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« TOUJOURS CROYANT ». LECTURE PHILOSOPHIQUE ET THÉOLOGIQUE Conférence inaugurale à l'occasion des dix ans du Parcours d'Histoire de la Philosophie le 4 octobre 2012, à l'Institut Catholique de Paris Emmanuel Falque Institut Catholique de Paris | Transversalités 2013/1 - N° 125 pages 97 à 122 ISSN 1286-9449 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-transversalites-2013-1-page-97.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Falque Emmanuel, « « Toujours croyant ». Lecture philosophique et théologique » Conférence inaugurale à l'occasion des dix ans du Parcours d'Histoire de la Philosophie le 4 octobre 2012, à l'Institut Catholique de Paris, Transversalités, 2013/1 N° 125, p. 97-122. DOI : 10.3917/trans.125.0097 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Institut Catholique de Paris. © Institut Catholique de Paris. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 138.73.1.36 - 31/05/2013 20h48. © Institut Catholique de Paris Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 138.73.1.36 - 31/05/2013 20h48. © Institut Catholique de Paris

« Toujours croyant ». Lecture philosophique et théologique

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« TOUJOURS CROYANT ». LECTURE PHILOSOPHIQUE ETTHÉOLOGIQUEConférence inaugurale à l'occasion des dix ans du Parcours d'Histoire de la Philosophie le4 octobre 2012, à l'Institut Catholique de ParisEmmanuel Falque Institut Catholique de Paris | Transversalités 2013/1 - N° 125pages 97 à 122

ISSN 1286-9449

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-transversalites-2013-1-page-97.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Falque Emmanuel, « « Toujours croyant ». Lecture philosophique et théologique » Conférence inaugurale à l'occasion

des dix ans du Parcours d'Histoire de la Philosophie le 4 octobre 2012, à l'Institut Catholique de Paris,

Transversalités, 2013/1 N° 125, p. 97-122. DOI : 10.3917/trans.125.0097

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Distribution électronique Cairn.info pour Institut Catholique de Paris.

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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« tOuJOurs CrOyANt » LECturE PHILOsOPHIQuE Et tHÉOLOgIQuE

Conférence inaugurale à l’occasion des dix ansdu Parcours d’histoire de la Philosophie

le 4 octobre 2012, à l’Institut Catholique de Paris

emmanuel Falque

Professeur, doyen de la faculté de PhilosophieInstitut Catholique de Paris

« Il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqués. »1 lecélèbre mot de Pascal dans ledit argument du pari, et le plus souventincompris, ne donne pas le choix. ou plutôt, nous n’avons pas le choixd’avoir le choix. À pouvoir choisir ceci ou cela, le parieur ne peut pas sechoisir choisissant, étant toujours pris par avance dans l’acte du choix.Paradoxalement, tout choix repose donc sur un non-choix : celui de choisircertes, mais aussi d’avoir déjà choisi sans avoir le choix. l’homme, àl’instar du joueur, « est embarqué » dans le match d’une existence où il fautbien miser. le turfiste n’use pas seulement de son tiercé comme d’un passe-temps, mais le consacre au contraire en lieu et place de son existence – prisdans le choix de ne pas avoir le choix : au moins celui de parier quand bienmême on perdrait au résultat du pari. S’il y a décision certes, en particulierdans le « choix de croire », celle-ci se fonde donc, et cependant, sur une«  non-décision absolue  », qu’il s’agit au moins de reconnaître faute depouvoir la trancher. non seulement le théologien, mais aussi le philosophe,voire même l’«  homme tout court  », demeure toujours «  concerné  »,« surpris », « touché », voire « trouvé », par l’objet dont il traite dès lors qu’il

1. Blaise PaSCal, Pensées, l. 418 / B. 233 (« Infini, rien »), dans louis laFuMa (éd.),Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1964, p. 550.

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Transversalités, janvier-mars 2013, n° 125, p. 97-00

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et dit autrement, pas de «  dé-fiance  décidée » sans une «  con-fiance originaire », non pas en cela qu’on puisse et doive se fier à tout, maispar là qu’on se fie toujours à quelque chose et en particulier à notre irréduc-tible « croyance d’être monde » – ceci afin de pouvoir se défier d’autre chose,voire du monde lui-même. telle est la « foi philosophique » que MauriceMerleau-Ponty nommera plus tard « perceptive », qui fait précisément qu’onne peut pas croire qu’il soit possible de ne pas croire, indépendamment de ceciou cela à quoi on (se) décide à croire: « nous avons à replacer la relation d’unepensée à son objet dans une relation plus sourde avec le monde, suggère lephilosophe de façon posthume, dans une initiation au monde sur laquelle ellerepose et qui est toujours déjà faite quand le retour réflexif intervient »4.

une question, voire la question centrale, maintenant se pose – au moinsau titre de l’homologie nominale de la «  foi  ». Si, dans le cadre d’unephilosophie préréflexive, le mot de « foi » ne s’entend certes pas dans le« sens de décision » mais en celui « de ce qui est avant tout position, foianimale »5, qu’en est-il alors de l’articulation de cette « foi originaire » avec« la foi » – entendons précisément ici l’acte de foi ou la croyance religieuse?Dit autrement, s’il faut certes trouver et poser une « foi (perceptive) » aufondement de la « foi (religieuse) », la première exclut-elle la seconde, ouplutôt n’en est-elle pas la condition de possibilité et comme sa structuretranscendantale? Pas de foi décidée en Dieu, dans le kérygme par exemple,sans une foi toujours présupposée au monde, puisque par avance toujoursnous y sommes, voire même nous le sommes. C’est à trop exclure la « foiperceptive », comme croyance indéfectible que « nous sommes au monde »,de la «  foi religieuse  », comme «  acte de foi confessionnel  », que lescroyants eux-mêmes se sont parfois exclus de la communauté humaine« toujours croyante ». et c’est à trop dénoncer la « foi religieuse confes-sante » que les athées, ou les non croyants, au nom d’une « foi perceptiveprétendument indépendante » n’imaginent pas, ou plus, le lien qui tisse lemonde profane au monde sacré, comme si la croyance religieuse devaitnécessairement se déconnecter de l’humanité. De la «  foi perceptive  »(philosophie), à la « foi religieuse » (anthropologie) puis à la « foi confes-

4. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, gallimard, p. 48-74 : « lafoi perceptive et la réflexion » (cit. p. 57).

5. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., note 1 p. 17 : « notion defoi à préciser. Ce n’est pas la foi dans le sens de décision, mais dans le sens de ce qui est avanttout position, foi animale. »

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fait acte de pensée. tout véritable penseur est en quelque sorte « inséré dansle tableau, tiré de la salle du spectacle et jeté sur la scène », pour reprendrele mot de Karl Barth, le théologien fût-il cependant « requis en propre » parcela qu’il envisage – à savoir Dieu lui-même2. avant même toute décisionkérygmatique, la «  conviction de foi religieuse  » se fonde sur une« croyance philosophique originaire » ou une « foi initiale », en laquelle elleprend racine, en cela que nous « sommes-au-monde » pour nous envisageraussi comme « être-à-Dieu ».

le choix en effet n’est pas, et ne fut probablement jamais, celui de« croire » ou de ne « pas croire », au moins pour ce qui est de notre être-làphilosophique au monde. Il revient plutôt et seulement à se demander « qui »et «  comment  » croire, puisque de toute façon et toujours on croit. lacroyance philosophique (au monde) précède la croyance théologique (àDieu), et la supporte de part en part. Davantage que de baptiser des chrétiensdits « anonymes » (K. rahner), et sans non plus y préférer toujours l’expli-cite de l’identité (H. urs von Balthasar), on acceptera donc, au moins enphilosophe, que le « non-thématique » puisse demeurer du « non-thématisé »,voire « non-thématisable » ; qu’une « croyance originaire » ou une Urdoxa,pour le dire dans les termes d’edmund Husserl, demeure toujours le fond detoute croyance: « toute activité de connaissance a toujours pour sol universelun monde ; et cela désigne en premier lieu un sol de croyance passive univer-selle en l’être », celui-là même qui justifie la création du néologisme du terme« croyance-mère » (Ürglaube) ou de « croyance originaire » (Urdoxa)3. Bref,

2. Karl BartH, Introduction à la théologie évangélique, labor et fides, genève, 1962,septième leçon « réquisition », p. 62 : « l’objet de la science théologique ne permet pas àl’homme qui s’y consacre de se distancer par rapport à lui pour en faire son profit […] : cetobjet est là, il l’inquiète et le dérange, non seulement de loin – comme pourrait le faire unbref éclair de chaleur à l’horizon ; il cherche et trouve cet homme là où il est ; mieux : il l’adéjà cherché et trouvé. Il l’a concerné. Il l’a surpris, touché et requis. Il s’est emparé de lui.De son côté, le théologien a été en quelque sorte “inséré dans le tableau”, tiré de la salle despectacle et jeté sur la scène. »

3. edmund HuSSerl, respectivement Expérience et jugement (1929), PuF, coll.« epiméthée », Paris, 1970, § 7, p. 32-35 : « le monde, sol universel de la croyance en tantque toujours déjà donné à toute expérience d’objets singuliers  » (cit. p. 34) ; et Idéesdirectrices pour une phénoménologie (1913), Seuil, Paris, 1950, § 104 : « les modalitésdoxiques en tant que modification », p. 358: « il faut une expression propre qui tienne comptede cette position à part et qui efface toute référence à cette tendance commune à mettre lacertitude sur le même plan que les autres modes de la croyance. nous introduisons le termede croyance-mère (Urglaube) ou de proto-doxa (Urdoxa) : il permet de marquer de façonadéquate la référence intentionnelle que nous avons souligné de toutes les « modalités decroyance » à la croyance mère ».

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et dit autrement, pas de «  dé-fiance  décidée » sans une «  con-fiance originaire », non pas en cela qu’on puisse et doive se fier à tout, maispar là qu’on se fie toujours à quelque chose et en particulier à notre irréduc-tible « croyance d’être monde » – ceci afin de pouvoir se défier d’autre chose,voire du monde lui-même. telle est la « foi philosophique » que MauriceMerleau-Ponty nommera plus tard « perceptive », qui fait précisément qu’onne peut pas croire qu’il soit possible de ne pas croire, indépendamment de ceciou cela à quoi on (se) décide à croire: « nous avons à replacer la relation d’unepensée à son objet dans une relation plus sourde avec le monde, suggère lephilosophe de façon posthume, dans une initiation au monde sur laquelle ellerepose et qui est toujours déjà faite quand le retour réflexif intervient »4.

une question, voire la question centrale, maintenant se pose – au moinsau titre de l’homologie nominale de la «  foi  ». Si, dans le cadre d’unephilosophie préréflexive, le mot de « foi » ne s’entend certes pas dans le« sens de décision » mais en celui « de ce qui est avant tout position, foianimale »5, qu’en est-il alors de l’articulation de cette « foi originaire » avec« la foi » – entendons précisément ici l’acte de foi ou la croyance religieuse?Dit autrement, s’il faut certes trouver et poser une « foi (perceptive) » aufondement de la « foi (religieuse) », la première exclut-elle la seconde, ouplutôt n’en est-elle pas la condition de possibilité et comme sa structuretranscendantale? Pas de foi décidée en Dieu, dans le kérygme par exemple,sans une foi toujours présupposée au monde, puisque par avance toujoursnous y sommes, voire même nous le sommes. C’est à trop exclure la « foiperceptive », comme croyance indéfectible que « nous sommes au monde »,de la «  foi religieuse  », comme «  acte de foi confessionnel  », que lescroyants eux-mêmes se sont parfois exclus de la communauté humaine« toujours croyante ». et c’est à trop dénoncer la « foi religieuse confes-sante » que les athées, ou les non croyants, au nom d’une « foi perceptiveprétendument indépendante » n’imaginent pas, ou plus, le lien qui tisse lemonde profane au monde sacré, comme si la croyance religieuse devaitnécessairement se déconnecter de l’humanité. De la «  foi perceptive  »(philosophie), à la « foi religieuse » (anthropologie) puis à la « foi confes-

4. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, gallimard, p. 48-74 : « lafoi perceptive et la réflexion » (cit. p. 57).

5. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., note 1 p. 17 : « notion defoi à préciser. Ce n’est pas la foi dans le sens de décision, mais dans le sens de ce qui est avanttout position, foi animale. »

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fait acte de pensée. tout véritable penseur est en quelque sorte « inséré dansle tableau, tiré de la salle du spectacle et jeté sur la scène », pour reprendrele mot de Karl Barth, le théologien fût-il cependant « requis en propre » parcela qu’il envisage – à savoir Dieu lui-même2. avant même toute décisionkérygmatique, la «  conviction de foi religieuse  » se fonde sur une« croyance philosophique originaire » ou une « foi initiale », en laquelle elleprend racine, en cela que nous « sommes-au-monde » pour nous envisageraussi comme « être-à-Dieu ».

le choix en effet n’est pas, et ne fut probablement jamais, celui de« croire » ou de ne « pas croire », au moins pour ce qui est de notre être-làphilosophique au monde. Il revient plutôt et seulement à se demander « qui »et «  comment  » croire, puisque de toute façon et toujours on croit. lacroyance philosophique (au monde) précède la croyance théologique (àDieu), et la supporte de part en part. Davantage que de baptiser des chrétiensdits « anonymes » (K. rahner), et sans non plus y préférer toujours l’expli-cite de l’identité (H. urs von Balthasar), on acceptera donc, au moins enphilosophe, que le « non-thématique » puisse demeurer du « non-thématisé »,voire « non-thématisable » ; qu’une « croyance originaire » ou une Urdoxa,pour le dire dans les termes d’edmund Husserl, demeure toujours le fond detoute croyance: « toute activité de connaissance a toujours pour sol universelun monde ; et cela désigne en premier lieu un sol de croyance passive univer-selle en l’être », celui-là même qui justifie la création du néologisme du terme« croyance-mère » (Ürglaube) ou de « croyance originaire » (Urdoxa)3. Bref,

2. Karl BartH, Introduction à la théologie évangélique, labor et fides, genève, 1962,septième leçon « réquisition », p. 62 : « l’objet de la science théologique ne permet pas àl’homme qui s’y consacre de se distancer par rapport à lui pour en faire son profit […] : cetobjet est là, il l’inquiète et le dérange, non seulement de loin – comme pourrait le faire unbref éclair de chaleur à l’horizon ; il cherche et trouve cet homme là où il est ; mieux : il l’adéjà cherché et trouvé. Il l’a concerné. Il l’a surpris, touché et requis. Il s’est emparé de lui.De son côté, le théologien a été en quelque sorte “inséré dans le tableau”, tiré de la salle despectacle et jeté sur la scène. »

3. edmund HuSSerl, respectivement Expérience et jugement (1929), PuF, coll.« epiméthée », Paris, 1970, § 7, p. 32-35 : « le monde, sol universel de la croyance en tantque toujours déjà donné à toute expérience d’objets singuliers  » (cit. p. 34) ; et Idéesdirectrices pour une phénoménologie (1913), Seuil, Paris, 1950, § 104 : « les modalitésdoxiques en tant que modification », p. 358: « il faut une expression propre qui tienne comptede cette position à part et qui efface toute référence à cette tendance commune à mettre lacertitude sur le même plan que les autres modes de la croyance. nous introduisons le termede croyance-mère (Urglaube) ou de proto-doxa (Urdoxa) : il permet de marquer de façonadéquate la référence intentionnelle que nous avons souligné de toutes les « modalités decroyance » à la croyance mère ».

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une croyance à l’origine

on le sait, et il revient à Charles Péguy de nous l’avoir appris :« Descartes, dans l’histoire de la pensée, ce sera toujours ce cavalier françaisqui partit d’un si bon pas. »7 Point n’est donc question de rejeter ici ce quifonde notre modernité, loin s’en faut. au «  doute  » de la philosophiemoderne (Descartes) cède néanmoins le pas aujourd’hui de la « réduction »dans le cadre de la phénoménologie (Husserl). là où la première néantisaitle monde, la seconde le suspend ou le met « entre parenthèses » : « ce quenous mettons hors-jeu, c’est la thèse générale qui tient à l’essence de l’atti-tude naturelle »8. Husserl diffère donc en cela de Descartes qu’il inspectemoins le monde et sa possible existence (jugement ontique), qu’il nequestionne et interroge celui-là même qui scrute le monde (jugement ontolo-gique). rien ne demeure de la «  chose  » ou de la res chez Husserl, ycompris de la res cogitans, en cela que cette dernière finit encore par réifierle sujet plutôt que de l’ouvrir à l’ensemble de ses modes de possibilités : « Jene nie pas ce monde comme si j’étais sophiste, poursuit le père de laphénoménologie, je ne mets pas son existence en doute, comme si j’étaissceptique; mais j’opère l’epochê “phénoménologique” qui m’interdit absolu-ment tout jugement sur l’existence spatio-temporelle. »9

une question néanmoins se pose, qui servira précisément de fil conduc-teur pour la quête d’une irréductible croyance. Si tout jugement sur l’exis-tence ou la non existence du monde est suspendu, l’attitude naturelle donc,qu’en est-il alors de cet acte même de mettre entre parenthèse ? Ditautrement, s’abstraire de tout jugement sur le monde (epochê) pour setourner vers les actes de conscience (intentionnalité), est-ce alors faire fi detout jugement positif sur le monde, à savoir de cette « croyance originaireet spontanée », disions-nous irréductible, que le monde existe plutôt qu’il

7. Charles PÉguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne(juillet 1914), dans robert BuraC (éd.), Œuvres en prose complètes, Pléiade, Paris, 1992,p. 1280.

8. edmund HuSSerl, Idées directrices pour une phénoménologie (Ideen I, 1913), Paris,gallimard, 1950, § 32, « l’épochê phénoménologique », p. 102. quant à l’écart entre laperspective husserlienne et la visée cartésienne, nous renvoyons à l’ancienne mais excellentecontribution d’alexandre löWIt, « l’épochê de Husserl et le doute de Descartes », Revue demétaphysique et de morale 62 (4), 1957, p. 399-415.

9. Ibid. (souligné dans le texte). quant au passage (critiqué par Husserl) du cogito à lares cogitans, voir Méditations cartésiennes (1929), Vrin, Paris, 1980, § 10, p. 20-21 :« Comment Descartes a manqué l’orientation transcendantale ».

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sante » (théologie), un continuum demeure toujours à poser, quand bienmême l’acte de foi confessant marquerait une rupture relativement à lacroyance commune d’être toujours « déjà-là-au-monde » (foi perceptive),voire relié à une quelconque transcendance (foi religieuse). on tiendra ence sens la « croyance philosophique » ou la « foi perceptive » comme le lieude la plus grande communauté d’humanité, là où Dieu lui-même, et notreacte de foi confessant, auront aussi à s’incarner6.

Rien n’est donc moins à croire qu’on ne croit pas, pour le croyant certes,mais aussi pour l’incroyant. tous deux ont en commun d’être et de demeurer« toujours croyant ». Il y va de notre croyance originaire au monde (Merleau-Ponty) comme de l’auto-affectivité (Michel Henry). la première ne peut pasne pas nous faire « croire que l’on croit », comme la seconde ne peut pas nepas nous donner à « sentir que l’on sent ». Dans les deux cas, un mêmeredoublement, à la quête de l’irréductible comme aussi de l’indicible. Il y adu monde comme il y a du sentir, et dans cet « il y a » se tient la communautéinavouée d’un être-là communément partagé. « toujours croyant » nous lesommes donc, non pas en Dieu d’abord, ni même en l’homme, mais dansce choix de ne pas avoir le choix – « toujours embarqués » dans un pari dontnul ne saura a priori se départager. Si la théologie, comme déploiement durévélé, nous incombe donc d’adhérer ou non à cela qui s’est prodigué(l’acte de foi), la philosophie, comme description du donné, nous maintientdans une « communauté de croyance » dont on ne pourra pas à tout le moinsse détacher (la foi perceptive ou originaire). le kérygme comme « décision(confessante) de croire » s’enracine toujours sur une foi perceptive comme« engagement (philosophique) dans le croire ». le spécifique de la foi « enDieu » ne peut que s’enraciner sur le socle commun de la foi dans uneirréductible passion du « croire en général ». C’est à trop oublier que « tousnous sommes embarqués », que certains croyants risqueraient de quitter tropvite la rive de l’humanité, pour se voir soudain esseulés.

6. Sans qu’ils soient exactement articulés les uns aux autres, ou à tout le moins pas enmême façon que nous l’opérons ici, on trouvera un excellent exposé de l’ensemble desmodalités du «  croire  » (du «  croire que  » au «  croire en  »), dans Paul rICoeur, «  lacroyance », dans Encyclopaedia Universalis, Paris, 1976, vol. V, p. 173 et sv. À compléterpar Philippe FontaIne, La croyance, ellipses, Paris, 2003 (avec d’excellentes analysesphénoménologiques sur ce point).

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une croyance à l’origine

on le sait, et il revient à Charles Péguy de nous l’avoir appris :« Descartes, dans l’histoire de la pensée, ce sera toujours ce cavalier françaisqui partit d’un si bon pas. »7 Point n’est donc question de rejeter ici ce quifonde notre modernité, loin s’en faut. au «  doute  » de la philosophiemoderne (Descartes) cède néanmoins le pas aujourd’hui de la « réduction »dans le cadre de la phénoménologie (Husserl). là où la première néantisaitle monde, la seconde le suspend ou le met « entre parenthèses » : « ce quenous mettons hors-jeu, c’est la thèse générale qui tient à l’essence de l’atti-tude naturelle »8. Husserl diffère donc en cela de Descartes qu’il inspectemoins le monde et sa possible existence (jugement ontique), qu’il nequestionne et interroge celui-là même qui scrute le monde (jugement ontolo-gique). rien ne demeure de la «  chose  » ou de la res chez Husserl, ycompris de la res cogitans, en cela que cette dernière finit encore par réifierle sujet plutôt que de l’ouvrir à l’ensemble de ses modes de possibilités : « Jene nie pas ce monde comme si j’étais sophiste, poursuit le père de laphénoménologie, je ne mets pas son existence en doute, comme si j’étaissceptique; mais j’opère l’epochê “phénoménologique” qui m’interdit absolu-ment tout jugement sur l’existence spatio-temporelle. »9

une question néanmoins se pose, qui servira précisément de fil conduc-teur pour la quête d’une irréductible croyance. Si tout jugement sur l’exis-tence ou la non existence du monde est suspendu, l’attitude naturelle donc,qu’en est-il alors de cet acte même de mettre entre parenthèse ? Ditautrement, s’abstraire de tout jugement sur le monde (epochê) pour setourner vers les actes de conscience (intentionnalité), est-ce alors faire fi detout jugement positif sur le monde, à savoir de cette « croyance originaireet spontanée », disions-nous irréductible, que le monde existe plutôt qu’il

7. Charles PÉguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne(juillet 1914), dans robert BuraC (éd.), Œuvres en prose complètes, Pléiade, Paris, 1992,p. 1280.

8. edmund HuSSerl, Idées directrices pour une phénoménologie (Ideen I, 1913), Paris,gallimard, 1950, § 32, « l’épochê phénoménologique », p. 102. quant à l’écart entre laperspective husserlienne et la visée cartésienne, nous renvoyons à l’ancienne mais excellentecontribution d’alexandre löWIt, « l’épochê de Husserl et le doute de Descartes », Revue demétaphysique et de morale 62 (4), 1957, p. 399-415.

9. Ibid. (souligné dans le texte). quant au passage (critiqué par Husserl) du cogito à lares cogitans, voir Méditations cartésiennes (1929), Vrin, Paris, 1980, § 10, p. 20-21 :« Comment Descartes a manqué l’orientation transcendantale ».

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sante » (théologie), un continuum demeure toujours à poser, quand bienmême l’acte de foi confessant marquerait une rupture relativement à lacroyance commune d’être toujours « déjà-là-au-monde » (foi perceptive),voire relié à une quelconque transcendance (foi religieuse). on tiendra ence sens la « croyance philosophique » ou la « foi perceptive » comme le lieude la plus grande communauté d’humanité, là où Dieu lui-même, et notreacte de foi confessant, auront aussi à s’incarner6.

Rien n’est donc moins à croire qu’on ne croit pas, pour le croyant certes,mais aussi pour l’incroyant. tous deux ont en commun d’être et de demeurer« toujours croyant ». Il y va de notre croyance originaire au monde (Merleau-Ponty) comme de l’auto-affectivité (Michel Henry). la première ne peut pasne pas nous faire « croire que l’on croit », comme la seconde ne peut pas nepas nous donner à « sentir que l’on sent ». Dans les deux cas, un mêmeredoublement, à la quête de l’irréductible comme aussi de l’indicible. Il y adu monde comme il y a du sentir, et dans cet « il y a » se tient la communautéinavouée d’un être-là communément partagé. « toujours croyant » nous lesommes donc, non pas en Dieu d’abord, ni même en l’homme, mais dansce choix de ne pas avoir le choix – « toujours embarqués » dans un pari dontnul ne saura a priori se départager. Si la théologie, comme déploiement durévélé, nous incombe donc d’adhérer ou non à cela qui s’est prodigué(l’acte de foi), la philosophie, comme description du donné, nous maintientdans une « communauté de croyance » dont on ne pourra pas à tout le moinsse détacher (la foi perceptive ou originaire). le kérygme comme « décision(confessante) de croire » s’enracine toujours sur une foi perceptive comme« engagement (philosophique) dans le croire ». le spécifique de la foi « enDieu » ne peut que s’enraciner sur le socle commun de la foi dans uneirréductible passion du « croire en général ». C’est à trop oublier que « tousnous sommes embarqués », que certains croyants risqueraient de quitter tropvite la rive de l’humanité, pour se voir soudain esseulés.

6. Sans qu’ils soient exactement articulés les uns aux autres, ou à tout le moins pas enmême façon que nous l’opérons ici, on trouvera un excellent exposé de l’ensemble desmodalités du «  croire  » (du «  croire que  » au «  croire en  »), dans Paul rICoeur, «  lacroyance », dans Encyclopaedia Universalis, Paris, 1976, vol. V, p. 173 et sv. À compléterpar Philippe FontaIne, La croyance, ellipses, Paris, 2003 (avec d’excellentes analysesphénoménologiques sur ce point).

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ciente », dont le résidu demeure irréductible – la croyance au monde lui-même. quand bien même je pourrais croire, ou feindre de croire, que lemonde n’existe pas (Descartes), ou que je puis suspendre tout jugement surle monde (le premier Husserl), je ne pourrai jamais croire que je ne crois pasau monde. un « sol universel de croyance au monde » demeure irréductible,ou pour le dire encore dans les termes des recherches ultérieures de Husserl(Expérience et jugement, 1935) : « tout ce qui, comme objet qui est, est unbut de connaissance, est un étant résidant sur le sol du monde, et ce mondes’impose à lui comme étant selon une évidence incontestable […]. laconscience du monde est une conscience qui a pour mode la certitude de lacroyance. »12

l’idée d’une foi originaire au monde, ou plutôt en la croyance que j’ai dumonde, en fait donc et paradoxalement la plus haute et la plus certaine desvérités, dans une attitude originaire de « con-fiance » plutôt que de « dé-fiance ». que la « foi » puisse être philosophique, et non pas uniquementreligieuse, tel est un des grands acquis de la phénoménologie que la théologiegagnera aujourd’hui à interroger, quitte à se laisser elle-même transformer.la « foi religieuse », en effet et souvent à tort dans la « défiance » relative-ment au monde et au dit mouvement de sécularisation, devra d’abordreconnaître l’attitude de « confiance » qui habite tout homme dans sa « foiphilosophique  » originaire, fut-il ou non croyant. la croyance, voire la«  sympathie  », de tout homme pour autrui et pour le monde, toujoursdavantage porté à croire qu’il est plutôt qu’il n’est pas, et enclin à s’y confierplutôt qu’à s’en défier, servira en effet de « socle » ou de « communauté decroyance » sur lequel s’érigera la « croyance propre » du chrétien confessant,c’est-à-dire ici «  kérygmatique  ». que la foi «  philosophique  » puissedésigner autre chose que la foi « religieuse » n’est pas au dépend de la foireligieuse, comme on le croit souvent à tort, mais plutôt son préalable. laseconde (la foi religieuse) ne pourra en réalité que s’appuyer sur la première(la foi philosophique), pour y trouver précisément et y découvrir la« communauté d’humanité » dont elle a besoin pour s’enraciner.

Martin Heidegger lui-même, en dépit du primat existential de l’angoisse,marquera à la suite de Husserl un des moments essentiels de ce mouvementde « laïcisation de la foi », conservant dans le discours philosophique cela

12. edmund HuSSerl, Expérience et jugement, op. cit., § 7 « le monde, sol universel dela croyance en tant que toujours déjà donné à toute expérience d’objets singuliers », p. 34(souligné dans le texte).

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n’existe pas? Si l’on peut douter de l’« existence » du monde (Descartes),voire « mettre entre parenthèse » tout jugement sur le monde (Husserl),sommes-nous véritablement à même de nous défaire de « notre croyance aumonde » (Husserl, mais plus encore Merleau-Ponty) ?

Il y a en effet deux degrés dans la réduction phénoménologique. lapremière marche, facilement franchie, de la mise entre parenthèses dujugement sur le monde ; et la seconde, plus difficile à gravir, du question-nement quant au résidu de cela qui est suspendu – précisément le « jugementsur le monde » lui-même : « ce qui est mis entre parenthèse n’est pas effacédu tableau phénoménologique », précise comme en passant Husserl alorsqu’il étudie les « structures générales de la conscience pure », il est précisé-ment et seulement « mis entre parenthèses », et par là affecté d’un certain« indice ». C’est avec cet indice qu’il figure dans « le thème principal denotre recherche »10. tout s’inverse donc. ou plutôt, tout se passe comme si,dès les Ideen I (1913), s’annonçait déjà ce qui fera le thème principal de laKrisis (1936) : le monde vécu comme horizon irréductible du « monde dela vie » ou de la Lebenswelt. là où l’on pensait, et où l’on croyait toutecroyance nécessairement suspendue (Ideen I), il apparaît de plus en plusclairement qu’une sorte de « foi au monde » demeurera toujours irréductible,en dépit des tentatives soit pour douter du monde (Descartes), soit pour ensuspendre le jugement (le premier Husserl) : « que sont devenus tous lesobjets dans la conscience des sujets des différents modes de validité, lesobjets qui étaient posés avant l’épochê comme réellement étants, s’interrogeHusserl dans la Krisis […]. notre réponse est que l’epochê phénoménolo-gique libère le regard non seulement pour les intentions (les “vécus intention-nels”) qui se déroulent dans la vie purement intentionnelle, mais égalementpour ce que ces intentions posent chaque fois comme valides en elles-mêmes. »11

en dépit de la complexité du débat, il y a donc deux « vies » (plutôt quedeux « voies »), ou mieux, deux manières d’interpréter une « même vie ».la vie consciente ou intentionnelle d’une part qui opère la réductionphénoménologique, et une vie «  non consciente  », ou plutôt «  précons-

10. edmund HuSSerl, Ideen I, op. cit., § 76, ch. II : « les structures générales de laconscience pure », p. 243.

11. edmund HuSSerl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcen-dantale (Krisis, 1936), gallimard, Paris, 1962, § 70, «  les difficultés de l’abstractionpsychologique », p. 271.

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ciente », dont le résidu demeure irréductible – la croyance au monde lui-même. quand bien même je pourrais croire, ou feindre de croire, que lemonde n’existe pas (Descartes), ou que je puis suspendre tout jugement surle monde (le premier Husserl), je ne pourrai jamais croire que je ne crois pasau monde. un « sol universel de croyance au monde » demeure irréductible,ou pour le dire encore dans les termes des recherches ultérieures de Husserl(Expérience et jugement, 1935) : « tout ce qui, comme objet qui est, est unbut de connaissance, est un étant résidant sur le sol du monde, et ce mondes’impose à lui comme étant selon une évidence incontestable […]. laconscience du monde est une conscience qui a pour mode la certitude de lacroyance. »12

l’idée d’une foi originaire au monde, ou plutôt en la croyance que j’ai dumonde, en fait donc et paradoxalement la plus haute et la plus certaine desvérités, dans une attitude originaire de « con-fiance » plutôt que de « dé-fiance ». que la « foi » puisse être philosophique, et non pas uniquementreligieuse, tel est un des grands acquis de la phénoménologie que la théologiegagnera aujourd’hui à interroger, quitte à se laisser elle-même transformer.la « foi religieuse », en effet et souvent à tort dans la « défiance » relative-ment au monde et au dit mouvement de sécularisation, devra d’abordreconnaître l’attitude de « confiance » qui habite tout homme dans sa « foiphilosophique  » originaire, fut-il ou non croyant. la croyance, voire la«  sympathie  », de tout homme pour autrui et pour le monde, toujoursdavantage porté à croire qu’il est plutôt qu’il n’est pas, et enclin à s’y confierplutôt qu’à s’en défier, servira en effet de « socle » ou de « communauté decroyance » sur lequel s’érigera la « croyance propre » du chrétien confessant,c’est-à-dire ici «  kérygmatique  ». que la foi «  philosophique  » puissedésigner autre chose que la foi « religieuse » n’est pas au dépend de la foireligieuse, comme on le croit souvent à tort, mais plutôt son préalable. laseconde (la foi religieuse) ne pourra en réalité que s’appuyer sur la première(la foi philosophique), pour y trouver précisément et y découvrir la« communauté d’humanité » dont elle a besoin pour s’enraciner.

Martin Heidegger lui-même, en dépit du primat existential de l’angoisse,marquera à la suite de Husserl un des moments essentiels de ce mouvementde « laïcisation de la foi », conservant dans le discours philosophique cela

12. edmund HuSSerl, Expérience et jugement, op. cit., § 7 « le monde, sol universel dela croyance en tant que toujours déjà donné à toute expérience d’objets singuliers », p. 34(souligné dans le texte).

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n’existe pas? Si l’on peut douter de l’« existence » du monde (Descartes),voire « mettre entre parenthèse » tout jugement sur le monde (Husserl),sommes-nous véritablement à même de nous défaire de « notre croyance aumonde » (Husserl, mais plus encore Merleau-Ponty) ?

Il y a en effet deux degrés dans la réduction phénoménologique. lapremière marche, facilement franchie, de la mise entre parenthèses dujugement sur le monde ; et la seconde, plus difficile à gravir, du question-nement quant au résidu de cela qui est suspendu – précisément le « jugementsur le monde » lui-même : « ce qui est mis entre parenthèse n’est pas effacédu tableau phénoménologique », précise comme en passant Husserl alorsqu’il étudie les « structures générales de la conscience pure », il est précisé-ment et seulement « mis entre parenthèses », et par là affecté d’un certain« indice ». C’est avec cet indice qu’il figure dans « le thème principal denotre recherche »10. tout s’inverse donc. ou plutôt, tout se passe comme si,dès les Ideen I (1913), s’annonçait déjà ce qui fera le thème principal de laKrisis (1936) : le monde vécu comme horizon irréductible du « monde dela vie » ou de la Lebenswelt. là où l’on pensait, et où l’on croyait toutecroyance nécessairement suspendue (Ideen I), il apparaît de plus en plusclairement qu’une sorte de « foi au monde » demeurera toujours irréductible,en dépit des tentatives soit pour douter du monde (Descartes), soit pour ensuspendre le jugement (le premier Husserl) : « que sont devenus tous lesobjets dans la conscience des sujets des différents modes de validité, lesobjets qui étaient posés avant l’épochê comme réellement étants, s’interrogeHusserl dans la Krisis […]. notre réponse est que l’epochê phénoménolo-gique libère le regard non seulement pour les intentions (les “vécus intention-nels”) qui se déroulent dans la vie purement intentionnelle, mais égalementpour ce que ces intentions posent chaque fois comme valides en elles-mêmes. »11

en dépit de la complexité du débat, il y a donc deux « vies » (plutôt quedeux « voies »), ou mieux, deux manières d’interpréter une « même vie ».la vie consciente ou intentionnelle d’une part qui opère la réductionphénoménologique, et une vie «  non consciente  », ou plutôt «  précons-

10. edmund HuSSerl, Ideen I, op. cit., § 76, ch. II : « les structures générales de laconscience pure », p. 243.

11. edmund HuSSerl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcen-dantale (Krisis, 1936), gallimard, Paris, 1962, § 70, «  les difficultés de l’abstractionpsychologique », p. 271.

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vers lui. C’est au contraire « en s’avançant vers lui », qu’on en vient « aucroire » en son existence. l’exister divin tient certes en lui-même et de lui-même, selon des preuves objectives que la philosophie, davantage que lathéologie, a voulu lui conférer. Mais tout réside en réalité en des « voies »(viae), nous y reviendrons, au sens précisément où thomas d’aquin y décritdivers chemins vers Dieu plutôt que des positions ontiques de l’existence.

la foi religieuse est non seulement conviction d’une existence (« croireque ») mais adhésion à un mode d’être (« croire en ») et sert ainsi de modeà toute structure de foi chez Martin Heidegger. Il est une «  foi philoso-phique » probablement ouverte et découverte par la «  foi théologique »(études de Martin Heidegger sur saint Paul ou saint augustin), mais qui s’endéfait moins pour la nier que pour l’universaliser. on adhère « au monde »en philosophie comme on adhère « à Dieu » en théologie, dans un originairetoujours donné d’avance, de sorte que la première (la foi philosophique aumonde) précède heuristiquement la seconde (la foi théologique en Dieu).une fois n’est pas coutume, la croyance en Dieu ne se départit plus del’ensemble et du reste de l’humanité – le « petit reste (d’Israël) » ne restantjamais moins que lorsqu’il ignore le « grand reste (de l’humanité) ». C’esten effet à trop oublier le second (l’humanité) que le premier (Israël commeaussi le christianisme) pourrait s’enferrer dans une simple requête d’iden-tité, que l’enjeu de la « catholicité », ou étymologiquement de l’« univer-salité », ne saurait mettre de côté.

Le préjugé de l’absence de préjugés

le véritable problème de la « réduction » en philosophie, entendu cettefois dans le cadre d’une croyance originaire (Urdoxa), devient donc moinscelui de la réduction que de la compréhension. le comprendre (Verstehen)«  ouvre en lui-même où il en est avec lui-même  », pour reprendre uneformule de Être et temps. l’homme ou le Dasein n’explique pas le monde,il s’explique avec le monde. Il y a toujours de la compréhension dansl’explication, dès lors que le rapport que j’entretiens au « quelque chosecomme quelque chose » (table, maison, etc.) demeure « antérieur à l’énoncéthématique sur lui », et le détermine de part en part16. un « comprendreprimaire  » ou un «  comprendre élémentaire  » précède toute explication

16. Martin HeIDegger, Etre et temps (1927), Paris, authentica, 1985, § 31 « le Daseincomme comprendre », respectivement p. 119 (S. 144) et p. 122 (S. 149).

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même qui était d’abord du ressort de l’attitude religieuse ou théologique :« Foi, indique le philosophe dès ses premiers cours de Fribourg (1918), cetitre enveloppe une multiplicité de modalités, qui ne sont pas équivalentescomme le seraient les espèces à l’intérieur d’un genre. au contraire, parmices modalités on en trouve une qui est privilégiée : la doxa originaire, àlaquelle les autres modalités renvoient intentionnellement d’une façondéterminée. »13 on pourra certes s’étonner de voir le jeune Martin Heideggerprivilégier là encore la « foi philosophique » (Urdoxa) sur la « foi religieuse »(Kérygme), alors même qu’il consacre son cours à la compréhension desécrits pauliniens. tout dépend, en réalité, de la manière dont déjà il lit saintPaul. la formule la plus ontologique des épitres de saint Paul, comme s’ils’agissait pourtant là d’un jugement d’existence, sert en effet pour lephilosophe de point d’appui pour une interprétation de type phénoménolo-gique de la « foi », consacrant précisément le « croire » comme horizon deprécompréhension de tout « exister », et disqualifiant cette fois définitivementtout mode indépendant et par soi de l’étantité : « celui qui s’approche de Dieu(ton proserkhomenon tô theô), lit-on dans l’épître aux hébreux, doit croirequ’il existe (oti estin)  » (Hb 11,6)14. Contre toute mécompréhension duverset, et pour suivre l’exégèse la plus ordinaire du nouveau testament, lafides qua (croire en) prime ici, et comme toujours chez saint Paul, sur la fidesquod (croire que). Pisteuein eis – «  croire en  » –, remarque Heideggerpionnier en cela sur les travaux ultérieurs de son propre disciple rudolfBultmann, est une « construction exclusive de l’apôtre », alors que l’expres-sion habituelle grecque pisteuein hoti – « croire que » – marque plutôt un« contenu de la foi », rarement énoncé comme tel dans les épîtres de saintscomme telles. Il en va ici des écrits paulinens comme il en sera plus tard ducredo de la foi : « Je crois vers Dieu (eis) – et non pas en Dieu – le Père toutpuissant, créateur du ciel et de la terre. »15 Pour une bonne exégèse de laformule, on ne croit donc pas d’abord que Dieu existe pour ensuite s’avancer

13. Martin HeIDegger, « les fondements philosophiques de la mystique médiévale »(cours de Fribourg de 1918-1919 (jamais donné), dans Phénoménologie de la vie religieuse,Paris, gallimard, 2012, p. 372, nous soulignons [S. 392], avec le commentaire de SylvainCaMIllerI, Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée dujeune heidegger, Dordrecht, Springer (coll. « Phaenomenologica »), 2007, ch. xVI « Foi »,p. 447-468.

14. Cité dans Sylvain CaMellIerI, op. cit., p. 456. 15. Cf. Credo du concile de nicée et l’interprétation du « croire » chez saint Paul dans

giorgio agaMBen, Le temps qui reste. Un commentaire de l’épitre aux Romains, Paris, Payot(coll. «  rivages  »), p. 213 (repris de la Théologie du Nouveau Testament de rudolfBultMann). Voir sur ce point l’analyse de Sylvain CaMIllerI, op. cit., p. 460-461.

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vers lui. C’est au contraire « en s’avançant vers lui », qu’on en vient « aucroire » en son existence. l’exister divin tient certes en lui-même et de lui-même, selon des preuves objectives que la philosophie, davantage que lathéologie, a voulu lui conférer. Mais tout réside en réalité en des « voies »(viae), nous y reviendrons, au sens précisément où thomas d’aquin y décritdivers chemins vers Dieu plutôt que des positions ontiques de l’existence.

la foi religieuse est non seulement conviction d’une existence (« croireque ») mais adhésion à un mode d’être (« croire en ») et sert ainsi de modeà toute structure de foi chez Martin Heidegger. Il est une «  foi philoso-phique » probablement ouverte et découverte par la «  foi théologique »(études de Martin Heidegger sur saint Paul ou saint augustin), mais qui s’endéfait moins pour la nier que pour l’universaliser. on adhère « au monde »en philosophie comme on adhère « à Dieu » en théologie, dans un originairetoujours donné d’avance, de sorte que la première (la foi philosophique aumonde) précède heuristiquement la seconde (la foi théologique en Dieu).une fois n’est pas coutume, la croyance en Dieu ne se départit plus del’ensemble et du reste de l’humanité – le « petit reste (d’Israël) » ne restantjamais moins que lorsqu’il ignore le « grand reste (de l’humanité) ». C’esten effet à trop oublier le second (l’humanité) que le premier (Israël commeaussi le christianisme) pourrait s’enferrer dans une simple requête d’iden-tité, que l’enjeu de la « catholicité », ou étymologiquement de l’« univer-salité », ne saurait mettre de côté.

Le préjugé de l’absence de préjugés

le véritable problème de la « réduction » en philosophie, entendu cettefois dans le cadre d’une croyance originaire (Urdoxa), devient donc moinscelui de la réduction que de la compréhension. le comprendre (Verstehen)«  ouvre en lui-même où il en est avec lui-même  », pour reprendre uneformule de Être et temps. l’homme ou le Dasein n’explique pas le monde,il s’explique avec le monde. Il y a toujours de la compréhension dansl’explication, dès lors que le rapport que j’entretiens au « quelque chosecomme quelque chose » (table, maison, etc.) demeure « antérieur à l’énoncéthématique sur lui », et le détermine de part en part16. un « comprendreprimaire  » ou un «  comprendre élémentaire  » précède toute explication

16. Martin HeIDegger, Etre et temps (1927), Paris, authentica, 1985, § 31 « le Daseincomme comprendre », respectivement p. 119 (S. 144) et p. 122 (S. 149).

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même qui était d’abord du ressort de l’attitude religieuse ou théologique :« Foi, indique le philosophe dès ses premiers cours de Fribourg (1918), cetitre enveloppe une multiplicité de modalités, qui ne sont pas équivalentescomme le seraient les espèces à l’intérieur d’un genre. au contraire, parmices modalités on en trouve une qui est privilégiée : la doxa originaire, àlaquelle les autres modalités renvoient intentionnellement d’une façondéterminée. »13 on pourra certes s’étonner de voir le jeune Martin Heideggerprivilégier là encore la « foi philosophique » (Urdoxa) sur la « foi religieuse »(Kérygme), alors même qu’il consacre son cours à la compréhension desécrits pauliniens. tout dépend, en réalité, de la manière dont déjà il lit saintPaul. la formule la plus ontologique des épitres de saint Paul, comme s’ils’agissait pourtant là d’un jugement d’existence, sert en effet pour lephilosophe de point d’appui pour une interprétation de type phénoménolo-gique de la « foi », consacrant précisément le « croire » comme horizon deprécompréhension de tout « exister », et disqualifiant cette fois définitivementtout mode indépendant et par soi de l’étantité : « celui qui s’approche de Dieu(ton proserkhomenon tô theô), lit-on dans l’épître aux hébreux, doit croirequ’il existe (oti estin)  » (Hb 11,6)14. Contre toute mécompréhension duverset, et pour suivre l’exégèse la plus ordinaire du nouveau testament, lafides qua (croire en) prime ici, et comme toujours chez saint Paul, sur la fidesquod (croire que). Pisteuein eis – «  croire en  » –, remarque Heideggerpionnier en cela sur les travaux ultérieurs de son propre disciple rudolfBultmann, est une « construction exclusive de l’apôtre », alors que l’expres-sion habituelle grecque pisteuein hoti – « croire que » – marque plutôt un« contenu de la foi », rarement énoncé comme tel dans les épîtres de saintscomme telles. Il en va ici des écrits paulinens comme il en sera plus tard ducredo de la foi : « Je crois vers Dieu (eis) – et non pas en Dieu – le Père toutpuissant, créateur du ciel et de la terre. »15 Pour une bonne exégèse de laformule, on ne croit donc pas d’abord que Dieu existe pour ensuite s’avancer

13. Martin HeIDegger, « les fondements philosophiques de la mystique médiévale »(cours de Fribourg de 1918-1919 (jamais donné), dans Phénoménologie de la vie religieuse,Paris, gallimard, 2012, p. 372, nous soulignons [S. 392], avec le commentaire de SylvainCaMIllerI, Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée dujeune heidegger, Dordrecht, Springer (coll. « Phaenomenologica »), 2007, ch. xVI « Foi »,p. 447-468.

14. Cité dans Sylvain CaMellIerI, op. cit., p. 456. 15. Cf. Credo du concile de nicée et l’interprétation du « croire » chez saint Paul dans

giorgio agaMBen, Le temps qui reste. Un commentaire de l’épitre aux Romains, Paris, Payot(coll. «  rivages  »), p. 213 (repris de la Théologie du Nouveau Testament de rudolfBultMann). Voir sur ce point l’analyse de Sylvain CaMIllerI, op. cit., p. 460-461.

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de « croyance » en réalité incompressible : « Heidegger ne s’est intéressé auproblème de l’herméneutique et de la critique en histoire que pour endégager, dans une intention ontologique, la structure préalable de compré-hension, précise Hans-georg gadamer. nous nous attachons en sens inverseà la question de savoir comment, une fois délivré des entraves ontologiquesdu concept d’objectivité propre à la science, l’herméneutique pourrait rendrejustice à l’historicité de la compréhension. »19 Compréhension sans histoired’un côté (Heidegger), et historicité de la compréhension de l’autre(gadamer). telle est, probablement, la plus grande ligne de partage de laphénoménologie et de l’herméneutique, la « voie courte d’un côté » (Husserl,Heidegger), la « voie longue de l’autre » (gadamer, ricœur).

le choix du primat de la « voie courte » sur la « voie longue », et doncde la phénoménologie sur l’herméneutique20, ne doit pas en effet oblitérerce qu’il en est de la «  précompréhension  » elle-même. tout «  vécu deconscience » (phénoménologie) se donne en effet toujours dans un « récit »ou une « histoire » (herméneutique), et vouloir en faire fi serait déracinerl’acte de comprendre lui-même de son inéluctable dimension de tempora-lité. le « faux combat » entre la phénoménologie et l’herméneutique ne seraainsi levé que dans la mesure où l’une et l’autre auront mesuré ce quechacune peut leur apporter, sans néanmoins sombrer dans un « mélange »ou un «  collage  » devenu incapable de les départager. À l’instar de la« préemption de l’infini sur le fini »21, le « préjugé cartésien de l’absencede préjugés », doit en ce sens être compté, et très justement aux yeux del’herméneute Hans georg gadamer, au nombre « des plus grands préjugés »– et selon nous de la phénoménologie elle-même. Ce n’est qu’«  enreconnaissant que toute compréhension relève essentiellement du préjugéque l’on prend toute la mesure du problème herméneutique  »22. laprétendue «  neutralité  » de la conscience (Husserl) ou du Dasein

19. Hans-georg gaDaMer, Vérité et méthode (1960), Paris, Seuil, 1991, p. 286 : « lecercle herméneutique et le problème des préjugés ».

20. Cf. notre contribution : « l’herméneutique est-elle fondamentale? », Transversalités,n° 117, janvier-mars 2011, p. 121.

21. Cf. notre ouvrage : Métamorphose de la finitude, Cerf, coll. « la nuit surveillée »,Paris ; § 5 « la préemption de l’infini », p. 40-44.

22. Hans-georg gaDaMer, Vérité et méthode, op. cit., p. 291 (nous soulignons) ; ainsique le juste commentaire de Jean gronDIn, Introduction à hans-georg gadamer, Cerf, Paris,coll. « la nuit surveillée », p. 128 : « gadamer renonce si peu à l’idéal d’une élucidationcritique des préjugés qu’il critiquera lui-même un préjugé cartésien : le préjugé contre lespréjugés ! » (nous soulignons).

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(Auslegung). la « compréhension » n’est pas d’abord une « thématisation »,mais une « pré-acquisition » (une tournure déjà comprise), une sorte de « pré-vision » (préparation à l’explicitation), voire une « anticipation » (selon uneconceptualité déterminée et adaptée)17. on ne sort pas du cercle de lacompréhension et de l’explication chez Martin Heidegger, pas davantage quepartout ailleurs. on « se comprend soi-même en comprenant le monde »,comme on « s’avance vers Dieu en croyant qu’il existe ». l’essentiel n’estpas de dire ni de penser que le «  monde est  », pas davantage que« Dieu existe ». Seule compte d’abord, mais non pas exclusivement, l’inte-raction du croyant à l’objet de sa croyance, monde ou Dieu, de sorte qu’ilne peut pas davantage douter de son existence, au moins comme reliée, etadressée, à lui. Je suis « toujours croyant » car toujours joint à de l’autre enmoi, faisant de mon « croire » mon inébranlable conviction, comme aussimon mode d’existence le plus propre. Contre toute objection du solipsismedonc, jamais je n’ai pu croire en réalité que je sois « seul », qu’il s’agissede l’absence du monde, de l’autre ou de Dieu. Cet « autre en moi » toujoursprésent avant moi fait de mon « Je » au nominatif un « Moi » à l’accusatif,voire un « À moi » au datif, de sorte que le cas du premier (le nominatif)devient toujours le dernier, ou celui par lequel, à tout le moins, il ne convientplus de commencer18.

tout irait donc pour le mieux, dans une double délimitation de la« croyance » (Husserl) comme aussi de la « compréhension » (Heidegger),si cependant un certain préjugé – celui d’une remontée vers une origineabsolument pure du sujet – ne survivait pas encore dans le fameux idéald’une possible « absence de préjugés ». Ici se séparent la phénoménologieet l’herméneutique, la seconde, selon une leçon qui serait à méditer, ayantà enseigner bien des choses à la première. « toujours croyants » nous lesommes en effet, non pas seulement en cela qu’un «  sol de croyance  »précède l’ensemble de nos jugements sur le monde (Husserl), ou que le « secomprendre  soi-même avec le monde  » précède et structure l’expliquer(Heidegger). le « pré-jugement » ou les « opinions » censées ne pas résisterà la réduction en demeurent toujours la constitution irréductible, et leur mode

17. Ibid., § 32 « Comprendre et explication », p. 123 (S. 150) et p. 124 (S. 153) ; ainsique le commentaire de Jean greISCH, ontologie et temporalité, Paris, PuF, 1994, p. 188.

18. Statut du moi « au datif » ainsi et clairement défini par Jean-luc MarIon, étantdonné, Paris, PuF, 1997, l. V, p. 343-438 (et en particulier p. 343-348 : « Du sujet à l’attri-butaire »).

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de « croyance » en réalité incompressible : « Heidegger ne s’est intéressé auproblème de l’herméneutique et de la critique en histoire que pour endégager, dans une intention ontologique, la structure préalable de compré-hension, précise Hans-georg gadamer. nous nous attachons en sens inverseà la question de savoir comment, une fois délivré des entraves ontologiquesdu concept d’objectivité propre à la science, l’herméneutique pourrait rendrejustice à l’historicité de la compréhension. »19 Compréhension sans histoired’un côté (Heidegger), et historicité de la compréhension de l’autre(gadamer). telle est, probablement, la plus grande ligne de partage de laphénoménologie et de l’herméneutique, la « voie courte d’un côté » (Husserl,Heidegger), la « voie longue de l’autre » (gadamer, ricœur).

le choix du primat de la « voie courte » sur la « voie longue », et doncde la phénoménologie sur l’herméneutique20, ne doit pas en effet oblitérerce qu’il en est de la «  précompréhension  » elle-même. tout «  vécu deconscience » (phénoménologie) se donne en effet toujours dans un « récit »ou une « histoire » (herméneutique), et vouloir en faire fi serait déracinerl’acte de comprendre lui-même de son inéluctable dimension de tempora-lité. le « faux combat » entre la phénoménologie et l’herméneutique ne seraainsi levé que dans la mesure où l’une et l’autre auront mesuré ce quechacune peut leur apporter, sans néanmoins sombrer dans un « mélange »ou un «  collage  » devenu incapable de les départager. À l’instar de la« préemption de l’infini sur le fini »21, le « préjugé cartésien de l’absencede préjugés », doit en ce sens être compté, et très justement aux yeux del’herméneute Hans georg gadamer, au nombre « des plus grands préjugés »– et selon nous de la phénoménologie elle-même. Ce n’est qu’«  enreconnaissant que toute compréhension relève essentiellement du préjugéque l’on prend toute la mesure du problème herméneutique  »22. laprétendue «  neutralité  » de la conscience (Husserl) ou du Dasein

19. Hans-georg gaDaMer, Vérité et méthode (1960), Paris, Seuil, 1991, p. 286 : « lecercle herméneutique et le problème des préjugés ».

20. Cf. notre contribution : « l’herméneutique est-elle fondamentale? », Transversalités,n° 117, janvier-mars 2011, p. 121.

21. Cf. notre ouvrage : Métamorphose de la finitude, Cerf, coll. « la nuit surveillée »,Paris ; § 5 « la préemption de l’infini », p. 40-44.

22. Hans-georg gaDaMer, Vérité et méthode, op. cit., p. 291 (nous soulignons) ; ainsique le juste commentaire de Jean gronDIn, Introduction à hans-georg gadamer, Cerf, Paris,coll. « la nuit surveillée », p. 128 : « gadamer renonce si peu à l’idéal d’une élucidationcritique des préjugés qu’il critiquera lui-même un préjugé cartésien : le préjugé contre lespréjugés ! » (nous soulignons).

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(Auslegung). la « compréhension » n’est pas d’abord une « thématisation »,mais une « pré-acquisition » (une tournure déjà comprise), une sorte de « pré-vision » (préparation à l’explicitation), voire une « anticipation » (selon uneconceptualité déterminée et adaptée)17. on ne sort pas du cercle de lacompréhension et de l’explication chez Martin Heidegger, pas davantage quepartout ailleurs. on « se comprend soi-même en comprenant le monde »,comme on « s’avance vers Dieu en croyant qu’il existe ». l’essentiel n’estpas de dire ni de penser que le «  monde est  », pas davantage que« Dieu existe ». Seule compte d’abord, mais non pas exclusivement, l’inte-raction du croyant à l’objet de sa croyance, monde ou Dieu, de sorte qu’ilne peut pas davantage douter de son existence, au moins comme reliée, etadressée, à lui. Je suis « toujours croyant » car toujours joint à de l’autre enmoi, faisant de mon « croire » mon inébranlable conviction, comme aussimon mode d’existence le plus propre. Contre toute objection du solipsismedonc, jamais je n’ai pu croire en réalité que je sois « seul », qu’il s’agissede l’absence du monde, de l’autre ou de Dieu. Cet « autre en moi » toujoursprésent avant moi fait de mon « Je » au nominatif un « Moi » à l’accusatif,voire un « À moi » au datif, de sorte que le cas du premier (le nominatif)devient toujours le dernier, ou celui par lequel, à tout le moins, il ne convientplus de commencer18.

tout irait donc pour le mieux, dans une double délimitation de la« croyance » (Husserl) comme aussi de la « compréhension » (Heidegger),si cependant un certain préjugé – celui d’une remontée vers une origineabsolument pure du sujet – ne survivait pas encore dans le fameux idéald’une possible « absence de préjugés ». Ici se séparent la phénoménologieet l’herméneutique, la seconde, selon une leçon qui serait à méditer, ayantà enseigner bien des choses à la première. « toujours croyants » nous lesommes en effet, non pas seulement en cela qu’un «  sol de croyance  »précède l’ensemble de nos jugements sur le monde (Husserl), ou que le « secomprendre  soi-même avec le monde  » précède et structure l’expliquer(Heidegger). le « pré-jugement » ou les « opinions » censées ne pas résisterà la réduction en demeurent toujours la constitution irréductible, et leur mode

17. Ibid., § 32 « Comprendre et explication », p. 123 (S. 150) et p. 124 (S. 153) ; ainsique le commentaire de Jean greISCH, ontologie et temporalité, Paris, PuF, 1994, p. 188.

18. Statut du moi « au datif » ainsi et clairement défini par Jean-luc MarIon, étantdonné, Paris, PuF, 1997, l. V, p. 343-438 (et en particulier p. 343-348 : « Du sujet à l’attri-butaire »).

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néanmoins toujours réitérée, condamnation de la doxa ou de l’opiniondepuis Platon gagnera donc à être aujourd’hui réinterrogée. l’homme« toujours croyant » l’est d’abord par ses « opinions », et donc aussi par sescroyances, paradoxalement plus certaines que les plus hautes certitudes leplus souvent déclamées par la philosophie. le sum credendibus – « je suisun croyant » – précède en sa certitude le cogito ergo sum (« je pense doncje suis  », Descartes), voire le sum moribundus («  je suis un mourant  »,Heidegger) : « je crois que j’ai des ancêtres et que tout homme en a », faut-il bien se résoudre à reconnaître avec ludwig Wittgenstein selon sa justehypothèse d’une «  certitude croyante  ». «  Je crois qu’il y a des villesdifférentes et crois de toute façon aux données principales de la géographieet de l’histoire. Je crois que la terre est un corps à la surface duquel nous nousmouvons et que ce corps est aussi peu susceptible de disparaître soudaine-ment (ou autre chose de ce genre) que n’importe quel autre corps solide :cette table, cette maison, cet arbre, etc. Si je voulais douter de l’existencede la terre longtemps avant ma naissance, il me faudrait mettre en doute toutce que je puis trouver qui pour moi est solidement fixé »27.

nous l’avons dit, et la « réhabilitation de l’opinion » vient maintenant leconfirmer. qu’il s’agisse de « croyance philosophique au monde » ou de« croyance théologique à Dieu », une même « certitude croyante » (Wittgens-tein) ou «  foi perceptive  » (Merleau-Ponty) demeure qui fait que nouspensons, posons, et croyons à juste titre en l’être plutôt qu’au non-être,vivons naturellement sur le mode de la « con-fiance » plutôt que de la « dé-fiance ». quitte même à croire « au » Père noël, et savoir pourtant « que »le Père noël n’existe pas, ne nous empêchera pas d’y croire, bien aucontraire. Si une croyance est un « état mental », et que cet « état » revientd’abord à reconnaître qu’« une certaine représentation est vraie », on pourracertes douter de l’adéquation de la représentation à la chose (« je crois quele ciel est bleu »), mais non pas de notre croyance en la représentation, enparticulier lorsque nous nous «  fions  » à des êtres qui nous sont chers,fussent-il imaginaires (« je crois au père noël »). l’adhésion à sa propreopinion précède toujours sa destruction, et sa destruction (ou déconstruc-tion?) ne parvient jamais, ou rarement, à détruire la susdite « opinion » : « etque pour moi quelque chose soit solidement fixé, faut-il poursuivre avec

27. ludwig WIttgenSteIn, De la certitude, Paris, gallimard, 1976, § 243 (noussoulignons). Cité et commenté par roger PouIVet, Qu’est-ce croire?, Paris, Vrin, 2003, p. 77(sur les croyances basiques hors de doute).

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« touJourS Croyant » leCture PHIloSoPHIque et tHÉologIque

(Heidegger) appartient en effet à un mode de l’idéalisme de la philosophiequ’il convient aujourd’hui de définitivement éradiquer. le préjugé, ou les« préjugés », qui nous accompagnent y compris dans les linéaments de laculture, font notre langue, comme aussi notre historicité. Il est une« obscurité fondamentale » de l’humain comme aussi une « opacité dulangage », pour le dire dans les termes de Maurice Merleau-Ponty, qu’onne peut pas poser, au risque à l’inverse de se désavouer. Vouloir la supprimerest non seulement faire droit aux leurres de la prétendue « transparence »de la conscience, mais aussi oublier que tout ne vient et ne devient que dansl’inachevé, assumant non pas de toujours porter à la lumière le non révélé,mais aussi de le maintenir dans les profondeurs du caché : « la culture nenous donne jamais de significations absolument transparentes, la genèsedu sens n’est jamais achevée, avoue le philosophe […]. Il y a une opacité dulangage : nulle part il ne cesse pour laisser de place à du sens pur, il n’estjamais limité que par du langage encore et le sens ne paraît en lui que sertidans les mots. »23

nous demeurons donc, philosophiquement d’abord, « toujours croyants »,non plus en cela seulement que nous habitons le «  sol de la croyanceoriginaire au monde  » (Husserl), ou que nous nous déployons dansl’« horizon indépassable de la compréhension » qui précède et fonde touteexplication (Heidegger), mais aussi par là qu’une « impossible neutralité »(gadamer) et une « obscurité foncière » (Merleau-Ponty) fondent notre être-là et lui donnent sens. le « préjugé » a son sens positif, que le latin n’avaitde cesse de souligner, et que le français, depuis Descartes, n’a que tropoublié : « prae-judicium » – le venir ou le jugé avant, entendu ici commeprévenance de celui qui écoute et comprend (sens juridique), et non pas enguise de précipitation de celui qui juge (sens cartésien)24. la critique del’opinion devrait se faire aujourd’hui une opinion de la critique. les préjugésdemeurent toujours « conditions de la compréhension » (gadamer)25, et nonpas la compréhension condition pour se débarrasser des préjugés toujours« échus », voire « déchus », dans le « on » (Heidegger)26. la classique, et

23. Maurice Merleau-Ponty, «  le langage indirect et les voix du silence  », dansSignes, Paris, gallimard, 1960, p. 52-53.

24. Cf. Hans-georg gaDaMer, Vérité et méthode, op. cit., p. 291-292. 25. Ibid., p. 298. 26. respectivement Hans-georg gaDaMer, Vérité et méthode, op. cit., p. 298-312

(« les préjugés, conditions de la compréhension »), et Martin HeIDegger, Être et temps, op.cit., § 35 (le bavardage), § 36 (la curiosité), § 37 (l’équivoque).

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néanmoins toujours réitérée, condamnation de la doxa ou de l’opiniondepuis Platon gagnera donc à être aujourd’hui réinterrogée. l’homme« toujours croyant » l’est d’abord par ses « opinions », et donc aussi par sescroyances, paradoxalement plus certaines que les plus hautes certitudes leplus souvent déclamées par la philosophie. le sum credendibus – « je suisun croyant » – précède en sa certitude le cogito ergo sum (« je pense doncje suis  », Descartes), voire le sum moribundus («  je suis un mourant  »,Heidegger) : « je crois que j’ai des ancêtres et que tout homme en a », faut-il bien se résoudre à reconnaître avec ludwig Wittgenstein selon sa justehypothèse d’une «  certitude croyante  ». «  Je crois qu’il y a des villesdifférentes et crois de toute façon aux données principales de la géographieet de l’histoire. Je crois que la terre est un corps à la surface duquel nous nousmouvons et que ce corps est aussi peu susceptible de disparaître soudaine-ment (ou autre chose de ce genre) que n’importe quel autre corps solide :cette table, cette maison, cet arbre, etc. Si je voulais douter de l’existencede la terre longtemps avant ma naissance, il me faudrait mettre en doute toutce que je puis trouver qui pour moi est solidement fixé »27.

nous l’avons dit, et la « réhabilitation de l’opinion » vient maintenant leconfirmer. qu’il s’agisse de « croyance philosophique au monde » ou de« croyance théologique à Dieu », une même « certitude croyante » (Wittgens-tein) ou «  foi perceptive  » (Merleau-Ponty) demeure qui fait que nouspensons, posons, et croyons à juste titre en l’être plutôt qu’au non-être,vivons naturellement sur le mode de la « con-fiance » plutôt que de la « dé-fiance ». quitte même à croire « au » Père noël, et savoir pourtant « que »le Père noël n’existe pas, ne nous empêchera pas d’y croire, bien aucontraire. Si une croyance est un « état mental », et que cet « état » revientd’abord à reconnaître qu’« une certaine représentation est vraie », on pourracertes douter de l’adéquation de la représentation à la chose (« je crois quele ciel est bleu »), mais non pas de notre croyance en la représentation, enparticulier lorsque nous nous «  fions  » à des êtres qui nous sont chers,fussent-il imaginaires (« je crois au père noël »). l’adhésion à sa propreopinion précède toujours sa destruction, et sa destruction (ou déconstruc-tion?) ne parvient jamais, ou rarement, à détruire la susdite « opinion » : « etque pour moi quelque chose soit solidement fixé, faut-il poursuivre avec

27. ludwig WIttgenSteIn, De la certitude, Paris, gallimard, 1976, § 243 (noussoulignons). Cité et commenté par roger PouIVet, Qu’est-ce croire?, Paris, Vrin, 2003, p. 77(sur les croyances basiques hors de doute).

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« touJourS Croyant » leCture PHIloSoPHIque et tHÉologIque

(Heidegger) appartient en effet à un mode de l’idéalisme de la philosophiequ’il convient aujourd’hui de définitivement éradiquer. le préjugé, ou les« préjugés », qui nous accompagnent y compris dans les linéaments de laculture, font notre langue, comme aussi notre historicité. Il est une« obscurité fondamentale » de l’humain comme aussi une « opacité dulangage », pour le dire dans les termes de Maurice Merleau-Ponty, qu’onne peut pas poser, au risque à l’inverse de se désavouer. Vouloir la supprimerest non seulement faire droit aux leurres de la prétendue « transparence »de la conscience, mais aussi oublier que tout ne vient et ne devient que dansl’inachevé, assumant non pas de toujours porter à la lumière le non révélé,mais aussi de le maintenir dans les profondeurs du caché : « la culture nenous donne jamais de significations absolument transparentes, la genèsedu sens n’est jamais achevée, avoue le philosophe […]. Il y a une opacité dulangage : nulle part il ne cesse pour laisser de place à du sens pur, il n’estjamais limité que par du langage encore et le sens ne paraît en lui que sertidans les mots. »23

nous demeurons donc, philosophiquement d’abord, « toujours croyants »,non plus en cela seulement que nous habitons le «  sol de la croyanceoriginaire au monde  » (Husserl), ou que nous nous déployons dansl’« horizon indépassable de la compréhension » qui précède et fonde touteexplication (Heidegger), mais aussi par là qu’une « impossible neutralité »(gadamer) et une « obscurité foncière » (Merleau-Ponty) fondent notre être-là et lui donnent sens. le « préjugé » a son sens positif, que le latin n’avaitde cesse de souligner, et que le français, depuis Descartes, n’a que tropoublié : « prae-judicium » – le venir ou le jugé avant, entendu ici commeprévenance de celui qui écoute et comprend (sens juridique), et non pas enguise de précipitation de celui qui juge (sens cartésien)24. la critique del’opinion devrait se faire aujourd’hui une opinion de la critique. les préjugésdemeurent toujours « conditions de la compréhension » (gadamer)25, et nonpas la compréhension condition pour se débarrasser des préjugés toujours« échus », voire « déchus », dans le « on » (Heidegger)26. la classique, et

23. Maurice Merleau-Ponty, «  le langage indirect et les voix du silence  », dansSignes, Paris, gallimard, 1960, p. 52-53.

24. Cf. Hans-georg gaDaMer, Vérité et méthode, op. cit., p. 291-292. 25. Ibid., p. 298. 26. respectivement Hans-georg gaDaMer, Vérité et méthode, op. cit., p. 298-312

(« les préjugés, conditions de la compréhension »), et Martin HeIDegger, Être et temps, op.cit., § 35 (le bavardage), § 36 (la curiosité), § 37 (l’équivoque).

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phique », que faisons-nous alors de la « foi religieuse », non plus seulementde notre adhésion au monde, mais de notre décision de se fier à un autre(Dieu?) qui serait venu dans notre monde? Dit autrement, si l’ambivalencede la « foi » (philosophique ou religieuse) maintient un socle commun à toutecroyance, n’y a-t-il pas un écart incompressible, et nécessaire, de la foioriginaire de l’homme « toujours croyant » à la foi volontaire du croyantconfessant? nous l’avons annoncé: pas de foi religieuse en dehors d’une foiphilosophique, pas de croyance en Dieu indépendamment d’une croyanceau monde, fut-ce à tout le moins pour demeurer dans les indéracinables etjustes « pré-jugés » de l’homme – que Dieu lui-même viendra habiter et nonpas, à l’instar d’un quelconque «  malin génie  », vouloir nous les ôter.Faisant donc fond sur cette Urdoxa, ou cette croyance originaire en lui, le«  croyant  » confessant reconnaîtra donc d’abord le bien-fondé de cette« foi philosophique » appartenant à son humanité « tout court », laissant Dieuen quelque sorte y demeurer de manière que rien de son « chaos primitif »,voire de son « Il y a » (nous y reviendrons), ne pourra lui rester étranger.Plutôt que d’opposer la philosophie et la théologie, voire de les penser dansun simple rapport de complémentarité, on acceptera d’abord de reconnaîtreune même force de conviction en l’une comme en l’autre, qui définitivementles lie et ne les laisse pas d’appartenir, pour ce qui est au moins de lanécessité de l’adhésion, à une même filiation, voire à une communesphère d’appartenance : « le rapport de la philosophie au christianisme nepeut être le rapport de la simple de la négation à la position, de l’interro-gation à l’affirmation, indique Merleau-Ponty selon une formule qu’ilconviendrait aujourd’hui de méditer : l’interrogation philosophique comporteelle-même ses options vitales et, en un sens, elle se maintient dans l’affir-mation religieuse »31.

Certes, la « foi perceptive » de la philosophie, nous l’avons pour l’heureseulement indiqué dans l’introduction, ne s’identifie pas à la « foi religieuse »de l’anthropologie et à la « foi confessante » de la théologie. la première(foi perceptive) marque « la conviction qu’il y a quelque chose, qu’il y a lemonde, l’idée de la vérité, l’idée vraie donnée »32, alors que la seconde (foireligieuse) indique un possible rapport à la transcendance qu’elle soit ou nonnommée, et que la dernière (foi confessante) suppose quant à elle une

31. Maurice Merleau-Ponty, « Partout et nulle part », dans Signes, op. cit., p. 176-185 :« Christianisme et philosophie » (cit. p. 184).

32. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 51.

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Wittgenstein, n’est pas fondé sur mon imbécilité ou ma crédulité […].n’avons-nous pas à dire à chaque pas : Je le crois avec certitude…? »28

la grande interrogation de la métaphysique de leibniz reprise etcommentée par Martin Heidegger – « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôtque rien? » – peut ainsi, et certes, orienter le mouvement de la métaphysiquejusqu’à son dépassement. Mais le « quelque chose » précède toujours le« rien », fût-ce au moins sur le mode de notre « croyance » qui fait aussi lefond de notre existence. Il y a du « monde » (en philosophie) comme il y ade la « création » (en théologie). Cette donnée immédiate et irréductible del’Il y a, fut-elle à interroger ou à tout le moins constater, interdit dès mainte-nant l’intégral rejet de la « doxa » depuis Platon (rejet de la pistis) jusqu’àHeidegger compris (la figure du « on ») : « ce monde de la vie n’est riend’autre que le monde de la simple doxa, que la tradition traite avec autantde mépris, notait déjà Husserl en précurseur dans un appendice de la Krisis.Dans la vie extrascientifique elle n’est naturellement nullement dépréciée decette façon, puisqu’elle dessine au contraire une sphère de confirmationsbelles et bonnes – celles-là mêmes qui donnent la possibilité et le sens àl’ensemble des intérêts de l’homme, quels que soient ses buts. »29

foi et non-foi

Il y la « foi » certes, au sens de la « foi philosophique », celle par laquellenous croyons à notre propre croyance au monde, ne pouvant en réalité ni ladétruire (doute) ni la suspendre (réduction), sans tomber dans la doubleillusion de la « transparence » et de l’« absence de préjugé », niant ce quifait pourtant notre « vie ordinaire » comme « monde de la vie », autrementdit notre «  quotidienneté  »30. reste maintenant la question, et non desmoindres, et peut-être même l’essentielle. une fois posée la « foi philoso-

28. ludwig WIttgenSteIn, De la certitude, op cit., respectivement § 235 et § 242(PouIVet, p. 77-79). avec l’exemple du «  père noël  » dans robert treMBlay, «  lacroyance », Encephi, art. « Croyance » (document électronique). en remerciant vivement icinotre collègue anne-Sophie rochegude de nous en avoir indiqué la mention.

29. edmund HuSSerl, La crise des sciences européennes… (Krisis), op. cit., appendicexVIII au paragraphe 34 « exposition du problème d’une science du monde de la vie », p. 515.

30. Interprétation du « monde de la vie » par la quotidienneté dont on trouvera une doubleillustration dans Bruce BÉgout, La découverte du quotidien, Paris, allia, 2005, p. 510-514(commentaire de la Krisis de Husserl) ; et tzvetan toDoroV, éloge du quotidien. Essai surla peinture hollandaise du xVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1997, en particulier ch. I, p. 9-26 : « legenre du quotidien ».

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phique », que faisons-nous alors de la « foi religieuse », non plus seulementde notre adhésion au monde, mais de notre décision de se fier à un autre(Dieu?) qui serait venu dans notre monde? Dit autrement, si l’ambivalencede la « foi » (philosophique ou religieuse) maintient un socle commun à toutecroyance, n’y a-t-il pas un écart incompressible, et nécessaire, de la foioriginaire de l’homme « toujours croyant » à la foi volontaire du croyantconfessant? nous l’avons annoncé: pas de foi religieuse en dehors d’une foiphilosophique, pas de croyance en Dieu indépendamment d’une croyanceau monde, fut-ce à tout le moins pour demeurer dans les indéracinables etjustes « pré-jugés » de l’homme – que Dieu lui-même viendra habiter et nonpas, à l’instar d’un quelconque «  malin génie  », vouloir nous les ôter.Faisant donc fond sur cette Urdoxa, ou cette croyance originaire en lui, le«  croyant  » confessant reconnaîtra donc d’abord le bien-fondé de cette« foi philosophique » appartenant à son humanité « tout court », laissant Dieuen quelque sorte y demeurer de manière que rien de son « chaos primitif »,voire de son « Il y a » (nous y reviendrons), ne pourra lui rester étranger.Plutôt que d’opposer la philosophie et la théologie, voire de les penser dansun simple rapport de complémentarité, on acceptera d’abord de reconnaîtreune même force de conviction en l’une comme en l’autre, qui définitivementles lie et ne les laisse pas d’appartenir, pour ce qui est au moins de lanécessité de l’adhésion, à une même filiation, voire à une communesphère d’appartenance : « le rapport de la philosophie au christianisme nepeut être le rapport de la simple de la négation à la position, de l’interro-gation à l’affirmation, indique Merleau-Ponty selon une formule qu’ilconviendrait aujourd’hui de méditer : l’interrogation philosophique comporteelle-même ses options vitales et, en un sens, elle se maintient dans l’affir-mation religieuse »31.

Certes, la « foi perceptive » de la philosophie, nous l’avons pour l’heureseulement indiqué dans l’introduction, ne s’identifie pas à la « foi religieuse »de l’anthropologie et à la « foi confessante » de la théologie. la première(foi perceptive) marque « la conviction qu’il y a quelque chose, qu’il y a lemonde, l’idée de la vérité, l’idée vraie donnée »32, alors que la seconde (foireligieuse) indique un possible rapport à la transcendance qu’elle soit ou nonnommée, et que la dernière (foi confessante) suppose quant à elle une

31. Maurice Merleau-Ponty, « Partout et nulle part », dans Signes, op. cit., p. 176-185 :« Christianisme et philosophie » (cit. p. 184).

32. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 51.

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Wittgenstein, n’est pas fondé sur mon imbécilité ou ma crédulité […].n’avons-nous pas à dire à chaque pas : Je le crois avec certitude…? »28

la grande interrogation de la métaphysique de leibniz reprise etcommentée par Martin Heidegger – « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôtque rien? » – peut ainsi, et certes, orienter le mouvement de la métaphysiquejusqu’à son dépassement. Mais le « quelque chose » précède toujours le« rien », fût-ce au moins sur le mode de notre « croyance » qui fait aussi lefond de notre existence. Il y a du « monde » (en philosophie) comme il y ade la « création » (en théologie). Cette donnée immédiate et irréductible del’Il y a, fut-elle à interroger ou à tout le moins constater, interdit dès mainte-nant l’intégral rejet de la « doxa » depuis Platon (rejet de la pistis) jusqu’àHeidegger compris (la figure du « on ») : « ce monde de la vie n’est riend’autre que le monde de la simple doxa, que la tradition traite avec autantde mépris, notait déjà Husserl en précurseur dans un appendice de la Krisis.Dans la vie extrascientifique elle n’est naturellement nullement dépréciée decette façon, puisqu’elle dessine au contraire une sphère de confirmationsbelles et bonnes – celles-là mêmes qui donnent la possibilité et le sens àl’ensemble des intérêts de l’homme, quels que soient ses buts. »29

foi et non-foi

Il y la « foi » certes, au sens de la « foi philosophique », celle par laquellenous croyons à notre propre croyance au monde, ne pouvant en réalité ni ladétruire (doute) ni la suspendre (réduction), sans tomber dans la doubleillusion de la « transparence » et de l’« absence de préjugé », niant ce quifait pourtant notre « vie ordinaire » comme « monde de la vie », autrementdit notre «  quotidienneté  »30. reste maintenant la question, et non desmoindres, et peut-être même l’essentielle. une fois posée la « foi philoso-

28. ludwig WIttgenSteIn, De la certitude, op cit., respectivement § 235 et § 242(PouIVet, p. 77-79). avec l’exemple du «  père noël  » dans robert treMBlay, «  lacroyance », Encephi, art. « Croyance » (document électronique). en remerciant vivement icinotre collègue anne-Sophie rochegude de nous en avoir indiqué la mention.

29. edmund HuSSerl, La crise des sciences européennes… (Krisis), op. cit., appendicexVIII au paragraphe 34 « exposition du problème d’une science du monde de la vie », p. 515.

30. Interprétation du « monde de la vie » par la quotidienneté dont on trouvera une doubleillustration dans Bruce BÉgout, La découverte du quotidien, Paris, allia, 2005, p. 510-514(commentaire de la Krisis de Husserl) ; et tzvetan toDoroV, éloge du quotidien. Essai surla peinture hollandaise du xVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1997, en particulier ch. I, p. 9-26 : « legenre du quotidien ».

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dant » rentre naturellement dans la réduction phénoménologique35. quant àson concept heideggérien, « la vie facticielle, c’est-à-dire la philosophie, estfondamentalement athée, aux dires du rapport natorp, et le comprend […].Athée signifie donc ici : délivré de toute préoccupation et de la tentation desimplement parler de religiosité. l’idée même de philosophie de la religion,surtout si elle ne fait pas entrer en ligne de compte la facticité de l’homme,n’est-elle pas un pur non-sens? »36

l’hypothèse selon laquelle l’athéisme existential, y compris aux yeux deMartin Heidegger lui-même, serait nullement incompatible avec l’élabora-tion d’une philosophie de la religion, risque selon nous de vicier la perspec-tive du philosophe en tant que tel37. on ne peut, pour tout dire, « sauver laphilosophie de la religion », comme on sauve aussi les phénomènes. le« flux de la conscience » (Husserl), la « vie facticielle » (Heidegger), ou la«  foi perceptive  » (Merleau-Ponty), ne requièrent nullement ni la «  foireligieuse » de l’anthropologie ni la « foi confessante » de la théologie. laposition d’emmanuel levinas, certes croyant et confessant (juif), respectenéanmoins de part en part l’horizon de la philosophie, ne présupposant riend’autre, au moins au départ, que la pure et simple humanité, fut-elle voulueet désirée par Dieu (yahvé?) lui-même : « Être moi, athée, chez soi, séparé,heureux, créé – voilà des synonymes, lit-on de façon célèbre dans Totalitéet infini […]. Par athéisme, nous comprenons ainsi une position antérieureà la négation comme à l’affirmation du divin, la rupture de la participationà partir de laquelle le moi se pose comme le même et comme moi. »38

« toujours croyant » ne signifie pas « identiquement croyant », bien aucontraire. la « philosophie de la religion », ou plus encore la « philosophiereligieuse », est en quelque sorte sans nécessité, sinon celle de se greffer sur une« philosophie tout court », qui ne perde rien de l’homme en parlant de Dieu39.

35. edmund HuSSerl, Idées directrices… (Ideen I), op. cit., § 58, « la transcendance deDieu mise hors circuit », cit. p. 192 (avec la formule de Jean-yves laCoSte « la vie est athée »,cf. Expérience et absolu, op. cit., p. 125).

36. Martin HeIDegger, Interprétation phénoménologique d’Aristote (rapport natorp,1922), Mauvezin, ter, 1992, respectivement p. 27 et note 2 p. 53. avec le commentaire deJean greISCH, L’arbre de vie et l’arbre du savoir, Paris, Cerf, 2000, p. 216-219 : « Facticitéet athéisme ».

37. Jean greISCH, L’arbre de vie et l’arbre du savoir, op. cit., p. 217.p. 216 38. emmanuel lÉVInaS, Totalité et infini (1971), Paris, Biblio-essais, 1990, respective-

ment p. 158 et p. 52. 39. Cf. notre contribution : «  Kérygme et décision  », Actes du colloque Castelli,

janvier 2012 (à paraître).

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« touJourS Croyant » leCture PHIloSoPHIque et tHÉologIque

conviction ou un acte de foi donné non plus à partir de soi seulement, maisaussi de l’autre qui vit en moi : « ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ quivit en moi » (ga 2,20). long est certes le chemin qui va de la croyanceoriginaire à l’affirmation décidée d’une foi reçue d’un autre. Mais plutôt qued’abstraire toujours la « foi confessante » du sol proprement humain surlequel elle prend racine, on reconnaîtra donc que la «  communauté decroyance », fût-ce selon une amphibologie du terme (« foi perceptive » et«  foi confessante  »), apporte et importe davantage que les prétenduesruptures qui, à force de séparer les ordres, défont définitivement ce qu’il ya aussi de proprement humain, et donc de philosophique, dans l’acte de foi :« entre le philosophe et le chrétien (qu’il s’agisse de deux hommes ou deces deux hommes que chaque chrétien sent en lui), achève Merleau-Pontyselon une rare acuité, y aura-t-il jamais un véritable échange ? Cela neserait possible, à notre sens, que si le chrétien, réserve faite des sourcesultimes de son inspiration, dont il juge seul, acceptait sans restriction la tâchede médiation à laquelle la philosophie ne peut renoncer sans se supprimer »33.

que de la « non-foi » à la « foi », ou plutôt que de la « foi philosophique »à la « foi confessante », la conséquence soit bonne ne supprime pas le propredu philosophique, et même du phénoménologique, bien au contraire. SaintPaul en témoigne, et Husserl et Heidegger en prennent aussi le parti, de façond’autant plus explicite qu’une telle lecture de l’apôtre des gentils doit aussiavoir droit de cité dans la philosophie elle-même : «  rappelez qu’en cetemps-là vous étiez sans Dieu dans le monde » (eph 2,12). le « sans Dieu »(atheoi), voire l’«  athée  », n’est pas le «  contre Dieu  », et le temps dupaganisme précède et même fonde celui du christianisme. Indépendammentde tout jugement sur le bien (ou mal) fondé du passage du paganisme auchristianisme, « l’inquiétante hypothèse d’une humanité qui se satisfassed’exister sans Dieu dans le monde (eph 2,12) doit donc être prise ausérieux, faut-il conclure avec Jean-yves lacoste. l’athéisme n’est pas qu’unproblème théorique, et n’est pas d’abord un problème théorique : il estd’abord un a priori de l’existence. »34 Selon son concept husserlien, « la vieest athée » au moins en cela que la transcendance de Dieu est « mise horscircuit » dans les Ideen I (§ 58), de sorte que cet « absolu », ce « transcen-

33. Maurice Merleau-Ponty, « Partout et nulle part », dans Signes, op. cit., p. 184. 34. Jean-yves laCoSte, Expérience et absolu. Questions disputées sur l’humanité de

l’homme, Paris, PuF, 1994, p. 128.

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dant » rentre naturellement dans la réduction phénoménologique35. quant àson concept heideggérien, « la vie facticielle, c’est-à-dire la philosophie, estfondamentalement athée, aux dires du rapport natorp, et le comprend […].Athée signifie donc ici : délivré de toute préoccupation et de la tentation desimplement parler de religiosité. l’idée même de philosophie de la religion,surtout si elle ne fait pas entrer en ligne de compte la facticité de l’homme,n’est-elle pas un pur non-sens? »36

l’hypothèse selon laquelle l’athéisme existential, y compris aux yeux deMartin Heidegger lui-même, serait nullement incompatible avec l’élabora-tion d’une philosophie de la religion, risque selon nous de vicier la perspec-tive du philosophe en tant que tel37. on ne peut, pour tout dire, « sauver laphilosophie de la religion », comme on sauve aussi les phénomènes. le« flux de la conscience » (Husserl), la « vie facticielle » (Heidegger), ou la«  foi perceptive  » (Merleau-Ponty), ne requièrent nullement ni la «  foireligieuse » de l’anthropologie ni la « foi confessante » de la théologie. laposition d’emmanuel levinas, certes croyant et confessant (juif), respectenéanmoins de part en part l’horizon de la philosophie, ne présupposant riend’autre, au moins au départ, que la pure et simple humanité, fut-elle voulueet désirée par Dieu (yahvé?) lui-même : « Être moi, athée, chez soi, séparé,heureux, créé – voilà des synonymes, lit-on de façon célèbre dans Totalitéet infini […]. Par athéisme, nous comprenons ainsi une position antérieureà la négation comme à l’affirmation du divin, la rupture de la participationà partir de laquelle le moi se pose comme le même et comme moi. »38

« toujours croyant » ne signifie pas « identiquement croyant », bien aucontraire. la « philosophie de la religion », ou plus encore la « philosophiereligieuse », est en quelque sorte sans nécessité, sinon celle de se greffer sur une« philosophie tout court », qui ne perde rien de l’homme en parlant de Dieu39.

35. edmund HuSSerl, Idées directrices… (Ideen I), op. cit., § 58, « la transcendance deDieu mise hors circuit », cit. p. 192 (avec la formule de Jean-yves laCoSte « la vie est athée »,cf. Expérience et absolu, op. cit., p. 125).

36. Martin HeIDegger, Interprétation phénoménologique d’Aristote (rapport natorp,1922), Mauvezin, ter, 1992, respectivement p. 27 et note 2 p. 53. avec le commentaire deJean greISCH, L’arbre de vie et l’arbre du savoir, Paris, Cerf, 2000, p. 216-219 : « Facticitéet athéisme ».

37. Jean greISCH, L’arbre de vie et l’arbre du savoir, op. cit., p. 217.p. 216 38. emmanuel lÉVInaS, Totalité et infini (1971), Paris, Biblio-essais, 1990, respective-

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« touJourS Croyant » leCture PHIloSoPHIque et tHÉologIque

conviction ou un acte de foi donné non plus à partir de soi seulement, maisaussi de l’autre qui vit en moi : « ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ quivit en moi » (ga 2,20). long est certes le chemin qui va de la croyanceoriginaire à l’affirmation décidée d’une foi reçue d’un autre. Mais plutôt qued’abstraire toujours la « foi confessante » du sol proprement humain surlequel elle prend racine, on reconnaîtra donc que la «  communauté decroyance », fût-ce selon une amphibologie du terme (« foi perceptive » et«  foi confessante  »), apporte et importe davantage que les prétenduesruptures qui, à force de séparer les ordres, défont définitivement ce qu’il ya aussi de proprement humain, et donc de philosophique, dans l’acte de foi :« entre le philosophe et le chrétien (qu’il s’agisse de deux hommes ou deces deux hommes que chaque chrétien sent en lui), achève Merleau-Pontyselon une rare acuité, y aura-t-il jamais un véritable échange ? Cela neserait possible, à notre sens, que si le chrétien, réserve faite des sourcesultimes de son inspiration, dont il juge seul, acceptait sans restriction la tâchede médiation à laquelle la philosophie ne peut renoncer sans se supprimer »33.

que de la « non-foi » à la « foi », ou plutôt que de la « foi philosophique »à la « foi confessante », la conséquence soit bonne ne supprime pas le propredu philosophique, et même du phénoménologique, bien au contraire. SaintPaul en témoigne, et Husserl et Heidegger en prennent aussi le parti, de façond’autant plus explicite qu’une telle lecture de l’apôtre des gentils doit aussiavoir droit de cité dans la philosophie elle-même : «  rappelez qu’en cetemps-là vous étiez sans Dieu dans le monde » (eph 2,12). le « sans Dieu »(atheoi), voire l’«  athée  », n’est pas le «  contre Dieu  », et le temps dupaganisme précède et même fonde celui du christianisme. Indépendammentde tout jugement sur le bien (ou mal) fondé du passage du paganisme auchristianisme, « l’inquiétante hypothèse d’une humanité qui se satisfassed’exister sans Dieu dans le monde (eph 2,12) doit donc être prise ausérieux, faut-il conclure avec Jean-yves lacoste. l’athéisme n’est pas qu’unproblème théorique, et n’est pas d’abord un problème théorique : il estd’abord un a priori de l’existence. »34 Selon son concept husserlien, « la vieest athée » au moins en cela que la transcendance de Dieu est « mise horscircuit » dans les Ideen I (§ 58), de sorte que cet « absolu », ce « transcen-

33. Maurice Merleau-Ponty, « Partout et nulle part », dans Signes, op. cit., p. 184. 34. Jean-yves laCoSte, Expérience et absolu. Questions disputées sur l’humanité de

l’homme, Paris, PuF, 1994, p. 128.

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voie prime sur le terme, comme aussi la démarche et le style sur le simplecontenu. Phénoménologiquement relus, les préambules de la foi conduisentde la « foi perceptive » (philosophie) à la « foi religieuse » (anthropologie),voire à la « foi confessante » (théologie) : « l’existence de Dieu et les autresvérités concernant Dieu, que la raison naturelle peut connaître […] ne sontpas des articles de foi, précise en ce sens thomas d’aquin, mais des véritéspréliminaires qui nous y acheminent (sed preambula fidei ad articulos). »41

le chemin vers ce qui est à démontrer (ad articulos) impose en effet lesvérités préliminaires de la foi (preambula fidei), et non pas les véritéspréliminaires de la foi le chemin à parcourir. l’existence de Dieu devientprécisément « démontrable » chez l’aquinate (demonstrabile, a. 2) non pasà partir de l’éclat dionysien de la vérité à prouver (argument ontologiqueanselmien), mais par la vertu étrangement moderne de nos propres capacitésde démonstration appuyées sur le monde qui nous est donné (voies cosmolo-giques thomasiennes). tout se tient donc dans le « sens de la limite » chezl’aquinate, plutôt que dans une prétendue « vertu de l’excès » en mode dethéologie négative, et telle est selon nous la façon tout à fait originale parlaquelle la « limite théologique » rejoint aussi la « finitude phénoménolo-gique »42.

Karl rahner, plutôt que Hans urs von Balthasar, en déploie ici l’énigme.Dans ce que le théologien nomme l’expérience transcendantale commeexpérience de la transcendance, il y a « un savoir anonyme et non thématiquesur Dieu »43 en même façon que la phénoménologie déployait un savoir nonthématique de la « croyance au monde » (Husserl), de la « compréhension »(Heidegger), ou de la « foi perceptive » (Merleau-Ponty). De la phénomé-nologie à la théologie, et dans cet ordre précisément, la conséquence estbonne. Il y de l’« originaire », et du « déjà-là », dans la théologie elle-même,de sorte que le « préréflexif » n’est pas, ou plus, le seul privilège de laphilosophie – fût-elle ce par quoi cette dimension d’antériorité est mise àjour, ou à tout le moins constatée : « Si l’on prend vraiment conscience dece que cette expérience transcendantale n’est pas constituée du fait que l’on

41. thomas D’aquIn, Somme théologique, op. cit., Ia, q. 2, a. 2, ad. 1, p. 171. 42. nous reprenons, en les synthétisant ici, certains acquis de notre article « limite théolo-

gique et finitude phénoménologique chez saint thomas d’aquin  », Revue des sciencesphilosophiques et théologiques (célébration du Centenaire), t. 92, juillet-septembre 2008,p. 527-556.

43. Karl raHner, Traité fondamental de la foi (1976), Paris, le Centurion, 1983, p. 34-36 (« le savoir non thématique sur Dieu »).

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Passant les ordres (du philosophique au théologique), on marquera lesécarts, en réalité d’autant plus creusés qu’ils seront explicitement assumés.ainsi revient-il à la théologie elle-même « explicitement confessante », etnon plus uniquement à la philosophie « toujours croyante », d’en établir lefossé – et de marquer en des « préambules de la foi » ce qu’il en est de lanécessité de se laisser guider.

Des préambules pour la foi

Il faut bien le reconnaître, nous l’avons pour l’heure seulement annoncé,faute de l’avoir suffisamment marqué : les « voies pour Dieu » dans les ditescinq voies (et non preuves) de l’existence de Dieu dans la Somme théolo-gique de thomas d’aquin (q. 2, a. 1-2) sont aussi, et d’abord des « voies pourl’homme ». Se demander «  si l’existence de Dieu est évidente par elle-même » (q. 2 a. 1), ou mieux « si elle est démontrable » (q. 2 a. 2), ne ditcertes pas au Moyen-Âge qu’elle serait ni évidente ni démontrable, mais aucontraire que l’évidence « en soi » (in se) ne l’est peut-être pas « pour nous »(pro nobis), ou encore que le « démontré par soi » (per se), doit aussi enpasser par le « démontrable à partir de nous » (quoad nos). la clé des voiesn’est pas dans leur fin – « ce que tous nomment Dieu » (hoc est dicunt Deum)–, mais dans leur commencement : «  comme nous ne connaissons pasl’essence de Dieu, cette proposition n’est pas évidente pour nous (non estnobis per se nota) ; elle a besoin d’être démontrée par ce qui est mieux connude nous (quoad nos), même si cela est, par nature, moins connu, à savoir parles œuvres de Dieu »40. les voies cosmologiques prennent le relais de la voieontologique dans la Somme théologique non pas par simple défaut, mais parrespect de la limite et de nos limites, de sorte que notre statut in via primephilosophiquement, au moins pour nous ici-bas, sur notre refuge dans la viecéleste in patria.

les « préambules de la foi » n’indiquent ainsi aucun contenu déjà donnédans la philosophie, que la théologie aurait à simplement à reprendre etassumer, comme si le philosophique n’était que l’auxiliaire et l’instrumentdu théologique. «  toujours croyant  », on peut le demeurer en tant quephilosophe, et le passage de la philosophie à la théologie doit se penser entermes de « chemin à parcourir » plutôt que de contenus à revendiquer. la

40. thomas D’aquIn, Somme théologique, Cerf, Paris, 1984, vol. I, Ia, q. 2, a. 1, resp.,p. 170.

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voie prime sur le terme, comme aussi la démarche et le style sur le simplecontenu. Phénoménologiquement relus, les préambules de la foi conduisentde la « foi perceptive » (philosophie) à la « foi religieuse » (anthropologie),voire à la « foi confessante » (théologie) : « l’existence de Dieu et les autresvérités concernant Dieu, que la raison naturelle peut connaître […] ne sontpas des articles de foi, précise en ce sens thomas d’aquin, mais des véritéspréliminaires qui nous y acheminent (sed preambula fidei ad articulos). »41

le chemin vers ce qui est à démontrer (ad articulos) impose en effet lesvérités préliminaires de la foi (preambula fidei), et non pas les véritéspréliminaires de la foi le chemin à parcourir. l’existence de Dieu devientprécisément « démontrable » chez l’aquinate (demonstrabile, a. 2) non pasà partir de l’éclat dionysien de la vérité à prouver (argument ontologiqueanselmien), mais par la vertu étrangement moderne de nos propres capacitésde démonstration appuyées sur le monde qui nous est donné (voies cosmolo-giques thomasiennes). tout se tient donc dans le « sens de la limite » chezl’aquinate, plutôt que dans une prétendue « vertu de l’excès » en mode dethéologie négative, et telle est selon nous la façon tout à fait originale parlaquelle la « limite théologique » rejoint aussi la « finitude phénoménolo-gique »42.

Karl rahner, plutôt que Hans urs von Balthasar, en déploie ici l’énigme.Dans ce que le théologien nomme l’expérience transcendantale commeexpérience de la transcendance, il y a « un savoir anonyme et non thématiquesur Dieu »43 en même façon que la phénoménologie déployait un savoir nonthématique de la « croyance au monde » (Husserl), de la « compréhension »(Heidegger), ou de la « foi perceptive » (Merleau-Ponty). De la phénomé-nologie à la théologie, et dans cet ordre précisément, la conséquence estbonne. Il y de l’« originaire », et du « déjà-là », dans la théologie elle-même,de sorte que le « préréflexif » n’est pas, ou plus, le seul privilège de laphilosophie – fût-elle ce par quoi cette dimension d’antériorité est mise àjour, ou à tout le moins constatée : « Si l’on prend vraiment conscience dece que cette expérience transcendantale n’est pas constituée du fait que l’on

41. thomas D’aquIn, Somme théologique, op. cit., Ia, q. 2, a. 2, ad. 1, p. 171. 42. nous reprenons, en les synthétisant ici, certains acquis de notre article « limite théolo-

gique et finitude phénoménologique chez saint thomas d’aquin  », Revue des sciencesphilosophiques et théologiques (célébration du Centenaire), t. 92, juillet-septembre 2008,p. 527-556.

43. Karl raHner, Traité fondamental de la foi (1976), Paris, le Centurion, 1983, p. 34-36 (« le savoir non thématique sur Dieu »).

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Passant les ordres (du philosophique au théologique), on marquera lesécarts, en réalité d’autant plus creusés qu’ils seront explicitement assumés.ainsi revient-il à la théologie elle-même « explicitement confessante », etnon plus uniquement à la philosophie « toujours croyante », d’en établir lefossé – et de marquer en des « préambules de la foi » ce qu’il en est de lanécessité de se laisser guider.

Des préambules pour la foi

Il faut bien le reconnaître, nous l’avons pour l’heure seulement annoncé,faute de l’avoir suffisamment marqué : les « voies pour Dieu » dans les ditescinq voies (et non preuves) de l’existence de Dieu dans la Somme théolo-gique de thomas d’aquin (q. 2, a. 1-2) sont aussi, et d’abord des « voies pourl’homme ». Se demander «  si l’existence de Dieu est évidente par elle-même » (q. 2 a. 1), ou mieux « si elle est démontrable » (q. 2 a. 2), ne ditcertes pas au Moyen-Âge qu’elle serait ni évidente ni démontrable, mais aucontraire que l’évidence « en soi » (in se) ne l’est peut-être pas « pour nous »(pro nobis), ou encore que le « démontré par soi » (per se), doit aussi enpasser par le « démontrable à partir de nous » (quoad nos). la clé des voiesn’est pas dans leur fin – « ce que tous nomment Dieu » (hoc est dicunt Deum)–, mais dans leur commencement : «  comme nous ne connaissons pasl’essence de Dieu, cette proposition n’est pas évidente pour nous (non estnobis per se nota) ; elle a besoin d’être démontrée par ce qui est mieux connude nous (quoad nos), même si cela est, par nature, moins connu, à savoir parles œuvres de Dieu »40. les voies cosmologiques prennent le relais de la voieontologique dans la Somme théologique non pas par simple défaut, mais parrespect de la limite et de nos limites, de sorte que notre statut in via primephilosophiquement, au moins pour nous ici-bas, sur notre refuge dans la viecéleste in patria.

les « préambules de la foi » n’indiquent ainsi aucun contenu déjà donnédans la philosophie, que la théologie aurait à simplement à reprendre etassumer, comme si le philosophique n’était que l’auxiliaire et l’instrumentdu théologique. «  toujours croyant  », on peut le demeurer en tant quephilosophe, et le passage de la philosophie à la théologie doit se penser entermes de « chemin à parcourir » plutôt que de contenus à revendiquer. la

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il y a : de la nature brute au monde du silence

on a pu vouloir chercher du « chaos » ou de « l’ouvert abyssal » dans lecadre de la phénoménologie, et renoncer de l’y avoir vraiment trouvé46.Certains indices permettraient cependant d’y concéder, et de reconnaître dansle Es gibt ou le « Il y a » un en deçà du signifiant « dans le cadre de laphénoménologie elle-même », quand bien même il serait là encore traité àtitre de simple hypothèse non développée. l’impossibilité pour la phénomé-nologie en tant que telle à tout dire, en particulier l’abîme du chaos en raisonde son primat du signifiant dans l’intentionnalité, ne signifie pas qu’ellen’aurait pas, d’une certaine façon, tout vu, ou presque. la question n’est pasuniquement celle des « limites aperçues », mais de la possibilité pour lephilosophe lui-même de « camper sur l’extrême », et d’ouvrir un champ quilui est propre au moins dans la manière d’y entrer comme aussi de le fouler :«  il est concevable, nous ne pourrons nous empêcher de nous l’avouer,reconnaît Husserl dans sa Philosophie première, qu’un enchaînement continude phénomènes concordants soit rompu et se transforme, pour parler avecKant, en un pur chaos de phénomènes ». Dans la « ruine du monde », faut-il ajouter avec le phénoménologue dans les Ideen I cette fois, « je serai encoreconscience intentionnelle, mais visant le chaos »47.

reste que de Husserl à emmanuel lévinas, Maurice Merleau-Ponty ouHenry Maldiney, la croyance au monde (comme aussi à Dieu?) se radica-lise, ruinant cette fois l’intentionnalité de la conscience elle-même dans lavisée même du « chaos », voire du « Il y a ». que la conscience reste toujourscomme «  résidu de l’anéantissement du monde » (Ideen I, § 49), tel estprécisément ce qui ne va pas, ou plus de soi, atteignant ainsi un « désastre »(Heidegger) ou un «  désêtre  » (Maldiney) qu’elle-même n’aurait puimaginer. le « il y a » du monde, voire aussi de moi-même dans l’expériencede l’insomnie par exemple, signe une hypertrophie de la présence de moi àmoi dans l’événement de la veille, qui fait qu’on demeure toujours davantage« tenu à l’être » plutôt qu’« au non être », pris dans l’envahissement de soi

46. Cf. notre ouvrage : Les noces de l’agneau, Cerf, coll. « la nuit surveillée », Paris,2011, ch. I, p. 39-72 : « la philosophie à la limite ».

47. edmund HuSSerl, respectivement Philosophie première, vol. II (théorie de laréduction phénoménologique), PuF, Paris, 1972, p. 67 ; et Idées directrices pour unephénoménologie, op. cit, § 49 : « la conscience absolue comme résidu de l’anéantissementdu monde », note 1, p. 162 (S. 92). en remerciant notre ami et collègue Jérôme de gramontde nous en avoir fait la mention.

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en parle, insiste le Traité fondamental de la foi ; si l’on voit clairement qu’ilest nécessaire d’en parler parce que dès toujours elle est là, mais que pourcette raison aussi elle peut durablement être vouée à l’oubli  […]  ; l’oncomprend alors la difficulté de l’entreprise à laquelle nous nous consacrons :nous ne pouvons encore et toujours parler du ce-vers-quoi de cetteexpérience transcendantale que de façon indirecte. »44

la proximité du théologien Karl rahner à la phénoménologie étonne iciseulement quiconque n’a pas vu, ni compris, que l’« horizon de compré-hension  » déployé par Martin Heidegger structure aussi l’ensemble duprojet du Traité fondamental de la foi. les « présuppositions » qu’il convientde considérer ici, ajoute en ce sens le théologien, « concernent l’être mêmede l’homme », de sorte que la « théologie implique d’elle-même une anthro-pologie philosophique », remettant ainsi ce message « à la responsabilitépropre de l’homme  »45. que l’homme puisse et doive être «  toujourscroyant », qu’il s’agisse de philosophie ou de théologie : telle est la proposi-tion que Karl rahner aurait donc lui-même pu aussi soutenir, ancrantcependant le déploiement phénoménologique du « comprendre » dans lesoubassement kantien du «  transcendantal », qu’on ne saurait davantageaujourd’hui retenir, pas davantage que l’« anonymat » du non-chrétien dontil en viendrait à être faussement baptisé. Dans le fameux débat entre Karlrahner et Hans urs von Balthasar, point n’est question ici de choisir, maisplutôt de reconnaître que ce que l’un apporte à l’« anthropologie » (rahner),l’autre le réserve exclusivement à la « théologie » (Balthasar). les conditionsdu révélé appartiennent aussi à la révélation. telle doit être entendue« l’expérience transcendantale de la foi » (rahner), comme aussi le cheminqui va de la « croyance phénoménologique au monde » à la « croyancethéologique et confessante en Dieu » (notre propre perspective). un mêmemonde donc, toujours « prédonné », précède et fonde toute croyance, qu’ellesoit philosophique ou théologique. le reconnaître n’est pas seulementassurer un continuum, mais ancrer toute proposition dans un «  Il y aoriginaire  », «  débordement de soi  » par soi ou «  nature brute  », qu’ilconvient maintenant d’interroger moins pour le dévoiler, que pour toujoursmieux nous y enraciner.

44. Ibid., p. 33-34 (« l’expérience transcendantale »). 45. Ibid., p. 37-38 (« À l’écoute du message »).

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il y a : de la nature brute au monde du silence

on a pu vouloir chercher du « chaos » ou de « l’ouvert abyssal » dans lecadre de la phénoménologie, et renoncer de l’y avoir vraiment trouvé46.Certains indices permettraient cependant d’y concéder, et de reconnaître dansle Es gibt ou le « Il y a » un en deçà du signifiant « dans le cadre de laphénoménologie elle-même », quand bien même il serait là encore traité àtitre de simple hypothèse non développée. l’impossibilité pour la phénomé-nologie en tant que telle à tout dire, en particulier l’abîme du chaos en raisonde son primat du signifiant dans l’intentionnalité, ne signifie pas qu’ellen’aurait pas, d’une certaine façon, tout vu, ou presque. la question n’est pasuniquement celle des « limites aperçues », mais de la possibilité pour lephilosophe lui-même de « camper sur l’extrême », et d’ouvrir un champ quilui est propre au moins dans la manière d’y entrer comme aussi de le fouler :«  il est concevable, nous ne pourrons nous empêcher de nous l’avouer,reconnaît Husserl dans sa Philosophie première, qu’un enchaînement continude phénomènes concordants soit rompu et se transforme, pour parler avecKant, en un pur chaos de phénomènes ». Dans la « ruine du monde », faut-il ajouter avec le phénoménologue dans les Ideen I cette fois, « je serai encoreconscience intentionnelle, mais visant le chaos »47.

reste que de Husserl à emmanuel lévinas, Maurice Merleau-Ponty ouHenry Maldiney, la croyance au monde (comme aussi à Dieu?) se radica-lise, ruinant cette fois l’intentionnalité de la conscience elle-même dans lavisée même du « chaos », voire du « Il y a ». que la conscience reste toujourscomme «  résidu de l’anéantissement du monde » (Ideen I, § 49), tel estprécisément ce qui ne va pas, ou plus de soi, atteignant ainsi un « désastre »(Heidegger) ou un «  désêtre  » (Maldiney) qu’elle-même n’aurait puimaginer. le « il y a » du monde, voire aussi de moi-même dans l’expériencede l’insomnie par exemple, signe une hypertrophie de la présence de moi àmoi dans l’événement de la veille, qui fait qu’on demeure toujours davantage« tenu à l’être » plutôt qu’« au non être », pris dans l’envahissement de soi

46. Cf. notre ouvrage : Les noces de l’agneau, Cerf, coll. « la nuit surveillée », Paris,2011, ch. I, p. 39-72 : « la philosophie à la limite ».

47. edmund HuSSerl, respectivement Philosophie première, vol. II (théorie de laréduction phénoménologique), PuF, Paris, 1972, p. 67 ; et Idées directrices pour unephénoménologie, op. cit, § 49 : « la conscience absolue comme résidu de l’anéantissementdu monde », note 1, p. 162 (S. 92). en remerciant notre ami et collègue Jérôme de gramontde nous en avoir fait la mention.

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en parle, insiste le Traité fondamental de la foi ; si l’on voit clairement qu’ilest nécessaire d’en parler parce que dès toujours elle est là, mais que pourcette raison aussi elle peut durablement être vouée à l’oubli  […]  ; l’oncomprend alors la difficulté de l’entreprise à laquelle nous nous consacrons :nous ne pouvons encore et toujours parler du ce-vers-quoi de cetteexpérience transcendantale que de façon indirecte. »44

la proximité du théologien Karl rahner à la phénoménologie étonne iciseulement quiconque n’a pas vu, ni compris, que l’« horizon de compré-hension  » déployé par Martin Heidegger structure aussi l’ensemble duprojet du Traité fondamental de la foi. les « présuppositions » qu’il convientde considérer ici, ajoute en ce sens le théologien, « concernent l’être mêmede l’homme », de sorte que la « théologie implique d’elle-même une anthro-pologie philosophique », remettant ainsi ce message « à la responsabilitépropre de l’homme  »45. que l’homme puisse et doive être «  toujourscroyant », qu’il s’agisse de philosophie ou de théologie : telle est la proposi-tion que Karl rahner aurait donc lui-même pu aussi soutenir, ancrantcependant le déploiement phénoménologique du « comprendre » dans lesoubassement kantien du «  transcendantal », qu’on ne saurait davantageaujourd’hui retenir, pas davantage que l’« anonymat » du non-chrétien dontil en viendrait à être faussement baptisé. Dans le fameux débat entre Karlrahner et Hans urs von Balthasar, point n’est question ici de choisir, maisplutôt de reconnaître que ce que l’un apporte à l’« anthropologie » (rahner),l’autre le réserve exclusivement à la « théologie » (Balthasar). les conditionsdu révélé appartiennent aussi à la révélation. telle doit être entendue« l’expérience transcendantale de la foi » (rahner), comme aussi le cheminqui va de la « croyance phénoménologique au monde » à la « croyancethéologique et confessante en Dieu » (notre propre perspective). un mêmemonde donc, toujours « prédonné », précède et fonde toute croyance, qu’ellesoit philosophique ou théologique. le reconnaître n’est pas seulementassurer un continuum, mais ancrer toute proposition dans un «  Il y aoriginaire  », «  débordement de soi  » par soi ou «  nature brute  », qu’ilconvient maintenant d’interroger moins pour le dévoiler, que pour toujoursmieux nous y enraciner.

44. Ibid., p. 33-34 (« l’expérience transcendantale »). 45. Ibid., p. 37-38 (« À l’écoute du message »).

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brut ou sauvage d’où l’homme toujours est tiré, en deçà de toute intention-nalité qui pourrait encore le circonscrire, et lui donner de signifier : « l’êtrebrut ou sauvage qui n’a pas encore été converti en objet de vision ou dechoix », avoue le philosophe (fin 1957). « C’est lui que nous voudrionsretrouver. »50 Davantage que la « sauvagerie », voire que le « désordonné »,on verra plutôt dans l’être brut une sorte d’anonymat primordial, le plussouvent baptisé «  chair  » ou «  chair du monde  », qui loin de signifieruniquement une « matière », un « esprit », ou une « substance », y voitplutôt un « élément de l’être », ou une « ontologie du visible », indiquantcette fois l’« emblème concret d’une manière d’être générale »51. rejoignanten quelque sorte le « neutre » de Maurice Blanchot, ou en d’autres termescette «  parole qui n’a pas de centre mais est essentiellement errante ettoujours dehors », le «  Il y a » de l’auteur de la Phénoménologie de laperception atteint les hauteurs, ou plutôt la profondeur, de la Chôra duTimée de Platon – « revenir au choses mêmes, revenir au monde d’avant laconnaissance », dans l’« il y a préalable » en lequel se fonde toute acte deconnaître52.

un pas de plus cependant mérite d’être franchi. Il y a, ou il y eut, le tempsde l’«  expérience pure, et pour ainsi dire, muette encore, qu’il s’agitd’amener à l’expression de son propre sens » (Husserl)53. Vient maintenantcelui de laisser le muet se dire de lui-même, en d’autres formes que le parler,ou peut-être même sur le seul mode de la corporéité. Mieux, le «  pré-refléxif » ne trouvera peut-être plus, y compris dans le cadre de la phénomé-

50. Maurice Merleau-Ponty, La nature ou le monde du silence (pages d’introduction),publié pour la première fois par emmanuel de SaInt-auBert (dir.), Maurice Merleau-Ponty. La nature ou le monde du silence, Paris, Hermann, 2008, p. 41-53 (cit. p. 53).

51. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, gallimard, Paris, 1964, p. 184et 194 (« la chair élément de l’être » et « emblème concret d’une manière d’être générale »),et p. 139 et 185 (la philosophie comme « reconquête de l’être brut et sauvage » et comme« ontologie du visible »).

52. Maurice Merleau-Ponty, respectivement Phénoménologie de la perception,gallimard, Paris, 1945, avant-propos p. VI ; et L’œil et l’esprit, gallimard, coll. « Folio »,Paris, 1960, p. 12. Dans un rapprochement avec le « neutre » de Maurice BlanCHot (Le livreà venir, gallimard, Paris, 1959, coll. « Folio essais »), 1986, p. 302) que nous devons àJérôme de graMont, Blanchot et la phénoménologie, Corlevour, Clichy, 2011, ch. p. 81-105:« Blanchot et Merleau-Ponty » (cit. p. 88).

53. edmund HuSSerl, Méditations cartésiennes (1929), Vrin, Paris, 1980, § 16, p. 33.avec la reprise de Maurice Merleau-Ponty (mais sans sortir du modèle de l’expressivité),Le visible et l’invisible, op. cit., p. 18 : « Ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence,que la parole veut conduire à l’expression. »

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par soi dans la vie matérielle de son propre corps plutôt qu’évanoui dans uneangoisse de la mort qui aurait encore la vertu de m’y oublier dans uneconscience somme toute encore philosophique et désincarnée : « l’impossi-bilité de déchirer l’envahissant, l’inévitable et l’anonyme bruissement del’existence se manifeste en particulier à travers certains moments où lesommeil se dérobe à nos appels, décrit remarquablement emmanuel levinasdans De l’existence à l’existant, ouvrage de guerre (ou écrit pendant laguerre). on veille quand il n’y a plus rien à veiller et malgré l’absence detoute raison de veiller. Le fait nu de la présence opprime : on est tenu à l’être,tenu à être »48.

on le voit, ou à tout le moins on le sent. le « il y a » lévinassien, commeaussi le « il y a » merleau-pontien, nous allons y revenir, quitte définitivementles rives de la donation pour se dire dans l’hypertrophie du chaos, du nonsignifiant, voire de l’inassumable. le « es gibt » ne donne plus, nous l’avonssouligné, en cela précisément que le « geben » dans l’expression allemande,comme aussi dans sa traduction française (« il y a »), dit moins la donationavec ou sans donateur, que l’hyper-présence du non signifiant, le déborde-ment de l’être supprimant jusqu’à la possibilité même du non être, et celle del’oubli qui y est toujours attachée. « Il y a » de l’existant, comme « il y a »de la pluie ou du pain sur la table, de façon inamissible tout autant qu’incom-pressible. quelque chose comme de l’« ouvert », ou un « chaos » de l’exis-tence, voire de la chose brute, demeure, auquel je resterai toujours étranger,et sans aucun moyen d’y accéder, au moins sur le mode du « signifier » : « àun espace sans horizon, ajoute levinas commentant la peinture modernecomprise ici de l’intérieur, s’arrachent et se jettent sur nous des chosescomme des morceaux qui s’imposent par eux-mêmes, des blocs, des cubes,des plans, des triangles, sans qu’il y ait de transition des uns aux autres.Éléments nus, simples et absolus, boursoufflures ou abcès de l’être […]. Cetteconsumation impersonnelle, anonyme, mais inextinguible de l’être, celle quimurmure au fond du néant lui-même, nous la fixons par le terme d’il y a. »49

Maurice Merleau-Ponty lui-même en célèbre l’identique confession,cherchant cette fois dans le « naissant », plutôt que dans l’« existant », l’être

48. emmanuel lÉVInaS, De l’existence à l’existant (rédigé en captivité entre 1940et 1945), Paris, Vrin, 1963 (Vrin poche, 1990), p. 109 (l’insomnie). avec son complémentdans Le temps et l’autre, Paris, PuF, 1983, p. 24-30 : « l’exister sans existant ».

49. emmanuel lÉVInaS, De l’existence à l’existant, op. cit., respectivement p. 91 et p. 93-94.

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brut ou sauvage d’où l’homme toujours est tiré, en deçà de toute intention-nalité qui pourrait encore le circonscrire, et lui donner de signifier : « l’êtrebrut ou sauvage qui n’a pas encore été converti en objet de vision ou dechoix », avoue le philosophe (fin 1957). « C’est lui que nous voudrionsretrouver. »50 Davantage que la « sauvagerie », voire que le « désordonné »,on verra plutôt dans l’être brut une sorte d’anonymat primordial, le plussouvent baptisé «  chair  » ou «  chair du monde  », qui loin de signifieruniquement une « matière », un « esprit », ou une « substance », y voitplutôt un « élément de l’être », ou une « ontologie du visible », indiquantcette fois l’« emblème concret d’une manière d’être générale »51. rejoignanten quelque sorte le « neutre » de Maurice Blanchot, ou en d’autres termescette «  parole qui n’a pas de centre mais est essentiellement errante ettoujours dehors », le «  Il y a » de l’auteur de la Phénoménologie de laperception atteint les hauteurs, ou plutôt la profondeur, de la Chôra duTimée de Platon – « revenir au choses mêmes, revenir au monde d’avant laconnaissance », dans l’« il y a préalable » en lequel se fonde toute acte deconnaître52.

un pas de plus cependant mérite d’être franchi. Il y a, ou il y eut, le tempsde l’«  expérience pure, et pour ainsi dire, muette encore, qu’il s’agitd’amener à l’expression de son propre sens » (Husserl)53. Vient maintenantcelui de laisser le muet se dire de lui-même, en d’autres formes que le parler,ou peut-être même sur le seul mode de la corporéité. Mieux, le «  pré-refléxif » ne trouvera peut-être plus, y compris dans le cadre de la phénomé-

50. Maurice Merleau-Ponty, La nature ou le monde du silence (pages d’introduction),publié pour la première fois par emmanuel de SaInt-auBert (dir.), Maurice Merleau-Ponty. La nature ou le monde du silence, Paris, Hermann, 2008, p. 41-53 (cit. p. 53).

51. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, gallimard, Paris, 1964, p. 184et 194 (« la chair élément de l’être » et « emblème concret d’une manière d’être générale »),et p. 139 et 185 (la philosophie comme « reconquête de l’être brut et sauvage » et comme« ontologie du visible »).

52. Maurice Merleau-Ponty, respectivement Phénoménologie de la perception,gallimard, Paris, 1945, avant-propos p. VI ; et L’œil et l’esprit, gallimard, coll. « Folio »,Paris, 1960, p. 12. Dans un rapprochement avec le « neutre » de Maurice BlanCHot (Le livreà venir, gallimard, Paris, 1959, coll. « Folio essais »), 1986, p. 302) que nous devons àJérôme de graMont, Blanchot et la phénoménologie, Corlevour, Clichy, 2011, ch. p. 81-105:« Blanchot et Merleau-Ponty » (cit. p. 88).

53. edmund HuSSerl, Méditations cartésiennes (1929), Vrin, Paris, 1980, § 16, p. 33.avec la reprise de Maurice Merleau-Ponty (mais sans sortir du modèle de l’expressivité),Le visible et l’invisible, op. cit., p. 18 : « Ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence,que la parole veut conduire à l’expression. »

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par soi dans la vie matérielle de son propre corps plutôt qu’évanoui dans uneangoisse de la mort qui aurait encore la vertu de m’y oublier dans uneconscience somme toute encore philosophique et désincarnée : « l’impossi-bilité de déchirer l’envahissant, l’inévitable et l’anonyme bruissement del’existence se manifeste en particulier à travers certains moments où lesommeil se dérobe à nos appels, décrit remarquablement emmanuel levinasdans De l’existence à l’existant, ouvrage de guerre (ou écrit pendant laguerre). on veille quand il n’y a plus rien à veiller et malgré l’absence detoute raison de veiller. Le fait nu de la présence opprime : on est tenu à l’être,tenu à être »48.

on le voit, ou à tout le moins on le sent. le « il y a » lévinassien, commeaussi le « il y a » merleau-pontien, nous allons y revenir, quitte définitivementles rives de la donation pour se dire dans l’hypertrophie du chaos, du nonsignifiant, voire de l’inassumable. le « es gibt » ne donne plus, nous l’avonssouligné, en cela précisément que le « geben » dans l’expression allemande,comme aussi dans sa traduction française (« il y a »), dit moins la donationavec ou sans donateur, que l’hyper-présence du non signifiant, le déborde-ment de l’être supprimant jusqu’à la possibilité même du non être, et celle del’oubli qui y est toujours attachée. « Il y a » de l’existant, comme « il y a »de la pluie ou du pain sur la table, de façon inamissible tout autant qu’incom-pressible. quelque chose comme de l’« ouvert », ou un « chaos » de l’exis-tence, voire de la chose brute, demeure, auquel je resterai toujours étranger,et sans aucun moyen d’y accéder, au moins sur le mode du « signifier » : « àun espace sans horizon, ajoute levinas commentant la peinture modernecomprise ici de l’intérieur, s’arrachent et se jettent sur nous des chosescomme des morceaux qui s’imposent par eux-mêmes, des blocs, des cubes,des plans, des triangles, sans qu’il y ait de transition des uns aux autres.Éléments nus, simples et absolus, boursoufflures ou abcès de l’être […]. Cetteconsumation impersonnelle, anonyme, mais inextinguible de l’être, celle quimurmure au fond du néant lui-même, nous la fixons par le terme d’il y a. »49

Maurice Merleau-Ponty lui-même en célèbre l’identique confession,cherchant cette fois dans le « naissant », plutôt que dans l’« existant », l’être

48. emmanuel lÉVInaS, De l’existence à l’existant (rédigé en captivité entre 1940et 1945), Paris, Vrin, 1963 (Vrin poche, 1990), p. 109 (l’insomnie). avec son complémentdans Le temps et l’autre, Paris, PuF, 1983, p. 24-30 : « l’exister sans existant ».

49. emmanuel lÉVInaS, De l’existence à l’existant, op. cit., respectivement p. 91 et p. 93-94.

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Conclusion

la question se pose alors, et enfin : quel lien établir entre cet « Il y apréalable » en deçà de la « foi perceptive » (Merleau-Ponty), comme ausside la «  compréhension  » (Heidegger) ou de la «  croyance au monde  »(Husserl), avec la « foi religieuse » de l’anthropologie, voire la « foi confes-sante » de la théologie? la réponse est claire : aucun, ou à tout le moins pastel qu’on voudrait le penser, dans un continuum si facilement posé que lekérygme ne ferait que couronner une démarche en mal d’être signifiée. Del’obscurité du primordial à la lumière du transcendantal, la conséquence neva pas de soi. Dans le judaïsme certes, mais aussi dans un christianismecapable d’interroger sa sûreté comme aussi ses présupposés, le tohu-Bohu,voire l’absence de Dieu, sert au départ de norme, au risque à l’inverse derecouvrir trop immédiatement de « présence », voire de « providence »,l’« abîme » si souvent refermé faute de pouvoir être lucidement regardé: « lefrôlement de l’il y a, c’est l’horreur », faut-il confesser à la suite d’emma-nuel levinas loin du visage irénique que nous lui prêtons parfois, et le plussouvent à tort […]. Plutôt qu’à Dieu, la notion d’Il y a nous ramène àl’absence de Dieu, à l’absence de tout étant. les primitifs sont absolumentavant la révélation, avant la lumière. »56

Paradoxalement donc, le « pré-philosophique », ou à tout le moins le« pré-réflexif », se marque et se pose en amont de la philosophie elle-même,et donc aussi, et par voie de conséquence, de l’anthropologique et du théolo-gique. l’irénisme d’une pensée posant directement Dieu n’appartient ni à laphénoménologie prise et comprise dans la quête de l’initial, ni à la théologievéritablement ancrée dans une anthropologie fondamentale. « nous n’avonspas d’autre expérience de Dieu que celle de l’homme », de sorte que ce n’est« qu’en passant par l’homme » qu’on ira aussi à Dieu, dans le Fils qui,précisément, s’est fait homme. l’incarné théologique (le « Verbe fait chair »)ne vient pas simplement se superposer à l’incarné phénoménologique (lachair de l’homme), mais l’habiter et le transformer. en l’homme et en sefaisant homme, l’Homme-Dieu révèle aussi l’homme, fût-ce pour leconduire, ou l’amener à se reconnaître, en son état de « fils de l’homme »,et donc aussi de Dieu. « toujours croyant » marque l’en-commun d’une foiprimaire au monde (Urdoxa) partagée entre tous les hommes, frappant dusceau de la « con-fiance » ce qui le plus souvent se fait l’indice d’une indéci-

56. emmanuel lÉVInaS, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 98-99 (nous soulignons).

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nologie, sa fin dans le seul réflexif comme s’il ne faisait que le préparer oule fonder (Husserl), pas davantage que l’« inconscient » ne s’orientera versla conscience, dans le cadre de la psychanalyse cette fois (Freud). un« inconscient du corps » (nietzsche), aussi éclaté que non orienté, demeuretoujours dans le divers de notre expérience impossible à synthétiser, et lereconnaître est une manière de ne pas fuir le « chaos » dont nous sommesfaçonnés54.

qu’il s’agisse donc du «  monde de la vie en phénoménologie  » (deHusserl à Merleau-Ponty), ou du « mystère en théologie » (de Denys l’aréo-pagite à Hans urs von Balthasar ou Karl rahner), un « monde du silence »demeure, non pas seulement de ce qui n’est pas « bon à dire », mais de cequi ne peut pas et ne doit pas « être dit ». le « Il y a », ou la nature brute,ne tire pas toujours son « expression vers son propre sens », comme si lelangagier, voire le « signifié », restait nécessairement la norme de ce qui està exprimer. « toujours croyants », nous le sommes, non pas en cela que nosconvictions sont à exprimer, qu’il s’agisse du monde ou de Dieu, mais parlà qu’elles tissent notre existence beaucoup plus profondément que nous nel’aurions jamais imaginé. Pour le dire dans les termes de la corporéité, voirede l’éros où le « ceci est mon corps » atteint des strates rarement égalées,ne « jamais parvenir à la coïncidence », fût-ce dans la simple expérience dutouchant-touché de moi-même comme aussi d’autrui, « n’est pas un échec »:« si ces expériences ne se recouvrent jamais exactement, reconnaît avecacuité le phénoménologue du Visible et l’invisible, si elles échappent aumoment de se rejoindre, s’il y a toujours entre elles du “bougé”, un “écart”,c’est précisément parce que mes deux mains font partie du même corps,parce qu’il se meut dans le monde, parce que je m’entends et du dedans etdu dehors […] : c’est seulement comme si la charnière entre elles, inébran-lable, me restait irrémédiablement cachée. »55

54. Perspective intégralement développée dans notre ouvrage Les noces de l’agneau, op.cit. 1re partie, p. 39-124 : « Descente dans l’abîme ». quant au monde du silence, voir la juste(mais malheureusement) oubliée contribution de Max PICarD, Le monde du silence, préfacede gabriel MarCel, PuF, Paris, 1954 (juif converti au catholicisme dans les années 1930,héritier des travaux de edmund Husserl et de Max Scheler).

55. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 194-195 (noussoulignons).

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Conclusion

la question se pose alors, et enfin : quel lien établir entre cet « Il y apréalable » en deçà de la « foi perceptive » (Merleau-Ponty), comme ausside la «  compréhension  » (Heidegger) ou de la «  croyance au monde  »(Husserl), avec la « foi religieuse » de l’anthropologie, voire la « foi confes-sante » de la théologie? la réponse est claire : aucun, ou à tout le moins pastel qu’on voudrait le penser, dans un continuum si facilement posé que lekérygme ne ferait que couronner une démarche en mal d’être signifiée. Del’obscurité du primordial à la lumière du transcendantal, la conséquence neva pas de soi. Dans le judaïsme certes, mais aussi dans un christianismecapable d’interroger sa sûreté comme aussi ses présupposés, le tohu-Bohu,voire l’absence de Dieu, sert au départ de norme, au risque à l’inverse derecouvrir trop immédiatement de « présence », voire de « providence »,l’« abîme » si souvent refermé faute de pouvoir être lucidement regardé: « lefrôlement de l’il y a, c’est l’horreur », faut-il confesser à la suite d’emma-nuel levinas loin du visage irénique que nous lui prêtons parfois, et le plussouvent à tort […]. Plutôt qu’à Dieu, la notion d’Il y a nous ramène àl’absence de Dieu, à l’absence de tout étant. les primitifs sont absolumentavant la révélation, avant la lumière. »56

Paradoxalement donc, le « pré-philosophique », ou à tout le moins le« pré-réflexif », se marque et se pose en amont de la philosophie elle-même,et donc aussi, et par voie de conséquence, de l’anthropologique et du théolo-gique. l’irénisme d’une pensée posant directement Dieu n’appartient ni à laphénoménologie prise et comprise dans la quête de l’initial, ni à la théologievéritablement ancrée dans une anthropologie fondamentale. « nous n’avonspas d’autre expérience de Dieu que celle de l’homme », de sorte que ce n’est« qu’en passant par l’homme » qu’on ira aussi à Dieu, dans le Fils qui,précisément, s’est fait homme. l’incarné théologique (le « Verbe fait chair »)ne vient pas simplement se superposer à l’incarné phénoménologique (lachair de l’homme), mais l’habiter et le transformer. en l’homme et en sefaisant homme, l’Homme-Dieu révèle aussi l’homme, fût-ce pour leconduire, ou l’amener à se reconnaître, en son état de « fils de l’homme »,et donc aussi de Dieu. « toujours croyant » marque l’en-commun d’une foiprimaire au monde (Urdoxa) partagée entre tous les hommes, frappant dusceau de la « con-fiance » ce qui le plus souvent se fait l’indice d’une indéci-

56. emmanuel lÉVInaS, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 98-99 (nous soulignons).

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nologie, sa fin dans le seul réflexif comme s’il ne faisait que le préparer oule fonder (Husserl), pas davantage que l’« inconscient » ne s’orientera versla conscience, dans le cadre de la psychanalyse cette fois (Freud). un« inconscient du corps » (nietzsche), aussi éclaté que non orienté, demeuretoujours dans le divers de notre expérience impossible à synthétiser, et lereconnaître est une manière de ne pas fuir le « chaos » dont nous sommesfaçonnés54.

qu’il s’agisse donc du «  monde de la vie en phénoménologie  » (deHusserl à Merleau-Ponty), ou du « mystère en théologie » (de Denys l’aréo-pagite à Hans urs von Balthasar ou Karl rahner), un « monde du silence »demeure, non pas seulement de ce qui n’est pas « bon à dire », mais de cequi ne peut pas et ne doit pas « être dit ». le « Il y a », ou la nature brute,ne tire pas toujours son « expression vers son propre sens », comme si lelangagier, voire le « signifié », restait nécessairement la norme de ce qui està exprimer. « toujours croyants », nous le sommes, non pas en cela que nosconvictions sont à exprimer, qu’il s’agisse du monde ou de Dieu, mais parlà qu’elles tissent notre existence beaucoup plus profondément que nous nel’aurions jamais imaginé. Pour le dire dans les termes de la corporéité, voirede l’éros où le « ceci est mon corps » atteint des strates rarement égalées,ne « jamais parvenir à la coïncidence », fût-ce dans la simple expérience dutouchant-touché de moi-même comme aussi d’autrui, « n’est pas un échec »:« si ces expériences ne se recouvrent jamais exactement, reconnaît avecacuité le phénoménologue du Visible et l’invisible, si elles échappent aumoment de se rejoindre, s’il y a toujours entre elles du “bougé”, un “écart”,c’est précisément parce que mes deux mains font partie du même corps,parce qu’il se meut dans le monde, parce que je m’entends et du dedans etdu dehors […] : c’est seulement comme si la charnière entre elles, inébran-lable, me restait irrémédiablement cachée. »55

54. Perspective intégralement développée dans notre ouvrage Les noces de l’agneau, op.cit. 1re partie, p. 39-124 : « Descente dans l’abîme ». quant au monde du silence, voir la juste(mais malheureusement) oubliée contribution de Max PICarD, Le monde du silence, préfacede gabriel MarCel, PuF, Paris, 1954 (juif converti au catholicisme dans les années 1930,héritier des travaux de edmund Husserl et de Max Scheler).

55. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 194-195 (noussoulignons).

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INDICAtIONs bIbLIOgrAPHIQuEs

afin de poursuivre la réflexion, les auteurs de ce dossier Philosopher enthéologie proposent aux lecteurs des bibliographies en lien avec leurarticle :

Pour faire suite à l’article de Vincent Holzer, Le « scandale d’unevéritable christologie » (Karl barth). Penser Dieu révélé en Jésus :

Ouvrages généraux incluant le rapport christologie et philosophie :

Benz ernst, Les sources mystiques de la philosophie romantique allemande,Paris, 1987.

BrIto emilio, « J.g. Fichte et la transformation du christianisme », Epheme-ridum theologicarum lovaniensium ClxxV, leuven university Press-Peeters, leuven-Paris-Dudley, 2004.

BruaIre Claude, Logique et religion chrétienne dans la philosophie dehegel, Paris, Seuil, 1964.

CaPelle-DuMont Philippe (dir.), Philosophie et théologie dans la périodeantique. Anthologie (t. 1, 397 p.) ; Philosophie et théologie au Moyen-Âge(t. II, 468 p.) ; Philosophie et théologie à l’époque moderne (t. III, 489p.) ; Philosophie et théologie à l’époque contemporaine (t. IV-1, 416 p.et t. IV-2, 340 p.), Cerf, Paris, 2009-2011.

Falque emmanuel et zIelInSKI agata (dir.), Philosophie et théologie endialogue (1996-2006). LIPT une trace, l’Harmattan, Paris, 2005.

HeIne Heinrich, histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne,présentation, traduction et notes de Jean-Pierre leFeBVre, Éditions del’Imprimerie nationale, Paris, 1993.

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Transversalités, janvier-mars 2013, n° 125, p. 123-00

sion ou d’une «  dé-fiance  » – achevant de mener dans la mort ce quimanifeste pourtant toujours le surcroît de la vie: « de cette foi (philosophiqueet religieuse), faut-il ici conclure avec Jean-louis Chrétien, nous n’avonsjamais fait profession, et nous n’y avons pas adhéré un jour donné : elle estimmémoriale, et nous sommes toujours déjà tenus en elle, et selon elle.Fides, fiducia, dit le latin. Comme toute foi, celle-ci a le caractère de laconfiance. »57

emmanuel Falque

57. Jean-louis CHrÉtIen, Promesses furtives, Minuit, Paris, 2004, p. 34-35.

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atholique de Paris