434

tps récit III

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Paul Ricoeur 3e Tome de temps et récits

Citation preview

  • 7/13/2019 tps rcit III

    1/432

  • 7/13/2019 tps rcit III

    2/432

  • 7/13/2019 tps rcit III

    3/432

    TEMPSET RCIT

  • 7/13/2019 tps rcit III

    4/432

    DU MME AUTEUR

    AUX MMES DITIONS

    Gabriel Marcel et Karl JaspersPhilosophie du mystre et philosophie du paradoxe

    Karl Jasperset la philosophie de l'existence

    en collaboration avec M Dufrenne

    Histoire et Vrittroisime dition augmente de quelques textes

    De l'interprtationessai sur Freud

    Le Conflit des interprtations

    La Mtaphore vive

    Temps et Rcit I

    Temps et Rcit IILa configuration du temps dans le rcit de fiction

    CHEZ D'AUTRES DITEURS

    Philosophie de la volontI. Le volontaire et l'involontaire

    II Finitude et culpabilit1. L'homme faillible2. La symbolique du mal

    aubier)

    Ides directrices pour une phnomnologied'Edmond Husserl

    Traduction et prsentation(Gallimard)

    Quelques figures contemporainesAppendice /'Histoire

    de la philosophie allemande, de E, Brhier(Vrin)

  • 7/13/2019 tps rcit III

    5/432

    PAUL RICUR

    TEMPSET RCIT

    TOME III

    DITIONS DU SEUIL27, rue Jacob, Paris VIe

  • 7/13/2019 tps rcit III

    6/432

    ISBN2-02-006372-7 (dition complte)ISBN 242-008981-5 (vol. III).

    DITIONS DUSEUIL. NOVEMBRF198 5 .

    La loi du M mars 19S7 interdit les copies ou reproductions destines uneutilisation collective Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partiellefdite parquelque procd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de sesayants cause, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles

    42SetsuivantsduCode pnal

  • 7/13/2019 tps rcit III

    7/432

    IV

    LE TEMPSRACONT

  • 7/13/2019 tps rcit III

    8/432

  • 7/13/2019 tps rcit III

    9/432

    La quatrime partie de Temps et Rcit vise une explicitationaussi complte que possible de l'hypothse qui gouverne notrerecherche, savoir que le travail de pense l'uvre en toute

    configurationnarrative s'achve dans unerefiguration de l'expriencetemporelle. Selon notre schma de la triple relation mimtique entrel'ordre du rcit et Tordre de l'action et de la vie ', ce pouvoir derefiguration correspond au troisime et dernier moment de la mim-

    sis.

    Deux sections composent cette quatrime partie. La premire vise donner pour vis--vis ce pouvoir de refiguration une aportique de latemporalit, qui gnralise l'affirmation faite comme en passant, aucours de la lecture du texte augustinien, selon laquelle il n'y a jamaiseu de phnomnologie de la temporalit qui soit libre de touteaporie, voire que par principe il ne peut s'en constituer aucune. Cetteentre dans le problme de la refiguration par la voie d'une aportiquede la temporalit appelle justification. Un autre que nous, dsireuxd'attaquer directement ce qu'on pourrait appeler la narrativisationsecondaire de l'exprience humaine, aurait pu lgitimement aborder le problme de la refiguration de l'exprience temporelle parle rcit travers les ressources de la psychologie2, de la sociolo-

    1. Cf. ci-dessus, t I, p 85 sq2 Les classiques en la matire restent: P Janet, Le Dveloppement de ta mmoire

    et de la notion de temps, Paris, A Chahine, 1928; J Piaget, Le Dveloppement de lanotion de temps chez l'enfant, Paris, PUF, 1946; P. Fraisse, Psychologie du temps,Paris, PUF, 1957,2d., 1967, et Psychologie du rythme, Paris, PUF, 1974 Sur l'tat

    actuel du problme, on consultera Klaus F. Riegel (d ), The Psychology of Development and History, New York et Londres, Plnum Press, 1976; Bernard S Gorman etAlden Wessman (d ), The Personal Exprience of Time, New York et Londres,Plnum Press, 1977 (en particulier:Wessman et Gorman,The Emergence of HumanAwareness and Concepts of Time (p 3-58); Klaus F Riegel, Towards a DialecticalInterprtation of Time and Change (p 57-108 La diffrence d'approche entre lepoint de vue du psychologue et celui du philosophe consiste en ce que le psychologue sedemande comment certains concepts de temps apparaissent dans le dveloppement

    9

  • 7/13/2019 tps rcit III

    10/432

    LE TEMPS RACONT

    gie \ de l'anthropologie gntique 2, ou celles d'une recherche empirique attache dtecter les influences de la culture historique et dela culture littraire (dans la mesure o la composante narrative yprdomine) sur la vie quotidienne, sur la connaissance de soi etd'autrui, sur Faction individuelle et collective. Mais, si elle ne devaitpas se borner une observation banale, une telle tude aurait exigdes moyens d'enqute et d'analyse psycho-sociologiques dont je nedispose pas. Outre le motif d'incomptence que je viens de dire, jevoudrais justifier l'ordre que je vais suivre par la considrationphilosophique qui l'a effectivement motiv. Pour que la notiond'exprience temporelle mrite son appellation, il ne faut pas seborner dcrire les aspects implicitement temporels du remodelagede la conduite par la narrativit. II faut tre plus radical et porter au

    jour les expriences o le temps en tant que tel est thmatis, ce quine peut se faire sans introduire le troisime partenaire du dbat avecl'historiographie et la narratologie, la phnomnologie de la conscience du temps. En fait, c'est cette considration qui nous a guidds la premire partie, quand nous avons fait prcder l'tude de laPotique d'Aristote par une interprtation de la conception augusti-nienne du temps. Le cours des analyses de la quatrime partie tait,ds ce moment, scell. Le problme de la refiguration de l'expriencetemporelle ne pouvait plus tenir dans les bornes d'une psychosociologie des influences de la narrativit sur la conduite humaine. Ildevait assumer les risques plus grands d'une discussion spcifiquement philosophique, dont l'enjeu est de savoir si - et comment -l'opration narrative, reprise dans toute son ampleur, offre unesolution , non pas spculative, certes, maispotique,aux apodes quinous ont paru insparables de l'analyse augustinienne du temps. Dslors, le problme de la refiguration du temps par le rcit se trouveport au niveau d'une vaste confrontation entre une aportique de la

    temporalit et unepotique de la narrativit.Or, cette formulation n'est valable que si, au pralable, ne nous

    personnel et social, tandis que le philosophe se pose la question plus radicale de lateneur de sens des concepts qui servent de guide tlologique la psychologie du

    dveloppement.1. E. Durkheim, Les Formes lmentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, 1912,PUF,1968, M. Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mmoire, Paris, Alcan, 1925, etMmoire et Socit uvre posthume, PUF, 1950, rdite sous le titre la Mmoirecollective, Paris, PUF, 1968; G. Gurvitch, La Multiplicit des temps sociaux, Paris,CDU, 1958

    2 A Jacob, Temps et Langage Essai sur les structures du sujet parlant, Paris,Armand Colin, 1967.

    10

  • 7/13/2019 tps rcit III

    11/432

    INTRODUCTION

    bornant pas aux enseignements tirs du livre XI des Confessions,noustentons de vrifierlathsedel'aporicit de principe de la phnomnologie du temps sur les deux exemples canoniques de la phnomnologie de la conscience intime du temps chez Husserl et de laphnomnologie hermneutique de la temporalit chez Heidegger.

    C'est ainsi qu'une premire section sera intgralement consacre Vaportique de la temporalit. Non que cette aportique doive, en

    tant que telle, tre assigne Tune ou l'autre phase de la mimsisd'action (et de la dimension temporelle de celle-ci) : elle est l'uvred'une pense rflexive et spculative qui, en fait,s'estdveloppe sansgard pour une thorie dtermine du rcit. Seule la rplique de lapotique du rcit - tant historique que fictif - l'aportique du tempsattire cette dernire dans l'espace de gravitation de la triple mimtique, au moment o celle-ci franchit le seuil entre la configuration dutemps dans le rcit et sa refiguration par le rcit. A ce titre, elleconstitue, selon l'expression choisie dessein un peu plus haut, uneentre dans le problme de la refiguration.

    De cette ouverture, comme on dit au jeu d'checs, rsulte toutel'orientation ultrieure du problme de la refguration du temps par lercit. Dterminer le statut philosophique de la refiguration, c'estexaminer les ressources de cration par lesquelles l'activit narrativerpond et correspond l'aportique de la temporalit. A cetteexploration sera consacre la seconde section.

    Les cinq premiers chapitres de cette section se concentrent sur ladifficult principale que l'aportique aura dgage, savoir l'irrductibilit l'une l'autre, voire l'occultation l'une par l'autre, d'uneperspective purement phnomnologique sur le temps et d'uneperspective adverse que, pour faire bref, j'appelle cosmologique. Laquestion sera de savoir de quelles ressources dispose une potique durcit pour, sinon rsoudre, du moins faire travailler l'aporie. Nousnous guiderons sur la dissymtrie qui se creuse entre le rcithistorique et le rcit de fiction quant la porte rfrentielle et laprtention la vrit de chacun des deux grands modes narratifs. Seulle rcit historique, en effet, prtend rfrer un pass rel ,c'est--dire effectivement arriv. La fiction, en revanche, se caractrise par une modalit rfrentielle et une prtention la vritproches de celles que j'ai explores dans la septime tude de laMtaphore vive.Or, le problme du rapport au rel est incontournable. L'histoire ne peut pas plus s'interdire de s'interroger sur sonrapport un pass effectivement advenu qu'elle ne peut, la secondepartie de Temps et Rcit I l'a tabli, ngliger de s'interroger sur le

    11

  • 7/13/2019 tps rcit III

    12/432

    LE TEMPS RACONT

    rapport de l'explication en histoire la forme du rcit. Mais, si leproblme est incontournable, il peut tre reformul dans des termesdiffrents de ceux de la rfrence, qui relvent d'un type d'investigation dont Frege a dtermin les contours. L'avantage d'une approchequi met en couple l'histoire et la fiction, face aux apories de latemporalit, est qu'elle incite reformuler le problme classique de larfrence un pass qui fut rel ( la diffrence des entitsirrelles de la fiction) en termes de refiguration, et non l'inverse.Cette reformulation ne se borne pas un changement de vocabulaire,dans la mesure o elle marque la subordination de la dimensionpistmologique de la rfrence la dimension hermneutique de larefiguration. La question du rapport de l'histoire au pass n'appartient plus, en effet, au mme niveau d'investigation que celle de sonrapport au rcit, mme lorsque l'pistmologie de la connaissancehistorique inclut dans son champ le rapport de l'explication destmoignages, des documents, des archives et drive de ce rapport ladfinition fameuse de Franois Simiand qui fait de l'histoire uneconnaissance par traces. C'est dans une rflexion de second degr quese pose la question du sens mme de cette dfinition. L'histoire en tantque recherche s'arrte au document comme chose donne, mmelorsqu'elle lve au rang de document des traces du pass quin'taient pas destines tayer un rcit historique. L'inventiondocumentaire est donc encore une question d'pistmologie. Ce qui neTest plus, c'est la question de savoir ce que signifie la vise parlaquelle, en inventant des documents - au double sens du mot inventer- , l'histoire a conscience de se rapporter des vnements rellement arrivs. C'est dans cette conscience que le document devient

    trace, c'est--dire, comme nous le dirons de faon plus explicite lemoment venu, la fois un reste et un signe de ce qui fut et n'est plus.C'est une hermneutique qu'il appartient d'interprter le sens decette viseontologique,par laquelle l'historien, en se fondant sur desdocuments, cherche atteindre ce qui fut mais n'est plus. Pour le diredans un vocabulaire plus familier, comment interprter la prtentionde l'histoire, quand elle construit son rcit, reconstruire quelquechose du pass? Qu'est-ce qui autorise penser la constructioncomme reconstruction? C'est en croisant cette question avec celle del' irralit des entits fictives que nous esprons faire progressersimultanment les deux problmes de la ralitet de l' irralit dans la narration. Disons tout de suite que c'est dans ce cadre que seraexamine, comme il a t annonc la fin de la premire partie deTemps et Rcit, la mdiation opre par la lecture entre le monde dutexte et le monde du lecteur. C'est sur cette voie que nous chercherons

    12

  • 7/13/2019 tps rcit III

    13/432

    INTRODUCTION

    en particulier le vritable parallle donner, du ct de la fiction, cequ'on appelle la ralit historique. A ce stade de la rflexion, lelangage de la rfrence, encore conserv dans la Mtaphore vive,seradfinitivement dpass: l'hermneutique du rel et de l' irrel sort du cadre assign par la philosophie analytique la question de larfrence.

    Cela dit, l'enjeu de cette suite de cinq chapitres sera de rduireprogressivement l'cart entre les vises ontologiques respectives del'histoire et de la fiction, de manire faire droit ce que, dansTemps et Rcit /, nous appelions encore la rfrence croise del'histoire et de la fiction, opration que nous tenons pour l'enjeumajeur, quoique non unique, de la refiguration du temps par le rcit '.Je justifierai, dans l'introduction la seconde section, la stratgiesuivie pour conduire de l'cart le plus grand entre les visesontologiques respectives des deux grands modes narratifs leurfusion intime dans le travail concret de refiguration du temps. Jeme borne ici indiquer que c'est en entrecroisant effectivementles chapitres consacrs respectivement l'histoire (chapitres I etIII) et la Fiction (chapitres il et IV) que je construiraidegr par degr la solution au problme dit de la rfrence croise(chapitre V).

    Les deux derniers chapitres seront consacrs un largissement duproblme, suscit par une aporic plus intraitable que celle de ladiscordance entre la perspective phnomnologique et la perspectivecosmologique sur le temps, savoir celle de l'unicit du temps. Toutesles phnomnologies admettent, en effet, avec Kant, que le temps estun singulier collectif, sans russir peut-tre donner une interprtation phnomnologique de cet axiome. La question sera alors de savoirsi le problme, reu de Hegel, de latotalisation de l'histoire ne rpondpas,du ct du rcit, l'aporie de l'unicit du temps. A ce stade denotre investigation, le terme d'histoire couvrira non seulement l'histoire raconte, soit sur le mode historique, soit sur le mode de lafiction, mais encore l'histoire faite et subie par les hommes. Aveccette question, l'hermneutique applique la vise ontologique de laconscience historique prendra sa plus grande ampleur. Elle dpasseradfinitivement, tout en la prolongeant, l'analyse de Vintentionnalithistorique de la seconde partie de Temps et Rcit 12. Cette analyseportait encore sur les vises de la recherchehistorique en tant queprocd de connaissance. La question de la totalisation de l'histoire

    1 Temps et Rcit, t I, p 116-1172 !M% p. 117-124

    13

  • 7/13/2019 tps rcit III

    14/432

    LE TEMPS RACONT

    concerne la conscience historique, au double sens de conscience defaire l'histoire et conscience d'appartenir l'histoire.

    La refiguration du temps par le rcit ne sera mene son terme quelorsque la question de la totalisation de l'histoire, au sens large duterme, aura t jointe celle de la refiguration du temps conjointe

    ment opre par l'historiographie et le rcit de fiction.

    Une relecture de l'ensemble des analyses conduites travers lestrois volumes de Temps et Rcit ouvrira la voie l'expression d'unultime scrupule: aurons-nous puis l'aportique du temps avecl'examen du conflit entre la perspective phnomnologique et laperspective cosmologique sur le temps, et avec l'examen complmentaire des interprtations phnomnologiques de l'axiome d'unicit dutemps? Une autre aporie du temps, plus profondment retranche queles deux prcdentes, n'aura-t-elle pas t plusieurs fois ctoye, sansfaire l'objet d'un traitement distinct? Et cette aporie ne fait-elle passigne vers des limites internes et externes de la narrativit, qui neseraient pas reconnues sans ce dernier affrontement entre l'aportiquedu temps et la potique du rcit? J'ai confi une conclusion enforme de postface l'examen de ce scrupule.

  • 7/13/2019 tps rcit III

    15/432

    PREMIRE SECTION

    L'aportiquede la

    temporalit

  • 7/13/2019 tps rcit III

    16/432

  • 7/13/2019 tps rcit III

    17/432

    Je commence cette dernire partie par une prise de position l'gard de la phnomnologie du temps, ce troisime partenaire, avecl'historiographie et le rcit de fiction, de la conversation triangulairevoque propos de mimsis Ulx. 11 nous est impossible de noussoustraire cette exigence, ds lors que notre tude repose sur la thseselon laquelle la compositionnarrative,prise dans toute son extension,constitue une riposte au caractreaportique de laspculation sur letemps. Or, ce caractre n'est pas suffisamment tabli par le seul

    exemple du livre XI desConfessions d'Augustin. Davantage, le soucide recueillir au bnfice de l'argument central de la premire partie laprcieuse trouvaille d'Augustin, savoir la structure discordante-concordante du temps, n'a pas laiss le loisir de prendre la mesure desapories qui sont le prix de cette dcouverte.

    Insister sur les apories de la conception augustinienne du temps,avant de faire paratre celles qui surgissent chez quelques-uns de sessuccesseurs, ce n'est pas renier la grandeur de sa dcouverte. C'est,

    bien au contraire, marquer, sur un premier exemple, ce trait fortsingulier de la thorie du temps, que tout progrs obtenu par laphnomnologie de la temporalit doit payer son avance du prixchaque fois plus lev d'une aporicit croissante. La phnomnologiede Husserl, qui seule revendique bon droit le titre de phnomnologie pure, vrifiera l'envi cette loi dconcertante. La phnomnologie hermneutique de Heidegger, en dpit de sa rupture enprofondeur avec une phnomnologie de la conscience intime du

    temps, n'chappe pas non plus la rgle, mais ajoute ses propresdifficults celles de ses deux illustres prdcesseurs.

    1 Cf. t I, p. 100-129 Faut-il rappeler ce qui a t dit ci-dessus du rapport entrel'aportique du temps et la potique du rcit? Si la seconde appartient de droit au cyclede lamimsis, la premire relve d'une pense rflexive et spculative autonome Mais,dans la mesure o elle formule la question laquelle la potique offre une rponse, unrapport privilgi entre l'aportique du temps et la mimtique du rcit est instaur parla logique de la question et de la rponse

  • 7/13/2019 tps rcit III

    18/432

  • 7/13/2019 tps rcit III

    19/432

    1

    Temps de l'me et temps du monde

    Le dbat entre Augustinet Aristote

    L'chec majeur de la thorie augustinienne est de n'avoir pas russisubstituer une conception psychologique du temps une conceptioncosmologique, en dpit de l'irrcusable progrs que reprsente cettepsychologie par rapport toute cosmologie du temps. L'aporieconsiste prcisment en ce que la psychologie s'ajoute lgitimement la cosmologie, mais sans pouvoir la dplacer et sans que ni l'une nil'autre, prise sparment, ne propose une solution satisfaisante leurinsupportable dissentiment '.

    Augustin n'a pas rfut la thorie essentielle d'Aristote, celle de lapriorit du mouvement sur le temps, s'il a apport une solutiondurable au problme laiss en suspens par l'aristotlisme, celui durapport entre l'me et le temps. Or, l'arrire d'Aristote, se profiletoute une tradition cosmologique, selon laquelle le temps nouscirconscrit, nous enveloppe et nous domine, sans que l'me ait lapuissance de l'engendrer. Ma conviction est que la dialectique entreYintentioet la distentio animiest impuissante engendrer elle seule

    ce caractre imprieux du temps; et que, paradoxalement, ellecontribue mme Yocculter.Le moment prcis de l'chec est celui o Augustin entreprend de

    driver de la seule distension de l'esprit le principe mme del'extension et de la mesure du temps. A cet gard, il faut rendrehommage Augustin de n'avoir jamais vacill dans la conviction quela mesure est une proprit authentique du temps et de n'avoir pasdonn de gage ce qui deviendra plus tard la doctrine majeure de

    Bergson, dansY Essai sur les donnes immdiates de la conscience,savoir la thse selon laquelle c'est par une trange et incomprhensible contamination du temps par l'espace que le premier devient

    1. Le progrs de la phnomnologie du temps, avec Husserl et Heidegger, rvlerartrospectivement d'autres dfauts plus dissimuls de l'analyse augustinienne, dont larsolution suscitera son tour de plus graves apories.

    19

  • 7/13/2019 tps rcit III

    20/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    mesurable. Pour Augustin, la division du temps en jours et annes,ainsi que la capacit, familire tout rhtoricien antique, decomparer entre elles syllabes longues et brves, dsignent des proprits du temps lui-mme '. La distentio animiest la possibilit mme dela mesure du temps. En consquence, la rfutation de la thsecosmologique est loin de former une digression dans l'argumentationserre d'Augustin. Elle en constitue un chanon indispensable. Or,cette rfutation est mal engage ds le dbut : J'ai entendu dire unhomme instruit que les mouvements du soleil et de la lune constituaient le temps lui-mme; et je ne l'ai pas admis(Confessions, XI,23, 29)2. Par cette identification simpliste du temps au mouvementcirculaire des deux principaux astres errants, Augustin passait ctde la thse infiniment plus subtile d'Aristote, selon laquelle le temps,sans tre le mouvement lui-mme, est quelque chose du mouvement (ti tes kinss; Physique, IV, 11, 2, 9 10). Du mme coup, ilse condamnait chercher dans ladistension de l'esprit le principe del'extension du temps. Or les arguments par lesquels il pense y avoirrussi ne tiennent pas. L'hypothse selon laquelle tous les mouvements - celui du soleil, comme celui du potier ou celui de la voixhumaine - pourraient varier, donc s'acclrer, se ralentir, voires'interrompre, sans que les intervalles de temps soient altrs, estimpensable, non seulement pour un Grec, pour qui les mouvementssidraux sont absolument invariables, mais pour nous encoreaujourd'hui, mme si nous savons que les mouvements de la terreautour du soleil ne sont pas absolument rguliers et si nous devonsreporter toujours plus loin la recherche de l'horloge absolue. Lescorrections mmes que la science n'a cess d'apporter la notion dejour- en tant qu'unit fixedans le comput des mois et des annes- attestent que la recherche d'un mouvement absolument rgulierreste l'ide directrice de toute mesure du temps. C'est pourquoi iln'est tout simplement pas vrai qu'un jour resterait ce que nousappelons un jour s'il n'tait pas mesur par le mouvement dusoleil.

    Il est exact qu'Augustin n'a pu faire entirement l'conomie de

    1. On verra plus loin qu'une thorie du temps instruite par l'intelligence narrative nepeut non plus faire l'conomie d'un temps mesurable, mme si elle ne peut s'encontenter.

    2 Concernant les diverses identifications de cet homme instruit , cf Meijering(cit in Temps et Rcit 1, p 19, n 1); on consultera aussi J F Callahan, Basil ofCaesarea, A New Source for St Augustine's Theory of Time , Harvard Studies inClassicai Philology,n63, 1958, p. 437-454; cf. galement A. Solignac (cit in Tempset Rcit, 1, p. 19, n 1), Note complmentaire n 18, p 586

    20

  • 7/13/2019 tps rcit III

    21/432

    TEMPS DE L'ME ET TEMPS DU MONDE

    toute rfrence au mouvement pour mesurer les intervalles de temps.Mais il s'est efforc de dpouiller cette rfrence de tout rleconstitutif et de la rduire une fonction purement pragmatique :comme pour la Gense, les astres ne sont que des luminaires quimarquent les temps, les jours et les annes (Confessions, XI, 23, 29).On ne peut certes dire quand un mouvement commence et quand ilfinit, si Ton n'a pas marqu (notare) l'endroit d'o part et celui oarrive le corps en mouvement; mais, remarque Augustin, la questionde savoir en combien de temps le mouvement du corps s'esteffectu de tel point tel point ne trouve pas de rponse dans laconsidration du mouvement lui-mme. Ainsi tourne court le recoursaux marques que le temps emprunte au mouvement. La leonqu'Augustin en tire est mme que le temps est autre chose que lemouvement: Le temps n'est donc pas le mouvement d'un corps (XI, 24, 31). Aristote aurait tir la mme conclusion, mais celle-cin'aurait constitu que la face ngative de son argument principal, savoir que le temps est quelque chose du mouvement, bien qu'il nesoit pas le mouvement. Augustin, lui, ne pouvait apercevoir l'autreface de son propre argument, s'tant born rfuter la thse la moinslabore, celle o le temps est identifi sans plus au mouvement dusoleil, de la lune et des astres.

    Il tait ds lors condamn tenir l'impossible pari de trouver dansXattente et dans lesouvenir le principe de leur propre mesure:ainsifaut-il dire selon lui que l'attente se raccourcit quand les chosesattendues se rapprochent et que le souvenir s'allonge quand les chosesremmores s'loignent, et que, quand je rcite un pome, le transitpar le prsent fait que le pass s'accrot de la quantit dont le futur setrouve diminu. Il faut se demander alors avec Augustin ce quiaugmente etce quidiminue, et quelle unit fixepermet de comparerentre elles des dures variables '.

    Malheureusement, la difficult de comparer entre elles des duressuccessives est seulement recule d'un degr: on ne voit pas quelaccsdirecton peut avoir ces impressions supposes demeurer dansl'esprit, ni surtout comment elles pourraient fournir la mesure fixe decomparaison que Ton s'interdit de demander au mouvement des astres.

    1.Augustin donne une unique rponse aux deux questions. quand je compare entreelles des syllabes longues et des syllabes brves,ce n'est [donc] pas elles-mmes que jemesure, elles ne sont plus, mais quelque chose dans ma mmoire qui demeure l Fix (quod infxum manet, XI, 27, 35). La notion d'une unit fixe est du mme coupimplicitement pose: L'impression(affectionem) que les choses en passant font en toi[mon esprit] y demeure (martet)aprs leur passage, et c'est elle que je mesure quandelle est prsente, non pas les choses qui ont pass pour la produire{ibid, 36).

    21

  • 7/13/2019 tps rcit III

    22/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    L'chec d'Augustin driver le principe de la mesure du temps dela seule distension de l'esprit nous invite aborder le problme dutemps par son autre extrmit, la nature, l'univers, le monde(expressions que nous tenons provisoirement comme synonymes,quitte les distinguer ultrieurement, comme nous le ferons pourleurs antonymes, que, pour l'instant, nous nommons indiffremmentme, esprit, conscience). Nous montrerons ultrieurement combien ilimporte une thorie narrative que soient laisss libres lesdeux accsau problme du temps:par le ct de l'esprit et par celui du monde.L'aporie de la temporalit, laquelle rpond de diverses maniresl'opration narrative, consiste prcisment dans la difficult qu'il y a tenir les deux bouts de la chane: le temps de l'me et le temps dumonde. C'est pourquoi il faut aller jusqu'au fond de l'impasse, etavouer qu'une thorie psychologique et une thorie cosmologique dutemps s'occultent rciproquement, dans la mesure mme o elles

    s'impliquent l'une l'autre.

    Pour faire paratre le temps du monde que l'analyse augustiniennemconnat, coutons Aristote, et laissons rsonner, derrire Aristote,des paroles plus anciennes, dont le Stagirite lui-mme ne matrise pasle sens.

    La marche en trois tapes de l'argument qui aboutit la dfinitionaristotlicienne du temps au livre IV de la Physique*en 219 a 34-35,mrite d'tre suivie pas pas '. L'argument pose que le temps estrelatif au mouvement sans se confondre avec lui. Par l, le trait sur letemps reste ancr dans laPhysique*de telle sorte que l'originalit dutemps ne l'lve pas au rang de principe , dignit laquelle seul

    1 J'adopte l'interprtation de Paul F Conen, Die Zeittheorie des Aristoteies,Munich, C.H Beck'sche Verlagsbuchhandlung, 1964, selon laquelle le trait sur letemps (Physique, IV, 10-14) a pour noyau un court trait de (218 b 9-219 b 2)soigneusement construit en trois moments, avec une srie de petits traits, relis l'argument central par un lien lche, et rpondant des questions discutes dans l'coleou par les contemporains: la question du rapport entre Pme et le temps, et celle del'instant, font partie de ces importantes annexes Victor Goldschmidt, dans son tude,

    aussi mticuleuse et lumineuse qu' l'ordinaire, intitule Temps physique et Tempstragique chez Aristote (Paris, J Vrin, 1982), tente de relier les analyses qui suivent ladfinition du temps par un lien plus solide au noyau de cette dfinition. Il fait toutefoisun sort spar l'instant (p. 147-189) : nous tiendrons le plus grand compte, le momentvenu, des suggestions contenues dans ces pages magistrales. - Pour le livre IV de laPhysique, je cite la traduction de Victor Goldschmidt. Pour les autres livres de laPhysique, je cite la traduction de H. Carteron (Paris, Les Belles Lettres, 2e d.,1952).

    22

  • 7/13/2019 tps rcit III

    23/432

    TEMPS DE L'ME ET TEMPS DU MONDE

    accde le changement, lequel inclut le mouvement local '. Ce souci dene pas porter atteinte la primaut du mouvement sur le temps estinscrit dans la dfinition mme de laNatureau dbut dePhysique II : La nature est un principe(arkh)et une cause(aitia) de mouvementet de repos pour la chose en laquelle elle rside immdiatement, paressence et non par accident (192b21-23).

    Que le temps pourtant ne soit pas le mouvement (218 b 21 -219a 10) \ Aristote Ta dit avant Augustin: le changement (lemouvement) est chaque fois dans la chose changeante (mue), alorsque le temps est partout et en tous galement; le changement peuttre lent ou rapide, alors que le temps ne peut comporter la vitesse,sous peine de devoir tre dfini par lui-mme, la vitesse impliquant letemps.

    L'argument qui, en revanche, veut que le temps ne soit passans lemouvement, et qui ruine l'ambition d'Augustin de fonder la mesuredu temps dans la seule distension de l'esprit, mrite attention: C'est,dit Aristote, tout ensemble que nous percevons le mouvement et letemps... Et inversement, quand il nous parat qu'un laps de tempss'estcoul, il nous parat que, tout ensemble, un certain mouvement s'estproduit aussi(219 a 3-7). L'argument ne met pas l'accent principalsur l'activit de perception et de discrimination de la pense, et plusgnralement sur les conditions subjectives de la conscience du temps.Le terme accentu reste le mouvement:si la perception du temps neva pas sans la perception du mouvement, c'est l'existence du tempslui-mme qui ne va pas sans celle du mouvement. La conclusion de lapremire phase de l'argument d'ensemble le confirme : Que letemps, donc, n'est ni mouvement, ni sans mouvement, voil qui estclair (219 a 2).

    Cette dpendance du temps l'gard du changement (mouvement)est une sorte de fait primitif et la tche sera plus loin de greffer, dequelque faon, la distension de l'me sur ce quelque chose dumouvement . La difficult centrale du problme du temps en rsulte.Car on ne voit pas, de prime abord, comment la distension de l'mepourra se concilier avec un temps qui se dfinit titre premier comme quelque chose du mouvement (219 a 9-10).

    Suit la deuxime phase de la construction de la dfinition du

    1. Physique, III, 1-32. Cette thse ngative est traite sous le titre

  • 7/13/2019 tps rcit III

    24/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    temps: savoir, l'application au temps de la relation entre l'avant etl'aprs, par transfert de la grandeur en gnral ' en passant parl'espace et le mouvement. Pour prparer l'argument, Aristote pose aupralable le rapport d'analogie qui rgne entre les trois entitscontinues: la grandeur, le mouvement et le temps; d'un ct, lemouvement suit (akolouthei) la grandeur (219a 10); de l'autre,l'analogie s'tend du mouvement au tempsen vertu de la correspondance entre le temps et le mouvement(219 a 17)2. Or, qu'est-ce quela continuit, sinon la possibilit de diviser l'infini une grandeur3?Quant la relation entre l'avant et l'aprs, elle consiste dans larelation d'ordre qui rsulte d'une telle division continue. Ainsi, larelation entre Y avant et V aprs n'est dans le temps que parce qu'elleest dans le mouvement, et elle n'est dans le mouvement que parcequ'elle est dans la grandeur: Si l'avant et l'aprs sont dans lagrandeur, ncessairement dans le mouvement aussi, par analogie avecla grandeur. Mais dans le temps aussi existent l'avant et l'aprs, envertu de la correspondance entre le temps et le mouvement (219 a 15-18). La deuxime phase de l'argument est ainsi acheve : letemps, a-t-on dit plus haut, est quelque chose du mouvement. Quoi dumouvement? l'avant et l'aprs dans le mouvement. Quelles que soientles difficults qu'il y ait fonder l'avant et l'aprs sur une relationd'ordre relevant de la grandeur en tant que telle, et la transfrer paranalogie de la grandeur au mouvement et du mouvement au temps, lapointe de l'argument ne laisse pas de doute:la succession, qui n'estautre que l'avant et l'aprs dans le temps, n'est pas une relationabsolument premire; elle procde, par analogie, d'une relationd'ordre qui est dans le monde avant d'tre dans l'me4. Nous butons,

    l Sur la grandeur, cf Mtaphysique* A 13 (poson ti mtrton), et Catgories,6

    2. Sur le verbe suivre , cf. V Goldschmidt, op cit, p. 32 . Le verbe akolou-thein...n'indique pas toujours un rapport de dpendance sens unique . il peut dsigneraussi bien une concomitance qu'une conscution Aussi bien est-il dit plus loin quemouvement et tempsse dterminent rciproquement(320 b 16, 23-24) : Il ne s'agitdonc pas de dpendance ontologique, mais de l'accompagnement mutuel de dterminations(op cit, p 33)

    3 Physique, VI, 2, 232 b 24-25, et Mtaphysique, A 13.

    4 La rfrence l'activit de l'me, une fois de plus, ne doit pas nous garer; il estbien vrai que nous ne saurions discerner l'avant et l'aprs, ni dans le temps, ni dans lemouvement, sans une activit de discrimination qui relve de l'me ' Mais le tempsaussi, nous le connaissons quand nous avons dtermin le mouvement, en le dterminantpar l'avant et l'aprs, et nous disons que du temps s'est pass quand nous sommesparvenus une perception de l'avant et de l'aprs dans le mouvement (219 a 22-24);l'argument, nanmoins, ne veut pas souligner les verbes connatre , dterminer ,percevoir, mais la priorit de l'avant et de l'aprs, propres au mouvement, par

    24

  • 7/13/2019 tps rcit III

    25/432

    TEMPS DE L'ME ET TEMPS DU MONDE

    ici encore, sur un irrductible : quelle que soit la contribution del'esprit la saisie de Pavant et de1aprs ' - et, ajouterons-nous, quoique l'esprit construise sur cette base par son activit narrative -, iltrouve la succession dans les choses avant de la reprendre enlui-mme; il commence par la subir et mme par la souffrir, avant dela construire.

    La troisime phase de la dfinition aristotlicienne du temps esttout fait dcisive pour notre propos; elle complte la relation entrel'avant et l'aprs par la relation numrique; avec l'introduction du

    nombre, la dfinition du temps est complte : Car c'est cela, letemps:le nombre du mouvement, selon l'avant et l'aprs(219 b 2)2 .L'argument, encore une fois, repose sur un trait de la perception dutemps, savoir la distinction par la pense de deux extrmits et d'unintervalle; l'me, ds lors, dclare qu'il y a deux instants et lesintervalles dlimits par ces instants peuvent tre compts. En unsens, la coupure de l'instant, en tant qu'acte de l'intelligence, estdcisive: Car c'est bien ce qui est dtermin par l'instant qui nousapparat comme l'essence du temps; tenons cela pour acquis(219 a 29). Mais le privilge du mouvement n'est pas pour autantaffaibli. S'il faut certes une me pour dterminer l'instant - plusexactement pour distinguer et compter deux instants - et pourcomparer entre eux les intervalles sur la base d'une unit fixe, il resteque la perception des diffrences se fonde sur celle des continuits degrandeur et de mouvement et sur la relation d'ordre entre l'avant etl'aprs, laquelle suit l'ordre de drivation entre les trois continusanalogues. Ainsi Aristote peut-il prciser que ce qui importe ladfinition du temps n'est pas le nombre nombre, mais nombrable,lequel se dit du mouvement avant de se dire du temps3. Il en rsulteque la dfinition aristotlicienne du temps - le nombre du mouvement, selon l'avant et l'aprs (219b2) - ne comporte pas derfrence explicite l'me, en dpit du renvoi, chaque phase de la

    rapport l'avant et l'aprs, propres au temps L'ordre de priorit d'abord remarquau niveau du connatre tmoigne seulement du mme ordre au niveau des chosesmmes-d'abord la grandeur, puis le mouvement, puis le temps (par le truchement dulieu): Quant l'avant et l'aprs, ils sont primairement dans le lieu, car, l, ils setrouvent par position (219 a 14).

    1. C'est cet aspect que Joseph Moreau souligne constamment dans t'Espace et leTemps selon Aristote. Padoue, d. Antenore, 1965.2 J F Callahan, dans Four Views of Time in Ancient Pkilosophy, Cambridge,

    Harvard University Press, 1948, observe que, dans la dfinition du temps, le nombres'ajoute au mouvement comme la forme la matire L'inclusion du nombre dans ladfinition du temps est, au sens prcis du mot, essentielle (ibid, p 77-82)

    3. Sur la distinction entre nombre et nombrable, cf. P.F. Conen,op cit, p 53-58, etV. Goldschmidt, op cit, p 39-40

    25

  • 7/13/2019 tps rcit III

    26/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    dfinition, des oprations de perception, de discrimination et decomparaison qui ne peuvent tre que celles d'une me.

    On dira assez plus loin quel prix - qui ne saurait tre qu'un retourdu mouvement de balancier, d'Aristote Augustin - pourrait treporte au jour la phnomnologie de la conscience du tempsimplicite, sinon la dfinition aristotlicienne du temps, du moins Y argumentation qui y conduit. Au vrai, Aristote est le premier convenir, dans un des petits traits annexes, que la question estembarrassantede savoir sisans me, il y aurait ou non du temps (223 a 21-22). Ne faut-il pas une me - mieux, une intelligence - pourcompter et d'abord pour percevoir, discriminer et comparer '? Pourcomprendre ce refus chez Aristote d'inclure dans la dfinition dutemps aucune dtermination notique, il importe d'aller jusqu'au boutdes exigences qui font que la phnomnologie du temps, suggre parcette activit notique de l'me, ne saurait dplacer l'axe principald'une analyse qui n'accorde quelque originalit au temps que sous lacondition de ne pas remettre en question sa dpendance gnrale l'gard du mouvement.

    Que sont ces exigences? Ce sont les rquisits, dj apparents dansla dfinition initiale du changement (et du mouvement), qui enracinent celui-ci dans la phusis - son principe et sa cause. C'est elle, la

    phusis, qui, en soutenant le dynamisme du mouvement, prserve ladimension plus qu'humaine du temps.

    Or, pour restituer toute sa profondeur la phusis, il faut resterattentif ce qu'Aristote conserve de Platon, malgr l'avance que saphilosophie du temps reprsente par rapport celle de son matre2.

    I Aristote en convient Mais, cette concession peine accorde, il revient la

    charge . Mais cela n'empche que le temps existe comme substrat, de mme que lemouvement peut fort bien exister sans me (223 a 27-28) Il peut alors conclure,comme il Ta fait plus haut, que Pavant et Paprs sont dans le mouvement, et ce sonteux qui constituent le temps, en tant qu'ils sont nombrables(223 a 28). Autrement dit,s'il faut une me pour comptereffectivement, en revanche, le mouvement seul suffit dfinir le nombrable, lequel est cequelque chose du mouvementque nous appelonstemps. L'activit notique peut ainsi rester implique par Yargumentation, sans treincluse dans la dfinition proprement dite du temps.

    2. LeTintemrite d'tre voqu en ce moment de notre mditation, pour la raisonque le temps n'y trouve pas son site originel dans Pme humaine, mais dans Pme du

    monde, et reoit pour finalit ultime de rendre le monde plus semblable encore sonmodle(31c).A quoi donc le temps est-il ajout par le geste du dmiurge dans cette fable vraisemblable ? Quelle touche de perfection ajoute-t-il l'ordre du monde qu'ilcouronne? Le premier trait remarquable de l'me du monde est que sa structureconjoint, avant toute phnomnologie du temps, le cosmologique et le psychologique,l'auto-mouvement (comme dans le Phdon, le Phdre et les Lois) et le savoir (logos,pistm, et mme desdoxai et despisteis solides et vritables ). Second trait plusremarquable encore:ce que le temps vient parfaire, c'est une constitution ontologique

    26

  • 7/13/2019 tps rcit III

    27/432

    TEMPS DE L'ME ET TEMPS DU MONDE

    Bien plus, il faut couter, venant de plus loin que Platon, l'invincibleparole qui, avant toute notre philosophie et malgr toute notrephnomnologie de la conscience du temps, enseigne que nous neproduisons pas le temps, mais qu'il nous entoure, nous encercle etnous domine de sa redoutable puissance:comment ne pas penser iciau fameux fragment d'Anaximandre sur le pouvoir du temps, o les

    hautement dialectique, figure par une srie de mlanges, dont les termes sontl'existence indivisible et l'existence divisible, puis le Mme indivisible et le Mmedivisible, puis la diffrence indivisible et la diffrence divisible (on trouvera chezRM Cornford, Plato's Cosmology, The Timaeus of Plato. translate with a running

    commentary, Londres, Kegan Paul, New York, Harcourt, Brace, 1937, p 59-67, un

    diagramme de cette constitution ontologique fort complexe, que Luc Brisson reprenddans le Mme et l'Autre dans la structure ontologique du Time de Platon, uncommentaire systmatique du Time de Platon (Paris, Klincksieck, 1974, p. 275), enoffrant une traduction trs clairante de ce difficile passage). Luc Brisson peut ainsireconstruire la structure entire du Time sous le signe de la polarit duMme et deYAutre, situant ainsi les bases de la philosophie du temps au mme niveau que ladialectique desgrands genresduSophiste Ajoutons un dernier trait qui loigne d'undegr supplmentaire l'ontologie du temps de toute psychologie humaine . ce sont desrapports harmoniques hautement labors (divisions, intervalles, mdits, rapportsproportionnels) qui prsident la construction de la sphre armillaire, avec son cercle

    du Mme, son cercle de l'Autre, et ses cercles intrieurs. Qu'est-ce que le temps ajoute cette structure dialectico-mathmatique complexe? D'abord, il scelle l'unit desmouvements de la grande horloge cleste; ce titre, c'est un singulier ( Une certaineimitation mobile de l'ternit, 37

  • 7/13/2019 tps rcit III

    28/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    alternances des gnrations et des corruptions se voient assujetties r ordre fixe du temps l?

    Un cho de cette antique parole se laisse encore entendre chezAristote, dans quelques-uns des petits traits que le rdacteur de laPhysique a joints au trait principal sur le temps. Dans deux de cestraits annexes, Aristote se demande ce que signifie tre dans letemps(220 b 32 - 222 a 9) et quelles choses sont dans le temps (222 b 30 - 223 a 15). Il s'efforce d'interprter cette expression dulangage courant, et celles qui lui font cortge, dans un sens compatible avec sa propre dfinition.

    Mais on ne peut pas dire qu'il y russisse pleinement. Certes, dit-il,exister dans le temps signifie plus qu'exister quand le temps existe :c'est tre dans le nombre. Or, tre dans le nombre, c'est tre envelopp{prikhtai) par le nombrecomme ce qui est dans unlieu est envelopp par le lieu (221 a 18). A premire vue, cetteexgse philosophique des expressions courantes n'excde pas lesressources thoriques de l'analyse antrieure. Mais c'est l'expressionelle-mme qui excde l'exgse propose; elle revient, plus forte,quelques lignes plus loin, sous la forme : tre envelopp par letemps , qui semble donner au temps une existence indpendante etsuprieure aux choses qui se dploient en lui (221 a 28). Commeentran par la force des mots, Aristote admet qu'on puisse dire que les choses subissent en quelque sorte l'action du temps(221 a 30),et reprend son compte le dicton qui veut que le temps consume,que tout vieillit sous l'action du temps, que tout s'efface la faveur dutemps (221 a 3 0 - 221 b2) 2 .

    Une fois encore, Aristote s'emploie dissiper l'nigme : Car, par

    1 Cit par V. Goldschmidt, op cit. p 85, n 5 et 6.2. P.F Conen ne s'tonne pas assez ici. l'expression tre dans le temps , pense-t-il,

    renvoie une reprsentation image du temps, sur la base de laquelle le temps est placdans une relation d'analogie avec le lieu. Par cette reprsentation, le temps est quelquepeu rifi, comme si de lui-mme il avait une existence indpendante et se dployaitau-dessus des choses qui sont en lui (op cit. p 145). Peut-on se borner noter lecaractre ouvertement mtaphorique de la tournure Mtre dans le temps** (p. 145)?N'est-ce pas plutt le vieux fond mythopoitique qui rsiste l'exgse philosophique7

    Conen, il est vrai, ne manque pas d'voquer cette occasion les intuitions prphilosophiques sous-jacentes ces expressions populaires (op cit, p 146sq )DansDie

    Grundprobleme der Phaenomenologie. G A. XXIV (trad fr. de J -F. Courtine, LesProblmes fondamentaux de la phnomnologie. Paris, Gallimard, 1985).Heideggerrencontre cette expression dans l'expos qu'il fait du plan du trait aristotlicien et seborne l'identifier son propre concept d'intra-temporalit quelque chose est dans letemps, il est intra-temporel [334] (285). Nous avons nous-mme ouvert la porte cette expression tre dans le temps, en l'incorporant au caractre temporel del'action au niveau deMimsis I, et donc celui de la prfiguration narrative de l'actionelle-mme

    28

  • 7/13/2019 tps rcit III

    29/432

    TEMPS DE LAME ET TEMPS DU MONDE

    lui-mme, le temps est plutt cause de corruption: c'est qu'il estnombre du mouvement, or le mouvement abolit ce qui existe(ibid.).Mais y russit-il? Il est trange qu'Aristote retourne la mmenigme quelques pages plus loin, sous une autre rubrique: Or, toutchangement, par sa nature, fait sortir d'un tat (ekstatikon)[H.Carteron traduisait :est dfaisant ] ;et c'est dans le temps quetoutes choses naissent et prissent; c'est pourquoi aussi les uns ont ditque le temps est ce qu'il y a de plus sage, mais le pythagoricien Paronle disait le plus ignorant, puisque c'est dans le temps que nousoublions:et son avis est plus sens(222 b 16-20). En un sens, il n'y al rien de mystrieux:il faut en effetfaire quelque chosepour que leschoses adviennent et progressent; il suffit de ne rien faire pour que leschoses tombent en ruine; nous attribuons alors volontiers la destruction au temps lui-mme. Il ne reste de l'nigme qu'une faon deparler: En ralit, le temps n'effectue mme pas cette destruction,mais elle se produit aussi, et par accident, dans le temps (226b24-25). L'explication a-t-elle nanmoins soustrait au temps sonaiguillon? Jusqu' un certain point seulement. Que signifie le fait que,si un agent cesse d'agir, les choses se dfont? Le philosophe peut biennier que le temps soit en tant que tel cause de ce dclin : une collusionsecrte semble aperue par la sagesse immmoriale entre le change-ment qui dfait - oubli, vieillissement, mort - et le temps quisimplement passe.

    La rsistance de cette sagesse immmoriale la clart philosophique devrait nous rendre attentifs la double inconcevabilit qui grvetoute l'analyse aristotlicienne du temps. Difficile concevoir estd'abord le statut instable et ambigu du temps lui-mme, pris entre lemouvement dont il est un aspect, et l'me qui le discrimine. Plusdifficile encore concevoir est le mouvement lui-mme, de l'aveumme d'Aristote au livre III de la Physique (201 b 24) : ne parat-ilpas tre quelque chose d'indfini (201b 24) au regard dessignifications disponibles de l'tre et du Non-tre? Et ne l'est-il pasen fait, ds lors qu'il n'est ni puissance ni acte? Que comprenons-nousquand nous le caractrisons comme l'entlchie de ce qui est enpuissance, en tant que tel (201 a 10-11 ) ' ?

    Ces apories qui terminent notre brve incursion dans la philosophiearistotlicienne du temps ne sont pas destines servir d'apologieindirecte en faveur de la psychologie augustinienne. Je tiens au

    1 P.F Conen,op cit, p 72-73, accorde volontiers cette double inconcevabilit durapport du temps au mouvement et du mouvement lui-mme

    29

  • 7/13/2019 tps rcit III

    30/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    contraire qu'Augustin n'a pas rfut Aristote et que sa psychologie nepeut se substituer - mais peut seulement s'ajouter - une cosmologie. L'vocation des apories propres Aristote vise montrer quece dernier ne rsiste pas seulement Augustin par la force de sesarguments, mais plus encore par la force des apories qui se creusentsous ses propres arguments:car, par-del l'ancrage du temps dans lemouvement, que ces arguments tablissent, les apories qu'ils ctoientdisent quelque chose de l'ancrage du mouvement lui-mme dans la

    phusis, dont le mode d'tre chappe la matrise argumentativemagnifiquement dploye dans le livre IV de la Physique.

    Cette descente aux abmes, en dpit de la phnomnologie de latemporalit, aurait-elle la vertu de substituer la cosmologie lapsychologie? Ou bien, faut-il dire que la cosmologie risque autant

    d'occulter la psychologie que celle-ci a occult la cosmologie? C'est ce constat drangeant qu'il faut bien se rendre, quelque chagrin qu'enconoive notre esprit pris de systme.

    Si, en effet, l'extension du temps physique ne se laisse pas driverde la distension de l'me, la rciproque s'impose avec le mmecaractre contraignant. Ce qui fait obstacle la drivation inverse,c'est tout simplement l'cart, conceptuellement infranchissable, entrela notion d'instant au sens d'Aristote et celle de prsent au sensd'Augustin. Pour tre pensable, l'instant aristotlicien ne requiertqu'une coupure opre par l'esprit dans la continuit du mouvement,en tant que celui-ci est nombrable. Or cette coupure peut trequelconque: n'importe quel instant est galement digne d'tre leprsent. Mais le prsent augustinien, dirions-nous aujourd'hui ensuivant Benveniste, c'est tout instant dsign par un locuteur commele maintenant de son nonciation. Que l'instant soit simplementquelconque et le prsent aussi singulier et dtermin que renonciationqui le contient, ce trait diffrentiel a deux consquences pour notrepropre investigation. D'une part, dans une perspective aristotlicienne, les coupures par lesquelles l'esprit distingue deux instantssuffisent dterminer un avant et un aprs par la seule vertu del'orientation du mouvement de sa cause vers son effet; ainsi, je puisdire:l'vnement A prcde l'vnement B et l'vnement B succde l'vnement A, mais je ne peux pas pour autant affirmer quel'vnement A est pass et l'vnement B futur. D'autre part, dansune perspective augustinienne, il n'y a de futur et de pass que parrapport un prsent, c'est--dire un instant qualifi par renonciation qui le dsigne. Le pass n'est antrieur et le futur n'est postrieurqu' un prsent dot de la relation de sui-rfrence, atteste par l'acte

    30

  • 7/13/2019 tps rcit III

    31/432

    TEMPS DE L'ME ET TEMPS DU MONDE

    mme dnonciation. Il en rsulte que dans la perspective augusti-nienne, l'avant-aprs, c'est--dire le rapport de succession, est tranger aux notions de prsent, de pass et de futur, et donc ladialectique d'intention et de distension qui se greffe sur cesnotions.

    Telle est la plus grande aporie du problme du temps - du moinsavant Kant; elle est tout entire contenue dans la dualit deVinstantet du prsent On dira plus loin de quelle manire l'oprationnarrative la fois la confirme et lui apporte la sorte de rsolution quenous appelons potique. Or, il serait vain de chercher dans lessolutions qu'Aristote apporte aux apories de l'instant l'indice d'unerconciliation entre l'instant cosmologique et le prsent vcu. Cessolutions se tiennent chez lui dans l'espace de pense mnag par ladfinition du temps commequelque chose du mouvement . Si ellessoulignent la relative autonomie du temps par rapport au mouvement,elles n'aboutissent jamais son indpendance.

    Que l'instant constitue une pice matresse de la thorie aristotlicienne du temps, le texte cit plus haut le dit assez: C'est bien cequi est dtermin par l'instant qui nous apparat comme l'essence dutemps; tenons cela pour acquis (219a 29). C'est en effet l'instantqui est fin de l'avant et commencement de l'aprs. C'est aussil'intervalle entre deux instants qui est mesurable et nombrable. A cetgard, la notion d'instant est parfaitement homogne la dfinitiondu temps comme dpendant du mouvement quant sonsubstrat :ellen'exprime qu'une coupure virtuelle dans la continuit que le tempspartage avec le mouvement et avec la grandeur en vertu de l'analogieentre les trois continus.

    L'autonomie du temps, quant Vessence, telle que les apories del'instant l'attestent, ne remet jamais en question cette dpendance debase. C'est ce qui ressort des petits traits annexes consacrs l'instant.

    Comment, demande-t-on, est-il possible que l'instant soit en un sensle mme et en un sens autre (219 b 12-32)? La solution renvoie l'analogie entre les trois continus: temps, mouvement, grandeur. Envertu de cette analogie, le sort de l'instant suit celui du corpsm . Or, celui-ci reste identique en ce qu'il est, bien qu'il soitautrepar la dfinition : ainsi, Coricos est mme en tant que transport,maisautrequand il est au Lyce ou quand il est au march : Donc lecorps m est diffrent en ce qu'il est tantt ici, tantt l; et l'instantaccompagne le mobile, comme le temps le mouvement(ibid.922-23).Il n'y a donc dans I'aporie qu'un sophisme par accident. Toutefois, leprix payer, c'est l'absence de rflexion sur les traits qui distinguent

    31

  • 7/13/2019 tps rcit III

    32/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    l'instant dupoint '. Or la mditation d'Aristote sur le mouvement, entant qu acte de ce qui est en puissance, conduit, elle, uneapprhension de l'instant qui, sans annoncer le prsent augustinien,introduit une certaine notion de prsent lie l'avnement queconstitue l'actualisation de la puissance. Une certaine primaut del'instant prsent dchiffre dans celle du mobile en acte2 semblebien faire la diffrence entre le dynamisme de l'instant et la purestatique du point, et exiger que l'on parle d'instant prsent et, parimplication, de pass et de futur. C'est ce que l'on verra plus loin.

    La seconde aporie de l'instant pose un problme analogue. En quelsens peut-on dire que le temps est continu grce l'instant, et divis

    I. Un lecteur instruit par Augustin rsoudrait Paporie en ces termes. Pinstant esttoujours autre, dans la mesure o les points quelconques du temps sont tous diffrents,en revanche, ce qui est toujours le mme, c'est le prsent, pour autant qu'il est chaquefois dsign par Pinstance de discours qui le contient. Si Pon ne distingue pas Pinstantet le prsent, il faut dire avec D. Ross *every now is a now. et, en ce sens, le mme,et le maintenantest autre simplement *by being an earlier or a later cross-section

    ofa movement (Aristotle's Physics. a revised text with introduction and commentary,Oxford, 1936, p 867). L'identit de Pinstant se rduit ainsi une tautologie. Parmi lescommentateurs qui ont cherch, au-del du texte d'Aristote, une rponse moins

    tautologique Paporie, P.F Conen cite (p. 81) Brocker, pour qui Pinstant serait lemme comme substrat en ce sens que *das wasjeweiligjetzt ist. ist dasselbe. sofern esGegenwart ist, jeder Zeitpunkt ist, wenn er ist und nicht war oder sein wird.Gegenwart L'instant serait toujours diffrent dans la mesure o jeder Zeitpunktwar erst Zukunfi. kommt in die Gegenwart und geht in die Vergangenheit (ibid )Autrement dit, Pinstant serait en un sens le prsent, en un autre sens un point du temps,le prsent toujours le mme parcourant des points de temps sans cesse diffrents Cettesolution est philosophiquement satisfaisante, dans la mesure o elle rconcilie le prsentet Pinstant Mais il faut avouer que ce n'est pas celle d'Aristote, tant elle rompt avecl'usage habituel de l'expressionho pot,au sens desubstratum, et ne rend pas compte

    de la rfrence de l'instant en tant que tel l'identit du transport que celle del'instant est cense suivre P.F. Conen(op cit, p 91 )propose une interprtation qui,comme celle de Ross, ne voudrait pas s'loigner du texte d'Aristote et ne recourrait pas la distinction entre le prsent et l'instant; l'identit de Pinstant serait la simultanitpartage par des mouvements diffrents Mais cette interprtation, qui n'vite Augustinque pour recourir Kant, s'loigne de l'argument d'Aristote, qui fait porter tout lepoids de l'identit de Pinstant sur la relation avant-aprs, laquelle, d'un autre point devue,constitue une alternative cratrice de diffrence. V Goldschmidt carte ce recours la simultanit pour interprter l'identit de l'instant tre dans un seul et mmeinstant (218 a 11-12) ne peut vouloir dire tre simultan, mais avoir mme substrat

    Le sujet communique son unit au mouvement dont Pavant-aprs peut alors tredoublement qualifi d'identique :en tant que c'est un seul et mme mouvement qui enest le substrat; et, quant son essence, distincte du mouvement, en tant que chaqueinstant fait passer l'acte la potentialit du mobile (p 50). Cette actualit dePinstant, fortement souligne tout au long du commentaire de V. Goldschmidt, estfinalement ce qui fait le dynamisme de l'instant, par-del l'analogie entre l'instant et lepoint.

    2 V Goldschmidt, op cit, p. 46,

    32

  • 7/13/2019 tps rcit III

    33/432

    TEMPS DE LAME ET TEMPS DU MONDE

    selon l'instant (220a 4)? La rponse, selon Aristote, ne requiertaucune addition la simple relation entre l'avant et Paprs:n'importequelle coupure dans uncontinuum distingue et unit. Aussi la doublefonction de l'instant, comme coupure et comme lien, ne doit-elle rien l'exprience du prsent et drive-t-elle entirement de la dfinition ducontinu par la divisibilit sans fin. Toutefois, Aristote n'a pas ignor ladifficult qu'il y a prserver, ici encore, la solidarit entre grandeur,mouvement et temps:le mouvement peuts'arrter, non le temps. Encela, l'instant ne correspond au point qu' en quelque manire (ps) (220 a 10): en effet, c'est en puissance seulement que l'instantdivise. Mais qu'est-ce qu'une division en puissance qui ne peut jamaispasser l'acte? Ce n'est que lorsque nous traitons le temps commeune ligne, par dfinition en repos, que la possibilit de diviser le tempsdevient concevable. Il doit donc y avoir quelque chose de spcifiquedans la division du temps par l'instant. Plus encore, dans le pouvoir dece dernier d'assurer la continuit du temps. Dans une perspectivecomme celle d'Aristote, o l'accent principal est mis sur la dpendance du temps au mouvement, la puissance unificatrice de l'instantrepose sur l'unit dynamique du mobile qui, tout en passant par unemultiplicit de points fixes, reste un seul et mme mobile. Mais le maintenantdynamique qui correspondrait l'unit du mouvementdu mobile appelle une analyse proprement temporelle, qui excde lasimple analogie en vertu de laquelle l'instant correspond en quelquemanire au point. N'est-ce pas ici que l'analyse augustinienne vient ausecours de celle d'Aristote? Ne faut-il pas chercher dans le tripleprsent le principe de la continuit et de la discontinuit proprementtemporelles?

    De fait, les termes prsent , pass futur ne sont pastrangers au vocabulaire d'Aristote; mais il ne veut y voir qu'unedtermination de l'instant et de la relation avant-aprs '. Le prsent,pour lui, n'est qu'un instant situ C'est d'un tel instant prsent querendent compte les expressions du langage ordinaire considres auchapitre 13 de Physique IV2. Or, celles-ci se laissent aisment

    1. Le glissement d'un vocabulaire l'autre peut tre observ dans cette notationfaite comme en passant* Et le temps est le mme partout, simultanment;mais, avant

    et aprs, il n'est pas le mme: le changement est bien lui aussi un quand il est prsent(parousa),mais, pass(ggnmn)ou venir (mellousa), il est diffrent (220 b 5-8)Aristote passe ainsi sans difficult des ides d'instant et d'avant-aprs celles deprsent, pass, futur, dans la mesure o seule est pertinente pour la discussion desapories l'opposition entre identit et diffrence

    2 C'est dans le voisinage d'analyses consacres aux expressions du langage ordinaire( tantt , un jour , jadis , soudain ) qu'Aristote a recours au vocabulaire duprsent, du pass et du futur L'instant assure la continuit du temps comme nous

    33

  • 7/13/2019 tps rcit III

    34/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    rduire l'armature logique de l'argument qui prtend rsoudre lesapories de l'instant. La diffrence entre instant quelconque et instantsitu ou prsent n'est, cet gard, pas plus pertinente, pour Aristote,que la rfrence du temps l'me. De mme que seul un tempsnombre rellement requiert une me qui distingue et qui compteeffectivement les instants, de mme seul un instant dtermin sedsigne comme instant prsent. La mme argumentation qui ne veutconnatre que lenombrabledu mouvement, qui peut tre sans me, neveut galement connatre que l'instant quelconque, savoir prcisment ce par quoi Tavant-aprs [du mouvement] est nombrable (219 b 26-28).

    Rien donc, chez Aristote, ne requiert une dialectique entre l'instantet le prsent,sinon la difficult, avoue, maintenir jusqu'au bout la

    correspondance entre l'instant et le point, dans sa double fonction dedivision et d'unification. C'est sur cette difficult que pourrait segreffer une analyse de type augustinien sur le triple prsent '. Pour

    Pavons dit il joint ensemble le pass et le futur; il est aussi la limite(pras)du temps*tant commencement de celui-ci et fin de celui-l (222a 10-12) Une fois encore,Aristote avoue l'imperfection de l'analogie avec le point. Mais cela ne se voit pas

    aussi clairement que sur le point en repos c'est que l'instant divise en puissance {ibid, 1 13-14) P F Conen, qui n'a pas suivi Brocker dans son interprtation de lapremire aporie (l'instant diffrent et mme), se rapproche de lui dans sa propreinterprtation de la deuxime aporie (l'instant diviseur et unificateur); selon lui,Aristote a eu deux notions de l'instant: tant qu'il le considrait comme un quant ausubstrat et comme diffrent quant l'essence, il le concevait en relation unemultiplicit de points d'une mme ligne En revanche, ds qu'il considrait le maintenant dans une certaine mesure comme l'unit du corps en mouvement, ilconcevait que l'instant produisait le temps, pour autant qu'il suit le destin du corps dansla production de son mouvement Selon la premire conception, de nombreux

    "maintenant" correspondent de nombreux points statiques, selon la seconde, unMmaintenant" dynamique correspond au corps qui se meut (p. 11S). Toutefois,PF. Conen pense pouvoir rconcilier in extremis les deux notions (p. 115-116) Iciencore, le recours de V Goldschmidt la notion d'instant dynamique, expression dePacte de la puissance, confirme et claire l'interprtation de Conen.

    1 Sans aller dans cette direction, V. Goldschmidt observe, propos des analyses duchapitre xiu Ici, il ne s'agit plus du temps dans son devenir, indiffrenci, mais d'untemps structur, et structur partir de l'instant prsent. Lequel ne dtermine plusseulement Pavant et Paprs (220 a 9), mais, plus prcisment, le pass et le futur{opcit., p 98) Il faut alors distinguer un sens strict et un sens large ou, si Pon prfre,

    driv, de l'instant: L'instant prsent est alors, non plus considr en soi, maisrapport " autre chose ", un futur (u il viendra ") ou un pass (M il est venu ")encore proche, le tout tant englob par le terme d'aujourd'hui On assiste donc, partir de l'instant ponctuel, un mouvement d'expansion vers le pass et le futur,proches ou lointains, au cours duquel des vnements * autres " rapports au prsentforment chaque fois, avec celui-ci, un laps de temps dtermin et quantifiable (227 a27)(p 99) Une certaine polysmie de l'instant parat alors invitable ( en combiende sens se prend l'instant,222 b 28), comme le suggrent les expressions du langage

    34

  • 7/13/2019 tps rcit III

    35/432

    TEMPS DE L'ME ET TEMPS DU MONDE

    celle-ci, en effet, seul un prsent gros du pass rcent et du futurprochain peut unifier le pass et le futur qu'en mme temps ildistingue. Mais, pour Aristote, distinguer le prsent de l'instant et lerapport pass-futur du rapport avant-aprs serait menacer la dpendance du temps au mouvement, seul principe ultime de la physique.

    C'est en ce sens que nous avons pu dire qu'entre une conceptionaugustinienne et une conception aristotlicienne il n'y a pas detransition pensable. C'est par un saut que Ton passe d'une conceptiono l'instant prsent n'est qu'une variante, dans le langage ordinaire,de l'instant, dont laPhysiqueest le dpositaire, une conception o leprsent de l'attention rfre titre primaire au pass de la mmoire etau futur de l'attente. Non seulement on ne passe d'une perspective surle temps l'autre que par saut, mais tout se passe comme si l'une taitcondamne occulter l'autre l. Et pourtant, les difficults propres l'une et l'autre perspective exigent que les deux perspectives soient

    concilies; cet gard, la conclusion de la confrontation entreAugustin et Aristote est claire : il n'est pas possible d'attaquer leproblme du temps par une seule extrmit, l'me ou le mouvement.

    ordinaire examines au chapitre xiv (lesquelles, des degrs divers, se rfrent l'instant prsent); V Goldschmidt commente L'instant mme, qui avait servi dterminer le temps par l'antrieur et le postrieur, et qui, dans cette fonction, taittoujoursMautre"(219 b 25), est maintenant situ cicompris comme instantprsent, partir duquel, dans les deux directions, bien qu'avec des sens opposs, s'organisentl'antrieur et le postrieur{op ct, p 110)

    1. Si une transition d'Aristote vers Augustin pouvait tre trouve dans la doctrined'Aristote, ne serait-ce pas, plutt que dans les apories de l'instant selon la Physique.dans la thorie du temps selon Vthique et la Potique1* C'est la voie qu'exploreV. Goldschmidt (op cit, p 159-174) le plaisir, en effet, chappant tout mouvement

    et toute gense, constitue un tout achev qui ne peut tre qu'une productioninstantane; la sensation, galement, se produit d'un seul coup; plus forte raison la vieheureuse qui nous arrache aux vicissitudes de la fortune. S'il en est ainsi, c'est dans lamesure o l'instant est celui d'un acte, qui est aussi une opration de conscience, o l'acte transcende le processus gntique dont cependant il est le terme (op cit.p. 181) Ce temps n'est plus celui du mouvement, soumis au rgime de l'acte imparfaitde la puissance C'est celui d'un acte achev A cet gard, si le temps tragique nerejoint jamais le temps physique, il s'accorde avec celui de l'thique. le temps quiaccompagne le droulement de la fable n'est pas celui d'une gense, mais celui d'uneaction dramatique considre comme un tout; c'est le temps d'un acte et non d'une

    gense (op cit, p 407-418) Mes propres analyses de la Potique d'Aristote, dansTemps et Rcit / s'accordent avec cette conclusion Ce rebondissement de la thoriearistotlicienne du temps est impressionnant, mais il ne conduit pas d'Aristote Augustin L'instant-totalit de Ythique ne se distingue de l'instant-limite de laPhysique que pour s'arracher au temps On ne peut plus dire de lui qu'il est dans letemps Ds lors, selon l'analyse de Victor Goldschmidt, c'est moins en directiond'Augustin que de Plotin et de Hegel que pointe l'instant-totalitc de Ythique etventuellement - de la Potique

    35

  • 7/13/2019 tps rcit III

    36/432

    LAPORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    La seule distension de Pme ne peut produire l'extension du temps; leseul dynamisme du mouvement ne peut engendrer la dialectique dutriple prsent.

    Notre ambition sera ultrieurement de montrer comment la potique du rcit contribue conjoindre ce que la spculation disjoint.Notre potique du rcit a besoin de la complicit autant que ducontraste entre la conscience interne du temps et la successionobjective, pour rendre plus urgente la recherche des mdiationsnarratives entre la concordance discordante du temps phnomnologique et la simple succession du temps physique.

  • 7/13/2019 tps rcit III

    37/432

    2

    Temps intuitifoutemps invisible?

    Husserl face Kant

    La confrontation entre le temps de l'me selon Augustin et le tempsde la physique selon Aristote n'a pas encore puis l'aportique dutemps; toutes les difficults de la conception augustinienne n'ontmme pas t portes au jour. L'interprtation du livre XI desConfessionsn'a cess de se mouvoir entre des clairs de vision et destnbres d'incertitude. Tantt Augustin s'crie: ici, je sais! ici, jecrois!Tantt il interroge:n'ai-je pas seulement cru voir? est-ce que jecomprends ce que je crois savoir? Y a-t-il donc quelque raisonfondamentale qui fait que la conscience du temps ne peut dpassercette alternance de certitude et de doute?

    Si j'ai choisi d'interroger Husserl ce stade de l'enqute surl'aportique du temps, c'est en raison de l'ambition majeure qui meparat caractriser sa phnomnologie de la conscience intime dutemps, savoirdfaire paratre le temps lui-mme par une mthodeapproprie et ainsi de librer la phnomnologie de toute aporie. Or,l'ambition de faire paratre le temps en tant que tel se heurte sans

    succs la thse essentiellement kantienne de Yinvisibilit de cetemps qui, au chapitre prcdent, paraissait sous le titre du tempsphysique et qui revient, dans la Critique de la Raison pure, sous letitre du temps objectif, c'est--dire du temps impliqu dans ladtermination des objets. Pour Kant, le temps objectif, nouvellefigure du temps physique dans une philosophie transcendantale,n'apparat jamais en tant que tel, mais reste toujours une prsupposition.

    37

  • 7/13/2019 tps rcit III

    38/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    1. L'apparatre du temps : les Leons de Husserl sur laphnomnologie de la conscience intime du temps

    V Introduction aux Leons sur la conscience intime du temps 'ainsi que les paragraphes 1 et 2 expriment bien l'ambition chezHusserl de soumettre une description directe ^apparatre du tempsen tant que tel. La conscience du temps doit alors tre entendue ausens de conscience *intime (inneres). Dans ce seul adjectif seconjuguent la dcouverte et l'aporie de toute la phnomnologie de laconscience du temps. C'est la fonction de la mise hors circuit

    (Auschaltung)du temps objectif de produire cette conscience intime,qui serait, titre immdiat, une conscience-temps (la langue allemande exprime parfaitement, par le moyen d'un substantif compos -

    Zeitbewusstsein -, l'absence d'intervalle entre conscience et temps).Qu'est-ce, en effet, qui est exclu du champ d'apparition, sous le titredu temps objectif? Exactement le temps du monde, dont Kant amontr qu'il reste une prsupposition de toute dtermination d'objet.Si l'exclusion du temps objectif est pousse par Husserl jusqu'au cur

    de la psychologie en tant que science d'objets psychiques2

    , c'est pour

    1 Edmund Husserl, Zur Phanomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1893-1917), dit par Rudolf Boehm, Husserliana, X, La Haye, Nijhoff, 1966 Selonl'importante prface de R Boehm, ces Leons sont le rsultat de la mise en tat(Ausarbeitung)des manuscrits de Husserl par Edith Stein qui fut l'assistante de Husserlde 1916 1918 C'est le manuscrit crit de la main d'Edith Stein qui, confi en 1926par Husserl Heidegger, a t publi par ce dernier en 1928, donc aprs l'tre et leTemps (1927), dans le t IX du Jahrbuch fur Philosophie und phanomenologische

    Forschung, sous le titre Edmund Husserls Vorlesungen zur Phanomenologie desinneren Zeitbewusstseins, trad fr de Henri Dussort, avec une prface de GrardGranel, sous le titreLeonspourunephnomnologie de la conscience intime du temps,Paris,PUF, 1964,1983. Autant il importe une reconstruction historique de la penseauthentique de Husserl de ne pas crditer Husserl de la lettre d'un texte prpar etcrit par Edith Stein, de soumettre un examen critique le texte principal la lumiredesBeiiagenet deserganzende Textepublis par R Boehm dansHusserliana, X, enfinde confronter les Leonsavec le manuscrit de Bernau en cours de publication par lesArchives Husserl (Louvain) - autant il est permis une investigation philosophiquecomme la ntre de prendre appui sur le texte des Leons tel qu'il a paru sous la

    signature de Husserl en 1928 et tel que R. Boehm Ta dit en 1966. C'est donc ce texte- et ce texte seul - que nous interprtons et discutons sous le titre de thoriehusserlienne du temps. Nous citons l'dition Boehm entre crochets et la traductionfranaise entre parenthses

    2 Il se peut bien du point de vue objectif que tout vcu, comme tout tre rel ettout moment rel de l'tre, ait sa place dans le temps objectif unique et par consquentaussi le vcu lui-mme de la perception de temps et de la reprsentation de temps {Leons, 1 [4] (6))

    38

  • 7/13/2019 tps rcit III

    39/432

    TEMPS INTUITIF OU TEMPS INVISIBLE?

    mettre nu le temps et la dure (ce terme tant toujours pris au sensd'intervalle, de laps de temps) apparaissant comme tels '. Loin queHusserl se borne recueillir l'impression premire, l'exprienceordinaire, c'est leur tmoignage qu'il rcuse; il peut bien appeler

    datum [6] (9) ce temps immanent du cours de la conscience ; cedatumest loin de constituer un immdiat; ou plutt, l'immdiat n'estpas donn immdiatement; il faut conqurir l'immdiat grand prix :au prix de suspendre toute prsupposition transcendante concernantdes existants (ibid.).

    Ce prix, Husserl est-il capable de le payer? On ne pourra rpondre la question qu'au terme de la troisime section des Leons..., quidemande une ultime radicalisation de la mthode de mise hors circuit.On doit toutefois observer que le phnomnologue ne peut viterd'admettre, au moins au dbut de son entreprise, une certainehomonymie entre lecours de la conscienceet lecours objectif dutemps du monde- ou encore entre le l'un aprs l'autredu tempsimmanent et la succession du temps objectif - ou encore entre lecontinuum de l'un et celui de l'autre, entre la multiplicit de l'un etcelle de l'autre. Nous ne cesserons par la suite de rencontrer deshomonymies comparables, comme si l'analyse du temps immanent ne

    pouvait se constituer sans des emprunts rpts au temps objectif mishors circuit

    On peut comprendre la ncessit de ces emprunts si Ton considreque l'ambition de Husserl n'est rien moins que d'laborer unehyltique de la conscience2. Or, pour que cette hyltique ne soit pasvoue au silence, il lui faut compter parmi les data phnomnologiques les apprhensions (Auffassungen) de temps, les vcus danslesquels apparat du temporel au sens objectif [6] (9). Ce sont cesapprhensions qui permettent de tenir un discours sur l'hyltique, parisuprme de la phnomnologie de la conscience intime du temps.D'elles, Husserl admet qu'elles expriment des caractres d'ordre dansle temps senti et qu'elles servent de base la constitution du temps

    1. Ce que nous acceptons n'est pas l'existence d'un temps du monde, l'existenced'une dure chosique, ni rien de semblable, c'est le temps apparaissant, la dure

    apparaissante en tant que tels Or ce sont l des donnes absolues, dont la mise en douteserait vide de sens [S] (7). Suit une dclaration nigmatique Ensuite, il est vrai,nous admettons aussi (Ailerdings auch) un temps qui est, mais ce n'est pas le tempsd'un monde de l'exprience, c'est le temps immanent, du cours de la conscience (ibid).

    2. Par hyltique, Husserl entend l'analyse de la matire(hyi)- ou impression brute -d'un acte intentionnel, telle la perception, abstraction faite de la forme imorphe) quil'anime et lui confre un sens

    39

  • 7/13/2019 tps rcit III

    40/432

    L'APORTQUE DE LA TEMPORALIT

    objectif lui-mme '. Or, on peut se demander si ces apprhensions,pour arracher l'hyltique au silence, ne doivent pas emprunter auxdterminations du temps objectif, connues avant la mise hors circuit2.Parlerions-nous duen mme tempssenti, si nous ne savions rien dela simultanit objective, de la distance temporelle, si nous ne savionsrien de l'galit objective entre intervalles de temps3?

    1. Ces deux fonctions des apprhensions - assurer la dicibilit du temps senti, rendrepossible la constitution du temps objectif - sont troitement lies dans le texte suivant Lesdatade tempsusentis"ne sont pas simplement sentis, ils sont chargs (behafiet)de caractres d'apprhension et ces derniers appartiennent leur tour certainesexigences et certaines possibilits lgitimes:la possibilit de mesurer les uns aux autresles temps et les relations de temps qui, sur la base desdatasentis, apparaissent;celle deles placer de telle et telle manire dans des ordres objectifs, celle de les placer de telleet telle manire en ordres apparents et rels. Ce qui se constitue l comme treobjectivement valable est finalement Punique temps objectif infini, dans lequel toutechose et tout vnement, les corps avec les proprits physiques, les mes avec leurstats psychiques, ont leur place temporelle dtermine, dterminable par le chronomtre [7] (12). Et plus loin: En langage phnomnologique* l'objectivit ne seconstitue prcisment pas dans les contenus M primaires *\ mais dans les caractresd'apprhension et dans la conformit des lois, qui leur appartient par essence [8](13).

    2. La comparaison du doublet temps objectif/temps immanent avec le doublet rougeperu/rouge senti renforce le soupon. Le rouge senti est un datum phnomnologique qui, anim par une certaine fonction d'apprhension, prsente une qualitobjective, il n'est pas lui-mme une qualit Une qualit au sens propre, c'est--dire uneproprit de la chose apparaissante, ce n'est pas le rouge senti, mais le rouge peru Lerouge senti ne s'appelle rouge que de manire quivoque, car rouge est le nom d'unequalit chosique [6] (10). Or, c'est le mme genre de ddoublement et derecouvrement que la phnomnologie du temps suscite: Si nous nommonsMsenti " undatumphnomnologique qui, grce l'apprhension, nous fait prendre conscience dequelque chose d'objectif comme donn en chair et en os (qu'on appelle ds lors**objectivement peru "), alors nous avons distinguer galement et au mme sens un

    temporel "senti " et un temporel " peru ". Ce dernier signifie le temps objectif[7](M).

    3 A cet gard, Grard Granel(Le Sens du temps et de la perception chez E Husserl,Paris,Gallimard, 1958) n'a pas tort de voir dans lesLeons pour une phnomnologie

    de la conscience intime du temps une entreprise contre-courant de toute laphnomnologie husserlienne, dans la mesure o celle-ci est par excellence unephnomnologie de la perception Pour une telle phnomnologie, une hyltique dusenti ne peut tre que subordonne une notique du peru VEmpflndung (sensation,impression) est ds toujours dpasse dans la vise de la chose. L'apparatre parexcellence est celui du peru, non celui du senti;il est ds toujours travers par la vise

    de la chose. C'est donc par une inversion du mouvement de la conscience intentionnelletourne vers l'objet que l'on peut riger le senti en apparatre distinct, dans unehyltique elle-mme autonome II faut alors admettre que c'est seulement titreprovisoire que la phnomnologie tourne vers l'objet subordonne l'hyltique lanotique, en attendant l'laboration d'une phnomnologie pour laquelle la couchesubordonne deviendrait la couche la plus profonde La Phnomnologie de laconscienceintime du tempsappartiendrait par anticipation cette phnomnologie plusprofonde que toute phnomnologie de la perception. La question est ainsi pose de

    40

  • 7/13/2019 tps rcit III

    41/432

    TEMPS INTUITIF OU TEMPS INVISIBLE?

    La question devient particulirement pressante lorsque Ton considre lesloisqui, selon Husserl, rgissent les enchanements temporelssentis.Husserl ne doute point que des vrits aprioriques[10] (15)adhrent ces apprhensions, elles-mmes inhrentes au temps senti.De ces vrits aprioriques drive Va priori du temps, savoir que Tordre temporel bien tabli est une srie bidimensionnelle infinie,que deux temps diffrents ne peuvent jamais tre ensemble, que leurrelation est irrversible, qu'il y a une transitivit, qu' chaque tempsappartient un temps antrieur et un temps postrieur, etc. - Voil quisuffit pour l'introduction gnrale [10] (16). Le pari pourrait donctre tenu queVa priori du temps est susceptible d'tre tir au clairen explorant la conscience du temps, en amenant au jour saconstitution essentielle et en dgageant les contenus d'apprhension etles caractres d'acte qui appartiennent ventuellement de faonspcifique au temps et desquels relvent essentiellement les caractresaprioriques du temps [10] (15).

    Que la perception de la dure ne cesse de prsupposer la dure dela perception n'a pas paru Husserl plus embarrassant que lacondition gnrale laquelle est soumise toute la phnomnologie, ycompris celle de la perception, savoir que, sans familiarit pralableavec le monde objectif, la rduction elle-mme serait prive de toutpoint d'appui. C'est le sens gnral de la mise hors circuit qui est icien question:elle ne saurait supprimer quoi que ce soit, elle se borne changer la direction du regard, sans perdre de vue ce qui est mis horscircuit. La conversion l'immanence, en ce sens, consiste en unchangement de signe, comme il est dit dansIdes/, 32; changementde signe qui n'interdit pas l'emploi des mmes mots - unit de son,apprhension, etc. -, lorsque le regard se dplace du son qui dure au mode de son comment ' . Toutefois la difficult est redouble avec

    savoir si une hyltique du temps peut s'affranchir de la notique qu'exige laphnomnologie tourne vers l'objet, et si elle peut tenir la promesse du 85 de Ides

    directrices pour une phnomnologie et une philosophie phnomnologique pures, t I(trad. fr. Paris, Gallimard, 1950, 1985), savoir de descendre dans les profondeursobscures de l'ultime conscience qui constituent toute temporalit du vcu C'est dans

    Ides,I, 81, que la suggestion est faite que la perception pourrait ne constituer que leniveau superficiel de la phnomnologie et que l'ensemble de l'ouvrage ne se situe pasau niveau de l'absolu dfinitif et vritable. Or le 81 renvoie prcisment aux Leonsde 1905 sur la conscience intime du temps Nous savons du moins quel est le prix payer. rien moins qu'une mise hors circuit de la perception elle-mme.

    1 Ainsi le terme Erscheinung (apparition) peut-il tre conserv: c'est son sens quiest rduit. Il en est de mme du terme percevoir: nous parlons de perception l'gardde la dure du son [25] (39).

    41

  • 7/13/2019 tps rcit III

    42/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    la conscience intime du temps, dans la mesure o c'est sur uneperception dj rduite que la phnomnologie opre une rduction,cette fois, duperu ausenti, afin de s'enfoncer dans les couches plusprofondes d'une hyltique soustraite au joug de la notique. On nevoit pas, pourtant, qu'une hyltique puisse tre labore par une autrevoie que cette rduction dans la rduction. Le revers de cettestratgie, ce sont les homonymies, les ambiguts de vocabulaire,entretenues par la persistance de la problmatique de la chose peruesous la rature de l'intentionnalit ad extra. D'o le paradoxe d'uneentreprise qui prend appui sur l'exprience mme qu'elle subvertit.

    Or cette quivoque me parat mettre au compte, non d'un checpur et simple de la phnomnologie de la conscience intime du temps,mais des apories qui sont le prix toujours plus lev d'une analysephnomnologique toujours plus affine.

    C'est accompagn de ces perplexits que nous allons nous tournervers les deux grandes trouvailles de la phnomnologie husserliennedu temps: la description du phnomne de rtention - et de sonsymtrique, la protention -, et la distinction entre rtention (ousouvenir primaire) et ressouvenir (ou souvenir secondaire).

    Afin de pouvoir commencer son analyse de la rtention, Husserl sedonne l'appui de la perception d'un objet aussi insignifiant quepossible:unson,donc un quelque chose qu'il est possible de dsignerd'un nom identique et que l'on tient pour effectivement le mme:unson;unson '. Un quelque chose, donc, dont Husserl voudrait faire nonun objet peru, face moi, mais un objetsenti.En vertu de sa natureelle-mme temporelle, le son n'est que sa propre incidence, sa propre

    succession, sa propre continuation, sa propre cessation 2

    . A cet gard,1. Des l'introduction, Husserl s'est accord cette licence :Que la conscience d'un

    processus sonore, d'une mlodie que je suis en train d'entendre, montre une succession,c'est l pour nous l'objet d'une vidence qui fait apparatre le doute et la ngation, quelsqu'ils soient, comme vides de sens [S] (7). Avec l'expression un son , Husserl ne sedonne-t-il pas l'unit de dure exige par l'intentionnalit elle-mme. Il le semble, dansla mesure o l'aptitude d'un objet tre apprhend commemmerepose sur l'unit desens d'une vise concordante (D Souche-Dagues, Le Dveloppement de l'intentionnalit dans la phnomnologie husserlienne. La Haye, Nijhoff, 1972).

    2. Grard Granel caractrise trs heureusement les Leonscomme une phnomnologie sans phnomnes (op. cit.. p 47), o l'on s'emploierait dcrire laperception avec ou sans le peru(p 52). Je ne suis plus Granel quand il rapproche leprsent husserlien de l'absolu hglien ( l'intimit dont il s'agit ici est l'intimit del'Absolu, c'est--dire le problme hglien qui survient ncessairement aprs le rsultatdes vrits de niveau kantien , p. 46) L'interprtation que je propose de la troisimesection des Leons exclut ce rapprochement, dans la mesure o c'est le flux entier,autant que le prsent vivant, qui, selon Granel, serait port l'absolu.

    42

  • 7/13/2019 tps rcit III

    43/432

    TEMPS INTUITIF OU TEMPS INVISIBLE?

    l'exemple augustinien de la rcitation du vers de l'hymne Deuscreator omnium, avec ses huit syllabes alternativement longues etbrves, proposerait, si l'on entend bien Husserl, un objet tropcomplexe pour tre maintenu dans la sphre immanente; il en va demme, chez Husserl lui-mme, de l'exemple de la mlodie, qu'il netarde pas carter de son propos. A cet objet minimum - le son quidure - Husserl donne le nom trange de Zeitobjekt, que GrardGranell a raison de traduire par tempo-objet, pour en souligner lecaractre insolite. La situation est la suivante : d'une part, le tempsobjectif est suppos rduit et on demande au temps lui-mmed'apparatre comme un vcu; d'autre part, pour que le discours surl'hyltique ne soit pas rduit au silence, il faut le support d'un quelquechose peru. La troisime section dira si, pour aller jusqu'au bout dela mise hors circuit, on peut suspendre le ct objectif rsiduel dutempo-objet. En attendant, c'est le tempo-objet en tant qu'objet rduitqui fournit sontlos l'investigation; c'est lui qui indique ce qu'il fautconstituer dans la sphre de pure immanence, savoir la dure, ausens de la continuation du mme travers la succession des phasesautres. On peut dplorer l'ambigut de cette trange entit: c'estpourtant elle que nous devons une analyse du temps qui est d'embleune analyse de la dure, au sens de lacontinuation,de lapersistanceconsidre comme telle (Verharren als solches, ibid.), et non passeulement de la succession.

    La trouvaille de Husserl, en ce point, c'est que lemaintenantnese contracte pas dans un instant ponctuel, mais comporte uneintentionnalit longitudinale (pour l'opposer l'intentionnalit transcendante qui, dans la perception, met l'accent sur l'unit de l'objet),en vertu de laquelle il est la fois lui-mme et la rtention de la phasede son qui vient tout juste (soeben) de s'couler, ainsi que laprotention de la phase imminente. C'est cette dcouverte qui luipermet de se dbarrasser de toute fonction synthtique surajoute un divers, ft-elle l'imagination selon Brentano. Le l'un aprsl'autre , dont nous retrouverons plus loin la formulation chez Kant,est essentiel l'apparatre des tempo-objets; par persistance, en effet,il faut entendre l'unit de la dure (Dauereinheit) du son, supposrduit au statut de pure donne hyltique ( 8, dbut) : Il commenceet il cesse, et toute l'unit de sa dure, l'unit de tout le processus dans

    1. Par Zeitobjekte [Dussort traduit: objet temporel, Granel: tempo-objet], ausens spcial du terme,nous entendons des objets qui ne sont pas seulement des unitsdans le temps, mais contiennent aussi en eux-mmes l'extension temporelle (Zeitexten-

    sionj * [23] (36).

    43

  • 7/13/2019 tps rcit III

    44/432

    L'APORTIQUE DE LA TEMPORALIT

    lequel il commence et finit, "tombe" aprs sa fin dans le passtoujours plus lointain [24] (37). 11 n'y a pas de doute : le problmeest celui de la dure comme mme. Et la rtention, simplementnomme ici, est le nom de la solution cherche.

    Ds lors, l'art de la description phnomnologique rside dans ledplacement de l'attention du son qui dure la modalit de sapersistance. Encore une fois, la tentative serait vaine si la pure donnehyletique tait amorphe et ineffable; en fait, je peux appeler maintenant la conscience du son son d