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POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA TRADUCTION, À L'ÉCOLE DE RICOEUR Domenico Jervolino Presses Universitaires de France | Revue de métaphysique et de morale 2006/2 - n° 50 pages 229 à 238 ISSN 0035-1571 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2006-2-page-229.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Jervolino Domenico, « Pour une philosophie de la traduction, à l'école de Ricoeur », Revue de métaphysique et de morale, 2006/2 n° 50, p. 229-238. DOI : 10.3917/rmm.062.0229 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.88.64.89 - 23/02/2015 11h19. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.88.64.89 - 23/02/2015 11h19. © Presses Universitaires de France

Traduction Et Ricoeur

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La traduction chez Ricoeur

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  • POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA TRADUCTION, L'COLE DERICOEUR

    Domenico Jervolino

    Presses Universitaires de France | Revue de mtaphysique et de morale

    2006/2 - n 50pages 229 238

    ISSN 0035-1571

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2006-2-page-229.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Jervolino Domenico, Pour une philosophie de la traduction, l'cole de Ricoeur , Revue de mtaphysique et de morale, 2006/2 n 50, p. 229-238. DOI : 10.3917/rmm.062.0229--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 229

    Pour une philosophie de la traduction, lcole de Ricur

    RSUM. Cette rflexion sinscrit dans lhritage de Paul Ricur, la recherchedune philosophie de la traduction. Langage, langues, traduction entrant dans le jeu duprocessus de la constitution du sens, la traduction devient le moment privilgi dunereconstruction de lunit plurielle du discours humain et ouvre la voie une thique delhospitalit langagire et de la convivialit. Le don de la langue et des langues introduitun lment de gratuit qui corrige lobsession contemporaine pour la marchandisationgnralise des mondes vitaux et laisse entrevoir un possible fondement non violent dulien social dans une perspective de solidarit et de sollicitude pour les personnes concr-tes. Je propose dtablir une relation entre le don des langues en tant qulmentconstitutif de la communaut des parlants et la dette de lhospitalit langagire impli-quant une forme de responsabilit envers les autres la fois spcifique et exemplaire.Au don gratuit de la langue et des langues qui nous permet daccder au monde et denous rencontrer avec autrui, en ralisant entirement nous-mmes, correspond la dettedexercer et de dvelopper notre humanit dans le langage et travers le langage.

    ABSTRACT. This study reflects on the philosophy of translation in light of the heritageof Paul Ricur. Language, languages and translation all belong to the process of consti-tution of sense and here translation is of particular importance for the reconstitution ofthe plurality of human discourse in its unity and opens the way to an ethics of linguistichospitality and sociability. The gift of language and of languages introduces an elementof gratuity to correct the contemporary obsession with the general commercialization ofthe life world and suggests a possible non-violent foundation for the social bond in theperspective of solidarity and sollicitude for concrete persons. I propose to establish arelation between the gift of languages as a constitutive element of the community ofspeakers and the linguistic hospitality which implies responsibility toward others that isboth specific and exemplary. Our debt to use and develop our humanity in and throughlanguage corresponds to the free gift of language and of languages which provides uswith access to the world and to others in permitting us to fully realize our own possibilities.

    Cette rflexion sinscrit dans lhritage de Paul Ricur, dont la longue routea travers tout lunivers du langage jusquau niveau dune philosophie deslangues et de la traduction 1. lcole de lhermneutique ricurienne, je pro-

    1. Cf. Paul RICUR, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, et les pages que Ricur consacre la traduction dans sa prface Le juste 2, Paris, Esprit, 2001, p. 32-40. Je me permets aussi de

    Revue de Mtaphysique et de Morale, No 2/2006

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  • Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 230

    pose ici dtablir une relation entre le don des langues en tant qulmentconstitutif de la communaut des parlants et la dette de lhospitalit langagireimpliquant une forme de responsabilit envers les autres la fois spcifique etexemplaire 2.

    LA PLURALIT DES LANGUES ET LA BNDICTION DE BABEL

    La philosophie contemporaine, de faons diverses et travers diffrentesvoies, a affirm la centralit du langage. Mais le langage, discours vivant danslequel se manifestent la fois le pouvoir tre dit des choses et le pouvoirdire de lhomme, nexiste pas en dehors dune pluralit de langues qui seprsente premire vue comme une dispersion dsarmante et irrmdiable.Cest ici, dans ce dcalage entre le langage et les langues que sinsre la pratiqueet la problmatique (ainsi que la nature problmatique) de la traduction, qui estdevenue, dans ces dernires dcennies, le domaine de recherche dune grandesrie de disciplines.

    Le phnomne se donne..., soffre..., mais quel rle le langage joue-t-il dansce se-donner ? Et quel genre de difficults et de perspectives est introduit parla pluralit des langues ? Du point de vue mthodologique dans lequel je mesitue, il ny a pas de donation du phnomne qui ne soit pas donation dans lelangage ni donation du langage en dehors de la pluralit, voire de la diversitdes langues. La pluralit des langues, dans leur diversit, sur laquelle Humboldtmditait dj dans les premires annes du XIXe sicle, ainsi que lair defamille des langues entre elles car toute langue est quand mme une langue ,constituent, pris dans leur ensemble et dans leur tension dialectique, les pr-supposs du travail de traduction. Langage, langues, traduction entrent dans lejeu du processus de la constitution du sens.

    La diversit des langues a t longuement considre un obstacle, une diffi-cult, et mme, en termes thico-religieux, une condamnation ou une maldic-tion, puisquelle soppose lunit du discours humain et la libre communi-

    renvoyer mes travaux prcdents : Hermneutique et traduction. Lautre, ltranger, lhte, Archives de philosophie , n 1, 2000, p. 79-93, et La question de lunit de luvre de Ricur la lumire de ses derniers dveloppements. Le paradigme de la traduction, Archives de philo-sophie , no 4, 2004, p. 659-668. Dans ce dernier article, mon hypothse de travail est que latraverse ricurienne du langage progresse selon la succession la fois historique (selon lordrede la dcouverte) et thorique (selon un certain ordre hermneutique) de trois paradigmes : symbole,texte, traduction (p. 663). Des deux premiers paradigmes, la mention est explicite chez lauteur :ce qui est nouveau et fait lobjet de mon hypothse, cest lindication de la traduction en tant quetroisime paradigme et lessai darticuler de faon systmatique les trois paradigmes.

    2. Sur le thme du don et de la dette, voir : Le don et la dette, textes runis par Marco M. Olivetti,Padoue, Cedam, 2004.

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  • Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 231

    cation entre les hommes. Cest mme linterprtation du mythe de Babel la plusrpandue. Une exgse plus attentive et moderne, au contraire, a voulu voirdans lintervention divine dont parle le mythe la reconnaissance dune pluralitessentielle lhumain en tant que tel le titanisme du projet de la tour tantplus conforme lide (elle aussi frquente dans lhistoire des ides linguisti-ques) dune langue unique et uniforme. Lanantissement de ce projet savreraitalors une bndiction et non une maldiction 3. La bndiction de Babel, vuesous cet angle, serait la prfiguration du don des langues de la Pentecte, dontparle le fameux pisode des Actes des Aptres, qui exalte au contraire lutopiedune communication transparente entre des parlants de langues diffrentes :comme une synthse accomplie entre luniversel et le particulier 4.

    Et pourtant, considre en termes plus appropris la finitude humaine,une telle synthse ne peut tre quentrevue comme un rsultat difficile et tou-jours prcaire et partiel au sein dune pratique qui est celle de la traduction. Lamditation biblique et thologique peut montrer le but dune humanit rcon-cilie et runifie dans le respect des diffrences constitutives. Tout en rcusantde mlanger les genres, entre discours philosophique et discours thologiqueou biblique, nous pouvons supposer une certaine convergence entre cet horizonpotique et lthique immanente au rude travail de lhumanit se constituant la fois en tant quune et plurale.

    UNE PHNOMNOLOGIE DU DON

    Par rapport une phnomnologie du don que je veux reprendre ici avecla sobrit de celui qui veut carter le risque (le beau risque peut-tre, maistoujours prilleux) de ce qui a t appel le tournant thologique de la phno-mnologie , jaimerais remarquer que le mot don , dans sa significationla plus gnrale, tire du langage ordinaire, se prte une triple utilisation lintrieur de notre discours : une premire fois propos du phnomne ou,si lon prfre, de la vie ; une deuxime fois propos du langage, dans lequelle phnomne se manifeste comme ce-qui-peut-tre-dit ; et une troisime fois, propos de la pluralit des langues dans lesquelles le langage se concrtise.

    3. Cf. Franois MARTY, La bndiction de Babel. Vrit et communication, Paris, d. du Cerf,1990.

    4. Ibid., en part., p. 197 sq. La langue unique de Babel, dans luniformit des langages deprogramme, promettait la pire des confusions, celle du nom que lon se donne, impuissant de cefait indiquer une origine, avec lhistoire unique quelle institue. Aussi fallait-il repartir, reprenantla dispersion des peuples sur la surface de la Terre, avec les langues qui se brouillent, pour quilne soit plus possible de croire une unit immdiatement accessible. Le rcit de la Pentecte, audbut des Actes des Aptres, rapporte laboutissement de cette voie longue vers lunit (p. 198).

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  • Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 232

    Don, car nous nous retrouvons en vie, ouverts lapparition du monde ; don,car les phnomnes nous apparaissent dans lhorizon du dire, en tant que djdits et pouvant tre dits autrement ; don, car ils se montrent dans leur natureverbale, comme ce-qui-peut-tre-dit dans plusieurs langues que nous pouvonscomprendre, dans leur possibilit, sinon dans leur effectivit que nous arrivons peine atteindre, partir de la ntre, qui nous a t donne gratuitement.

    Dans tous ces cas, nous pouvons parler de don , au sens o croyants ounon nous pouvons affirmer que la vie est un don... Cette remarque peut trespcifie et approfondie davantage impliquant elle, en tout cas, mme danslusage le plus ordinaire du terme, les notions de gratuit, de passivit, derceptivit... Ces concepts appartiennent une phnomnologie de ce qui estessentiel dans lhumain, donc une anthropologie philosophique qui peut bn-ficier des multiples tudes anthropologiques du don et du donner, mais quinarrive jamais, mon avis, la puret absolue dune phnomnologie dela donation, pour la simple raison que la donation du phnomne ne fait jamaisabstraction du langage, qui est impur dans son essence.

    Marion lui-mme, ds les premires pages dtant donn, ne peut pas viterde faire appel la capacit de dire de la langue franaise, tout en en voquantbeaucoup dautres, telles que le grec, le latin, lallemand, langlais 5... Faireappel la langue ou bien aux langues ne signifie pas se renfermer dans lesparticularits, dans lidiotisme de chacune delles, mais au contraire celasignifie assumer que le langage montre et que les langues, mme si diffrentes,ont le pouvoir de se traduire lune dans lautre. Donc non pas une phnom-nologie pure, mais une phnomnologie hermneutique, une phnomnologielinguistique et interprtante du don et du donner. Ces trois formes de dona-tion de la vie, du langage et des langues renvoient lune lautre et sesoutiennent mutuellement. Il me semble important de souligner que la troi-sime forme, le don des langues, prsuppose et clarifie les deux premires :le don de la vie (cest--dire louverture essentielle au monde en tant quephnomne, en tant quapparatre) et le don du langage en tant que logos,grce auquel nous sommes des vivants pourvus de la capacit de dire. Dansle don de la langue maternelle convergent les deux aspects (avoir un mondeet pouvoir le nommer), mais est implicite aussi, grce lappartenance dechaque langue lunivers du langage, et au fait que toutes les langues sonten principe traduisibles, le fait que nous soyons introduits dans un mondecommun tous les parlants : la langue maternelle, cette condition, ne nous

    5. Cf. Jean-Luc MARION, tant donn. Essai dune phnomnologie de la donation, Paris, PUF,1997, p. 5-7. On pourrait se demander jusqu quel point la philosophie de Marion nest pasconditionne par le fait que le verbe franais donner dit avec un seul mot ce que le latin (et litalien)disent avec deux mots : dare et donare.

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  • Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 233

    referme pas dans une appartenance ethnique exclusive mais nous ouvre poten-tiellement lhumanit dans son ensemble.

    LA TRADUCTION ET LUNIT PLURIELLEDU DISCOURS HUMAIN

    Le langage comme aspect fondamental de la condition finie et corporelle delhomme, la constitution du sens dans le lien phnomne-langage, la tensionentre universalit et finitude qui rsulte de cette duplicit constitutive delhumain et, enfin, la traduction en tant que moment de rsolution de cettetension dans sa pratique concrte et en tant que paradigme des multiples formesdinteraction et de communication parmi les personnes : ce sont tous les thmesqui placent la problmatique linguistique et anthropologique de la traductiondans le cadre dun dbat philosophique trs vaste.

    La traduction devient ainsi le moment privilgi dune reconstruction delunit plurielle du discours humain ouvrant la voie une thique de lhospitalitlangagire et de la convivialit 6. Le don de la langue et des langues devientparadigme dun lment de gratuit qui corrige lobsession contemporaine pourla marchandisation gnralise des mondes vitaux et laisse entrevoir un possiblefondement du lien social dans une perspective de solidarit et de sollicitudepour les personnes concrtes.

    Aujourdhui plus que jamais, dans le cadre dune mondialisation o sentre-voient des grandes opportunits ainsi que des grands dangers et des nouvellessouffrances pour lhumanit dans son entier, nous avons besoin dune penseforte qui soutienne cet engagement et oriente cette recherche. Lun des nudsde fond est celui dune alternative radicale la violence, que jusqu prsentlidologie et la pratique politique ont trop souvent considre comme un pas-sage oblig galement pour ceux qui sopposent aux formes dorganisationsociale existante. Une alternative qui ne soit pas seulement une aspiration debelles mes, mais qui soit fonde sur la thorie et confirme par la praxis.

    Comment nier quun regard qui se borne simplement photographier la ralittrouve des milliers de preuves la triste science qui affirme : homo hominilupus ? Un homme naturellement agressif vis--vis de lautre homme, et doncncessitant dtre gouvern par la poigne de fer dun pouvoir dur et terrible telque celui du mythique Lviathan ? Et que les voix discordantes, qui avec lepote Caecilius Statius rpliquent : homo homini deus, nappartiennent pas seu-lement lordre de limaginaire potique, mais quelles aient quelques chances

    6. Cf. Paul RICUR, Sur la traduction, op. cit., p. 19-20, p. 42-43.

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  • Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 234

    dinspirer la sagesse pratique menant laction dans la vie quotidienne et cetteforme daction qui devrait exprimer au maximum le caractre raisonnable destres humains lintrieur de lautogouvernement des vies par elles-mmesquest la politique ?

    LA RECHERCHE DUN FONDEMENT NON VIOLENTDU LIEN SOCIAL

    Cest justement la politique qui est perdue, daprs lanalyse de MarcoRevelli 7, cause de lpuisement du paradigme moderne de la politique, fondsur lide que lusage monopolistique de la force, concentr dans les mains dusouverain, puisse engendrer, de malo bonum, le bnfice collectif de la paix, dela sret, de lordre social.

    Lenjeu est la possibilit de penser, au contraire, un fondement non violentdu lien social. Or, certaines indications dcisives dans ce sens nous viennent deRicur dans Parcours de la reconnaissance 8. Ricur propose de lier le grandthme hglien de la lutte pour la reconnaissance mutuelle des sujets celui delconomie du don. Le conflit entre les sujets nest pas pos ncessairement sousle signe dune agressivit irrductible, au contraire cest du conflit que nat lareconnaissance mutuelle. Ce thme hglien est bien connu (il sagit du clbrepassage de la dialectique du matre et de lesclave dans la Phnomnologie delesprit de 1807). Le matre a besoin de lesclave et dpend de lui pour pouvoirsatisfaire ses besoins, de sorte qu la fin il ny a plus de diffrence entre les deuxconsciences : cest pourquoi lissue de la lutte pour la reconnaissance, dans laPhnomnologie, est le stocisme ; dans le stocisme, un empereur et un esclavesont tous les deux philosophes, les deux disent nous pensons , mais dans cetteindiffrence le rel se dissout, et donc du stocisme on passe au scepticisme. Cettefaon de penser est fascinante pour les ressources desprit que Hegel met en place,toutefois elle a le dfaut non seulement de demeurer lintrieur dune dialectiquede figures purement idales, mais aussi de mener une sorte dimpasse, ou encoreen langage hglien une sorte de revendication infinie, une conscience mal-heureuse, jamais satisfaite se cherchant tout le temps sans jamais se trouver.

    Cette qute didentit et de reconnaissance est malgr tout incontournable,au point quelle est reprise et mise jour dans les derniers dveloppements de

    7. Marco REVELLI, La politica perduta, Turin, Einaudi, 2003.8. Paul RICUR, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004, troisime tude. Voir aussi

    de RICUR, La lutte pour la reconnaissance et lconomie du don , in Hermenutica y respon-sabilidad. Homenaje a Paul Ricur, dir. Marcelino Ags Villaverde et al., Universidade de Santiagode Compostela, 2005, p. 17-27.

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  • Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 235

    lcole de Francfort 9. Lintuition de Ricur consiste dire : le conflit entre lessubjectivits nest pas le dernier mot, la reconnaissance mutuelle peut trerecherche ailleurs, du cot du don 10. En effet, comme une vaste littratureanthropologique, linstar de Marcel Mauss, la mis en vidence, au sein dessocits primitives le don et son change contribuent la formation dun com-plexe rseau de liens sociaux. Pourquoi le don doit-il tre rendu ? Les anthro-pologues rpondent que le don symbolise une force magique qui doit tre miseen circulation. Cette rponse est insuffisante, daprs Ricur, car elle condam-nerait le discours sur le don rester dans un cadre prmoderne. Ce quil fautchercher au contraire, cest un sens non magique du don, qui est justement lareconnaissance mutuelle ; je donne, car en donnant joffre quelque chose demoi-mme et je mattends tre reconnu par celui auquel je donne. Le don esttoujours symbole, mais non plus dans un sens magique, au contraire il estsymbole dune humanit sexprimant en autrui et en moi, et dans notre rapportmutuel. Le don exemplaire est alors celui qui na pas de prix, tout comme lavrit que Socrate, la diffrence des sophistes, enseignait gratuitement 11. Dansun autre langage, cette gratuit du don nous rappelle quil y a des biens communsde lhumanit, qui nappartiennent pas seulement lordre physique (par exem-ple, leau que nous buvons ou lair que nous respirons, plus gnralementlenvironnement qui reprsente le prsuppos aujourdhui menac dune vie bonne sur notre plante, pour nous-mmes et pour les gnrations venir), mais aussi lordre moral, tels que la vrit et le langage.

    9. Cf. Axel HONNETH, Kampf um Anerkennung. Grammatik sozialer Konflikte, Frankfurt u. M.,Suhrkamp, 1992 ; trad. fr. de Pierre Rusch, La lutte pour la reconnaissance. Grammaire moraledes conflits sociaux, Paris, Cerf, 2000.

    10. Remontant plus haut que cet ouvrage trs achev, admirable de la Phnomnologie delesprit, la priode de Ina [crit Ricur], jai alors suivi les travaux dune autre gnration dechercheurs [par rapport la lecture classique de Kojve] qui, dans des ouvrages fragmentairesinachevs, mettent en chantier lide de la lutte pour la reconnaissance, mais avec un horizonbeaucoup plus prometteur de dveloppements ultrieurs que cette espce de fermeture dont je viensde parler sur le stocisme et le scepticisme. Dans ces crits et surtout dans leur ractualisation enAllemagne principalement autour de jeunes chercheurs, et aussi Louvain-la-Neuve autour deTaminiaux, lide gnralement expose est la suivante : si nous restons seulement dans lhorizonde la lutte pour la reconnaissance, nous crerons une demande insatiable, une sorte de nouvelleconscience malheureuse, une revendication sans fin. Cest pourquoi je me suis demand si nousnavions pas par ailleurs, dans notre exprience quotidienne, lexprience dtre reconnus dans unechange qui est prcisment lchange du don. Je fais donc une tentative dont jignore le succs,mais dont je suis certain quelle est fconde, pour complter et corriger lide finalement violentede lutte par lide non violente de don (La lutte pour la reconnaissance et lconomie du don,op. cit., p. 18). Cf. aussi Jacques TAMINIAUX, Naissance de la philosophie hglienne de ltat,commentaires et traduction de la Realphilosophie de Ina, 1805-1806, Paris, Payot, 1984.

    11. Cf. Marcel HENAFF, Le prix de la vrit. Le don, largent, la philosophie, Paris, d. du Seuil,2002.

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  • Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 236

    LE DON DES LANGUES ET LHOSPITALIT LANGAGIRE

    En revenant au thme du fondement non violent du lien social, nous pourrionsaffirmer que ce fondement est le don des langues, qui nous permet de fairepartie du genre humain sous la double forme du don de la langue maternelleet du don mutuel des langues, trangres les unes aux autres, qui se ralise dansla traduction, grce la pratique de lhospitalit langagire.

    Don originaire, car il nous est offert gratuitement avec notre insertion parmiles humains, avant mme tout contrat social : pour tablir un contrat, il fautvidemment lentendement mutuel. Il sagit, lvidence, dun avant ausens transcendantal, en tant que condition de possibilit a priori. Un avant quinimplique pas une vision irnique de la vie en commun, mais qui au contrairese heurte la douloureuse facticit de la violence et de la domination, et quiatteste dans sa primaut une gale dignit en principe des tres humains en tantque tels, permettant la parole de sopposer la violence et la domination.Cest un avant qui ne nie pas le conflit, ni vise le supprimer : son ambition,haute et humble la fois, dpourvue de garanties de succs, mais ncessairemoralement pour conserver un espoir de sens au vivre en commun des hommes,cest celle de rendre possible une gestion non violente des conflits qui fontpartie de la vie, de combattre, pour utiliser un langage avec des chos kantiens,le mal radical qui est la violence agissante dans lhistoire et de revendiquercontre elle la dignit morale originaire de lhumain en tant que tel, lhumanitdes humains en tant que vivants pourvus de logos.

    Don originaire qui nous est donn sous la forme de la langue maternelle, propos de laquelle, parmi les multiples rfrences possibles, je me plais sp-cialement citer ltude Langage et conscience de Pierre Thvenaz 12, qui, danslesprit de la premire phnomnologie de langue franaise, dveloppe leconcept du langage en tant que corps verbal . La langue maternelle est lelieu de la conscience naissante, ce nest pas un ensemble de signes purementinstrumentaux ; dans la langue maternelle, les mots font corps avec la ralitelle-mme, nous pourrions mme affirmer quen elle les mots sont colors, douxou amres comme les choses mmes, cest grce elle que le monde nat notre conscience . Toutefois, on ne peut pas sarrter l. Le rapport entreconscience et langue, ainsi que la mtaphore de la langue maternelle en tantque corps verbal nous permettent daller plus loin.

    12. Cf. Pierre THVENAZ, Lhomme et sa raison, Neuchtel, La Baconnire, 1956, vol. II, p. 49-72.Voir aussi mon livre, Pierre Thvenaz e la filosofia senza assoluto, Rome, Studium, 2003, et monessai Entre Thvenaz et Ricur : la philosophie sans absolu , in Le souci du passage. Mlangesofferts Jean Greisch, dir. Philippe Capelle et al., Paris, Beauchesne, 2004, p. 180-190.

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  • Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 237

    En effet, nous sommes et ne sommes pas notre corps, nous adhrons lalangue maternelle, mais en mme temps elle a une certaine autonomie : entrenous et le monde se creuse le monde du langage, avec tout ce que cette distancecomporte le dire et le non-dire, la possibilit de lquivoque et de la tromperie,un monde de significations implicites ou caches quil faut ractiver ou red-couvrir. Une telle ambigut du langage, qui a pourtant ses racines dans la languematernelle, permet que nous, qui naissons au monde grce cette dernire,soyons aussi en mesure den prendre les distances, nous pouvons et nous devonsgalement la re-prendre sans cesse. La conscience du monde, et de nous-mmes,nest pas seulement donne, mais elle doit tre toujours reconquise. Ici se situe, mon sens, lespace pour le travail de linterprtation, ainsi que pour une thiquede la rponse au don reu ( cause de la responsabilit de la dette). Le vocable hermneutique napparat pas dans le texte de Thvenaz, mais lon peutaffirmer aisment que dans ces pages vient efficacement dcrite la chose correspondante ; de mme, le rapport entre la langue maternelle et les autreslangues, ainsi que ce quon appelle culture , trouvent ici une fondation trsconvaincante.

    La langue maternelle, qui est mon corps verbal, ne me renferme pas enmoi-mme, mais elle mouvre aux autres langues, puisquelle mouvre lhuma-nit et son histoire. Tout comme, en partant de mon propre corps, je dcouvrele corps dautrui et jen tire une connaissance plus riche de moi-mme, de mmele rapport entre langue maternelle et langue trangre se droule de faonanalogue. La langue maternelle demeure en tout cas lunique lieu de laconscience, mme si elle senrichit et devient progressivement lespace de la conscience cultive 13. Il nest pas vrai que, comme laffirmait Charles V, jedeviens homme autant de fois que les langues que je connais. Je ne suis hommequune seule fois, tout comme je nai quun corps, et cest dans la languematernelle et partir delle que la rencontre avec lautre devient possible. Dansle plurilinguisme, au contraire, Thvenaz voit plutt le risque dune chute dansune vision purement instrumentale du langage.

    De faon implicite, on trouve ici une justification de la traduction, quuneemphase unilatrale sur la langue maternelle risquerait de rendre impossible,grce notamment cette attitude quavec Ricur on pourrait appeler lhospitalitlangagire. Mais cest remarquable que dans sa phnomnologie du langage quiest aussi, in nuce, une phnomnologie hermneutique, en sloignant de tousces penseurs qui proposent une origine transcendante du langage, Thvenazsouligne rsolument la nature humaine, radicalement humaine du langage.Jajouterais que cette position est dailleurs cohrente avec linspiration de fond

    13. Pierre THVENAZ, op. cit., p. 64-65.

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  • Dossier : f20593 Fichier : meta02-06 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 47 Page : 238

    de la philosophie sans absolu que le croyant philosophe Thvenaz voitcomme lissue la plus cohrente de la rencontre entre christianisme et philoso-phie, lintrieur dune perspective qui met en valeur la dsacralisation dumonde et la scularisation de la raison philosophique.

    Il fait sienne la position de Maine de Biran vis--vis de De Bonald proposdune prsume rvlation divine du langage, et il scarte galement de Jasperset de Heidegger. Le langage est la demeure de lhomme et non pas de ltre,nous ne sommes pas les grands-prtres du langage, cest lhomme qui parle,ce nest pas la langue qui parle en nous. Dautre part, dans une longue note, ilindique dans la conception chrtienne de lIncarnation (Verbum caro) lexpres-sion la plus nette de la radicale humanit du langage 14. En ce sens, il peutrcuprer galement le thme du dpaysement que le langage produit ennous ainsi que celui de la responsabilit de correspondre au don de la languepar la responsabilit du parler, au sein de la communaut des parlants.

    Le langage nous jette hors de nous-mme, au-dehors vers les choses ; ilnous livre au rel, il nous lance dans la bataille des mots o il faut payer de sapersonne si lon ne veut pas se payer de mots. [...] Oui, le langage nous dpayseet il faut peut-tre consentir se perdre, se lancer dans locan sans rivagedes mots, pour prendre conscience de sa relle situation dhomme et de la rellesignification du langage. Prendre conscience de soi, ce nest pas retrouver unhavre bien calme o cultiver son moi en paix, cest sexposer et se livrer laperptuelle contestation des hommes. Mais en acceptant sans illusion et enpleine lucidit de jour notre vie dhomme dans et par le langage, nous acceptonsque la culture soit communautaire et quelle soit par l mme expose et contes-te. Mais prcisment parce que le langage relve de notre conscience et denotre responsabilit, il est ce que nous le ferons, et nous ferons ce que nousdirons. Gardons donc prcieusement ce mot de Platon : Nos paroles sont lesvoies de lesprance. 15

    Au don gratuit de la langue et des langues qui nous permet daccder aumonde et de nous rencontrer avec autrui, en ralisant entirement nous-mmes,correspond la dette dexercer et de dvelopper notre humanit dans le langageet travers le langage.

    Domenico JERVOLINOUniversit de Naples Federico II

    14. Ibid., p. 71, note.15. Ibid., p. 72. La citation de Platon correspond Philbe, 40 a.

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