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8/3/2019 Tradition Et Science
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Article paru dans la revue Vers La Tradition n 39 (1990)
Rflexions sur tradition et science moderne
I1 y a une dizaine dannes, du premier au cinq octobre 1979 exactement,
se tint Cordoue, sous lgide de France-Culture, un colloque qui eut un
certain retentissement, en partie grce aux actes qui en furent publis sous
le titre Science et Conscience : Les deux lectures de lunivers.1
Pendantquelques jours, des dizaines de spcialistes venus de divers horizons
et reprsentant lensemble des domaines de la recherche scientifique, de
la physique thorique aux sciences dites humaines , confrontrent
leurs points de vue dans cette ville dEspagne choisie pour avoir servi de
cadre, quelque huit sicles plus tt, la rencontre dAverros et dIbn
`Arab. Lobjet dclar de cette concentration de ttes pensantes : renouer
entre science et tradition les fils rompus depuis le treizime sicle, depuiscette poque symboliquement caractrise par le dpart dIbn `Arab pour
lOrient.
Les dbats, certes, ne manqurent pas dintrt, mais surtout, ce qui est
particulirement frappant aprs coup, cest que ces exposs et ces
discussions contiennent en germe la trs abondante littrature que lon
voit fleurir depuis quelques annes sur le sujet des rapports entreconnaissance scientifique et sagesse traditionnelle.
On peut lgitimement tre amen se demander ce quil faut penser de
ces tentatives de plus en plus nombreuses faites pour concilier la science
(souvent reprsente en loccurrence par la physique fondamentale) et la
tradition. Ceux qui ont lu et mdit luvre de Ren Gunon ne peuvent
pas ne pas considrer avec la plus extrme circonspection toute dmarche
de ce genre. Pour aboutir une synthse vritable, et non au pire des
syncrtismes, il faudrait en effet, pour dire le moins, respecter la relationde subordination qui doit normalement exister entre la connaissance
relative, contingente, qui sapplique au domaine cosmologique, et la
connaissance des principes laquelle celle-l se rattache ncessairement.
Cela supposerait donc que les sciences soient tudies selon un point de
vue traditionnel, au lieu que la tradition soit approche par une dmarche
qui, pour rclamer un largissement de ce qui est gnralement considr
comme scientifique, nen apparat pas moins, aprs analyse approfondie,comme irrmdiablement profane.
1 Stock, 1980.
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Cest ce point que larticle quon va lire voudrait sattacher mettre en
vidence - non toutefois sans nuances, car nous ne prconisons nullementde brler tous les livres de physique ! - devant ce qui, au vu du nombre
sans cesse croissant douvrages se rfrant cette question, prend lesallures dune urgente ncessit.
Jusqu une poque relativement rcente, les rapports entre tradition et
science moderne se limitaient gnralement un dialogue de sourds, que
lon peut trs schmatiquement et en simplifiant beaucoup rsumer
comme suit :
- selon le point de vue traditionnel, la science moderne est illgitime et
peut mme tre considre comme purement et simplement
inexistante , car elle ne saurait avoir aucun rapport effectif avec les
doctrines traditionnelles. Elle est illgitime, non pas tant par son objet,
qui, quoique relatif et contingent par lui-mme, nen possde pas moins
un certain degr de ralit qui peut en justifier ltude, que par son pointde vue irrmdiablement profane, qui consiste essentiellement
envisager les choses sans les rattacher aucun principe transcendant, et
comme si elles taient indpendantes de tout principe, quil ignore
purement et simplement, quand il ne va pas jusqu le nier dune faon
plus ou moins explicite ;2
- pour la science moderne, le point de vue traditionnel est galementinexistant, non parce quil nexiste pas en tant que tel, mais parce quil
nest pas et ne saurait tre objet de science. Encore sagit-il l de lhy-
pothse la plus favorable, car cette attitude scientifique ne dgnre
que trop souvent en un scientisme militant dont lair un peu dsuet ne doit
pas faire oublier quil est loin dtre teint, y compris dans ses
manifestations les plus caricaturales.
Par ailleurs, toutes les tentatives entreprises pour concilier ces deuxpoints de vue se ramenaient soit vouloir dfendre les doctrines
traditionnelles contre les attaques dont elles ont pu tre lobjet, soit
tenter de trouver dans les thories scientifiques des confirmations de ces
doctrines. Dans les deux cas, il sagit dune attitude que Ren Gunon a
pu qualifier d apologtique , et dont lerreur est de discuter les
arguments de la science moderne sur son propre terrain, cest--dire en
somme de se placer un point de vue profane, alors que la tradition se
caractrise au contraire par son rattachement des principes
2 Ren Gunon : La science profane devant les doctrines traditionnelles, inMlanges, Gallimard,1976, p. 229 et p. 224.
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transcendants. Une telle attitude prsente non seulement le grave
inconvnient de faire perdre de vue ces principes mmes, qui sont
pourtant lessentiel, mais encore celui de sembler faire dpendre la vritde la doctrine de thories par nature hypothtiques et changeantes, et qui
peuvent tre remises en cause trs rapidement par ce quil est convenudappeler le progrs de la science. Linutilit et le danger de telles
compromissions ont t excellemment exposs par Ren Gunon en
plusieurs occasions ; aussi pourrait-il paratre vain de revenir sur cette
question. La science moderne, ou plus exactement le point de vue dont
elle procde, ayant t jug, et bien jug, il semblerait quil ne soit plus
ncessaire den parler.
Nous croyons au contraire quil y a lieu dy revenir, car, outre le fait quil
est parfois bon de rappeler certaines vrits, nous nous trouvons
actuellement devant une prolifration littralement envahissante
douvrages ayant pour sujet prcisment les rapports entre science et
tradition ; or, et cest ici la raison principale qui ncessite une mise au
point, ces ouvrages prsentent un caractre diffrent de la simple attitude apologtique que nous venons de rappeler. Depuis un certain nombre
dannes se dveloppe en effet tout un courant de pense (dont on
pourrait faire remonter, sinon lorigine, du moins lessor actuel, au
mouvement ayant accompagn la parution du Matin des Magiciens et dela revue Plante, mais qui sest considrablement amplifi et diversifi
depuis lors tout en sappuyant sur une plus large caution scientifique ,surtout depuis le colloque de Cordoue) qui tend au fond accrditerlide selon laquelle les doctrines traditionnelles et les thories
scientifiques actuelles disent la mme chose. Il y a l un glissementsubtil, et auquel on risque de ne pas prendre suffisamment garde : il ne
sagit plus de lide, dj critiquable de par la perspective dans laquelle
elle est nonce, que la tradition nest pas en contradiction avec telle ou
telle dcouverte de la science moderne, mais bel et bien de suggrer
lide dune communaut de nature entre thories scientifiques et
doctrines traditionnelles. Nous nexagrons nullement ; si lon tait tentde le croire, que lon en juge daprs lchantillon suivant, tir dun
ouvrage ayant connu un certain succs :
Le Brahman des hindous comme le Dharmakaya des bouddhistes et le
Tao des taostes peuvent tre considrs, peut-tre, comme le champ
unifi suprme dou proviennent non seulement tous les phnomnes
tudis en physique, mais aussi tous les autres phnomnes. 3
3 Fritjof Capra : Le Tao de la Physique, Sand, 1985, p. 215.
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Naturellement, les choses ne sont pas toujours affirmes aussi
brutalement ; nanmoins, il est hors de doute que cest l ce qui est
sous-entendu en dernire analyse. Il serait dailleurs naf de sen tonner :le point de vue profane sert au fond souvent couvrir un point de vue
foncirement antitraditionnel. En toute logique, les scientifiques devraientsinterdire de parler de ce qui ne relve pas de leur domaine ; et il sen
trouve dailleurs parmi eux certains qui ont lhonntet de faire leur cette
attitude. A tout prendre, il est encore prfrable, sans doute, de se heurter
un rationalisme obtus que de risquer de succomber des confusions
dautant plus insidieuses quelles se prsentent sous des apparences
favorables aux doctrines traditionnelles.
La prtendue identit entre ces doctrines et les thories scientifiques ne se
donne gnralement pas pour telle, mais se prsente sous la forme
danalogies nombreuses, que lon peut classer, dans une premire
approche, en deux catgories : certaines semblent avoir une apparence de
fondement, et mriteraient une discussion approfondie, afin dexaminer
jusqu quel point ces analogies sont lgitimes, ou plus exactementpourraient tre lgitimes condition dtre envisages dans une
perspective authentiquement traditionnelle4
; dautres sont franchement
incongrues (quel rapprochement autre que purement verbal peut-on faire
entre la voie octuple des hadrons et la voie octuple prche par le
Bouddha, voil ce quavec la meilleure volont du monde nous ne
pouvons apercevoir) ou immdiatement inacceptables. Voyons quelquesexemples de ces dernires.
Cest ainsi quen illustration de louvrage dj cit, on peut voir cte
cte deux photographies, dont lune reprsente une page de sanscrit,
lautre une page couverte dquations de la thorie quantique des
4 Parmi les points dvelopps par la science moderne et qui pourraient tre tudis dans cette optique,
mentionnons rapidement titre dexemple : linterdpendance, en microphysique contemporaine, entrelobservateur et le phnomne observ ; linvariance relativiste et ses consquences (abandon de
lespace et du temps absolus , quivalence de la masse et de lnergie) ; la notion de vide en
mcanique quantique ; etc Ltude de ces diffrents points demanderait de longs dveloppements
que nous ne pouvons songer intgrer dans le cadre du prsent article. Profitons tout de mme de
loccasion pour signaler que, contrairement une opinion trop rpandue, la thorie de la relativit
naffirme nullement que tout est relatif , mais bien que les lois physiques sont les mmes pour tous
les observateurs et que cest prcisment ce principe dinvariance qui a pour consquence le fait que
des observateurs en mouvement les uns par rapport aux autres obtiendront des rsultats diffrents
lorsquils feront des mesures. Cette thorie exprime donc dans son ordre quune mme vrit apparat
ncessairement sous des formes diffrentes lorsquelle est apprhende sous des points de vue
diffrents.
Nous devrons nous contenter ici de ces quelques allusions qui pourront ventuellement suggrer des
axes de rflexion, mais montreront aussi que notre propos ne procde pas dun quelconque obscurantisme niant par avance tous les rsultats de la science, notre but tant simplement de
raffirmer la ncessaire hirarchie entre les principes et leurs applications.
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champs !5
Comme sil suffisait quune chose soit incomprhensible pour
le commun des mortels pour prsenter un quelconque caractre
initiatique ! Dautres ides dveloppes dans le mme ouvrage sont de lamme veine : celle, par exemple, selon laquelle le physicien et le
mystique doivent tous deux subir une longue prparation avant depouvoir exprimenter , lun dans son laboratoire, lautre dans sa
conscience ; ou encore que la parole est impuissante communiquer le
rsultat de leurs expriences. A ce compte, un pianiste virtuose ou un
champion dchecs sont galement fort avancs dans le domaine de la
connaissance initiatique ! Abrgeons une critique quil ne serait que trop
facile de poursuivre dans le dtail. Il y a l une vidente confusion entre
des ordres de ralit qui nont aucune commune mesure ; car si le mental
semble atteindre la limite extrme de ses possibilits dabstraction dans
les thories physiques contemporaines, il est clair nanmoins quil ny a
l rien qui lui permette de quitter de quelque faon que ce soit le domaine
qui lui est propre ; tandis que la connaissance mtaphysique est par nature
entirement diffrente puisquelle se fonde sur une intuition supra-
rationnelle.
Cette confusion, qui sexplique simplement par le fait que les doctrines
traditionnelles sont envisages dune manire profane, nest somme toute
quun cas particulier de la confusion du psychique et du spirituel, si
souvent dnonce par Ren Gunon. Si cela ne vient pas immdiatement
lesprit propos de ce qui nous occupe, cest parce que le terme psychique voque plus volontiers le domaine trouble du subconscientque lactivit mentale, qui du moins se veut rationnelle, du scientifique. Il
est nanmoins hors de doute que cette activit, prcisment parce quelle
ne dpasse pas - et ne peut pas dpasser - le domaine rflexif, se situe
dans le domaine du psychique et que comme telle, cest--dire en tant
quelle reste livre elle-mme, le domaine spirituel lui reste ferm. Cela
ne veut videmment pas dire que cette activit rationnelle ne puisse se
rattacher des principes dun ordre suprieur ; et cest mme l ce qui
devrait avoir lieu dans une civilisation normale. Mais mme dans ce cas,il ne pourrait sagir que de lapplication, un ordre de ralit contingent,
de principes qui le transcendent.
Si lon se demande maintenant quelle pourrait tre la meilleure manire
de lutter contre cette confusion du psychique et du spirituel, il ne nous
5Le Tao de la Physique, op. cit., pp. 128-129. Toujours plus fort : une revue tout fait caractristiquede la tendance que nous tudions ici montre en illustration dun article intitul Science et nouvelle
conscience une photographie de la grande galerie du temple de Rmshvara ct de celle dunacclrateur de particules (Troisime Millnaire, n6, pp. 58-59). Quentend-on suggrer exactementpar de pareils rapprochements ?
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semble pas que la solution rside dans une ngation pure et simple de la
science, mais plutt dans une tentative dintgration, en partant dun point
de vue traditionnel, de ce que la science moderne peut contenir de vritrelative. Nous avons certes dit que la science profane tait ngligeable
vis--vis de la doctrine traditionnelle ; il nous faut donc nous expliquer unpeu plus longuement sur cette question. Il y a selon nous deux points
prendre en considration.
Le premier point se fonde sur des considrations dopportunit. Il est clair
que le seul remde vritable la confusion dont nous parlions serait un
redressement gnral de la mentalit, redressement qui ne pourrait se
produire qu la condition que notre civilisation en revienne se fonder
sur des principes dordre traditionnel. Or, supposer que cela puisse se
produire - autrement qu la suite dun cataclysme qui verrait disparatre
notre civilisation comme telle - il faudrait ncessairement faire une place,
si lon peut dire, un certain nombre dlments qui font partie intgrante
de la connaissance que lhomme a de lunivers qui lentoure. Tout tre
humain a besoin de se reprsenter le monde dans lequel il vit. Cettereprsentation rsulte gnralement de ce quil a appris durant son
enfance. Dans une socit traditionnelle, il ny a pas de solution de
continuit entre les principes et la cosmologie qui en forme comme le
prolongement et lapplication au monde sensible. Pour lhomme
moderne, il en va tout autrement : mme si celui-ci reste rattach une
forme traditionnelle, par exemple la religion dans laquelle il a grandi, il adautre part reu, gnralement lcole, une ducation dont leffet nepeut tre sous-estim en pratique, et qui la conduit admettre comme
vrits indiscutables un certain nombre de thories scientifiques dont
laccord avec les principes traditionnels ne laisse pas dtre
problmatique plus dun titre. Dans ces conditions, nous ne pensons pas
que lon puisse entirement passer sous silence la question de savoir ce
quil faut faire de cet encombrant bagage dont on nous a charg le
cerveau, car sil est vrai quil est ngligeable en principe vis--vis de la
doctrine, en pratique la solution consistant dire quil faut purement etsimplement sen dbarrasser est peut-tre un peu trop radicale pour ne pas
prsenter certaines difficults. En outre, comme la fait remarquer Ren
Gunon propos des mfaits de la vulgarisation, ces thories affectent
indistinctement par l tous ceux qui... ne sont pas des "spcialistes", et
parmi lesquels il en est srement, si peu nombreux quils soient, qui, sils
ne subissaient pas de telles influences, auraient des possibilits de
comprhension dun ordre suprieur.6
6 R. Gunon, loc. cit., p. 227.
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Le second point est un point de principe. Il y a lieu en effet de distinguer
le point de vue de la science moderne qui, comme nous lavons vu, est
illgitime, de son objet, dont ltude ne lest pas ncessairement, ce quiest par exemple le cas de la physique, au sens large du terme, cest--dire
entendue comme science de la nature. Citons une fois de plus RenGunon :
On pourrait se demander si, malgr tout, une telle science ne peut pas
tre lgitime, en rtablissant, pour la part de vrit quelle peut contenir
dans un ordre relatif, le lien avec les principes, qui seul permettrait de
comprendre effectivement cette vrit comme telle. Assurment, cela
nest pas impossible dans certains cas, mais alors ce nest plus de la
mme science quil sagirait en ralit, puisque cela impliquerait un
changement complet de point de vue, et que, par l mme, un point de
vue traditionnel serait substitu au point de vue profane... Sil en tait
ainsi, ce qui pourrait tre conserv devrait tre soigneusement distingu
de ce qui serait au contraire liminer, cest--dire de toutes les
conceptions fausses auxquelles lignorance des principes na permis quetrop facilement de sintroduire ; et la formulation mme des vrits aurait
le plus souvent besoin dtre rectifie, car elle est presque toujours
influence plus ou moins gravement par ces conceptions fausses
auxquelles les vrits en question se trouvent associes dans la science
profane. 7
Ces considrations suffiront montrer que la lgitimation de certainesvrits incluses dans la science nest nullement une chose impossible, et
que cest l un problme qui demanderait tre vritablement examin de
manire approfondie, car ce serait uniquement de cette manire que lon
pourrait viter les confusions dont nous avons parl. Il faudrait
naturellement pour cela bien plus quun simple article ; nous nous
contenterons dattirer lattention sur cette question qui revt une certaine
importance, et de livrer au lecteur diverses rflexions qui se rattachent au
mme sujet.
*
* *
La raison est le propre de lespce humaine8, et il est bien clair que
lusage de cette raison dans la recherche de la connaissance na rien que
7 R. Gunon, loc. cit., pp. 224-225.8
Dans les langues indo-europennes, la racine MN se retrouve dans les mots dsignant ce qui est enrapport avec la raison (mental, sanscr. manas, lat. mens, angl. mind, all. meinen, etc) et dans les motsdsignant ltre humain (angl. man, all. Mensch, etc).
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de lgitime. Sagissant du monde sensible, il est mme tout fait normal
que la raison soit linstrument privilgi de cette connaissance, et que ce
qui relve de la juridiction de la raison soit rgi par elle. Il ne faut pasoublier que cest prcisment le mental qui est le Lieu o sarticule dans
lhomme la correspondance entre macrocosme et microcosme, du moinssous son aspect formel ; or la loi scientifique nest rien dautre quune
modalit quantitative de cette correspondance. Le terme mental que
nous venons dutiliser est ici lexact quivalent du mot sanscrit manas(qui drive dailleurs de la mme racine). Citons ce propos ces lignes
lumineuses de Shri Ramana Maharshi :
Le principe universel sous-jacent la correspondance entre les ides
"intrieures" et les objets "extrieurs" est la vraie signification du terme
"mental" (manas). Par consquent, le corps et le monde qui apparaissentcomme extrieurs nous-mmes ne sont que des reflets mentaux. Cest
seulement le Cur qui se manifeste par toutes ces formes. 9
Cest donc par le mental - au sens le plus lev du terme - que, selonladage soufi, lhomme est un symbole de lExistence universelle ou
encore que lhomme est un petit univers, et lunivers un grand
homme . Par ailleurs, laffirmation selon laquelle le monde est un reflet
mental ne doit pas apparatre, est-il besoin de le prciser, comme de
lidalisme au sens philosophique du terme. Cest plutt de ralisme
quil conviendrait de parler, puisquil est dit que manas est le lieu o lePrincipe se manifeste lui-mme sous le symbole du monde.
Pour en revenir la connaissance scientifique, ou plus gnralement la
connaissance rationnelle dont la connaissance scientifique nest quune
modalit, il importe donc de ne jamais perdre de vue que cette
connaissance a pour lieu le mental. Autrement dit, toute science est une
reprsentation du monde, et cette reprsentation se fait lintrieur de
lesprit humain. Ce sont donc les lois rgissant la raison humaine qui
sous-tendent les lois physiques, et non linverse, malgr lobstinationavec laquelle la science profane essaye de nous faire croire le contraire.
Les lois physiques ne limitent pas la manifestation de lEsprit : cest
lEsprit, en se manifestant, qui dtermine lui-mme les limites auxquelles
il sassujettit, et par l mme les limites de la connaissance que nous
pouvons avoir de la nature10
. On nous objectera que le fonctionnement
9 Ramana Maharshi : La Recherche de Soi-mme, inuvres runies, trad. de langlais par ChristianCouvreur et Franoise Duquesne, Editions Traditionnelles, 1984.10
sur le plan du microcosme, le corps et tous les autres objets sont contenus dans le cerveau. Lalumire est projete sur le cerveau. Les impressions sur le cerveau se manifestent sous forme de corps
et de mondes. Comme lego sidentifie des limitations, le corps est considr comme une entit
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du cerveau est li aux processus physiques qui y sont loeuvre.
Personne na dailleurs jamais song dire le contraire. Mais dune part
ces processus physiques ne sont pas des causes de la pense, mais deseffets ; ils accompagnent lactivit mentale, mais ne lexpliquent pas ; ils
ne sont pas spontans (en ce sens quils proviendraient, de manire enquelque sorte automatique, de la complexit de la matire), mais
ordonns partir de principes supra-sensibles. Dautre part, il faut bien
voir que ce que nous savons de ces processus, cest prcisment ce que
notre cerveau nous en dit : nous imaginons ces processus matriels, mais
nous oublions que cela mme est une reprsentation mentale, une image
fournie par notre cerveau.
La plupart des phnomnes physiques qui se droulent lchelle
atomique ne peuvent dailleurs mme pas tre imagins au sens strict du
terme, puisque la physique elle-mme nous apprend que les images que
nous serions tents den donner sont fausses. Personne na jamais vu un
lectron, et personne nen verra jamais, car il y a l une impossibilit de
principe, et non une limitation due des insuffisances de la technique.Personne na jamais vu aucune des particules que lon appelle
lmentaires et dont on nous assure que les interactions en multitude
indfinie suffisent expliquer le monde. Certes, ces particules sont -
indirectement - observables sous certaines conditions : il faut pour cela
faire des expriences bien prcises, trs dlicates et compliques, et
pralablement conues dans le cerveau des savants ; encore ne lesobserve-t-on qu travers certains des effets que lon en attend. (Il y auraitdailleurs lieu de rflchir sur le fait que plus les particules en question
sont lmentaires , plus gigantesques sont les appareils destins les
dtecter !) Autrement dit, la nature avoue effectivement une certaine
structure matrielle, mais la condition que les questions adquates lui
aient t poses. Il y a l un procd de rduction qui permet de dcrire en
termes quantifiables ce quil est convenu dappeler la matire, mais on ne
peut prtendre faire sortir de cette dmarche ce qui la fonde lorigine,
savoir lintelligence. La conscience est au commencement delinterrogation scientifique, et ne peut donc en aucune faon se rduire
aux rsultats de celle-ci.
Il faut donc toujours garder prsent lesprit le fait que la connaissance
scientifique, en ce quelle peut avoir de vrai et de lgitime, est une
reprsentation, en termes quantitatifs, labore par la raison humaine, et
que cest par consquent lesprit qui se reprsente la nature, et non la
nature qui engendre lesprit.
spare et le monde comme ayant une existence part. (Lenseignement de Ramana Maharshi,Albin Michel, 1986, pp. 138-139.)
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Mais il importe aussi de remarquer que dun point de vue mtaphysique,
toute reprsentation de ce genre, pouvant jouer le rle de thoriescientifique parce quelle est en accord avec lexprience que les
hommes dune poque donne ont de lunivers qui les entoure, a au fondla mme valeur (qui est nulle si on la compare la connaissance
principielle qui elle est supra-rationnelle). Sous ce rapport, le systme
hliocentrique de Kpler vaut le systme gocentrique de Ptolme, et la
relativit gnrale dEinstein vaut la loi de la gravitation universelle de
Newton. Leffort de rationalisation est le mme, sexerant simplement
sur une reprsentation de plus en plus tendue du monde sensible. Il ny a
pas de diffrence, en ce sens, entre la dmarche intellectuelle de Ptolme
ou de Copernic cherchant ramener les mouvements complexes et
apparemment erratiques des plantes une loi simple, celle du
mouvement circulaire en loccurrence, et celle de Niels Bohr laborant le
modle plantaire de latome pour rendre compte de la diversit des raies
dmission et dabsorption observes dans les spectres des lments.
Dans les deux cas - que nous avons pris comme simples exemples de laformulation dune loi de la nature - cest la mme recherche de lesprit
humain pour ramener la complexit des observations empiriques des
lois simples et gnrales. Encore faut-il remarquer que ces lois nont
gnralement aucune valeur explicative en elles-mmes ; si elles
permettent de mieux saisir les rapports quentretiennent entre eux certains
aspects du monde sensible, leur valeur tient principalement leurcapacit de prdiction des observations futures ou la possibilit quelhomme acquiert par leur intermdiaire dagir sur la nature : autrement
dit, elles se rapportent, tout compte fait, davantage au domaine de laction
qu celui de la connaissance pure. Certes, ces lois tmoignent, par leur
validit mme, dune certaine permanence dans la manifestation des
phnomnes naturels ; mais cette permanence, le scientifique serait bien
en peine de lexpliquer. Il ne peut que se borner constater que les choses
sont ainsi que les dcrivent les lois quil a induites partir de
lexprience. Il faut insister sur le fait que le scientifique se leurrelorsquil croit donner une explication rationnelle de lunivers : car il ny a
pas dexplication rationnelle de lunivers. Le scientifique peut dire
comment les choses sont, il ne peut pas dire pourquoi les choses sont.
Cela est tout jamais en-dehors du champ de la science en tant que telle.
Il est naturellement possible de donner une reprsentation rationnelle de
lunivers, au moyen de lois que lon voudra toujours plus gnrales ou
plus fondamentales (cest--dire rduites un nombre toujours plus
restreint de rgles de base) ; il nest pas possible de rpondre par la raison
seule la question de savoir pourquoi il y a quelque chose plutt que rien,
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ou de savoir quelle est la nature de la connaissance11
. Ds lors, en toute
logique, la science livre elle-mme ne peut tre que positiviste ; et
cest l une attitude effectivement partage par de nombreuxscientifiques, attitude laquelle il faut tout au moins reconnatre une cer-
taine cohrence. Le scientifique considre la plupart du temps les lois dela nature comme de simples recettes fournissant des rsultats en
accord avec lexprience. Pour les physiciens de lcole dite de
Copenhague, par exemple, les lois de la mcanique quantique ne sont
quune machine calculer des probabilits ; non seulement on se contente
dutiliser ces lois sans chercher savoir ce quelles peuvent signifier,
mais on affirme que ces lois constituent tout ce quil est possible de
connatre au sujet de la nature. Une telle attitude peut sembler, juste
titre, trs insuffisante du point de vue intellectuel ; mais ce nest au fond
rien dautre quune consquence logique du manque de rattachement de
la science des principes dun ordre suprieur.
Nous avons dit que vis--vis de la connaissance mtaphysique toutes les
cosmologies se valaient et que celle dEinstein devait tre mise sur lemme plan que celle de Ptolme. Cela nest pas dire toutefois quil ny
a aucune diffrence entre elles un autre point de vue, savoir leur
aptitude servir de support symbolique la doctrine. La diffrence tient
ce que la cosmologie gocentrique tait une vision du monde "simple"
dans son principe (quoique passablement complique dans le dtail des
calculs astronomiques) qui, comme telle, pouvait apparatre comme unprolongement naturel de principes dordre suprieur et parconsquent, inversement, aussi leur servir de symbole. En revanche, les
propositions trs abstraites de la physique moderne, de la relativit
gnrale par exemple, ne peuvent servir de support une rflexion sur les
principes que pour quelquun ayant une habitude suffisante de
labstraction mathmatique. La science moderne demande un grand
entranement mental, car ses thories ne peuvent tre comprises quau
bout de longues annes dtudes. Loin de voir l un point commun avec
les plusieurs annes dentranement que demande une expriencemystique approfondie
12, il nous semble au contraire quil y aurait l
une importante difficult si on voulait faire jouer un rle symbolique la
physique moderne. Il ny aurait cela aucune incompatibilit de principe:
11 Certains scientifiques en conviennent deux-mmes : Ces difficults disparaissent delles-mmes si
lon reconnat que le seul vrai "problme" cest celui de lexistence mme de lunivers. "Pourquoi y a-t-
il quelque chose plutt que rien ?" Sur le plan scientifique, nous sommes incapables dy rpondre.
(Hubert Reeves : Patience dans lazur, Seuil, 1981.) Malheureusement, cet aveu lucide estcompltement gch par la phrase suivante, qui montre bien labme qui spare science et tradition,
quand bien mme elles semblent dire des choses identiques : Aprs plusieurs millnaires, nous ensommes ici au mme point que le premier chasseur prhistorique venu : au zro absolu 12Le Tao de la Physique, op. cit. p. 37.
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les principes mtaphysiques sont en eux-mmes indpendants du
symbolisme utilis pour les exprimer. Cependant, les possibilits
symboliques de la science moderne sont tout de mme peu nombreuses,dabord parce quil sagit dune science quantitative ayant presque
totalement limin la qualit de son champ de conscience, ensuite parceque ses thories sont trs loignes de lexprience ordinaire de la plupart
des gens. Or pour tre efficace, du moins dune manire collective, le
symbolisme doit sappuyer sur une reprsentation simple et naturelle des
choses. Exceptionnellement, il peut se faire que certains puissent
concilier, titre en quelque sorte priv, ltude des thories de la
physique moderne avec un point de vue traditionnel ; il nen reste pas
moins vrai que la tradition demande plutt une tendance de lesprit vers le
dnuement que vers laccumulation des savoirs profanes.
Il y a aussi un point important souligner en connexion avec ce qui vient
dtre dit : du fait de lapplication de lanalogie inverse, quil ne faut
jamais perdre de vue lorsquil sagit de symbolisme, il rsulte que plus la
science moderne est abstraite, quantitative et proche pour tout dire duple substantiel de la manifestation, plus les ralits quelle est en mesure
de symboliser sont leves et par consquent de comprhension difficile.
Comme le remarque fort pertinemment Titus Burckhardt :
Le systme hliocentrique comporte lui-mme un symbolisme vident,
puisquil fait concider la source de la lumire et le centre du monde. Saredcouverte par Copernic ne produisit cependant aucune nouvelle visionspirituelle du monde : elle tait comparable la dangereuse vulgarisation
dune vrit sotrique. Le systme hliocentrique tait sans commune
mesure avec lexprience subjective des gens, lhomme ny avait pas de
place organique ; au lieu daider lesprit humain se dpasser et de
considrer les choses en fonction de limmensit du cosmos, il ne favorisa
quun promthisme matrialiste qui, loin dtre surhumain, finit par
devenir inhumain. 13
Que dire alors de lunivers dcrit par la thorie de la relativit dont le
symbolisme na quant lui rien dvident ? Lesprit humain a bien du
mal se situer entre une thorie scientifique dj trs difficile assimiler
et une vrit mtaphysique dont la comprhension nest pas non plus
accessible tous. La cosmologie fonde sur le systme de Ptolme avait
lavantage de convenir une vision simple du monde. De plus, en plaant
le sujet connaissant au centre de lunivers connu, elle enseignait
symboliquement sa manire cette vrit que nous avons rappele plus
13 Titus Burckhardt : Cosmologie et science moderne, Etudes Traditionnelles, 1964, p. 119.
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haut, et selon laquelle la connaissance du monde nest possible que parce
quelle seffectue dans et par lintermdiaire du mental, qui est le point
darticulation entre le macrocosme et le microcosme. Malheureusement,en mme temps que la cosmologie traditionnelle a disparu, le symbole a
fait place aux signes, et cette vision simple du monde a t remplace parune vision tout la fois complique et simpliste. Simpliste, parce que la
plupart des tres humains, nayant pas accs aux subtilits des thories
abstraites, doivent se contenter dune imagerie grossire laquelle on leur
demande de croire aveuglment (alors que 1 esprit scientifique se
rclame soi-disant de la mthode cartsienne du doute !), et qui ne peut ni
satisfaire leurs ventuelles aspirations spirituelles, ni mme leur donner
une comprhension correcte de ce quest la physique moderne,
comprhension qui ne serait peut-tre rien encore dun point de vue
mtaphysique mais serait tout au moins quelque chose dans son ordre.
Des quarks au big bang en passant par lespace-temps riemannien, la
physique contemporaine traite dobjets qui sont proprement parler
inimaginables. Si le physicien de profession sait - en principe - quoi
sen tenir sur la vritable nature et sur les limites des thories quil manie,le commun des mortels ne peut qutre leurr par laspect grossirement
schmatique que leur en prsentent ceux qui les vulgarisent. A vrai dire,
si la physique moderne est capable dagir sur la nature grce des calculs
extrmement prcis, ses thories nont plus quun trs lointain rapport
avec lexprience sensible, et cest l une des raisons qui fait que
lintgration ventuelle, par toute une collectivit, selon une perspectivetraditionnelle, des vrits relatives incluses dans cette science, pose unproblme qui reste entier.
Pour en revenir au systme gocentrique, sil a pu servir une certaine
poque de symbole des vrits dordre mtaphysique, il est clair
galement que ce symbolisme nopre plus. Tant que ce systme tait
considr comme allant de soi, il pouvait jouer efficacement son rle
symbolique ; prsent quil va lencontre de la reprsentation que
lhomme se fait communment de lunivers, cela nest plus possible. Lesvrits supra-sensibles auxquelles correspondait le systme des sphres
sont bien entendu toujours les mmes et soffrent de manire inchange
lesprit humain ; mais celui-ci, qui sest dot pour lexploration du monde
sensible dinstruments extrmement perfectionns, lui permettant
dobserver et danalyser une lumire mise il y a plusieurs milliards
dannes, a en quelque sorte bris dans le mme temps les symboles qui
lui permettaient de voir linvisible. Il reste naturellement possible
chacun de trouver, disons dans la Divine Comdie pour prendre un
exemple connu, la clef de certaines vrits dordre mtaphysique ; maisdans ltat actuel des choses il y aurait certainement plus dinconvnients
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que davantages encore utiliser comme support , de manire
collective, une vision du monde dont la plupart des gens sont persuads
quelle est fausse. Lesprit humain, dans sa faiblesse, a toujours tendance faire dpendre la vrit de la chose symbolise de lvidence du
symbole, et risque, pour parler le langage de lsotrisme musulman, derejeter les prophtes parce quil a rejet les sphres qui leur servaient de
demeures (tant bien entendu par ailleurs que cest le rejet des principes
qui a t la cause de labandon de la cosmologie traditionnelle, et non
linverse). Ce qui faisait, dun point de vue traditionnel, la valeur de la
cosmologie gocentrique, ctait quelle servait si lon peut ainsi
sexprimer de rceptacle lesprit ; ds lors que lesprit sest retir, il ne
reste plus quune forme vide du principe qui lanimait et laquelle
lhomme daujourdhui na plus de raison de sattacher, car la fidlit la
forme na de sens que par la fidlit lesprit dont cette forme est la
manifestation, faute de quoi il ne sagit plus que de superstition pure et
simple.
** *
Une autre remarque qui se rattache ce qui prcde est celle-ci : nous
avons dit que la doctrine traditionnelle na pas tre attaque ou
dfendue par la science profane. Il serait galement bon, notre avis, que
ceux qui reprsentent le point de vue traditionnel - ou disent lereprsenter - vitent dattaquer ou de dfendre telle ou telle thoriescientifique. En ralit, ces thories ne sont que des modles au sujet
desquels la communaut scientifique trouve un consensus tant quils ne
sont pas rfuts par lexprience. Dun point de vue mtaphysique, il est
totalement indiffrent que tel ou tel modle prvale ou non, que, par
exemple, lunivers soit considr comme stationnaire ou en expansion,
ouvert ou ferm, etc... Seule pourrait ventuellement tre intressante du
point de vue traditionnel la question de savoir si un modle gnralement
accept serait susceptible de jouer un rle symbolique. Mais, comme djdit, leur complexit ne permet que difficilement denvisager cette
possibilit ; cela sajoute le fait que ces modles sont changeants, et ne
jouissent donc pas du minimum de stabilit requis pour assumer un rle
symbolique long terme.
Le domaine de la cosmologie (au sens moderne du mot) est dailleurs
celui o les confusions entre physique et mtaphysique sont les plus
flagrantes. Les physiciens les plus srieux et les plus comptents ne
peuvent sempcher dintroduire dans les discussions cosmologiques des
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considrations prtention mtaphysique, mais au fond dordre tout fait
sentimental :
Certains ont assurment t satisfaits de voir, dans la singularit
associe au Big Bang, la "main de Dieu", le triomphe du rcit de crationbiblique, lacte unique, hors science, dont nous pouvons seulement
reconstituer lexistence partir du monde que nous connaissons. Dautres
ont tent dviter cette situation inquitante. Lune des tentatives les plus
remarquables, ce titre, fut le modle cosmologique du "steady state
Universe"de Bondi, Gold et Hoyle. 14
Satisfaction et inquitude qui nont assurment pas grand-chose
voir avec lesprit scientifique et qui de surcrot ne manquent pas de
saveur, si lon veut bien se souvenir quil y a peu de temps encore, ctait
limmobilit de lunivers qui tait cense prouver lexistence dun Dieu
crateur, alors qu prsent cest son expansion ! On ne peut trouver
meilleur exemple de linanit totale de ce type de discussions. Quel que
soit le type de modle dunivers qui finira par merger de lastrophysiquecontemporaine, cela ne prouvera rien du tout, ni pour, ni contre
lexistence de Dieu ou la vrit des doctrines traditionnelles. Les
problmes de ce genre svanouiraient dailleurs deux-mmes si lon
voulait bien comprendre que lunivers nest pas dans lespace-temps,
mais que ce sont au contraire lespace et le temps qui sont lintrieur du
monde. 15 Cela tant bien compris, que lapparition de matire-nergie aiteu lieu une fois pour toutes en un point singulier de lespace-temps, ouquelle se poursuive de manire continue au cours du temps de sorte que
la densit de lunivers reste constante, cest une autre question, qui peut
certes intresser le physicien, mais qui est sans importance du point de
vue mtaphysique, car de ce point de vue la cration est de toute faon
en-dehors du temps, et que donc on peut dire quen un certain sens elle se
produit chaque instant, faute de quoi lesprit humain avec tous ses
contenus - y compris lunivers des physiciens - svanouirait linstant
mme. Notons dailleurs au passage que les discussions de ce type, djpiquantes lorsquil sagit du pass de lunivers, deviennent franchement
comiques lorsquil sagit de son futur : on voit des savants faire
gravement tat de leur optimisme ou de leur pessimisme
concernant lvolution de lunivers des poques tellement loignes de
nous quil faut un nombre de dix, trente, voire cent chiffres pour
exprimer, en annes, le temps qui nous en spare, et croyant sincrement
14 Ilya Prigogine et Isabelle Stengers : Entre le temps et lternit, Fayard, 1988, p. 154. La thorie du
Big Bang est lie celle de lunivers en expansion ; le steady state universe est un universstationnaire avec cration continue de matire.15 Ren Gunon : Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, fin du chapitre IV.
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faire par l uvre de mtaphysiciens... De toutes ces considrations, il
faut retenir que les thories cosmologiques contemporaines et les
doctrines traditionnelles procdent de perspectives totalement diffrentes,et que si mme elles semblent parfois parler de la mme chose, il sagit
plutt dun malentendu que dune relle convergence de vues ; ladiffrence entre les deux faons de voir tenant pour beaucoup, en
loccurrence, dans la manire denvisager la nature du temps. Par cons-
quent, ces deux points de vue nont pas empiter lun sur lautre. Aussi
les scientifiques seraient-ils bien inspirs en sabstenant de vouloir faire
de la mtaphysique ; mais galement ceux qui veulent entreprendre une
dfense et illustration des doctrines traditionnelles feraient-ils mieux
de ne pas entrer dans des discussions qui concernent les modles
mathmatiques dcrivant la nature et dans lesquelles ces doctrines nont
pas intervenir. La doctrine traditionnelle a certes le droit de juger la
science profane ; mais il doit sagir dun jugement gnral, portant sur la
perspective propre cette science, et non dune prise de position dans des
querelles qui ne la concernent pas. Il ny a pas lieu de compromettre
lautorit de la doctrine en la faisant participer des dbats auxquels elleest par nature et doit rester suprieure. Comme lcrivait Ren Gunon
(en visant plus particulirement les religions, mais il est vident que les
considrations qui vont suivre peuvent tre gnralises sans difficult au
cas dune doctrine traditionnelle quelle quelle soit) :
... la science et la religion ne sappliquent pas au mme domaine... silen est ainsi, et si on le reconnat, on ne doit pas renoncer uniquement concilier la science et la religion, ce qui ne pourrait tre le fait que dun
mauvais thologien ou dun savant incomplet et vues troites ; on doit
galement renoncer les opposer lune lautre, et trouver entre elles
des contradictions et des incompatibilits qui ne sauraient exister, puisque
leurs points de vue respectifs nont rien de commun qui permette une
comparaison entre elles.
Et quelques lignes plus loin, au sujet de la filiation des tres :
... quand bien mme lune ou lautre des multiples hypothses qui ont
t proposes ce sujet arriverait un jour tre prouve dune faon
irrfutable, perdant par l son caractre hypothtique, nous ne voyons pas
trop en quoi cela pourrait gner une religion quelconque... moins que
les reprsentants autoriss de celle-ci... naient imprudemment et
maladroitement mis un avis, que personne navait leur demander, sur
la solution de cette question scientifique, laquelle ne relve aucunement
de leur comptence... Quant la Mtaphysique... elle na point seproccuper de cette question, laquelle tout intrt est enlev par la
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thorie de la multiplicit des tats de ltre, qui permet denvisager toutes
choses sous laspect de la simultanit aussi bien (et en mme temps) que
sous celui de la succession, et qui rduit les ides de progrs etd volution leur juste valeur de notions purement relatives et
contingentes. 16
II est donc tout fait maladroit, par exemple, de se prononcer contre le
darwinisme en rejetant tous les rsultats de la biologie moderne. Cest l
prendre un gros risque, parce que ces rsultats peuvent parfaitement
savrer exacts, dans leur ordre et en tant que faits ; et un risque inutile,
parce que le darwinisme est faux de toute faon, pour des raisons beau-
coup plus profondes, qui tiennent au point de vue sous lequel il envisage
ltre humain. Quil y ait eu une volution , si lon mesure les dures
au moyen du temps linaire de la physique, cest l quelque chose qui
semble difficile nier ; mme si la thorie de lvolution des espces est,
aujourdhui encore, trs insuffisante, mme dun point de vue
scientifique, la critique de cette thorie ne doit pas sappuyer sur des
faiblesses qui peuvent tre combles demain, mais sur des principes srset invariables. Vouloir donc soutenir que la description donne par la
science moderne de lhistoire de la Terre est entirement fausse, parce
que lon a mal entendu les Ecritures, cela nest pas dfendre la doctrine
traditionnelle (qui na pas besoin dtre dfendue et se passerait bien de
cette sorte de dfenseurs), cest vouloir imposer, au nom de la Vrit, ses
propres prfrences sentimentales parce quelles correspondent mieux lide que lon sen fait. Le rcit de la cration tel quil est rapport dansles Livres sacrs na rien voir avec une thorie scientifique. Il faut une
fameuse dose de navet (au mauvais sens du terme) pour prendre
certaines expressions au pied de la lettre, quil sagisse dailleurs de
dnigrer la science ou dattaquer la tradition. Ainsi, lorsquil est crit :
Dieu modela lhomme avec la glaise du sol (Gense, 2,7), il ny aaucun inconvnient considrer que la physique, la chimie, la biologie
nous dcrivent cette glaise avec un luxe incroyable de dtails. Tout cela,
en vrit, na gure dimportance dun point de vue mtaphysique. Ce quiimporte au plus haut point, cest lesprit qui a t insuffl lhomme :
mais cest justement de cela quil nest plus jamais question. Parce que,
suite lenvahissement du point de vue profane, limage de la motte
dargile a paru ridicule, on na eu de cesse davoir montr que le chemin
qui mne ltre humain passe par une srie despces de plus en plus
volues. Mme si cela reste prouver, nous ne voyons pour notre part
aucun obstacle supposer que la descente de lesprit se soit faite sur un
tre qui avait toutes les caractristiques physiques de lhomme, sans
16 Ren Gunon : Conceptions scientifiques et idal maonnique, in Etudes sur la Franc-Maonnerie et le Compagnonnage, t.II, pp. 295-296.
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pourtant tre encore un homme ; mais la condition de ne pas oublier que
sans lesprit, il ny a pas dtre humain au sens vrai du terme, et quil ny
a donc non plus aucune connaissance dordre supra-rationnel possible.
Cet oubli trs grave est pourtant devenu monnaie courante, et a entreautres pour consquence lide (ou plutt, devrions-nous dire, la
pseudo-ide) selon laquelle lintelligence nest rien dautre que le rsultat
naturel de la complexit et apparat en quelque sorte ncessairement lors-
quun certain degr dorganisation de la matire est atteint. Cette ide
semble bnficier dune particulire puissance de suggestion, et on la
trouve dfendue non seulement par des scientifiques, ce qui na rien
dtonnant, mais mme par des gens qui prtendent concilier doctrines
traditionnelles et thories scientifiques, ce qui est un comble. La racine de
cette erreur, comme de toutes les erreurs analogues, est videmment la
ngation de tout principe dordre supra-sensible : de ce fait, tout se passe
comme si lon prtait la matire tout ce qui devrait normalement se
rattacher un tel principe, et dont on ne peut malgr tout faire
entirement lconomie. Cela est encore accentu par le fait que cettematire est envisage, dans la physique contemporaine, sous un aspect de
moins en moins matriel : on peut voir l luvre ce phnomne
maintes fois expos par Ren Gunon, qu la phase de solidification
correspondant au matrialisme grossier du dix-neuvime sicle doit
succder une phase de dissolution , laquelle nous assistons
effectivement, et qui voit lclosion dun matrialisme qui, pour tre plus subtil , nen est que plus sournois ; et la confusion du psychique et duspirituel, laquelle nous avons dj fait allusion, sen trouve encore
accrue.
Lorsque la physico-chimie contemporaine affirme quau fur et mesure
que lon gravit les tages de la complexit, on atteint des degrs
dorganisation de plus en plus labors, jusquau moment o de cette
organisation jaillissent la pense, lintelligence et la conscience, elle ne
rpond pas la question fondamentale de savoir quel est le principe quiprside cette organisation. Ou pour le dire autrement : si lon reconnat
quorganisation il y a, selon quel critre le reconnat-on ? Et o se situe la
norme selon laquelle lintelligence est reconnue comme telle, sinon dans
lintelligence elle-mme ? Selon une thorie la mode, la nature
essaierait toutes les combinaisons, et ne retiendrait que les combinaisons
gagnantes. Mais gagnantes quel jeu ? O sont crites les rgles de ce
jeu? Qui peut affirmer que lintelligence est une combinaison gagnante, si
ce nest lesprit de lhomme ? Et o celui-ci peut-il puiser cette certitude,
si ce nest en lui-mme ? Lexplication mme par les lois scientifiques netient que parce que lesprit accorde ces lois un crdit qui serait
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incomprhensible sil ne les avait lui-mme formules.17
Cest pourquoi
il faut une fois pour toutes inverser les perspectives : aussi radical et
dconcertant que cela puisse paratre premire vue, ce ne sont pas lesquarks qui se combinent pour former des protons et des neutrons, ceux-ci
qui se combinent avec les lectrons pour former des atomes, les atomesqui forment des molcules, qui elles-mmes sassemblent pour former des
cellules etc. Cest lesprit humain qui, en oprant une fragmentation
toujours plus pousse de la nature, se reprsente lhomme comme form
de cellules, celles-ci comme constitues de molcules, elles-mmes
formes datomes, et ainsi de suite. Naturellement, cette reprsentation
est en un certain sens conforme la ralit des choses, faute de quoi elle
ne pourrait servir dcrire la nature et agir sur elle ; il nen reste pas
moins vrai que la source de toute connaissance se trouve dans lesprit et
quil est absurde de soutenir le contraire (et les moins illogiques de ceux
qui soutiennent le contraire en arrivent effectivement une philosophie
de labsurde bien proche dun nihilisme total). La somme incroyable de
connaissances relatives accumules par la science finit par oblitrer
compltement le fait que ces connaissances nexistent que parlintelligence qui en est la fois le moyen et le lieu.
Il y aurait dailleurs lieu de relativiser quelque peu (cest un euphmisme)
la soi-disant capacit quaurait la science de tout dcrire de manire
quantifiable. Il est profondment tonnant de voir avec quelle facilit on
considre gnralement tout objet dtude (y compris lme humaine)comme relevable dun traitement mathmatique, alors quun teltraitement nexiste pas et nexistera sans doute jamais. Il nest peut-tre
pas inutile de rappeler, par exemple, que si la mcanique quantique est un
difice conceptuel dune grande lgance, il est peu prs impossible de
faire de manire exacte et complte ltude dun atome dont le numro
atomique est un tant soit peu lev (la mcanique newtonienne elle-mme
est dailleurs incapable de mener jusquau bout ltude du problme des
trois corps). Il est franchement ahurissant de constater que lon prtend
fonder la connaissance de ltre humain partir des milliards de milliardsde particules dont on le dit form, alors que ltude des niveaux dnergie
dun seul atome de carbone est impossible aux meilleurs mathmaticiens
sans des hypothses simplificatrices et de puissants moyens de calcul
numrique.
17 les thories modernes sur lorigine du monde sont franchement absurdes ; elles le sont, non dans
leurs formulations mathmatiques sans doute, mais par linconscience avec laquelle leurs auteurs seposent en tmoins souverains du devenir cosmique, tout en admettant que lesprit humain nest lui-
mme quun produit de ce devenir. (T. Burckhardt, loc. cit., pp. 129-130.)
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En vrit, il ny a dans tout cela quasiment aucune valeur explicative,
mais seulement, comme nous lavons dj dit, une tentative plus ou
moins russie dagir sur la nature. De plus, comme le remarque trspertinemment le mathmaticien Ren Thom : le domaine scientifique
dans lequel on peut construire des modles quantitatifs certainspermettant la prvision et par suite laction est beaucoup plus restreint
quon ne le pense gnralement. Cest un petit halo autour de la physique
fondamentale, aux frontires dautant plus imprcises que les
considrations statistiques entrent plus en jeu . Et le mme auteur de
prciser : Cette dgnrescence relativement rapide des possibilits de
loutil mathmatique lorsquon va de la physique vers la biologie est
certes connue des spcialistes, mais il en est fait fort peu mention aux
yeux du grand public. 18
Quoi quil en soit, affirmer que toutes les particules subatomiques se
combinent spontanment en un agencement dune complexit dfiant
toute espce dimagination pour finalement constituer un tre pensant,
cela est aussi invraisemblable que la supposition selon laquelle de tous lesobjets visibles partiraient des rayons lumineux qui, en convergeant vers
une mme rgion de lespace, y produiraient par accumulation dnergie
une grosse boule de feu appele soleil. Il ne viendrait lide de personne
de considrer un seul instant une telle ventualit comme possible, mme
si la loi du retour inverse de la lumire ne sy oppose pas. Or, de mme
que la lumire mise par le soleil claire les objets, et non linverse, demme est-ce lesprit qui, par la connaissance quil en a, claire lindfiniediversit des choses, et non les choses - particules ou autres - qui
engendrent lesprit. Lanalogie peut dailleurs tre pousse encore plus
loin : de mme que la lumire solaire permet lclosion de certaines
formes la surface de la Terre (par exemple grce la photosynthse qui
contribue la croissance des vgtaux), de mme lactivit de lesprit
humain permet-elle jusqu un certain point lclosion de formes
nouvelles, et cela jusque dans le monde le plus matriel . Cela est
vident si lon considre la prolifration de dcouvertes et dinventions -pas toujours heureuses - qui ont accompagn le dveloppement des
thories scientifiques modernes. Mais il faut aussi considrer que cela
concerne les objets eux-mmes de ces thories : une fois une thorie
accepte, elle suscite des expriences de plus en plus nombreuses
destines la confirmer, et il nest pas rare que ces expriences donnent
naissance de nouveaux objets dont lexistence contribue appuyer cette
thorie. La plupart des particules lmentaires , par exemple,
18
Ren Thom : Mathmatique et thorisation scientifique, in Penser les mathmatiques (ouvragecollectif), Seuil, 1982, p. 263 et 264. On notera que Ren Thom parle fort justement de prvision et
d action , non dexplication.
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nexistent pas telles quelles dans la nature : elles sont littralement
cres dans les acclrateurs avant dtre dtectes. En cherchant une
particule, le physicien lamne dans le mme temps lexistence. Dansson ouvrage intitul La structure des rvolutions scientifiques, Thomas
Kuhn soutient la thse selon laquelle les donnes exprimentaleselles-mmes - pourtant considres comme le donn brut indiscutable de
la science - dpendent de ce que cet auteur appelle le paradigme
dominant (cest--dire lensemble des thories et modles en vigueur),
car celui-ci influe - pas toujours consciemment - sur la faon dont les
expriences sont menes ; et il cite en exemple le fait que les valeurs
mesures des poids atomiques changrent une fois admise la thorie de
Dalton.19
Certains scientifiques ont tout de mme fini par se convaincre que lon ne
pouvait pas tout expliquer par une sorte de jeu de construction
gigantesque partir de particules lmentaires ; ils ont alors essay
dlaborer de nouvelles thories dans lesquelles le tout nest plus
simplement considr comme la somme de ses parties. Ces thories sontnaturellement rejetes par la science officielle ; par ailleurs, leurs
auteurs ont t amens rechercher des points de convergence avec les
doctrines traditionnelles. Or cest ici quil faut rester particulirement
vigilant : si certaines analogies peuvent en effet se prsenter de manire
plus ou moins superficielle, il importe de ne pas simaginer que le point
de vue profane propre la science moderne sapprte faire place unpoint de vue authentiquement traditionnel. Nous ne disons pas que, parexemple, la thorie de l ordre impliqu de Bohm ou la thorie de la
causalit formative et des champs morphogntiques de
Sheldrake, soient dnues dintrt : elles font une critique souvent juste
de la science moderne, montrent ses insuffisances et les failles quelle
prsente. Elles sont peut-tre mme quelque chose comme lembryon
partir duquel se dveloppera la science de demain. Nanmoins, et cest l
le point sur lequel nous voudrions attirer lattention, il sagit toujours en
loccurrence de thories scientifiques : celles-ci peuvent bien apparatreaffranchies de certaines limitations inhrentes aux thories prcdentes,
elles nen procdent pas moins toujours du mme point de vue profane et
extrieur, et donc tout ce que nous avons dit vaut aussi pour elles : si elles
rencontrent les donnes traditionnelles sur certains points, ce nest que de
manire secondaire et en quelque sorte accidentelle. Si ces thories
deviennent les paradigmes de la science venir, peut-tre pourront-elles
servir de symboles certaines vrits dun ordre suprieur. En aucun cas,
elles ne peuvent trc considres comme lquivalent dune doctrine
19 Thomas Kuhn : La structure des rvolutions scientifiques, Flammarion, 1983, fin du chapitre IX.
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traditionnelle, ni prtendre lui servir de fondement, de caution ou de
preuve, car pour le dire encore une fois, cest le symbolis qui est le
garant du symbole, et non linverse.
** *
Le moment est prsent venu de conclure ces considrations dj
longues, et nous le ferons en revenant notre point de dpart : Cordoue et
la rencontre entre Averros et Ibn `Arab. Leur entrevue a t relate par
Ibn `Arab lui-mme dans les Futht :
A mon entre, le philosophe se leva de sa place, vint ma rencontre en
me prodiguant les marques dmonstratives damiti et de considration,
et finalement membrassa. Puis il me dit : "Oui." Et moi mon tour, je lui
dis : "Oui." Alors sa joie saccrut de constater que je lavais compris.
Mais ensuite, prenant moi-mme conscience de ce qui avait provoqu sa
joie, jajoutai : "Non." Aussitt, Averros se contracta, la couleur de sestraits saltra, il sembla douter de ce quil pensait. Il me posa cette
question : "Quelle sorte de solution as-tu trouve par lillumination et
linspiration divine ? Est-ce identique ce que nous dispense nous la
rflexion spculative ? " Je lui rpondis : "Oui et non. Entre le oui et le
non les esprits prennent leur vol hors de leur matire, et les nuques se
dtachent de leur corps." 20
Ce oui et non dIbn `Arab nous semble sonner comme la rponse du
matre non seulement Averros, mais aussi tous ceux qui se runirent
Cordoue en se rclamant peu ou prou de son oeuvre. La philosophie ou
la science, animes dune dmarche tout fait extrieure, peuvent bien
chercher un accord avec lsotrisme qui est au coeur des traditions et
prononcer le oui dAverros. Mais la rponse sera toujours finalement
un non , mme si un accord de pure forme peut paratre possible. En
ralit, le non dIbn `Arab rduit nant toute tentative daborder leproblme de la connaissance par des voies purement profanes. Science et
tradition semblent parfois dire des choses analogues ; mais la science
profane meurt avec celui qui la pense, tandis que la connaissance
initiatique est une acquisition permanente et inalinable de ltre.
A. A.
20 Henry Corbin : Limagination cratrice dans le soufisme dIbn `Arab, Flammarion, 1977, pp. 39-40.