9
«Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin de l’après-midi Ton thé mon rêve, quand la pensée dérive et que délire l’âme. De la haute terrasse, le parc à mes pieds flamboyant et la mer et Gorée Et devant toi, les vagues bruissantes des blés sur le versant des terres hautes. Devant moi le silence humide, et seul le froissement soyeux des vagues Soudain traversé par la trompette des grues couronnées Qui s’appellent avant la nuit. Le jour conjure les dieux blancs des ténèbres Le jour tressaille sur les murs blancs terrasses blanches de l’île Avec le concert splendide des oiseaux au crépuscule. Regarde la nuit descend sur Gorée, de vieux rose vêtue comme les signares jadis A l’entrée du Grand Bal. La nuit descend sur l’île douce, où s’allument les lampes. Sur la mer dans le port, s’allument les bateaux longs de tous bords Le cargo de Glasgow, le minéralier de Yokohama , le tanker scandinave de trois cent mille tonnes Long comme un autodrome, où l’on circule à bicyclette, et son château est un kiosque à musique S’allument tous mes désirs de vacances en partance Mais toujours au couchant, saigne mon cœur sous la flèche des Almadies. Quand parmi les rosiers, tu songes tu le dis au Prince noir Comme faisait la Signare à son Enseigne en allé, parti perdu. Léopold Sédar Senghor, Lettres d'hivernage , Le Seuil, 1972 Ton soir mon soir Senghor Page 1/9

«Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin ...garance-hudrisier.e-monsite.com/medias/files/la-ton-soir-mon-soi1.pdf · Et devant toi, les vagues bruissantes des blés

  • Upload
    vumien

  • View
    295

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: «Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin ...garance-hudrisier.e-monsite.com/medias/files/la-ton-soir-mon-soi1.pdf · Et devant toi, les vagues bruissantes des blés

« Ton soir Mon soir » SenghorTon soir, mon soir, à la fin de l’après-midiTon thé mon rêve, quand la pensée dérive et que délire l’âme.

De la haute terrasse, le parc à mes pieds flamboyant et la mer et GoréeEt devant toi, les vagues bruissantes des blés sur le versant des terres hautes.Devant moi le silence humide, et seul le froissement soyeux des vaguesSoudain traversé par la trompette des grues couronnéesQui s’appellent avant la nuit. Le jour conjure les dieux blancs des ténèbresLe jour tressaille sur les murs blancs terrasses blanches de l’îleAvec le concert splendide des oiseaux au crépuscule.

Regarde la nuit descend sur Gorée, de vieux rose vêtue comme les signares jadisA l’entrée du Grand Bal. La nuit descend sur l’île douce, où s’allument les lampes.Sur la mer dans le port, s’allument les bateaux longs de tous bordsLe cargo de Glasgow, le minéralier de Yokohama, le tanker scandinave de trois cent mille tonnesLong comme un autodrome, où l’on circule à bicyclette, et son château est un kiosque à musiqueS’allument tous mes désirs de vacances en partanceMais toujours au couchant, saigne mon cœur sous la flèche des Almadies.

Quand parmi les rosiers, tu songes tu le dis au Prince noirComme faisait la Signare à son Enseigne en allé, parti perdu.

Léopold Sédar Senghor, Lettres d'hivernage, Le Seuil, 1972

Ton soir mon soir Senghor Page 1/9

Page 2: «Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin ...garance-hudrisier.e-monsite.com/medias/files/la-ton-soir-mon-soi1.pdf · Et devant toi, les vagues bruissantes des blés

LA « Ton soir mon soir »... Léopold Sédar Senghor, Lettres d’hivernage

Introduction

Situation auteur

Léopold Sédar Senghor, ( 1906 à Joal, au Sénégal, et mort le 20 décembre 2001en France)

Poète, écrivain, homme d'État français, puis sénégalais et premier président dela République du Sénégal (1960-1980)

Premier Africain à siéger à l'Académie française.

Il a également été ministre en France avant l'indépendance de son pays.

Sa poésie,

*fondée sur le chant de la parole incantatoire,

*approfondit le concept de négritude, notion introduite par Aimé Césaire qui ladéfinit ainsi : « La Négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, etl’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notreculture. »

Situation recueil

Lettres d’hivernage=Recueil de lettres à la femme aimée = Colette

L'hivernage prépare le renouveau printanier. C'est le cycle saisonnier, la métaphore végétale qui nous fait partager les angoisses, les souffrances et les morts d'un paysage qui s'engloutit dans les grisailles et les moiteurs des pluies chaudes.

Mais aussi période où Senghor président du Sénégal devait rester dans le palais présidentiel loin de sa femme.

Période où la femme aimée prend ses quartiers d’hiver, càd quitte l’Afrique pour l’Europe et où le poète se retrouve donc seul face à l’absence.

Ton soir mon soir Senghor Page 2/9

Page 3: «Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin ...garance-hudrisier.e-monsite.com/medias/files/la-ton-soir-mon-soi1.pdf · Et devant toi, les vagues bruissantes des blés

Situation du poème :

« Ton soir mon soir » :

Poème composé de quatre strophes irrégulières

Vers libres.

Lettre comme un pont jeté entre les 2

Réalité mais en même temps symbole.

Présence / Absence

Une lettre

I) Poésie amoureuse = une lettre à la femme aiméeII) Abolition d’une distance = le pouvoir de la poésie

Dans quelle mesure ce poème dépasse-t-il le lyrisme amoureux ?

I) Poésie amoureuse = une lettre à la femme aimée

A) La lettre et son énonciation Enonciation

Présence du couple réuni dans cette lettre -je/tuAucun « nous »

Pourtant beaucoup de //ismes pour rapprocher les deux

Ton soir, mon soir, à la fin de l’après-midiTon thé mon rêve, quand la pensée dérive et que délire l’âme.= // ismes renforcés par les anaphores.= équivalence établie entre le moment du temps vécu par le poète et celui vécue par la femme. Crée par-delà le fossé de la séparation une sorte de pont, relié par le thème du thé.

Même //isme et anaphore :

Devant toi (6)/ devant moi (8)

Ton soir mon soir Senghor Page 3/9

Page 4: «Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin ...garance-hudrisier.e-monsite.com/medias/files/la-ton-soir-mon-soi1.pdf · Et devant toi, les vagues bruissantes des blés

= Même structure anaphorique et même //isme

De + croisement des images

- Pour la femme : « Les vagues bruissantes des blés » = rejoint la mer = réalité du poète.

- Froissement soyeux = la mer

=la lettre

-Silence humide = la mer

= mais aussi réalité de l’hivernage

Silence humide = synesthésies

Regarde (16) = impératif : nécessité de la présence immédiate de la femme

-Imagine un temps et un espace où la femme aimée est là.

-MAIS AUSSI = renouvelle le passé où la femme était à ses côtés = Souvenirs communs

MAIS je et tu = jamais réunis de façon effective

-La fin éloigne encore plus le poète et la femme.

S’allument tous mes désirs de vacances en partanceMais toujours au couchant, saigne mon cœur sous la flèche des Almadies.

Quand parmi les rosiers, tu songes tu le dis au Prince noir

- On peut même phoniquement entendre

Mes mais (=mes) mon tu tu

B) L’image des oiseaux

Rapprochement épistolaire du poète et de la femme aimée est interrompuepar les gruesCes oiseaux s’opposent au silence

Ton soir mon soir Senghor Page 4/9

Page 5: «Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin ...garance-hudrisier.e-monsite.com/medias/files/la-ton-soir-mon-soi1.pdf · Et devant toi, les vagues bruissantes des blés

Soudain traversé par la trompette des grues couronnées (6)Avec le concert splendide des oiseaux au crépuscule.(8)Silence de la femme = absence / Musique des oiseaux = présence« trompette » (6)« s’appellent »(12)« concert splendide »(15)

Cette musique est prolongée par :-le « grand bal » (18)-« le kiosque à musique » (25)

Cette musique // éclat de lumièreSymboliquement :-Absence = hivernage = nuit-Présence = Jour = Lumière = soleil

-Ces oiseaux sont également associés à cette lumière :Qui s’appellent avant la nuit. Le jour conjure les dieux blancs des ténèbresAvec le concert splendide des oiseaux au crépuscule.A l’entrée du Grand Bal. La nuit descend sur l’île douce, où s’allument les lampes.Sur la mer dans le port, s’allument les bateaux longs de tous bords(…)S’allument tous mes désirs de vacances en partance

X3 = répétition

Enfin les oiseaux :-image du couple : les grues s’appellent = pronominal = réunion-image de la liberté = évasion.

C) Sensualité et désir Sensualité rendue impossible par l’absence.

Mais présence des sens (// « Correspondances » de Baudelaire)

Ton soir, mon soir, à la fin de l’après-midiTon thé mon rêve, quand la pensée dérive et que délire l’âme.

De la haute terrasse, le parc à mes pieds flamboyant et la mer et GoréeEt devant toi, les vagues bruissantes des blés sur le versant des terres hautes.Devant moi le silence humide, et seul le froissement soyeux des vaguesSoudain traversé par la trompette des grues couronnéesQui s’appellent avant la nuit. Le jour conjure les dieux blancs des ténèbres

Ton soir mon soir Senghor Page 5/9

Page 6: «Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin ...garance-hudrisier.e-monsite.com/medias/files/la-ton-soir-mon-soi1.pdf · Et devant toi, les vagues bruissantes des blés

Le jour tressaille sur les murs blancs terrasses blanches de l’îleAvec le concert splendide des oiseaux au crépuscule.

Regarde la nuit descend sur Gorée, de vieux rose vêtue comme les signares jadisA l’entrée du Grand Bal. La nuit descend sur l’île douce, où s’allument les lampes.Sur la mer dans le port, s’allument les bateaux longs de tous bordsLe cargo de Glasgow, le minéralier de Yokohama, le tanker scandinave de trois cent mille tonnesLong comme un autodrome, où l’on circule à bicyclette, et son château est un kiosque à musiqueS’allument tous mes désirs de vacances en partanceMais toujours au couchant, saigne mon cœur sous la flèche des Almadies.

Quand parmi les rosiers, tu songes tu le dis au Prince noirComme faisait la Signare à son Enseigne en allé, parti perdu

-Synesthésies parfois très marquées :« Silence humide » (8) = ouïe / toucher

-Outre cette évocation des sens (qui ne sont pas liés à la femme aimée) :tous mes désirs de vacances en partance (vers 26)= désir de partir, d’aller rejoindre la femme aimée.Animation des désirs

-Métaphore = S’allument tous mes désirs de vacances en partance

Enfin métonymie (assez traditionnelle)Le poète = le cœur

-Cependant, l’expression de ce sentiment amoureux = Un désir qui ne se réalisepassaigne mon cœur sous la flèche des Almadies.=Image traditionnelle de la flèche de Cupidon mais ici l’image est renouveléeLa flèche = forme de flèche sur la mer de la pointe des Almadies=douleur de l’exil

II) Abolition d’une distance = le pouvoir de la poésieA) Une lettre vers un ailleurs

Lettre par définition = objet envoyé vers un ailleurs

-Rappel du contexte des LdH

Pas de lieu précis pour la femme aimée

Ton soir mon soir Senghor Page 6/9

Page 7: «Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin ...garance-hudrisier.e-monsite.com/medias/files/la-ton-soir-mon-soi1.pdf · Et devant toi, les vagues bruissantes des blés

-Seulement :

Et devant toi, les vagues bruissantes des blés sur le versant des terres hautes (4)les rosiers (19)

-Pour le poète :

De la haute terrasse, le parc à mes pieds flamboyant et la mer et GoréeEt devant toi, les vagues bruissantes des blés sur le versant des terres hautes.Devant moi le silence humide, et seul le froissement soyeux des vaguesSoudain traversé par la trompette des grues couronnéesQui s’appellent avant la nuit. Le jour conjure les dieux blancs des ténèbresLe jour tressaille sur les murs blancs terrasses blanches de l’îleAvec le concert splendide des oiseaux au crépuscule.

Regarde la nuit descend sur Gorée,

-Egalement autres noms propres :

Le cargo de Glasgow (=Ecosse), le minéralier de Yokohama (= Japon), le tanker scandinave de trois cent mille tonnes

= évocation des noms propres = échappée vers le large

Evasion :

-oiseaux

-mais aussi bateaux :

Sur la mer dans le port, s’allument les bateaux longs de tous bords

=éclosion de lumières = magie des départs lointains = image du port = départ versun ailleurs.

Par ailleurs, verbes de mouvement

-Mais mouvement retenu : Chiasme = pensée/ dérive/ délire /l’âme (vers 2)

=Le mouvement n’est que cérébral, n’est que « délire ».

-Cependant, ce mouvement se fige vers une absence douloureuse

« en allé, parti, perdu » (derniers vers) = rythme ternaire.

Ton soir mon soir Senghor Page 7/9

Page 8: «Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin ...garance-hudrisier.e-monsite.com/medias/files/la-ton-soir-mon-soi1.pdf · Et devant toi, les vagues bruissantes des blés

B) L’ailleurs temporel = l’expression d’une nostalgie

Présent de l’évasion :

-dérive / délire (2)

=//isme des 2 temps de l’homme et de la femme

Regarde la nuit descend = évocation d’un souvenir partagé par le couple

Souvenirs lointains :

« De vieux rose vêtue comme les signares jadis »

« Comme faisaient les signares à son Enseigne en allé, parti, perdu »

-« Signare » = mot sénégalais qui vient du portugais « senhora » = dame. Il désignait autrefois la dame bourgeoise métisse.

-« Enseigne » = grade militaire.

= Passé de conte « le prince noir » = Léopold Sédar Senghor ?

C) Le pouvoir de la poésie

LdH = faire exister l’absence.

-La parole poétique rend présent l’absence : « quand la pensée dérive et que dérive l’âme »

=évasion littéraire, de l’esprit

L’écriture rend l’absence présente :

-« Regarde »

= Elle fait exister pour la femme « la nuit (qui) descend… »

-Mais elle rend également présente l’absence et le passé

MAIS, l’écriture malgré son pouvoir échoue pour le poète.

-Revirement du « mais »

-Clôture : en allé, parti, perdu

Ton soir mon soir Senghor Page 8/9

Page 9: «Ton soir Mon soir» Senghor Ton soir, mon soir, à la fin ...garance-hudrisier.e-monsite.com/medias/files/la-ton-soir-mon-soi1.pdf · Et devant toi, les vagues bruissantes des blés

Egalement effet incantatoire de la poésie

-Musicalité de la poésie (poésie = poiein = faire)

-harmonie imitative ;

[l] vers 13 : glissement lent vers la mer

[s] vers 5 : froissement

[r] vers 6/7 : trompettes

-Rimes intérieures :

Dérives / délire

Vacances / partance

-Répétitions harmonieuse :

Murs blancs / terrasses blanches

-Vers libres

Ton soir mon soir Senghor Page 9/9