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Léon Tolstoï (Толстой Лев Николаевич) 1828 – 1910 DEUX HUSSARDS (Два гусара) 1856 Traduction de J. Wladimir Bienstock, Paris, P.-V. Stock, 1903. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Tolstoi - Deux Hussards

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DEUX HUSSARDS

Lon Tolsto

( )1828 1910DEUX HUSSARDS

( )

1856

Traduction de J. Wladimir Bienstock, Paris, P.-V. Stock, 1903.TABLE5I

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Jomini et Jomini.

Et pas un mot sur leau-de-vie.

D. DAVIDOV.Dans les annes 1800, au temps o il ny avait encore ni chemins de fer, ni chausses, ni clairage au gaz, ni bougies stariques, ni divans bas ressorts, ni meubles sans vernis, ni jeunes gens dsillusionns, porteurs de monocles, ni femmes librales, philosophes, ni charmantes Dames aux Camlias comme il sen trouve tant de nos jours dans ce temps naf, o lon allait de Moscou Ptersbourg, en chariot ou en voiture, emportant avec soi une cuisine entire de provisions, o lon roulait pendant huit jours sur des chemins dfoncs, poussireux ou boueux, o lon faisait confiance aux ctelettes de pojarski, aux sonnettes de Valda et aux boulblik o, durant les longues soires dautomne brlaient des chandelles de suif clairant le cercle familial de vingt ou trente personnes; o, au bal, on mettait dans les candlabres des bougies de cire ou de spermaceti, o lon disposait les meubles symtriquement, o nos pres taient encore jeunes non seulement parce quils navaient ni rides ni cheveux blancs, mais parce quils se battaient au pistolet pour une femme et se prcipitaient dun bout lautre dun salon pour ramasser un mouchoir tomb terre par hasard ou non; o nos mres portaient des tailles courtes et dnormes manches et dcidaient les affaires de famille la courte paille, o les charmantes Dames aux Camlias se cachaient de la lumire du jour au temps naf des loges maonniques, des martinistes, des tougenbund, au temps des Miloradovitch, des Davidov, des Pouchkine, dans le chef-lieu K***, se tenait lassemble des seigneurs ruraux et les lections des reprsentants de la noblesse touchaient leur fin.

I

Eh bien! Quimporte, mme la salle commune si vous voulez, dit un jeune officier envelopp dune pelisse, coiff du casque de hussard, et qui arrivait directement en traneau de voyage dans le meilleur htel de la ville de K***.

Ah, mais il y a tellement de monde, mon petit pre Votre Excellence, dclarait le portier qui avait dj russi savoir, par le brosseur, que le hussard sappelait comte Tourbine, et pour cela lui donnait du Votre Excellence. La dame dAfremov, avec ses filles, a promis de partir ce soir, alors quand la chambre n11 sera libre, vous pourrez loccuper, ajouta-t-il en prcdant le comte dans le couloir tout en se tournant vers lui sans cesse.

Dans la salle commune, devant la petite table, prs du portrait en pied, trs enfum, de lempereur Alexandre Ier, quelques messieurs, probablement des nobles du pays, taient assis devant du champagne, avec, ct deux, des marchands ou des voyageurs en pelisses bleues.

Le comte, en entrant dans la pice, appela Blcher, un norme chien mtin gris quil avait avec lui, ta son manteau dont le collet tait couvert de givre, et commanda de leau-de-vie. Rest dans son arkhalouk de soie bleue, il prit place table et entama la conversation avec les messieurs prsents qui, gagns tout de suite par la physionomie belle et ouverte du voyageur, lui proposrent une coupe de champagne. Le comte but dabord un petit verre deau-de-vie, puis commanda aussi une bouteille pour rgaler ses nouvelles connaissances. Le postillon se prsenta pour rclamer un pourboire.

Sachka! cria le comte, donne-le-lui!

Le postillon sortit en compagnie de Sachka, et revint bientt avec largent dans la main.

Eh quoi! mon petit pre, Votre Excellence! Il me semble pourtant avoir pein pour Ta Grce! Tu mas promis cinquante kopecks et il ne men donne que vingt-cinq.

Sachka! Donne-lui un rouble.

Sachka, les yeux baisss, fixait les pieds du postillon.

Cest assez pour lui, dit-il voix basse, et du reste je nai plus dargent.

Le comte tira de son portefeuille les deux seuls billets bleus qui sy trouvaient, et en remit un au postillon qui lui baisa la main et sortit.

a y est! Je suis fini, dit le comte, ce sont mes derniers cinq roubles.

Cest la hussarde, comte! fit en souriant un des gentilshommes, videmment un cavalier en retraite, en juger par la moustache, la voix et lallure nergique des jambes. Vous avez lintention de rester longtemps ici, comte?

Il me faut trouver de largent, autrement je ne resterai pas. Dailleurs, il ny a pas de chambre, que le diable les emporte dans cette maudite auberge

Permettez, comte, scria le cavalier, pourquoi ne pas vous installer ici? Joccupe le n7. Si vous voulez me faire lhonneur de passer la nuit chez moi, en attendant. Restez chez nous trois jours. Aujourdhui il y a bal chez le chef de la noblesse. Comme il serait heureux!

Oui, oui, comte, restez donc, ajouta un autre des interlocuteurs, un joli jeune homme, pourquoi partir si vite? Les lections nont lieu quune fois en trois ans. Vous verrez au moins nos belles demoiselles.

Sachka! Ramne du linge, je vais aller au bain, dit le comte en se levant. Aprs nous verrons, peut-tre en effet irai-je chez le chef de la noblesse.

Il appela ensuite le garon pour lui dire deux mots, auxquels le garon rpondit en souriant: Que tout se fait par les mains de lhomme, et sortit.

Alors, mon cher, je fais transporter ma valise dans votre chambre, cria le comte sur le pas de la porte.

Sil vous plat, jen serai heureux, rpondit le cavalier en accourant vers lui. Noubliez pas, n7.

Le comte sloigna et le cavalier retourna sa place. Il sassit trs prs dun fonctionnaire et, le regardant en face, lil souriant, il dit:

Mais cest lui en personne!

Hein?

Je te dis que cest ce mme hussard, ce bretteur, en un mot Tourbine: il est trs clbre. Je te parie quil ma reconnu. Et comment donc! Lbdiane, quand jtais dans la remonte, nous avons fait la noce ensemble trois semaines sans interruption. L-bas, nous en avons fait tous les deux, ah! ah! Un sacr gaillard, hein?

Un vrai! Et comme il est dabord agrable! On na jamais rien vu de pareil, rpondit le joli jeune homme. Comme on a eu vite fait de lier connaissance Quoi! il a vingt-cinq ans, pas davantage?

Non, il parat cet ge, mais il a plus. Ah! il faut savoir qui cest! Qui a enlev MmeMigounova? Lui. Cest lui qui a tu Sabline. Cest lui qui, prenant Matnev par les jambes, la lanc par une fentre. Cest lui qui a gagn trois cent mille roubles au prince Nestrov. Il faut connatre cette tte brle: joueur, bretteur, sducteur, mais hussard dans lme; un vrai hussard. Il ny a que des racontars sur nous, ah, si lon comprenait vraiment ce quest un vrai hussard! Ah! ctait le bon temps!

Et le cavalier se mit narrer son interlocuteur une fabuleuse orgie Lbdiane avec le comte, qui non seulement navait jamais eu lieu, mais qui ne pouvait avoir eu lieu. Premirement, parce quil navait jamais encore vu Tourbine, ayant pris sa retraite deux ans avant que le comte nentrt au service, et deuximement, parce quil navait pas servi dans la cavalerie, mais avait t, pendant quatre ans, un modeste junker du rgiment de Bielevsk et avait pris sa retraite aussitt que promu lieutenant. Mais, dix annes auparavant, ayant reu un hritage, il tait all effectivement Lbdiane, avait dpens l, avec les remonteurs, sept cents roubles et stait fait faire un uniforme parements orange, afin dentrer aux uhlans. Le dsir dentrer dans la cavalerie, et les trois semaines passes avec les remonteurs Lbdiane, restaient la priode la plus brillante et la plus heureuse de sa vie, si bien que ce dsir, pris dabord pour la ralit, tait devenu ensuite trs vite un souvenir vritable. Il commenait lui-mme dj croire fermement en son pass de cavalier, ce qui du reste ne lempchait pas dtre, par sa douceur et son honntet, lhomme le plus estimable.

Oui, qui na pas servi dans la cavalerie ne comprendra jamais notre camarade! Il sassit califourchon sur la chaise et avanant la mchoire infrieure, reprit voix basse: Il lui arrivait de se promener en tte de lescadron, et non sur un cheval, mais sur un diable, tout en ruades; et chevauchant ainsi comme un diable, lui aussi. Le commandant descadron savanait pour la revue.

Lieutenant! disait-il, sil vous plat, sans vous a nira pas, faites donc dfiler lescadron au pas de parade. Cest bon, rpliquait lautre, et en se retournant, il criait ses vieux moustachus

Ah! que le diable memporte, a, ctait le bon temps!

Le comte revenant du bain, tout rouge, les cheveux mouills, entra tout droit au n7 o se trouvait dj le cavalier en robe de chambre qui fumait sa pipe en songeant, avec un plaisir ml dune certaine crainte, ce bonheur qui lui arrivait de loger dans la mme chambre que le clbre Tourbine. Eh bien! se dit-il soudain, et si tout coup il lui prenait fantaisie de me mettre tout nu, de memmener hors de la ville et de me fourrer dans la neige, ou de menduire de goudron, ou tout simplement non, il ne fera pas cela un camarade, se rassurait-il.

Sachka! donne manger Blcher, cria le comte.

Apparut Sachka qui pour se remettre du voyage avait bu un verre deau-de-vie et tait dj un peu gris.

Tu nas pas pu te retenir. Tu es dj ivre, canaille! Donne manger Blcher.

Il ne crvera pas pour cela. Voyez comme il est gras, rtorqua Sachka en caressant le chien.

Eh bien, pas de rplique! Va-ten lui donner manger.

Pour vous, il suffit que le chien soit nourri, mais lhomme, sil boit un petit verre, alors, vous lui faites des reproches.

Prends garde! je vais te flanquer une racle, cria le comte dune telle voix que les vitres tremblrent et que le cavalier prouva mme quelque frayeur.

Pensez-vous demander si Sachka a mang quelque chose aujourdhui? Quoi, battez-moi, si un chien vous est plus cher quun homme! rpondit Sachka. Mais aussitt il reut un tel coup de poing dans la figure, quil tomba, se cogna la tte contre la cloison et, protgeant son nez de la main, fona dans la porte et tomba sur la banquette du corridor.

Il ma cass les dents, gmissait Sachka en essuyant dune main son nez ensanglant, et de lautre grattant le dos de Blcher qui la lchait. Il ma cass les dents, Blchka, mais quand mme il est mon comte et je suis prt me jeter au feu pour lui. Voil, puisquil est mon comte, tu comprends, Blchka? Tu veux manger, hein?

Aprs tre rest allong un instant, il se leva, donna manger au chien et, presque dgris, alla proposer de manger son matre.

Vous moffenseriez tout simplement, disait timidement le cavalier debout devant le comte, qui, les jambes sur le rebord du paravent, tait couch sur son lit. Je suis aussi un vieux militaire, un camarade, puis-je dire. Au lieu demprunter quelquautre, je suis prt avec joie vous donner deux cents roubles. Je ne les ai pas maintenant, je nen ai que cent, mais aujourdhui mme je trouverai le reste. Vous moffenseriez tout simplement, comte.

Merci, mon vieux, fit le comte, devinant dun coup quelle sorte de relations devaient stablir entre eux, et frappant le cavalier sur lpaule. Merci. Eh bien! Si cest ainsi, nous irons aussi au bal. Et pour lheure, quallons-nous faire? Raconte ce quil y a chez vous, dans la ville. Quelles sont les belles? Qui fait la noce? Qui joue aux cartes?

Le cavalier expliqua quune foule de jolies femmes seraient au bal, que lispravnik Kolkov, lu rcemment, tait le plus fieff des noceurs, mais sans la vraie audace des hussards, quil tait seulement comme a, un bon garon; que le chur des tziganes dIluchka chantait ici depuis le commencement des lections, que Stiochka y tait leur soliste, et quaujourdhui tous iraient chez les tziganes aprs le bal chez le chef de la noblesse.

Et on joue beaucoup, ajouta-t-il. Il y a un voyageur, Loukhnov, qui joue argent comptant et Iline qui occupe le n8, un cornette des uhlans, qui perd aussi beaucoup. La partie est dj commence chez lui; chaque soir ils jouent. Et quel admirable garon, comte, que cet Iline. Ah! il nest pas avare, il donnerait sa dernire chemise.

Eh bien, alors, allons chez lui, nous verrons quels sont ces gens-l, dit le comte.

Allons, allons! Ils seront trs contents.

II

Le cornette des uhlans, Iline, venait de sveiller. La veille il stait assis la table de jeu huit heures du soir et y tait rest quinze heures de suite, jusqu onze heures du matin. Il avait perdu beaucoup, mais combien au juste, il ne le savait pas puisquil avait entre les mains trois mille roubles lui et quinze mille de ltat que depuis longtemps il mlait avec les siens. Et il avait peur de compter, craignant de se convaincre de ce quil pressentait, savoir quil manquait dj beaucoup de largent du gouvernement. Il sendormit jusqu midi dun sommeil lourd, sans rves, comme en ont seuls les trs jeunes gens aprs de trs grosses pertes. Il sveilla six heures du soir, prcisment au moment de larrive du comte Tourbine lhtel, et, en apercevant autour de lui sur le parquet les cartes, la craie et les tables macules au milieu de la chambre, il se rappela avec horreur le jeu de la veille et la dernire carte, le valet, qui lui avait cot cinq cents roubles. Mais, ne croyant pas encore bien la ralit, il prit largent sous son oreiller et se mit le compter. Il reconnut quelques billets de banque qui, pendant la partie, avaient pass maintes fois dune main lautre, et se rappela toutes les pripties du jeu. Des trois mille, il ne restait dj rien, et deux mille cinq cents de largent du Trsor manquaient aussi.

Le uhlan avait jou durant quatre nuits conscutives.

Il arrivait de Moscou o on lui avait confi les fonds de la trsorerie. K*** le matre de poste lavait retenu sous prtexte de manque de chevaux, mais en ralit parce quil tait de connivence avec lhtelier pour retenir un jour au moins chaque voyageur. Le uhlan, un garon trs jeune et trs gai qui, Moscou, avait reu de ses parents trois mille roubles pour son quipement, tait heureux de passer quelques jours dans la ville de K*** pendant les lections, esprant sy bien amuser. Il connaissait un propritaire rural qui avait de la famille, et se promettait daller le voir et de faire la cour ses filles, quand le cavalier se prsenta chez lui pour faire sa connaissance; et le soir mme, sans aucune mauvaise intention, lentranait chez ses amis, Loukhnov et dautres joueurs installs dans la salle commune. Ds lors, le uhlan stait attel au jeu et non seulement navait pas rendu visite sa connaissance, le propritaire, mais cessant de rclamer des chevaux ntait pas sorti de la pice depuis quatre jours.

Aprs avoir fait sa toilette et bu du th, il sapprocha de la fentre. Il voulait se promener pour chasser le souvenir obstin de la partie de cartes. Il mit son manteau et descendit dans la rue. Le soleil tait dj cach derrire les maisons blanches aux toits rouges. Le crpuscule commenait stendre. Il faisait chaud. Dans les rues sales, des flocons de neige fondante tombaient doucement. lide quil avait dormi toute cette journe, bientt acheve, Iline devint tout coup fort triste.

Le jour pass ne se retrouve jamais. Jai perdu ma jeunesse! se dit-il spontanment, non parce quil pensait avoir le moins du monde perdu sa jeunesse, mais parce que cette phrase lui tait venue lesprit.

Que vais-je faire maintenant? se demanda-t-il. Emprunter quelquun et partir. Une dame se htait sur le trottoir. En voil une sotte! pensa-t-il sans savoir pourquoi. Personne qui emprunter. Jai perdu ma jeunesse. Il sapprocha des galeries commerciales. Un marchand en pelisse de renard tait debout sur le seuil de sa boutique et appelait les clients. Si javais cart le huit, jaurais tout regagn. Une vieille mendiante geignait en le suivant: Personne qui emprunter! Un monsieur en pelisse dours passa dans une voiture, un sergent de police tait l debout: Que faire dextraordinaire? Tirer sur eux? Non, cest ennuyeux! Jai perdu ma jeunesse. Ah! que voici de beaux harnais! Ah, sasseoir en troka! Eh, vous, mes chris! Je vais rentrer lhtel. Loukhnov viendra bientt, nous nous mettrons jouer. Il rentra lhtel, compta encore une fois largent. Non, la premire fois, il ne stait pas tromp: il manquait toujours deux mille cinq cents roubles de largent du Trsor. Je mettrai vingt-cinq roubles au premier jeu; au second le double sur sept mises, ensuite sur quinze, sur trente, sur soixante trois mille. Jachterai de beaux harnais et je men irai. Mais non, le brigand ne me laissera pas! Jai perdu ma jeunesse! Voil ce qui se passait dans la tte du uhlan tandis que Loukhnov en personne entrait chez lui.

Quoi! tes-vous lev depuis longtemps, Mikhal Vassilivitch? senquit Loukhnov en tant lentement de son nez sec les lunettes dor et les essuyant soigneusement avec un mouchoir de soie rouge.

Non, je viens de me lever. Jai dormi admirablement.

Un hussard vient darriver. Il sest arrt chez Zavalchevski Vous navez pas entendu?

Non. Eh bien! Il ny a encore personne?

Il me semble quils sont chez Priakhine. Ils ne vont pas tarder.

En effet, bientt entraient dans la chambre: un officier de la garnison qui accompagnait toujours Loukhnov, un marchand, dorigine grecque, brun, avec un norme nez aquilin et des yeux noirs, enfoncs, un gros et gras propritaire rural, un distillateur qui jouait des nuits entires, toujours par cinquante kopecks. Tous avaient hte de commencer la partie, mais les principaux joueurs nexprimaient pas ce dsir, et Loukhnov surtout parlait trs tranquillement des escrocs de Moscou.

Peut-on simaginer, disait-il Moscou, la principale ville, la capitale! Et ils se promnent la nuit avec des btons crochets, dguiss en diables, et effrayent la population stupide, et dvalisent les passants. Et que fait la police? Voil bien ltonnant!

Le uhlan couta attentivement cette histoire de brigands, mais la fin il se leva et ordonna voix basse dapporter les cartes.

Le gros propritaire parla le premier.

Eh bien! messieurs, pourquoi perdre un temps prcieux! Les affaires sont les affaires.

Oui, hier vous en avez gagn assez par cinquante kopecks, alors a vous plat, dit le Grec.

Oui, cest vrai, il est temps, renchrit lofficier de la garnison.

Iline regarda Loukhnov. Celui-ci, tout en le fixant, continuait tranquillement son histoire de voleurs dguiss en diables arms de griffes.

Vous tiendrez la banque? demanda le uhlan.

Nest-il pas trop tt?

Bielov! cria le uhlan, rougissant on ne sait pourquoi, apporte-moi dner Je nai encore rien pris, messieurs Apporte du champagne et donne des cartes.

ce moment, le comte et Zavalchevski entrrent dans la chambre. Il se trouvait que Tourbine et Iline taient dans la mme division. Ils clbrrent aussitt en trinquant au champagne, et cinq minutes aprs ils se tutoyaient. Iline semblait plaire beaucoup au comte. Celui-ci ne faisait que lui sourire et raillait sa jeunesse.

Quel brave uhlan! scria-t-il. Quelle moustache! Quelle moustache!

Chez Iline le duvet de la lvre tait dun blond presque blanc.

Quoi! On dirait que vous vous disposez jouer, dit le comte. Eh bien! Je te souhaite de gagner, Iline! Je pense que tu es un artiste, ajouta-t-il en souriant.

Oui, voil, on se prpare, rpondit Loukhnov en ouvrant le paquet de cartes. Et vous, comte, ne daignerez-vous pas?

Non, aujourdhui je ne jouerai pas, autrement je vous battrais tous. Moi, quand je my mets, toutes les banques sautent! Je nai pas dargent pour jouer. Jai perdu tout un relais prs de Volotchok. L-bas, il y avait une espce de fantassin, charg de bagues, un Grec probablement, il ma mis sec.

Es-tu rest longtemps ce relais? demanda Iline.

Vingt-deux heures. Ce relais sera mmorable pour moi, le maudit! Et le matre de poste ne moubliera pas non plus.

Et pourquoi donc?

Jarrive, le matre bondit, une physionomie de coquin, un roublard. Il ny a pas de chevaux, dit-il. Et pour moi, vois-tu, jai une habitude: aussitt quon me dit quil ny a pas de chevaux, sans ter ma pelisse je vais dans la chambre du matre de poste, pas dans la chambre officielle, tu sais, mais dans son appartement particulier, et jordonne douvrir largement toutes les fentres et les portes, comme sil y avait de la fume. Eh bien! l-bas je fis la mme chose, et tu te rappelles quel froid il a fait le mois dernier, jusqu moins vingt degrs. Le matre voulait discuter, je lui donne un coup sur la mchoire. Alors, une vieille quelconque, la petite fille, des femmes commencent pousser des cris, empoignent les pots et les marmites et veulent senfuir au village. Je me mets devant la porte. Donne des chevaux, dis-je, alors je men irai, autrement, je ne laisserai partir personne. Je vous ferai tous geler!

Cest une excellente mthode! fit le gros propritaire en clatant de rire. On procde ainsi pour faire geler les cafards.

Seulement voil, je nai pas bien mont la garde. Je suis sorti, et le matre et toutes les femmes se sont enfuis. Seule la vieille mest reste en gage sur le pole. Elle ternuait sans cesse et priait Dieu. Aprs quoi nous avons engag les pourparlers: le matre de poste vint et de loin me pria de dlivrer la vieille; je lchai sur lui Blcher. Il prend merveille les matres de poste, Blcher. Et ainsi, la canaille ne me donna pas de chevaux jusquau matin suivant. Mais alors arriva cette espce de fantassin. Je passai dans lautre chambre et nous nous mmes jouer. Vous avez vu Blcher? Blcher? Psst!

Blcher accourut. Les joueurs soccuprent de lui avec indulgence, bien quvidemment ils dsirassent soccuper dune tout autre affaire.

Mais, pourquoi ne jouez-vous pas, messieurs? Je vous en prie, je ne veux pas vous dranger. Je suis un bavard, dit Tourbine.

III

Loukhnov approcha deux chandelles, sortit un norme portefeuille brun bien garni et, lentement, comme sil accomplissait un rite, louvrit sur la table, en tira deux billets de cent roubles et les mit sous les cartes.

Comme hier, il y a deux cents la banque, annona-t-il en rajustant ses lunettes et en ouvrant un paquet de cartes.

Bon, fit Iline sans le regarder, tout en continuant causer avec Tourbine.

La partie commena. Loukhnov distribuait les cartes rgulirement, comme une machine, sarrtait de temps en temps, inscrivait les chiffres sans se presser, en regardant par-dessus ses lunettes, et disant voix basse: Envoyez! Le gros propritaire parlait le plus fort de tous, se faisant haute voix diverses rflexions, et mouillait ses gros doigts pais pour corner ses cartes. Lofficier de la garnison, en silence, inscrivait de sa belle criture ses mises sous la carte joue et, sous la table, cornait les autres. Le Grec tait assis ct du banquier et, comme sil attendait quelque chose, suivait attentivement, de ses yeux noirs enfoncs, la partie. Zavalchevski, debout prs de la table, se mettait tout coup en mouvement, tirait de la poche de son pantalon un billet rouge ou bleu, plaait au-dessus une carte, et la tapotait de la paume de la main en disant: Sept, sauve-moi! Il mordillait ses moustaches, se balanait dune jambe sur lautre, rougissait et sagitait jusqu ce que la carte gagnante ft sortie. Iline mangeait du veau et du concombre, placs prs de lui sur le divan de crin, et, essuyant rapidement ses mains son veston, lanait une carte aprs lautre. Tourbine, qui stait tout dabord install sur le divan, comprit tout de suite de quoi il sagissait. Loukhnov ne regardait pas le uhlan et ne lui adressait pas la parole, mais de temps en temps ses lunettes se fixaient un instant sur les mains du uhlan: la plupart des cartes de ce dernier perdaient.

Ah! ce serait bien si je battais celle-ci, disait Loukhnov en parlant de la carte du gros propritaire qui jouait cinquante kopecks la mise.

Battez plutt celle dIline, la mienne, la belle affaire! remarquait le propritaire.

En effet, les cartes dIline taient battues plus souvent que les autres. Il dchirait nerveusement sous la table la carte qui perdait et, de ses mains tremblantes, en choisissait une autre. Tourbine se leva du divan et demanda au Grec de le laisser sasseoir prs du banquier. Le Grec changea de place, le comte prit sa chaise et ne quitta pas des yeux les mains de Loukhnov.

Iline! dit-il tout coup de sa voix ordinaire, qui, malgr lui, dominait toutes les autres. Pourquoi tiens-tu ces cartes? Tu ne sais pas jouer.

Quon joue dune faon ou de lautre, cest la mme chose.

Comme a, tu perdras certainement. Donne, je jouerai pour toi.

Non, excuse-moi, mais je joue toujours moi-mme. Joue pour ton compte si tu veux.

Non, je ne jouerai pas pour moi, mais je jouerai pour toi. Jenrage de te voir perdre.

Cest videmment mon sort!

Le comte ninsista pas. Appuy sur le coude, il se mit de nouveau fixer les mains du banquier.

Mal! lana-t-il tout coup trs haut.

Loukhnov se tourna vers lui.

Trs mal! Mal! rpta-t-il encore plus haut en regardant Loukhnov droit dans les yeux.

La partie se poursuivit.

Ce-nest-pas-bien! lana une fois de plus Tourbine ds que Loukhnov eut battu une des fortes cartes dIline.

Quest-ce qui vous dplat, comte? senquit le banquier dun ton poli et indiffrent.

Cest que vous laissez Iline les simples et battez les doubles. Voil ce qui est mal.

Loukhnov fit des paules et des sourcils un lger mouvement qui exprimait le conseil de sabandonner entirement au sort et de continuer jouer.

Blcher! Psst, cria le comte, se levant. Prends-le! ajouta-t-il rapidement.

Blcher, qui frottait son dos au divan, bondit en manquant de renverser lofficier de la garnison, puis accourut vers son matre, grogna en regardant tour tour les assistants et, agitant la queue, sembla demander: Qui dit des injures ici, hein?

Loukhnov posa les cartes et carta sa chaise sur le ct.

On ne peut jouer ainsi, dit-il. Je dteste les chiens. Comment jouer quand on amne une meute entire?

Surtout ces chiens. Je crois quon les appelle des sangsues, confirma lofficier de la garnison.

Eh quoi! Nous jouons, ou non, Mikhal Vassilivitch! demanda Loukhnov au matre du logis.

Ne nous drange pas. Je ten prie, comte, dit Iline Tourbine.

Viens par ici un instant, rpondit Tourbine en prenant Iline par le bras, et en lentranant derrire la cloison.

On entendit alors nettement les paroles du comte bien quil parlt de sa voix ordinaire. Mais il lavait si forte quon lentendait toujours travers trois chambres.

Enfin! Es-tu devenu fou? Ne vois-tu pas que ce monsieur lunettes est un tricheur de premier ordre?

Allons, voyons! Que dis-tu?

Il ny a pas de voyons! Cesse de jouer, je te le conseille. Pour moi, ce me serait tout fait gal. Dans une autre occasion, je teusse dvalis moi-mme, mais je ne sais pourquoi, jai piti de toi, je crains que tu ne te perdes. Nas-tu pas de plus largent du Trsor?

Non, o as-tu pris cela?

Vois-tu, frre, jai gliss sur cette mme pente. Je connais tous les procds des coquins. Je te dis que lhomme aux lunettes est un tricheur. Cesse, je ten prie, je te le demande comme un camarade.

Oh! Eh bien, encore une partie, et ce sera fini.

Cest connu, une partie Enfin, nous verrons.

Ils rentrrent. En une seule donne, Iline misa tant de cartes et tant furent battues, quil perdit beaucoup.

Tourbine posa la main au milieu de la table.

Eh bien! Assez maintenant, allons-nous-en!

Non, je ne peux pas. Laisse-moi, sil te plat, dit avec dpit Iline en battant les cartes joues et sans regarder Tourbine.

Eh bien! Que le diable temporte! Perds donc si tu en as envie. Moi je men vais, il est temps. Zavalchevski, allons chez le chef de la noblesse.

Ils sortirent.

Tous se turent. Loukhnov ne donna pas de cartes avant que le bruit de leurs pas et des griffes de Blcher net cess dans le corridor.

En voil une tte! dit le propritaire rural en riant.

Eh bien! Maintenant, il ne nous drangera plus, chuchota prcipitamment lofficier de la garnison.

Et la partie se poursuivit.

IV

Les manches retrousses, les musiciens, des serfs du chef de la noblesse, placs dans la salle du buffet amnage pour le bal, entamrent un signal la vieille polonaise Alexandre-Elisabeth et, la lumire claire et douce des bougies de cire, les invits commencrent passer dans le grand salon: le gnral-gouverneur du temps de Catherine, avec une toile sur la poitrine, ayant au bras la femme tique du chef de la noblesse; le chef de la noblesse avait au sien la femme du gouverneur, et les autres personnages importants de la province taient groups en diverses combinaisons et mutations. Cest ce moment que Zavalchevski, en frac bleu, avec un col trs haut, des bouffettes sur les paules, en bas de soie et escarpins, rpandant autour de lui le parfum de jasmin dont ses moustaches, ses parements et son mouchoir taient abondamment inonds, et le beau hussard, vtu du pantalon bleu clair et du dolman rouge brod dor, o pendaient la croix de Vladimir et la mdaille de 1812, entrrent dans la salle. Le comte tait dune taille moyenne, mais distingu et trs bien fait. Ses yeux bleu clair, extrmement brillants, ses cheveux blond fonc, assez longs, friss en boucles paisses, donnaient sa beaut un caractre remarquable. Larrive du comte tait attendue au bal. Le joli jeune homme qui lavait vu lhtel lavait dj annonc au chef de la noblesse. Limpression produite par cette nouvelle avait t diverse mais, en gnral, pas absolument agrable. Il se moquera de nous, ce gamin-l, pensaient les vieilles femmes et les hommes. Et sil allait menlever? se disaient plus ou moins les jeunes femmes et les jeunes filles. Ds que se termina la polonaise et que les couples se furent rciproquement salus, les dames vis--vis des dames, les messieurs vis--vis des messieurs, Zavalchevski, heureux et fier, conduisit le comte vers la matresse de la maison. La femme du chef de la noblesse en prouva un certain frisson intrieur: et si ce hussard allait faire avec elle, devant tous, quelque scandale! Elle se dtourna firement et pronona avec mpris: Trs heureuse. Jespre que vous danserez. Et elle le regardait avec mfiance et dun air de dire: Si tu oses offenser une femme, tu nes quun lche. Cependant, par son amabilit attentive, son visage joli, gai, le comte vainquit bientt cette mfiance, de sorte quau bout de cinq minutes, la marchale avait dj une mine qui disait tous ceux qui la voyaient: Je sais comment il faut mener ces messieurs, il a compris tout de suite qui il parlait, et maintenant il se tiendra ainsi envers moi toute la soire. De plus, le gouverneur, qui connaissait le pre du comte, sapprocha de lui et, avec une grande bienveillance, le prit part et causa avec lui, ce qui rassura tout fait le public de la province et rehaussa le comte dans son opinion. Ensuite, Zavalchevski le prsenta sa sur, une jeune veuve grassouillette, qui, depuis larrive de Tourbine, le fixait de ses grands yeux noirs.

Le comte invita la veuve danser la valse que jouaient en ce moment les musiciens et, par son art chorgraphique, eut raison dfinitivement de la prvention gnrale.

Ah! cest un matre pour la danse, dit une grosse propritaire rurale en suivant les pantalons bleus qui passaient dans la salle, et comptant mentalement un, deux, trois, un deux trois. Un vrai matre!

Cest comme sil crivait, tout fait comme sil crivait, fit une autre dame tenue par la socit de la province pour une dame de mauvais ton. Il ne touche pas avec ses perons. Admirable! Trs habile!

Le comte, par son art de danser, clipsa les trois meilleurs danseurs de la province: laide de camp du gouverneur, un grand blond qui se distinguait par la rapidit de son pas et sa faon de tenir sa cavalire trs prs de lui; lofficier de cavalerie qui se distinguait par un balancement gracieux en valsant et son art de taper souvent mais lgrement du talon, et encore un autre civil dont tous disaient que sil ntait pas trs fort par lesprit ctait un excellent danseur et lme de tout le bal. En effet, ce civil, du commencement du bal jusqu la fin, invitait toutes les dames suivant lordre dans lequel elles taient assises et ne cessait pas un moment de danser; parfois seulement il sarrtait pour essuyer avec un mouchoir de batiste son visage couvert de sueur, harass mais gai. Le comte les clipsa tous et dansa avec les trois dames les plus importantes: lune, grande, riche, belle et bte; une autre, moyenne, maigre, pas trs belle mais admirablement habille; et une petite, pas belle du tout, mais trs intelligente. Il dansa aussi avec dautres, avec toutes les belles et il y en avait beaucoup. Mais ce fut la petite veuve, la sur de Zavalchevski, qui plut particulirement au comte; avec elle il dansa le quadrille, lcossaise et la mazurka. Il commena, quand ils sassirent pendant le quadrille, par lui faire beaucoup de compliments, la comparant Vnus, Diane, une rose et encore dautres fleurs. toutes ces amabilits la petite veuve ne rpondait quen ployant son cou blanc, baissant les yeux sur sa robe de mousseline blanche, ou en transportant dune main lautre son ventail, et quand elle disait: Allons, assez, comte, vous voulez plaisanter, etc., sa voix un peu gutturale avait un tel accent de simplicit nave et de dlicieuse sottise quen la regardant il vous venait en effet en tte que ce ntait pas une femme mais une fleur, et non pas une rose mais une fleur sauvage blanche, rose sans parfum, close solitaire sur un tertre de neige dans un pays lointain.

Ce mlange de navet, dabsence de tout ce qui est convention, avec une frache beaut, produisit sur le comte une impression si trange que plusieurs fois, quand la conversation sinterrompait, en regardant ses yeux ou les belles lignes de ses bras et de son cou, il lui venait avec une telle force le dsir de la prendre dans ses bras et de lembrasser quil devait srieusement se retenir. La jeune veuve remarqua avec plaisir limpression quelle produisait, mais quelque chose commena la troubler et leffrayer dans la conduite du comte, bien que le jeune hussard, avec une aimable flatterie, ft tout le temps respectueux jusqu lobsquiosit selon les conceptions dalors. Il courut lui chercher de lorgeat, ramassa son mouchoir et, pour le lui donner plus vite, arracha sa chaise un jeune propritaire scrofuleux qui sempressait aussi prs delle, et ainsi de suite.

Remarquant que lamabilit mondaine de ce temps agissait trs peu sur sa cavalire, il essaya de la faire rire en lui racontant des anecdotes amusantes et la convainquit que, sur son ordre, il serait prt se mettre immdiatement sur la tte, crier comme un coq, sauter par la fentre ou dans un trou pratiqu mme la glace. Cela russit merveille. La jeune veuve sgaya, rit en montrant des dents dune blancheur blouissante; elle tait tout fait ravie de son cavalier. Et chaque moment elle plaisait de plus en plus au comte, si bien qu la fin du quadrille il en tait devenu sincrement pris.

Quand, aprs le quadrille, sapprocha de la belle son ancien adorateur, un jeune homme de dix-huit ans, le fils du plus riche seigneur, un garon scrofuleux, le mme qui Tourbine avait arrach la chaise, elle le reut trs froidement, et ne tmoigna pas de la dixime partie du trouble quelle prouvait devant le comte.

Vous tes drle, lui dit-elle en regardant alors le dos de Tourbine et calculant inconsciemment combien de mtres de galon dor avaient t employs pour son uniforme. Vous tes drle, vous aviez promis de venir me prendre pour faire un tour de promenade et mapporter des bonbons.

Mais je suis venu, Anna Fdorovna, mais vous tiez dj partie et je vous ai laiss les meilleurs bonbons, protesta le jeune homme, dune voix menue, malgr sa haute taille.

Vous trouvez toujours des excuses! Je nai pas besoin de vos bonbons. Ne pensez pas, je vous prie.

Ah, je vois bien, Anna Fdorovna, quel point vous avez chang mon gard et jen sais la cause. Seulement ce nest pas bien, ajouta-t-il, mais, sous lemprise dune vidente motion intrieure qui faisait trangement trembler ses lvres, il ne put achever son discours.

Anna Fdorovna ne lcoutait pas et continuait suivre Tourbine du regard.

Le chef de la noblesse, le matre de la maison, un vieillard majestueux, gros, dent, sapprocha du comte et le prenant sous le bras linvita venir dans son cabinet de travail, fumer et boire quelque chose.

Ds que Tourbine fut sorti, Anna Fdorovna sentit quelle navait plus rien faire au salon et prenant le bras dune de ses amies, une demoiselle trs maigre, passa avec elle au cabinet de toilette.

Eh bien! nest-il pas charmant? demanda la demoiselle.

Oui, mais il est horriblement crampon, rpondit Anna Fdorovna en sapprochant du miroir pour sy contempler.

Son visage brillait. Ses yeux riaient, elle rougissait mme et, tout coup, en imitant les danseuses de ballet quelle avait vues ces lections, elle pirouettait sur une jambe, ensuite riait dun charmant rire de gorge et sautillait mme en pliant les genoux.

Quel homme! Il ma demand un souvenir, dit-elle son amie, seulement il nau ra rien du tout, fit-elle chantant les dernires paroles et levant un des doigts de sa main gante haut jusquau coude

Dans le cabinet o le chef de la noblesse avait emmen Tourbine, il y avait diverses sortes deau-de-vie, des liqueurs, des hors-duvre et du champagne. Dans la fume du tabac, des gentilshommes, assis ou en marchant, causaient des lections.

Si toute la haute noblesse de notre district la honor de son lection, disait un ispravnik lu rcemment et qui avait dj russi boire un peu trop, alors il ne devait pas manquer toute la socit; il ne devait jamais

Larrive du comte interrompit la conversation. Tous firent connaissance avec lui, et surtout lispravnik qui tint longtemps sa main dans les siennes et lui demanda plusieurs fois de ne pas refuser daller en leur compagnie, aprs le bal, dans le nouveau cabaret o il rgalerait les gentilshommes et o les tziganes chanteraient. Le comte promit dy venir et vida avec lui plusieurs coupes de champagne.

Quoi! messieurs, vous ne dansez pas? demanda-t-il avant de quitter la pice.

Nous ne sommes pas des danseurs, rpondit lispravnik en riant, nous sommes plus connaisseurs de vins, comte Et dailleurs tout cela a grandi sous nos yeux, toutes ces demoiselles, comte! Moi aussi, je passais plusieurs fois dans lcossaise, comte Je puis le faire encore, comte

Eh bien, allons-y faire un tour maintenant, dit Tourbine. Amusons-nous un peu avant daller chez les tziganes.

Mais oui! Allons-y, messieurs! Cela rjouira notre hte.

Et trois des gentilshommes qui depuis le commencement du bal buvaient dans le cabinet, le visage enlumin, prirent, lun des gants noirs, les autres des gants de soie brods, et se dirigeaient dj vers le salon avec le comte, quand le jeune homme scrofuleux, tout ple, retenant peine ses larmes, les arrta et sapprocha de Tourbine.

Vous pensez quil vous suffit dtre comte pour avoir le droit de bousculer tout le monde comme la foire, dit-il, haletant. Ce nest pas poli

De nouveau, malgr lui, le tremblement de ses lvres arrta ses paroles.

Quoi! cria Tourbine en fronant les sourcils. Quoi! Gamin! poursuivit-il en le saisissant par le bras et en le secouant si fort que le jeune homme sentit le sang lui monter au cerveau moins de colre que de peur. Quoi! vous voulez vous battre? Alors je suis vos ordres.

peine Tourbine lchait-il le bras quil serrait si fort que deux des gentilshommes semparaient du jeune homme, lentranaient vers la porte du fond et le rprimandaient:

Quoi! Vous tes fou? Ou vous tes ivre sans doute. On va le dire votre pre. Quavez-vous?

Non, je ne suis pas ivre, mais il nous bouscule et ne sexcuse pas. Cest un cochon! Voil ce quil y a! criaillait le jeune homme tout en larmes.

On ne lcouta pas et on lemmena chez lui.

Ne faites pas attention, comte, conseillaient de leur ct lispravnik et Zavalchevski. Cest un enfant, on le fouette encore, il na que dix-huit ans. Et que lui est-il arriv, on ne peut le comprendre. Quelle mouche la piqu? Son pre est un homme si respectable, notre candidat

Eh bien! Que le diable lemporte sil ne veut pas

Et le comte retourna dans la salle et comme auparavant, dansa gaiement lcossaise avec la jolie veuve et rit de tout cur en regardant les pas que faisaient les messieurs venus avec lui du cabinet, puis clata dun rire sonore quand lispravnik glissa et stala de tout son long au milieu des danseurs.

V

Alors que le comte tait dans le cabinet de travail de son hte, Anna Fdorovna sapprocha de son frre et pensant, on ne sait pourquoi, quil tait ncessaire de feindre de sintresser trs peu au comte, elle se mit linterroger: Qui est ce hussard qui a dans avec moi, dites-moi, mon frre? Le cavalier expliqua sa sur, tant bien que mal, quel homme remarquable tait ce hussard et, incidemment, lui raconta que le comte tait rest ici uniquement parce quen route on lui avait vol son argent, que lui-mme lui avait prt cent roubles, mais que ctait insuffisant, et il lui demanda si elle ne pourrait pas lui avancer encore deux cents roubles. Puis Zavalchevski la conjura de ne souffler un mot de cela personne, surtout au comte. Anna Fdorovna promit denvoyer largent immdiatement mme et de garder le secret; mais pendant lcossaise il lui prit une terrible envie de proposer elle-mme au comte autant dargent quil voudrait. Elle hsita longtemps, rougit beaucoup, et enfin, faisant un effort, engagea ainsi le propos:

Mon frre ma dit, comte, quil vous tait arriv un malheur au cours de votre voyage et que vous naviez pas dargent. Mais si vous en avez besoin, ne voudriez-vous pas accepter le mien? Cela me ferait grand plaisir.

Mais, aprs avoir prononc ces paroles, Anna Fdorovna seffraya soudain et rougit. Toute la gaiet disparut momentanment du visage du comte.

Votre frre est un sot! dit-il dun ton tranchant. Vous savez que, quand un homme en offense un autre, ils se battent, mais si une femme offense un homme savez-vous ce que lon fait?

La malheureuse Anna Fdorovna sentit son cou et ses oreilles sempourprer de confusion; elle ne rpondit rien.

On lembrasse devant tous, dit doucement le comte en sinclinant vers son oreille. Alors, permettez-moi au moins de baiser votre main, ajouta-t-il gentiment aprs un long silence, ayant piti de la confusion de sa cavalire.

Ah! seulement, pas tout de suite, rpliqua Anna Fdorovna en soupirant profondment.

Eh bien! Quand donc? Demain je pars de bonne heure et vous me devez cela.

Alors cest impossible, rpliqua Anna Fdorovna souriante.

Accordez-moi seulement loccasion de vous voir aujourdhui pour vous baiser la main; je la trouverai.

Mais comment la trouverez-vous?

Ce nest pas votre affaire. Pour vous voir, tout mest possible. Alors cest convenu?

Oui.

Lcossaise finissait; on dansa encore une mazurka, le comte y fit merveille: il attrapait le mouchoir en sinclinant sur un genou et en faisant tinter ses perons dune faon particulire, la varsovienne, de telle sorte que tous les vieux quittaient leur jeu de boston pour regarder dans la salle, et le cavalier, le meilleur danseur, savoua surpass. Aprs le souper on dansa encore le grand-pre et lon commena se sparer. Le comte ne quittait pas des yeux la jeune veuve. Il ne mentait pas en disant que pour elle il tait prt se jeter dans un trou au milieu de la glace. tait-ce caprice, amour ou enttement, mais durant cette soire toutes les forces de son me taient concentres en un seul dsir: lavoir et laimer.

Ds quil remarqua quAnna Fdorovna faisait ses adieux la matresse de la maison, il courut dans lantichambre, et de l, sans pelisse, dans la cour, o stationnaient les quipages.

La voiture dAnna Fdorovna Zatzova! cria-t-il. Une haute voiture quatre places, aux lampions vacillants sapprocha du perron. Arrte! cria-t-il au cocher en courant vers la voiture, de la neige jusquaux genoux.

Que vous faut-il? demanda le cocher.

Monter dans la voiture, rpondit le comte en ouvrant la portire et sefforant de grimper dans la voiture en marche. Attends donc, diable, imbcile!

Vaska! Arrte! cria le cocher au postillon! Arrte les chevaux! Pourquoi montez-vous dans la voiture dun autre? Cest la voiture de MmeAnna Fdorovna et non pas celle de Votre Grce.

Tais-toi donc, imbcile! Tiens, voil un rouble pour toi, mais descends et ferme la portire, dit le comte. Et comme le cocher ne bougeait pas, il ramena lui-mme le marchepied et, ouvrant la vitre, ferma la portire.

Dans la voiture, comme dans toutes les anciennes voitures, surtout celles tapisses de passementerie jaune, on sentait une odeur de moisissure et de crin brl. Le comte stait mouill les jambes jusquaux genoux dans la neige, il les sentait glaces dans ses chaussures et son pantalon lger, et un froid glacial pntrait tout son corps. Le cocher grommelait sur son sige et paraissait vouloir descendre. Mais le comte nentendait et ne sentait rien. Il avait le visage brlant et le cur battant. Il saisit avec force la courroie jaune, passa la tte travers la portire et toute sa vie se concentra dans lattente qui ne fut pas longue. On cria du perron: La voiture de MmeZatzova! Le cocher agita les guides, la caisse de la voiture se balana sur ses hauts ressorts, les fentres claires de la maison dfilrent lune aprs lautre devant la vitre de la voiture.

Prends garde, si tu es assez canaille pour dire au valet que je suis ici, je te rosserai, le menaa le comte en passant la tte par le chssis de devant, mais si tu ne dis rien, tu auras encore dix roubles.

peine avait-il referm la vitre que la voiture se balanait de nouveau violemment. Puis sarrta. Le comte se tapit dans un coin, retint sa respiration, ferma mme les yeux, tant il avait peur pour une raison quelconque que son attente passionne ft trompe. La portire souvrit; le marche-pied sabaissa avec bruit; une robe de femme fit entendre son frou-frou; une odeur de jasmin envahit lintrieur, des petits pieds gravirent prestement le marchepied, et Anna Fdorovna frlant du pan de son manteau entrouvert la jambe du comte, se laissa tomber sans rien dire, mais avec un soupir profond, sur le sige prs de lui.

Lavait-elle vu ou non, nul ne saurait le dire, pas mme Anna Fdorovna. Mais quand il prit sa main et dit: Eh bien! Maintenant, malgr tout, je baiserai vos doigts, elle se montra peu effraye, ne rpondit rien et tendit sa main quil couvrit de baisers beaucoup au-dessus du gant. La voiture sbranlait

Dis donc quelque chose, la supplia-t-il, tu nes pas fche?

Elle se renfona dans son coin en silence, mais tout coup elle se mit pleurer et laissa tomber sa tte sur la poitrine du jeune homme.

VI

Lispravnik nouvellement lu, et tous ses compagnons, le cavalier et les autres gentilshommes, coutaient depuis longtemps les tziganes et buvaient au nouveau cabaret, quand le comte vtu dune pelisse dours couverte de drap bleu, qui avait appartenu au dfunt mari dAnna Fdorovna, rejoignit leur compagnie.

Petit pre, Votre Excellence! nous vous attendions depuis longtemps, dit en montrant des dents resplendissantes un tzigane noir, aux yeux louches, en laccueillant dans le vestibule et en se prcipitant pour lui ter sa pelisse. Nous ne vous avons pas vu depuis la foire Lbdiane Stiocha se languissait de vous

Stiocha, une trs jeune et jolie tzigane, son visage brun fard de brique, des yeux profonds, brillants et noirs, ombrags de longs cils, accourut aussi sa rencontre.

Ah, petit comte! Chri! En voil une joie! sexclama-t-elle avec un sourire joyeux.

Iluchka lui-mme vint aussi au-devant de lui en feignant dtre trs heureux. Les femmes vieilles et jeunes, les jeunes filles quittrent leur place et entourrent lhte. Les uns le traitaient de compre, dautres de parrain.

Tourbine embrassa sur la bouche toutes les jeunes tziganes; les vieilles et les hommes lui baisaient lpaule et la main. Les gentilshommes se rjouissaient aussi de larrive de lhte, dautant plus que lorgie, ayant atteint son apoge, se refroidissait dj. On commenait en prouver la satit. Le vin, perdant leffet excitant sur les nerfs, ne faisait plus que charger lestomac. Chacun avait dj brill de tous ses feux et lon se regardait mutuellement. Toutes les chansons taient dj chantes et se mlaient dans les ttes en y laissant une impression bruyante et confuse. Quoi quon ft dtrange et dextravagant, tous pensaient quil ny avait l rien de drle ni damusant. Lispravnik tendu sur le parquet dans une pose dgotante, aux pieds dune vieille femme, gigotait en criant:

Du champagne! Le comte est arriv! Du champagne! Il est arriv! Allons! Du champagne! Je ferai un bain de champagne et my plongerai! Messieurs les gentilshommes, jaime la socit des nobles. Stiochka! chante La petite route!

Le cavalier aussi tait ivre, mais dune autre faon. Il tait assis sur le divan du coin, trs prs dune grande et belle tzigane, Lubacha, et, la fume du vin lui brouillant la vue, il clignait les paupires, agitait la tte et rptait les mmes paroles. Tout bas, il lui suggrait de fuir quelque part avec lui. Lubacha lcoutait en souriant comme si ce quil lui disait tait trs gai et en mme temps un peu triste. Elle jetait de temps en temps un regard sur son mari, le louche Sachka qui se tenait derrire une chaise en face delle, et en rponse laveu damour du cavalier, elle sinclinait vers son oreille et lui demandait de lui acheter en cachette, linsu des autres, des parfums et des rubans.

Hourra! scria le cavalier lentre du comte.

Le joli jeune homme, lair soucieux, allait et venait pas compts dans la pice en chantant des motifs de La rvolte au srail.

Un vieux pre de famille entran chez les tziganes par les demandes pressantes des gentilshommes qui avaient dclar que sans lui tout serait manqu et qualors il deviendrait inutile dy aller, tait allong sur le divan o il stait croul aussitt arriv, et personne ne lui prtait la moindre attention. Un fonctionnaire quelconque, qui se trouvait l galement, avait t son frac puis, les cheveux bouriffs, stait assis en mettant les pieds sur la table pour se convaincre ainsi quil faisait la grande noce. Ds que le comte entra, il dboutonna le col de sa chemise et posa ses jambes encore plus haut sur la table. De manire gnrale, larrive du comte, lorgie sanima.

Les tziganes qui staient disperses dans les chambres, se reformrent en cercle. Le comte prit la soliste Stiochka sur ses genoux et ordonna dapporter encore du champagne. Iluchka prenant sa guitare se plaa devant la soliste et commena la danse, cest--dire les chansons tziganes. Quand jerre dans la rue, Eh! vous, les hussards!, Entends-tu, comprends-tu?, etc., en un certain ordre. Stiochka chantait admirablement. Sa voix de contralto souple, sonore, qui coulait de sa poitrine, ses sourires pendant quelle chantait, ses yeux rieurs et passionns, son petit pied qui battait la mesure involontairement, ses cris dchirants au commencement des morceaux, tout cela faisait vibrer une corde sonore rarement effleure. On voyait quelle vivait tout entire dans les chansons quelle chantait. Iluchka, montrant par son sourire, son dos, ses jambes, par tout son tre, la part quil prenait ce numro, laccompagnait sur la guitare, dvorant la jeune femme des yeux comme sil entendait cette chanson pour la premire fois, et inclinait et soulevait la tte avec attention au rythme de la musique. Puis, tout coup, la dernire note, il se dressait et, comme sil se sentait suprieur tout au monde, firement et rsolument lanait la guitare avec son pied, la retournait, tapait du talon, secouait les chanteuses, et, fronant les sourcils, regardait le chur bien en face. Tout son corps, du cou aux talons, entrait en transe et vingt voix nergiques, puissantes, chacune de toutes leurs forces, se rpondaient de la faon la plus trange et la plus extraordinaire, et rsonnaient dans lair.

Les vieilles tressaillaient sur leurs chaises, agitaient leurs mouchoirs et, montrant leurs dents, commenaient crier en mesure, lune plus haut que lautre. Les autres, les basses, la tte penche et le cou tendu, mugissaient debout derrire les chaises.

Quand Stiochka prenait les notes leves, Iluchka approchait delle la guitare, comme sil voulait laider, et le joli jeune homme scriait, enthousiasm, que maintenant ctaient les bmols qui taient en jeu.

Quand commencrent les chants accompagns de danse, et que Dounachka, avec des mouvements des paules et de la poitrine, passa en dployant ses grces devant le comte puis alla plonger plus loin, Tourbine bondit de sa place, quitta son uniforme et, rest en simple chemise rouge, se mit danser avec elle en mesure, en excutant de tels pas que les tziganes se regardaient mutuellement avec un sourire approbateur.

Lispravnik sassit la turque, du poing se frappa la poitrine, cria vivat! et ensuite, attrapant le comte par les jambes, se mit lui raconter que sur deux milles roubles il ne lui en restait que cinq cents et quil pouvait faire pour lui tout ce quil voulait pourvu seulement que le comte le lui permt. Le vieux pre de famille sveilla et voulut partir, mais on ne ly autorisa pas. Le joli jeune homme suppliait la tzigane de danser une valse avec lui. Le cavalier, pour se flatter de son amiti avec le comte, se leva de son coin et enlaa Tourbine.

Ah! toi, mon cher, lui dit-il, pourquoi donc nous as-tu quitts? Hein! Le comte ne rpondait pas songeant visiblement autre chose. O es-tu all? Ah! coquin, je sais o tu es all!

Cette familiarit ne plut pas Tourbine. Sans sourire, il regarda en silence le visage du cavalier et tout coup lui lana une injure si violente, si grossire que le cavalier attrist, ne sut, un bon moment, sil devait prendre la chose en plaisanterie ou non. Enfin, il dcida que ctait une plaisanterie, sourit, retourna prs de la tzigane et lui jura de lpouser absolument aprs Pques.

On chanta une autre chanson, une troisime. On recommena danser et tout continua paratre trs gai. Le champagne ne tarissait pas. Le comte buvait beaucoup. Il avait lil larmoyant, mais il ne titubait pas, dansait mieux que jamais, parlait dune voix ferme et mme dans le chur accompagna trs bien Stiochka quand elle chanta: Le tendre moi de lamour. En plein milieu de la chanson le marchand, propritaire du cabaret, vint demander aux htes de se retirer, car il tait plus de deux heures du matin.

Le comte saisit le cabaretier au collet et lui ordonna de danser en prissiadka. Le marchand refusa. Le comte saisit une bouteille de champagne, obligeant le marchand se mettre jambes en lair, et ordonna de le maintenir ainsi. Puis au milieu du rire gnral, il vida lentement sur lui toute la bouteille.

Le jour se montrait; tous, sauf le comte, taient ples et fatigus.

Allons, il est temps pour moi de partir pour Moscou, dit-il tout coup en se levant. Allons tous chez moi, mes enfants; accompagnez-moi et nous boirons du th.

Tous consentirent, sauf le propritaire endormi, qui resta sur place. Ils emplirent trois traneaux qui stationnaient lentre et se rendirent lhtel.

VII

Attelez! cria le comte en entrant dans le salon de lhtel, avec tous ses invits et les tziganes. Sachka! Pas le tzigane Sachka, mais le mien, va dire au matre de poste que je le battrai si les chevaux sont mauvais. Et quon nous serve du th! Zavalchevski, occupe-toi de cela pendant que jirai voir ce que fait Iline. Et, sortant dans le couloir, il se dirigea chez le uhlan.

Iline venait de quitter le jeu et, aprs avoir perdu tout son argent, jusquau dernier kopeck, il tait tendu sur le divan dchir, dont on apercevait le crin, et tirant lune aprs lautre des brindilles, les portait sa bouche, les coupait et les crachait. Sur la table de jeu, jonche de cartes, deux chandelles, dont lune dj brle jusqu la papillotte, luttaient faiblement contre la lumire du jour qui entrait par la fentre. Le uhlan navait aucune pense en tte, le brouillard pais de la passion du jeu enveloppait toutes ses facults mentales. Il nprouvait mme pas de repentir. Il avait essay de rflchir ce quil devait faire maintenant, au moyen de partir sans un kopeck, de payer les quinze mille roubles du Trsor; ce que diraient le commandant du rgiment, sa mre, ses camarades et il fut saisi dune telle peur et dun tel dgot de lui-mme que, pour stourdir un peu, il se leva et se mit faire les cent pas dans la chambre, en tchant de ne marcher que sur les raies du parquet. Et de nouveau, il commena se rappeler tous les menus dtails du jeu. Il simaginait dj rattrapant ses pertes, tirant le neuf, posant le roi de pique sur deux mille roubles, tandis quune dame tombait droite, gauche un as, droite le roi de carreau et tout tait perdu. Mais si un six tait droite et le roi de carreau gauche, alors je gagnerais, je poserais tout sur le talon et je gagnerais quinze mille net. Je machterais alors le bon cheval du commandant du rgiment, encore une paire de chevaux, un phaton. Eh bien, quoi encore? Oui, quel bon coup cet t! Il sallongea de nouveau sur le divan et recommena mordiller le crin.

Pourquoi chante-t-on au n7? pensa-t-il. On fait sans doute la noce chez Tourbine. Et si jy allais boire ferme?

ce moment le comte entra.

Eh bien! Mon cher, tu as tout perdu, hein? cria-t-il.

Je vais faire semblant de dormir, pensa Iline, autrement, il faudra causer avec lui et jai dj sommeil.

Tourbine sapprocha nanmoins de lui et lui caressa la tte.

Eh bien! Quoi, mon cher ami, tu as tout perdu? Hein, perdu? Parle donc!

Iline ne rpondit pas.

Le comte le tira par le bras.

Jai perdu. Eh bien, que timporte, murmura Iline dune voix endormie, indiffrente, et sans changer de position.

Tout?

Oui. Eh bien! Et aprs? Tout. Quest-ce que cela peut te faire?

coute, dis la vrit un camarade, pronona le comte rendu sentimental par le vin, en continuant caresser la tte dIline. Vraiment je taime. Dis la vrit, si tu as perdu largent du Trsor, je te tirerai daffaire; autrement ce sera trop tard Tu avais largent du Trsor?

Iline bondit du divan.

Si tu veux que je parle, alors ne cause pas ainsi avec moi, parce que je ten prie, ne me parle pas Une balle dans le front, voil ce qui me reste faire! scria-t-il avec un vrai dsespoir, laissant tomber sa tte dans ses mains et fondant en larmes, bien quun instant avant il penst trs tranquillement aux chevaux.

Ah! voyez-moi a! Une vraie jeune fille! Allons! qui cela narrive-t-il pas? Ce malheur peut encore se rparer. Attends-moi ici.

Le comte sortit de la chambre.

Quelle chambre occupe le propritaire Loukhnov? demanda-t-il au garon de lhtel.

Le garon offrit daccompagner le comte. Le comte, malgr lobservation du garon que monsieur vient de rentrer et se dshabille, pntra dans la chambre. Loukhnov, en robe de chambre, tait assis sa table et comptait les liasses de billets de banque tales devant lui. Sur la table, il y avait une bouteille de vin du Rhin, quil aimait beaucoup. Aprs avoir gagn au jeu il se permettait ce plaisir. Loukhnov, qui avait lair de ne pas le reconnatre, regarda froidement, svrement le comte, par-dessus ses lunettes.

Il me semble que vous ne me remettez pas, dit le comte en sapprochant de la table dun pas dcid.

Que dsirez-vous? demanda Loukhnov le reconnaissant.

Jouer avec vous, dit Tourbine, en sasseyant sur le divan.

Maintenant?

Oui.

Une autre fois avec plaisir, comte, mais maintenant je suis fatigu et me dispose aller dormir. Ne voulez-vous pas de ce vin? Du bon vin?

Non, je voudrais faire une petite partie.

Je ne suis plus dispos jouer, peut-tre un de ces messieurs jouera-t-il, mais moi je ne jouerai pas, comte! Excusez-moi, sil vous plat.

Alors, vous refusez? Loukhnov fit des paules un geste qui devait exprimer son regret de ne pouvoir accder au dsir du comte.

aucun prix vous ne voulez jouer?

De nouveau le mme geste

Je vous en prie instamment Eh bien! Voyons, jouerez-vous?

Le silence.

Allez-vous jouer ou non? demanda le comte pour la deuxime fois. Prenez garde!

Le mme silence de la part de Loukhnov mais accompagn dun regard rapide, travers les lunettes, sur le visage du comte qui commenait plir.

Allez-vous jouer? cria le comte dune voix haute, en frappant si fort sur la table, que la bouteille de vin du Rhin tomba et se vida. Vous navez pas gagn honntement! Allez-vous jouer? Je vous le demande pour la troisime fois.

Jai dj dit que non. Cest vraiment trange, comte, et tout fait inconvenant de mettre un homme le couteau sous la gorge, remarqua Loukhnov, sans lever ses yeux.

Un court silence suivit pendant lequel le visage du comte devint de plus en plus ple. Soudain, un terrible coup la tte abasourdit Loukhnov. Il tomba sur le divan en tchant de retenir son argent, se mit crier dune voix perante et dsespre quon naurait nullement attendu dun tre toujours calme et solennel. Tourbine ramassa le reste des billets qui se trouvaient sur la table, repoussa le domestique accouru au secours de son matre et sortit rapidement de la pice.

Si vous dsirez une rparation, je suis vos ordres. Je serai encore une demi-heure dans ma chambre, ajouta le comte, en se retournant vers la porte de Loukhnov.

Coquin! voleur! entendait-on lintrieur. Je te ferai un procs! Je te tranerai au tribunal!

Iline, qui navait prt aucune attention la promesse du comte de le sauver, tait toujours couch de la mme faon, touffant de larmes de dsespoir.

Le sentiment de la ralit qui, par les caresses et la sympathie stait rveill en lui travers le brouillard des impressions, des penses, des souvenirs qui emplissaient son me, ne le quittait plus. Sa jeunesse riche desprance, son honneur, lestime du monde, ses rves damour et damiti, tout tait perdu jamais. La source de ses larmes commenait tarir; un sentiment trop calme davoir tout perdu semparait de lui de plus en plus, et lide du suicide, qui ne lui inspirait dj plus ni dgot ni effroi, simposait peu peu son esprit. ce moment, les pas fermes du comte se firent entendre.

Les traces de la colre se voyaient encore sur le visage de Tourbine, ses mains tremblaient un peu, mais dans ses yeux se lisaient la joie et une grande satisfaction.

Prends! Jai regagn tes pertes! dit-il en jetant sur la table quelques liasses de billets de banque. Compte voir sil y a tout. Et descends au plus tt dans le salon. Je pars tout de suite, ajouta-t-il comme sil ne remarquait pas la profonde motion de joie et de reconnaissance quexprimait le visage du uhlan. Puis, sifflotant une chanson tzigane, il sortit de la chambre.

VIII

Sachka, tout en sanglant sa ceinture, annona que les chevaux taient prts, mais quauparavant il voulait aller chez le chef de la noblesse pour chercher le manteau du comte qui, disait-il, avec le col valait trois cents roubles, et rendre la vilaine pelisse bleue au vaurien qui lavait change contre le manteau du hussard. Mais Tourbine sy opposa et alla dans sa chambre faire sa toilette pour le voyage.

Le cavalier qui ne cessait davoir le hoquet, tait assis sans mot dire prs de sa tzigane. Lispravnik rclamait de leau-de-vie, invitait toute la compagnie venir tout de suite djeuner chez lui, et promettait que sa femme elle-mme danserait avec les tziganes. Le joli jeune homme expliquait gravement Iluchka que le piano a beaucoup plus dme et que sur la guitare on ne peut jouer les bmols. Le fonctionnaire buvait tristement son th dans un coin, et semblait, la lumire du jour, avoir honte de sa dbauche. Les tziganes discutaient entre eux dans leur langue sur lobligation de faire encore plaisir aux seigneurs, quoi Stiochka rsistait en disant que le barora (en langage des tziganes, le comte ou le prince, ou plutt un grand seigneur), se fcherait. Chez tous, en gnral, steignait la dernire tincelle de lorgie.

Eh bien! Pour les adieux encore une chanson et puis sparons-nous, dit le comte, frais, gai, plus bel homme que jamais, en entrant dans la salle en costume de voyage.

Les tziganes se regrouprent en cercle et se prparaient chanter, quand Iline entra dans la salle avec une liasse de billets de banque la main et prit part le comte.

Je navais que quinze mille roubles du Trsor et tu men as donn seize mille trois cents, dit-il, alors, le surplus est toi.

Bonne affaire! Donne!

Iline remit largent en regardant timidement le comte. Il ouvrit la bouche pour parler mais se contenta de rougir au point que des larmes jaillirent de ses yeux. Puis il saisit la main de son ami et la serra chaleureusement.

Iluchka! coute-moi, prends, voil de largent pour toi, mais tu vas maccompagner avec des chansons jusquaux remparts.

Et il jeta sur sa guitare les mille trois cents roubles quapportait Iline, en revanche, il oublia de rendre au cavalier les cent roubles quil lui avait emprunts la veille.

Il tait dj dix heures du matin. Le soleil montait au-dessus des toits, des gens circulaient dans les rues, depuis longtemps les marchands avaient ouvert leurs boutiques, nobles et fonctionnaires passaient en voiture et les dames flnaient dans les magasins, quand une bande de tziganes, lispravnik, le cavalier, le joli jeune homme, Iline et le comte, en pelisse bleue double de peau dours, parurent sur le perron de lhtel. Le jour tait ensoleill et il dgelait. Trois trokas de poste, dont les chevaux piaffaient dans la boue liquide, sapprochrent du perron et toute la joyeuse compagnie sinstalla. Le comte, Iline, Stiochka, Iluchka et le brosseur Sachka montrent dans le premier traneau. Blcher, hors de soi, agitant la queue, aboyait aprs le cheval du brancard. Les autres personnages prirent place dans les deux autres traneaux avec les tziganes, hommes et femmes. Les traneaux se placrent de front et les tziganes se mirent chanter en chur.

Les trokas, au son des clochettes et des chansons, en repoussant sur les trottoirs les voitures quelles rencontraient, traversrent la ville entire jusquaux remparts.

Les marchands et les passants, les inconnus et surtout les gens qui les connaissaient, stonnaient beaucoup en voyant de nobles gentilshommes passer dans les rues, au beau milieu du jour, accompagns de tziganes, hommes et femmes, ivres. Quand elles eurent franchi les remparts, les trokas sarrtrent et tous firent leurs adieux au comte.

Iline qui, pour fter son dpart, avait bu pas mal et qui tout le temps avait conduit lui-mme les chevaux, devint tout coup triste et se mit supplier le comte de rester encore une journe. Mais quand il vit que ctait impossible, spontanment, sans quon pt sy attendre, il se jeta au cou de son nouvel ami en pleurant et promit de demander ds son retour sa permutation dans le rgiment o servait Tourbine. Le comte tait particulirement gai. Il poussa sur un tas de neige le cavalier qui depuis le matin le tutoyait, lana Blcher sur lispravnik, prit Stiochka dans ses bras et voulut lemmener avec lui Moscou; enfin, il bondit dans le traneau et fit asseoir prs de lui Blcher qui insistait pour rester debout au milieu. Sachka demanda encore une fois au cavalier de reprendre chez eux le manteau du comte et de le renvoyer, et sauta aussitt sur le sige. Le comte cria: Va!, souleva son chapeau, lagita et siffla les chevaux comme un postillon. Les trokas se sparrent.

Loin devant stendait une plaine monotone couverte de neige o serpentait la ligne jaune et sale de la route. Le soleil clair brillait dun vif clat sur la neige fondante couverte dune mince corce glace, et chauffait agrablement le visage et le dos. Une vapeur schappait des chevaux en sueur. Les grelots tintaient. Un moujik qui conduisait une charrette sur un traneau branlant, en tirant les guides en corde, scarta htivement en frappant de ses lapti mouills la route fondante. Une paysanne grosse, rouge, tenant un enfant, tait assise sur une autre charrette et du bout des guides frappait une petite rosse blanche, tique. Le comte se rappela tout coup Anna Fdorovna.

Retourne! cria-t-il.

Le postillon ne comprit pas tout de suite.

Retourne! Va la ville! Plus vite que a!

La troka franchit de nouveau les remparts, et vint aborder gaillardement le perron de bois de la maison de MmeZatzova. Le comte gravit rapidement lescalier, traversa lantichambre, le salon, et, trouvant la jeune veuve encore endormie, la prit dans ses bras, la souleva du lit, baisa ses yeux clos et sortit en courant. Anna Fdorovna, peine rveille, se contenta de se passer la langue sur les lvres en demandant: Quy a-t-il? Le comte sauta dans le traneau, cria au cocher de partir, et cette fois sans sarrter, sans mme penser Loukhnov, la jeune veuve ou Stiochka, songeant seulement ce qui lattendait Moscou, il quitta pour toujours la ville de K***.

IX

Vingt ans se sont couls. Beaucoup deau a coul depuis lors, beaucoup de gens sont morts, beaucoup sont ns, beaucoup ont grandi et vieilli; et, en plus grand nombre encore, des ides sont nes et ont disparu; beaucoup du bon et beaucoup du mauvais dautrefois nest plus; beaucoup de bonnes choses nouvelles ont grandi et encore plus de choses informes, monstrueuses ont paru au monde.

Le comte Fdor Tourbine, depuis longtemps dj, avait t tu en duel par un tranger quil avait cravach dans la rue; son fils, qui lui ressemblait comme deux gouttes deau se ressemblent, tait dj un charmant jeune homme de vingt-trois ans et servait comme cavalier-garde. Moralement, le jeune comte Tourbine ne ressemblait pas du tout son pre. Il ny avait pas mme en lui une ombre de ces penchants belliqueux, passionns, et vrai dire dbauchs, du sicle pass. Avec lintelligence, la culture et une nature trs doue hrite de son pre, ses qualits distinctives taient lamour des convenances et des commodits de la vie, une vue pratique des gens et des circonstances, la prudence et la persvrance. Le jeune comte faisait une brillante carrire: vingt-trois ans, il tait dj lieutenant Au dbut des hostilits, il dcida quil serait plus avantageux pour son avancement de passer dans larme de campagne, et il entra comme capitaine de cavalerie au rgiment des hussards, et en effet, reut bientt un escadron.

Au mois de mai 1848, le rgiment des hussards S*** traversait la province de K***, et ce mme escadron que commandait le jeune comte Tourbine devait passer la nuit Morozovka, village qui appartenait Anna Fdorovna. Anna Fdorovna vivait encore, mais elle tait si peu jeune quelle-mme en convenait, ce qui signifie beaucoup pour une femme. Elle avait grossi beaucoup, ce qui, dit-on, rajeunit les femmes, mais sur cette chair blanche, empte, on apercevait de grosses rides molles. Maintenant elle nallait jamais en ville, montait mme difficilement en voiture, mais tait toujours aussi nave et aussi sotte; ce quon peut bien dire maintenant quelle ne le rachte plus par sa beaut. Avec elle vivait sa fille Lisa, une belle Russe de la campagne, de vingt-trois ans, et son frre que nous connaissons, le cavalier, qui, grce son bon cur, avait mang tous ses domaines et, dans la vieillesse, avait trouv asile chez Anna Fdorovna. Ses cheveux taient devenus tout blancs. Sa lvre infrieure pendait, mais ses moustaches taient soigneusement teintes en noir. Des rides coupaient non seulement son front et ses joues mais le nez et le cou; le dos se votait, cependant, dans les jambes faibles et arques on reconnaissait les allures du vieux cavalier. Toute la famille et les familiers dAnna Fdorovna taient assis dans le petit salon clair de la vieille maison, la porte du balcon ouverte sur un vieux parc de tilleuls construit en toile.

Anna Fdorovna, les cheveux gris, en camisole lilas, assise sur le divan devant un guridon dacajou, faisait une patience. Son vieux frre ne quittait pas la fentre; vtu dun pantalon blanc bien propre et dun veston bleu, il tressait sur une bobine fourchue un cordon de coton blanc, travail que lui avait appris sa nice et quil aimait beaucoup, puisquil ne pouvait faire rien dautre car pour la lecture des journaux, son occupation favorite, sa vue tait dj trop faible. Assise prs de lui, Pimotchka, une fillette leve par Anna Fdorovna, rptait sa leon sous la direction de Lise qui tricotait en mme temps, sur des aiguilles de bois, une paire de bas en poil de chvre destins son oncle. Les derniers rayons du soleil couchant, comme toujours cette poque de lanne, frappaient loblique la fentre la plus loigne et ltagre voisine. Le jardin et la pice taient si calmes quon entendait derrire la fentre le bruit dune hirondelle passant tire-daile, ou bien lintrieur un soupir faible dAnna Fdorovna, ou le toussotement du petit vieillard quand il croisait ses jambes dune autre faon.

Comment se fait cette patience? Lisenka, montre-moi. Joublie toujours, dit Anna Fdorovna en sarrtant au milieu de la patience.

Lisa, sans cesser de tricoter, sapprocha de sa mre et, jetant un coup dil sur les cartes:

Ah! ma petite colombe, maman, vous avez tout embrouill. Elle arrangea les cartes.

Voil comment il fallait que ce ft. Mais quand mme ce que vous pensiez russira, ajouta-t-elle en retirant la drobe une carte.

Ah! tu me trompes toujours! Tu prtends que cest bien, que a va russir.

Non, cette fois a russira. Voil, a y est.

Bon, mon enfant gte! Mais nest-il pas temps de prendre le th?

Jai dj ordonn de chauffer le samovar. Je vais y aller. Faut-il lapporter ici? Allons! Pimotchka, finis plus vite ta leon et courons-y.

Lisa sortit de la chambre.

Lisotchka! Lisenka! scria loncle en examinant avec soin sa bobine. Je crois que de nouveau jai laiss chapper une maille; arrange cela, chrie!

Tout de suite, tout de suite! Je vais simplement donner le sucre casser.

En effet, trois minutes aprs, elle accourait dans la chambre, sapprochait de son oncle et le prenant par loreille:

Voil, a vous apprendra laisser chapper des mailles, dit-elle en riant. Et vous navez pas termin votre tche.

Eh bien, eh bien! Arrange donc un peu a. videmment il y avait un petit nud.

Lisa prit le tricot, ta une pingle de son fichu, que souleva un peu le vent de la fentre, et avec lpingle elle reprit la maille, fit deux points et rendit la bobine son oncle.

Eh bien! Embrassez-moi pour cela, dit-elle en lui tendant sa joue rouge et remettant lpingle son fichu. Aujourdhui, vous prendrez le th avec du rhum, puisque cest vendredi.

Et elle partit de nouveau dans la chambre o se prparait le th.

Petit oncle! Venez donc voir, les hussards arrivent chez nous! cria-t-elle de sa petite voix sonore.

Pour bien voir les hussards, Anna Fdorovna et son frre vinrent dans la salle o lon prparait le th et dont les fentres donnaient sur le village. Mais on distinguait mal ce qui se passait, on apercevait seulement, travers la poussire, une troupe en marche.

Cest dommage, petite sur, dit loncle Anna Fdorovna, cest dommage que nous soyons si ltroit et que le pavillon ne soit pas termin, nous aurions pu inviter les officiers chez nous. Les officiers de hussards cest une jeunesse si belle, si gaie, je voudrais au moins les voir.

Jen serais aussi trs contente; mais, frre, vous savez bien vous-mme quil ny a pas de place; ma chambre, celle de Lise, le salon et votre chambre, cest tout ce que nous avons: o donc les loger ici? Jugez vous-mme. Mikhalo Metviev leur a donn lisba du staroste, et dit quelle est trs propre.

Et pour toi, Lise, nous trouverions parmi eux un bon fianc, un beau hussard, ajoute loncle.

Non, je ne veux pas de hussard, je veux un uhlan; vous tiez uhlan, oncle, et ceux-l je ne veux pas les connatre! On dit que ce sont des noceurs et des ttes brles!

Lise rougit un peu, et de nouveau clata de son rire sonore.

Voil Oustuchka qui accourt; il faut lui demander ce quelle a vu, dit-elle.

Anna Fdorovna fit appeler Oustuchka.

Il ny a personne pour faire louvrage, quel besoin daller courir pour voir les soldats? se plaignit Anna Fdorovna. Eh bien! O sont logs les officiers?

Chez les Eremkine, madame. Ils sont deux, de trs beaux garons. On dit que lun est comte.

Comment sappellent-ils?

Je ne puis me rappeler, excusez-moi: Kazarov ou Tourbinov.

La sotte, elle ne peut mme rien nous raconter. Tu devrais savoir leurs noms.

Eh bien! Je vais y courir.

Oh oui! Je sais que pour cela tu nes pas en retard. Non, il vaut mieux que Danilo y aille. Frre, dites-lui quil aille sinformer si messieurs les officiers nont besoin de rien. Il faut tout de mme faire une politesse, leur dire que Madame a ordonn de sinquiter de leur confort.

Les vieux sinstallrent dans la salle pour le th. Lisa alla dans loffice mettre dans le tiroir le sucre cass. Elle y trouva Oustuchka en train de parler des hussards.

Mademoiselle, petite colombe, quelle beaut que ce comte, dit-elle. Cest un vrai chrubin aux cils noirs. Un pareil fianc pour vous, voil qui ferait un bien beau couple, cest vrai.

Les autres servantes eurent un sourire dapprobation; la vieille nourrice qui tricotait un bas prs de la fentre soupira et mme chuchota une prire en respirant profondment.

Alors ils sont vraiment de ton got les hussards, dit Lisa. Oui, tu es bien habile bavarder. Apporte-moi, sil te plat, le ratafia pour donner quelque chose dacide boire aux hussards.

Et Lisa, prenant le sucrier, sortit en riant de la chambre.

Je voudrais bien voir ce hussard, pensa-t-elle. Est-il brun ou blond? Et lui aussi, sans doute, serait trs heureux de faire notre connaissance. Et voil, il passera et ne saura pas que jtais ici et que jai pens lui. Et combien comme lui sont passs sans me voir! Personne ne me voit sauf loncle et Oustuchka. Quelque coiffure que je fasse, quelques manches que je porte, personne ne madmire, pensa-t-elle en soupirant et en regardant ses jolies mains poteles. Il doit tre de haute taille, avoir de grands yeux, probablement des petites moustaches noires. Non, jai dj vingt-trois ans, et personne ne sest pris de moi sauf Ivan Ipatitch, le grl. Et il y a quatre ans jtais encore plus jolie; et voil que ma jeunesse passe sans donner de joie personne. Ah! quelle malheureuse, quelle malheureuse demoiselle suis-je dans ce village!

La voix de sa mre qui lappelait pour servir le th dissipa chez la jeune demoiselle ces rflexions momentanes. Elle secoua sa petite tte et repartit dans la salle o lon prenait le th.

Les meilleures choses arrivent toujours par hasard, tandis que plus on fait defforts, plus le rsultat est mauvais. Au village, on songe rarement lducation et cest pourquoi, sans y penser, celle quon y donne est excellente. Ce fut particulirement le cas pour Lisa. Anna Fdorovna, cause de son esprit born et de linsouciance de son caractre, navait donn sa fille aucune ducation; elle ne lui avait appris ni la musique, ni le franais si utile, mais cette enfant jolie et bien portante quelle avait eue de son mari, elle la confia une nourrice et une bonne, la nourrit, lhabilla en robe de coton, en souliers de peau de mouton, lenvoya vagabonder et cueillir des champignons et des baies, lui fit enseigner la lecture et larithmtique par un lve du sminaire et tout dun coup, aprs seize ans, elle dcouvrit en Lisa une amie toujours gaie, et une bonne et active mnagre. Anna Fdorovna, qui avait bon cur, levait toujours des pupilles, des serves ou des enfants abandonnes. Lisa, depuis lge de dix ans avait commenc soccuper delles. Elle les instruisait, les habillait, les menait lglise et les arrtait quand elles faisaient trop de tapage. Ensuite vint le vieil oncle gteux et naf quil fallut soigner comme un enfant. Puis les domestiques et les paysans qui sadressaient la jeune demoiselle avec diverses demandes, avec leurs maladies quelle soignait par du sureau, de la menthe, de lalcool camphr. Ensuite, comme par hasard, tout le mnage passa entre ses mains. Plus tard, son besoin non satisfait damour trouva spancher dans la nature et la religion. Ainsi, Lisa se transforma en une femme active, bonne, gaie, indpendante, chaste et profondment religieuse. Elle ressentait, il est vrai, de petites blessures damour-propre en voyant parfois lglise les voisines coiffes de chapeaux la mode venus en droite ligne de la ville de K***. Il lui arrivait dtre dpite jusquaux larmes par les caprices de sa vieille mre grognon; enfin des rves damour sous des formes ineptes et parfois grossires la hantaient, mais lactivit utile devenue ncessit les dissipait, et vingt-deux ans, lme limpide, tranquille, pleine de beaut physique et morale, la jeune fille dveloppe ntait souille daucune tche, daucun remords de conscience. Lisa tait de taille moyenne, plutt bien en chair que maigre; ses yeux taient bruns, pas grands, un cercle lgrement sombre soulignait la paupire infrieure. Elle avait une longue tresse blonde. Elle marchait grands pas, avec un lger balancement, en canard comme on dit. Lexpression de son visage, quand elle tait occupe et que rien de particulier ne le troublait, semblait dire tous ceux qui la regardaient: Il est bon et gai de vivre pour celui qui a quelquun aimer et dont la conscience est pure. Mme aux instants de mauvaise humeur, de trouble ou de tristesse, travers les larmes, malgr le sourcil gauche fronc, les petites lvres serres, une lumire se montrait quand mme sur les fossettes des joues, le bout des lvres et dans les yeux, habitus sourire et se rjouir de la vie, o spanouissait le cur bon, loyal, que lesprit navait pas gt.

X

Bien que le soleil se coucht, il faisait encore chaud quand lescadron entra Morozovka. En avant, sur la route poudreuse du village, une vache gare trottait, sarrtant de temps autre pour se retourner avec un mugissement sans deviner quelle navait tout simplement qu obliquer de ct.

De vieux paysans, des femmes, des enfants, des domestiques masss des deux cts de la route regardaient avec curiosit les hussards. Ceux-ci avanaient dans un nuage pais de poussire sur des chevaux noirs qui, de temps en temps, sbrouaient et piaffaient. droite de lescadron, dans une pose nonchalante, deux officiers avanaient sur de beaux chevaux noirs. Lun tait le commandant, comte Tourbine, lautre un tout jeune homme, un junker rcemment promu officier, nomm Polozov.

Un hussard en bourgeron blanc dt sortit de la meilleure isba du village. tant sa casquette, il sapprocha des officiers.

O est le logement qui nous est rserv? lui demanda le comte.

Pour Votre Excellence, rpondit le fourrier en tremblant de tout son corps, ici chez le staroste, il a nettoy son isba. Jai exig le logement dans la maison des matres, on a rpondu quil ny en avait pas; la propritaire est une telle mgre!

Cest bon, dit le comte en descendant prs de lisba du staroste et stirant les jambes. Ma voiture est-elle arrive?

Elle est arrive, Votre Excellence! rpondit le fourrier en dsignant avec sa casquette la capote de cuir de la voiture quon apercevait dans la porte cochre, et il se prcipita dans le couloir de lisba plein de la famille du paysan venue voir lofficier. Il renversa mme une vieille femme en ouvrant brusquement la porte de lisba vacue, et en seffaant devant le comte.

Lisba tait assez grande et large mais pas trs propre. Le valet de pied allemand, vtu comme un monsieur, se trouvait lintrieur. Il avait dpli le lit de fer, fait le lit et tirait le linge de la valise.

Peuh! Quel sale logement! dit le comte avec dpit. Diadenko! est-ce quon ne pouvait trouver mieux quelque part, chez le seigneur?

Si Votre Excellence lordonne, jirai voir, rpondit Diadenko, mais la maison nest pas trs fameuse et na gure meilleure apparence que lisba.

Non, maintenant cest dj inutile, va.

Et le comte stendit sur le lit en mettant les mains sous sa tte.

Johan! cria-t-il son valet de pied, tu as encore fait une bosse au milieu; comment, tu ne sais mme pas faire un lit?

Johan voulut larranger.

Non, maintenant cest inutile O est ma robe de chambre? continua-t-il dune voix mcontente.

Le valet lui tendit la robe de chambre.

Le comte lexamina avant de la prendre.

Cest a! Tu nas pas enlev les taches. En un mot peut-il y avoir un serviteur pire que toi? ajouta-t-il en lui arrachant des mains la robe de chambre et la passant. Dis-moi, le fais-tu exprs? Le th est-il prt?

Je nai pas encore eu le temps, rpondit Johan.

Imbcile!

Aprs cela, le comte prit un roman franais qui lui avait t prpar, et lut assez longtemps en silence. Johan sortit dans le vestibule pour chauffer le samovar. Le comte tait videmment de mauvaise humeur, probablement cause de la fatigue, de la poussire qui couvrait son visage, de son habit trop troit et de son estomac affam.

Johan! cria-t-il de nouveau. Donne-moi le compte des dix roubles. Quas-tu achet en ville?

Le comte examina la note que lui remit le valet, et ne cessa de faire des observations sur la chert des achats.

Donne-moi du rhum pour le th.

Je nai pas achet de rhum, rpliqua Johan.

Admirable! Combien de fois tai-je dit quil doit y avoir du rhum!

Je navais pas dargent.

Pourquoi Polozov nen a-t-il pas achet? Tu pouvais emprunter son valet.

Le cornette Polozov? Je ne sais pas. Il a achet le th et le sucre.

Animal! Va-ten! Toi seul peux me mettre hors de moi. Tu sais quen campagne je prends toujours le th avec du rhum.

Voici pour vous deux lettres de ltat-major, dit le valet.

Le comte dcacheta les lettres et se mit les lire. Le cornette qui venait de rgler les logements de lescadron entra avec un visage gai.

Eh bien, Tourbine! Il me semble quon est trs bien ici. Ma foi, je suis fatigu. Je lavoue, on a eu chaud!

Trs bien en effet! Une isba sale, puante, et grce toi il ny a pas de rhum. Ton imbcile nen a pas achet et celui-ci non plus. Tu aurais d le lui dire, au moins.

Et il reprit sa lecture. Ayant lu la lettre jusquau bout, il la froissa et la jeta terre.

Pourquoi donc nas-tu pas achet de rhum? Tu avais de largent? chuchotait ce moment le cornette qui avait rencontr son brosseur dans le vestibule.

Mais pourquoi est-ce nous, toujours nous, qui achetons? Cest moi seul qui fais toutes les dpenses et son Allemand ne fait que fumer la pipe, et cest tout.

La deuxime lettre videmment ntait pas dsagrable, car le comte la lisait en souriant.

De qui? demanda Polozov revenu dans la chambre o il se prparait un lit sur les planches prs du pole.

De Mina, rpondit joyeusement le comte en lui tendant la lettre. Veux-tu lire? Quelle dlicieuse femme! Beaucoup mieux vraiment que nos demoiselles Regarde combien il y a dans cette lettre de sentiment et desprit! Une seule chose est fcheuse, elle demande de largent.

Oui, cest fcheux, opina le cornette.

Il est vrai que je lui en ai promis; mais ici, cette expdition Cependant si je commande lescadron encore trois mois, je lui en enverrai Vraiment on ne peut le regretter. Quel charme, hein? dit-il en souriant et en suivant des yeux lexpression du visage de Polozov qui lisait la lettre.

Une multitude de fautes dorthographe, mais cest charmant. On dirait quelle taime vraiment.

Sans aucun doute! Il ny a que ces femmes-l qui sachent aimer vraiment, une fois quelles aiment.

Et lautre lettre de qui? demanda le cornette en rendant celle quil venait de lire.

Ah l cest un certain monsieur, une canaille, qui je dois de largent perdu aux cartes, et voil dj trois fois quil me le rappelle; et je ne puis macquitter maintenant une lettre idiote! rpondit le comte visiblement irrit ce souvenir.

Pendant un temps assez long, les deux officiers se turent.

Le cornette, visiblement influenc par le comte, buvait son th en silence, regardait de temps en temps le beau visage attrist de Tourbine qui regardait fixement par la fentre, et il nosait entamer la conversation.

Bah! Oui, tout peut sarranger merveille, dit soudain le comte en se tournant vers Polozov et en secouant gaiement la tte; si cette anne il y a des promotions selon le tableau, et si nous sommes encore engags dans une affaire, je pourrais alors devancer le capitaine de la garde.

Durant le second verre de th, la conversation continua sur le mme sujet. Entra alors le vieux Danilo qui transmit lordre dAnna Fdorovna.

Et Madame a aussi ordonn de vous demander si vous ntiez pas le fils du comte Fdor Ivanovitch Tourbine, ajouta de son propre chef Danilo, ayant appris le nom de lofficier et se souvenant encore du sjour du feu comte la ville de K***. Notre dame, Anna Fdorovna, le connaissait trs bien.

Ctait mon pre; et dis Madame que je lui suis trs reconnaissant, quil ne faut rien, seulement quon ta ordonn de demander si lon ne pourrait trouver quelque part une chambre plus propre, chez elle ou ailleurs.

Oh! Pourquoi cela? dit Polozov quand Danilo fut parti. Nest-ce pas indiffrent? Une nuit ici, quimporte pour nous, et eux se gneront.

Comment donc! Il me semble que nous avons assez couch sous les toits poule! On voit tout de suite que tu nes pas pratique. Pourquoi ne pas en profiter si pour une nuit au moins on peut loger comme des hommes? Et, au contraire, ces gens seront enchants. Une seule chose mest dsagrable, poursuivit le comte en montrant dans un sourire ses dents blanches, brillantes: si cette dame a connu en effet mon pre. On a toujours honte pour le feu papa, il y a toujours derrire lui une bataille, un scandale ou une dette quelconque. Cest pourquoi je dteste rencontrer des connaissances de mon pre. Cependant il tait de son sicle, ajouta-t-il srieusement.