre de la puissance fédérale se déplace. Il y a quarante ans, lamajorité des citoyens de l'Union était sur les bords de la mer, aux environs del'endroit où s'élève aujourd'hui Washington; maintenant elle se trouve plus enfoncéedans les terres et plus au Nord; on ne saurait douter qu'avant vingt ans elle ne soit del'autre côté des Alleghanys. L'Union subsistant, le bassin du Mississipi, par sa fertilitéet son étendue, est nécessairement appelé à devenir le centre permanent de la puis-sance fédérale. Dans trente ou quarante ans, le bassin du Mississipi aura pris son rangnaturel. Il est facile de calculer qu'alors sa population, comparée à celle des Étatsplacés sur les bords de l'Atlantique, sera dans la proportion de 40 à 11 à peu près.Encore quelques années, la direction de l'Union échappera donc complètement auxÉtats qui l'ont fondée, et la population des vallées du Mississipi dominera dans lesconseils fédéraux.

1 Pour juger de la différence qui existe entre le mouvement commercial du Sud et celui du Nord, il

suffit de jeter les yeux sur le tableau suivant: En 1829, les vaisseaux du grand et du petitcommerce appartenant à la Virginie, aux deux Carolines et à la Géorgie (les quatre grands États duSud) ne jaugeaient que 5 243 tonnes. Dans la même année, les navires du seul État duMassachusetts jaugeaient 17 322 tonnes. Ainsi le seul État du Massachusetts avait trois fois plusde vaisseaux que les quatre États susnommés.

Cependant l'État du Massachusetts n'a que 959 lieues carrées de superficie (7 335 millescarrés) et 610 014 habitants, tandis que les quatre États dont je parle ont 27 204 lieues carrées (210000 milles) et 3 047 767 habitants. Ainsi la superficie de l'État de Massachusetts ne forme que latrentième partie de la superficie des quatre États, et sa population est cinq fois moins grande que laleur. L'esclavage nuit de plusieurs manières à la prospérité commerciale du Sud: il diminue l'espritd'entreprise chez les Blancs, et il empêche qu'ils ne trouvent à leur disposition les matelots dont ilsauraient besoin. La marine ne se recrute, en général, que dans la dernière classe de la population.Or, ce sont les esclaves qui, au Sud, forment cette classe, et il est difficile de les utiliser à la mer:leur service serait inférieur à celui des Blancs, et on aurait toujours à craindre qu'ils ne serévoltassent au milieu de l'Océan, ou ne prissent la fuite en abordant les rivages étrangers.

2 View of the United States, par Darby, p. 444.3 Remarquez que,, quand je parle du bassin du Mississipi, je n'y comprends point la portion des

États de New York, de Pennsylvanie et de Virginie, placée à l'ouest des Alleghanys, et qu'on doitcependant considérer comme en faisant aussi partie.

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Cette gravitation continuelle des forces et de l'influence fédérale vers le Nord-Ouest se révèle tous les dix ans, lorsque après avoir fait un recensement général de lapopulation on fixe de nouveau le nombre des représentants que chaque État doitenvoyer au Congrès 1.

En 1790, la Virginie avait dix-neuf représentants au Congrès. Ce nombre a conti-nué à croître jusqu'en 1813, où on le vit atteindre le chiffre de vingt-trois. Depuiscette époque, il a commencé à diminuer. Il n'était plus en 1833 que de vingt et un 2.Pendant cette même période, l'État de New York suivait une progression contraire: en1790, il avait au Congrès dix représentants; en 1813, vingt-sept; en 1823, trente-quatre; en 1833, quarante. L'Ohio n'avait qu'un seul représentant en 1803; en 1833 ilen comptait dix-neuf.

Il est difficile de concevoir une union durable entre deux peuples dont l'un estpauvre et faible, l'autre riche et fort, alors même qu'il serait prouvé que la force et larichesse de l'un ne sont point la cause de la faiblesse et de la pauvreté de l'autre.L'union est plus difficile encore à maintenir dans le temps où l'un perd des forces etoù l'autre est en train d'en acquérir.

Cet accroissement rapide et disproportionné de certains États menace l'indépen-dance des autres. Si New York, avec ses deux millions d'habitants et ses quarantereprésentants, voulait faire la loi au Congrès, il y parviendrait peut-être. Mais alorsmême que les États les plus puissants ne chercheraient point à opprimer les moindres,le danger existerait encore, car il est dans la possibilité du fait presque autant que dansle fait lui-même.

Les faibles ont rarement confiance dans la justice et la raison des forts. Les Étatsqui croissent moins vite que les autres jettent donc des regards de méfiance et d'envievers ceux que la fortune favorise. De là ce profond malaise et cette inquiétude vaguequ'on remarque dans une partie de l'Union, et qui contrastent avec le bien-être et laconfiance qui règnent dans l'autre. Je pense que l'attitude hostile qu'a prise le Sud n'apoint d'autres causes.

1 On s'aperçoit alors que, pendant les dix ans qui viennent de s'écouler, tel État a accru sa population

dans la proportion de 5 sur 100, comme le Delaware; tel autre dans la proportion de 250 sur 100,comme le territoire du Michigan. La Virginie découvre que, durant la même période, elle aaugmenté le nombre de ses habitants dans le rapport de 13 sur 100, tandis que l'État limitrophe del'Ohio a augmenté le nombre des siens dans le rapport de 61 à 100. Voyez la table générale conti-nue au National Calendar, vous serez frappé de ce qu'il y a d'inégal dans la fortune des différentsÉtats.

2 On va voir plus loin que, pendant la dernière période, Io. population de la Virginie a crû dans laproportion de 13 à 100. Il est nécessaire d'expliquer comment le nombre des représentants d'unÉtat peut décroître lorsque la population de l'État, loin de décroître elle-même, est en progrès.

Je prends pour objet de comparaison la Virginie, que j'ai déjà citée. Le nombre des députés dela Virginie, en 1823, était en proportion du nombre total des députés de l'Union; le nombre desdéputés de la Virginie en 1833 est de même en proportion du nombre total des députés de l'Unionen 1833, et en proportion du rapport de sa population, accrue pendant ces dix années. Le rapportdu nouveau nombre de députés de la Virginie à l'ancien sera donc proportionnel, d'une part aurapport du nouveau nombre total des députés à l'ancien, et d'autre part au rapport des proportionsd'accroissement de la Virginie et de toute l'Union. Ainsi, pour que le nombre des députés de laVirginie reste stationnaire, il suffit que le rapport de la proportion d'accroissement du petit pays àcelle du grand soit l'inverse du rapport du nouveau nombre total des députés à l'ancien; et pour peuque cette proportion d'accroissement de la population virginienne soit dans un plus faible rapportavec la proportion d'accroissement de toute l'Union, que le nouveau nombre des députés del'Union avec l'ancien, le nombre des députés de la Virginie sera diminué.

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Les hommes du Sud sont, de tous les Américains, ceux qui devraient tenir le plusà l'Union, car ce sont eux surtout qui souffriraient d'être abandonnés à eux-mêmes ;cependant ils sont les seuls qui menacent de briser le faisceau de la confédération.D'où vient cela ? Il est facile de le dire: le Sud, qui a fourni quatre présidents à la con-fédération 1; qui sait aujourd'hui que la puissance fédérale lui échappe; qui, chaqueannée, voit diminuer le nombre de ses représentants au Congrès et croître ceux duNord et de l'Ouest; le Sud, peuplé d'hommes ardents et irascibles, s'irrite et s'inquiète.Il tourne avec chagrin ses regards sur lui-même; interrogeant le passé, il se demandechaque jour s'il n'est point opprimé. Vient-il à découvrir qu'une loi de l'Union ne luiest pas évidemment favorable, il s'écrie qu'on abuse à son égard de la force; il réclameavec ardeur, et si sa voix n'est point écoutée, il s'indigne et menace de se retirer d'unesociété dont il a les charges sans avoir les profits.

« Les lois du tarif, disaient les habitants de la Caroline en 1832, enrichissent leNord et ruinent le Sud; car, sans cela, comment pourrait-on concevoir que le Nord,avec son climat inhospitalier et son sol aride, augmentât sans cesse ses richesses etson pouvoir, tandis que le Sud, qui forme comme le jardin de l'Amérique, tomberapidement en décadence 2 ? »

Si les changements dont j'ai parlé s'opéraient graduellement, de manière quechaque génération ait au moins le temps de passer avec l'ordre de choses dont elle aété le témoin, le danger serait moindre; mais il y a quelque chose de précipité, jepourrais presque dire de révolutionnaire, dans les progrès que fait la société en Amé-rique. Le même citoyen a pu voir son État marcher à la tête de l'Union et devenirensuite impuissant dans les conseils fédéraux. Il y a telle république anglo-américainequi a grandi aussi vite qu'un homme, et qui est née, a crû et est arrivée à maturité entrente ans.

Il ne faut pas s'imaginer cependant que les États qui perdent la puissance sedépeuplent ou dépérissent; leur prospérité ne s'arrête point; ils croissent même pluspromptement qu'aucun royaume de l'Europe 3. Mais il leur semble qu'ils s'appauvris-sent, parce qu'ils ne s'enrichissent pas si vite que leur voisin, et ils croient perdre leurpuissance parce qu'ils entrent tout à coup en contact avec une puissance plus grandeque la leur 4 : ce sont donc leurs sentiments et leurs passions qui sont blessés plus queleurs intérêts. Mais n'en est-ce point assez pour que la confédération soit en péril ? Si,depuis le commencement du monde, les peuples et les rois n'avaient eu en vue queleur utilité réelle, on saurait à peine ce que c'est que la guerre parmi les hommes.

1 Washington, Jefferson, Madison et Monroe.2 Voyez le rapport fait par son comité à la Convention, qui a proclamé la nullification dans la

Caroline du Sud.3 La population d'un pays forme assurément le premier élément de sa richesse. Durant cette même

période de 1820 à 1832, pendant laquelle la Virginie a perdu deux députés au Congrès, sapopulation s'est accrue dans la proportion de 1 13,7 à 100; celle des Carolines dans le rapport de15 à 100, et celle de la Géorgie dans la proportion de 51,5 à 100 (Voyez American Almanac, 1832,P. 162). Or, la Russie, qui est le pays d'Europe où la population croît le plus vite, n'augmente endix ans le nombre de ses habitants que dans la proportion de 9,5 à 100; la France dans celle de 7 à100, et l'Europe en masse dans celle de 4,7 à 100 (voyez Malte-Brun, vol. VI, p. 95).

4 Il faut avouer cependant que la dépréciation qui s'est opérée dans le prix du tabac, depuiscinquante ans, a notablement diminué l'aisance des cultivateurs du Sud; mais ce fait est indépen-dant de la volonté des hommes du Nord comme de la leur.

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Ainsi le plus grand danger qui menace les États-Unis naît de leur prospéritémême; elle tend à créer chez plusieurs des confédérés l'enivrement qui accompagnel'augmentation rapide de la fortune, et, chez les autres, l'envie, la méfiance et les re-grets qui en suivent le plus souvent la perte.

Les Américains se réjouissent en contemplant ce mouvement extraordinaire; ilsdevraient, ce me semble, l'envisager avec regret et avec crainte. Les Américains desÉtats-Unis, quoi qu'ils fassent, deviendront un des plus grands peuples du monde; ilscouvriront de leurs rejetons presque toute l'Amérique du Nord; le continent qu'ilshabitent est leur domaine, il ne saurait leur échapper. Qui les presse donc de s'en met-tre en possession dès aujourd'hui ? La richesse, la puissance et la gloire ne peuventleur manquer un jour, et ils se précipitent vers cette immense fortune comme s'il neleur restait qu'un moment pour s'en saisir.

Je crois avoir démontré que l'existence de la confédération actuelle dépendaitentièrement de l'accord de tous les confédérés à vouloir rester unis; et, partant de cettedonnée, j'ai recherché quelles étaient les causes qui pouvaient porter les différentsÉtats à vouloir se séparer. Mais il y a pour l'Union deux manières de périr: l'un desÉtats confédérés peut vouloir se retirer du contrat et briser violemment ainsi le liencommun; c'est à ce cas que se rapportent la plupart des remarques que j'ai faites ci-devant; le gouvernement fédéral peut perdre progressivement sa puissance par unetendance simultanée des républiques unies à reprendre l'usage de leur indépendance.Le pouvoir central, privé successivement de toutes ses prérogatives, réduit par unaccord tacite à l'impuissance, deviendrait inhabile à remplir son objet, et la secondeUnion périrait comme la première par une sorte d'imbécillité sénile.

L'affaiblissement graduel du lien fédéral, qui conduit finalement à l'annulation del'Union, est d'ailleurs en lui-même un fait distinct qui peut amener beaucoup d'autresrésultats moins extrêmes avant de produire celui-là. La confédération existeraitencore, que déjà la faiblesse de son gouvernement pourrait réduire la nation à l'im-puissance, causer l'anarchie au-dedans et le ralentissement de la prospérité généraledu pays.

Après avoir recherché ce qui porte les Anglo-Américains à se désunir, il est doncimportant d'examiner si, l'Union subsistant, leur gouvernement agrandit la sphère deson action ou la resserre, s'il devient plus énergique ou plus faible.

Les Américains sont évidemment préoccupés d'une grande crainte. Ils s'aperçoi-vent que chez la plupart des peuples du monde, l'exercice des droits de la souverai-neté tend à se concentrer en peu de mains, et ils s'effrayent à l'idée qu'il finira par enêtre ainsi chez eux. Les hommes d'État eux-mêmes éprouvent ces terreurs, ou dumoins feignent de les éprouver; car en Amérique, la centralisation n'est point popu-laire, et on ne saurait courtiser plus habilement la majorité qu'en s'élevant contre lesprétendus empiétements du pouvoir central. Les Américains refusent de voir que dansles pays où se manifeste cette tendance centralisante qui les effraye, on ne rencontrequ'un seul peuple, tandis que l'Union est une confédération de peuples différents; faitqui suffit pour déranger toutes les prévisions fondées sur l'analogie.

J'avoue que je considère ces craintes d'un grand nombre d'Américains commeentièrement imaginaires. Loin de redouter avec eux la consolidation de la souverai-neté dans les mains de l'Union, je crois que le gouvernement fédéral s'affaiblit d'unemanière visible.

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Pour prouver ce que j'avance sur ce point, je n'aurai pas recours à des faits an-ciens, mais à ceux dont j'ai pu être le témoin, ou qui ont eu lieu de notre temps.

Quand on examine attentivement ce qui se passe aux États-Unis, on découvresans peine l'existence de deux tendances contraires; ce sont comme deux courants quiparcourent le même lit en sens opposé.

Depuis quarante-cinq ans que l'Union existe, le temps a fait justice d'une foule depréjugés provinciaux qui d'abord militaient contre elle. Le sentiment patriotique quiattachait chacun des Américains à son État est devenu moins exclusif. En se con-naissant mieux, les diverses parties de l'Union se sont rapprochées. La poste, ce grandlien des esprits, pénètre aujourd'hui jusque dans le fond des déserts 1 ; des bateaux àvapeur font communiquer entre eux chaque jour tous les points de la côte. Le com-merce descend et remonte les fleuves de l'intérieur avec une rapidité sans exemple 2.À ces facilités que la nature et l'art ont créées, se joignent l'instabilité des désirs, l'in-quiétude de l'esprit, l'amour des richesses, qui, poussant sans cesse l'Américain horsde sa demeure, le mettent en communication avec un grand nombre de ses conci-toyens. Il parcourt son pays en tous sens; il visite toutes les populations qui l'habitent.On ne rencontre pas de province de France dont les habitants se connaissent aussiparfaitement entre eux que les 13 millions d'hommes qui couvrent la surface desÉtats-Unis.

En même temps que les Américains se mêlent, ils s'assimilent; les différences quele climat, l'origine et les institutions avaient mises entre eux, diminuent. Ils se rappro-chent tous de plus en plus d'un type commun. Chaque année, des milliers d'hommespartis du Nord se répandent dans toutes les parties de l'Union: ils apportent avec euxleurs croyances, leurs opinions, leurs mœurs, et comme leurs lumières sont supé-rieures à celles des hommes parmi lesquels ils vont vivre, ils ne tardent pas à s'empa-rer des affaires et à modifier la société à leur profit. Cette émigration continuelle duNord vers le Midi favorise singulièrement la fusion de tous les caractères provinciauxdans un seul caractère national. La civilisation du Nord semble donc destinée àdevenir la mesure commune sur laquelle tout le reste doit se régler un jour.

À mesure que l'industrie des Américains fait des progrès, on voit se resserrer lesliens commerciaux qui unissent tous les États confédérés, et l'union entre dans leshabitudes après avoir été dans les opinions. Le temps, en marchant, achève de fairedisparaître une foule de terreurs fantastiques qui tourmentaient l'imagination deshommes de 1789. Le pouvoir fédéral n'est point devenu oppresseur; il n'a pas détruitl'indépendance des États; il ne conduit pas les confédérés à la monarchie; avecl'Union, les petits États ne sont pas tombés dans la dépendance des grands. La confé-dération a continué à croître sans cesse en population, en richesse, en pouvoir.

1 En 1832, le district du Michigan, qui n'a que 31 639 habitants, et ne forme encore qu'un désert à

peine frayé, présentait le développement de 940 milles de routes de poste. Le territoire presqueentièrement sauvage d'Arkansas était déjà traversé par 1 938 milles de routes de poste. Voyez TheReport of the postmaster general, 30 novembre 1833. Le port seul des journaux dans toute l'Unionrapporte par an 254 796 dollars.

2 Dans le cours de dix ans, de 1821 à 1831, 271 bateaux à vapeur ont été lancés dans les seulesrivières qui arrosent la vallée du Mississipi. En 1829, il existait aux États-Unis 256 bateaux àvapeur. Voyez Documents législatifs, nº 140, p. 274.

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Je suis donc convaincu que de notre temps les Américains ont moins de difficultésnaturelles à vivre unis, qu'ils n'en trouvèrent en 1789; l'Union a moins d'ennemisqu'alors.

Et, cependant, si l'on veut étudier avec soin l'histoire des États-Unis depuisquarante-cinq ans, on se convaincra sans peine que le pouvoir fédéral décroît.

Il n'est pas difficile d'indiquer les causes de ce phénomène.

Au moment où la Constitution de 1789 fut promulguée, tout périssait dans l'anar-chie; l'Union qui succéda à ce désordre excitait beaucoup de crainte et de haine; maiselle avait d'ardents amis, parce qu'elle était l'expression d'un grand besoin. Quoiqueplus attaqué alors qu'il ne l'est aujourd'hui, le pouvoir fédéral atteignit donc rapide-ment le maximum de son pouvoir, ainsi qu'il arrive d'ordinaire à un gouvernement quitriomphe après avoir exalté ses forces dans la lutte. À cette époque, l'interprétation dela Constitution sembla étendre plutôt que resserrer la souveraineté fédérale, et l'Unionprésenta sous plusieurs rapports le spectacle d'un seul et même peuple, dirigé, au-dedans comme au-dehors, Par un seul gouvernement.

Mais pour en arriver à ce point, le peuple s'était mis en quelque sorte au-dessus delui-même.

La Constitution n'avait pas détruit l'individualité des États, et tous les corps, quelsqu'ils soient, ont un instinct secret qui les porte vers l'indépendance. Cet instinct estplus prononcé encore dans un pays comme l'Amérique, où chaque village forme unesorte de république habituée à se gouverner elle-même.

Il y eut donc effort de la part des États qui se soumirent à la prépondérance fédé-rale. Et tout effort, fût-il couronné d'un grand succès, ne peut manquer de s'affaibliravec la cause qui l'a fait naître.

À mesure que le gouvernement fédéral affermissait son pouvoir, l'Amérique re-prenait son rang parmi les nations, la paix renaissait sur les frontières, le crédit publicse relevait; à la confusion succédait un ordre fixe et qui permettait à l'industrieindividuelle de suivre sa marche naturelle et de se développer en liberté.

Ce fut cette prospérité même qui commença à faire perdre de vue la cause quil'avait produite; le péril passé, les Américains ne trouvèrent plus en eux l'énergie et lepatriotisme qui avaient aidé à le conjurer. Délivrés des craintes qui les préoccupaient,ils rentrèrent aisément dans le cours de leurs habitudes et s'abandonnèrent sans résis-tance à la tendance ordinaire de leurs penchants. Du moment où un gouvernement fortne parut plus nécessaire, on recommença à penser qu'il était gênant. Tout prospéraitavec l'Union, et l'on ne se détacha point de l'Union; mais on voulut sentir à peinel'action du pouvoir qui la représentait. En général, on désira rester uni, et dans chaquefait particulier on tendit à redevenir indépendant. Le principe de la confédération futchaque jour plus facilement admis et moins appliqué; ainsi le gouvernement fédéral,en créant l'ordre et la paix, amena lui-même sa décadence.

Dès que cette disposition des esprits commença à se manifester au-dehors, leshommes de parti, qui vivent des passions du peuple, se mirent à l'exploiter à leurprofit.

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Le gouvernement fédéral se trouva dès lors dans une situation très critique ; sesennemis avaient la faveur populaire, et c'est en promettant de l'affaiblit qu'on obtenaitle droit de le diriger.

À partir de cette époque, toutes les fois que le gouvernement de l'Union est entréen lice avec celui des États, il n'a presque jamais cessé de reculer. Quand il y a eu lieud'interpréter les termes de la Constitution fédérale, l'interprétation a été le plussouvent contraire à l'Union et favorable aux États.

La Constitution donnait au gouvernement fédéral le soin de pourvoir aux intérêtsnationaux: on avait pensé que c'était à lui à faire ou à favoriser, dans l'intérieur, lesgrandes entreprises qui étaient de nature à accroître la prospérité de l'Union toutentière (internal improvements); telles, par exemple, que les canaux.

Les États s'effrayèrent à l'idée de voir une autre autorité que la leur disposer ainsid'une portion de leur territoire. Ils craignirent que le pouvoir central, acquérant decette manière dans leur propre sein un patronage redoutable, ne vînt à y exercer uneinfluence qu'ils voulaient réserver tout entière à leurs seuls agents.

Le parti démocratique, qui a toujours été opposé à tous les développements de lapuissance fédérale, éleva donc la voix; on accusa le Congrès d'usurpation; le chef del'État, d'ambition. Le gouvernement central, intimidé par ces clameurs, finit parreconnaître lui-même son erreur, et par se renfermer exactement dans la sphère qu'onlui traçait.

La Constitution donne à l'Union le privilège de traiter avec les peuples étrangers.L'Union avait en général considéré sous ce point de vue les tribus indiennes qui bor-dent les frontières de son territoire. Tant que ces sauvages consentirent à fuir devantla civilisation, le droit fédéral ne fut pas contesté; mais du jour où une tribu indienneentreprit de se fixer sur un point du sol, les États environnants réclamèrent un droit depossession sur ces terres et un droit de souveraineté sur les hommes qui en faisaientpartie. Le gouvernement central se hâta de reconnaître l'un et l'autre, et, après avoirtraité avec les Indiens comme avec des peuples indépendants, il les livra comme dessujets à la tyrannie législative des États 1.

Parmi les États qui s'étaient formés sur le bord de l'Atlantique, plusieurs s'éten-daient indéfiniment à l'Ouest dans des déserts où les Européens n'avaient point encorepénétré. Ceux dont les limites étaient irrévocablement fixées voyaient d'un oeil jalouxl'avenir immense ouvert à leurs voisins. Ces derniers, dans un esprit de conciliation,et afin de faciliter l'acte d'Union, consentirent à se tracer des limites et abandonnèrentà la confédération tout le territoire qui pouvait se trouver au-delà 2.

Depuis cette époque, le gouvernement fédéral est devenu propriétaire de tout leterrain inculte qui se rencontre en dehors des treize États primitivement confédérés.C'est lui qui se charge de le diviser et de le vendre, et l'argent qui en revient est verséexclusivement dans le trésor de l'Union. A l'aide de ce revenu, le gouvernement fédé- 1 Voyez dans les documents législatifs, que j'ai déjà cités au chapitre des Indiens, la lettre du prési-

dent des États-Unis aux Cherokees, sa correspondance à ce sujet avec ses agents et ses messagesau Congrès.

2 Le premier acte de cession eut lieu de la part de l'État de New York en 1780; la Virginie, leMassachusetts, le Connecticut, la Caroline du Sud, la Caroline du Nord, suivirent cet exemple àdifférentes périodes, la Géorgie fut la dernière; son acte de cession ne remonte qu'à 1802.

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ral achète aux Indiens leurs terres, ouvre des routes dans les nouveaux districts, et yfacilite de tout son pouvoir le développement rapide de la société.

Or, il est arrivé que dans ces mêmes déserts cédés jadis par les habitants des bordsde l'Atlantique se sont formés avec le temps de nouveaux États. Le Congrès a conti-nué à vendre, au profit de la nation tout entière, les terres incultes que ces États ren-ferment encore dans leur sein. Mais aujourd'hui ceux-ci prétendent qu'une foisconstitués, ils doivent avoir le droit exclusif d'appliquer le produit de ces ventes à leurpropre usage. Les réclamations étant devenues de plus en plus menaçantes, leCongrès crut devoir enlever à l'Union une partie des privilèges dont elle avait jouijusqu'alors, et à la fin de 1832, il fit une loi par laquelle, sans céder aux nouvellesrépubliques de l'Ouest la propriété de leurs terres incultes, il appliquait cependant àleur profit seul la plus grande partie du revenu qu'on en tirait 1.

Il suffit de parcourir les États-Unis pour apprécier les avantages que le pays retirede la Banque. Ces avantages sont de plusieurs sortes; mais il en est un surtout quifrappe l'étranger: les billets de la Banque des États-Unis sont reçus à la frontière desdéserts pour la même valeur qu'à Philadelphie, où est le siège de ses opérations 2.

La Banque des États-Unis est cependant l'objet de grandes haines. Ses directeursse sont prononcés contre le Président, et on les accuse, non sans vraisemblance,d'avoir abusé de leur influence pour entraver son élection. Le Président attaque doncl'institution que ces derniers représentent avec toute l'ardeur d'une inimitié person-nelle. Ce qui a encouragé le Président à poursuivre ainsi sa vengeance, c'est qu'il sesent appuyé sur les instincts secrets de la majorité.

La Banque forme le grand lien monétaire de l'Union comme le Congrès en est legrand lien législatif, et les mêmes passions qui tendent à rendre les États indépendantsdu pouvoir central tendent à la destruction de la Banque.

La Banque des États-Unis possède toujours en ses mains un grand nombre debillets appartenant aux banques provinciales; elle peut chaque jour obliger ces derniè-res à rembourser leurs billets en espèces. Pour elle, au contraire, un pareil danger n'estpoint à craindre; la grandeur de ses ressources disponibles lui permet de faire face àtoutes les exigences. Menacées ainsi dans leur existence, les banques provincialessont forcées d'user de retenue, et de ne mettre dans la circulation qu'un nombre de bil-lets proportionné à leur capital. Les banques provinciales ne souffrent qu'avec impa-tience ce contrôle salutaire. Les journaux qui leur sont vendus, et le Président que sonintérêt a rendu leur organe, attaquent donc la Banque avec une sorte de fureur. Ilssoulèvent contre elle les passions locales et l'aveugle instinct démocratique du pays.Suivant eux, les directeurs de la Banque forment un corps aristocratique et permanentdont l'influence ne peut manquer de se faire sentir dans le gouvernement, et doitaltérer tôt ou tard les principes d'égalité sur lesquels repose la société américaine.

La lutte de la Banque contre ses ennemis n'est qu'un incident du grand combat quelivrent en Amérique les provinces au pouvoir central; l'esprit d'indépendance et de 1 Le Président refusa, il est vrai, de sanctionner cette loi, mais il en admit complètement le principe.

Voyez Message du 8 décembre 1833.2 La Banque actuelle des États-Unis a été créée en 1816, avec un capital de 35 000 000 de dollars

(185 500 000 F): son privilège expire en 1836. L'année dernière, le Congrès fit une loi pour lerenouveler; mais le Président refusa sa sanction. La lutte est aujourd'hui engagée de pan et d'autreavec une violence extrême, et il est facile de présager la chute prochaine de la Banque.

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démocratie, à l'esprit de hiérarchie et de subordination. Je ne prétends point que lesennemis de la Banque des États-Unis soient précisément les mêmes individus qui, surd'autres points, attaquent le gouvernement fédéral; mais je dis que les attaques contrela Banque des États-Unis sont le produit des mêmes instincts qui militent contre legouvernement fédéral, et que le grand nombre des ennemis de la première est unsymptôme fâcheux de l'affaiblissement du second.

Mais jamais l'Union ne se montra plus débile que dans la fameuse affaire dutarif 1.

Les guerres de la Révolution française et celle de 1812, en empêchant la librecommunication entre l'Amérique et l'Europe, avaient créé des manufactures au nordde l'Union. Lorsque la paix eut rouvert aux Produits de l'Europe le chemin duNouveau Monde, les Américains crurent devoir établir un système de douanes qui pûttout à la fois protéger leur industrie naissante et acquitter le montant des dettes que laguerre leur avait fait contracter.

Les États du Sud, qui n'ont pas de manufactures à encourager, et qui ne sont quecultivateurs, ne tardèrent pas à se plaindre de cette mesure.

Je ne prétends point examiner ici ce qu'il pouvait y avoir d'imaginaire ou de réeldans leurs plaintes, je dis les faits.

Dès l'année 1820, la Caroline du Sud, dans une pétition au Congrès, déclarait quela loi du tarif était inconstitutionnelle, oppressive et injuste. Depuis, la Géorgie, laVirginie, la Caroline du Nord, l'État de l'Alabama et celui du Mississipi firent desréclamations plus ou moins énergiques dans le même sens.

Loin de tenir compte de ces murmures, le Congrès, dans les années 18z4 et 1828,éleva encore les droits du tarif et en consacra de nouveau le principe.

Alors on produisit, ou plutôt on rappela au Sud une doctrine célèbre qui prit lenom de nullification.

J'ai montré en son lieu que le but de la Constitution fédérale n'a point été d'établirune ligue, mais de créer un gouvernement national. Les Américains des États-Unis,dans tous les cas prévus par leur Constitution, ne forment qu'un seul et même peuple.Sur tous ces points-là, la volonté nationale s'exprime, comme chez tous les peuplesconstitutionnels, à l'aide d'une majorité. Une fois que la majorité a parlé, le devoir dela minorité est de se soumettre.

Telle est la doctrine légale, la seule qui soit d'accord avec le texte de la Consti-tution et l'intention connue de ceux qui l'établirent.

Les nullificateurs du Sud prétendent au contraire que les Américains, en s'unis-sant, n'ont point entendu se fondre dans un seul et même peuple, mais qu'ils ontseulement voulu former une ligue de peuples indépendants; d'où il suit que chaqueÉtat ayant conservé sa souveraineté complète, sinon en action du moins en principe, a

1 Voyez principalement, pour les détails de cette affaire, les Documents législatifs, 22e congrès, 2e

session, nº 30

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le droit d'interpréter les lois du Congrès, et de suspendre dans son sein l'exécution decelles qui lui semblent opposées à la Constitution ou à la justice.

Toute la doctrine de la nullification se trouve résumée dans une phrase prononcéeen 1833 devant le sénat des États-Unis par M. Calhoun, le chef avoué des nullifi-cateurs du Sud:

« La Constitution, dit-il, est un contrat dans lequel les États ont paru commesouverains. Or, toutes les fois qu'il intervient un contrat entre des parties qui ne con-naissent point de commun arbitre, chacune d'elles retient le droit de juger par elle-même l'étendue de son obligation. »

Il est manifeste qu'une pareille doctrine détruit en principe le lien fédéral et ramè-ne en fait l'anarchie, dont la Constitution de 1789 avait délivré les Américains.

Lorsque la Caroline du Sud vit que le Congrès se montrait sourd à ses plaintes,elle menaça d'appliquer à la loi fédérale du tarif la doctrine des nullificateurs. LeCongrès persista dans son système; enfin l'orage éclata.

Dans le courant de 1832, le peuple de la Caroline du Sud 1 nomma une conventionnationale pour aviser aux moyens extraordinaires qui restaient à prendre; et le 24 no-vembre de la même année, cette convention publia, sous le nom d'ordonnance, une loiqui frappait de nullité la loi fédérale du tarif, défendait de prélever les droits qui yétaient portés, et de recevoir les appels qui pourraient être faits aux tribunaux fédé-raux 2. Cette ordonnance ne devait être mise en vigueur qu'au mois de février suivant,et il était indiqué que si le Congrès modifiait avant cette époque le tarif la Caroline duSud pourrait consentir à ne pas donner d'autres suites à ses menaces. Plus tard, onexprima, mais d'une manière vague et indéterminée, le désir de soumettre la questionà une assemblée extraordinaire de tous les États confédérés.

En attendant, la Caroline du Sud armait ses milices et se préparait à la guerre.

Que fit le Congrès ? Le Congrès, qui n'avait pas écouté ses sujets suppliants, prêtal'oreille à leurs plaintes dès qu'il leur vit les armes à la main 3. Il fit une loi 4 suivant 1 C'est-à-dire une majorité du peuple; car le parti opposé, nommé Union Party, compta toujours une

très forte et très active minorité en sa faveur. La Caroline peut avoir environ 47 000 électeurs; 30000 étaient favorables à la nullification, et 17 000 contraires.

2 Cette ordonnance fut précédée du rapport d'un comité chargé d'en préparer la rédaction: ce rapportrenferme l'exposition et le but de la loi. On y lit, p. 34: « Lorsque les droits réservés aux différentsÉtats par la Constitution sont violés de propos délibéré, le droit et le devoir de ces États estd'intervenir, afin d'arrêter les progrès du mal, de s'opposer à l'usurpation, et de maintenir dans leursrespectives limites les pouvoirs et privilèges qui leur appartiennent comme souverains indépen-dants. Si les États ne possédaient pas ce droit, en vain se prétendraient-ils souverains. La Carolinedu Sud déclare ne reconnaître sur la terre aucun tribunal qui soit placé au-dessus d'elle. Il est vraiqu'elle a passé, avec d'autres États souverains comme elle, un contrat solennel d'union (a solemncontract of union), mais elle réclame et exercera le droit d'expliquer quel en est le sens à ses yeux,et lorsque ce contrat est violé par ses associés et par le gouvernement qu'ils ont créé, elle veut userdu droit évident (unquestionable) de juger quelle est l'étendue de l'infraction, et quelles sont lesmesures à prendre pour en obtenir justice. »

3 Ce qui acheva de déterminer le Congrès à cette mesure, ce fut une démonstration du puissant Étatde Virginie, dont la législature s'offrit à servir d'arbitre entre l'Union et la Caroline du Sud. jusque-là cette dernière avait paru entièrement abandonnée, même par les États qui avaient réclamé avecelle.

4 Loi du 2 mars 1833.

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laquelle les droits portés au tarif devaient être réduits progressivement pendant dixans, jusqu'à ce qu'on les eût amenés à ne pas dépasser les besoins du gouvernement.Ainsi le Congrès abandonna complètement le principe du tarif. À un droit protecteurde l'industrie, il substitua une mesure purement fiscale 1. Pour dissimuler sa défaite, legouvernement de l'Union eut recours à un expédient qui est fort à l'usage desgouvernements faibles: en cédant sur les faits, il se montra inflexible sur les principes.En même temps que le Congrès changeait la législation du tarif, il passait une autreloi en vertu de laquelle le Président était investi d'un pouvoir extraordinaire poursurmonter par la force les résistances qui dès lors n'étaient plus à craindre.

La Caroline du Sud ne consentit même pas à laisser à l'Union ces faibles appa-rences de la victoire; la même convention nationale qui avait frappé de nullité la loidu tarif s'étant assemblée de nouveau accepta la concession qui lui était offerte; maisen même temps, elle déclara n'en persister qu'avec plus de force dans la doctrine desnullificateurs, et, pour le prouver, elle annula la loi qui conférait des pouvoirsextraordinaires au Président, quoiqu'il fût bien certain qu'on n'en ferait point usage.

Presque tous les actes dont je viens de parler ont eu lieu sous la présidence dugénéral Jackson. On ne saurait nier que, dans l'affaire du tarif, ce dernier n'ait soutenuavec habileté et vigueur les droits de l'Union. Je crois cependant qu'il faut mettre aunombre des dangers que court aujourd'hui le pouvoir fédéral la conduite même decelui qui le représente.

Quelques personnes se sont formé en Europe, sur l'influence que peut exercer legénéral Jackson dans les affaires de son pays, une opinion qui paraît fort extravaganteà ceux qui ont vu les choses de près.

On a entendu dire que le général Jackson avait gagné des batailles, que c'était unhomme énergique, porté par caractère et par habitude à l'emploi de la force, désireuxdu pouvoir et despote par goût. Tout cela est peut-être vrai, mais les conséquencesqu'on a tirées de ces vérités sont de grandes erreurs.

On s'est imaginé que le général Jackson voulait établir aux États-Unis la dictature,qu'il allait y faire régner l'esprit militaire, et donner au pouvoir central une extensiondangereuse pour les libertés provinciales. En Amérique, le temps de semblables entre-prises et le siècle de pareils hommes ne sont point encore venus: si le général Jacksoneût voulu dominer de cette manière, il eût assurément perdu sa position politique etcompromis sa vie: aussi n'a-t-il pas été assez imprudent pour le tenter.

Loin de vouloir étendre le pouvoir fédéral, le Président actuel représente, au con-traire, le parti qui veut restreindre ce pouvoir aux termes les plus clairs et les plusprécis de la Constitution, et qui n'admet point que l'interprétation puisse jamais êtrefavorable au gouvernement de l'Union; loin de se présenter comme le champion de lacentralisation, le général Jackson est l'agent des jalousies provinciales; ce sont lespassions décentralisantes (si je puis m'exprimer ainsi) qui l'ont porté au souverainpouvoir. C'est en flattant chaque jour ces passions qu'il s'y maintient et y prospère. Legénéral Jackson est l'esclave de la majorité : il la suit dans ses volontés, dans sesdésirs, dans ses instincts à moitié découverts, ou plutôt il la devine et court se placer àsa tête.

1 Cette loi fut suggérée par M. Clay et passa en quatre jours, dans les deux chambres du Congrès, à

une immense majorité.

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Toutes les fois que le gouvernement des États entre en lutte avec celui de l'Union,il est rare que le Président ne soit pas le premier à douter de son droit; il devancepresque toujours le pouvoir législatif; quand il y a lieu à interprétation sur l'étenduede la puissance fédérale, il se range en quelque sorte contre lui-même; il s'amoindrit,il se voile, il s'efface. Ce n'est point qu'il soit naturellement faible ou ennemi del'Union; lorsque la majorité s'est prononcée contre les prétentions des nullificateurs duSud, on l'a vu se mettre à sa tète, formuler avec netteté et énergie les doctrines qu'elleprofessait et en appeler le premier à la force. Le général Jackson, pour me servir d'unecomparaison empruntée au vocabulaire des partis américains, me semble fédéral pargoût et républicain par calcul.

Après s'être ainsi abaissé devant la majorité pour gagner sa faveur, le généralJackson se relève; il marche alors vers les objets qu'elle poursuit elle-même, ou ceuxqu'elle ne voit pas d'un oeil jaloux, en renversant devant lui tous les obstacles. Fortd'un appui que n'avaient point ses prédécesseurs, il foule aux pieds ses ennemispersonnels partout où il les trouve, avec une facilité qu'aucun président n'a rencontrée;il prend sous sa responsabilité des mesures que nul n'aurait jamais avant lui oséprendre; il lui arrive même de traiter la représentation nationale avec une sorte dedédain presque insultant; il refuse de sanctionner les lois du Congrès, et souvent ometde répondre à ce grand corps. C'est un favori qui parfois rudoie son maître. Le pou-voir du général Jackson augmente donc sans cesse; mais celui du Président diminue.

Dans ses mains, le gouvernement fédéral est fort; il passera énervé à son suc-cesseur.

Ou je me trompe étrangement, ou le gouvernement fédéral des États-Unis tendchaque jour à s'affaiblir; il se retire successivement des affaires, il resserre de plus enplus le cercle de son action. Naturellement faible, il abandonne même les apparencesde la force. D'une autre part, j'ai cru voir qu'aux États-Unis le sentiment de l'indépen-dance devenait de plus en plus vif dans les États, l'amour du gouvernement provincialde plus en plus prononcé.

On veut l'Union; mais réduite à une ombre: on la veut forte en certains cas etfaible dans tous les autres; on prétend qu'en temps de guerre elle puisse réunir dansses mains les forces nationales et toutes les ressources du pays, et qu'en temps de paixelle n'existe pour ainsi dire point; comme si cette alternative de débilité et de vigueurétait dans la nature.

Je ne vois rien qui puisse, quant à présent, arrêter ce mouvement général desesprits; les causes qui l'ont fait naître ne cessent point d'opérer dans le même sens. Ilse continuera donc, et l'on peut prédire que, s'il ne survient pas quelque circonstanceextraordinaire, le gouvernement de l'Union ira chaque jour s'affaiblissant.

Je crois cependant que nous sommes encore loin du temps où le pouvoir fédéral,incapable de protéger sa propre existence et de donner la paix au pays, s'éteindra enquelque sorte de lui-même. L'Union est dans les mœurs, on la désire; ses résultatssont évidents, ses bienfaits visibles. Quand on s'apercevra que la faiblesse du gouver-nement fédéral compromet l'existence de l'Union, je ne doute point qu'on ne voienaître un mouvement de réaction en faveur de la force.

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Le gouvernement des États-Unis est, de tous les gouvernements fédéraux qui ontété établis jusqu'à nos jours, celui qui est le plus naturellement destiné à agir: tantqu'on ne l'attaquera pas d'une manière indirecte par l'interprétation de ses lois, tantqu'on n'altérera pas profondément sa substance, un changement d'opinion, une criseintérieure, une guerre, pourraient lui redonner tout à coup la vigueur dont il a besoin.

Ce que j'ai voulu constater est seulement ceci: bien des gens, parmi nous, pensentqu'aux États-Unis il y a un mouvement des esprits qui favorise la centralisation dupouvoir dans les mains du Président et du Congrès. Je prétends qu'on y remarquevisiblement un mouvement contraire. Loin que le gouvernement fédéral, en vieillis-sant, prenne de la force et menace la souveraineté des États, je dis qu'il tend chaquejour à s'affaiblir, et que la souveraineté seule de l'Union est en péril. Voilà ce que leprésent révèle. Quel sera le résultat final de cette tendance, quels événements peuventarrêter, retarder ou hâter le mouvement que j'ai décrit ? L'avenir les cache, et je n'aipas la prétention de pouvoir soulever son voile.

DES INSTITUTIONS RÉPUBLICAINES AUX ÉTATS-UNISQUELLES SONT LEURS CHANCES DE DURÉE ?

L'Union n'est qu'un accident. - Les institutions républicaines ont plus d'avenir. - La répu-blique est, quant à présent, l'état naturel des Anglo-Américains. - Pourquoi. - Afin de ladétruire il faudrait changer en même temps toutes les lois et modifier toutes les mœurs.Difficultés que trouvent les Américains à créer une aristocratie.

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Le démembrement de l'Union, en introduisant la guerre au sein des États aujour-d'hui confédérés, et avec elle les armées permanentes, la dictature et les impôts, pour-rait à la longue y compromettre le sort des institutions républicaines.

Il ne faut pas confondre cependant l'avenir de la république et celui de l'Union.

L'Union est un accident qui ne durera qu'autant que les circonstances le favorise-ront, mais la république me semble l'état naturel des Américains; et il n'y a que l'ac-tion continue de causes contraires et agissant toujours dans le même sens qui pût luisubstituer la monarchie.

L'Union existe principalement dans la loi qui l'a créée. Une seule révolution, unchangement dans l'opinion publique peut la briser pour jamais. La république a desracines plus profondes.

Ce qu'on entend par république aux États-Unis, c'est l'action lente et tranquille dela société sur elle-même. C'est un état régulier fondé réellement sur la volonté éclairéedu peuple. C'est un gouvernement conciliateur, où les résolutions se mûrissent lon-guement, se discutent avec lenteur et s'exécutent avec maturité.

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Les républicains, aux États-Unis, prisent les mœurs, respectent les croyances,reconnaissent les droits. Ils professent cette opinion, qu'un peuple doit être moral,religieux et modéré, en proportion qu'il est libre. Ce qu'on appelle la république auxÉtats-Unis, c'est le règne tranquille de la majorité. La majorité, après qu'elle a eu letemps de se reconnaître et de constater son existence, est la source commune des pou-voirs. Mais la majorité elle-même n'est pas toute-puissante. Au-dessus d'elle, dans lemonde moral, se trouvent l'humanité, la justice et la raison; dans le monde politique,les droits acquis. La majorité reconnaît ces deux barrières, et s'il lui arrive de lesfranchir, c'est qu'elle a des passions, comme chaque homme, et que, semblable à eux,elle peut faire le mal en discernant le bien.

Mais nous avons fait en Europe d'étranges découvertes.

La république, suivant quelques-uns d'entre nous, ce n'est pas le règne de lamajorité, comme on l'a cru jusqu'ici, c'est le règne de ceux qui se portent fort pour lamajorité. Ce n'est pas le peuple qui dirige dans ces sortes de gouvernements, maisceux qui savent le plus grand bien du peuple: distinction heureuse, qui permet d'agirau nom des nations sans les consulter, et de réclamer leur reconnaissance en lesfoulant aux pieds. Le gouvernement républicain est, du reste, le seul auquel il faillereconnaître le droit de tout faire, et qui puisse mépriser ce qu'ont jusqu'à présentrespecté les hommes, depuis les plus hautes lois de la morale jusqu'aux règles vul-gaires du sens commun.

On avait pensé, jusqu'à nous, que le despotisme était odieux, quelles que fussentses formes. Mais on a découvert de nos jours qu'il y avait dans le monde des tyrannieslégitimes et de saintes injustices, pourvu qu'on les exerçât au nom du peuple.

Les idées (b) que les Américains se sont faites de la république leur en facilitentsingulièrement l'usage et assurent sa durée. Chez eux, si la pratique du gouvernementrépublicain est souvent mauvaise, du moins la théorie est bonne, et le peuple finittoujours par y conformer ses actes.

Il était impossible, dans l'origine, et il serait encore très difficile d'établir en Amé-rique une administration centralisée. Les hommes sont dispersés sur un trop grandespace et séparés par trop d'obstacles naturels pour qu'un seul puisse entreprendre dediriger les détails de leur existence. L'Amérique est donc par excellence le pays dugouvernement provincial et communal.

À cette cause, dont l'action se faisait également sentir sur tous les Européens duNouveau Monde, les Anglo-Américains en ajoutèrent plusieurs autres qui leur étaientparticulières.

Lorsque les colonies de l'Amérique du Nord furent établies, la liberté municipaleavait déjà pénétré dans les lois ainsi que dans les mœurs anglaises, et les émigrantsanglais l'adoptèrent non seulement comme une chose nécessaire, mais comme un biendont ils connaissaient tout le prix.

Nous avons vu, de plus, de quelle manière les colonies avaient été fondées, Cha-que province, et pour ainsi dire chaque district, fut peuplé séparément par des hom-mes étrangers les uns aux autres, ou associés dans des buts différents.

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Les Anglais des États-Unis se sont donc trouvés, dès l'origine, divisés en un grandnombre de petites sociétés distinctes qui ne se rattachaient à aucun centre commun, etil a fallu que chacune de ces petites sociétés s'occupât de ses propres affaires,puisqu'on n'apercevait nulle part une autorité centrale qui dût naturellement et qui pûtfacilement y pourvoir.

Ainsi la nature du pays, la manière même dont les colonies anglaises ont été fon-dées, les habitudes des premiers émigrants, tout se réunissait pour y développer à undegré extraordinaire les libertés communales et provinciales.

Aux États-Unis, l'ensemble des institutions du pays est donc essentiellement répu-blicain; pour y détruire d'une façon durable les lois qui fondent la république, ilfaudrait en quelque sorte abolir à la fois toutes les lois.

Si, de nos jours, un parti entreprenait de fonder la monarchie aux États-Unis, ilserait dans une position encore plus difficile que celui qui voudrait proclamer dès àprésent la république en France. La royauté ne trouverait point la législation préparéed'avance pour elle, et ce serait bien réellement alors qu'on verrait une monarchieentourée d'institutions républicaines.

Le principe monarchique pénétrerait aussi difficilement dans les mœurs des Amé-ricains.

Aux États-Unis, le dogme de la souveraineté du peuple n'est point une doctrineisolée qui ne tienne ni aux habitudes, ni à l'ensemble des idées dominantes; on peut,au contraire, l'envisager comme le dernier anneau d'une chaîne d'opinions qui enve-loppe le monde anglo-américain tout entier. La Providence a donné à chaque indivi-du, quel qu'il soit, le degré de raison nécessaire pour qu'il puisse se diriger lui-mêmedans les choses qui l'intéressent exclusivement. Telle est la grande maxime surlaquelle, aux États-Unis, repose la société civile et politique : le père de famille en faitl'application a ses enfants, le maître à ses serviteurs, la commune à ses administrés, laprovince aux communes, l'État aux provinces, l'Union aux États. Étendue àl'ensemble de la nation, elle devient le dogme de la souveraineté du Peuple.

Ainsi, aux États-Unis, le principe générateur de la république est le même quirègle la plupart des actions humaines. La république pénètre donc, si je puis m'expri-mer ainsi, dans les idées, dans les opinions et dans toutes les habitudes des Améri-cains en même temps qu'elle s'établit dans leurs lois; et pour arriver à changer les lois,il faudrait qu'ils en vinssent à se changer en quelque sorte tout entiers. Aux États-Unis, la religion du plus grand nombre elle-même est républicaine; elle soumet lesvérités de l'autre monde à la raison individuelle, comme la politique abandonne aubon sens de tous le soin des intérêts de celui-ci, et elle consent que chaque hommeprenne librement la voie qui doit le conduire au ciel, de la même manière que la loireconnaît à chaque citoyen le droit de choisir son gouvernement.

Évidemment, il n'y a qu'une longue série de faits ayant tous la même tendance,qui puisse substituer à cet ensemble de lois, d'opinions et de mœurs, un ensemble demœurs, d'opinions et de lois contraires.

Si les principes républicains doivent périr en Amérique, ils ne succomberontqu'après un long travail social, fréquemment interrompu, souvent repris; plusieursfois ils sembleront renaître, et ne disparaîtront sans retour que quand un peuple entiè-

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rement nouveau aura pris la place de celui qui existe de nos jours. Or, rien ne sauraitfaire présager une semblable révolution, aucun signe ne l'annonce.

Ce qui vous frappe le plus à votre arrivée aux États-Unis, c'est l'espèce de mou-vement tumultueux au sein duquel se trouve placée la société politique. Les loischangent sans cesse, et au premier abord il semble impossible qu'un peuple si peu sûrde ses volontés n'en arrive pas bientôt à substituer à la forme actuelle de son gouver-nement une forme entièrement nouvelle. Ces craintes sont prématurées. Il y a, en faitd'institutions politiques, deux espèces d'instabilités qu'il ne faut pas confondre: l'unes'attache aux lois secondaires; celle-là peut régner longtemps au sein d'une sociétébien assise; l'autre ébranle sans cesse les bases mêmes de la Constitution, et attaqueles principes générateurs des lois; celle-ci est toujours suivie de troubles et de révolu-tions; la nation qui la souffre est dans un état violent et transitoire. L'expérience faitconnaître que ces deux espèces d'instabilités législatives n'ont pas entre elles de liennécessaire, car on les a vues exister conjointement ou séparément suivant les temps etles lieux. La première se rencontre aux États-Unis, mais non la seconde. Les Améri-cains changent fréquemment les lois, mais le fondement de la Constitution estrespecté.

De nos jours, le principe républicain règne en Amérique comme le principe mo-narchique dominait en France sous Louis XIV. Les Français d'alors n'étaient passeulement amis de la monarchie, mais encore ils n'imaginaient pas qu'on pût rienmettre à la place; ils l'admettaient ainsi qu'on admet le cours du soleil et les vicissi-tudes des saisons. Chez eux le pouvoir royal n'avait pas plus d'avocats que d'adver-saires.

C'est ainsi que la république existe en Amérique, sans combat, sans opposition,sans preuve, par un accord tacite, une sorte de consensus universalis.

Toutefois, je pense qu'en changeant aussi souvent qu'ils le font leurs procédés ad-ministratifs, les habitants des États-Unis compromettent l'avenir du gouvernementrépublicain.

Gênés sans cesse dans leurs projets par la versatilité continuelle de la législation,il est à craindre que les hommes ne finissent par considérer la république comme unefaçon incommode de vivre en société; le mal résultant de l'instabilité des lois secon-daires ferait alors mettre en question l'existence des lois fondamentales, et amèneraitindirectement une révolution ; mais cette époque est encore bien loin de nous.

Ce qu'on peut prévoir dès à présent, c'est qu'en sortant de la république, lesAméricains passeraient rapidement au despotisme, sans s'arrêter très longtemps dansla monarchie. Montesquieu a dit qu'il n'y avait rien de plus absolu que l'autorité d'unprince qui succède à la république, les pouvoirs indéfinis qu'on avait livrés sanscrainte à un magistrat électif se trouvant alors remis dans les mains d'un chef hérédi-taire. Ceci est généralement vrai, mais particulièrement applicable à une républiquedémocratique. Aux États-Unis, les magistrats ne sont pas élus par une classe particu-lière de citoyens, mais par la majorité de la nation; ils représentent immédiatement lespassions de la multitude, et dépendent entièrement de ses volontés; ils n'inspirentdonc ni haine ni crainte: aussi j'ai fait remarquer le peu de soins qu'on avait pris delimiter leur pouvoir en traçant des bornes à son action, et quelle part immense onavait laissée à leur arbitraire. Cet ordre de choses a créé des habitudes qui lui survi-

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vraient. Le magistrat américain garderait sa puissance indéfinie en cessant d'êtreresponsable, et il est impossible de dire ou s'arrêterait alors la tyrannie.

Il y a des gens parmi nous qui s'attendent à voir l'aristocratie naître en Amérique,et qui prévoient déjà avec exactitude l'époque où elle doit s'emparer du pouvoir.

J'ai déjà dit, et je répète, que le mouvement actuel de la société américaine mesemble de plus en plus démocratique.

Cependant je ne prétends point qu'un jour les Américains n'arrivent pas à restrein-dre chez eux le cercle des droits politiques, ou à confisquer ces mêmes droits au profitd'un homme; mais je ne puis croire qu'ils en confient jamais l'usage exclusif à uneclasse particulière de citoyens, ou, en d'autres termes, qu'ils fondent une aristocratie.

Un corps aristocratique se compose d'un certain nombre de citoyens qui, sans êtreplacés très loin de la foule, s'élèvent cependant d'une manière permanente au-dessusd'elle; qu'on touche et qu'on ne peut frapper; auxquels on se mêle chaque jour, et aveclesquels on ne saurait se confondre.

Il est impossible de rien imaginer de plus contraire à la nature et aux instincts se-crets du cœur humain qu'une sujétion de cette espèce: livrés à eux-mêmes, leshommes préféreront toujours le pouvoir arbitraire d'un roi à l'administration régulièredes nobles.

Une aristocratie, pour durer, a besoin de fonder l'inégalité en principe, de lalégaliser d'avance, et de l'introduire dans la famille en même temps qu'elle la répanddans la société; toutes choses qui répugnent si fortement à l'équité naturelle, qu'on nesaurait les obtenir des hommes que par la contrainte.

Depuis que les sociétés humaines existent, je ne crois pas qu'on puisse citerl'exemple d'un seul peuple qui, livré à lui-même et par ses propres efforts, ait créé unearistocratie dans son sein: toutes les aristocraties du Moyen Âge sont filles de laconquête. Le vainqueur était le noble, le vaincu le serf. La force imposait alors l'iné-galité, qui, une fois entrée dans les mœurs, se maintenait d'elle-même et passaitnaturellement dans les lois.

On a vu des sociétés qui, par suite d'événements antérieurs à leur existence, sontpour ainsi dire nées aristocratiques, et que chaque siècle ramenait ensuite vers ladémocratie. Tel fut le sort des Romains, et celui des barbares qui s'établirent aprèseux. Mais un peuple qui, parti de la civilisation et de la démocratie, se rapprocheraitpar degrés de l'inégalité des conditions, et finirait par établir dans son sein desprivilèges inviolables et des catégories exclusives, voilà ce qui serait nouveau dans lemonde.

Rien n'indique que l'Amérique soit destinée à donner la première un pareilspectacle.

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QUELQUES CONSIDÉRATIONSSUR LES CAUSES DE LA GRANDEUR COMMERCIALEDES ÉTATS-UNIS

Les Américains sont appelés par la nature à être un grand peuple maritime. - Étendue deleurs rivages. Profondeur des ports. - Grandeur des fleuves. C'est cependant bien moins à descauses physiques qu'à des causes intellectuelles et morales qu'on doit attribuer la supérioritécommerciale des Anglo-Américains. - Raison de cette opinion. - Avenir des Anglo-Améri-cains comme peuple commerçant. - La ruine de l'Union n'arrêterait point l'essor maritime despeuples qui la composent. - Pourquoi. - Les Anglo-Américains sont naturellement appelés àservir les besoins des habitants de l'Amérique du Sud. - Ils deviendront, comme les Anglais,les facteurs d'une grande partie du monde.

Retour à la table des matières

Depuis la baie de Fundy jusqu'à la rivière Sabine dans le golfe du Mexique, lacôte des États-Unis s'étend sur une longueur de neuf cents lieues à peu près.

Ces rivages forment une seule ligne non interrompue; ils sont tous placés sous lamême domination.

Il n'y a pas de peuple au monde qui puisse offrir au commerce des ports plusprofonds, plus vastes et plus sûrs que les Américains.

Les habitants des États-Unis composent une grande nation civilisée que la fortunea placée au milieu des déserts, à douze cents lieues du foyer principal de la civilisa-tion. L'Amérique a donc un besoin journalier de l'Europe. Avec le temps, lesAméricains parviendront sans doute à produire ou à fabriquer chez eux la plupart desobjets qui leur sont nécessaires, mais jamais les deux continents ne pourront vivreentièrement indépendants l'un de l'autre: il existe trop de liens naturels entre leursbesoins, leurs idées, leurs habitudes et leurs mœurs.

L'Union a des productions qui nous sont devenues nécessaires, et que notre sol serefuse entièrement à fournir, ou ne peut donner qu'à grands frais. Les Américains neconsomment qu'une très petite partie de ces produits; ils nous vendent le reste.

L'Europe est donc le marché de l'Amérique, comme l'Amérique est le marché del'Europe; et le commerce maritime est aussi nécessaire aux habitants des États-Unispour amener leurs matières premières dans nos ports que pour transporter chez euxnos objets manufacturés.

Les États-Unis devaient donc fournir un grand aliment à l'industrie des peuplesmaritimes, s'ils renonçaient eux-mêmes au commerce, comme l'ont fait jusqu'àprésent les Espagnols du Mexique; ou devenir une des premières puissances mariti-mes du globe: cette alternative était inévitable.

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Les Anglo-Américains ont de tout temps montré un goût décidé pour la mer.L'indépendance, en brisant les liens commerciaux qui les unissaient à l'Angleterre,donna à leur génie maritime un nouvel et puissant essor. Depuis cette époque, lenombre des vaisseaux de l'Union s'est accru dans une progression presque aussirapide que le nombre de ses habitants. Aujourd'hui ce sont les Américains eux-mêmesqui transportent chez eux les neuf dixièmes des produits de l'Europe 1. Ce sont encoredes Américains qui apportent aux consommateurs d'Europe les trois quarts desexportations du Nouveau Monde 2.

Les vaisseaux des États-Unis remplissent le port du Havre et celui de Liverpool.On ne voit qu'un petit nombre de bâtiments anglais ou français dans le port de NewYork 3.

Ainsi non seulement le commerçant américain brave la concurrence sur sonpropre sol, mais il combat encore avec avantage les étrangers sur le leur.

Ceci s'explique aisément: de tous les vaisseaux du monde, ce sont les navires desÉtats-Unis qui traversent les mers au meilleur marché. Tant que la marine marchandedes États-Unis conservera sur les autres cet avantage, non seulement elle gardera cequ'elle a conquis, mais elle augmentera chaque jour ses conquêtes.

C'est un problème difficile à résoudre que celui de savoir pourquoi les Américainsnaviguent à plus bas prix que les autres hommes: on est tenté d'abord d'attribuer cettesupériorité à quelques avantages matériels que la nature aurait mis a leur seule portée;mais il n'en est point ainsi.

Les vaisseaux américains coûtent presque aussi cher à bâtir que les nôtres 4; ils nesont pas mieux construits, et durent en général moins longtemps.

Le salaire du matelot américain est plus élevé que celui du matelot d'Europe; cequi le prouve, c'est le grand nombre d'Européens qu'on rencontre dans la marine mar-chande des États-Unis.

D'où vient donc que les Américains naviguent à meilleur marché que nous ?

1 La valeur totale des importations de l'année finissant au 30 septembre 1832 a été de 101 129 266

dollars. Les importations faites sur navires étrangers ne figurent que pour une somme de 10 731039 dollars, à peu près un dixième.

2 La valeur totale des exportations, pendant la même année, a été de 87 176 943 dollars; la valeurexportée sur vaisseaux étrangers a été de 21 036 183 dollars, ou à peu près le quart [Williams,register, 1833, p. 398.]

3 Pendant les années 1829, 1830, 1831, il est entré dans les ports de l'Union des navires jaugeantensemble 3 307 719 tonneaux. Les navires étrangers ne fournissent à ce total que 544 571tonneaux. Ils étaient donc dans la proportion de 16 a 100 à peu près [National Calendar, 1833, p.304]. Durant les années 1820, 1826 et 1831, les vaisseaux anglais entrés dans les ports de Londres,Liverpool et Hull, ont jaugé 443 800 tonneaux. Les vaisseaux étrangers entrés dans les mêmesports pendant les mêmes années jaugeaient 159 431 tonneaux. Le rapport entre eux était donccomme 36 est à 100 à peu près (Companion to the Almanac, 1834, p. 169). Dans l'année 1832, lerapport des bâtiments étrangers et des bâtiments anglais entrés dans les ports de la Grande-Bretagne était Comme 29 à 100.

4 Les matières premières, en général, coûtent moins cher en Amérique qu'en Europe, mais le prix dela main-d'œuvre y est beaucoup plus élevé.

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Je pense qu'on chercherait vainement les causes de cette supériorité dans desavantages matériels; elle tient à des qualités purement intellectuelles et morales.

Voici une comparaison qui éclaircira ma pensée:

Pendant les guerres de la Révolution, les Français introduisirent dans l'art mili-taire une tactique nouvelle qui troubla les plus vieux généraux et faillit détruire lesplus anciennes monarchies de l'Europe. Ils entreprirent pour la première fois de sepasser d'une foule de choses qu'on avait jusqu'alors jugées indispensables à la guerre;ils exigèrent de leurs soldats des efforts nouveaux que les nations policées n'avaientjamais demandés aux leurs; on les vit tout faire en courant, et risquer sans hésiter lavie des hommes en vue du résultat à obtenir.

Les Français étaient moins nombreux et moins riches que leurs ennemis; ils pos-sédaient infiniment moins de ressources; cependant ils furent constamment victo-rieux, jusqu'à ce que ces derniers eussent pris le parti de les imiter.

Les Américains ont introduit quelque chose d'analogue dans le commerce. Ce queles Français faisaient pour la victoire, ils le font pour le bon marché.

Le navigateur européen ne s'aventure qu'avec prudence sur les mers; il ne part quequand le temps l'y convie; s'il lui survient un accident imprévu, il rentre au port, lanuit, il serre une partie de ses voiles, et lorsqu'il voit l'Océan blanchir à l'approche desterres, il ralentit sa course et interroge le soleil.

L'Américain néglige ces précautions et brave ces dangers. Il part tandis que latempête gronde encore; la nuit comme le jour il abandonne au vent toutes ses voiles;il répare en marchant son navire fatigué par l'orage, et lorsqu'il approche enfin duterme de sa course, il continue à voler vers le rivage, comme si déjà il apercevait leport.

L'Américain fait souvent naufrage; mais il n'y a pas de navigateur qui traverse lesmers aussi rapidement que lui. Faisant les mêmes choses qu'un autre en moins detemps, il peut les faire à moins de frais.

Avant de parvenir au terme d'un voyage de long cours le navigateur d'Europe croitdevoir aborder plusieurs fois sur son chemin. Il perd un temps précieux à chercher leport de relâche ou à attendre l'occasion d'en sortir, et il paye chaque jour le droit d'yrester.

Le navigateur américain part de Boston pour aller acheter du thé à la Chine. Ilarrive à Canton, y reste quelques jours et revient. Il a parcouru en moins de deux ansla circonférence entière du globe, et il n'a vu la terre qu'une seule fois. Durant unetraversée de huit ou dix mois, il a bu de l'eau saumâtre et a vécu de viande salée; il alutté sans cesse contre la mer, contre la maladie, contre l'ennui; mais à son retour, ilpeut vendre la livre de thé un sou de moins que le marchand anglais: le but est atteint.

Je ne saurais mieux exprimer ma pensée qu'en disant que les Américains mettentune sorte d'héroïsme dans leur manière de faire le commerce.

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Il sera toujours très difficile au commerçant d'Europe de suivre dans la mêmecarrière son concurrent d'Amérique. L'Américain, en agissant de la manière que j'aidécrite plus haut, ne suit pas seulement un calcul, il obéit surtout à sa nature.

L'habitant des États-Unis éprouve tous les besoins et tous les désirs qu'une civili-sation avancée fait naître, et il ne trouve pas autour de lui, comme en Europe, unesociété savamment organisée pour y satisfaire; il est donc souvent obligé de seprocurer par lui-même les objets divers que son éducation et ses habitudes lui ontrendus nécessaires. En Amérique, il arrive quelquefois que le même homme laboureson champ, bâtit sa demeure, fabrique ses outils, fait ses souliers et tisse de ses mainsl'étoffe grossière qui doit le couvrir. Ceci nuit au perfectionnement de l'industrie, maissert puissamment à développer l'intelligence de l'ouvrier. Il n'y a rien qui tende plusque la grande division du travail à matérialiser l'homme et à ôter de ses oeuvresjusqu'à la trace de l'âme. Dans un pays comme l'Amérique, où les hommes spéciauxsont si rares, on ne saurait exiger un long apprentissage de chacun de ceux quiembrassent une profession. Les Américains trouvent donc une grande facilité àchanger d'état, et ils en profitent, suivant les besoins du moment. On en rencontre quiont été successivement avocats, agriculteurs, commerçants, ministres évangéliques,médecins. Si l'Américain est moins habile que l'Européen dans chaque industrie, il n'yen a presque point qui lui soit entièrement étrangère. Sa capacité est plus générale, lecercle de son intelligence est plus étendu. L'habitant des États-Unis n'est donc jamaisarrêté par aucun axiome d'état; il échappe à tous les préjugés de profession; il n'estpas plus attaché à un système d'opération qu'à un autre; il ne se sent pas plus lié à uneméthode ancienne qu'à une nouvelle; il ne s'est créé aucune habitude, et il se soustraitaisément à l'empire que les habitudes étrangères pourraient exercer sur son esprit, caril sait que son pays ne ressemble à aucun autre, et que sa situation est nouvelle dans lemonde.

L'Américain habite une terre de prodiges, autour de lui tout se remue sans cesse,et chaque mouvement semble un progrès. L'idée du nouveau se lie donc intimementdans son esprit à l'idée du mieux. Nulle part il n'aperçoit la borne que la nature peutavoir mise aux efforts de l'homme; à ses yeux, ce qui n'est pas est ce qui n'a pointencore été tenté.

Ce mouvement universel qui règne aux États-Unis, ces retours fréquents de lafortune, ce déplacement imprévu des richesses publiques et privées, tout se réunitpour entretenir l'âme dans une sorte d'agitation fébrile qui la dispose admirablement àtous les efforts, et la maintient pour ainsi dire au-dessus du niveau commun de l'hu-manité. Pour un Américain, la vie entière se passe comme une partie de jeu, un tempsde révolution, un jour de bataille.

Ces mêmes causes opérant en même temps sur tous les individus finissent parimprimer une impulsion irrésistible au caractère national. L'Américain pris au hasarddoit donc être un homme ardent dans ses désirs, entreprenant, aventureux, surtoutnovateur. Cet esprit se retrouve, en effet, dans toutes ses oeuvres; il l'introduit dansses lois politiques, dans ses doctrines religieuses, dans ses théories d'économiesociale, dans son industrie privée; il le porte partout avec lui, au fond des bois commeau sein des villes. C'est ce même esprit qui, appliqué au commerce maritime, faitnaviguer l'Américain plus vite et à meilleur marché que tous les commerçants dumonde.

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Aussi longtemps que les marins des États-Unis garderont ces avantages intellec-tuels et la supériorité pratique qui en dérive, non seulement ils continueront à pour-voir eux-mêmes aux besoins des producteurs et des consommateurs de leur pays,mais ils tendront de plus en plus à devenir, comme les Anglais 1, les facteurs desautres peuples.

Ceci commence à se réaliser sous nos yeux. Déjà nous voyons les navigateursaméricains s'introduire comme agents intermédiaires dans le commerce de plusieursnations de l'Europe 2; l'Amérique leur offre un avenir plus grand encore.

Les Espagnols et les Portugais ont fondé dans l'Amérique du Sud de grandescolonies qui, depuis, sont devenues des empires. La guerre civile et le despotismedésolent aujourd'hui ces vastes contrées. Le mouvement de la population s'y arrête, etle petit nombre d'hommes qui les habite, absorbé dans le soin de se défendre, éprouveà peine le besoin d'améliorer son sort.

Mais il ne saurait en être toujours ainsi. L'Europe livrée à elle-même est parvenuepar ses propres efforts à percer les ténèbres du Moyen Age; l'Amérique du Sud estchrétienne comme nous; elle a nos lois, nos usages; elle renferme tous les germes decivilisation qui se sont développés au sein des nations européennes et de leursrejetons; l'Amérique du Sud a de plus que nous notre exemple: pourquoi resterait-elletoujours barbare ?

Il ne s'agit évidemment ici que d'une question de temps: une époque plus oumoins éloignée viendra sans doute où les Américains du Sud formeront des nationsflorissantes et éclairées.

Mais lorsque les Espagnols et les Portugais de l'Amérique méridionale commen-ceront à éprouver les besoins des peuples policés, ils seront encore loin de pouvoir ysatisfaire eux-mêmes; derniers-nés de la civilisation, ils subiront la supériorité déjàacquise par leurs aînés. Ils seront agriculteurs longtemps avant d'être manufacturierset commerçants, et ils auront besoin de l'entremise des étrangers pour aller vendreleurs produits au-delà des mers et se procurer en échange les objets dont la nécessiténouvelle se fera sentir.

On ne saurait douter que les Américains du nord de l'Amérique ne soient appelésà pourvoir un jour aux besoins des Américains du Sud. La nature les a placés prèsd'eux. Elle leur a ainsi fourni de grandes facilités pour connaître et apprécier lesbesoins des premiers, pour lier avec ces peuples des relations permanentes ets'emparer graduellement de leur marché. Le commerçant des États-Unis ne pourraitperdre ces avantages naturels que s'il était fort inférieur au commerçant d'Europe, et illui est au contraire supérieur en plusieurs points. Les Américains des États-Unisexercent déjà une grande influence morale sur tous les peuples du Nouveau Monde.C'est d'eux que part la lumière. Toutes les nations qui habitent sur le même continentsont déjà habituées à les considérer comme les rejetons les plus éclairés, les plus 1 Il ne faut pas croire que les vaisseaux anglais soient uniquement occupés à transporter en Angle-

terre les produits étrangers ou à transporter chez les étrangers les produits anglais; de nos jours lamarine marchande d'Angleterre forme comme une grande entreprise de voitures publiques, prêtesà servir tous les producteurs du monde et à faire communiquer tous les peuples entre eux. Le géniemaritime des Américains les porte à élever une entreprise rivale de celle des Anglais.

2 Une partie du commerce de la Méditerranée se fait déjà sur des vaisseaux américains.

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puissants et les plus riches de la grande famille américaine. Ils tournent donc sanscesse vers l'Union leurs regards, et ils s'assimilent, autant que cela est en leur pouvoir,aux peuples qui la composent. Chaque jour ils viennent puiser aux États-Unis desdoctrines politiques et y emprunter des lois.

Les Américains des États-Unis se trouvent vis-à-vis des peuples de l'Amérique duSud précisément dans la même situation que leurs pères les Anglais vis-à-vis desItaliens, des Espagnols, des Portugais et de tous ceux des peuples de l'Europe qui,étant moins avancés en civilisation et en industrie, reçoivent de leurs mains la plupartdes objets de consommation.

L'Angleterre est aujourd'hui le foyer naturel du commerce de presque toutes lesnations qui l'approchent; l'Union américaine est appelée à remplir le même rôle dansl'autre hémisphère. Chaque peuple qui naît ou qui grandit dans le Nouveau Monde, ynaît donc et y grandit en quelque sorte au profit des Anglo-Américains.

Si l'Union venait à se dissoudre, le commerce des États qui l'ont formée seraitsans doute retardé quelque temps dans son essor, moins toutefois qu'on ne le pense. Ilest évident que, quoi qu'il arrive, les États commerçants resteront unis. Ils se touchenttous; il y a entre eux identité parfaite d'opinions, d'intérêts et de mœurs, et seuls ilspeuvent composer une très grande puissance maritime. Alors même que le sud del'Union deviendrait indépendant du Nord, il n'en résulterait pas qu'il pût se passer delui. J'ai dit que le Sud n'est pas commerçant; rien n'indique encore qu'il le doive deve-nir. Les Américains du sud des États-Unis seront donc obligés pendant longtempsd'avoir recours aux étrangers pour exporter leurs produits et apporter chez eux lesobjets qui sont nécessaires à leurs besoins. Or, de tous les intermédiaires qu'ilspeuvent prendre, leurs voisins du Nord sont à coup sûr ceux qui peuvent les servir àmeilleur marché. Ils les serviront donc, car le bon marché est la loi suprême ducommerce. Il n'y a pas de volonté souveraine ni de préjugés nationaux qui puissentlutter longtemps contre le bon marché. On ne saurait voir de haine plus enveniméeque celle qui existe entre les Américains des États-Unis et les Anglais. En dépit de cessentiments hostiles, les Anglais fournissent cependant aux Américains la plupart desobjets manufacturés, par la seule raison qu'ils les font payer moins cher que les autrespeuples. La prospérité croissante de l'Amérique tourne ainsi, malgré le désir desAméricains, au profit de l'industrie manufacturière de l'Angleterre.

La raison indique et l'expérience prouve qu'il n'y a pas de grandeur commercialequi soit durable si elle ne peut s'unir, au besoin, à une puissance militaire.

Cette vérité est aussi bien comprise aux États-Unis que partout ailleurs. LesAméricains sont déjà en état de faire respecter leur pavillon; bientôt ils pourront lefaire craindre.

Je suis convaincu que le démembrement de l'Union, loin de diminuer les forcesnavales des Américains, tendrait fortement à les augmenter. Aujourd'hui les Étatscommerçants sont liés à ceux qui ne le sont pas, et ces derniers ne se prêtent souventqu'à regret à accroître une puissance maritime dont ils ne profitent qu'indirectement.

Si, au contraire, tous les États commerçants de l'Union ne formaient qu'un seul etmême peuple, le commerce deviendrait pour eux un intérêt national du premier ordre;ils seraient donc disposés à faire de très grands sacrifices pour protéger leursvaisseaux, et rien ne les empêcherait de suivre sur ce point leurs désirs.

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Je pense que les nations, comme les hommes, indiquent presque toujours, dès leurjeune âge, les principaux traits de leur destinée. Quand je vois de quel esprit lesAnglo-Américains mènent le commerce, les facilités qu'ils trouvent à le faire, lessuccès qu'ils y obtiennent, je ne puis m'empêcher de croire qu'ils deviendront un jourla première puissance maritime du globe. Ils sont pousses a s'emparer des mers,comme les Romains à conquérir le monde.

CONCLUSION

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Voici que j'approche du terme. Jusqu'à présent, en parlant de la destinée future desÉtats-Unis, je me suis efforcé de diviser mon sujet en diverses parties, afin d'étudieravec plus de soin chacune d'elles.

Je voudrais maintenant les réunir toutes dans un seul point de vue. Ce que je diraisera moins détaillé, mais plus sûr. J'apercevrai moins distinctement chaque objet;j'embrasserai avec plus de certitude les faits généraux. Je serai comme le voyageurqui, en sortant des murs d'une vaste cité, gravit la colline prochaine. A mesure qu'ils'éloigne, les hommes qu'il vient de quitter disparaissent à ses yeux; leurs demeures seconfondent; il ne voit plus les places publiques; il discerne avec peine la trace desrues; mais son oeil suit plus aisément les contours de la ville, et pour la première fois,il en saisit la forme. Il me semble que je découvre de même devant moi l'avenir entierde la race anglaise dans le Nouveau Monde. Les détails de cet immense tableau sontrestés dans l'ombre; mais mon regard en comprend l'ensemble, et je conçois une idéeclaire du tout.

Le territoire occupé ou possédé de nos jours par les États-Unis d'Amérique formeà peu près la vingtième partie des terres habitées.

Quelque étendues que soient ces limites, on aurait tort de croire que la race anglo-américaine s'y renfermera toujours; elle s'étend déjà bien au-delà.

Il fut un temps où nous aussi nous pouvions créer dans les déserts américains unegrande nation française et balancer avec les Anglais les destinées du Nouveau Monde.La France a possédé autrefois dans l'Amérique du Nord un territoire presque aussivaste que l'Europe entière. Les trois plus grands fleuves du continent coulaient alorstout entiers sous nos lois. Les nations indiennes qui habitent depuis l'embouchure duSaint-Laurent jusqu'au delta du Mississipi n'entendaient parler que notre langue; tousles établissements européens répandus sur cet immense espace rappelaient le souvenirde la patrie: c'étaient Louisbourg, Montmorency, Duquesne, Saint-Louis, Vincennes,La Nouvelle-Orléans, tous noms chers à la France et familiers à nos oreilles.

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Mais un concours de circonstances qu'il serait trop long d'énumérer 1 nous a pri-vés de ce magnifique héritage. Partout où les Français étaient peu nombreux et malétablis, ils ont disparu. Le reste s'est aggloméré sur un petit espace et a passé sousd'autres lois. Les quatre cent mille Français du Bas-Canada forment aujourd'huicomme les débris d'un peuple ancien perdu au milieu des flots d'une nation nouvelle.Autour d'eux la population étrangère grandit sans cesse; elle s'étend de tous côtés; ellepénètre jusque dans les rangs des anciens maîtres du sol, domine dans leurs villes etdénature leur langue. Cette population est identique à celle des États-Unis. J'ai doncraison de dire que la race anglaise ne s'arrête point aux limites de l'Union, maiss'avance bien au-delà vers le nord-est.

Au nord-ouest, on ne rencontre que quelques établissements russes sans impor-tance; mais au sud-ouest, le Mexique se présente devant les pas des Anglo-Améri-cains comme une barrière.

Ainsi donc, il n'y a plus, à vrai dire, que deux races rivales qui se partagentaujourd'hui le Nouveau Monde, les Espagnols et les Anglais.

Les limites qui doivent séparer ces deux races ont été fixées par un traité. Maisquelque favorable que soit ce traité aux Anglo-Américains, je ne doute point qu'ils neviennent bientôt à l'enfreindre.

Au-delà des frontières de l'Union s'étendent, du côté du Mexique, de vastesprovinces qui manquent encore d'habitants. Les hommes des États-Unis pénétrerontdans ces solitudes avant ceux mêmes qui ont droit à les occuper. Ils s'en approprierontle sol, ils s'y établiront en société, et quand le légitime propriétaire se présenteraenfin, il trouvera le désert fertilisé et des étrangers tranquillement assis dans sonhéritage.

La terre du Nouveau Monde appartient au premier occupant, et l'empire y est leprix de la course.

Les pays déjà peuplés auront eux-mêmes de la peine à se garantir de l'invasion.

J'ai déjà parlé précédemment de ce qui se passe dans la province du Texas. Cha-que jour, les habitants des États-Unis s'introduisent peu à peu dans le Texas, ils yacquièrent des terres, et tout en se soumettant aux lois du pays, ils y fondent l'empirede leur langue et de leurs mœurs. La province du Texas est encore sous la dominationdu Mexique; mais bientôt on n'y trouvera pour ainsi dire plus de Mexicains. Pareillechose arrive sur tous les points où les Anglo-Américains entrent en contact avec despopulations d'une autre origine.

On ne peut se dissimuler que la race anglaise n'ait acquis une immense prépon-dérance sur toutes les autres races européennes du Nouveau Monde. Elle leur est trèssupérieure en civilisation, en industrie et en puissance. Tant qu'elle n'aura devant elleque des pays déserts ou peu habités, tant qu'elle ne rencontrera pas sur son chemindes populations agglomérées, à travers lesquelles il lui soit impossible de se frayer un

1 En première ligne celle-ci : les peuples libres et habitués au régime municipal parviennent bien

plus aisément que les autres à créer de florissantes colonies. L'habitude de penser par soi-même etde se gouverner est indispensable dans un pays nouveau, où le succès dépend nécessairement engrande partie des efforts individuels des colons.

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passage, on la verra s'étendre sans cesse. Elle ne s'arrêtera pas aux lignes tracées dansles traités, mais elle débordera de toutes parts au-dessus de ces digues imaginaires.

Ce qui facilite encore merveilleusement ce développement rapide de la raceanglaise dans le Nouveau Monde, c'est la position géographique qu'elle y occupe.

Lorsqu'on s'élève vers le nord au-dessus de ses frontières septentrionales, on ren-contre les glaces polaires, et lorsqu'on descend de quelques degrés au-dessous de seslimites méridionales, on entre au milieu des feux de l'équateur. Les Anglais d'Amé-rique sont donc placés dans la zone la plus tempérée et la portion la plus habitable ducontinent.

On se figure que le mouvement prodigieux qui se fait remarquer dans l'accroisse-ment de la population aux États-Unis ne date que de l'indépendance: c'est une erreur.La population croissait aussi vite sous le système colonial que de nos jours; elledoublait de même à peu près en vingt-deux ans. Mais on opérait alors sur des milliersd'habitants; on opère maintenant sur des millions. Le même fait qui passait inaperçu ily a un siècle frappe aujourd'hui tous les esprits.

Les Anglais du Canada, qui obéissent à un roi, augmentent de nombre et s'éten-dent presque aussi vite que les Anglais des États-Unis, qui vivent sous un gouver-nement républicain.

Pendant les huit années qu'a duré la guerre de l'Indépendance, la population n'acessé de s'accroître suivant le rapport précédemment indiqué.

Quoiqu'il existât alors, sur les frontières de l'Ouest, de grandes nations indiennesliguées avec les Anglais, le mouvement de l'émigration vers l'Occident ne s'est pourainsi dire jamais ralenti. Pendant que l'ennemi ravageait les côtes de l'Atlantique, leKentucky, les districts occidentaux de la Pennsylvanie, l'État de Vermont et celui duMaine se remplissaient d'habitants. Le désordre qui suivit la guerre n'empêcha pointnon plus la population de croître et n'arrêta pas sa marche progressive dans le désert.Ainsi, la différence des lois, l'état de paix ou l'état de guerre, l'ordre ou l'anarchie,n'ont influé que d'une manière insensible sur le développement successif des Anglo-Américains.

Ceci se comprend sans peine: il n'existe pas de causes assez générales pour sefaire sentir à la fois sur tous les points d'un si immense territoire. Ainsi il y a toujoursune grande portion de pays où l'on est assuré de trouver un abri contre les calamitésqui frappent l'autre, et quelque grands que soient les maux, le remède offert esttoujours plus grand encore.

Il ne faut donc pas croire qu'il soit possible d'arrêter l'essor de la race anglaise duNouveau Monde. Le démembrement de l'Union, en amenant la guerre sur le conti-nent, l'abolition de la république, en y introduisant la tyrannie, peuvent retarder sesdéveloppements, mais non l'empêcher d'atteindre le complément nécessaire de sadestinée. Il n'y a pas de pouvoir sur la terre qui puisse fermer devant les pas desémigrants ces fertiles déserts ouverts de toutes parts à l'industrie et qui présentent unasile à toutes les misères. Les événements futurs, quels qu'ils soient, n'enlèveront auxAméricains ni leur climat, ni leurs mers intérieures, ni leurs grands fleuves, ni lafertilité de leur sol. Les mauvaises lois, les révolutions et l'anarchie ne sauraient

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détruire parmi eux le goût du bien-être et l'esprit d'entreprise qui semble le caractèredistinctif de leur race, ni éteindre tout à fait les lumières qui les éclairent.

Ainsi, au milieu de l'incertitude de l'avenir, il y a du moins un événement qui estcertain. A une époque que nous pouvons dire prochaine, puisqu'il s'agit ici de la viedes peuples, les Anglo-Américains couvriront seuls tout l'immense espace comprisentre les glaces polaires et les tropiques; ils se répandront des grèves de l'océanAtlantique jusqu'aux rivages de la mer du Sud.

Je pense que le territoire sur lequel la race anglo-américaine doit un jour s'étendreégale les trois quarts de l'Europe 1. Le climat de l'Union est, à tout prendre, préférableà celui de l'Europe; ses avantages naturels sont aussi grands; il est évident que sapopulation ne saurait manquer d'être un jour proportionnelle à la nôtre.

L'Europe, divisée entre tant de peuples divers; l'Europe, à travers les guerres sanscesse renaissantes et la barbarie du Moyen Âge, est parvenue à avoir quatre cent dixhabitants 2 par lieue carrée. Quelle cause si puissante pourrait empêcher les États-Unis d'en avoir autant un jour ?

Il se passera bien des siècles avant que les divers rejetons de la race anglaised'Amérique cessent de présenter une physionomie commune. On ne peut prévoirl'époque où l'homme pourra établir dans le Nouveau Monde l'inégalité permanentedes conditions.

Quelles que soient donc les différences que la paix ou la guerre, la liberté ou latyrannie, la prospérité ou la misère, mettent un jour dans la destinée des divers reje-tons de la grande famille anglo-américaine, ils conserveront tous du moins un état so-cial analogue et auront de commun les usages et les idées qui découlent de l'étatsocial.

Le seul lien de la religion a suffi au Moyen Age pour réunir dans une même civili-sation les races diverses qui peuplèrent l'Europe. Les Anglais du Nouveau Monde ontentre eux mille autres liens, et ils vivent dans un siècle où tout cherche à s'égaliserparmi les hommes.

Le Moyen Âge était une époque de fractionnement. Chaque peuple, chaque pro-vince, chaque cité, chaque famille, tendaient alors fortement à s'individualiser. De nosjours, un mouvement contraire se fait sentir, les peuples semblent marcher versl'unité. Des liens intellectuels unissent entre elles les parties les plus éloignées de laterre, et les hommes ne sauraient rester un seul jour étrangers les uns aux autres, ouignorants de ce qui se passe dans un coin quelconque de l'univers: aussi remarque-t-on aujourd'hui moins de différence entre les Européens et leurs descendants duNouveau Monde, malgré l'Océan qui les divise, qu'entre certaines villes du XIIIesiècle qui n'étaient séparées que par une rivière.

1 Les États-Unis seuls couvrent déjà un espace égal à la moitié de l'Europe. La superficie de

l'Europe est de 5 00 000 lieues carrées; sa population de 205 000 000 d'habitants. Malte-Brun, vol.VI, liv. CXIV, page 4.

2 Voyez Malte-Brun, vol. VI, liv. CXVI, page 92.

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Si ce mouvement d'assimilation rapproche des Peuples étrangers, il s'oppose àplus forte raison à ce que les rejetons du même peuple deviennent étrangers les unsaux autres.

Il arrivera donc un temps où l'on pourra voir dans l'Amérique du Nord centcinquante millions d'hommes 1 égaux entre eux, qui tous appartiendront à la mêmefamille, qui auront le même point de départ, la même civilisation, la même langue, lamême religion, les mêmes habitudes, les mêmes mœurs, et à travers lesquels lapensée circulera sous la même forme et se peindra des mêmes couleurs. Tout le resteest douteux, mais ceci est certain. Or, voici un fait entièrement nouveau dans lemonde, et dont l'imagination elle-même ne saurait saisir la portée.

Il y a aujourd'hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents,semblent s'avancer vers le même but: ce sont les Russes et les Anglo-Américains.

Tous deux ont grandi dans l'obscurité; et tandis que les regards des hommesétaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, etle monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur.

Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu'a tracéesla nature, et n'avoir plus qu'à conserver; mais eux sont en croissance 2 : tous les autressont arrêtés ou n'avancent qu'avec mille efforts; eux seuls marchent d'un pas aisé etrapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne.

L'Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature; le Russe est auxprises avec les hommes. L'un combat le désert et la barbarie, l'autre la civilisationrevêtue de toutes ses armes: aussi les conquêtes de l'Américain se font-elles avec lesoc du laboureur, celles du Russe avec l'épée du soldat.

Pour atteindre son but, le premier s'en repose sur l'intérêt personnel, et laisse agir,sans les diriger, la force et la raison des individus.

Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de lasociété.

L'un a pour principal moyen d'action la liberté; l'autre, la servitude.

Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses; néanmoins, chacund'eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans sesmains les destinées de la moitié du monde.

1 C'est la population proportionnelle à celle de l'Europe, en prenant la moyenne de 410 hommes par

lieue carrée.2 La Russie est, de toutes les nations de l'Ancien Monde, celle dont la population augmente le plus

rapidement, proportion gardée.