38

Toutes nos collections sur le site

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Toutes nos collections sur le site

Toutes nos collections sur le sitewww.auventdesiles.pf

Au vent des îles

2 250 Fcfp / 19 €ISBN 978-2-36734-243-6

Il n’avait rien demandé de tout ça. Les signes, les oiseaux, et cette femme qui le suit depuis sa naissance. Il n’avait rien exigé de la société que la possibilité de vivre en paix, lui, l’enfant muet. Il n’espérait rien d’autre des hommes que leur confiance et leur amitié, lui qui se débat dans cette camisole. Et ce prénom, Moanam, qui ne veut rien dire... Moana, c’est l’océan, alors pourquoi ce «m» de trop, comme une mauvaise fin annoncée à l’histoire de sa vie.L’autre n’avait pas prévu que la rencontre de ce gamin allait l’éloigner autant de lui-même, ou de l’idée qu’il pouvait en avoir. Il aurait dû pouvoir maîtriser la folie qui emplit tout l’espace, tel un fluide. Mais il n’est pas fou ! Non, il ne peut pas être fou. Pas lui...Alors comment expliquer ? Accepter la vérité, c’est prendre le risque d’inviter la folie. Faites attention. Car cet « autre », cela pourrait être vous...

Moetai Brotherson se définit comme conteur. Il inscrit les histoires dans l’Histoire et tresse les fils du réel à ceux des légendes. Enfant de Huahine dans l’archipel des îles Sous-le-Vent, il écrit depuis ses quatorze ans. Passionné par son pays et sa culture, il s’exile pourtant à New York, sa maîtrise en sciences informatiques en poche. Là, il vivra en direct les événements du 11 septembre 2001 qui le feront revenir en Polynésie. Paradoxalement, il écrit par amour de l’oralité, le livre n’étant que la partition d’une mélodie que chaque lecteur est libre d’interpréter. Citoyen engagé, il devient adjoint au maire de Faa’a, commune à l’ouest de Papeete, en 2014. Il est élu député à l’Assemblée nationale en 2017 puis représentant à l’Assemblée de la Polynésie en 2018.

LE ROI ABSENT-2.indd 1 26/05/2020 19:15

Page 2: Toutes nos collections sur le site

Le Roi absent

LeRoiAbsent.indb 1 21/05/2020 09:38

Page 3: Toutes nos collections sur le site

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Le photocopillage tue le livre.

© Au vent des îles 2020

Photographie de couverture : © Moetai Brotherson

Titre.indd 2 25/05/2020 12:00

Page 4: Toutes nos collections sur le site

Moetai Brotherson

Le Roi absent

LeRoiAbsent.indb 3 21/05/2020 09:38

Page 5: Toutes nos collections sur le site

In memoriam,Jeanine Tufauvanaa Tauraa, épouse Brotherson,

3 juin 1946 - 28 octobre 2005

LeRoiAbsent.indb 5 21/05/2020 09:38

Page 6: Toutes nos collections sur le site

À Tetaohamai, Tetuarii, Tetaoronavari,Teharetua, Tufauvanaa, Miriama,

Teraipoia, Hiriata et Hinamoe ;femmes d’hier, d’aujourd’hui et de demain,

par qui je sais d’où je viens, qui je suis,et où je veux aller.

Remerciements particuliers à Titaua,pour la voie ouverte. À mes premiers

lecteurs, Teraipoia, Hiriata, Michael, Jean-Paul,Hina nui, Turiano, Moana et Dominique.

LeRoiAbsent.indb 7 21/05/2020 09:38

Page 7: Toutes nos collections sur le site

9

Mon royaume pour un cheval

– Il est où le roi des cons ?Avec ses gestes à elle, ma mère eut du mal à expliquer.

De toute façon, mon grand-père n’aurait pas compris.– Moanam, tu te rends compte ! Pas Moana, Moa-

nam ! À quoi il pense ton täne quand il n’est pas saoul ? Même pas fichu de reconnaître son fils correctement.

Mon père, « le roi des cons », était parti avec Tupeke et trois jeunes capturer un cheval. Il avait un fils et ce fils aurait besoin d’un cheval. Mon premier jour sur Terre je le connais bien et, même si personne ne veut me croire, je me souviens de tous les bruits, tous les sons. Pourtant ma mère ne m’a rien raconté. Elle n’aurait pas pu.

Suis-je venu au monde sur une erreur d’orthographe ? Les avis divergent. Moana — l’océan — mon grand-père voulait que je me prénomme ainsi. Au lieu de cela, et malgré les remarques du gendarme, Maheono — mon père — avait insisté pour suffixer mon prénom d’un m. Un m de trop. Ma mère, Nukutauna, n’a jamais semblé contrariée. Je grandis donc avec trois prénoms. Vaki pour tout le monde, Heremanu je ne sais pas pourquoi, et Moanam pour mon père.

Nukutauna est issue d’une petite famille, autant dire une famille pauvre. Elle est fille unique. Sa mère l’était tout autant et la mère de sa mère avant elle. Aussi loin que je remonte il n’y a eu que des filles, uniques, du côté

LeRoiAbsent.indb 9 21/05/2020 09:38

Page 8: Toutes nos collections sur le site

10

de ma mère. Une longue lignée de femmes que je venais enfin interrompre. Alors elle était fière, ma mère, quand je suis né. Elle n’aurait pas dû se réjouir si vite. Deux semaines plus tard, elle mourait.

Éloignement des Marquises ? Manque de matériel adéquat ? Épisiotomie bâclée ? Un peu de tout ça sûre-ment… Taioha’e, principal village de l’île de Nuku Hiva. C’est là que je suis né, un beau matin de mars 1967. Oui, un beau matin. Pendant les deux semaines suivant ma naissance, je fus élevé par la sœur de mon père, de dix ans sa cadette et qui avait accouché d’une fille un mois auparavant. Entre ses seins, il ne pouvait rien m’arriver de mal.

Ma mère refusait tout traitement. Elle s’isolait chaque jour de longues heures dans la vallée. Mon père est revenu avec un poulain blanc baptisé Puki. Les gens du village lui ont expliqué la situation. Il n’a pas eu l’air inquiet quand il l’a trouvée sur le sentier. Elle était assise, l’entrejambe baigné de son sang que ni son jupon ni sa lourde robe ne parvenaient plus à masquer. À ce qu’on dit, il s’est assis à ses côtés. Une heure ou deux à discuter, puis elle est morte, serrée contre lui.

Ma petite enfance n’a pas été malheureuse. La famille de mon père a pallié l’absence de ma mère ; surtout tante Noémie. Sa fille et moi avons grandi comme frère et sœur. Nous étions inséparables, sauf quand grand-mère Nuku venait me chercher.

Dieu, que cette femme me faisait peur ! Elle avait dû ressembler à ma mère, mais il y a si longtemps que seuls les plus gros rochers des plus grosses falaises en gardaient souvenir. À chaque fois c’était pareil : en pleine nuit elle me réveillait, en portant sa lampe à pétrole à hauteur de mes yeux endormis. Progressivement, j’ai appris à ne plus crier à la vue de ce visage émacié surgissant dans le

LeRoiAbsent.indb 10 21/05/2020 09:38

Page 9: Toutes nos collections sur le site

11

halo arrière de la lampe. Je ne comprenais pas pourquoi mon père et Noémie la laissaient m’emporter. J’avais des doutes sur la probabilité de mon retour.

Elle m’emmenait au fond de la vallée, dans sa maison toute décrépite. Là, elle me dévêtait puis m’allongeait sur la table de sa cuisine. Elle m’enduisait alors d’une huile à l’odeur poivrée. La première fois, j’ai attendu, les dents serrées, qu’elle ajoute le sel, l’ail et les petits oignons avant de m’enfourner dans son ahimä’a…

Et puis non, elle ne m’a pas mangé. Elle m’a massé, longuement, de ses mains fripées mais encore pleines de force. Massé jusqu’à ce que chacun de mes muscles envoie à mon cerveau le signal caractéristique de l’extinction des feux. Immanquablement, je m’endormais sur le même rêve. J’étais nu, assis sur la table, un cahier et un stylo dans les mains. Face à moi, grand-mère Nuku tenait une plaque remplie de petits dessins. Et bientôt, une voix rau-que, sortie de nulle part, se mettait à chanter, une litanie au rythme constant. Malgré moi, je reproduisais alors les dessins sur mon cahier. Toujours le même rêve, jamais les mêmes dessins, ni les mêmes paroles au chant de la voix inconnue.

Le seul vrai avantage de ces enlèvements nocturnes était la grasse matinée autorisée le matin suivant. Au grand dam de ma sœur de lait qui se retrouvait seule à balayer la cour. Mon père m’expliqua un jour que, depuis ma naissance, je souffrais d’une maladie nommée « asthme » que grand-mère Nuku savait soigner par des massages au mono’i. Oui, mais les dessins, le cahier, pour-quoi ? Il me répondait que ça, j’avais dû le rêver et que sûrement j’avais hâte d’aller à l’école. Il n’avait pas tort sur ce point précis et Noémie en était la cause.

Dans la cour Puki m’attend. Tous les jours avant d’ac-compagner ma tante à l’école, je passe lui parler. Je lui

LeRoiAbsent.indb 11 21/05/2020 09:38

Page 10: Toutes nos collections sur le site

12

donne des légumes que je chipe dans le potager avec la complaisance de grand-mère Nuku.

Noémie est cantinière. Je mange avec elle à l’école le midi. Mais ce qui m’intéresse, c’est de traîner en cachette, la matinée, dans la classe qui sert de bibliothèque. Les livres sont rangés dans des boîtes cartonnées, elles-mêmes rangées sur des étagères repeintes dans la même couleur chaque année.

Ce matin-là je ne suis pas allé à l’école. Je racontais ma journée de la veille à Puki, lui tendant des feuilles de salade. J’ai entendu mon père siffloter en s’approchant.

– Caresse-lui le cou, Vaki. Ils adorent ça, tu sais.Mon père, les chevaux c’est son truc. Ma tante m’a

raconté. Neuf ans plus tôt, un Américain d’Hollywood, en vacances aux Marquises, était tombé en admiration devant ses prouesses équestres. À l’époque, la mode était au wes-tern. Il lui proposa de devenir cascadeur. Maheono accepta et partit jouer les féroces Indiens à cheval. Là-bas il avait acquis une certaine notoriété, comme en témoignait cette photo devant une grosse voiture et une maison coquette de Santa Monica. Il était revenu à Tahiti pour le décès de sa mère, séparée de mon grand-père et restée vivre dans le quartier de la mission. Là il avait rencontré ma mère et les féroces Indiens avaient perdu leur chef Nuage rouge, Longue plume ou Loup sauvage… C’était selon le film…

D’un coup mon père m’a soulevé pour me poser sur son épaule gauche.

– Fils, dans quelques mois tu vas aller à l’école. Et comme moi, avant de savoir lire, tu sauras monter ton cheval.

« Hugh », a dit grand chef Nuage rouge ! Dit comme cela, ça a l’air facile, mais du haut de mes quatre ans, je n’en menais pas large. Il m’ôta de son épaule et me posa à califourchon sur le dos de Puki. Une toute nouvelle

LeRoiAbsent.indb 12 21/05/2020 09:38

Page 11: Toutes nos collections sur le site

13

perspective pour moi. Pour mon malheur, j’avais encore une feuille de salade dans la main gauche. Vous n’ima-ginez pas la souplesse d’un cou de cheval ! Puki, dans un geste étrange, avait tourné sa tête vers moi et, toutes dents devant, essayait d’attraper la salade. Mes débuts dans la cavalerie marquisienne furent peu glorieux. C’est un gamin en pleurs, avec une grosse tache d’urine à l’avant du short, que mon père retira, furieux, du dos de Puki.

Cette saison, le temps n’est pas propice à la pêche. Trop de houle, trop de vent. Maheono a choisi de rester à terre, bien décidé à faire de moi un cavalier émérite, à son image. Je ne vais pas mentir, je crois que j’ai déçu ses ambitions. Oh, bien sûr, je tiens tout seul sur Puki main-tenant. J’arrive à le diriger, à alterner pas, trot et galop. Mais le style n’y est pas. La confiance non plus. Malgré tout, j’accompagne mon père dans les fonds de vallées, où il va récolter des bananes à cuire et des chevrettes1, abon-dantes en cette saison. Nous ramassons également des mäpë que nous chargeons dans des sacs en toile de jute. Nos chevaux sont admirables. Agiles comme des cabris, à se faufiler dans les étroits passages. Durs à la tâche, flan-qués des sacs remplis à craquer. Mon père me dit un jour que les navigateurs espagnols ont amené une bonne et une mauvaise choses. La mauvaise c’était la grippe, la bonne le cheval, évidemment…

À force de balades, ma confiance en Puki grandit. À tel point que, parfois, je m’endors sur son dos. Quand cela arrive, mon père prend juste la précaution d’enrouler les rênes autour de mes poignets. Puis il fait un bruit en tordant sa bouche et Puki s’en va. Il connaît tous les che-mins et n’a aucun besoin de moi pour se diriger vers la maison. Ma sœur de lait ne manque pas de me le rappeler d’ailleurs.

1. Crevette d’eau douce, fréquente dans les rivières de Polynésie française.

LeRoiAbsent.indb 13 21/05/2020 09:38

Page 12: Toutes nos collections sur le site

14

– Je comprends pas pourquoi Maheono t’emmène. Sans toi, il pourrait mettre deux sacs de plus sur le dos de Puki.

À quoi ressemble le bonheur ? Les mois passés avec mon père, les jeux avec ma « sœur », les matinées à feuil-leter en cachette les livres à l’école, et même les massages de la vieille sorcière édentée, tout ça n’est-il pas constitutif d’une forme de bonheur ? Surtout les livres. Carton après carton, je les ai tous lus, prenant grand soin de ne laisser aucune trace de mon forfait, rangeant chacun à sa place d’origine.

Il y avait des livres sur tout. Les animaux, les pays du monde, le ciel, la mer, les plantes. Et d’autres sur les mathématiques, un drôle de jeu avec des règles qui semblent défier le monde qui nous entoure. Mais mon préféré est un gros livre vers lequel je reviens souvent. Sur sa couverture, une belle femme souffle sur une fleur dont les pétales partent aux quatre vents. À l’intérieur, il y a tous les mots du monde et leur explication, sou-vent accompagnée d’une gravure, d’un tableau ou d’une carte.

Un jour, j’ai cherché le mot « asthme » pour en savoir plus sur ma maladie. Enfin, pour dire vrai, j’ai cherché azme, asme, assme, sans succès, et puis je suis tombé un peu par hasard sur « asthme ». Le peu que j’ai compris de l’explication ne correspondait à rien me concernant. Qui donc de mon père ou du gros livre mentait ? Étais-je vrai-ment asthmatique ? Pourquoi ne reconnaissais-je aucun des signes de l’asthme décrits dans le livre ?

Ma sœur demanda un soir à Noémie pourquoi elle portait un prénom français alors que nous nous avions des prénoms marquisiens. Avec beaucoup de fatalisme, elle nous expliqua qu’elle était née un vingt et un du mois d’août, comme sainte Noémie.

LeRoiAbsent.indb 14 21/05/2020 09:38

Page 13: Toutes nos collections sur le site

15

– Oui, mais, et Maheono, pourquoi il a un prénom marquisien lui ?

Elle nous expliqua qu’il s’appelait Isidore pour l’état civil mais qu’au fond de lui il avait gardé le prénom choisi par son grand-père ; et tout le monde l’appelait donc Maheono. Il n’y avait pas si longtemps que nous avions retrouvé le droit de porter des prénoms marquisiens. Ça m’a plongé dans une grande tristesse d’imaginer ces générations à l’identité usurpée. Si on ne peut même plus choisir son nom…

Et puis, mon propre prénom, Moanam, est venu m’agresser. C’est vrai quoi, Moanam, ça n’existe pas ! Tout le monde sait que j’aurais dû m’appeler Moana, « l’océan ». Alors parler de choix, encore faut-il savoir qui choisit, non ?

Mon grand-père avait choisi Moana, mon père a pré-féré Moanam, ma mère Vaki, et la sorcière édentée Here-manu. Oui, mais moi, est-ce qu’on m’a demandé mon avis ? Je me serais bien appelé Richard ou Philippe…

Alors, du coup, j’ai trouvé la restriction sur les pré-noms moins inique. Dans les deux cas, le premier concerné n’avait pas le choix. Un arbitraire ou l’autre, qu’est-ce que ça change ? Mon père profitait des dernières semaines avant la rentrée des classes. Faute de moyens, il n’y avait que deux classes avec des niveaux mélangés. La classe des petits où j’allais entrer était tenue par Mme Algoire, la femme du gendarme. Celle des grands par M. Octave, un Tahitien éduqué qui avait son brevet.

Le gendarme Algoire et sa femme avaient dû être oubliés par l’administration centrale. Ils étaient là depuis dix ans, au moins. Toutes les fins d’après-midi, ils retrou-vaient leur maison de fonction, sur la berge de la rivière. Ils s’attablaient sur leur terrasse pour prendre l’apéro, comme ils aimaient à dire. Des deux maisons mises à

LeRoiAbsent.indb 15 21/05/2020 09:38

Page 14: Toutes nos collections sur le site

16

leur disposition — celle du gendarme et celle de l’école — ils avaient choisi la plus proche de la rivière. Pas pour les chevrettes, mais pour la fraîcheur qu’elle donne aux nombreuses bouteilles qu’ils y laissent à tremper. Le jour de la rentrée Mme Algoire était réellement préoccupée. Comment allait-elle faire ? Un enfant muet, elle n’était pas préparée, et puis comment les autres enfants allaient-ils se comporter avec un handicapé ?

– Mon fils n’est pas handicapé !Il avait crié si fort, mon père, que l’écho dans la val-

lée avait répété ses mots quatre fois avant de s’éteindre. Si quelqu’un n’était pas encore au courant, maintenant c’était fait ! Plus tard j’ai longtemps cherché endikapé dans le gros livre…

J’ai donc fait ma première année d’école avec ma sœur que j’emmenais avec moi à cheval tous les matins et ramenais à la maison tous les soirs. Mme Algoire alla d’étonnement en surprise. Elle ne pouvait pas savoir que j’avais déjà lu ses livres. Progressivement, mes camarades de classe ont fini par développer une réelle antipathie à mon égard. Était-ce mon doigt levé en permanence ? Ou mon silence qui tranchait avec leurs braillements perpé-tuels ? Moi je n’y prêtais pas réellement attention, j’étais là pour apprendre ; pour ouvrir toutes les portes qui nous cachent le sens des mots. Je suis devenu, malgré, moi le préféré de Mme Algoire et le souffre-douleur de mes camarades. Même ma sœur par moments semblait irritée ou jalouse, mais jamais méchante, elle. À cette époque, j’avais donc pour amis mon cheval Puki, Mme Algoire et Tahia ma sœur. Je ne savais pas que je n’en aurais jamais plus autant.

Il y a bien des choses que je n’aimais pas à l’école. D’abord, la craie. C’est vicieux une craie. La plupart du temps, ça glisse en formant de magnifiques mots sur le

LeRoiAbsent.indb 16 21/05/2020 09:38

Page 15: Toutes nos collections sur le site

17

tableau. Et puis, sans prévenir, ça se met à crisser et tous les poils de votre dos dont vous aviez oublié l’existence se dressent d’un seul coup ! Et puis les compas, ça devrait être interdit les compas. Dans la main, dans la cuisse, dans la fesse, dans l’épaule, dans le dos… Mes camarades s’en servaient partout sur moi, jamais sur leurs cahiers ! Enfin, les toilettes. Ils appellent ça des toilettes à la turque ; moi j’appelle ça un « tombe-dedans ». La personne qui a conçu cela devait mesurer deux mètres au moins. Parce que les distances entre les marches, la tirette de la chasse et l’éta-gère aux vieux journaux imposent une taille de géant dou-blée d’une souplesse d’acrobate. Mais, sur ce dernier point, mon opinion se révisait à mesure que je grandissais.

J’ai terminé avec succès la classe des petits au bout de trois ans. Il me fallait maintenant quitter Mme Algoire pour aller… de l’autre côté de la cour, en classe des grands avec M. Octave. Mais cela attendrait la fin des grandes vacances. De juillet à septembre, mes séances de massage avec grand-mère Nuku reprirent tous les trois soirs. J’étais sûr depuis le temps, et après avoir vérifié à nouveau dans les livres, que je n’étais pas asthmatique. Mais un bon massage suivi d’une grasse matinée, vous auriez refusé vous ? Il y avait quand même ces rêves, ces cahiers noircis de signes par mes mains d’enfant. Il fallait que je sache. Une idée m’est venue.

Pendant la journée j’ai rendu visite à mon grand-père au hangar à pirogues. C’est un endroit étrange qui ressemble à un hôpital à plusieurs titres. Les pirogues y voient le jour, elles y reviennent pour être soignées et finissent par y mourir après une longue vie de dévo-tion. Tout en prétextant de m’intéresser aux pirogues, à l’art ancestral de leur fabrication, je repérai l’objet de ma convoitise. Discrètement je l’emportai caché dans un sac en toile, prétextant soudain de devoir aller ramasser les

LeRoiAbsent.indb 17 21/05/2020 09:38

Page 16: Toutes nos collections sur le site

18

mäpë avec mon père. Un peu avant le coucher de soleil, je mettais mon plan à exécution. Il fallait que je sache.

La sorcière vint me chercher sur le coup des 21 heures. Enveloppé dans mon tïfaifai je la suivais en somnolant. Le cycle habituel débuta. Mise à nu, massage, assoupis-sement, puis endormissement total. J’étais en plein rêve à nouveau, assis sur la table, et la vieille me tendait les cahiers et la psalmodie venue de nulle part démarrait. Lorsque j’avançai les mains fermées elle eut un drôle de regard. Elle posa le cahier, me saisit les mains et me dévi-sagea d’une grimace atroce !

Je sortis brutalement du rêve, j’étais maintenant bien réveillé, assis sur la table, mes mains encore dans celles de grand-mère Nuku qui renonçait à tirer sur mes doigts. C’est fou ce que l’on arrive à faire avec un pot de colle forte !…

Les doigts collés à mes paumes, impossible de tenir un stylo et a fortiori de dessiner. Grand-mère était furieuse. Dès qu’elle lâcha mes mains, je regardai le cahier posé sur le bord de la table devant moi. Je voulus le prendre et m’enfuir avec, mais avec mes doigts collés je n’arrivais même pas à le saisir. Avec les pouces je parvenais tout de même à ouvrir le cahier et là je les ai vus ! Les signes !

Ses yeux disaient : « Ferme ça, tu n’es pas prêt ! » Qui aurait dit qu’une femme de cet âge pouvait gifler avec une force pareille ? Sous le coup, je me renversai et ma tête heurta le bois dur de la table. Le lendemain, je me réveil-lais dans mon lit, vers 10 heures. Je sortais mes mains de sous ma couverture.

Mes doigts encore collés dans mes paumes, je ne pus réprimer une sorte de grognement de satisfaction. Je savais enfin que j’avais raison. La satisfaction s’estompa rapidement tandis que je vaquais à mes occupations quo-tidiennes rendues au mieux cocasses, au pire impossibles

LeRoiAbsent.indb 18 21/05/2020 09:38

Page 17: Toutes nos collections sur le site

19

avec mes moignons. Pendant les trois ans de la classe des grands, chaque samedi soir, grand-mère Nuku revenait me chercher.

Plus jamais je n’ai fait ce genre de tours. J’étais com-plice de sa folie et, à part la gêne de me dévêtir qui allait grandissant, ces séances étaient notre petit secret.

La dernière année d’école une troisième classe fut ouverte. Étant parmi les plus vieux j’y entrai et fis donc mon année de septième en compagnie de M. Guido. Quand il apprit que j’étais muet, il fut étonné. Il se mit en tête de m’enseigner le langage des signes. Cela ne m’inté-ressait pas, à son grand désespoir. M. Guido et M. Algoire s’entendaient bien. Et l’apéritif quotidien comptait main-tenant un convive de plus. De la rivière où nous jouions, nous pouvions les voir, cartes en mains, rire de bon cœur. De temps à autre, Mme Algoire visitait l’enclos à bou-teilles, dans la rivière. Certains mangent le fruit de leur pêche, eux le buvaient.

En milieu d’année, M. Algoire fit un malaise en plein débarquement. La baleinière venait de s’élancer pour prendre la bonne vague quand il trébucha et passa par-dessus bord. Ne pouvant faire marche arrière tout de suite, la baleinière poursuivit sa course alors qu’un des matelots sautait avec une bouée et une corde. Le matelot revint seul, Algoire avait coulé à pic. Deux jours plus tard, son corps gonflé et noirci était ramené par la houle sur les galets de la plage.

Tout le village vint à son enterrement. Sauf Miko. Pauvre Miko, il était au cachot pour deux jours, mais Algoire avait coulé et la clef du cachot avec lui. Comme il n’était pas question de dégrader un bien de l’adminis-tration, il dut patienter deux mois, que Papeete envoie un double de la clef. En juillet je terminais mon année de septième et étais jugé bon pour le collège par ce bon

LeRoiAbsent.indb 19 21/05/2020 09:38

Page 18: Toutes nos collections sur le site

20

Guido. Chose notable, l’école s’appelait maintenant école Guido, tenue par M. et Mme Guido. L’apéritif ça crée des liens il faut croire…

Les grandes vacances étaient de retour. J’avais bientôt onze ans. Mon père n’arrêtait pas de me parler d’un che-val noir, qu’il avait aperçu un mois plus tôt, lors d’une pêche, au large de la vallée des chevaux. Je ne voulais pas changer de cheval. Mais grand chef Nuage rouge avait décidé : Puki était trop vieux maintenant. Nous voici donc, Tupeke, Mokotahi, Ernest, mon père et moi embar-qués avec eau, vivres, cordages et deux chevaux. Direction la vallée des chevaux.

C’est une vallée dans une île dont je ne peux révéler l’emplacement. Seuls ceux qui connaissent les chevaux doivent savoir. Le débarquement fut sportif et l’un des deux chevaux se blessa à l’antérieur gauche. Heureusement, pas de fracture. Tupeke était le pisteur. Il partit une journée en avance sur nous. Le cheval blessé m’était destiné, mais il ne pourrait pas participer à cause de sa blessure. Décision fut prise de le laisser là, dans une zone ombragée, avec juste les pattes de devant liées court entre elles. Mon père me prit en selle avec lui sur Juliano, son cheval fétiche. Mokotahi et Ernest nous suivaient à pied, infatigables. Nous avancions sous le vent pour ne pas faire fuir le troupeau. Ils étaient là quelque part dans l’un des vallons.

Nous avons campé cette nuit-là sur un petit plateau jouxtant un ruisseau. Mon père m’expliqua la tactique que nous adopterions en dessinant avec un bout de bois sur le sol de terre battue. J’observais attentivement. Tupeke serait le rabatteur. Mokotahi et Ernest, chacun sur l’un des versants de la vallée, empêcheraient les chevaux de remonter.

À droite, Ernest, le plus expérimenté, avait une place essentielle. En effet, au-delà de la crête, c’était la falaise,

LeRoiAbsent.indb 20 21/05/2020 09:38

Page 19: Toutes nos collections sur le site

21

donnant directement dans l’océan, quatre-vingts mètres plus bas. Une erreur et le troupeau entier pouvait être perdu. Il fallait donc les forcer à prendre le passage en entonnoir qui les amènerait droit vers nous.

Postés en surplomb de l’entrée, décidés à couper toute velléité de retraite, nous étions prêts. Au petit matin, un cri de chouette réveilla Mokotahi et Ernest. Primo, les chouettes ne crient pas en plein jour. Secundo, la chouette en question s’appelait Tupeke ! Il les avait trouvés et ils arrivaient. Sans bruit, chacun descendit prendre position de part et d’autre de la vallée. Mon père était déjà en selle quand j’émergeai de ma couverture.

Il fit une de ses cascades favorites, feignant de choir de son cheval, puis me ramassa d’un geste pour me placer derrière lui. L’enlèvement de la femme blanche, je crois que c’est le nom de cette acrobatie. Le jour était totale-ment levé et Tupeke visible en contrebas, à trois ou quatre cents mètres du troupeau. La quarantaine de chevaux tenta une remontée à gauche, mais Mokotahi surgit et fit claquer son fouet. Le troupeau redescendit dans le cou-loir puis tenta une remontée à droite. Ernest ? Où était Ernest ? Nom de Dieu, Ernest…

Le troupeau était déjà à mi-chemin vers la falaise quand mon père lança Juliano vers la crête. Dans un galop léger mais rapide nous descendions maintenant avec à droite la mer et un à-pic vertigineux, et à gauche un troupeau de chevaux sauvages fonçant vers nous. Juliano et Maheono me rappelaient une gravure du gros livre : le centaure. À eux deux ils ne formaient plus qu’un. Un et demi avec moi. Les coups de fouet claquant dans l’air ne suffisaient pas. Le troupeau continuait de galoper vers la falaise.

Mon père, d’un geste brutal, me saisit la main derrière son dos et m’éjecta du cheval. Puis tout aussi brutalement,

LeRoiAbsent.indb 21 21/05/2020 09:38

Page 20: Toutes nos collections sur le site

22

il dressa Juliano sur ses postérieurs. Couché sur le sol, je vis l’image fantastique de ce centaure debout, les naseaux écumants, déchirant l’air à grands coups de sabots. Alors qu’il se déplaçait latéralement, le soleil m’arriva dans les yeux que je fermais par réflexe. Et il y eut ce bruit… Je ne sais qui du centaure ou du bruit avait stoppé son élan mais le troupeau s’était brusquement arrêté. Quand j’ai ouvert les yeux, l’animal mythique avait disparu, laissant place à une déchirure dans la crête : la terre avait cédé sous la furie de ses pas.

Ernest est réapparu à ce moment-là, l’œil droit encore clos de la morsure de scolopendre2 qui l’avait retardé. Quatre-vingts mètres plus bas, Juliano gisait dans une flaque de sang qui se répandait sur les rochers autour de lui. Complètement hébété, j’assistais depuis la crête au spectacle dérisoire de Tupeke, Mokotahi et Ernest courant à perdre haleine en quête de mon père.

De là-haut, je n’ai pas vu mon père. Mais, presque en même temps que nos compagnons, j’ai vu les grands requins-marteaux arriver, attirés par le sang. Ainsi mou-rut mon père, Maheono, le centaure des Marquises, grand chef indien d’Hollywood. Ils eurent un mouvement de recul alors que les squales tiraient à eux le cadavre de Juliano. Le combat était inutile : sans fusils que pou-vaient-ils faire ?

Je ne voulais pas d’un nouveau cheval.Grand-mère Nuku s’est longuement entretenue par

gestes avec ma tante Noémie. Mes parents étaient morts, mon grand-père paternel était malade. La décision était prise, la seule qui vaille : je partais le lendemain pour Tahiti, seul. Dans mon sac, du linge et deux enveloppes : l’une pour le capitaine du bateau, l’autre à remettre à la sœur de mon père, à Huahine dans l’archipel des îles

2. Sorte de mille-pattes très venimeux.

LeRoiAbsent.indb 22 21/05/2020 09:38

Page 21: Toutes nos collections sur le site

23

Sous-le-Vent. Dans un autre sac, grand-mère avait placé une boîte de biscuits Arnott’s3, avec interdiction formelle d’en manger plus de quatre par jour. Seize biscuits plus tard, je mettais les pieds sur le quai de Fare Ute à Papeete.

Le bateau a accosté sur le coup de 2 heures du matin. Mais il fallait d’abord décharger les marchandises. Nous avons donc attendu une heure, coincés dans les coursives externes, que la passerelle soit posée. Il y avait un décalage extrême entre ma vie à Taioha’e et ce que j’apercevais de Tahiti. Des immeubles de deux, voire quatre étages. Des voitures un peu partout. La nuit tahitienne semblait peu-plée d’autant d’étoiles au sol que dans les cieux : lampa-daires, ampoules déjà ou encore allumées dans les mai-sons et les commerces… Un nouveau monde.

Je passe la journée à suivre le capitaine Tehoiri comme son ombre. Les consignes de grand-mère Nuku étaient strictes : « Ne le lâche pas d’une semelle et fais tout ce qu’il te dit. » Une gargote à deux pas du quai nous accueille pour le petit déjeuner. Vu tout ce que Tehoiri fait livrer à table, l’adjectif « petit » semble déplacé. Deux bols de café, du Chesdale4, des firifiri, du poisson cru taioro, du poisson frit, un pain entier prédécoupé et prébeurré, du pua’a rôti. Où allons-nous mettre tout ça ? L’appétit vient en man-geant, c’est bien connu et seule la vaisselle a résisté à notre voracité matinale.

En sortant de là, nous avons marché un petit quart d’heure, passé le pont de Motu Uta, pour aller au bureau du Temehani. Un ticket de pont pour Huahine c’est six cents francs. Le bateau part à 16 heures, Tehoiri me fait parcourir la ville. Pas toute la ville.

3. Biscuits secs prisés des marins au xixe siècle ; encore très populaires en Polynésie française.4. Fromage de type cheddar importé de Nouvelle-Zélande, très consommé en Polynésie française.

LeRoiAbsent.indb 23 21/05/2020 09:38

Page 22: Toutes nos collections sur le site

24

Les cochons dans l’espace

Nous nous arrêtons en face de l’entrée d’un hôtel tout blanc. Dans le hall il y a des fauteuils en cuir beige. Je m’y installe, c’est incroyablement confortable. Et puis le hall est climatisé. C’est fantastique la « clim » ; quel pied de nez de la technologie à la dictature du soleil ! Tehoiri passe un coup de fil depuis le comptoir, puis vient s’installer près de moi.

– Écoute, quelqu’un va arriver, je vais devoir monter avec cette personne. Des affaires, pour le bateau, tu com-prends ? Alors toi, tu vas m’attendre ici, d’accord ? Tu ne bouges pas pendant mon absence, O.K. ?

Cinq minutes plus tard, une femme magnifique, très blanche avec des yeux verts, se dirige droit sur nous. Non seulement elle fume des vraies cigarettes, mais en plus elle les insère dans une sorte de tube allongé qu’elle tient entre son index et son majeur.

– On y va ?Tehoiri et son associée sont montés régler leurs

affaires. Ça devait être important parce j’ai attendu une heure et demie. Ils avaient dû trouver un terrain d’en-tente, car ils souriaient tous les deux quand ils sont des-cendus. Pour me remercier de ma patience sans doute, ils m’ont invité au restaurant de l’hôtel, carrément. Pas une gargote, un restaurant je vous dis. Avec plus de couverts et d’assiettes que j’ai de mains et d’estomac. Avec de jolies

LeRoiAbsent.indb 24 21/05/2020 09:38

Page 23: Toutes nos collections sur le site

25

nappes et serviettes pliées en forme de cygne dans les grands verres. Avec des noms de plats qui vous font voya-ger loin. Je me suis laissé emballer par Gengis Khan : steak tartare, vous imaginez ? Tehoiri et son associée m’ont regardé dubitatifs, mais j’ai confirmé de la tête. Pendant l’attente de ma commande, j’étais transporté dans les step-pes mongoles.

Debout sur Puki, j’enchaînais les acrobaties. En récom-pense de mon agilité, Temujin lui-même venait m’offrir un faucon de chasse.

– Je mélange ou vous le faites ?Je regarde le serveur, puis le plat qu’il me tend. Il a

dû se tromper, c’est pas un steak ça, c’est cru et broyé ! Comme je ne réponds pas, l’automate au nœud papillon se met en route. Il casse un œuf, rajoute de la moutarde, des épices contenues dans des petites tasses, des oignons crus et d’autres choses dont j’ignore le nom. Et le voilà qui mélange. C’est atroce, de la bonne viande, gâchée. Je me dis qu’il fait ça pour que je sache comment la viande est préparée avant d’être cuite. Je lui tends l’assiette pour qu’il l’emmène en cuisine. Mais non, il la repose, en dépose une autre remplie de frites et me lance un incroyable « Bon appétit ».

Tehoiri ricane à l’oreille de son associée. Bon, puisque c’est comme ça, c’est pas le moment de passer pour un dégonflé. La première bouchée me donne la nausée. J’ai l’impression de mordre à pleines dents dans les f lancs d’un animal encore vivant. La cuisson permet au moins d’ôter ce doute-là : viande cuite, animal mort, CQFD… Je me force, bouchée après bouchée. J’essaye de masquer le goût avec des frites et du pain. Temujin, que m’as-tu fait là ?

2 h 30. Il nous faut rentrer au quai. L’associée de Tehoiri nous fait monter dans sa voiture, garée juste

LeRoiAbsent.indb 25 21/05/2020 09:38

Page 24: Toutes nos collections sur le site

26

devant l’hôtel. Une voiture sans toit, très effilée, rouge. Les places arrière sont exiguës, même pour moi. J’ai à peine de quoi poser mes deux sacs. Elle démarre, de la musique sort des portières. Sur le quai, l’embarquement des marchandises s’achève. Le Temehani est un drôle de bateau, aussi rond à la proue qu’à la poupe. Une « goé-lette » qu’ils appellent ça ici. Pourtant, dans le gros livre, une goélette est un voilier à double hunier. Au bastin-gage sont solidement sanglées des vaches dont les pattes pendent au-dessus de l’eau. J’espère pour elles que la mer sera calme.

Ça y est, la passerelle des passagers est posée. C’est une joyeuse pagaille et Tehoiri me pousse sans un « au revoir ». Trouver une place, si possible couverte, quelque part sur le pont, au milieu des cages à poules et des petits cochons entravés. Je finis par repérer mon coin de paradis, à la fois venté et protégé des embruns et de la pluie. J’y déroule mon pë’ue et pose mes sacs en guise d’oreillers. 16 heures, les amarres sont larguées et nous quittons la rade, doucement. Les vaches semblent anesthésiées par le ronronnement du gros diesel, le roulis du bateau. Elles ont cessé de mugir et se contentent de souffler par inter-mittence des filets de bave que le vent dépose aléatoire-ment sur un passager ou l’autre. À mes pieds une cage avec des poules toutes rousses fait un sacré tintamarre.

Mon voisin est musicien et malheureux en amour. Je dis ça parce qu’une chanson sur deux parle d’une femme qui l’a quitté, ou le trompe, ou encore ne le comprend pas. Heureusement, il chante bien et son ukulele n’est pas trop bruyant. Ses mélodies tristes calment même les galli-nacés. Je m’endors avec les poules, littéralement.

Vers 2 heures, l’agitation des matelots réveille les poules et moi indirectement. Huahine est en vue. La lune est pleine et à l’entrée de la passe de Fare, je crois

LeRoiAbsent.indb 26 21/05/2020 09:38

Page 25: Toutes nos collections sur le site

27

un instant apercevoir une gigantesque femme enceinte, couchée dans l’eau — en fait, la perspective faussée de trois collines se découpant dans le clair-obscur. Les vaches aussi se réveillent. Le moteur réduit, le roulis parti, elles se remettent à mugir. À terre, le long du quai, un grand type en survêtement orange vient d’attraper la cordelette lancée par un des matelots. Au bout, une pelote compacte qui a servi à donner l’élan nécessaire. Il tire dessus et fait avancer dans l’eau un gros serpent aquatique : l’amarre.

Une fois hissée sur le quai, elle est passée sur une des bites métalliques. À la proue, la même manœuvre se répète. C’est à la poulie que l’accostage s’effectue.

À ma descente, j’observe la rangée d’arbres majestueux qui, derrière le quai, tous les vingt mètres, semblent veil-ler tels de paisibles géants sur le sommeil des hommes. Derrière les géants, les magasins chinois, jaune, bleu, vert, avec déjà de la lumière. Sans doute le pain, en fin de cuisson. J’ai reconnu tout de suite ma tante tellement elle ressemble à mon père. Elle aussi m’a identifié. C’est rassurant. Elle m’embrasse et me palpe, les mains, les bras, les épaules, comme pour confirmer que je suis bien là. Elle me dit de poser mes sacs dans la 4045 du pasteur. Ils avaient profité de leur venue pour aller relever les casiers à crabes. Il fallait maintenant attendre de les avoir vendus pour regagner la maison. Son mari, l’oncle Gilbert, a l’air content de me voir. Ils n’ont que des filles, c’est peut-être pour ça qu’il est content. Pour les travaux lourds, un gars c’est quand même mieux.

J’ai passé la dernière semaine de vacances à planter des taros6 avec Gilbert. Ils étaient ma nouvelle famille, c’était

5. Peugeot 404, véhicule très répandu en Polynésie française juqu’au début des années quatre-vingt-dix.6. Tubercule riche en fluor, intervenant dans la cuisine tahitienne comme féculent.

LeRoiAbsent.indb 27 21/05/2020 09:38

Page 26: Toutes nos collections sur le site

28

donc normal que je les aide. Le plus dur avec les taros, c’est de creuser les trous. Un taro, un trou. Et à l’ancienne s’il vous plaît. Avec une sorte de grosse lance en bois, très lourde, très épaisse, à tête en ogive. Quand on n’a ni les bras ni le poids de Gilbert, c’est épuisant.

Et puis la rentrée est arrivée au god de Fitii, le « col-lège » comme on l’appelle plus simplement. Juste de l’autre côté du petit terrain vague, après le hangar à bateaux de l’oncle Gilbert, un petit ruisseau descend de la colline pour marquer la limite. De ce côté-ci, la vraie vie, avec ses vicissitudes, sa pauvreté, tant matérielle qu’intel-lectuelle. Mais sa chaleur aussi, sa résilience surtout à se dérouler malgré tout.

On fait avec ce qu’on a de ce côté-ci du ruisseau. En face, une enclave propre et policée, un peu en dehors du temps. Année après année, les mêmes livres y dévoilent les mêmes secrets, sans jamais se lasser. Tous les jours en franchissant le ponceau de bois, je fais une pause dans ma vie normale pour entrer quelques heures dans un monde où tout devient possible. Voyager dans le temps, avec la prof d’histoire. Visiter Paris jusqu’en haut de la tour Eiffel. Parcourir Londres où les tailleurs sont riches. Rencontrer Thalès et calculer la circonférence de la Terre en mesu-rant l’ombre d’un cocotier. Contrairement à la plupart de mes camarades, je voudrais prolonger ces heures. Eux n’attendent que le bruit du marteau sur le mât aux dra-peaux. Ils surgissent alors telles des puces hors des classes et se précipitent dans les trucks qui les ramèneront chez eux.

Du plateau intermédiaire où se trouve la bibliothèque, je peux voir ma tante dans sa cuisine. Et aussi Willy et Timi, deux grands qui ont quitté le collège. Ils aident le Chinois à évacuer les cadavres de cochons de sa vieille porcherie en bordure de la baie. Il n’avait pas prévu ça,

LeRoiAbsent.indb 28 21/05/2020 09:38

Page 27: Toutes nos collections sur le site

29

le Chinois, qu’une houle plus grosse que d’habitude vien-drait noyer ses cochons. Il avait pensé racheter des por-celets et réparer la porcherie. Mais un fonctionnaire du service de l’hygiène lui avait signifié qu’une porcherie en bordure de lagon, sans assainissement confiné, c’était interdit. Il n’avait pas apprécié d’avoir à payer son repas lors de sa dernière visite au snack.

Timi est chômeur, c’est un neveu de Gilbert. Il fait des petits boulots quand il a besoin d’argent. De quoi s’ache-ter de la bière. Tant qu’il a de la bière, ce n’est pas la peine de lui proposer du travail. Seize ans, c’est déjà un homme, presque un vieux. L’oncle est l’homme à tout faire du col-lège. Il a les clefs de la bibliothèque et je m’y rends après chaque départ du principal. Noémie, Gilbert, comment vous remercier ? Mais ma tante m’appelle, il me faut quit-ter la bulle, prendre le ponceau dans l’autre sens, revenir à la réalité.

– Salut Vaki ! Dis, il paraît que tu es très fort à perë fa’anu’u, ça te dit une partie ?

Vetea est bien habillé, bien peigné, et il sent bon. Encore un de ces fils à papa que l’on parfume le matin après en avoir arrangé les mèches blondies par la mer. Il pose son sac à dos tout neuf et fait mine de jouer avec son porte-clefs Rubik’s Cube. Il veut quoi celui-là ? Qu’est-ce qu’il croit ? Qu’il va me battre ? Je pose les pions et lui fais un signe du menton : la bataille peut commencer, pas de quartier, pas de prisonniers. Le temps de la récréation, nous avons fait six parties.

C’est la première fois que quelqu’un me bat, même si au total nous sommes à égalité. Il me serre la main quand la cloche retentit :

– T’es vraiment fort, personne ne m’avait jamais battu avant aujourd’hui.

Tiens, lui aussi ?

LeRoiAbsent.indb 29 21/05/2020 09:38

Page 28: Toutes nos collections sur le site

30

Depuis, tous les jours, Vetea et moi jouons à chaque récréation. Il me laisse même jouer avec son porte-clefs dont il n’a pour le moment réussi qu’à compléter trois faces. Tous les jours, nous sommes à égalité parfaite : trois à trois. Et puis un jour, l’égalité a été rompue ; il m’a battu quatre à deux.

– Eh ben, t’es pas en forme aujourd’hui ?En guise de réponse, je lui rends son porte-clefs au

moment où la cloche sonne. Le lendemain, j’ai été convo-qué par le principal, je ne pensais pourtant pas avoir offensé Vetea. Il y avait là un autre homme, un psycho-logue avec qui le principal était en grande discussion.

– Bonjour Vaki, je m’appelle Philippe, je vais te poser quelques questions, tu veux bien ?

En fait, dans la demi-heure qui a suivi, il m’a montré une série de fiches cartonnées, avec des suites de nombres ou des figures géométriques. Il avait l’air embêté avec ses fiches, alors je l’ai aidé. J’ai complété les nombres qui man-quaient et ai éliminé les figures qui n’avaient rien à faire sur ces fiches. À la fin de l’entretien il me tend un Rubik’s Cube tout mélangé, mais un vrai et me dit : « Ton ami Vetea nous dit que tu sais le résoudre. Si tu y arrives, il est à toi. » Une minute plus tard, je montre à Philippe les six faces uniformément colorées de mon nouveau jouet… Comment pouvais-je savoir à ce moment précis que per-sonne n’avait encore officiellement réussi ce puzzle ? Phi-lippe passa le reste de la semaine à essayer de convaincre ma tante de le laisser m’emmener avec lui, à Tahiti. Ça m’aurait plu de le suivre, il était gentil cet homme-là. Mais ma tante se méfiait des Blancs trop gentils. Et le principal n’y croyait pas, lui, à ces histoires de surdoué.

– Écoutez Philippe, il est bizarre, ça oui ! Il ne parle pas, bien que l’orthophoniste nous assure que son appa-reil vocal est fonctionnel. Il passe parfois une heure, le nez

LeRoiAbsent.indb 30 21/05/2020 09:38

Page 29: Toutes nos collections sur le site

31

collé à un rocher, à suivre la même fourmi, ou un truc de ce genre. Mais surdoué, là vous y allez un peu fort, non ?

Philippe est reparti en me laissant un papier avec des tampons et sa signature. Dessus était inscrit un nombre : 178. Il aurait pu nous expliquer ce que cela voulait dire. Les nombres peuvent dire tant de choses différentes. Tenez, prenez les nombres premiers, de drôles de zigotos ! Ils ne peuvent être divisés que par eux-mêmes ou par un. Un est premier, deux est premier, trois est premier, cinq aussi, sept évidemment. Neuf n’est pas premier car trois fois trois font neuf. C’est assez simple à la base. Et un jour que je m’amusais avec eux, je pense à un truc amusant : 31 415 926 535 897 932 384 626 433 832 795 028 841. À votre avis, il est premier ? Eh bien oui, il est premier, mais en plus, si vous prêtez attention, il reprend dans l’ordre exact les trente-huit premiers chiffres de pi.

La semaine passée, au journal télé en français, ils parlaient d’un monsieur en Angleterre ; un dénommé Tony Faber, qui offrait un million de dollars à quiconque démontrait la conjecture suivante : « Tout nombre pair supérieur à deux peut s’exprimer par la somme de deux nombres premiers. »

Par exemple, quatre c’est deux plus deux, et deux est premier. Quatorze, c’est sept plus sept ou trois plus onze ; tous premiers. Cela m’a intrigué et je me suis endormi là-dessus. Le lendemain matin, j’ai émergé fatigué mais avec la certitude que c’était vrai jusqu’à deux fois dix à la puissance six. Ce n’est déjà pas si mal, mais pas suffisant pour gagner l’argent de l’Anglais. Alors toute la semaine j’ai cherché. Pas facile quand même. J’ai d’abord raisonné par récurrence, mais ça n’a pas marché. J’ai essayé l’ab-surde, mais c’était stupide. Je me suis même fourvoyé dans une heuristique liée à une soi-disant distribution probabiliste des nombres premiers. Et puis le Rubik’s

LeRoiAbsent.indb 31 21/05/2020 09:38

Page 30: Toutes nos collections sur le site

32

Cube est venu m’apporter la solution. J’étais content de moi. Pourtant, à la fin de la semaine, je dus me rendre à l’évidence, j’avais face à moi une difficulté insurmontable : je n’avais pas l’adresse de M. Faber pour lui envoyer ma démonstration… Peut-être que Philippe aurait pu me la donner, lui qui semble aimer les nombres.

Ma cousine Hélène n’est pas vraiment jolie. Sa sor-tie de puberté et une varicelle purulente ont prélevé un lourd tribut à la beauté de son visage. Et pourtant, elle se marie samedi prochain. En fait, elle n’a pas vraiment le choix. Elle a, comme on dit chez nous, « fait le mauvais » avec le fils Teriinoho, et couvait un polichinelle dans son tiroir, comme on dit chez vous. Les deux familles s’étaient rapprochées et avaient décidé qu’il fallait unir ces deux enfants. Le père d’Hélène est chauffeur de truck scolaire. Teriinoho, lui, est agriculteur. Leurs femmes s’occupent de la maison et des enfants. Des gens plus que modestes, comme l’oncle Gilbert et ma tante. Et pourtant, les voici lancés dans une course aux armements digne des deux blocs de la guerre froide. Trois veaux, non quatre, non cinq ! Et les cochons de lait ? Faudrait pas oublier les cochons de lait ! Oui, mais il faut aussi des plats élaborés, de la cuisine chinoise, pour les invités de marque…

Et du vin, une bouteille par table, avec deux sodas pour les enfants. Il faudra faire vite pour les costumes et les gants blancs. Ne pas oublier les ballons de toutes les couleurs, depuis le temple jusqu’au préau de l’école ! Sûr, la solidarité allait jouer. Untel fournirait les nappes, untel donnerait un beau cochon, untel prêterait son fusil pour tuer les veaux dans la vallée de Tara’e. La paroisse four-nirait bancs et tables. Le directeur de l’école prêterait le préau qu’il faudrait alors décorer de palmes de cocotier et de feuilles de ’autï et d’oiseaux du paradis. Oui, mais cela ne suffirait pas. Alors on irait voir le banquier moustachu,

LeRoiAbsent.indb 32 21/05/2020 09:38

Page 31: Toutes nos collections sur le site

33

emprunter un million, peut-être deux. Il faudrait hypo-théquer une terre, peut-être deux aussi. À ce tarif-là, il est totalement inconvenant de divorcer avant le quatrième enfant…

Par une magie imprévisible, tout est prêt le jour J. Les trois semaines précédentes, les futurs époux ont vécu séparés sous le même toit. Le pasteur est venu leur faire une éducation accélérée et leur expliquer que pour la bagatelle, ils avaient le temps, une fois mariés, mais que même là, Dieu gardait un œil sur certaines pratiques proscrites. Quelle hypocrisie ! Ils sont arrivés à la mai-rie dans la belle voiture prêtée par le directeur de l’hô-tel Bali Hai : une Oldsmobile noire et, comble du luxe, climatisée. De la voiture ou de la mariée, laquelle portait le plus de fleurs et de rubans ? Le marié, lui, crevait de chaud, debout, avec son costume bleu et ses gants blancs, sous le soleil de 9 heures. Je ne suis pas allé au temple, c’était au-dessus de mes forces. On m’a dit que tout s’était bien passé, qu’on avait bien pleuré, que c’était beau… En soirée le mariage bat son plein. Deux vieux racontent de belles histoires et proposent des noms pour les futurs enfants des mariés. Je ne sais pas s’il s’agit d’une compéti-tion, mais il est souvent question de papa ni’a et papa raro. Deux hommes très connus visiblement.

Mais j’ai raté la fin de cette histoire, la faute à Timi qui me fait de grands signes depuis la fenêtre. Je le rejoins dis-crètement.

– Viens, je peux pas te montrer ici, viens, on va là-bas.Là-bas, c’est l’ancienne porcherie désaffectée où il

m’entraîne. Timi a toujours été gentil avec moi, je lui fais confiance. De l’espèce d’étable sommaire faite de par-paings empilés en quinconce avec un toit d’un seul pan montent plusieurs voix et des rires un peu désarticulés.

– Timi, qui est avec toi ?

LeRoiAbsent.indb 33 21/05/2020 09:38

Page 32: Toutes nos collections sur le site

34

– Mon cousin Vaki, il est muet, peut-être ça va le faire parler ?

Marcel, dit Blanc-Blanc, semble être le chef du trou-peau. Je dis troupeau parce qu’à les voir avachis et affalés à même le béton, ils me rappellent les cochons qui étaient là il n’y a pas si longtemps. Et ce qu’ils disent est à peu près aussi intelligent.

– Vaki, alors, tu veux planer ? Hum, tu veux faire une pause planète ?

J’ai beau faire non de la tête, je sens que je vais être obligé de participer à leur rituel. Après tout, si c’est le prix à payer pour être accepté, va pour jouer le cochon rigolard et hagard. Mes yeux pas encore adaptés à l’obscu-rité voient maintenant une espèce de feu follet lumineux flotter devant les cochons. Je le vois parcourir lentement le cercle, redoubler sporadiquement de luminosité puis poursuivre son parcours. Il se dirige vers moi. Est-ce un esprit ? Un värua ’ino ? Il est maintenant tout près de moi et monte lentement, au milieu d’une fumée douce-reuse.

– À toi le joint, tire, après fait passer.Le joint, voilà le nom du feu follet. En fait d’esprit, ce

n’est qu’un cône de papier très fin entourant des brins d’herbe sèche dont on a allumé l’extrémité la plus grande. Timi derrière moi semble excité. Il m’explique nerveuse-ment.

Il me place le joint entre les lèvres et mime une grande inspiration : ça y est j’ai compris, je tire… La fumée chaude sur ma glotte et mon palais me provoque un haut-le-cœur. Mécaniquement elle s’insinue dans mes narines. Je plisse les yeux, constate qu’elle me sort maintenant du nez et de la bouche. Timi m’attrape le joint des mains et tire à son tour. Le feu follet reprend sa ronde. Je ne sens rien, aucune envie de rigoler. Je décide de m’asseoir. C’est

LeRoiAbsent.indb 34 21/05/2020 09:38

Page 33: Toutes nos collections sur le site

35

peut-être la clef. Je suis décidé à devenir un cochon. Le joint est de nouveau dans mes mains. Il est minuscule.

– Ne recrache pas la fumée, avale, sinon c’est gaspillé.Soit, soit, ne pas recracher. Pas tout de suite. Tenir. La

fumée semble inonder mes poumons. Pour la première fois j’ai conscience de l’existence même de cet organe d’ordinaire d’une totale discrétion. La chair de poule monte doucement et pourtant je n’ai pas froid. Mes pieds s’éloignent et je perçois l’air sur mes extrémités avec une acuité toute nouvelle. Le feu follet s’est reconstitué à mon insu ; il est de retour. Je tire, j’avale, je tiens. Une deuxième bouffée avant que Timi ne me rappelle à l’ordre. Je libère le feu follet. La vieille dame me sourit…

Là, au milieu de la pièce, tout le monde peut la voir, elle est debout et elle me sourit. Grand-mère ?

Impossible ! Grand-mère Nuku est restée à Taioha’e, elle n’a pas d’argent pour le voyage. Et puis, que vien-drait-elle faire si loin de chez elle ? Elle s’éloigne… Retour du feu follet. Grande bouffée, je perçois le sang dans mes veines, circulant sous mes ongles et dans mes oreilles. Mes cheveux s’envolent et me tirent vers le haut. Est-ce que je touche encore le sol ? Grand-mère Nuku est revenue. Elle me sourit.

Les deux incisives et la canine droite manquent tou-jours sous sa lèvre supérieure. Enfant, je me souviens qu’elle me faisait peur lorsqu’elle souriait. Il y a des gens comme elle qui devraient s’abstenir de sourire. Je ferme les yeux pour ne plus la voir. Et puis la curiosité l’emporte et j’ouvre les yeux.

Elle est partie. Avant que Timi ne me l’arrache des doigts, je tire sur le joint comme si c’était ma dernière inspiration, le feu follet étincelle et se consume. J’avale la fumée et le joint glisse de mes doigts. Les insultes fusent, on me donne un coup de coude dans les côtes. Je ne sens

LeRoiAbsent.indb 35 21/05/2020 09:38

Page 34: Toutes nos collections sur le site

36

rien, je me sens bien. Mes narines frétillent et la commis-sure de mes lèvres remonte dans mes joues : pris d’une sorte de hoquet, je me mets à rire en hochant la tête.

Ça y est, je crois que je suis devenu un cochon… Qu’il est agréable d’appartenir au groupe. Nos grognements se croisent ou se répondent. Unis dans la même fange bru-meuse nous formons une compagnie pathétique. On a les compagnons que l’on mérite, non ?

Une jeune femme me fixe, elle a des yeux immenses mais bridés, très noirs. Elle est assise en tailleur.

– Faute de parole il me reste les signes. Je suis Nuku-tauna. Le quinzième tambour s’est tu avec moi. Tu ignores qui je suis vraiment et qui tu es toi, Moanam ! Laisse les signes te guider et nous nous retrouverons.

Je veux parler, lui dire « Grand-mère, tu n’es plus vieille ? », mais ses mains me tendent les signes et elle me dit : « Lis et connais. » Alors j’ai lu et voici ce qui était écrit.

Ce matin ma mère me tend des feuilles, un encrier et une plume. Mon tour est venu. Je connais bien les signes mainte-nant et, comme pour elle, les oiseaux du large sont mes yeux au-delà de moi. Ils me montrent une troupe d’hommes venus du sud-est. Leur goélette est conduite par un capitaine que rien n’effraie. À bord, deux géants de pierre qu’ils enlèvent de leur sol natal. Le Valencia et ses hommes l’ignorent, mais ils vont périr. On ne déplace pas les ti’i sans leur accord ou sans une raison valable.

Elle est morte, la dernière reine de ce pays qui n’en est plus un. Marau, tu n’as pas vu ce qu’ils font de notre histoire, ces nouveaux conquérants en baie de Matavai. Bligh et ses déses-pérés sont revenus et on peut les voir assis dans une salle noire qu’éclaire un soleil miniature.

LeRoiAbsent.indb 36 21/05/2020 09:38

Page 35: Toutes nos collections sur le site

Au-delà de notre océan, une guerre terrible vient de débuter et six cents de nos guerriers partent à nouveau se battre pour un roi qu’ils n’ont jamais vu, un certain de Gaulle.

J’ai cherché partout l’enfant élevé par les hommes en robe dont m’avait parlé ma mère. Sans succès. J’ai cherché encore le roi absent et ma recherche m’a menée à Huahine où j’ai croisé l’indigène aux yeux bleus. Puis vers Porapora où le roi Roose-velt a mené une partie de son armée. C’est l’année avant leur départ que j’ai rencontré Tanoa. Il n’était pas roi, mais je l’ai aimé et nous sommes repartis chez lui, à Taioha’e.

Les oiseaux m’ont rapporté qu’un homme blond de grande taille et ses hommes dérivaient depuis le nord-est. Ils avaient dérivé sur une pirogue qu’on n’avait pas vue depuis fort long-temps. Parole d’oiseau de mer. Est-il le roi absent ? Je n’aurai pas le temps de le savoir. Échoués à Raroia, ils sont ensuite repartis chez eux, au-delà de notre océan. J’ai su plus tard qu’il s’appelait Thor et qu’il était parti d’une terre nommée Callao.

Le peuple vient de nommer chef l’indigène aux yeux bleus. C’est la liesse. Il est temps pour ma fille de prendre ma place auprès des signes.

Un jour, des hommes ont foulé le corps de Hina o te pö. Alors que je l’observais, une pensée m’est venue. Peut-être que U’utameini est quelque part, en ce moment même, et qu’il regarde la même lune, dans l’obscurité du ciel.

LeRoiAbsent.indb 37 21/05/2020 09:38

Page 36: Toutes nos collections sur le site

Table des matières

Mon royaume pour un cheval 9

Les cochons dans l’espace 24

Le roi des échecs 38

Mata to’i le roi absent 53

Henri et John 68

Philippe le nègre blanc 83

Le Basque montagne 97

Vice-roi de Tahiti 112

Roi de France 127

Le 62 rue Monsieur le Prince 142

Le tournoi de Toulouse 158

Aegon 174

Le retour glorieux 189

La vie est belle 204

Nuutania 219

Tautira 235

Te Pari 251

Lève-toi et marche 266

Le base-ball 282

Les oiseaux 297

Philippe et le roman de Vaki 307

Le rêve américain 324

Dans les pas de Vaki 341

La fiction dépasse la réalité 356

Fatu Huku 372

Fuite en avant 390

Trahison des sens 403

Chronos 420

Glossaire 435

LeRoiAbsent.indb 443 21/05/2020 09:39

Page 37: Toutes nos collections sur le site

Éditions Au vent des îles

BP 5670 – 98716 Pirae – Tahiti – Polynésie franç[email protected] — www.auventdesiles.pf

Imprimé en Italie par LEGO Photocomposition : Scoop - Tahiti Dépôt légal 3e trimestre 2020 ISBN 978-2-36734-243-6 © Au vent des îles 2020

LeRoiAbsent.indb 444 21/05/2020 09:39

Page 38: Toutes nos collections sur le site

Toutes nos collections sur le sitewww.auventdesiles.pf

Au vent des îles

2 250 Fcfp / 19 €ISBN 978-2-36734-243-6

Il n’avait rien demandé de tout ça. Les signes, les oiseaux, et cette femme qui le suit depuis sa naissance. Il n’avait rien exigé de la société que la possibilité de vivre en paix, lui, l’enfant muet. Il n’espérait rien d’autre des hommes que leur confiance et leur amitié, lui qui se débat dans cette camisole. Et ce prénom, Moanam, qui ne veut rien dire... Moana, c’est l’océan, alors pourquoi ce «m» de trop, comme une mauvaise fin annoncée à l’histoire de sa vie.L’autre n’avait pas prévu que la rencontre de ce gamin allait l’éloigner autant de lui-même, ou de l’idée qu’il pouvait en avoir. Il aurait dû pouvoir maîtriser la folie qui emplit tout l’espace, tel un fluide. Mais il n’est pas fou ! Non, il ne peut pas être fou. Pas lui...Alors comment expliquer ? Accepter la vérité, c’est prendre le risque d’inviter la folie. Faites attention. Car cet « autre », cela pourrait être vous...

Moetai Brotherson se définit comme conteur. Il inscrit les histoires dans l’Histoire et tresse les fils du réel à ceux des légendes. Enfant de Huahine dans l’archipel des îles Sous-le-Vent, il écrit depuis ses quatorze ans. Passionné par son pays et sa culture, il s’exile pourtant à New York, sa maîtrise en sciences informatiques en poche. Là, il vivra en direct les événements du 11 septembre 2001 qui le feront revenir en Polynésie. Paradoxalement, il écrit par amour de l’oralité, le livre n’étant que la partition d’une mélodie que chaque lecteur est libre d’interpréter. Citoyen engagé, il devient adjoint au maire de Faa’a, commune à l’ouest de Papeete, en 2014. Il est élu député à l’Assemblée nationale en 2017 puis représentant à l’Assemblée de la Polynésie en 2018.

LE ROI ABSENT-2.indd 1 26/05/2020 19:15