Toucher Piano

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Universit Marc BLOCH UFR Arts Dpartement Musique

Martine LUTRINGER-FLECHER

LE CONCEPT DE TOUCHER DANS LA PRATIQUE INSTRUMENTALE DU PIANOtude ralise partir de cinq interviews de pianistes professionnels

Mmoire de matrise ralis durant lanne universitaire 2001-2002 Sous la direction de Monsieur Jacques VIRET

Soutenu en Octobre 2002

Nous remercions Monsieur Jacques VIRET qui a bien voulu accepter de diriger ce travail et den superviser le bon droulement. Nous sommes trs reconnaissante Dany ROUET, Amy LIN, Dominique GERRER, Michel GAECHTER et Dominique MERLET (les cinq pianistes interviews) davoir accept de nous rencontrer. Leur intrt pour le sujet nous a permis de rcolter leurs tmoignages instructifs et passionnants qui figurent en annexe. Merci Guy pour son appui efficace. Il nous a apport lencouragement et la stimulation ncessaire la conduite de notre rflexion. Merci Dominique GERRER davoir accept de faire parti de notre jury. Merci Lydie et Patrick pour leur relecture. Martine LUTRINGER-FLECHER Octobre 2002

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SOMMAIRE

Avant-propos ______________________________________________________________________ 1

INTRODUCTION________________________________________________________ 2 I. LE PIANO : HISTOIRE ET FACTURE ____________________________________ 4A. Rappel de lhistorique du piano_______________________________________________ 5 B. Le mcanisme du piano _____________________________________________________ 7

II. LE TOUCHER ET LA TECHNIQUE _____________________________________ 9A. La main et le toucher ______________________________________________________ 10 B. Origine et volution de la technique du piano __________________________________ 131. Premire priode : naissance de la technique du piano ____________________________________ 13 2. Deuxime priode : La technique exprimentale ________________________________________ 15 3. Troisime priode : thorisation de la technique et recherches pdagogiques.__________________ 17 4. La technique moderne _____________________________________________________________ 18 5. Les innovations dans la technique pianistique du XXe sicle ______________________________ 19

III. LE TOUCHER PIANISTIQUE DANS LA LITTRATURE MUSICALE ______ 21A. De lmergence du concept de toucher ________________________________________ 22 B. Quelques tmoignages pris dans la littrature technique. _________________________ 221. Lenseignement de Franz LISZT : le tmoignage de Bertrand OTT ___________________________ 22 2. Pdagogies privilgiant le travail de loreille ___________________________________________ 24 a) Heinrich NEUHAUS _____________________________________________________________ 24 b) Walter GIESEKING ______________________________________________________________ 26 3. Pdagogies bases sur la singularit du pianiste _________________________________________ 27 a) Marguerite LONG ______________________________________________________________ 27 b) Alfred CORTOT ________________________________________________________________ 29

C. Quelques tmoignages pris dans la littrature musicale __________________________ 311. Le toucher au service de linterprtation _______________________________________________ 31 2. Aspects de linterprtation _________________________________________________________ 34

D. Quelques tmoignages pris dans la critique musicale ____________________________ 38 propos de la Roque dAntheron __________________________________________________ 38 propos de Dominique MERLET ___________________________________________________ 39 propos de Alfred BRENDEL [Premier concerto de BRAHMS] ____________________________ 39

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IV. INTERVIEWS RALISES AUPRS DE PIANISTES PROFESSIONNELS __ 41A. Le questionnaire __________________________________________________________ 43 B. Les rponses ______________________________________________________________ 441. Rsum des rponses linterview ___________________________________________________ 44 a) Emploi du concept de toucher_____________________________________________________ 44 b) Une reprsentation du toucher ____________________________________________________ 45 c) Le toucher et le corps ___________________________________________________________ 46 Le regard et le toucher _________________________________________________________ 46 Le toucher, le geste et la sensation tactile ___________________________________________ 47 d) Le toucher et loue _____________________________________________________________ 49 Le rle de loue dans la pratique du piano __________________________________________ 49 Est-ce que le toucher peut sentendre ? ____________________________________________ 50 e) Le toucher au-del du geste technique ______________________________________________ 52 Une qualit sajoute au savoir-faire technique _______________________________________ 52 Une culture familiale du toucher _________________________________________________ 53 Singularit du toucher pianistique et personnalit intime du pianiste _____________________ 54 f) Les rfrences des enseignements reus _____________________________________________ 55 2. Analyse des rponses _____________________________________________________________ 57 a) Une proposition de lecture _______________________________________________________ 57 b) Une proposition smantique ? ____________________________________________________ 59

CONCLUSION _________________________________________________________ 62 BIBLIOGRAPHIE ______________________________________________________ 65 ANNEXES_____________________________________________________________ 681. Dany ROUET ______________________________________________________________ 69 2. Amy LIN _________________________________________________________________ 74 3. Michel GAECHTER _________________________________________________________ 77 4. Dominique GERRER ________________________________________________________ 83 5. Dominique MERLET ________________________________________________________ 88

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Avant-propos

Lide de ce travail sest affirme au fil dune pratique trs rgulire du piano et dun intrt pour linstrument qui na jamais faibli. Un lment de la technique retenait particulirement notre attention : le toucher. Cet intrt prit encore une autre importance avec la pratique dun deuxime instrument : le violoncelle, avec lequel nous dcouvrions un contact direct avec la corde et toutes les possibilits qui soffrent linstrumentiste pour travailler, faonner sa propre sonorit, avec pour seul intermdiaire : larchet dans la main droite. Le pianiste est spar des cordes par une mcanique trs complexe, faite de nombreuses pices, et pour cette raison, le toucher a une dimension moins immdiate, moins vidente et plus nigmatique. La ralit physique du piano, avec un son dont la rsonance diminue ds quil est jou, prend toute sa dimension dans une des particularits de la technique pianistique : le jeu legato. Comment lier deux sons avec cette donne physique, sachant que lorsque le pianiste a appuy sur la touche, il ne peut modifier aucun des paramtres du son ? Ce point technique semble fasciner les pianistes dans leur qute dune sonorit qui permettrait au piano de donner lillusion de chanter . Nos lectures, sur le sujet du toucher pianistique confirmrent cette interrogation. Les avis diffraient suivant les coles, les expriences, les personnalits. Certains tmoignages proposaient des explications concrtes, autour de la technique, dautres voquaient des domaines plus subjectifs qui dpassaient le savoir-faire du pianiste. Cest cette diversit dapproches qui nous dtermina tenter de faire le point sur ce sujet.1

INTRODUCTIONLorsque la musique instrumentale individualisa ses rpertoires, la musique de clavier fut dsigne par le terme de musique a toccare ( toucher) se distinguant ainsi du rpertoire a sonare qui concernait les pices jouer sur dautres instruments et plus particulirement, les instruments vent. Le toucher se dfinit par la manire dont les doigts dun(e) pianiste vont abaisser les touches du clavier, provoquant la chute des marteaux sur les cordes du piano. De la prcision de cette percussion dpend la qualit de la sonorit. Le pianiste dtermine, au moyen de lattaque des touches, toute une varit de sonorits. partir de ces possibilits sonores, il pose ses choix en tenant compte de linstrument sur lequel il joue et du style de luvre quil interprte. Jouer dun instrument de musique ncessite un long travail pour acqurir une technique instrumentale. Cet apprentissage se fait sur plusieurs niveaux : un travail sur les gestes pianistiques qui permet de constituer une technique pianistique ainsi quune formation musicale qui soccupe de dvelopper les qualits dcoute du musicien. Une autre partie de la formation est consacre ltude du rpertoire de linstrument, aussi bien dans sa connaissance travers la pratique instrumentale que dans son aspect musicologique. Ces diffrentes connaissances permettent au musicien dallier technique et culture musicale, qui sont les deux conditions ncessaires pour raliser linterprtation de toute uvre musicale. Partant de lhistoire du piano, nous rappellerons, dans les grandes lignes, les principes de la mcanique du piano dans le but de mettre ultrieurement en relation cette mcanique avec le geste pianistique. Le toucher en tant que sens trouve sa place dans une pratique instrumentale. Nous tablirons ce lien entre la main : organe sensoriel et la pratique instrumentale du piano. La technique pianistique ne peut tre dissocie de son contexte musical et ce dernier est lui-mme tributaire, jusquau milieu du XIXe sicle, de lvolution de la facture instrumentale. Nous nous attacherons dgager ces diffrents liens travers les grandes lignes de lvolution de la technique du piano.

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Des tmoignages de pianistes pris dans la littrature permettront de constater que le toucher est un terme qui vhicule des opinions diffrentes selon les individus. Ces diffrences dterminent ce que lon pourrait appeler une dontologie du pianiste . Pour schmatiser, on pourrait rassembler en deux groupes ces approches : - Pour certains, le toucher est un des lments dune chane de gestes techniques. Appartenant la pratique instrumentale, il est un lment concret, explicable et transmissible. La ralit acoustique du piano, nous le rappelons, repose sur une sorte de leurre pour ce quil en est de ses possibilits de legato. Cette contrainte guide la recherche et structure le travail du pianiste sur la sonorit. - Pour dautres, aux proprits prcdentes qui ne sont pas cartes intellectuellement, sajoute une qualit singulire. Le piano, dans sa particularit dinstrument percussion, nest pas ni mais il semble que les pianistes de cette deuxime catgorie subliment les limites de linstrument. Il en rsulte une attitude qui conduit le pianiste rechercher dans le toucher, une dimension qui dborde du cadre technique. Cette autre voie serait en quelque sorte le point de rencontre entre le pianiste technicien et sa spiritualit. Afin de mieux cerner ce concept, nous nous sommes adresss cinq pianistes professionnels. A travers les tmoignages de leur exprience, ils nous clairent de leur avis, sur ce quil en est, pour eux, du toucher pianistique. Pour cela nous leur avons fourni un questionnaire qui propose diffrentes directions de rflexion. Il est compos de seize questions et son champ dapplication va de la technique puis prend en compte, petit petit, le pianiste en tant quindividu. La question essentielle est de tenter de savoir si le toucher est un pur lment de la technique pouvant se dfinir et senseigner dans ses moindres dtails ou sil est le fait dun savoir-faire technique extrmement prcis auquel sajoute un autre lment, personnel au pianiste et qui chappe la technique. Partant de ces donnes, ce travail prendra appui sur les rponses ce questionnaire. Des rponses obtenues nous esprons dgager les lments qui permettront de faire avancer cette question.

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I. LE PIANO : HISTOIRE ET FACTURE

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A. Rappel de lhistorique du piano

Au dbut du XVIIIe sicle, vers 1709, Bartolomeo CRISTOFORI, un facteur de clavecin qui tait au service de Ferdinand de MDICIS Florence, inventa son gravicembalo col piano e forte (clavecin clavier jouant piano et forte). Pourtant cet instrument qui portait le nom de clavecin sen dmarquait nettement puisque sa mcanique le classait dans la catgorie des instruments cordes frappes. Malgr cette distinction, il ne prendra le nom de pianoforte quune vingtaine dannes plus tard. Ce premier piano tait trs proche du clavecin et pouvait mme en rappeler la sonorit, sans en avoir la puissance. Du point de vue de la facture, Le gravicembalo col piano e forte sinscrivait dans la ligne du clavicorde. Comme pour ce dernier, les cordes taient frappes : par des marteaux pour le gravicembalo et par des tangentes (lames mtalliques) pour le clavicorde. Cette percussion des cordes rendait possible la ralisation de nuances dordre dynamique grce aux diffrentes possibilits dattaque de la touche et au jeu des pdales. Toutefois la puissance de sonorit de linstrument ne dpassait pas la nuance piano du clavecin. Cela ne dcouragea pas ses adeptes qui taient sduits par la spcificit de sa sonorit. Il ny eut pas un engouement immdiat pour ce nouvel instrument. On raconte que Jean-Sbastien BACH eut loccasion dessayer le pianoforte pendant lanne 1736 Dresde et que, dans un premier temps, il ne sembla en apprcier ni la sonorit, ni la mcanique. Mais son opinion volua puisque peu de temps avant sa mort, il rendit hommage linstrument lors dune visite au roi Frdric II le GRAND, la cour de Postdam en 1747. Le pianoforte mettra pratiquement cinquante ans simposer. Il y a deux raisons cette lente progression : - Il fallut beaucoup de temps aux facteurs pour faire du pianoforte un instrument harmonieux dot dune puissance au moins gale celle du clavecin. - Au fur et mesure de ses transformations, le pianoforte devint plus convaincant, mais il faudra attendre la deuxime moiti du XVIIIe sicle pour que les compositeurs se dterminent en sa faveur. Aprs une priode de transition pendant laquelle les uvres furent crites pour clavecin ou piano , lindividualisation se prcisa. Ce sont les indications lies la dynamique qui permettent de situer la dissociation des rpertoires du5

clavecin et du piano. En effet, puisque le pianiste peut, par son toucher modifier le son dans son intensit, on peut remarquer que les variations de nuances, dans les uvres crites autour de lanne 1780 sont clairement indiques. Viennent ensuite les indications de types dattaque : tenuto, staccato, legato. Tout ce temps fut ncessaire aux facteurs pour rgler les problmes qui surgissaient au fur et mesure des exigences des compositeurs. Ces difficults se jouaient autour de deux problmes antinomiques : - Dun ct le souhait, de la part des pianistes, dobtenir une sonorit puissante. - Dun autre ct la ncessit dune mcanique lgre pour tre en mesure de raliser des subtilits dans le jeu pianistique. Pour dvelopper la puissance de linstrument, il fut ncessaire de renforcer les cordes. la fin du XVIIIe sicle, Sbastien ERARD utilisait dj les cordes triples. Cela eut pour consquence daugmenter la tension des cordes et ncessita le renforcement du cadre qui devait supporter davantage de tension. Mais dans le mme temps, cela alourdit le systme de frappe. Dautre part, puisquune des particularits du pianoforte consistait pouvoir offrir au pianiste la possibilit de varier le dynamisme de son toucher travers les jeux legato et staccato, la mcanique devait pouvoir rpondre ces effets. Il devenait alors ncessaire de rsoudre certains problmes afin de garder une mcanique nerveuse, lgre et gale, pour rpondre aux dsirs des pianistes et des compositeurs. Les nombreuses recherches aboutirent un grand nombre de dcouvertes, dont les brevets furent dposs tout au long de cette premire moiti du XIXe sicle. Nous en rsumons quelques uns : -En 1822 Sbastien ERARD inventa le double chappement, dont le principe fut ensuite perfectionn par Henri HERTZ. Le double chappement fut essentiel pour le piano car il permit la rptition rapide des notes et apporta la souplesse et la lgret de la mcanique que rclamaient les virtuoses de ce dbut de sicle. 1 - La puissance sonore slargit : le mtal sajouta au cadre pour pouvoir soutenir la tension des cordes (brevet dpos par Alpheus BABCOCK en 1825 pour un cadre en fonte). Ces dernires augmentent de diamtre, se firent obliques et croises (1828 : invention dHenri PAPE ). Lutilisation de deux ou trois cordes par note permit dhomogniser la sonorit du piano dans toute ltendue de sa tessiture. - Le feutre remplaa le cuir des marteaux en 1826.1 Nous en expliquons le principe dans la partie suivante rserve au mcanisme du piano.

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Dans la deuxime moiti du XIXe sicle, on ajouta au piano queue une troisime pdale dite tonale. Celle-ci provoque le retrait des touffoirs uniquement pour les notes joues. On peut alors dire que les bases du piano moderne sont poses. Cette longue recherche a dur presque un sicle. De nombreux facteurs y ont particip. Ils sont parvenus laborer un instrument qui puisse dune part, avoir de grandes possibilits de contraste dans les nuances et dautre part, mettre des sons tenus mais aussi des sons courts. Mais le piano rcompensa largement leurs efforts. Cet instrument, une fois parvenu son perfectionnement, eut bien des retombes sur la vie musicale. Il exera une sorte de fascination et conduisit les compositeurs de grandes nouveauts sur le plan de lcriture.

B. Le mcanisme du piano

Afin de mieux comprendre ce qui est en jeu dans le toucher dun pianiste, parcourons, dans les grandes lignes, le trajet qui va de la touche abaisse par le doigt la corde frappe par le marteau. Nous choisissons de nvoquer que la mcanique, pour ne prendre, dans lanatomie du piano que ce qui intervient dans le geste du toucher. Ce contexte passe sous silence tout ce qui, dans un piano, participe son timbre, sa sonorit. Des pices matresses, indispensables que nous nomettons pas. Ce choix slectif est la volont de mettre en exergue le toucher et la mcanique. La mcanique moderne dun piano queue est, avec plus de 5 500 pices (chiffre variable suivant les modles) un assemblage trs complexe. Les sons sur un piano sont provoqus par la percussion des marteaux au niveau des cordes et sont amplifis par la table dharmonie. Tous les sons pouvant tre mis par un piano sont regroups sur un clavier. chaque note correspond une touche qui commande une mcanique comportant environ une soixantaine de pices. La touche est une sorte de levier. Sur lextrmit de la touche est fix le pilote. Lorsque la touche est abaisse, son extrmit bascule et soulve le pilote qui transmet le7

mouvement dattaque et lance le marteau contre la corde. Simultanment, ltouffoir se lve afin de laisser la corde vibrer librement. Lchappement tire le marteau en arrire lorsque la touche est lche. Le deuxime chappement reprend le marteau, marquant comme un temps dhsitation redescendre, ce qui permet au premier chappement de se repositionner. La touche peut reprendre son action et relancer le marteau qui est rest au voisinage de la corde. Si la touche est relche, mme partiellement, ltouffoir retombe sur les cordes et interrompt le son de la note. Lorsque la touche est compltement relche, toutes les parties du mcanisme retrouvent leur position initiale. Ces quelques lignes donnent une ide des nombreux relais intervenant entre les diffrentes pices de la mcanique. Et pourtant lorsque le pianiste est son clavier, il ne pense pas cette mcanique sophistique et son dsir est de saisir le son dune faon aussi immdiate quun violoniste qui est en contact direct avec la corde. Comme celui-ci, il espre vritablement modeler le son. Cest srement dans le travail du jeu legato que la mcanique du piano, dans sa complexit, est aux antipodes de limmdiatet plus ou moins relative dautres instruments. Lier deux sons au piano relve dun dfi. Comme nous lavons dit prcdemment, le son produit par la percussion du marteau sur la corde ne peut plus tre transform ds que lattaque de la touche est ralise. Le son diminue progressivement puis steint. Nous pensons que cette ralit du piano nourrit la passion quont souvent les pianistes vis--vis dune recherche de sonorit. Car le principe du jeu legato est bas sur une illusion. Le pianiste ne peut, dans une ralit objective, lier un son un autre comme le fait un chanteur ou un instrument vent dans un seul souffle. Et pourtant le pianiste russit parfaitement faire oublier la percussion en enchanant le deuxime son avant que le premier ne meure, sans que lauditeur ne peroive une rupture.

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II. LE TOUCHER ET LA TECHNIQUE

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A. La main et le toucher

Le toucher est un des cinq sens. Les mains sont les organes de prhension et du toucher. Dans la vie quotidienne, elles nous permettent de saisir des objets et de les identifier dans leur forme, leur aspect, leur texture et leur temprature. Les mains sont, dans bien des professions, de vritables outils de prcision. Cest le cas dans les disciplines artistiques o elles excutent des gestes trs prcis par le biais dune technique. Cette dfinition peut tre applique bien des mtiers, notamment aux artisans. Sil est une diffrence, elle nest pas chercher du ct de la qualit, de la beaut ou la technicit. Ce qui les distingue vraiment, cest la finalit. Cette dernire met lartisan du ct dune production utile au quotidien de la vie, et lartiste du ct dune production destine manifester la spiritualit de lindividu. Linterprte, comme le peintre et le sculpteur, traduit sa pense artistique au moyen de ses mains. Le toucher pratiqu par les pianistes fait rfrence un ensemble de gestes techniques. Il voque la pulpe du doigt, qui est la partie du corps en contact avec le clavier mais le dos, les paules, les bras, les poignets, les mains, le bassin, les jambes et les pieds ont particip ce geste. Cest la sensation de la pulpe du doigt qui permet au pianiste de prendre conscience de sa rencontre avec le clavier. Cette sensation physique est associe une correspondance sonore. Le travail sur le toucher est toujours men de front avec celui exerc sur loreille. Le toucher pourrait se dfinir par la correspondance tablie entre une attitude physique et le son envisag, mentalement, par le pianiste. Dun point de vue mcanique, nous lavons vu, la qualit dun son au piano, est dtermine par la vitesse dattaque du marteau et par sa dynamique. Toute lhistoire de la technique, nous le verrons, cherche ces correspondances entre le physique et le mental qui permettront au pianiste dacqurir une palette sonore . Pris substantivement, le toucher dsigne la manire de jouer dun instrument clavier, den frapper les touches. Si le jeu de lorgue et du clavecin exige surtout une attaque nette et prcise, le toucher est beaucoup plus subtil et diversifi dans le jeu du piano o il a un rle prpondrant. Cest de sa qualit que dpendent la beaut du son et la varit de la palette sonore[] cest lui qui, avec le phras, confre sa valeur artistique lexcution. 2

2 Sciences de la musique (Technique, formes, instruments, dir. Marc HONEGGER), Paris, Bordas, 1976, Volume 2, p.1023.

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On retrouve dailleurs dans la dfinition du toucher, dans son sens gnral, les caractristiques qui dfinissent le toucher pianistique dans cette citation. Le Toucher : emploi substantiv du verbe toukier (1226) dsigne le sens du tact, puis laction (vers 1150) et la manire de toucher (1636). 3

En effet, on peut tablir un parallle entre le sens du tact de la dfinition et le fait tout simplement de toucher la touche du clavier. Laction dsigne lattaque et la manire de toucher correspond la qualit du toucher. La proposition de dfinition du toucher telle quelle figure dans le dictionnaire musical de Marc HONEGGER pose clairement le toucher comme un lment important de la technique instrumentale et le situe en mme temps, dans le registre de lexpressivit. En fait, il serait plus juste de le placer demble au-del de la technique, car la manire den frapper les touches ici ne dsigne pas le geste ncessaire pour jouer de linstrument, mais bien plus la qualit de ce geste, qui, comme le souligne lnonc, dterminera la beaut de la sonorit. En matire de sonorit, le cas du piano est un peu particulier. Par rapport dautres instruments, il a la particularit dtre loign, au sens gographique, des lments qui produisent le son : les cordes. Les instruments cordes ne sont pas dans cette situation puisquils permettent un contact direct avec la corde et peuvent tout moment du jeu intervenir sur la hauteur, lintensit, la couleur. Les instruments vent sont, eux aussi, au plus prs de ce qui est la source du son : la colonne dair. Nous le rappelons, le piano est tributaire dune mcanique intermdiaire : il y a une soixantaine de pices qui interviennent entre une touche du clavier et le marteau qui frappe la corde du piano. Dautre part, le temps qui est imparti au pianiste pour donner une sonorit sa dynamique et sa couleur est trs court et son action dfinitive. Une fois le geste accompli, les proprits physiques de linstrument feront que le son mourra de lui-mme, sans que lon puisse le soutenir, le prolonger sans lintervention de la pdale. La recherche dune qualit de toucher, nous lavons vu, met le pianiste dans lobligation dtre trs prcis. la base de cette prcision, il y a la rfrence au toucher, pris en tant que sensation tactile. Les instrumentistes touchent leurs instruments, avec la conscience du matriau qui est sous leurs doigts et associent le toucher au plaisir sen-

3 Le Robert (dictionnaire historique de la langue franaise, dir. Alain REY), Paris, Les Dictionnaires Robert, 1992, Tome 2, p. 2139.

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suel : le plaisir de manipuler une matire et/ou le plaisir de jouer dun instrument de musique. Charles ROSEN le dit explicitement : Jouer dun instrument est un plaisir physique, musculaire. On ne devient pas pianiste moins de ressentir un plaisir intense mettre ses doigts en contact avec les touches le fait dimaginer les sonorits contribue au plaisir de jouer, mais le plaisir principal est celui du contact physique avec linstrument. 4

Le piano et les instruments clavier, sont encore dans une situation singulire. Tenir un violoncelle contre soi, entre ses bras, en sentir les vibrations, est une ralit qui place le violoncelliste incontestablement dans une relation de proximit avec son instrument. Il nen va pas de mme pour le piano. Ce grand instrument noffre pas spontanment une image de convivialit. Au premier regard, il pourrait sembler quun pianiste est plutt dans la situation de dompter son instrument. Mais cela ne contredit en rien les propos de Charles ROSEN. Personne ne contestera le plaisir acrobatique du jeu pianistique, et si le temps est compt, comme nous le disions prcdemment, pour le pianiste dans la ralisation de ses effets sonores, cest peut-tre dans cette prcarit que lon peut comprendre que le toucher soit un plaisir de contact rel avec un instrument qui semble se drober. Le mot toucher, pris au sens figur, prend le sens dmouvoir. mouvoir, cest provoquer une raction en suscitant lintrt dune personne. Par ses choix dinterprtation, le pianiste redonne vie luvre crite dun compositeur et ce sont les qualits de son toucher qui vhiculeront sa conception musicale et sauront ou non toucher son auditoire. Le domaine purement technique est dpass. Nous sommes alors dans ce quil devient difficile de nommer. Le vocabulaire se fait potique et le pianiste se fait artiste.

4 ROSEN Charles, Plaisir de jouer, plaisir de penser, Paris, Eshel, 1993, p. 57.

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B. Origine et volution de la technique du piano1. Premire priode : naissance de la technique du piano La technique et le piano partagent une histoire qui volua paralllement aux dcouvertes ralises dans le domaine de la facture instrumentale du piano et des innovations en matire dcriture musicale. Elle est le rsultat dune concertation entre les membres dune triade efficace : le facteur de piano le compositeur le pianiste. Il semble quil y ait, au dpart, peu de diffrence entre la technique du clavecin et celle des premiers pianos. Le rpertoire tait commun aux deux instruments, et les principes techniques restaient identiques ceux du clavecin : lgret, immobilit des bras, et souplesse. Lattaque se ralisait partir de larticulation du doigt et il tait dconseill demployer le pouce sur les touches noires. Dans un chapitre prcdent, nous avons vu que le pianoforte avait mis prs dun sicle pour simposer. Cest le temps quil lui fallut pour accder son individualit et consquemment la constitution dun rpertoire. Le pianoforte en smancipant de la dnomination collective dinstrument clavier, cra la ncessit dlaborer une technique qui lui soit spcifique. Cest en 1803 que Muzio CLEMENTI publie lIntroduction lart de toucher le pianoforte. Il reprend dans son titre la formulation que Franois COUPERIN avait choisi dans Lart de toucher le clavecin (1717). Avant dvoquer le travail de Muzio CLEMENTI, revenons sur les conceptions du toucher lpoque de Franois COUPERIN. Toucher le clavecin est tout simplement le terme utilis pour dsigner le fait den jouer : La modestie de quelques-uns des plus habiles Matres de Clavecin qui sans rpugnance mont fait lhonneur diffrentes fois de venir me consulter sur la manire, et le goust de toucher mes pieces me fait esprer que Paris, la Province, et les Etrangers, qui tous les ont reues favorablement, me Sauront gr de leur donner une mthode sure, pour les bien executer. Il faut que la petite note perdu dun port-de-voix, ou dun coul, frape avec lharmonie : cest dire dans le tems quon devroit toucher la note de valeur qui la suit. 5

5 COUPERIN Franois, Lart de toucher le clavecin, Leipzig, Breitkopf & Hrtel, 1933, pp.10 et 17.

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Le recueil traite des gnralits sur ltude du clavecin et quelques conseils sur la faon de se tenir au clavecin : Il est mieux, et plus sant de ne point marquer la mesure de la Teste, du corps, ny des pieds. Il faut avoir un air ais son clavecin : sans fixer trop la vue sur quelque objet, ny Lauoir trop vague : enfin regarder la compagnie, sil sen trouve, comme ay on ntoit point occup dailleurs. 6

Les conseils de Franois COUPERIN sinscrivent dans une pratique courante aux XVIIe et XVIIIe sicle. Celle-ci consistait voquer, par lattitude du corps, une certaine aisance conforme aux rgles de la biensance. On prconisait galement lutilisation dun miroir poser sur le pupitre du clavecin pour corriger les ventuelles grimaces. La part la plus importante de louvrage de Franois COUPERIN est consacre lexcution des diffrents ornements. Les remarques dordre technique ne sont pas nombreuses. La mcanique du clavecin tant lgre, la recommandation principale est la souplesse dans les diffrents gestes. Quelques conseils sont donns aux hommes qui doivent veiller, sils veulent atteindre un niveau de perfectionnement au clavecin, dinterdire leurs mains des travaux pnibles. Le toucher, en tant quexpressivit du jeu nest voqu quune seule fois dans tout louvrage et rapidement, en quelques lignes : La Douceur du Toucher dpend encore de tenir ses doigts le plus prs des touches quil est possible. Il est sens de croire (Lexprience part) quune main qui tombe de hault donne un coup plus sec, que sy elle touchoit de prs ; et que la plume tire un son plus dur de la corde. 7

La publication de Muzio CLEMENTI est lun des premiers ouvrages pdagogiques spcifique au piano et Muzio CLEMENTI est souvent considr comme le pre de la technique pianistique. Il demandait une parfaite galit des cinq doigts, un poignet horizontal, une main immobile et une attaque des notes ralise par des doigts courbs et levs trs haut.8 sa suite souvre toute une priode de rflexion et de recherches se regroupant autour de plusieurs points : - Lgalit et lindpendance des doigts (cest un point qui reste commun avec la technique du clavecin) ; - Les dplacements sur le clavier ;6 COUPERIN Franois, Lart de toucher le clavecin, Leipzig, Breitkopf & Hrtel, 1933, p.11. 7 Ibid., p 12. 8 site internet, Clementi, www.cs.bsu.edu.

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- Le passage du pouce dans les gammes et arpges (le pouce tait rarement utilis dans la technique ancienne du clavecin) - Les extensions (les touches du pianoforte sont plus larges que celles du clavecin. La main du pianiste travaille, sous forme dextensions, les intervalles raliser sur le clavier.) Le jeu des pdales.

2. Deuxime priode : La technique exprimentale Pour les pianistes de cette deuxime gnration, la technique occupe le premier rang. Cela va bouleverser leur statut. Dun ct ils perdront petit petit cette fonction de musicien part entire qui participait lcriture de la musique (puisquil leur revenait dimproviser leurs cadences dans le style de luvre, sans indication du compositeur) pour gagner dun autre ct la dnomination de spcialiste de la technique instrumentale. La technique instrumentale se travaille par le biais dexercices, dtudes et les pdagogues conseillent de vaincre les difficults par la rptition. Cette priode est reprsente par Karl CZERNY, Adolphe ADAM, Johan Nepomuk HUMMEL, Wilhelm KALBRENNER principalement. Sa caractristique est la fascination pour la virtuosit. Rappelons que cette dernire est dsormais possible grce linvention du double chappement qui permet la rptition rapide des notes et leur enchanement. Cette phase de la recherche se poursuit jusque vers 1880. Elle prconise le travail de la technique en dehors de tout travail de rpertoire. Cest aussi la priode de tous les excs, o lon inventa des machines pour acqurir une bonne main (le guide-main de Wilhelm KALBRENNER 1831, le dactylion de Heinrich HERTZ 1836). Les conseils donns aux lves taient de travailler leur technique tout en lisant pour se distraire, sparant tout aspect musical de la technique. Les thoriciens modernes (aprs 1885) reprocheront aux pianistes de cette priode leurs mthodes denseignement par rptition, sans rflexion et sans aucune explication au niveau des mouvements.

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Frdric CHOPIN, compositeur, pianiste et pdagogue est lorigine de cette nouvelle tape dans lenseignement du piano. Il dnonce les erreurs de lenseignement pour proposer une nouvelle orientation : On a essay beaucoup de pratiques inutiles et fastidieuses pour apprendre jouer du piano, et qui nont rien de commun avec ltude de cet instrument. Comme qui apprendrait par exemple marcher sur la tte pour faire une promenade. De l vient que lon ne sait plus marcher comme il faut sur les pieds, et pas trop bien non plus sur la tte. 9

Cette citation, extraite dune esquisse de mthode de piano que Frdric CHOPIN projetait dcrire, met un avis critique sur les pratiques denseignement antrieures. Il optait pour une technique respectant la morphologie de la main et intgrant les mouvements de la main, du poignet, du bras au service dune sonorit plus riche. Il rservait une grande place la musicalit et prconisait de toujours mettre en relation ltude de la technique avec ltude des grandes uvres. Dans un excellent ouvrage sur les techniques pianistiques, qui est en fait le texte de sa thse de Doctorat prsente en 1965, Gerd KAEMPER voque lenseignement de Franz LISZT. Il voit en lui deux personnages : lun professeur, lautre pianiste dinstinct gnial, avanant lide quen tant que gnie dinstinct, Franz LISZT ou bien cartait tout le problme de la technique, ou bien recommandait de bonne foi ses lves ce quil avait appris dans sa jeunesse, sans se rendre compte quil faisait exactement le contraire .10 En tant quenseignant, il ne donnait pas de rponse aux mystres de la technique pianistique : Certes, le matre de Weimar avait tout expliqu sur la technique transcendante : tout, sauf ce point inconnu o llan vertigineux de ses mouvements prenait appui, o ses doigts captaient cette ingalable sonorit. Si lon parvenait imiter ce jeu, on ne latteignait jamais dans son essence : les lves se rsignaient devant lnigme. 11

Son jeu tait extraordinairement vari et ses apparitions sur scne dchanaient les passions. Outre le charisme vident de Franz LISZT, il semblerait quil ny ait pas eu de la part de Franz LISZT de prise de conscience de lvolution de son jeu pendant sa carrire. Il jouait en quelque sorte de faon instinctive et ne savait pas le transmettre.

9 CHOPIN Frdric, Esquisse pour une mthode de piano, textes runis par Jean-Jacques EIGELDENGER, Paris, Flammarion, 1993, p.40. 10 KAEMPER Gerd, Techniques pianistiques. Lvolution de la Technologie Pianistique, Paris, Alphonse Leduc, 1968, p.27. 11 JALL Marie, Le mcanisme du toucher. Ltude du piano par lanalyse exprimentale de la sensibilit tactile, Paris, Copyrama, 2/1998, Prface.

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3. Troisime priode : thorisation de la technique et recherches pdagogiques. Cest dans la deuxime moiti du XIXe sicle que sera labore, pour la premire fois, une thorie sur la technique du piano. Elle sintressera aux mouvements, non seulement des doigts, du bras, du dos mais aussi des articulations (poignet, paule). Ce qui est vis, cest la prise de conscience de tous les mouvements intervenant dans le jeu du piano et leur explication. Ludwig DEPPE (1828-1890) est le chef de file de cette cole. Ce chef dorchestre Berlin introduit galement dans la technique pianistique lutilisation du poids du bras. En Angleterre avec Tobias MATTHAY, Professeur la Royal Academy et en France avec Marie JALL, on retrouve ce mme courant. Il est ncessaire de souligner que la nouveaut nest pas dans la manire de jouer du piano : Frdric CHOPIN et Franz LISZT utilisaient aussi le poids du bras. Cest la constitution dune mthode labore partir de lexprience du jeu pianistique qui reprsente la nouveaut en matire de pdagogie. Marie JALL (1846-1925) fut la secrtaire de Franz LISZT et grande admiratrice de son jeu. Pianiste elle-mme et marie un clbre pianiste, Alfred JALL, elle publia en 1893 son premier ouvrage quelle intitula Le toucher, nouveaux principes pour lenseignement du piano. Ses travaux sont le fruit dune recherche sur le toucher travers des expriences nombreuses. Marie JALL analyse toutes les possibilits de contact des doigts sur les touches par un systme dempreintes et labore une mthode du toucher. Celle-ci a pour objectif dexpliquer toute la gestuelle du pianiste avec une prise de conscience de ses mouvements. Elle pense quil est alors possible de raliser un travail sur le geste qui est mis en relation avec la sonorit et lexpression du texte musical. Sa conviction est quen corrigeant un geste, on peut obtenir une bonne sonorit, mme si loreille nest pas suffisamment dveloppe. Sa mthode permettrait de palier cette insuffisance. Elle attribuait en outre au bon geste , la vertu de rendre plus claire la pense musicale. Marie JALL, au fur et mesure de ses publications avance toujours plus loin dans ses conclusions sur les sensations tactiles et il nous semble que ses sens, exacerbs par une qute obstine, lloignent dune certaine objectivit : Quels progrs prodigieux se sont produits depuis mon travail de vendredi[] on aurait vraiment dit que mes mains nont pas encore vcu la musique jusquau moment o cette harmonisation vraie, cette musique faite chair ou cette chair faite musique a t acquise. Il me semble quon peut aller loin dans cette voie et je suis effare lide de toucher des rsonances quon 12 pourrait sentir entre les doigts. 12 KIENER Hlne, Marie JALL, problmes desthtique et de pdagogie musicales, Nantes, Editions de lArche, 1989, p.153.

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Quelques annes aprs ces publications, une autre gnration de pianistes (Blanche SELVA, mile BOSQUET, TOWNSEND) prend appui sur ces recherches et continue la rflexion. Celle-ci se fait par le biais de rvisions et damplification des ides prcdentes mais aussi de divergences qui permettent de resituer les propos sur la technique dans un contexte plus rigoureux, celui qui est dfini par la ralit physique du piano : seule la vitesse denfoncement de la touche permet de varier les effets dun toucher. Ainsi se fait lavance de la technologie 13 et la gnration suivante, familiarise avec les principes modernes et pratiquant rgulirement ce qui tait rvolutionnaire il y a vingt ans, en rectifie les exagrations.

4. La technique moderne Aprs cette priode centre sur lexprimentation autour du geste pianistique, il y eut un retour un conseil que donnait dj Franz LISZT : coutez-vous ! Ce fut pour Karl LEIMER, Walter GIESEKING et Heinrich NEUHAUS que nous voquerons plus longuement au chapitre suivant, loccasion de publier des crits proposant des mthodes bases sur lentranement de loreille. Pour eux, loue est indispensable pour raliser le lien entre la conception de lide musicale, telle quelle est imagine par le pianiste et la sonorit telle quil la ralise travers la sensation du geste pianistique. Le pianiste doit mettre en relation une inflexion musicale choisie et un geste confortable, ais. Pour russir cette adquation, le pianiste doit rflchir au moyen de trouver le geste, le mouvement, le doigt qui lui permettra de jouer le passage qui lui pose problme. Cest la technique, telle quelle reste enseigne aujourdhui. Elle ne perd jamais le contact avec la littrature pianistique et la qualit dcoute du pianiste est un des points le plus important dans le travail de la technique. Citons encore deux ouvrages pdagogiques : lun dAlfred CORTOT et lautre de Marguerite LONG, publis dans la premire moiti du XXe sicle. Ils offrent une nouvelle dimension lenseignement en prenant en compte la personnalit de leurs lves. Mme si cela tait prsent dj lesprit de certains pdagogues, cela ntait pas intgr ni formul dans les mthodes publies jusqualors. Sans aucune innovation sur le plan du travail technique, ces deux pdagogues sinterrogent sur le rle dterminant de la personnalit dans le jeu pianistique.

13 Gerd KAEMPER dfiniti la technologie comme la thorie de la technique.

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Aujourdhui, toutes les considrations sur la technique sappuient sur lide que les gestes pianistiques sapprennent et doivent tre en accord avec les expriences de nos gestes quotidiens (cest la vise du geste naturel). Un geste appris et assimil, sadapte lindividu qui le fait sien en fonction de sa morphologie et de son temprament. Au-del de la mthode, il y a, dans lenseignement actuel de la technique, une tolrance et un espace de libert qui sefforce de respecter la singularit de chaque pianiste. En rsum : la technique pianistique vit le jour lorsque linstrument acquit ses lettres de noblesse. Dans un premier temps, le travail de la technique concerna uniquement la main et les doigts, mme si, sans en avoir conscience, les pianistes utilisaient dj le poids de leur corps lorsquils jouaient. Ce fut prcisment ce qui intressa les pianistes de la priode suivante : prendre conscience des diffrents gestes sollicits dans le jeu du piano. Aprs des tentatives parfois extrmes, le jeu des pianistes put faire le tri dans ces diffrentes recherches et retrouva le naturel quil avait perdu mais enrichi de lexprience de leurs prdcesseurs. Dgag du geste, lenseignement se trouva disponible pour mettre en place des mthodes destines rendre performantes les qualits auditives, musicales et personnelles du pianiste.

5. Les innovations dans la technique pianistique du XXe sicle La technique actuelle du piano nest pas universelle et elle a encore ses coles. Les innovations dans le jeu pianistique tout au long du XXe sicle sont lies aux avances de lcriture et la recherche de nouvelles sonorits. Elles se focalisent sur une nouvelle manire daborder le clavier. Sur le plan du toucher, citons pour exemple les clusters excuts avec la main plaque sur le clavier ou lavant bras (Karlheinz STOCKHAUSEN, Maurice OHANA). Par ailleurs, une recherche est ralise dans lutilisation des harmoniques. Pour la raliser, la technique utilise est soit le placement du doigt en contact direct sur la corde, soit partir du clavier avec lenfoncement des touches la muette (sans percussion du marteau donc sans son).

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Lors du Festival annuel de Musica en septembre 2001, le public strasbourgeois eut loccasion dentendre une pice pour piano de Grard PESSON, crite en 1994 et portant comme titre La lumire na pas de bras pour nous porter. Cette uvre, pour piano amplifi, donne un autre exemple des innovations en matire de toucher. Le compositeur voque en ces termes, un passage trs reprsentatif : Seules les touches blanches du piano sont sollicites. Une harmonie dut flotte, accroche parfois par le refrain dans pris dans un prestissimo implacable. Le rythme obsessif est produit par le bruit des ongles ou des doigts en glissando sur le clavier sans que, le plus souvent, les marteaux soient activs. Lexploitation de la sonorit produite par lemploi des pdales est considrable. Elles sont notes dans les partitions avec une grande prcision. Les compositeurs visent des objectifs sonores, exploitant la rsonance des notes joues mais aussi celles qui ont une relation harmonique avec elles. Le jeu des pdales est extrmement complexe et constitue llment technique innovateur du XXe sicle. Dune faon gnrale, il est vident que la musique contemporaine, trs labore sur le plan rythmique, a ouvert de nouvelles perspectives. Jouer une partition de Yannis XENAKIS exige un apprentissage qui est ralis dans les conservatoires daujourdhui. Linnovation serait davantage du ct de lcriture que de la technique du toucher, car cette dernire sinscrit dans la logique de la technique de la priode prcdente mme si elle sest complexifie sur le plan moteur. En conclusion nous dirons que la technique daujourdhui propose aux pianistes de nombreuses possibilits nourries de toutes les recherches antrieures. Le travail technique dun pianiste consiste trouver le ou les gestes qui permettent de jouer un passage le plus fidlement possible la reprsentation intrieure quil en a. Pour cela il lui faut chercher, couter, comparer et exercer son sens critique.

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III. LE TOUCHER PIANISTIQUE DANS LA LITTRATURE MUSICALE

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A. De lmergence du concept de toucherIncontestablement, le terme de toucher, tel que lemployait Muzio CLEMENTI, tait au plus prs du sens premier de toucher le clavier. La grande priode de la recherche sur le toucher a pour but de lexpliquer. Elle est le fait de pianistes du XIXe sicle. Cest prcisment ce moment-l que sopre un glissement sur le sens du terme de toucher. Nous lavons vu prcdemment, la technique, telle que nous la pratiquons aujourdhui est le rsultat de prs de 150 annes de recherche. Cest partir du XIXe sicle que les facteurs de piano ont cherch doter linstrument de possibilits sonores sur la demande des artistes de cette poque. Lartiste romantique aspirait davantage dexpressivit. Le pianiste romantique, grce son savoir-faire technique cherche transmettre des motions et le toucher devient alors le terme dsign pour signifier cette fonction transcendantale de la musique dans le jeu pianistique. Pour prciser ce nouvel aspect du toucher, nous avons consult quelques ouvrages de technique. Notre choix sest limit des crits de pianistes tmoignant de leur exprience dinterprte et denseignant. Le toucher y est envisag dans un sens plus large : au geste technique sajoute tout lment susceptible den expliquer la spcificit. Lobjectif de ce chapitre est dtudier ce qui fait lien entre le toucher en tant que geste technique et la couleur singulire dun toucher.

B. Quelques tmoignages pris dans la littrature technique.1. Lenseignement de Franz LISZT : le tmoignage de Bertrand OTT Bertrand OTT est lauteur dun livre de rfrence sur Franz LISZT et la pdagogie du piano. Dans cet ouvrage, il tente dapprhender la technique de jeu de Franz LISZT au moyen dune recherche effectue sur la base de multiples tmoignages dlves et de disciples de ce dernier. Il consacre un court chapitre au toucher. Lauteur prcise que Franz LISZT, lorsquil parle de toucher, englobe dans ce terme tous les lments qui participent la sonorit : le toucher digital bien sr mais aussi laisance musculaire et la souplesse de la

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gestuelle. Il [Franz LISZT] rvlait une prsence gniale. Le toucher dans lacception de LISZT ne serait-il pas la prsence du jeu ? 14 La prsence du jeu dont parle lauteur est linterprtation par Franz LISZT duvres dont il rvlait le contenu grce une intuition musicale gniale . Bertrand OTT part de cette question pour laborer sa rflexion sur le toucher selon LISZT . Il signale lpoque de la publication (1987), une tendance de la socit musicale se proccuper du beau son et installer la sonorit du ct dune esthtique, en tant que telle, dtache de son contexte musical. En dnonant cette inclination de lpoque, lauteur dit sa conviction quune sonorit trouve sa beaut dans la dynamique musicale. Pour lui, lcoute exerce par le pianiste doit tre dans lanticipation du texte musical car cest dans linterprtation sensible du texte que le pianiste, intuitivement trouve la bonne sonorit. Le beau son isol na pas de sens car il est dpourvu de la prsence musicale contenue dans lenchanement du discours musical. Le pianiste dtermine les diffrentes sortes de touchers en fonction du style de luvre interprter et de la spcificit du piano sur lequel il joue. Il est alors impratif pour Bertrand OTT de revenir aux caractristiques de la facture instrumentale du piano. Quon parle de toucher lumineux, rond, sec ou brillant, cest que ces touchers adaptent de manire plus ou moins harmonieuse la vitesse denfoncement des touches aux contours musicaux des partitions. Quune main soit grasse ou anguleuse ne change pas grand-chose : seule la rapidit avec laquelle une touche est prise pour tre abaisse importe, condition que cette rapidit corresponde la nuance exige et quelle ne rompe pas la continuit dynamique de tel ou tel passage. 15

Bertrand OTT voque les recherches de Marie JALL qui pensera, plus tard, dcouvrir la couleur du toucher par lanalyse des attaques musculaires et des empreintes digitales. Rappelons que pour Marie JALL, il y a corrlation entre la partie du doigt qui est en contact avec la touche et la couleur du son obtenu en bout de chane, lorsque le marteau frappe la corde. Ses recherches avaient t motives par lobservation du jeu de Franz LISZT. Bertrand OTT souligne quen cherchant pntrer le secret de la sonorit de Franz LISZT, elle sloigne considrablement des conceptions de Franz LISZT sans apporter darguments synthtiques.

14 OTT Bertrand, Liszt et la pdagogie du piano, Essai sur lart du clavier selon LISZT, ISSY-les-Moulineaux, EAP, 1987, p.193. 15 Ibid., p.195.

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Citant mile BOSQUET16, lauteur redfinit les caractristiques de la technique du toucher par une citation dune grande clart : La seule variable dont lexcutant dispose est la vitesse du marteau. La varit prodigieuse des effets quun virtuose obtient son piano est due la gamme de vitesses diffrentes quil est capable dimprimer aux marteaux, tout le reste est littrature. 17

Il ne sagit plus de savoir si une touche doit tre prise avec le ct du doigt, ou la pulpe. Les moyens proposs ne se fixent pas sur les donnes physiologiques de la main puisque seule lattaque des touches dans sa vitesse et sa dynamique permet au pianiste de raliser les diffrentes expressions sonores. La proposition dmile BOSQUET replace le piano dans sa ralit dinstrument percussion. Cet lan qui provoque la vitesse et la dynamique avec lesquelles le marteau va heurter la corde, est dcid et ralis en fonction dune sonorit choisie. Ce choix dcoule du contexte de la partition. Tout lart du toucher consiste raliser sur le clavier les correspondances tablies par le pianiste, entre lensemble des gestes techniques, qui produit le son et les intentions dinterprtation, qui en dterminent la couleur et assurent la cohrence du discours musical.

2. Pdagogies privilgiant le travail de loreille Deux pianistes de la mme gnration : Heinrich NEUHAUS et Walter GIESEKING sinscrivent dans une nouvelle tendance de la pdagogie. Aprs une priode de recherche concentre sur le geste pianistique qui avait commenc slaborer lpoque de Franz LISZT, lenseignement axe son discours sur la place et limportance du travail de loreille.

a) Heinrich NEUHAUS Heinrich NEUHAUS (1888-1964) est n dans le sud de la Russie. Il tait issu dune famille de musiciens. Il fut un grand concertiste et un illustre pdagogue. Il compta parmi ses lves Emil GUILELS et Sviatoslav RICHTER. Son livre : LArt du piano tmoigne de

16 mile BOSQUET fut llve de Ferruccio BUSONI et lauteur de Nouvelles mthodes de techniques du piano parue en 1939. 17 OTT Bertrand, LISZT et la pdagogie du piano, Essai sur lart du clavier selon LISZT, Issy-les-Moulineaux, EAP, 1987, p.195.

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son exprience professionnelle. Sa rflexion se dveloppe sur deux constatations : un interprte doit avoir du caractre et une excellente oreille. Il voque demble, dans son introduction la ncessit, pour linstrumentiste danticiper la musique quil va interprter et den avoir une reprsentation mentale extrmement prcise. Ce modle musical est en quelque sorte la charpente de son interprtation. Les autres qualits auditives sont charges de vrifier et dajuster la sonorit en fonction de cette image qui vit dj musicalement en lartiste. Tout le secret du talent consiste faire vivre pleinement la musique dans le cerveau avant que le doigt ne se pose sur la touche ou que larchet neffleure la corde. 18

Heinrich NEUHAUS rpartit sa pdagogie autour de deux axes : 1. La technique dont il dit que plus le but apparat clairement (contenu, musique, perfection de lexcution), plus le moyen de latteindre simpose de lui-mme, confirmant ce qui se disait auparavant : toute technique en dehors dun contexte musical natteint pas son but. 2. Lducation musicale de llve partir du rpertoire pour lui donner les outils qui lui permettront den dgager une image esthtique par lanalyse ; Il voque trs brivement la notion de talent : Quelles sont donc les qualits dun pianiste qui enflamment les curs ou plus modestement, les rchauffent, les meuvent ? Certains disent la patience et le travail, dautres la souffrance et les privations, et les troisimes labngation[] Toutes ces considrations parfaitement valables entrent dans la biographie dun homme qui a quelque chose dire aux autres, mais elles font partie du domaine psychologique que je ne veux pas aborder en ce moment. 19

Pour Heinrich NEUHAUS limpact dune interprtation est le fait du dsir dun pianiste communiquer dautres son discours musical. Lauteur emploie le terme de psychologie pour dsigner la qualit qui est la source de ce dsir de communication. Son livre est extrmement prcis pour tout ce qui concerne la technique et la culture musicale. Il tmoigne galement de son rapport avec ses lves et dit sa conviction quun bon enseignement repose sur une connaissance qui mne laction. LArt du piano est travers par la ncessit, pour lauteur de faire du mtier de pianiste, une profession dont laction est noble et responsable.

18 NEUHAUS Heinrich, Lart du piano, Luynes, Van de Velde, 1971, p.11. 19 Ibid., p.31.

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b) Walter GIESEKING Walter GIESEKING (1895-1956) est un pianiste allemand qui connut la clbrit aprs la premire guerre mondiale. Il laissa quelques crits qui tmoignent de sa carrire et de sa rflexion sur son travail de pianiste. Son livre Comment je suis devenu pianiste est un essai sur certains aspects de la technique du piano en relation avec le rpertoire et une rflexion sur linterprtation. Dans son chapitre intitul Les problmes modernes du toucher, il dsigne par toucher, lensemble des mouvements qui permettent de raliser la production des sons au piano. Trs vite dans son tmoignage, il dit sa conviction de la ncessit dun travail exigeant de loreille quil considre comme llment premier dune belle sonorit. Loreille est lorgane le plus important lorsquon fait de la musique et cest dans la tte et non dans les doigts que slabore le savoir technique[] En consquence, la science du toucher, laquelle le pianiste moderne ne peut se drober, doit tre acquise par le travail de lesprit, par la concentration, et non par des heures dexercices mcaniques et absurdes. 20

La qualit dun toucher sacquiert par un travail solide des perceptions auditives dans un esprit concentr. Et tous les gestes qui permettent la ralisation de cette sonorit se font en associant la sensation kinesthsique dun mouvement son effet sonore21. Une difficult technique se rsout par un travail de rflexion qui mne la connaissance et la comprhension dun texte et non par la rptition mcanique. Pour illustrer son propos, Walter GIESEKING voque la manire dont il travaille. Il affirme quaprs avoir termin son cursus au Conservatoire, il na plus jamais fait de travail de technique pure et dit sa conviction quune fois la technique acquise loreille entrane, contrle avec justesse et donne presque automatiquement aux nerfs et aux muscles, les impulsions qui impriment aux doigts un jeu juste. 9 Tout aussi remarquable est le fait que des pianistes techniquement peu avancs produisent un son rellement beau, tandis que maints virtuoses possdant une technique blouissante, ont un jeu dur et vilain. Je considre donc comme inutile de rechercher les origines dune belle sonorit dans quelques particularits de la position des doigts ou de la main. Jai la conviction que le seul moyen dapprendre jouer avec une belle sonorit est lentranement systmatique de loue. 22

Si nous suivons la logique avance par lauteur, le pianiste techniquement peu avanc peut produire une belle sonorit parce quil possde ventuellement une qualit dcoute suprieure celle du virtuose de la citation. La qualit dcoute dont parle20 GIESEKING Walter, Comment je suis devenu pianiste, Paris, Fayard/Van de Velde, 1991, pp.74-75. 21 Dictionnaire Robert: kinesthsie: sensation interne du mouvement des parties du corps assure par le sens musculaire (sensibilit profonde des muscles) et les excitations de loreille interne. 22 GIESEKING Walter, op.cit., p. 73.

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Walter GIESEKING est lie une capacit dentendre, objectivement, sa propre production. Elle est la condition sine qua non qui permet au pianiste de travailler la sonorit et dacqurir une palette sonore varie. Tous les apprentis pianistes ne sont pas galit dans leurs dbuts. Certains lves prsentent une disponibilit naturelle et spontane par rapport au monde sonore et russissent trs rapidement obtenir une belle sonorit. Cest la conviction de Walter GIESEKING et elle se rsume en peu de mots : lacquisition dune bonne technique sappuie sur la concentration dans le geste et dans lcoute. le lire, nous avons souvent pens quil navait peut-tre pas conscience de ses facults qui semblaient exceptionnelles et quincontestablement il appartenait cette catgorie dhumains qui sont laise, trs rapidement, avec les lments de la musique. La mthode de travail de Walter GIESEKING et ses convictions sinspirent directement de lenseignement quil a reu de Karl LEIMER qui fut son professeur de 1912 1917. Ce dernier, Directeur du Conservatoire de Hanovre rdigea une mthode qui fut traduite en franais. Dans son premier chapitre Karl LEIMER confirme cette impression : Certes, il ne sera donn quaux lves intelligents et dous de faire valoir et de raliser le plein dveloppement des facults pianistiques que prsente ma mthode, aussi bien pour la technique que pour linterprtation. Cependant cette mthode peut tre gnralement applique tous les lves avec de lgres modifications individuelles. 23

3. Pdagogies bases sur la singularit du pianiste La recherche sur les tmoignages rcolts dans les recueils de technique sest poursuivie par la lecture des crits, sur ce sujet, de Marguerite LONG (1874-1966) et dAlfred CORTOT (1877-1962). Nous avons choisi de les traiter ensemble car ils insistent, dans leur pdagogie, sur la notion de lindividualit du pianiste.

a) Marguerite LONG Le piano de Marguerite LONG est un ouvrage de technique dans lequel figure un grand nombre dexercices techniques regroups en plusieurs chapitres. Publi en 1963, soit trois annes avant le dcs de lauteur, on y trouve, en prface, un long texte qui est une sorte de testament pdagogique.

23 LEIMER Karl, Le jeu moderne du piano, Paris, Max Eschig, 1932, p.13.

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Demble, Marguerite LONG donne le ton de son ouvrage en nonant quil ne peut y avoir de vrit thorique en matire de technique pianistique, ce qui reprsente une sorte de mise en garde pour les exercices proposs ensuite et lui permet de dire sa conviction pour une pdagogie diffrencie : Dans le domaine de la technique, il ny a que des cas despce. Il faut tenir compte de lindividualit psychologique et physiologique du pianiste, sa conformation anatomique, sa structure, sa taille, sa force, ses carts naturels. 24

Son discours introductif contraste avec le ct rigoureux de son ouvrage technique. Elle exprime, avec enthousiasme, son idal et ses croyances en musique. Proche des convictions de Marie JALL pour ce quil en est des sensations tactiles, elle attribue aux mains du pianiste le rle de mdiateur de leur spiritualit : Le perfectionnement suprme de la main ne sera obtenu que, lorsque quittant le pur mcanisme, elle abordera le stade sensible de sa mission[] La technique, cest le toucher, cest la possession dune vaste palette expressive dont le pianiste peut disposer son gr, selon le style des uvres quil a interprter et selon son inspiration. Puis transposant un propos du peintre Dolent elle dit : le pianiste doit avoir la main de son cur. 25

Quest-ce : avoir la main de son cur ? Dun point de vue mtaphorique, le cur est le sige des motions, des sentiments. Il ne sagit pas dune exhortation au sentimentalisme, ni une invitation au plaisir narcissique car Marguerite LONG insiste, tout au long de sa mthode, sur le respect du texte. Elle choisit le mot inspiration pour expliquer quau-del du contexte technique, le pianiste interprte, travers les qualits de son toucher, un texte musical revisit par sa sensibilit. En technicien quil est, le pianiste a, dans son travail, pens et choisi chaque inflexion de la phrase musicale. Au moment du concert, libre et confiant par tout ce travail, il pose ses mains sur le clavier, et sa musique surgit. Linterprtation nest pas le rsultat dun montage suprieurement combin, elle est, en dfinitive, lacte dun artiste vivant, spontan, inspir. Le style du pianiste, sil en a, cest son got, son me ; cest sa nature mme, dautant mieux libre, dautant plus loquente, quil sert plus scrupuleusement le texte des matres. 26

Marguerite LONG, tout comme Heinrich NEUHAUS pense que linterprtation est lacte responsable dun artiste et elle insiste sur laspect moral de la profession dinterprte, dartiste.

24 LONG Marguerite, Le piano de Marguerite Long, Paris, Salabert, 1963. 25 Ibid., Chapitre IX. 26 Ibid., Chapitre XVIII.

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Son texte dveloppe tout au long de sa prface deux aspects : - Le premier est fait de lexigence et la rigueur qui est propre tout laspect technique de la pratique instrumentale et lthique du musicien ; - Le deuxime insiste sur la place de linterprte en tant qutre vivant, spontan et inspir et sur la place qui est faite son style. Et cest dans cette logique quelle conclut sa longue prface : Votre ducation technique sera vaine et strile si elle nest pas transfigure par un idal.

b) Alfred CORTOT Alfred CORTOT est lauteur dun ouvrage sur la technique du piano quil a intitul : Les Principes rationnels de la technique pianistique. Il fonda en 1919 sa propre cole dont les objectifs salignent, encore aujourdhui, sur ceux du Conservatoire National Suprieur de Musique de Paris : former des professionnels de la musique. Pablo CASALS, Jacques THIBAUD, Nadia BOULANGER, Paul DUKAS, Wanda LANDOWSKA, Georges ENESCO entre autres y ont assur un enseignement et quelques clbres lves tels que Elliott CARTER, Joaquim RODRIGO, Igor MARKEWITCH, Dinu LIPATTI, Samson FRANOIS y ont t forms. Un texte court est mis en exergue et prcde une srie dexercices techniques. Deux facteurs sont la base de toute tude instrumentale : - Un facteur psychique, duquel relvent got, imagination, raisonnement, sentiment de la nuance et de la sonorit ; en un mot, le style. - Un facteur physiologique, cest--dire habilit manuelle et digitale, soumission absolue des muscles et des nerfs aux exigences matrielles de lexcution. 27

Les Principes rationnels de la technique pianistique dAlfred CORTOT prsente la particularit dlargir lenseignement technique la culture gnrale. Pour dvelopper les qualits psychiques, qui sont avant tout fonction de la personnalit et du got, la pdagogie ne trouve gure de point dappui que dans lenrichissement de la culture gnrale, dans le dveloppement des facults imaginatives et analytiques, qui permettent la traduction des motions ou des sensations voques par la musique. Il nexiste pas pour cela de bons ou de mauvais systmes. Il ny a que de bons ou de mauvais professeurs. 28

27 CORTOT Alfred, Principes rationnels de la technique pianistique, Paris, Salabert, 1928. 28 Ibid.

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Par ailleurs, la mthode dAlfred CORTOT est traditionnelle, dans la mesure o elle est conue comme tout recueil de technique, avec une proposition de diffrents exercices de technique pure labore partir de sa propre exprience de pianiste. Loriginalit de la mthode dAlfred CORTOT est de ramener une difficult son principe lmentaire et de crer un exercice appropri qui permette ainsi ltudiant de rsoudre le problme technique et de gagner un temps prcieux. Alfred CORTOT nourrissait une ide la fois haute et modeste de son rle et il stonne de ce moment mystrieux que lon rencontre dans lenseignement o se transmet, linsu de lenseignant quelque chose de sa personnalit. Au fond, on nenseigne pas, tout au plus suggre-t-on. Un terrain bien prpar, la rigueur, on le fertilise. Mais par quels sortilges communique-t-on dautres ce qui vous appartient aussi personnellement que la peau et les viscres ? Cette question je me la suis pose sans relche, sans jamais pouvoir y rpondre. 29

On sait, par des tmoignages, quAlfred CORTOT faisait preuve dune grande coute vis--vis de ses tudiants et que son esprit tait ouvert dautres conceptions que les siennes. Le moment particulier dont parle Alfred CORTOT dans sa citation est fait de la rencontre de deux personnalits, qui ont de lestime lune pour lautre et des affinits dans leur sensibilit. Elle sinscrit dans le rapport matre lve. On connat par exemple le lien trs fort qui stablit entre Heinrich NEUHAUS et Sviatoslav RICHTER. Alfred CORTOT emploie le mot sortilge pour mettre un vocable sur cet change un peu magique qui fonctionne parfois entre deux personnes. Cette rencontre privilgie nest pas systmatique dans lenseignement et lorsquelle nintervient pas lenseignement se rduit transmettre un savoir-faire. Il ne faut pas oublier que llve-musicien est dj un peu diffrent des autres dans la mesure o il se sent attir par ce style de langage. Le rle de son matre consiste lui imposer de ressentir quelque chose de trs bien dfini, le mettre en condition de ressentir le plus prcisment possible. Mais en dehors de certaines techniques assez gnrales, on ne peut rien apprendre dautres[]Jattribue lenseignement un rle finalement trs limit. 30

Cette limite de lenseignement se ressent peut-tre, au moment o ce qui tait transmissible la t et quil reste au pianiste-apprenti faire ce chemin qui passe de la connaissance lexprience de la musique vcue. Une sonate de Ludwig van BEETHOVEN joue en public lge de trente ans par un pianiste et rejoue vingt ans plus tard, ne reprsente pas une seule et mme interprtation. Entre les deux excutions, vingt ans dune vie se seront couls, et le regard port sur cette mme uvre sera charg des expriences de sa vie, du contexte culturel dans lequel il vit29 GAVOTY Bernard, Alfred Cortot, Paris, Buchet-Chastel, p.78. 30 LAFAYE Jean-Jacques, Aldo Ciccolini, Musique et Vrit, entretiens, Paris, ditions du Felin, 1998, pp.65.

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et qui aura chang. Elle sera marque de ses rencontres, de ses lectures et de tout ce qui, en lui, aura chemin. Cest ainsi que la musique peut vivre et quelle continue tre interprte en donnant entendre au public, en les rendant audibles et comprhensibles, une proposition de sens une uvre et son caractre expressif. Cette proposition de sens na pas valeur de vrit, elle reprsente lopinion individuelle et phmre dun artiste dans un temps donn par le contexte du concert.

C. Quelques tmoignages pris dans la littrature musicaleCes tmoignages sont des extraits dentretiens avec des pianistes concertistes recueillis dans divers ouvrages de littrature musicale. Nous nous sommes intresss tout ce que nous pouvions rcolter sur le toucher mais aussi tout ce qui concerne la sonorit et linterprtation. Traitant ce concept dans un contexte plus large, il est alors ncessaire denvisager tout lment se situant en priphrie de ce toucher.

1. Le toucher au service de linterprtation

Pour parler et prtendre tre cout, il faut non seulement savoir parler, mais dabord et surtout avoir quelque chose dire. Cest trs simple apparemment, mais il serait facile de prouver que des centaines et des milliers dinterprtes pchent constamment contre cette rgle. 31

La remarque de Heinrich NEUHAUS nonce une ide importante : pour tre un bon pianiste, il faut avoir non seulement des moyens pianistiques et une culture musicale sans reproche mais tre galement dans le dsir de communiquer. Pour tre dans la position dinterprte, il faut porter en soi les qualits dun orateur et donner entendre un public, son discours musical. Autrement dit, tre interprte, cest se sentir investi dun rle de messager. Linterprtation est donc un acte qui engage lartiste. Il ne sagit pas simplement de donner entendre aimablement une uvre que lon possde bien techniquement, mais oser soumettre au public, le fruit de sa rflexion. Cest un acte courageux, personnel. Un pianiste ne se cache pas derrire une interprtation, il se montre.

31 NEUHAUS Heinrich, Lart du piano, Luynes, Van de Velde, 1971. Prface, p.14.

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Linterprte nest pas un simple excutant qui se contente dobir aux instructions laisses sur une partition par le compositeur. Il engage son travail par lanalyse du texte et le travail technique, puis il tente de sapproprier luvre en crant ses propres repres sans jamais se dpartir du respect au texte. Arriv au moment du concert, linterprte soumet au public son intime conviction. Linterprtation musicale ncessite la prsence dun mdiateur qui permet de passer du signe (la partition) au son. Sur une partition les sons sont cods dans leur hauteur, leur dure et dans leur dynamique. Mais cette notation a ses limites. Un texte jou correctement en respectant strictement rythme, nuances et intonation sera plutt qualifi de lecture. Aller au del sappelle : interprter. Une bonne interprtation relve dun quilibre entre les connaissances musicales lies luvre et son compositeur, la technique instrumentale et le temprament de linterprte. Nous ne devons pas oublier que ce texte, pour vivre de sa propre vie, doit recevoir notre vie, nous, et pareillement une construction, il faudra, sur la carcasse en bton de notre scrupulosit envers le texte, ajouter tout ce dont une maison a besoin pour tre finie, cest-dire : llan de notre cur, la spontanit, la libert, la diversit de sentiments. 32

Quelle est la place de cet lan du cur au sein de linterprtation et de quoi est faite cette spontanit dans un art tel que la musique dont certains aspects aspirent une totale matrise ? Charles ROSEN propose un cadre dans lequel peut sinscrire cette part personnelle et singulire de chaque pianiste. Ce cadre impose les limites qui permettent une distanciation entre la vie affective de linterprte et sa vie intellectuelle, spirituelle ; distance ncessaire lacte cratif : Bien que lexcutant doive jouer dune faon expressive, il serait faux de dire quil sexprime par la musique. Il essaie par son excution de crer un objet[] Cet objet est marqu par la personnalit de linterprte et par sa faon de penser mais on ne peut y lire ses penses secrtes ou les vnements de sa vie. 33

Linterprtation est un reflet de la personnalit du pianiste. Ce quexprime linterprte est extrieur sa propre vie mais travers par son identit culturelle. Lmotion quil ressent et quil transmet au public est laboutissement du travail ralis sur le texte musical et ses choix interprtatifs dpendent de son imagination cratrice. Cette qualit est le fait dun esprit qui sest libr de la contrainte impose par la partition, tout en lui restant fidle.

32 BARGAUNU Grigore, LIPATTI Dinu , La lettre du musicien, Revue Piano numro 9, 1995-96, p. 103. 33 ROSEN Charles, Plaisir de jouer, plaisir de penser, Paris, Eshel, 1993, p.74.

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Linterprte dvoile luvre parce que, non seulement elle se dvoile lui, mais parce que, inversement, luvre dvoile aussi linterprte. Une bonne excution dune uvre ne signifie donc pas que linterprte ne joue que ce qui est dans la partition ce niveau de notre analyse une restriction de ce genre na plus de sens mais quil joue ce quelle est. Luvre se rvle linterprte dans son mode dexistence spcifique ainsi que dans sa vrit unique, en lui rvlant en mme temps son mode dexistence et sa vrit lui. 34

La citation de Ren LEIBONITZ donne une ide de cette libert retrouve et de la manire dont, linterprte et luvre acquirent leur indpendance. Il y a un long chemin parcouru entre la premire lecture dune uvre et son excution en concert. La premire lecture est un moment merveilleux de dcouverte. Il est fait de curiosit et dmotions musicales intuitives et spontanes. Linterprte laisse venir lui ses motions sans chercher les comprendre, sans les rattacher ses connaissances. Ce nest pas la spontanit retrouve dont parlait Dinu LIPATTI dans une citation prcdente. On pourrait la qualifier de ractions musicales instinctives. Puis vient le moment du travail. Patiemment le pianiste apprivoise techniquement la partition et paralllement analyse le texte pour en saisir le sens de faon rationnelle. pntrer ainsi au cur de lcriture, avec le droulement des phrases dans leur harmonie, leur rythme et leur respiration, linterprte se dprend de ses motions initiales pour en dcouvrir dautres et cest dans cet loignement des sensations rencontres lors du dchiffrage que luvre dart est joue pour ce quelle est . Ainsi elle peut tre raconte un public et tre comprise de lui Au moment du concert, quelque chose se boucle entre linterprte et luvre. Expose un auditoire, luvre musicale, son tour, rvle aux auditeurs loriginalit du pianiste en restituant, dans linterprtation, travers son toucher: sa nature, sa personnalit. Cest prcisment ce moment-l qui nous permet de faire la jonction entre les deux registres du discours sur le toucher que nous avons rencontr dans les lectures se rapportant notre sujet.

34 LEIBOWITZ Ren, Le compositeur et son double, Paris, Gallimard, 1986, p.27.

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2. Aspects de linterprtation On joue tout bien, condition de navoir ni interprtation ni technique. Linterprtation nest quune ide prconue, une motion fournie. Quant la technique, elle nest quune formule par laquelle on apprend jouer malgr soi. 35

Cette formule quelque peu provocatrice de Samson FRANOIS nonce sa faon une ide qui nest pas trs loigne de celle de Ren LEIBOWITZ cite prcdemment. Au moment de linterprtation, le pianiste retrouve une spontanit parce quil sest libr de ses acquisitions (travail technique, rflexion analytique). Mais un concertiste ne joue jamais tout fait ce quil a prvu de jouer, de la mme faon qu moins de le lire ou de lapprendre par cur, on ne connat jamais tout fait lavance les mots qui nous viennent lorsquon prononce un discours. Il y a toujours, pour lartiste, une part imprvue dans un concert et cela, malgr les prparatifs exigeants. La musique est un art de rigueur et la discipline de linterprtation un art phmre et prilleux. Nul doute que le toucher de linterprte soit au cur de ce moment, et quil contient en lui toutes ces circonstances. Samson FRANOIS par sa formulation invite retrouver deux qualits indispensables une bonne interprtation : lintuition et limagination. Samson FRANOIS fut llve dAlfred CORTOT et dYvonne LEFBURE. Sa carrire de pianiste fut brillante et phmre puisquil dcda lge de 46 ans. Ctait un personnage atypique qui ne faisait pas lunanimit mais ne laissait pas indiffrent. Voil enfin un interprte ! Dans une gnration peuple de jeunes gens scrupuleux, souvent irrprochables, honntes leur piano comme des comptables derrire leur tiroir-caisse, il fait bon de distinguer un artiste personnel, qui a le sens, le got du risque et prfre, au besoin, ltrange au banal. Samson FRANOIS cherche. Parfois, il erre, la dcouverte. Mais ses trouvailles sont royales. 36

Il a laiss quelques crits sur le toucher. Ces derniers datent de 1960, soit dix ans avant sa mort. Ils sont rassembls sous la plume de Jean ROY, collaborateur du Monde de la Musique. Lauteur a rencontr plusieurs fois le pianiste. Son livre nest pas seulement un essai biographique. Jean ROY insiste particulirement sur la personnalit de cet artiste tourment, travers par des questions existentielles et les rpercussions quelles eurent sur son art de linterprtation. La vie agite de Samson FRANOIS voque une certaine fragilit, mais nest-ce pas aussi ce qui le rendait aussi disponible son art ?

35 ROY Jean, Samson FRANOIS, le pote du piano, Paris, Josette Lyon, 1997, p.99. 36 Critique parue dans le Figaro du 22 juin 1950, signe Bernard GAVOTY.

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Naime pas exister, celui qui tche de conserver sa vie par crainte de la perdre ; et dune manire gnrale, celui pour qui le seul fait de vivre ne suffit pas et qui cherche une raison sa vie. Car celui qui aime lexistence aime quelque chose quil ne peut ni concevoir ni dfinir ; il aspire au mouvement pour le seul amour du mouvement afin de le devenir, cest--dire quil sanime pour le seul amour de sanimer et sans aucune autre raison. 37

Cette grande sensibilit pour le moment prsent avait pouss celui que lon appelait Le pote du piano a organiser sa vie autour de la libert. Il ne supportait aucune attache, aucun honneur. Il se mettait en tat de totale disponibilit ce qui nallait pas sans lui poser des difficults, souvent douloureuses. Nous avons choisi de lui accorder une place dans notre crit en raison de son attitude extrme, de son intelligence aux qualits visionnaires. Je vis mon imagination disait Samson FRANOIS. Abordant le problme de linterprtation, Samson FRANOIS dit : quil refusait dalourdir la musique dun contexte potique ou mtaphysique : larrire-pense ne doit pas tre consciente. Le rcital nest pas une confession, cest un spectacle[] il faut jouer avec naturel, si je suis fatigu, je jouerai fatigu, puis je me prendrai au jeu et luvre semparera de moi, mais je ne dois pas en tre conscient. 38

Samson FRANOIS confirme, au fil de son discours, sa position. Il choisit dans cette citation deux mots antinomiques : confession (dans le sens de confidence) et spectacle (du latin spectare : regarder). Ce qui semble important pour lauteur dans lide du spectacle, cest que le fait dtre sous le regard, semble reprsenter la condition ncessaire pour endosser son rle dinterprte au-del de la fatigue. Sur scne avec sa ralit physique, il semble assur que la musique, par un effet retour, le transforme en interprte inspir. Cette vision romantique de linterprte se retrouve dans les propos dautres artistes. Edwin FISCHER disait de ce mme moment : Tous les liens se dnouent, tous les complexes svanouissent et vous planez. On ne sent plus : je joue, mais a joue, et tenez : tout est juste[] Le plus grand bonheur de lartiste ; ntre plus que mdium, mdiateur, entre le divin, lternel, et les hommes. 39

Lexpression a joue dit de manire explicite, ce qui, dans le jeu du pianiste se met luvre, son insu. Le discours tente de traduire ltat de subjectivit qui submerge lartiste. Difficile tentative pour dire ce quil en est dun moment fait la fois dune extrme concentration et de gestes techniques parfaitement matriss mais qui reprsente aussi un moment dabandon, une sorte de lcher-prise .

37 ROY Jean, SAMSON Franois, le pote du piano, Paris, Josette Lyon, 1997, p.64. 38 Ibid. p.84. 39 Cit in Linterprtation musicale , Encyclopdie Universalis.

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Celui qui se voue ainsi, en pleine concentration, rendre la vie un chef-duvre, et se laisse influencer et guider par le fluide qui mane de ce mme chef-duvre celui qui est donne la grce de ressentir les effets de lintuition, cette inspiration plus haute que la raison et le sentiment, car elle peut les guider et les rgir tous les deux celui-l, aux heures o lesprit souffle, approchera de ce but que jai dsign comme un idal : laccord parfait entre ce que le compositeur voulait exprimer et son obissant serviteur, linterprte. 40

Force est de constater que les pianistes, pour exprimer la part dindicible qui intervient dans toute interprtation sont souvent enclins utiliser un discours mystique . Mais tous ne sont pas dans cette dynamique et une conception plus rationnelle de leur rle les amne des propos plus contenus et ils tentent dexpliquer, au plus prs de la ralit, un moment qui oscille entre deux ples : contrle et abandon. Adeptes de lexgse, ces artistes ne nient pas le ct particulier de la fonction dinterprte mais pensent quil nest pas ncessaire den tmoigner car cela ne sert en rien, la musique. En ralit, tout, dans la fonction dinterprte nest que paradoxe. Il lui faut toujours faire en mme temps des choses rigoureusement incompatibles ; la fois contrler et soublier, servir le compositeur et exprimer sa personnalit. Il nous faut vivre avec ces contradictions[] Il ne sagit pas non plus de soublier au point dattendre le message du compositeur directement du ciel ! Ce serait trs hypothtique ! 41

Alfred BRENDEL reprsente bien cette catgorie de pianistes rationalistes et il nest pas ncessaire de mettre en opposition les deux attitudes. Il sagit tout au plus dune diffrence dans la manire de vivre son mtier. Lun se vivant en prophte de la musique, charg de transmettre la vie cache des uvres interprtes, lautre en exgte de la musique, charg de faire connatre ses contemporains les uvres du pass et du prsent et de les faire vivre sous leurs doigts. Le chemin qui conduit linterprtation est le mme pour les deux catgories de pianistes. Il passe par le travail de la technique, la rflexion sur le texte et le dsir de transmettre un public le fruit de sa recherche. tre musicien cest, de toute faon, aller au-del de la note crite. Cest dans ce dpassement que le pianiste transmet sa vision de luvre et quil nous permet dentendre son identit pianistique : son toucher.

40 GIESEKING Walter, Comment je suis devenu pianiste, Paris, Fayard/Van de Velde, 1991, p 83. 41 LANNES Sophie, Alfred Brendel: le paradoxe de linterprte, La lettre du Musicien, Piano n7, 1993-94, p.8.

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Dans son discours sur le toucher, on retrouve avec Samson FRANOIS, la mme facult den exprimer potiquement la singularit et cette mme disponibilit intrieure : Le toucher doit toujours tre amoureux. Ne jamais jouer pour jouer. Ne jamais chercher raliser une performance technique, cela empche de se mettre lcoute de ce que les sons nous disent. 42

Nous reviendrons largement sur cette question dans la partie rserve linterview des cinq pianistes professionnels. Notre questionnaire reprsente une tentative dexploration du toucher dans tous ses registres. Puisque nous en revenons au toucher, il est une ralit qui distingue le pianiste de la majorit des autres instrumentistes : le pianiste-concertiste ne joue pas sur son instrument personnel. Il ne connat ni le timbre, ni la rsistance du clavier quil va jouer. Certains pianistes incluent, dans leur emploi du temps, quand cela est possible, un moment pour apprivoiser linstrument avant le concert, dautres ne dsirent pas connatre le piano, ctait le cas, par exemple, pour Claudio ARRAU. Cette ralit nous semble aiguiser, encore davantage, le sens du toucher du pianiste. Un instrumentiste qui joue sur son instrument finit par sidentifier la voix de son instrument. Il prend appui sur cette connaissance et cherche retrouver la sonorit qui lui est familire. Seule la nouvelle acoustique du lieu o il joue et le public perturbent ses repres habituels. Le pianiste, lors dun concert, fait connaissance avec un piano. Trs vite, en fonction du timbre de linstrument et de ses caractristiques mcaniques, il met toutes ses capacits dcoute la recherche de la sonorit quil pense pouvoir obtenir de linstrument. Cette ralit difficile, le met en tat de disponibilit auditive et lui permet de dvelopper un sens de ladaptation. En rsum le toucher du pianiste-interprte, la lumire de ce qui est crit prcdemment, serait le fait : - Dun savoir-faire technique, - De connaissances musicales qui permettent daccder linterprtation, - Des qualits dadaptation du pianiste vis--vis dune mcanique et de lacoustique dune salle, - Des qualits personnelles de linterprte.

42 ROY Jean, Samson FRANOIS, le pote du piano, Paris, Josette,1997, p.99.

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Tous ces paramtres participent directement la spcificit du toucher du pianiste, et en se conjuguant personnalisent une interprtation. Car, en coutant les pianistes, nous saisissons leurs diffrences et sans elles, le mtier dinterprte nexisterait plus et les uvres ne seraient plus visites.

D. Quelques tmoignages pris dans la critique musicaleNous avons pens quil pouvait tre intressant de consulter des critiques de concert de pianistes afin de dgager le vocabulaire assign au toucher pianistique. Un critique musical, musicographe que lon interrogeait sur son mtier pour tenter de dfinir son travail donnait cette rponse : Il faut que le lecteur en ressorte avec une sensation, que ma plume le fasse entrer dans ce que jai peru comme tant limaginaire de linterprte. Et autant quavec les mots, je crois que cest avec le rythme de la phrase, de lcriture que lon parvient faire ressentir le caractre dune interprtation. 43

Cette citation met en place le cadre de lintervention du critique et le situe clairement dans un registre qui lui est personnel. Nous avons parcouru un certain nombre de critiques de concert et en avons relev quelques extraits. Ces critiques proviennent toutes du journal Le Monde . En les consultant nous avons constat, en premier lieu, que chaque article voquait le toucher du pianiste qui reste la locution choisie pour dfinir la singularit de la sonorit de linterprte pianiste. propos de la Roque dAntheron Dans le parc du chteau de Florans, o, en une double haie dhonneur, veillent trois cent soixante-cinq platanes centenaires, tous semblables et tous diffrents comme les jours de lanne, on a cout depuis dix ans presque autant de pianistes. Et le plaisir de ces confrontations est de faire apparatre quil y a mille manires de toucher un clavier, o toutes les personnalits se refltent comme en un miroir (21 aot 1990 Jacques LONCHAMPT)

Cette critique de caractre gnral confirme, qu les couter pendant ce Festival (qui est la rfrence incontournable pour le piano) les pianistes prsentent des diffrences dans leur jeu et dans leur personnalit. Le piano est un instrument qui prsente une certaine neutralit de timbre. Ce qui, a priori, peut apparatre comme un manque au niveau de43 COCHARD Alain, Dossier sur le mtier de critique musical, site internet: www.contrepoints.com.

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linstrument, permet prcisment linterprte de donner lillusion dentendre tous les instruments lui seul. Il nous parat vident que lon entend, sans conteste, les diffrences entre deux interprtations, parce que les choix de nuances, de timbre ainsi que les tempi varient dun pianiste lautre. La diffrence dans le toucher est certainement plus difficile entendre mais elle existe et les pianistes en sont convaincus.

propos de Dominique MERLET Avec les six tudes de Debussy, le pianiste au toucher lumineux, translucide, uni une technique de marbre, tablissait le climat idal de cette poque, la suprme beaut dun impressionnisme que la guerre tait en train de pulvriser. (6 mai 1990 Jacques LONCHAMPT)

Les deux adjectifs choisis pour tmoigner du toucher de Dominique MERLET voquent la lumire et contrastent dautant mieux avec le marbre de la technique. Et Jacques LONCHAMPT joue sur ce climat de contraste en opposant, en fin de phrase, les mots impressionnisme et guerre pour ces Six tudes composes en 1915. Par ailleurs ce choix de ladjectif lumineux peut voquer la qualit du pianiste rendre distinctement le langage de Claude DEBUSSY dans son criture et dans ses couleurs harmoniques.

propos de Alfred BRENDEL [Premier concerto de BRAHMS] Lyrisme, sous son toucher percutant et soigneusement surveill, ne signifie ni abandon de soi ni souffle irrsistible, extrieur soi. (14 novembre 1990 Anne REY)

La runion des mots : lyrisme et percutant est intressante. Anne REY met en opposition lexpression lyrique dAlfred BRENDEL et son toucher percutant. Ce dernier fait la fois rfrence la caractristique principale de cet instrument cordes frappes, mais aussi la prcision du jeu de lartiste. Laspect lyrique voque la voix chante et non les percussions. Mais ce choix permet lauteur de la critique de mieux cerner la personnalit du pianiste. travers les mots choisis, Anne REY nous indique que si Alfred BRENDEL sexprime avec posie sur son piano, il nest pas sous lemprise dune inspiration et garde tout contrle sur son interprtation