108

Toute l 27histoire Du Monde - Jean-Claude Barreau Guillaume Bigot

Embed Size (px)

Citation preview

Toute lhistoire du monde De la prshistoire nos joursBarreau Bigot

Table Of Contents Les immmorants La prhistoire Lempire perse et le monde grec Alexandre ou la premire mondialisation Le monde bascule vers louest : Carthage et Rome, Hannibal et Csar Lempire romain ou le premier apoge historique Le judo-christianisme Les temps barbares ou limplosion Le temps de lislam Lapoge mdival prit fin au XVe sicle. La naissance des nations. La guerre de Cent Ans La Renaissance, Charles Quint, Franois Ier Les Rformes et les guerres de religion Le grand XVIIe sicle Le sicle des Lumires La Grande Rvolution LEmpire Les rpliques de la Rvolution. Les restaurations manques LEurope des nations Les tats-Unis et la Scession La conqute coloniale. Le Japon La Belle poque La Grande Guerre La tentative de rvolution mondiale La Crise, le New Deal, le nazisme Hitler et les dmocraties La campagne de France Le pari de la France libre La Grande Guerre mondiale La guerre froide La dcolonisation. La guerre dAlgrie Isral et les Palestiniens La chute de lURSS, la mondialisation Post-scriptum

LesimmmorantsEn France, il y a un sicle, ceux qui savaient lire savaient aussi se situer dans lespace et dans le temps. Un manuel scolaire, rdig par deux minents professeurs, le Malet-Isaac , nonait les repres historiques et gographiques connus des gens qui avaient dpass le certificat dtudes. Il nen est plus ainsi. Les Franais, et dailleurs tous les Occidentaux, sont devenus, pour la plupart, des hommes sans pass, des immmorants (ce mot, un nologisme, dcrit assez la situation). Par un paradoxe ironique, on na jamais autant parl du devoir de mmoire quen ces temps doubli, car il est bien connu que lon insiste sur une qualit seulement quand elle est oublie. Il y a peu, on entendait encore les Franais grommeler quand ils taient mcontents : On a dj fait la Rvolution, on pourrait la refaire , manifestant ainsi quils taient conscients dune belle continuit historique. Que trouverait-on dans la tte de leurs enfants (du moins de ceux qui nont pas fait Normale) ? Un chevalier du Moyen ge en armure, chevauchant en guise de cheval une fuse interplantaire, dans un lieu indtermin ! Un film pisodes, Le Seigneur des Anneaux, pope qui ne se droule nulle part, tmoigne par son succs mme de lignorance gnrale. Ce nest pas la faute de nos contemporains si on a nglig de les renseigner sur les faits et sur les lieux. Une mode contraignante a voulu remplacer ltude de lhistoire chronologique par celle de thmes qui chevauchent les sicles, du genre les moyens de transport travers les ges . Quant aux lieux, ils se valent tous pour des techniciens presss qui ne veulent plus tenir compte des sites, les villes actuelles alignant partout les mmes tours de verre. Dans ce tohu-bohu, les paysages sestompent, les cultures se dissolvent, les histoires collectives seffacent. Ce salmigondis fait disparatre ce qui permettait aux individus deffectuer linventaire de leur hritage. Ajoutez cela un mpris boursier du long terme et le culte de l immdiatet , et vous comprendrez que notre modernit fabrique davantage de consommateurs-zappeurs interchangeables et de fils de pub que de citoyens responsables, dsireux de comprendre et de construire. Or, quon y prenne garde : le rle majeur dune civilisation est de transmettre un dpt ses enfants, charge pour ces derniers de contester, de dilapider ou de faire fructifier cet hritage. Quand le jeune isralite, dans la nuit de Pque, interroge rituellement les adultes qui lentourent sur le sens du rite clbr, les adultes, non moins rituellement, lui rpondent par le rcit de la libration du peuple juif hors de lesclavage gyptien. Il sagit l, exprim dune manire saisissante dans le repas pascal du judasme, de lacte fondateur de lducation. Ce nest pas pour rien quun Pol Pot, au Cambodge, a voulu dtacher radicalement les Khmers de leur pass : il savait ce quil faisait. Car, sans cette interrogation du disciple au matre, sans cette transmission des matres aux nouveaux venus, il ne subsiste plus de civilisation, mais seulement de la barbarie ; il ne subsiste mme plus despce humaine, ce que nous soulignerons en voquant la prhistoire. Cette conviction nous a pousss tenter de raconter lhistoire des hommes. Nous savons que dinnombrables professionnels trs rudits sur telle ou telle question crivent quantit douvrages, publis chaque anne (par exemple chez notre diteur) et pour la plupart excellents ; mais ces historiens traitent de problmes pointus, dpoques prcises, de personnages isols. Et nos contemporains qui nont pas appris lcole la chronologie ne trouvent aucun quivalent actuel du Malet-Isaac (il est vrai, rdit en poche, mais ce manuel supposait connu un enseignement dhistoire qui nest plus dispens). Aujourdhui, les gens ont des difficults pour comparer les questions entre elles, pour se situer eux-mmes dans la chane des temps. Or, sans point de comparaison, il nest plus de problmes comprhensibles, nous explique Malraux dans ses Anti-mmoires. Penser, cest comparer , crit-il. Est-il possible en effet de dchiffrer lactualit sans rfrences historiques, les vnements les plus actuels senracinant toujours dans le long terme ? Comment situer par exemple les guerres dIrak sans avoir entendu parler de la Msopotamie ? Faute de repres chronologiques et gographiques, les journaux tlviss de vingt heures se transforment en histoires fantastiques, en pisodes du Seigneur des Anneaux. Leurs images nous choquent sans nous concerner. Aujourdhui, on voit tout, tout de suite, en direct, mais on ne comprend rien. On trouve en librairie dexcellents dictionnaires historiques ; mais pour consulter un dictionnaire, il faut savoir par o y entrer. On trouve sur les crans dInternet peu prs tout ce quon y cherche ; mais sur la toile , sur le web , coexistent le meilleur et le pire, et sans culture gnrale il devient difficile de distinguer lun de lautre. Do lide simple, ambitieuse et modeste la fois, dcrire un livre assez court qui soit un rcit de lhistoire du monde ; rcit forcment incomplet, orient par le point de vue de ses auteurs, contestable donc, mais fermement chronologique. Pour reprendre le titre dune collection clbre, Lhistoire raconte ma fille ou mon fils davantage, ici, tous les lecteurs qui souhaitent sy retrouver , et situer leurs destins personnels (pour lesquels dinnombrables psys leur proposent leurs services) dans la grande histoire collective, hroque et tragique, absurde ou pleine de sens, de lespce humaine. Nous avons voulu raconter un rcit chronologique ; un conte, certes, et le plus passionnant qui soit (la ralit dpassant la fiction), mais appuy sur le rel et non sur les fantasmagories de la littrature fantastique (genre littraire que lon peut apprcier, mais seulement si lon sait quil est fantastique ). Ce livre nest pas un livre de savants. Il se veut une espce de rsum de lhistoire de lhumanit ; rudimentaire, mais plein de rapprochements surprenants et de questions impertinentes ; conte vrai o le lecteur pourra trouver des interprtations discutables de faits qui ne le sont pas. Il est destin tous lexception des historiens de mtier.

LaprhistoireLaventure des hommes commence bien avant leur histoire. On peut faire lhistoire des peuples qui ont crit. Avant linvention de lcriture, nous ne disposons sur nos anctres que de documents archologiques : ossements, outils, peintures ; ensuite seulement, nous pouvons lire ce quils racontaient deux-mmes. Or lcriture est utilise depuis environ six mille ans. Cest dire que la prhistoire est beaucoup plus longue que lhistoire. La Terre est une plante rocheuse situe bonne distance dune toile moyenne, le Soleil, semblable des milliards dautres toiles. Sur la Terre, la vie est ne et sest dveloppe il y a plus de quatre milliards dannes, profitant de labondance deau (les ocans recouvrent les trois quarts du globe) et de lexistence dune atmosphre dense et azote. La vie existe certainement ailleurs, sur des plantes gravitant autour dtoiles calmes, mais nous ne lavons jusqu maintenant rencontre que chez nous, malgr nos sondes spatiales. Des extraterrestres vivent peut-tre dans limmensit du cosmos, mais nous navons aucun indice quils aient jamais visit notre monde, aucune des preuves de leur passage ventuel ne rsistant vraiment lanalyse scientifique. Mme sans visiter la merveilleuse galerie de lvolution du Musum dhistoire naturelle de Paris, on peut constater que sur la Terre les plus performants des animaux ont t les primates, famille laquelle nous appartenons. Les primates, ce sont tous les singes, petits ou grands. Il reste encore sur la Terre dautres grands primates que nous : les chimpanzs, les gorilles, les orangs-outangs. Ce ne sont pas nos anctres, mais nos cousins. Nos anctres taient de grands primates aujourdhui disparus : sinanthropes, pithcanthropes, etc. Les mammifres sont les plus dvelopps des animaux, en particulier grce leur mode de reproduction dans le sein des femelles, in utero, par lequel les ufs sont beaucoup mieux protgs que les ufs des serpents ou des oiseaux. Les primates sont les plus intelligents des mammifres. La vie progresse par slection naturelle, les moins adapts tant limins. Or lintelligence est le meilleur critre de slection. Une trop grande spcialisation nest pas un avantage. Un lphant est formidable, mais ses dfenses lencombrent. Un cheval va trs vite, mais il na pas de cornes. Le tigre est une extraordinaire machine tuer (comme tous les flins), mais comme il na pas beaucoup defforts faire pour se nourrir, il est assez bte. Les primates nont pas de dfenses, courent moins vite que le cheval, et sont nus face aux lions, mais ils triomphent des prdateurs par leur astuce. Encore faut-il que cette intelligence puisse sinscrire dans lenvironnement : les mammifres marins (baleines, dauphins) sont trs intelligents, mais ils nont pas de mains. Les primates ont des mains. Pourquoi ? Parce quils vivent dans les arbres et que, pour habiter les arbres, il faut pouvoir sy accrocher. Les primates sont donc quadrumanes. Leurs mains leur ont donn dnormes possibilits daction. Les espces animales changent par mutation gntique, la slection naturelle liminant les mutants inadapts. Aprs des milliards dannes de mutations et de slection, les grands primates taient lre quaternaire les plus adaptables des animaux : moins forts que les lphants, moins fauves que les tigres, moins rapides que les chevaux, mais aptes tout. De ce propos on peut dduire que, sil existe quelque part dans la galaxie dautres humanits , elles ont toutes les chances de ressembler la ntre : un gros cerveau, des mains, pas trop de spcialisation Ltude de la prhistoire mobilise des milliers de savants et de chercheurs. Nous navons pas la prtention ici dentrer dans les dtails palolithique infrieur, moyen ou suprieur, msolithique, etc. -, mais de faire rflchir sur lessentiel. Par exemple, depuis combien de temps lhomme existe-t-il ? Deux coles saffrontent ce sujet. Les spcialistes des animaux nous rpondent que lhomme est apparu il y a deux ou trois millions dannes partir de grands primates aujourdhui disparus, beaucoup plus volus que nos actuels chimpanzs, capables de se tenir debout et de fabriquer des outils. Mais la station debout, favorable laction parce quelle libre les mains, nest pas le propre de ltre humain, contrairement ce que nous affirme la clbre bande dessine Rahan qui dfinit les hommes comme ceux qui marchent debout . Les gorilles aussi peuvent se tenir debout. Fabriquer des outils nest pas non plus un signe absolument humain. Les chimpanzs savent se servir doutils. Par exemple, pour manger les ufs dune termitire, ils la percent avec un roseau creux quils sucent ensuite. Ainsi les nombreux squelettes reconstitus partir dossements pars, et datant dun million dannes, comme la clbre Lucy , prouvent-ils seulement qu cette poque existaient de grands primates suprieurs, et non que ces tre-l taient dj humains. Lautre cole, celle des anthropologues, pense en gnral que lapparition de lhomme est beaucoup plus rcente, deux ou trois cent mille ans peut-tre. Nous sommes videmment trs proches des grands singes, et mme de tous les mammifres. Voil pourquoi nous aimons nos chiens, dont les motions sont semblables aux ntres. Un chien ressent de laffection, de la jalousie, il a linstinct hirarchique et territorial comme nous, et comme dailleurs lensemble des mammifres. Mais le propre de lhomme nest ni lmotion, ni la station debout, ni la fabrication doutils. Le propre de lhomme, cest le langage. Les animaux nont pas de langage, ils ont des cris. Mme trs compliqus, ce sont des cris ou des signaux prvus par le code gntique de leur espce. Aussi les animaux ne changent-ils que par mutations gntiques ; et une mutation gntique positive ne sera slectionne quau long de milliers dannes Un vieux chien, ou un vieux cheval, a beaucoup appris dans sa vie ; mais quand il meurt, son exprience disparat avec lui, car il na pu la communiquer. Linvention du langage est le propre de lhomme. Par le langage, le vieil homme peut communiquer ce quil a appris aux plus jeunes. Nous disions plus haut que la transmission, la relation matre-disciple ont constitu lhumanit. Sans elle, nous redeviendrions des animaux ; do le danger des idologies dlirantes qui contestent cette relation-l. cause du langage, les mutations de lhumanit ne sont plus gntiques , mais culturelles . Elles ne ncessitent plus des millnaires, seulement des annes. cause du langage, lespce humaine a explos sur la Terre et sest transforme avec une rapidit inconnue jusque-l. Lespce humaine nest plus seulement naturelle , elle est culturelle . Certes, les mutations gntiques ont continu avec leur rythme lent. Ainsi, depuis deux cent mille ans, les couleurs de peau ont chang. Dans les pays trs ensoleills comme lAfrique ou lInde du Sud, la slection naturelle a favoris la survie des mutants mlanine (peau noire), les peaux blanches tant au contraire avantages dans les pays nordiques o les Noirs sont facilement anmis. Mais ces mutations sont superficielles tel point que, lorsquon dcouvre un squelette, on est incapable den dduire la couleur de la peau. On trouve des crnes allongs, dolichocphales , ou des ttes rondes, brachycphales , mais cela ne correspond en rien aux couleurs de la peau. Les premiers hommes taient probablement caf au lait , ce que tendent redevenir leurs descendants cause des flux migratoires United Colors of Benetton .

Une mutation gntique plus intressante est celle qui fit de la femme la plus belle femelle mammifre. En gnral, chez les mammifres, les mles sont plus beaux que les femelles ; cest vrai pour le lion comme pour le cerf. Chez lhomme, cest linverse. Pourquoi ? Parce que la slection naturelle avait un problme contradictoire rsoudre. Il fallait que les femelles humaines aient un bassin plus troit que celui des femelles quadrupdes, afin de pouvoir courir debout, et chapper ainsi aux prdateurs. Mais il fallait aussi quelles aient un bassin assez large pour tre capables daccoucher. On sait que, en architecture, les chefs-duvre sont souvent le produit de la solution dexigences contradictoires. Il en fut ainsi pour larchitecture fminine, dont les courbes superbes en forme de guitare sont la rsultante de deux ncessits opposes de notre espce : courir vite et accoucher quand mme. Mais si les mutations gntiques ont continu rythme lent, le propre de lhumanit fut la mutation culturelle rythme acclr par le langage. Comment peut-on imaginer lapparition du langage, et donc de lhumanit ? Nous savons que cela sest produit en Afrique orientale il y a quelques centaines de milliers dannes. Nous savons aussi que le climat de notre plante change au cours des ges. Il y a des changements rguliers : le cycle des priodes glaciaires et interglaciaires, qui couvre peu prs cent vingt mille ans. Pendant les priodes glaciaires, la Terre est plus froide, les glaciers couvrent le Middle West amricain et descendent en Europe jusquen Belgique. Il ny a pas de Sahara. Le niveau des mers est plus bas et lon peut aller pied dAsie en Amrique (pas de dtroit de Bring) et de France en Angleterre (pas de pas de Calais). Nous vivons actuellement une priode plus chaude, interglaciaire . (Linterglaciaire connat lui aussi des changements climatiques, mais plus modrs ; nous en reparlerons.) La dernire priode glaciaire sest acheve il y a treize ou quatorze mille ans. Le surgissement de lhumanit est peut-tre d un vnement climatique brutal, survenu il y a plusieurs centaines de milliers dannes. Imaginons une canicule ou une scheresse qui dure vingt ans. Les forts brlent et disparaissent. Les primates, animaux de fort, cueilleurs de fruits, se retrouvent dans la savane, et ce pendant la dure dune vie. Dans les arbres, ils consommaient fruits ou feuilles, de la viande exceptionnellement quand un cureuil leur tombait dans les bras. Dans les savanes, on peut penser que la plupart sont morts de faim ou se sont replis dans les forts quatoriales. Mais un groupe a su inventer la chasse. Certes, beaucoup de mammifres sont des chasseurs, mais les primates sont des cueilleurs ; ils nont pas la chasse dans leur code gntique. Alors ils se sont mis debout pour voir au-dessus des herbes, ce dont ils avaient la capacit mais quils ne pratiquaient gure dans les arbres. Ensuite ils ont essay de faire tomber du gibier dans des piges, de grands trous quils creusaient, ou des dnivels naturels (la roche de Solutr). Faibles et nus, ils furent obligs de sorganiser, denvoyer des claireurs pour rabattre le gibier (techniques quutiliseront ensuite dans leurs batailles, tous les grands capitaines). Pour transmettre les ordres au loin, il leur fallut employer des sons qui ne faisaient pas partie de leur hritage phontique. Le langage tait n. Ils avaient auparavant la capacit de parler, mais ils nen usaient pas. Nos chimpanzs actuels ont la capacit du langage. Comme ils ne possdent pas de cordes vocales, ils ne peuvent pas parler, mais des chercheurs ont russi leur apprendre le langage des sourds-muets. Ainsi, quelque part en Afrique orientale, il y a deux ou trois cent mille ans, un ou plusieurs groupes de primates inventrent-ils le langage. Et tout de suite leur univers changea. Linvention du langage fut probablement utilitaire : il sagissait de transmettre des ordres vocaux non prvus par le code gntique et destins lexcution dactes de chasse prcis. Mais en mme temps le langage a fait natre une nvrose : celle de lavenir. Les animaux nont aucune ide de lavenir. Ils ont la mmoire du pass, mais aucune inquitude pour le futur. Lorsquil a suffisamment de nourriture et daffection, lanimal est parfaitement heureux dans un ternel prsent. Il nimagine pas quil puisse mourir. Il nest pas angoiss et ne se cache que sil se sent menac hic et nunc, ici et maintenant , par les prdateurs, la famine ou la maladie. Aprs linvention du langage symbolique, les primates qui marchaient debout se sont transforms en hommes angoisss ; la nvrose humaine est originelle. Le soir, en voquant ensemble la chasse de la journe, ils purent prendre conscience quun des chasseurs avait disparu : le lion lavait tu, il tait mort. En imaginant par des paroles la chasse du lendemain, ils comprirent quils risquaient de mourir. Il y avait aussi la maladie, la vieillesse. Des horizons mtaphysiques infinis et angoissants souvrirent dun coup ces animaux dnaturs (selon le titre dun beau livre de Vercors). Quest-ce que lhomme ? Un tre qui sait quil va mourir et qui a besoin de se raconter des histoires. Se raconter des histoires pour supporter cette ide insupportable de la finitude, pour conjurer la ncessit inluctable de la mort. Se raconter des histoires pour se rapprocher de ses semblables, se rchauffer de leurs paroles, former avec eux une humanit. Capable de prvoir lavenir, de lorganiser, le primate humain chappe du mme coup la loi gntique. Il va pouvoir faire des choses que les animaux ne font pas -pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire : les animaux, mme les mammifres les plus volus, ne sont ni bons ni mchants, car ils font ce que leur programme gntique leur prescrit. Il y a bien des combats de chefs pour tablir la hirarchie, mais ils ne se terminent quaccidentellement par la mort, un geste de soumission suffisant apaiser le vainqueur. Il ny a pas de meurtre chez les animaux : le loup qui mange lagneau ne commet pas un assassinat, le loup nest pas un loup pour le loup. Au contraire, dans le souvenir originel de toutes les religions, nous affirme Ren Girard dans son livre Des choses caches depuis le commencement du monde, il y a le meurtre, le pch originel , le meurtre du Frre (Can), celui du Pre (dipe). Lhomme peut transgresser la loi gntique et assassiner son frre. Lhomme est un loup pour lhomme , constate le proverbe latin. Le viol est, de mme, quasi inconnu des mammifres. Un trs beau documentaire de Frdric Rossif, La Fte sauvage, sur la course du lion nous montre la lionne en chaleur aguichant le mle, faisant mine de cder, repartant, et ne se livrant, aprs des jours, que lorsque tel est son bon plaisir. Les instincts gntiques hirarchie, territoire, sexualit sont puissants chez ltre humain. Beaucoup de rivalits de bureau font irrsistiblement songer des combats de mles. Les rveurs qui nient le patriotisme oublient que lhomme est un animal territorial ; et si la sexualit humaine peut se sublimer en amour, elle garde la formidable puissance du dsir gntique. Mais lhomme peut transgresser son programme gntique. Do labsolue ncessit pour les groupes humains dtablir des lois morales ou religieuses afin de suppler la carence des lois gntiques.

Lhomme est cet tre qui a doubl son code gntique par un code culturel. Mais le langage permet aussi lhomme le meilleur. chappant la lenteur millnaire des mutations gntiques, il va pouvoir changer une vitesse incroyable et sadapter tout. condition, bien sr, de transmettre lacquis par lducation. Lhomme prhistorique est dj un tre historique, qui raconte le pass pour construire son avenir. Nous lavons soulign : dtruire la transmission du matre au disciple serait dtruire lhumanit. Il ny a plus de nature humaine ; il y a, ds la prhistoire, une culture humaine toujours menace doubli. Transmettre son savoir est, en dfinitive, la seule chose qui distingue lhomme de lanimal. Le langage a donn lhomme une formidable capacit dadaptation. Tous les animaux sont prisonniers de leur environnement, de leur biotope pas lhomme. Ltre humain ayant surgi en Afrique orientale dans un climat trop chaud, il na pas de fourrure, cest un singe nu . Et pourtant il va occuper la Terre entire, et presque jusquaux ples. Ce nest pas quil change de climat non, il emmne son climat avec lui en sinventant vtements et abris. Les Eskimos taient encore il y a peu des hommes prhistoriques (car la prhistoire a dur, dans certains coins perdus de la Terre, jusquau milieu du XXe sicle). Or ils avaient russi vivre de manire quasi quatoriale dans lArctique en inventant des techniques si ingnieuses quelles sont devenues des noms communs dans toutes les langues : les igloos de neige qui protgent du froid en utilisant le froid, les anoraks, les kayaks insubmersibles. Ainsi, lhomme est le seul animal capable du pire et du meilleur : du pire parce que cest la seule espce capable de meurtre et dautodestruction ; du meilleur parce que cest aussi la seule capable de sadapter tout, de tout inventer. On peut faire une sorte dhistoire de la prhistoire. Dabord, sil y eut plusieurs groupes de primates qui shumanisaient, il ne reste plus aujourdhui que les descendants dun seul de ces groupes, celui des sapiens sapiens. Parmi les autres, lun notamment se multiplia assez pour quon en retrouve des ossements jusquen Europe : il sagit du sapiens neandertalensis. Lhomme de Neandertal tait dapparence plus simiesque. Il tait, par exemple, affubl dun bourrelet osseux au-dessus des yeux qui le faisait ressembler aux gorilles actuels. Cependant, il avait un cerveau plus gros que le ntre. Il connaissait lart et la religion. Il enterrait ses morts selon des rites compliqus. Notons au passage que les objets dart et les tombes sont des preuves indiscutables dhumanit. Mais les tombes les plus anciennes que nous ayons dcouvertes nont pas plus de quarante ou cinquante mille ans ; quant aux peintures rupestres, elles sont plus rcentes encore. Cela na rien dtonnant : statistiquement, les commencements chappent toujours larchologue, qui a davantage de chances de retrouver les objets dj nombreux. Or lhomme de Neandertal a compltement disparu il y a vingt mille ans, sans que nous puissions comprendre pourquoi. Nous savons que le sapiens sapiens et le sapiens neandertalensis ont coexist sur les mmes territoires pendant quelques milliers dannes. Se sont-ils fait la guerre ? taient-ils interfconds ? On nen sait rien. Plus probablement nos anctres mieux adapts ont pris tout le gibier pour eux, condamnant les autres la famine. Quoi quil en soit, tous les hommes vivant actuellement sur la Terre, si varies soient leurs apparences physiques, descendent de quelques milliers de sapiens sapiens africains. La gntique le prouve. Nous savons aussi que ces sapiens ont peupl progressivement la Terre entire. videmment, il ne sagit pas de concevoir ces migrations-l comme les voyages de dcouverte du XVe sicle. Il faut beaucoup de terrain pour une tribu de chasseurs. Quand il y a trop de jeunes guerriers, un groupe se dtache de la tribu mre et se dplace de quelques dizaines de kilomtres pour trouver un espace de chasse vierge, et ainsi de suite. Ces voyages se faisaient un rythme si lent que, arrivs un bout de la Terre, les descendants des migrants avaient oubli lendroit dont leurs anctres taient partis quelques millnaires auparavant ; dautant plus quils ne matrisaient pas lcriture, et nous savons que la tradition orale ne remonte pas au-del de quatre gnrations dans le pass. Ainsi la conqute de la plante par les hommes prhistoriques fut-elle une conqute inconsciente. Mais nous pouvons en situer certaines tapes. Il y a trente mille ans, on trouve des tres humains en Afrique, en Europe, en Asie, mais pas en Amrique. Les Amriques taient vides dhommes. Ceux-ci y sont arrivs il y a vingt mille ans, venant dAsie et passant pied par ce qui est aujourdhui le dtroit de Bring. Ctait au cours de la dernire priode glaciaire ; la mer tait plus basse. Les Indiens dAmrique sont donc des Asiatiques, mme aujourdhui, par leurs traits physiques et par les langues quils parlent. Ensuite la mer est remonte, isolant ces hommes-l du reste de lhumanit qui ne les rejoindra sur leur continent, et pour leur malheur, quau XVI c sicle de notre re ! la mme poque, les aborignes australiens vinrent pied du continent, avant dtre isols eux aussi. Progressivement, les langues se sont diffrencies. Les premiers groupes africains parlaient certainement un idiome commun. Avec les millnaires, Babel sinstalle ; mais il reste des traces de cette origine linguistique commune : maman , par exemple, est un mot commun toutes les langues de la Terre peut-tre parce que cest le premier que les bbs peuvent prononcer. Rpandus sur toute la Terre il y a quinze mille ans, les sapiens sapiens qui restaient seuls ntaient pas encore trs nombreux. La chasse ncessite de vastes espaces. Elle est soumise labondance ou la raret du gibier, lesquelles dpendent de facteurs cologiques ou climatiques imprvisibles. Disons qu cette poque lhumanit prhistorique demeurait, comme celle des baleines, une espce menace, oscillant entre 100 000 individus les annes de famine et 2 ou 3 millions les annes dabondance, dautant plus que ces gens ne savaient pas conserver la viande. Il est assez facile de se reprsenter ce qutait une tribu prhistorique, parce que la prhistoire a dur trs longtemps en beaucoup dendroits. Les Indiens dAmrique, tous les peuples premiers en gnral, taient des hommes prhistoriques. Ladjectif prhistorique nimplique aucun jugement de valeur ; cest un adjectif technique qui sapplique aux peuples sans criture. La tribu indienne dcrite dans le film Danse avec les loups, avec ses guerriers, son conseil des anciens, ses chamans, nous semble montrer assez bien ce que pouvait tre lhomme prhistorique. Ce ntait pas un imbcile. Les tribus transmettaient des cultures labores et chatoyantes, des techniques admirables (nous avons soulign

lingniosit des igloos, kayaks et anoraks eskimos). Elles utilisaient dj des arcs et des flches, des outils. Un jeune Papou pouvait nommer par leur nom et distinguer des centaines de plantes (ce que nous ne sommes pas capables de faire, lexception des botanistes du Musum dhistoire naturelle). Lhomme prhistorique accda ds le dbut lart absolu. Y a-t-il un progrs entre un tableau de matre et les peintures murales de Lascaux ? Surtout, lhomme prhistorique est trs proche de nous. Il a des lois, un honneur, et une religion trs dveloppe : lanimisme, ladoration des forces de la nature. Dieu respire dans les plantes, rve chez les animaux et sveille en lhomme , dit un proverbe comanche. La tribu est une socit complexe, o lducation joue un rle fondamental. Il ny a certes pas dcoles, mais une transmission par les anciens et des rites de pubert, de passage lge adulte, dinitiation pour les garons ou pour les filles, rites qui subsistent aujourdhui dans beaucoup de socits. Lhomme prhistorique est tellement proche de nous quon ne le reconnatrait pas habill dans le mtro. Plus proche mme que nous ne limaginons. En fait, depuis la prhistoire, il y a eu dimmenses progrs scientifiques et techniques, mais aucun progrs psychologique : lhomme est le mme que le jour de son surgissement. Dailleurs, les hommes encore prhistoriques qui, au XXe sicle, entraient en contact avec notre monde moderne (il ny a probablement plus aujourdhui sur la Terre de tribus prhistoriques, mais il y en avait au XXe sicle et les premiers contacts y furent nombreux : Papous de Nouvelle-Guine, Indiens dAmazonie) ntaient gure tonns par nos techniques sophistiques. Car, si lon y rflchit, il ny a pas de diffrence de nature entre linvention du feu et celle de la bombe atomique, entre le tam-tam et lInternet, entre la vitesse du coureur de savane et celle du TGV. Contemplant les oiseaux, les hommes ont toujours dsir voler, comme en tmoigne le mythe dIcare. Stanley Kubrick a trs bien compris et dcrit cela dans la premire scne de son chef-duvre, 2001, lodysse de lespace. On y voit des primates saffronter. Lun dentre eux saisit un os qui tranait et le lance vers le ciel en direction de ses adversaires. Le cinaste transforme alors, par un fondu enchan, cet os en fuse interplantaire. Kubrick avait parfaitement compris que lancer un tibia ou lancer une fuse, cest le mme geste ! Ainsi la prhistoire nest-elle pas un univers tranger. De grandes questions toujours actuelles y sont dj poses : la menace du meurtre, la ncessit de la loi, la beaut de lart, limportance vitale de la transmission du savoir. Les fleuves nourriciers, les premiers Etats, les religions Cest la contrainte climatique qui transforma probablement certains primates en tres humains. Cest la mme contrainte qui fit succder lhistoire la prhistoire. La dernire glaciation a pris fin il y a environ quatorze mille ans. Les glaciers ont recul, la mer a mont, le Sahara est apparu. Les ceintures de dsert de la Terre sont caractristiques des priodes interglaciaires. Quand on regarde des photos-satellites, elles se voient du premier coup dil sur notre plante bleue. Dans lhmisphre Nord, on distingue les dserts amricains (rendus familiers par les westerns), puis, au-del de lAtlantique, un grand dsert continental qui commence en Mauritanie et finit au nord de la Chine. Il porte des noms diffrents Sahara en Afrique, dsert Arabique au Proche-Orient, dserts dIran et de lOuest indien, dsert de Gobi -, mais cest bien le mme. Il est cependant de moins en moins terrible douest en est : absolu au Tanezrouft, relatif dans les steppes mongoles. Au cours de la dernire priode glaciaire, les hommes chassaient au Sahara, recouvert dherbe et sillonn de rivires. On le sait, car ces chasseurs ont laiss des peintures rupestres riches en vgtation et en gibier. La dsertification les condamnait la famine. Heureusement, en quatre endroits, des fleuves traversent le grand dsert continental. Ces fleuves ne manquent jamais deau, parce quils prennent leur source au-del du dsert, dans des montagnes arroses. Le plus clbre de ces fleuves est le Nil, qui prend sa source en Ouganda, au lac Victoria, et reoit des affluents des hauteurs thiopiennes, rgions o il pleut. Il garde donc toujours assez deau pour franchir le Sahara du sud au nord et se jeter dans la Mditerrane. La deuxime rgion traverse par des fleuves prennes est la Msopotamie. Il y a l deux fleuves, lEuphrate louest et le Tigre lest, qui se rejoignent pour se jeter dans le golfe Persique. Ils coulent du nord au sud, toujours en eau parce quils proviennent des montagnes arroses du Kurdistan. Le troisime endroit est le dsert indien, irrigu du nord au sud par le fleuve Indus, n avec ses affluents en Himalaya. Le dernier, cest la steppe chinoise, sauve de la scheresse par le fleuve Jaune, qui vient des montagnes pour finir dans le Pacifique. videmment, les chasseurs prhistoriques allrent se rfugier auprs de ces fleuves-l. Mais, sur ces rives, ils ne pouvaient plus vivre de la chasse ; il ny avait pas assez despace. Alors ils inventrent lagriculture fantastique rvolution que lon appelle en termes savants le nolithique (nouvel ge de pierre). Prs des fleuves, poussaient des crales sauvages. Les chasseurs prhistoriques agrmentaient dj leurs menus de plantes. Lide gniale fut de slectionner les meilleures, de les semer et darracher les autres. En mme temps, ils se mirent lever du btail au lieu de le chasser. Les consquences de cette mutation technique furent formidables. Pourquoi ? Parce que lagriculture permet, sur un territoire identique, de nourrir cent fois plus dhommes que la chasse. Par exemple, le territoire de la France actuelle, qui peut faire vivre 300 000 chasseurs au maximum, peut nourrir 30 millions de paysans ! Dun coup, lhumanit, qui regroupait les bonnes annes sur la Terre au plus quelque millions dindividus, compta aprs la rvolution agricole quelques centaines de millions dhommes chiffre qui ne changera plus jusqu la rvolution industrielle du XIXc sicle, huit mille ans plus tard ! Lhumanit cessa dtre une espce menace pour devenir une espce menaante et ce, mme pour lenvironnement. Car on vient de sapercevoir quune grande partie de la pollution est dorigine agricole : missions de mthane par llevage et les rizires, dfrichements, etc. Tout cela ne sest certes pas fait en un jour (on trouve dj des marchs agricoles avec des remparts Jricho vers -8850), mais assez rapidement quand mme, en vertu de la vitesse propre lhomme de la transmission culturelle. En dehors des quatre rgions mentionnes, la vie prhistorique continuait. Mais, en ces quatre endroits, lhumanit changea, non point de psychologie, mais dorganisation. Une tribu

prhistorique, ce sont deux cents personnes chasseurs, femmes, enfants, chamans, anciens en perptuel dplacement ; lgypte, ce furent trs vite des millions de paysans et un Etat. Ltat est n en gypte dabord cause de la rpartition des eaux. Comme il ne pleut pratiquement jamais dans ce pays, les cultures dpendent entirement de lirrigation. Naturellement, les gens den haut ( damont ) avaient tendance consommer toute leau au dtriment des gens den bas ( daval ). Ils se sont battus pour leau, puis ils ont pens quil tait prfrable davoir un roi, pharaon , pour veiller la rpartition quitable de leau. Le deuxime facteur, cest que les paysans ont absolument besoin de paix. Le chasseur prhistorique tait un guerrier. Le paysan na plus assez de temps pour la guerre. Il utilise son temps semer, labourer, rcolter il travaille dans la dure. Mais il a aussi besoin dtre protg : si des nomades ou des bandits mangent son bl en herbe ou tuent son btail, il meurt de faim. Do la ncessit dun tat qui assure lordre ; justement, lagriculture dgage des surplus alimentaires qui permettent de nourrir un roi et des militaires. Ltat prlve certes des impts, mais cest un moindre mal par rapport au banditisme. Ces considrations sur lgypte pharaonique ne sont pas des spculations passistes ; elles sont trs actuelles. Les famines dans le monde daujourdhui sont lies au dsordre, au brigandage, la disparition des tats en Afrique, par exemple, que ravagent les guerres civiles. Quand lordre revient, le paysan retrouve le chemin des rcoltes ; mais lanarchie, pour lui, cest lhorreur ! Ltat, cest une force arme spcialise, mais cest aussi ladministration. Car il faut soccuper de la gestion des stocks, conserver les grains dans des greniers en prvision des mauvaises annes (lhistoire des temps de vaches grasses et de vaches maigres que raconte la Bible). Pour grer ces greniers, lcriture simpose ; il faut tenir des livres. La rvolution agricole entrane donc linvention de lcriture. Et ds que lcriture existe, nous entrons dans lhistoire, puisque nous pouvons nous fier non plus seulement larchologie, mais aussi aux livres du pass. Lcriture est le critre technique qui distingue lhistoire de la prhistoire. Lcriture nat naturellement de la multiplication de petits dessins styliss quon appelle les idogrammes (les hiroglyphes gyptiens). Ces idogrammes sont faciles concevoir, mais ils demandent beaucoup de mmoire, car il en existe des milliers do la naissance dune caste de scribes. Lcriture est ainsi ne en gypte, trois ou quatre mille ans avant Jsus-Christ, il y a donc cinq ou six mille ans. Aujourdhui encore, Chinois et Japonais ont conserv ce genre dcriture. Ltat nat dabord en gypte parce que la ncessit climatique y est imprieuse, le Nil coulant au milieu du Sahara. Cette gypte indpendante de lAntiquit va durer vingt-cinq sicles. Il sagit dune population trs nombreuse, 7 8 millions dhabitants, gouverne par un tat trs organis. Lhistoire de lgypte ancienne est facile comprendre : quand ltat est fort, cest labondance ; quand il se dsagrge, cest lanarchie et linvasion : bdouins du dsert, Hyksos venus de lest. Il y a quatre priodes de force : lAncien Empire, vers -2800 ; le Moyen Empire, vers -2000 ; le Nouvel Empire, vers -1500, et la dynastie sate , vers le VII e sicle avant Jsus-Christ. Lhistoire de lgypte indpendante se termine par la conqute perse en -525 (et ne recommence que vers 1950, avec Nasser). Ces priodes de force sont entrecoupes de trois longues poques danarchie. Le premier pharaon de lAncien Empire sappelait Mns, dont la capitale se situait Memphis (pas trs loin du Caire actuel). Cest lAncien Empire qui fit btir les pyramides, tombeaux des pharaons Khops, Khphren et Mykrinos. On comprend, devant elles, lextraordinaire rvolution technique que fut la rvolution agricole. Ds quil y a un tat, une administration et une arme, on peut btir des pyramides la gloire des rois. Le surplus agricole permet dentretenir scribes, soldats et artisans, tous individus qui ne sont plus paysans. La ville apparat, car il faut au roi administration et palais. Lgypte atteignit son apoge sous le Nouvel Empire, qui installa sa capitale Thbes, dans le Sud. Nous avons pu tudier de prs le corps du pharaon Ramss II, qui rgna de -1301 -1235 et qui mourut quatre-vingt-dix ans. En effet, les gyptiens embaumaient les corps de leurs notables, et la momie du roi est venue en France pour tre ausculte. Lge avanc de Ramss II nous permet de contredire une ide la mode selon laquelle la dure de la vie humaine aurait augment. En ralit, cette dure na gure chang. Nous vivons jusqu soixante-dix ans, quatre-vingts pour les plus vigoureux , dit la Bible. Simplement, jadis, les vieillards taient rares (plus nombreux, il est vrai, chez les dirigeants que chez les paysans, les premiers buvant de leau propre et se fatiguant moins physiquement que les seconds). La dernire dynastie indpendante dgypte tablit sa capitale Sais, dans le Delta. Tout le monde connat la prodigieuse architecture gyptienne, dont on peut admirer les ruines cyclopennes Louqsor et Karnak. Mais on sait moins que les dirigeants gyptiens vivaient dans le raffinement dun luxe trs moderne. Aprs lgypte, ltat apparut aussi en Msopotamie : dabord au Sud, Sumer, vers -2600 ; puis sur le moyen Euphrate, avec lancien empire babylonien, o rgna vers -1730 le roi Hammourabi, clbre pour nous avoir laiss un code de lois, sur des tablettes ; ensuite sur le haut Tigre, que dominrent depuis leur capitale Ninive (proche de lactuelle Mossoul) les dynasties militaires et conqurantes des rois assyriens, dont les noms sonnent comme des dclarations de guerre (Teglat-Phalazar ; Sargon, de 669 630 ; Assurbanipal) ; enfin, de nouveau au Sud, le dernier empire msopotamien avec la ville prodigieuse de Babylone (proche de lactuelle Bagdad, mais sur lEuphrate) et le grand roi Nabuchodonosor, maudit par la Bible pour avoir dport les juifs hors de Palestine (-587). Au bord des fleuves de Babylone nous tions assis et nous pleurions, nous souvenant de Sion ; aux peupliers dalentour nous avions pendu nos harpes , dit le Psaume. Les tats msopotamiens connurent eux aussi une architecture blouissante. Seulement, parce que les Msopotamiens construisaient en brique, et non pas en pierre comme les gyptiens, lIrak est moins riche en monuments que lEgypte, la brique se conservant mal. Mais il suffit dentrer au Louvre et dadmirer les dragons ails qui y sont exposs pour tre convaincu de la force de lart assyrien. Les tats gyptien et msopotamiens, qui se touchent en Palestine, eurent des relations intenses, de paix et souvent de guerre. Ils taient rivaux, et le sont encore. En ce temps-l, il sagissait des deux grandes puissances mondiales. En remontant plus lest et en passant quinze sicles, nous trouvons autour du fleuve Indus les royaumes aryens. Pourquoi quinze sicles plus tard ? Parce que dans la rgion de lIndus, cest le dsert, mais il pleut quand mme. La contrainte gographique y est donc moins forte.

Les tats aryens sont surtout clbres pour leurs spculations religieuses. La religion de lInde, cest le brahmanisme. La religion na pas subi, au moment du passage lagriculture, la formidable rvolution technique qui entrana la naissance des tats. Elle est reste lanimisme. Lhomme sest pens ds lorigine comme une conscience, un il ouvert sur le monde . Il a donc imagin toute chose consciente , avec du divin partout. Marqus par le judo-christianisme, les hommes modernes, tendent penser que la religion est naturellement monothiste. Cest faux. La religion naturelle des hommes, cest le polythisme, le monothisme tant plus rcent. Et le polythisme na pas disparu : lInde est reste polythiste. Si nous voulons comprendre ce qutaient les religions de lAntiquit, il faut regarder lInde actuelle. La vrit de lanimisme, cest que le divin est partout -vrit extrmement prgnante aux Indes. Plus lest encore et vers la mme poque, autour du fleuve Jaune, apparurent les tats chinois. Donc, en 1000 avant Jsus-Christ, quatre civilisations sont nes : lgypte, la Msopotamie, lInde et la Chine, chacune regroupant une dizaine de millions dhabitants. Elles sont en contact : contact troit, nous lavons vu, entre lgypte et la Msopotamie, plus distendu entre lInde et la Chine que sparent des espaces immenses et qui ne se firent jamais directement la guerre -, mais contact commercial intense partout. Entre ces quatre centres, la route des caravanes, la route de la soie, unit par voie terrestre, travers le grand dsert continental, lgypte lInde et la Chine. Les tats chinois, en revanche, se firent entre eux des guerres impitoyables. Cest pourquoi on les connat sous le nom gnrique de Royaumes combattants . Ils ne seront unifis que beaucoup plus tard, en -220, par le premier empereur, Tsin-Che-Houang-Ti, qui rgnera de -246 -216, et qui donnera son nom au pays : la Chine, cest le pays de Tsin ! Aprs lui, en -202, un aventurier, Lieou-Pang, fonda la premire dynastie chinoise, celle des Han. Lhistoire de la Chine est trs comparable lhistoire de lgypte : des priodes de force et dunit empire des Han de 200 200 aprs Jsus-Christ ; empire Tang autour de lan 1000 de notre re ; empire Song au Moyen ge ; empire mongol en 1206 ; empire Ming, apoge chinois, du xr/ au XVI e sicle ; empire mandchou de 1644 au XXe sicle enfin -, spares par des priodes de division et danarchie. Avec une diffrence : beaucoup plus que lgypte, la Chine est expose aux assauts des guerriers rests prhistoriques au-del de la grande muraille . Souvent, les nomades lenvahissent et saccagent tout. Mais la Chine possde un norme pouvoir dabsorption. Le guerrier nomade, mont sur le trne la force de lpe, ne tarde pas se siniser compltement, jusqu ce que linvasion recommence. Les grands souverains mongols (Kubilay, petit-fils de Gengis Khan dcrit par Marco Polo) ou mandchous (dont larchtype fut la dernire impratrice de Chine, nomme Tseu-Hi, morte en 1908) taient dorigine nomade. Or, comment imaginer plus chinois que Tseu-Hi ? Lhumanit telle que nous la connaissons est ne. Nous sommes trs proches de ce monde agricole des premiers Etats. La Chine, lInde, le Proche-Orient sont toujours au centre de lactualit. En revanche, nos ides ne sont plus les mmes. Il faut constater (cest une des leons de lhistoire) que ce sont les ides qui font marcher les hommes. Lconomie est importante, le marxisme la not, et cest bien la ncessit de grer leau et les greniers qui fit natre ltat ; mais, contrairement ce que pensait Marx, elle nest pas le ressort suprme de ltre humain. Le fond de lhomme est mtaphysique, comme nous lavons soulign en dcrivant son surgissement prhistorique. Or les ides nolithiques ont des consquences. Le progrs nexiste pas dans ces civilisations. Elles reprsentent en elles-mmes un progrs immense, mais, la rvolution agricole accomplie, elles ne dsirent plus changer. Le temps y est conu comme une roue qui tourne, comme un ternel retour. La svastika , la croix gamme, est un symbole indien (Hitler a emprunt ce logo aux brahmanes) : cest la roue du temps qui tourne perptuellement sur elle-mme. Pour lIndien traditionnel, le changement est une sorte de pch. Ces gens-l, Msopotamiens, Chinois, Indiens, gyptiens, ont beaucoup invent le zro, la poudre, la boussole , mais ils ne songeaient pas utiliser leurs inventions comme des leviers pour transformer le monde ; do lextraordinaire immobilit de ces civilisations, qui ne seront transformes gypte, Msopotamie, Inde -que par des chocs extrieurs. Pour la Chine, isole, empire du Milieu , le choc des invasions barbares sera trop faible et toujours assimil, jusqu larrive des Europens. La rvolte nexiste pas non plus du moins la rvolte individuelle. Il faut comprendre que le scandale devant linjustice est une ide judochrtienne. Tous les animismes sont fatalistes. Aujourdhui encore, un brahmane qui croise un mendiant en train de mourir au bord du chemin na pas envie de le secourir. Il se dit que ce type-l, dans une vie antrieure, a d commettre de mauvaises actions. Une part de la misre qui prvaut dans ces socits vient de cette faon de supporter linjustice. Selon le mot dEdgar Morin, lintolrable y est intolrablement tolr . Les dieux antiques ne sont ni bons ni mchants. Ils sont lunatiques, et il convient de les apaiser en leur offrant des cadeaux : mtaux prcieux, sacrifices animaux, parfois sacrifices humains. La morale se rsume, en gros, lobissance lautorit. Le plus grand philosophe chinois, Confucius (-555/-479), dont la doctrine a profondment imprgn la socit chinoise, prne le respect des usages et la conformit sociale. Le mystique chinois Lao-tseu (-570/-490) conseille au sage la non-intervention. Les Vdas, critures sacres brahmaniques, sont des espces d iliades desquelles on ne peut gure tirer de consigne morale. Alors apparat aux Indes le prince Siddharta Gautama (-560/-480), surnomm Bouddha. Il sagit de la premire rvolte dont nous ayons gard le souvenir. Son pre, un prince fort riche, ne voulait pas que son fils ait connaissance des tragdies de lexistence. Le jeune homme vivait donc entour de beaut dans le palais princier. Mais un jour il fit une fugue, sortit du palais incognito avec un serviteur et se promena dans la ville. L, il croisa un corps quon menait au bcher. Il demanda son serviteur de quoi il sagissait, et celui-ci lui rpondit : Prince, cela sappelle la mort. Il rencontra aussi des misreux et comprit ce que son pre lui avait cach : que le monde est tragique, que la mort et loppression existent. Sa raction fut de quitter le palais de son pre et de se retirer dans la prire et la contemplation. Cette rvolte ne pousse pas la transformation de la socit ; cest un renoncement individuel, une fuite. Bouddha est larchtype du moine, le solitaire contemplatif. Dune certaine manire, le suicide est lidal bouddhiste. Tout le monde connat ces images de bonzes qui simmolent par le feu. Bouddha, lui, fera lobjet dune grande vnration et vivra trs vieux, parce quil ne menaait pas lordre social (il nen sera pas de mme, plus tard, de Socrate chez les Grecs ou de Jsus chez les juifs). Mais, comme le bouddhisme menaait le brahmanisme traditionnel, il fut expuls des Indes. Cependant il y eut, un moment, des rois bouddhistes, dont le clbre et sage Ashoka (-273/-237). Chasse des Indes, cette religion domine lAsie du Sud-Est. Aujourdhui certains intellectuels baba cool sont tents par le bouddhisme, prcisment parce quils pensent comme Bouddha que le monde est mauvais et quil

est impossible de le changer. Le bouddhisme est une religion du dsenchantement. Ainsi, au premier millnaire avant notre re, le monde est-il dj bien dessin. Mditerrane : Crtois, Grecs, Phniciens, Juifs gyptiens, Msopotamiens, Indiens et Chinois craignaient la mer, milieu trs tranger aux paysans. Nous avons dit quils communiquaient doasis en oasis travers le grand dsert continental au moyen de caravanes de chameaux deux bosses (le chameau de Bactriane -le dromadaire africain, lui, na quune bosse). Ils pratiquaient seulement la navigation fluviale, descendant le Nil, le Tigre, lEuphrate, lIndus et le fleuve Jaune. La Chine et lInde sont confrontes aux plus grands ocans de la plante ; en revanche, entre les Assyriens et lgypte, on trouve la Mditerrane, qui pntre profondment les steppes. La Mditerrane est un univers auquel le grand historien Fernand Braudel consacra son uvre. Son climat, trs particulier, rsulte du contact entre le Sahara et les pluies ocaniques venues de louest. Lt, lanticyclone saharien recouvre cette mer : il fait sec et beau. Lhiver, lanticyclone recule et laisse passer en Mditerrane les perturbations atlantiques : il pleut et, sur les montagnes, il neige. Il ny a donc que deux saisons, rudes lune et lautre, mais lumineuses. Il ny a aussi que deux paysages : la lagune et la montagne lagunes au fond de lAdriatique, du golfe de Syrte, en Camargue ; montagnes en Ligurie, en Grce, au Liban, etc. Dans ces deux paysages, on trouve facilement des ports naturels. La Mditerrane tait et reste le centre du monde. Mme aujourdhui, une puissance nest hgmonique que si elle domine cette mer-l. Fort loigns delle, au-del des ocans, les tats-Unis sont contraints dy venir maintenant quils veulent diriger le monde. Cest aussi une mer magnifique, la mer par excellence, Thalassa. Au nord de la cte gyptienne, on y trouve une grande le qui sappelle la Crte. Les Crtois ont donn naissance la navigation maritime bien avant les peuples de la mer qui ravagrent lgypte en 1200. Les Crtois ont invent le navire qui domina la mer jusqu la Renaissance : la galre. Un bateau rigide construit en arceaux, capable daffronter les vagues et m par des rames. lpoque, il tait impossible de comprendre quon pouvait aller contre le vent. La galre ne hissait la voile que vent arrire ; autrement, elle utilisait la force physique des rameurs. Les Crtois taient aussi intelligents que nous, mais, pour concevoir de remonter le vent, il faut avoir une conception de la mcanique des forces qui ne sera atteinte qu la Renaissance conception qui permit dutiliser une force contre elle-mme. Nous constatons l que la vrit scientifique est historique . La galre est un excellent navire, mais elle ne peut sloigner des rivages. Non pas cause des temptes, mais parce que le nombre forcment lev des rameurs et leur dpense physique ncessitent beaucoup deau. Tous les soirs, il faut donc tirer le navire sur la cte pour que les rameurs puissent boire. Il faut beaucoup de rameurs et il est impossible demporter assez deau. Lpoque des Crtois sappelle aussi l ge de bronze . Aprs lan 1000 avant le Christ seulement, les armes deviendront de fer et dacier. Lgypte fut lducatrice de la Crte. Parti du Delta, un navire arrive en Crte dans la nuit. La Crte sera son tour lducatrice de la Grce, toute proche au nord. Entre les deux rives de la Mditerrane, les Crtois firent du commerce maritime. Comme le commerce enrichit plus vite que lagriculture, ils devinrent fort riches. Ils ramenrent la formidable architecture gyptienne la taille humaine. Ils construisirent pour leurs rois de magnifiques palais, le plus clbre restant celui du roi Minos Cnossos. Les Grecs le surnommrent le labyrinthe , car on sy perdait. On y devine une civilisation extrmement raffine, avec des peintures joyeuses, aux couleurs vives, ornes de trs belles femmes (dont lune si lgante que les archologues lont appele la Parisienne ). La double hache, le labrys, tait lemblme du roi Minos. Les Romains reprendront ce symbole, qui figure encore sur nos passeports. Le palais de Cnossos tait fabuleux, avec ses courtisanes, ses fresques et ses jeux. Le commerce international de lpoque changeait des bijoux gyptiens, des poteries de Rhodes, des parfums, de ltain, de livoire, de la pourpre, des esclaves, mais aussi des modes. noter que les Crtois ont invent la corrida. Chez eux, les toreros taient des femmes. Le symbolisme en est clair : le gnie fminin y subjugue la force du mle. Mais ces commerants raffins seront, au premier millnaire avant notre re, conquis et domins par les deux peuples quils avaient duqus : les Grecs et les Phniciens. Peut-tre aussi souffrirent-ils beaucoup de la formidable ruption volcanique de lle de Santorin. Les Grecs occupaient la mer ge, et les Phniciens le Liban. Tyr tait le grand port phnicien ; quant aux ports gens, ils taient innombrables. Ces deux peuples marins taient en concurrence et nappartenaient pas au mme univers culturel. Les Grecs parlaient une langue europenne ( indo-europenne , disent les linguistes, parce que lhindi est de la mme famille), les Phniciens une langue smitique (dont est n larabe). On doit aux Phniciens meilleurs commerants que les Grecs parce quuniquement commerants une invention capitale : celle de lalphabet. Les critures gyptienne ou chinoise taient extrmement malcommodes pour des commerants : elles comptaient trop didogrammes (des dizaines de milliers). Pour mieux grer les affaires, les Phniciens utilisrent non plus ces milliers de petits dessins que leur offraient les hiroglyphes, mais une vingtaine de signes abstraits, sans aucune signification propre. Le principe dune criture alphabtique tait dj trs ancien, attest ds le XIVe sicle avant Jsus-Christ par les textes dOugarit, mais il est certain que ce sont les Phniciens qui en rpandirent lusage propice au commerce, car les lettres assembles peuvent servir toutes les langues imaginables. Lalphabet fut un extraordinaire progrs intellectuel. La lecture alphabtique demande plus defforts que la comprhension des dessins hiroglyphiques. En effet, contrairement aux idogrammes, les lettres ne reprsentent rien ; il est donc trs difficile dapprendre lire. Mais quand on sait lire, quel merveilleux instrument que la lecture ! Il faut dplorer quaujourdhui on ait tendance revenir aux images et ne plus lire. Maintenant, sur un tableau de bord, il ny a plus crit Appuyer , mais dessin un logo. Et pourtant le pouvoir rel appartiendra toujours, non pas ceux qui regardent seulement des images, mais ceux qui savent lire malgr les ordinateurs. Or les Franais, par exemple (il en va de mme des Anglais et autres), lisent et crivent beaucoup moins bien que leurs grandsparents, et surtout moins souvent. lexception des Chinois et des Japonais, tous les peuples du monde ont aujourdhui adopt lalphabet -quil soit latin, cyrillique, grec, arabe, etc. En Mditerrane, Phniciens et Grecs ne vont pas se faire la guerre, mais se partager des zones dinfluence.

Les uns comme les autres fondrent des colonies. Pas au sens moderne du terme : il sagissait pour eux de faire des fondations, dessaimer comme les abeilles. Dans une cit, quand la population devenait trop nombreuse, deux ou trois cents familles partaient sur dautres rivages pour fonder une ville nouvelle, fille de la premire mais indpendante. Dailleurs, ils ne ressentaient pas cela comme un exil car, en Mditerrane, on retrouve partout les mmes paysages, que ce soit au Liban ou sur la Cte dAzur. Ils taient dautant moins dpayss quils apportaient avec eux leurs armes et leurs lois. Les colonies grecques sont surtout situes sur la cte nord : mer ge, bien sr (cest leur patrie dorigine), mais aussi mer Noire (la Crime ressemble la Grce), Adriatique, Italie, sud de la France, moiti orientale de la Sicile. Nice , en grec, signifie Victoire . Marseille est galement une fondation hellnique : quand les sportifs lisent dans Lquipe lexpression cit phocenne propos de lOM, cela rappelle que Marseille fut fonde par une ville de la mer ge, en Asie Mineure, du nom de Phoce. Naples vient de Neapolis, Ville neuve . Syracuse fut en Sicile une brillante capitale de lhellnisme. Les Grecs ne sinstallrent sur la cte sud quen Cyrnaque (comme en Crime, il sagit dune chane de montagnes est-ouest barrant les vents mauvais de lintrieur. L, ils fondrent cinq villes dont les ruines restent admirables : Cyrne, Apollonia, Ptolmas, Arsino et Brnice (aujourdhui Benghazi). Les colonies phniciennes, part la Cyrnaque et louest de la Sicile, furent au contraire fondes sur la cte sud de la Mditerrane. En 800 avant Jsus-Christ, Tyr fonda en Tunisie la ville de Carthage, qui deviendra beaucoup plus puissante quelle-mme. L encore, les noms (la toponymie ) rappellent le pass, ici libanais et smite : Gabs et Cadix sont des mots phniciens ; Carthagne, au sud de lEspagne, veut dire Nouvelle Carthage , etc. Malgr les contraintes techniques des galres, ces grands navigateurs quittrent hardiment la Mditerrane. Les Grecs, aprs avoir pass les Colonnes dHercule (dtroit de Gibraltar), remontrent les ctes ocanes vers le nord jusquaux les Britanniques, jusqu la mer Baltique. Les Phniciens, eux, descendirent la mer Rouge vers le sud, jusquaux Indes. Ils firent mme le tour de lAfrique pour le compte du pharaon Nchao II, vers -600. Parties dgypte, les galres phniciennes marchrent au midi avec la cte leur droite. Chaque soir, les marins poussaient leurs navires au rivage pour faire de leau et commercer avec les tribus indignes. Aprs des mois de navigation, ils constatrent avec surprise, la cte tant toujours main droite, que le soleil, qui se levait depuis le dpart leur gauche, se levait maintenant leur droite. Ils comprirent quils avaient fait le tour de lAfrique et quils remontaient vers le nord. En effet, ils ne tardrent pas franchir le dtroit de Gibraltar. Ainsi les mers ctires se sont-elles ouvertes lhomme cette poque, et dj pour des voyages au long cours Afrique, Indes, Baltique mme sil tait encore impossible de sloigner des ctes. Les premires cartes maritimes datent de ce temps-l. Les hommes ont alors une ide peu prs complte de lAncien Monde : Europe, Asie, Afrique. Les Grecs ne furent pas seulement des commerants, comme les Phniciens. En politique, ils inventrent et exprimentrent dans leurs cits toutes les formes imaginables de gouvernement : dmocratie (de dmos, peuple, et kratoSy pouvoir), monarchie (de monos, seul, et arkh commandement), ploutocratie (ploutos, richesse), oligarchie (de oligoij peu nombreux), etc. Dailleurs, toutes les cits grecques ntaient pas commerantes. Athnes, la grande cit de lge, fut une dmocratie maritime ; mais, au cur montagneux du Ploponnse, la cit de Sparte, sa rivale, fut une oligarchie militaire et continentale un vrai camp de guerriers au milieu des voisins subjugus, les hilotes . Cependant, les dizaines de cits grecques de Mditerrane parlaient la mme langue, adoraient les mmes dieux (Zeus, Aphrodite, etc.) et avaient des sanctuaires communs comme Delphes. Une histoire commune aussi, mycnienne puis hellnique. Et une littrature fondatrice : lIliade et lOdysse homriques. Tous les quatre ans, les cits dlguaient des reprsentants Olympie pour disputer des jeux pacifiques. Il sagit videmment des jeux Olympiques, concours sportifs mais aussi concours dloquence, de posie, de philosophie. Les Grecs dcomptaient dailleurs le temps en fonction de ces rassemblements olympiques : du temps de la troisime, de la cinquime olympiade , etc. Linfluence historique de la civilisation hellnique fut si grande quaujourdhui, dans la plupart des langues europennes, les mots savants sont grecs : hliothrapie vient de therapeia, soin, et hlios, soleil ; thalassothrapie , de thalassa, mer ; galaxie , de gala, lait (notre galaxie apparaissant dans la nuit comme une laiteuse trane dtoiles) ; hypnotique , de hypnos, sommeil. Bref, la langue grecque est lalpha et lomga (premire et dernire lettres de lalphabet grec) de nos langues actuelles. Ce sont aussi les Grecs qui inventrent la gomtrie et formulrent les thormes (encore un mot grec) dont tous les lecteurs connaissent les noms : ceux de Pythagore, dEuclide ou dArchimde, qui furent de grands savants hellnes. Ils trouvrent aussi le chiffre Pi (une lettre grecque) pour calculer la circonfrence du cercle. Il est impossible dvoquer le monde mditerranen de cette poque sans parler dun petit peuple qui eut une extrme importance idologique : le peuple juif ou hbreu . Les juifs ntaient pourtant pas des marins, mais lorigine des bdouins qui nomadisaient entre lgypte et la Msopotamie. Leur histoire commena par la sortie dgypte, lExode (la Pque), et fut marque, nous lavons vu, dun exil cruel en Msopotamie, au bord des fleuves de Babylone . Enfin, ils devinrent paysans en Palestine, la frontire prcisment des influences du Nil et de lEuphrate. Ils y fondrent, autour de la ville sainte de Jrusalem, un petit tat qui fut dtruit en -588 par le roi babylonien Nabuchodonosor, et qui ne sera restaur quen 1948. Les paysans hbreux continurent dhabiter la Palestine, sous divers protectorats. Dans les dizaines de livres saints regroups dans la Bible se retrouvent des influences msopotamiennes, gyptiennes, phniciennes (Tyr tait toute proche) et grecques. Les juifs inventrent le monothisme : un seul Dieu. Cette ide du Dieu unique avait dj t voque plusieurs reprises, en particulier par le pharaon gyptien Akhenaton (-1374/-1354), mais sans succs durable. Ce sont les juifs qui russissent imposer le Dieu unique, affirmer que les toiles ou la mer ne sont pas Dieu, abandonner les idoles. De nombreuses consquences idologiques vont en dcouler. La nature nest plus divine ; elle est cre, et lhomme est appel la dominer. Ce sont les premiers mots de la Bible, au livre de la Gense. Le temps nest plus cyclique. Lhistoire a un sens -celui du salut. Le monde cr est inachev, mais, finalement, il russira. Cest ce quon appelle le messianisme, dont les implications sont normes.

Lavenir peut tre meilleur que le pass. Le temps nest plus une roue, mais une flche qui va quelque part. Le changement nest plus maudit ; au contraire, les prophtes (ceuxqui parlent au nom de Dieu) lappellent de leurs vux. Ainsi apparat dans lhistoire des hommes lide de progrs. Le judasme imposa galement lide de personne : si Dieu est quelquun , lhomme aussi est quelquun . Lindividu nest plus mprisable, linjustice nest plus acceptable. Dailleurs, le Dieu juif, Yahv, est un Dieu bon, et non une divinit lunatique comme les dieux paens. Il aime son peuple et chaque tre, comme un amant aime une femme. Lisons ce que le prophte Isae fait dire Dieu : Un court instant, je mtais mis en colre contre toi. Mais il est impossible doublier la femme de sa jeunesse. Alors, mu dune immense tendresse, je reviens vers toi. Lisons le Cantique des Cantiques, livre biblique qui lorigine dcrit les amours charnelles dun homme et dune femme : Les bras de mon amant sont des cylindres dor, son sexe une masse divoire , dit la femme, et lhomme de rpondre : Les seins de ma bien-aime sont comme des grappes de palmier, je monterai au palmier pour en saisir les grappes. Ouvre-moi ta porte, ma sur, ma compagne , ce quoi lamante rtorque : Mon amant avance la main par le guichet de la porte, et mes entrailles frmissent cause de lui. Filles de Jrusalem, dites-lui que je suis malade damour. Ce texte rotique sert faire comprendre aux croyants lintensit de lamour de Dieu. Il sachve dailleurs par cette affirmation sublime : Lamour est plus fort que la mon. Les grandes eaux ne peuvent teindre lamour, ni les fleuves le submerger- Pendant que les commerants grecs et phniciens couraient les mers, les croyants de Palestine avaient chang la reprsentation religieuse du monde.

LempireperseetlemondegrecVers le VI e sicle avant Jsus-Christ, lhomme dominait ainsi la terre en gypte, en Msopotamie, aux Indes et en Chine, et aussi les mers ctires de lEurasie. cette date, on assiste la premire tentative de mondialisation. Les Hittites dAnatolie avaient essay de conqurir le Proche-Orient. Pharaon les avait battus Qadesh en 1299. Les Perses, eux, vont russir. Les Perses seront linstrument de cette universalisation. Ctaient des nomades indo-europens (le persan est apparent la fois au grec et au sanscrit), hritiers des Scythes, peuple des grandes steppes. Avec eux simposrent le cheval et la cavalerie. Certes, gyptiens et Msopotamiens utilisaient les chevaux, mais ils navaient pas lide de monter dessus. Sur les bas-reliefs de ces pays, le roi est toujours sur son char, le cheval tant attel et par le cou, ce qui rduit sa force. Or Scythes, Mdes et Perses sont avant tout des cavaliers. La cavalerie va devenir une formidable arme militaire. Mais il faut souligner que, dans lAntiquit, ltrier nexistait pas. Instables, les cavaliers ntaient pas une arme de choc. Les cavaliers perses galopaient vers lennemi ; arrivs bonne distance, ils tournaient bride, puis, se retournant moiti, lui dcochaient une vole de flches ce quon appelle la flche du Parthe . Grce cette cavalerie, les Perses, civiliss par leurs voisins, en firent la conqute en trente ans sous deux empereurs : Cyrus (-550/-530) et son fils Cambyse (-530/-522) mirent fin lindpendance de la Msopotamie, des tats indiens et de lgypte. Il faut dire que ces civilisations taient dpourvues de sentiment patriotique. Les Grands Rois perses sen firent donc facilement accepter. Depuis leurs diverses capitales Ecbatane, Perspolis -, situes sur le vaste plateau iranien qui spare le Tigre de lIndus, ils construisirent des routes pour leurs messagers et des villes, qui taient surtout des palais royaux. Les ruines de Perspolis, dans le dsert iranien, sont aujourdhui encore impressionnantes. Les Perses avaient leur propre religion, le mazdisme (du nom de leur dieu Ahura-Mazda) ; des prophtes qui inspirrent ceux des juifs, dont Zoroastre (le Zarathoustra de Nietzsche) ; un livre saint, lAvesta. Plus tard apparut Mani, un prophte schismatique qui opposera le dieu du Bien et le dieu du Mal. Cette opposition du Bien et du Mal, le manichisme , court au fond de la religion des Perses. Les Grands Rois ne cherchaient pas imposer leur religion aux peuples conquis, dont ils respectaient les coutumes. Ils se voulurent tolrants (et, par exemple, ils laissrent retourner en Palestine les juifs dports par Babylone sur lEuphrate). Les gouverneurs iraniens, les satrapes , ne prlevaient que des impts lgers. Cependant, leur mondialisation douce fut mise en chec par les cits grecques. Quand un troisime empereur, Darius, envoya ses bateaux en Grce (les cavaliers persans avaient en effet annex la marine phnicienne) et une petite arme prs dAthnes, son corps expditionnaire fut cras Marathon par les soldats athniens, les hoplites (victoire connue pour avoir donn son nom une course olympique). En effet, pour annoncer la bonne nouvelle, le stratge grec envoya Athnes un coureur qui mourut dun infarctus larrive. Dans larme du Grand Roi, seuls les Perses taient motivs, nullement la multitude des soldats issus des peuples conquis. Au contraire, les Grecs, libres citoyens, taient fort patriotes et se battaient donc mieux. On appelle cette expdition manque la premire guerre mdique. Le fils de Darius, Xerxs (-486/-465), vex, ne voulut pas rester sur cet chec. Mobilisant son arme et sa marine, il attaqua par terre et par mer. La seconde guerre mdique commena dix ans aprs la premire, en -480. Les cits grecques, mme les rivales Sparte et Athnes, firent alliance. Au dfil des Thermopyles, les Spartiates arrtrent quelques jours linvasion, puis furent submergs. On y gravera linscription suivante : Passant, va dire Sparte que ses fils sont morts pour tre fidles ses lois. Athnes elle-mme fut conquise et brle. Son gouvernement avait vacu la population dans les les et gardait sa marine sous le commandement de Thmistocle. Les galres athniennes crasrent la flotte du Grand Roi Salamine. Eschyle fit le rcit de cette premire grande bataille navale dans sa tragdie Les Perses. (Notons quil sagit en ralit dun combat entre Grecs et Phniciens le premier car la marine perse tait libanaise, les Iraniens restant des cavaliers des steppes.) Limmense empire perse, qui couvrait la moiti de lEurasie, venait dchouer devant quelques libres cits. Il y eut des milliers de morts. Ce fut la victoire de la libre citoyennet sur la sujtion. Athnes atteignit alors son apoge, car ctait elle, surtout, qui avait vaincu lIran. Elle devint la ville hgmonique , imposant ses modes la Grce, mais aussi lempire iranien qui poursuivit pourtant sur deux sicles sa premire aventure. Il y en aura dautres : lIran ressurgira dans lhistoire avec lempire parthe ( cheval sur notre re) et lempire sassanide dont le roi le plus clbre sera Chosros II (590-628). Mme aujourdhui, lIran a gard son architecture (dmes bulbes), sa langue (liranien est toujours le persan, le farsi ) et sa spcificit. Athnes tait une dmocratie. Tous les citoyens mles de plus de dix-huit ans se runissaient sur Y agora (la grand-place) pour lire une assemble, la boule, qui lisait le gouvernement. Cependant, le plus clbre de ses dirigeants, Pricls (-495/-429), russit rester stratge pendant trente ans, se faisant constamment rlire. Pricls a donn sa cit une gloire immense. Cest lui qui fit reconstruire la ville et difier par le sculpteur Phidias les monuments de lAcropole. Cest une architecture taille humaine et fort savante. Au Parthnon, temple de la desse Athna, par exemple, tout est construit en fonction de la perspective. Malgr les apparences, on y trouve peu de lignes droites : pour paratre droites, des colonnes doivent tre inclines vers le centre elles le sont. Les colonnes qui se dtachent sur le ciel doivent tre plus grosses que celles qui sont devant des murs elles le sont. Le sol, pour sembler horizontal, doit tre courbe, il lest. Pour quon les distingue toutes, les colonnes doivent tre distance ingale les unes des autres elles le sont. Cest toute la diffrence entre le Parthnon et lglise de la Madeleine Paris ! Athnes, tous les jeunes mles allaient lcole, au lyce (le gymnase ), puis au service militaire (l phbie ), qui faisait aussi fonction denseignement suprieur, car les Grecs ne sparaient jamais le physique du mental. Les citoyens savaient lire, et ils discutaient beaucoup. Les Grecs ont invent le thtre et la philosophie. Le plus clbre des philosophes de lhistoire fut lAthnien Socrate, qui vcut de -470 -399. Il sera dailleurs condamn mort, soixante-dix ans, pour ses ides subversives. Comme sa mre tait sage-femme, Socrate prtendait accoucher les gens de leurs ides (ce quon appelle la maeutique). Lorsque Socrate allait au thtre, sur les gradins il tait entour de gnies : Sophocle, Euripide, Aristophane, Thucydide, tous

contemporains. Lhistoire abonde de tragdies et dhorreurs, mais on y trouve aussi des moments magnifiques o dans un petit coin vivent au mme instant beaucoup de gnies. (Cela se reproduira la Renaissance. Florence verra se ctoyer Michel-Ange, Lonard de Vinci et Machiavel.) Ces hommes ont invent lhumanisme. Ils disaient : Connais-toi toi-mme (gnthi seauton) et tu connatras lunivers et ses dieux. Ils disaient aussi : Lhomme est la mesure de toute chose. Avant eux, le monde tait effrayant, angoissant (des dieux tte de monstre, les sacrifices humains), et larchitecture oppressante (sauf en Crte, leur ducatrice). Le panthon est un message dallgresse. Les penseurs grecs ont mdit toutes les passions humaines. Le mythe ddipe montre quils sont les premiers stre psychanalyss. Ils regardrent lhumanit avec un il bienveillant. Les Grecs sont les premiers hommes sadmirer (Narcisse), se trouver beaux, rivaliser avec les dieux (Promthe). Ils nont plus peur du monde, mais sefforcent den dchiffrer les mystres, quils sont bien prs de percer (Pythagore, Euclide, Thals). Athnes, dans ce petit coin de Mditerrane, lhomme se sent enfin chez lui sur la Terre. La modernit et la lgitime fiert du discours de Pricls, rapport par lhistorien Thucydide, sont extraordinaires. Cest le discours aux morts de la cit : Notre constitution donne lexemple suivre. Ltat, chez nous, est administr dans lintrt du plus grand nombre, et non dune minorit. De ce fait, notre rgime a pris le nom de dmocratie. Pour les affaires prives, lgalit est assure tous par les lois, surtout celles qui assurent la dfense des faibles et attirent sur ceux qui les violent un mpris universel. Pour les affaires publiques, nul nest gn par sa pauvret ou lobscurit de sa condition, sil est capable de rendre service la cit Nous savons concilier le got des tudes avec lnergie et le got du beau avec la simplicit. Notre cit est lcole de la Grce et du monde. Mme si toutes les choses sont voues au dclin, puissiez-vous dire de nous, sicles futurs, que nous avons construit la cit la plus clbre et la plus heureuse. Vingt-cinq sicles plus tard, nous pouvons assurer que Pricls avait raison. La devise dAthna, desse dAthnes, Courage et culture serait mditer par notre monde actuel qui napprcie gure le courage physique et ddaigne les humanits ! Rappelons que Socrate eut pour disciple Platon, lequel aura pour disciple Aristote, lequel aura pour lve Alexandre le Grand ! Cependant, il y a des ombres au tableau. Dabord, tous les hommes ntaient pas citoyens. Il y avait des esclaves Athnes. Aristote lui-mme se demandait si les esclaves avaient une me. Luniversalisme grec ne concernait pas tout le monde. En particulier, il ignorait la femme. Athnes tait une cit sans femmes. Si lducation tait obligatoire pour les garons, la plupart des filles, lexception des courtisanes, ne savaient pas lire. Confines dans leur rle de reproductrices, elles taient enfermes dans le gynce . Dans ces conditions, les jeunes hommes ne pouvaient gure aimer les jeunes filles que la famille leur donnait pouser, peine pubres de surcrot. Tradition quont garde bien des Mditerranens, et quon retrouve dans lislam. Le monde antique est un monde sans femmes ( lexception du peuple juif, nous lavons vu). Lamour chez les Grecs tait homosexuel (voir Le Banquett Platon), et la pdrastie de pratique courante : les ans tombaient amoureux des jeunes garons et les duquaient en mme temps. Thbes (de Grce, pas dgypte), un rgiment de larme sappelait le rgiment des amants . Cela durera jusquau triomphe du judo-christianisme. Jules Csar tait bisexuel. loccasion de son triomphe Rome, ses lgionnaires chantaient : Voici notre gnral chauve, lamant de toutes les femmes, la matresse de tous les hommes. Il ne sagit pas de porter un jugement moral, mais de souligner labsence de femmes. Une civilisation peut-elle tre harmonieuse en ignorant la moiti de lhumanit ? Si les hommes taient pdrastes, les rares femmes volues taient courtisanes (comme la compagne de Pricls) ou lesbiennes (du nom de lle grecque de Lesbos). Enfin, la cit grecque, dont les citoyens taient tellement plus cultivs que les sujets des empires, avait aussi un ct Clochemerle , qui fera son malheur. Les cits ne russirent qupisodiquement sunir. En 431 avant Jsus-Christ commena entre elles une terrible guerre qui ne se terminera quen -401 : la guerre du Ploponnse. Athnes ne rsista pas la tentation dun imprialisme mesquin. Sparte ne parvint pas sortir de son militarisme. Les cits grecques sont pleines denseignements trs actuels sur la possible dcadence des dmocraties. Platon, dans La Rpublique, a crit l-dessus des pages que nous devrions relire avec infiniment dattention. Malgr ces ombres, la Grce antique illumina le monde comme un soleil. Les ombres de lesclavage et de lenfermement de la femme ne doivent pas faire oublier les splendeurs de lAcropole. cette poque sont donc nes les deux forces do provient la civilisation moderne : lhumanisme grec Athnes et le monothisme juif Jrusalem.

AlexandreoulapremiremondialisationQuand un pays est divis contre lui-mme comme ltait la Grce aprs les guerres du Ploponnse, une puissance trangre vient y mettre bon ordre. Cest ce qui arriva aux cits grecques. La chance de lhumanit fut que cette puissance trangre tait dj profondment hellnise. La Macdoine (qui existe toujours, mi-indpendante, mi-grecque, et dont la ville principale est le port de Thessalonique, en grec Victorieuse de la mer ) tait un royaume dont le roi Philippe, de culture grecque, pacifia les cits grecques en leur imposant son protectorat (bataille de Chrone, en -338), malgr les harangues passionnes les Philippiques de lAthnien Dmosthne. la mort de Philippe, en 336, son fils Alexandre lui succda. Alexandre avait vingt ans et une personnalit extraordinaire. Le grand philosophe Aristote, disciple de Platon, avait t son prcepteur. Intellectuel et pote, Alexandre tait aussi un excellent cavalier. Quatre ans auparavant, il avait russi matriser un talon fougueux que personne ne pouvait monter. Ce cheval, le fameux Bucphale, le portera jusquaux Indes et sera son compagnon pendant quinze ans. Paroxysme et rsum de lhellnisme, Alexandre se reconnaissait quatre modles : le dieu du Vin, Dionysos ; le demi-dieu mythologique aux dix travaux , Hercule ; Achille, le hros de la guerre de Troie ; enfin Cyrus, le fondateur de lempire perse. Donc, livresse de Dionysos, la force dHercule, le courage militaire dAchille et la culture politique du Grand Roi animeront sa vie. Arriv au pouvoir, son principal problme fut de garder la main sur les remuantes cits grecques. Comme la meilleure faon dunir des rivaux est de leur trouver un ennemi commun, Alexandre eut lide de lancer la force grecque et la phalange macdonienne contre lempire perse afin de venger les invasions des guerres mdiques. Au dpart, le Macdonien entreprit une croisade hellnique contre les Perses. Le mot de croisade est pertinent, parce quAlexandre nagit pas ainsi seulement par calcul il y croyait. Au fin fond de lAsie, il demandera tous les jours : Que pensent de moi les Athniens ? Il voulut rencontrer Corinthe le clbre philosophe cynique Diogne, lequel lui rpondit seulement : te-toi de mon soleil ! La rencontre de ces deux personnages nest pas banale mais les gnies finissent toujours par se croiser : Michel-Ange et Jules II, Gthe et Bonaparte, Malraux et de Gaulle, le grand Frdric et Voltaire. En 334, larme coalise franchit les Dtroits et, la bataille du Granique, Alexandre battit larme du satrape perse. Puis il descendit en Syrie, aprs avoir tranch le nud gordien (celui qui dfera ce nud sera matre du monde, disait la lgende locale). Issos, en 332, il crasa le Grand Roi Darius III lui-mme, qui se retira vers lAsie. Le Macdonien voulait couper dfinitivement les Perses de la Mditerrane (et, de fait, il y russit : jusqu ce jour, ils ny sont jamais revenus) ; il sempara de la mtropole phnicienne de Tyr, dtruisant ainsi la concurrence commerciale, puis entra en gypte o il fut accueilli en librateur, car le pays gardait la nostalgie de son indpendance abolie par les Perses. louest du Delta, il fonda la clbre ville qui porte encore son nom, Alexandrie, et coiffa la couronne des pharaons. Il fit un plerinage jusquaux confins de la Libye, Siouah, au sanctuaire du dieu Amon dont il se prtendit le reprsentant. Ce fut une politique constante, chez lui, que de sapproprier les dieux et les couronnes des pays conquis. Aprs son plerinage se posa la question : fallait-il continuer ? La croisade grecque tait termine. Les gnraux lui dirent : Si nous tions Alexandre, nous nous arrterions l , mais il leur rpondit : Moi aussi, si jtais vous et il continua. la croisade hellnique se substitua la volont de remplacer le Grand Roi perse sur son trne. En -331 Gaugamles, non loin de lactuelle Bagdad, il anantit ce qui restait darme Darius III, lequel prit la fuite. Commena alors une poursuite de western (ou plutt deastern, car ce fut une course vers lorient) : pour remplacer le Grand Roi, il fallait dabord le capturer. Au passage, Alexandre fit brler Perspolis, pour venger Athnes jadis incendie par les Perses. Mais ce fut son seul excs. En gnral, son arme respectait les populations et laissait un bon souvenir. Cette course se termina prs de la mer Caspienne. Juste avant quil ne rattrape Darius III, un satrape, croyant se faire bien voir, assassina son souverain. Alexandre excuta le satrape et fit au Grand Roi de belles funrailles. Il se considrait comme son successeur. Il mena son arme en Asie centrale, jusquaux confins de lempire perse, fondant au passage des villes, dont certaines portent encore son nom, telle Kandahar (. Iskan-dahar, Alexandrie en farsi), lex-capitale des Talibans. Cependant, Alexandre refusa den rester l. la croisade grecque et au remplacement des Grands Rois succda un troisime projet : la conqute du monde. Cette ide ntait pas absurde. lpoque, la phalange tait invincible. Qui aurait pu lui rsister aprs la dfaite perse ? Ctait aussi une arme dmocratique les soldats refusaient de se prosterner devant leur roi la manire orientale et une arme ultramoderne. On y trouvait des centaines de techniciens et dingnieurs, des topographes, des savants, des machines (un peu comme sera larme dgypte au temps de Bonaparte). De plus, Alexandre croyait le monde plus petit quil nest, et le Pacifique plus proche. Il franchit donc les limites de lempire perse et pntra dans le sous-continent indien, o il battit le roi Poros, malgr les lphants de guerre de ce dernier. Ctait aux environs de lactuelle Delhi. Mais l, il ne put aller plus loin. Pourquoi ? Parce que son arme se mit en grve ! Les libres citoyens grecs en avaient assez. En -327, ils avaient quitt les bords de la mer ge depuis neuf ans. Certes, ils gardaient des liaisons avec le pays messagers, renforts -, mais ils taient rassasis de conqutes. Alexandre se mit en colre, mais dut cder. Que peut faire un chef quand la grande majorit ne veut plus lui obir ? Nous dcouvrons l lun des enseignements de lhistoire : tout pouvoir repose sur le consentement des subordonns, et ce quelle que soit son organisation (dmocratique ou tyrannique). Lobissance est un mystre. Quand un peuple ne veut plus obir, mme les dictatures scroulent. (Ainsi disparatra bien plus tard lUnion sovitique, que les experts jugeaient quasi ternelle.) Alexandre finit par se dire : Je suis leur chef, il faut que je les suive , selon la dialectique de lautorit et du consentement. Un chef peut entraner, mais pas au-del dun certain point, pas sans un consentement sa magistrature. La motivation avait fait le succs des Grecs contre les Perses. Aux Indes, ils ntaient plus motivs . Alexandre fut donc oblig dengager larme sur le chemin du retour. Ce sera un retour trs difficile : descente de lIndus en bateau, puis traverse des dserts torrides du Sud iranien, ou navigation dans locan Indien. Enfin Alexandre revint Babylone, o il voulait tablir la capitale du monde. Il y mourut en -323, trente-trois ans, de paludisme et dalcoolisme. Cette incroyable pope avait dur dix ans et stait dploye sur plus de 25 000 kilomtres. Lhomme tait gnial et fantasque un peu djant , dirait-on familirement. Disciple de Dionysos, il buvait trop. Aprs un festin arros, il tua lun de ses amis ce que, dsol, il regretta amrement. Excessif donc, mais dune intelligence foudroyante. Humaniste, aussi, et dpourvu de cruaut. Le monde en gardera un souvenir bloui, fulgurant. Grce lui, la civilisation grecque sest rpandue sur lEurasie et la langue grecque est devenue la langue commune, la koin (le succs dune langue est toujours li la puissance politique).

LInde en fut profondment marque. Les Bouddhas gants de Bamiyan (que les Talibans ont fait sauter) portent le masque dApollon. Le roi bouddhiste Ashoka (262-226), dont nous avons dj parl, tait imprgn dhellnisme en sa capitale de Taxila (au nord de lactuel Pakistan). La culture indienne bouddhiste, puis hindouiste aprs la raction brahmanique restera lie celle de la Mditerrane. Les rois indiens avaient dailleurs, cette poque, colonis la valle du Gange, devenue le centre de leur puissance, puis la pninsule du Dekkan. La culture indienne rayonnera jusquau Cambodge (les temples dAngkor) et, par les marins indiens, le long des ctes, jusquen Indonsie (les temples de Borobudur). Que se serait-il pass si Alexandre avait conquis la Chine ? Il avait dj fait les deux tiers du chemin. Non par le sud, o la Chine est spare des Indes par les jungles birmanes, mais par le nord. DAsie centrale, o Alexandre avait fond Alexandrie dAsie (aujourdhui Tachkent), il ny a pas trs longtemps voyager par la route des caravanes pour atteindre le fleuve Jaune. Il est difficile dimaginer les consquences dune conqute de la Chine par Alexandre. Elle tait pourtant possible : les armes grecques auraient cras les armes des royaumes chinois aussi facilement que les armes des Perses ou des Indiens. De fait, la Chine est demeure dans son splendide isolement et ce sera longtemps encore le cas -, lempire du Milieu ne communiquant avec le monde extrieur que par le commerce de luxe et de rares diplomates ou voyageurs. La Chine fit son unit, nous lavons dit, mais sur elle-mme, se contentant de rayonner sur ses franges : Sinkiang, Tonkin, Core, Japon. Cela explique, encore aujourdhui, sa psychologie si particulire. Aprs la mort dAlexandre, son empire clata. Ses gnraux se le partagrent, mais ils ne purent tout garder. Un petit empire perse ressuscita, celui des Parthes. Les diadoques fondrent cependant, en Macdoine, en Syrie et en gypte, les monarchies hellnistiques. Les plus brillantes furent, en Syrie, celle des Sleucides (du nom dun des lieutenants dAlexandre, Sleucos) avec leur capitale Antioche et, en gypte, celle des Ptolmes (le fondateur de la dynastie tait aussi un gnral dAlexandre). Mais il y en eut jusquen Asie centrale, en Bactriane. Alexandrie, capitale de lgypte hellnise des Ptolmes, devint mme la plus grande et la plus brillante ville du monde. Sa bibliothque contenait 700 000 livres (des manuscrits sur papyrus en rouleaux). Il y eut l une extraordinaire concentration de savants. Notamment ratosthne qui calcula la circonfrence de la Terre en constatant que lombre porte midi sur un axe nord-sud ntait pas aussi longue Assouan qu Alexandrie, ce qui ne pouvait sexpliquer que par la rotondit de la Terre. Et aussi Pythas un marin qui atteignit le cercle polaire et calcula le coefficient des mares atlantiques Le phare qui clairait de nuit le port dAlexandrie, et qui tire son nom du lieu, Pharos, sera le modle de tous les phares de la Terre Bref, il y avait l un niveau intellectuel quon ne retrouvera qu la Renaissance ! Cloptre sera la dernire souveraine de la dynastie des Ptolmes (elle sera aussi lamante de Csar et dAntoine). La culture grecque devint alors universelle. Seule la Chine nen fut pas influence. Alexandre fut typiquement grec : humaniste, absolument pas superstitieux, et homosexuel (il sest mari plusieurs fois, car il pousait les filles des rois vaincus, telle la clbre Roxane, mais ctait par calcul politique). Il tait persuad de porter avec lui la civilisation. Les Grecs avaient cette conviction profonde : ils taient les civiliss et tous les autres taient des barbares . Ce ntait pas une question de race, mais de culture. On devenait hellne si lon parlait la langue et si lon allait au thtre. Ce fut la premire mondialisation , de lAngleterre aux Indes, il y a vingt-trois sicles ; la Chine restant lcart, malgr les chos lointains qui lui parvenaient par la route de la soie. Cependant, luvre politique des monarchies hellnistiques resta fragile. Alexandre chappe la Grce par sa dmesure (ubris en grec), le pch par excellence aux yeux de son prcepteur Aristote, pour lequel la mesure tait la marque mme de la raison. Il est vrai quAlexandre incarna un autre aspect souvent mconnu de lhellnisme : non plus lordre athnien, mais le dlire dionysiaque.

Lemondebasculeverslouest:CarthageetRome,HannibaletCsar la mme poque, louest de la Mditerrane (en Gaule, en Espagne), les tribus taient passes de la chasse lagriculture. Elles taient ainsi devenues fort populeuses, mais elles restaient encore en dehors de lhistoire. Seules brillaient les cits dtrurie et Carthage. Au nord de la pninsule italienne, il y a la Toscane. Les trusques y avaient bti une civilisation originale, mais que lon connat mal, car on ne sait pas dchiffrer leur criture. Volterra, Orvieto, Prouge, et bien dautres, furent dabord des cits trusques. Des tombes circulaires, de magnifiques fresques, une culture trange et raffine