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LES CAHIERS DU CFPCI n. 6 Transmettre ! Savoir-faire, métiers d'art et patrimoine culturel immatériel

Transmettre ! Savoir-faire, métiers d'art et patrimoine

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UCFPCI n. 6

Transmettre !Savoir-faire, métiers d'art et

patrimoine culturel immatériel

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Copyright 2019

Maison des Cultures du Monde-Centre français du patrimoine culturel immatériel

Cette édition en ligne est le prolongement du séminaire international intitulé « Transmettre ! Savoir-faire, métiers d'art et patrimoine culturel immatériel », organisé à Vitré les 6 et 7 septembre 2016 par le Centre français du patrimoine culturel immatériel, avec le soutien et la participation de la direction générale des Patrimoines, département du Pilotage de la recherche et de la Politique scientifique (ministère de la Culture), de la Région Bretagne et de la Ville de Vitré, et la collaboration de l’association des Ateliers des Maîtres d’art et de leurs élèves, l’IREST (université Paris 1-Panthéon-Sorbonne), le LISST-Centre d’anthropologie sociale (université Toulouse-Jean Jaurès) et la Cité de l’architecture et du patrimoine.

Illustration de couverture : Théâtre d’ombres de Taïwan, spectacle présenté dans le cadre du Festival de l’Imaginaire en 2015. © MCM/François Guénet

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Table des matières

Avant-propos ............................................................................................................... 9Francesca Cominelli

L’excellence et l’authenticité : Trésors nationaux humains vivants Les cas du Japon et de la Corée ...............................................................................11Noriko Aikawa-Faure

La transmission du savoir-faire artisanal en Flandre : vers un nouveau système de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel ? ............................ 25Joeri Januarius

Le prix « Maître de l’art populaire » et la méthode Táncház comme éléments hongrois du patrimoine culturel immatériel ....................................................... 33Eszter Csonka-Takács et Dóra Pál-Kovács

Guizhou, « terre précieuse » menacée. Quelles préservations et quelles transmissions pour ses patrimoines culturels immatériels ? .............................. 41Françoise Ged et Émilie Rousseau

Maîtres d’art – Élèves : la rénovation d’un dispositif public de transmission de savoir-faire rares et remarquables confronté aux enjeux de la modernité (1994-2016) .................................................................................................................... 57Pascal Leclercq

Le projet « National Craft Living Treasures » ................................................... 71Pierre Reverdy

La transmission des savoir-faire textiles au sein du Mobilier national .......... 81Marie-Hélène Massé-Bersani

La Fondation de l’Œuvre Notre-Dame, 800 ans de pratique au chevet de la cathédrale ................................................................................................................. 85Eric Fischer

Les maîtres en transe Transformation des rapports aux savoirs et à leur transmission .....................99Nicolas Adell

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Patrimonialisation et transmission du savoir-faire. Une « complication » toute horlogère ................................................................109Hervé Munz

Savoir-faire et création : la formation dans les écoles supérieures d’art ..... 117Danièle Yvergniaux et Christelle Familiari

Transmission d’un patrimoine immatériel culturel artisanal et labellisation de type trésors vivants : le cas des savoir-faire vanniers de Bretagne ..........127Roger Hérisset

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Ont cOntribué à ce numérO

Adell NicolasAnthropologue, maître de conférences HDR à l’université de Toulouse-Jean Jaurès, membre du LISST-Centre d’anthropologie sociale, il dirige actuellement la revue Ethnologie française. Spécialiste des communautés initiatiques de métier – connues en France en tant que compagnonnages –, Nicolas Adell a orienté ses travaux des savoirs artisans aux savoirs savants, et des savoirs sur le monde aux sa-voirs sur soi. Auteur, entre autres, d’une Anthropologie des savoirs, il conduit à présent des recherches sur « ce que la science fait à la vie » dans le cadre d’une anthropologie générale des réflexivités.

Aikawa-Faure NorikoDiplômée de l’université de Tokyo en histoire de l’art et doctorante à l’université Paris-iv, Noriko Aikawa-Faure a été directrice de l’Unité du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Elle a déve-loppé ce programme depuis sa création en 1992. Elle a ainsi dirigé sa mise en place depuis la genèse jusqu’à l’adoption en 2003 de la convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Elle a été ensuite conseillère pour le PCI auprès de l’Agence des Affaires culturelles du gouvernement du Japon.

Cominelli FrancescaFrancesca Cominelli est maître de conférence en économie du patrimoine à l’université Paris 1- Panthéon-Sorbonne, IREST, EIREST et directrice de l’IREST. Sa recherche porte sur l’économie et la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel et approfondit les relations entre patrimoine culturel, biens communs, développement durable, innovation et diversité culturelle. Son expérience profes-sionnelle a été consolidée par des missions de recherche auprès de la Commission nationale italienne pour l’Unesco, l’Institut national des métiers d’art, l’OMPI, la Banque européenne d’investissement et du ministère de la Culture.

Csonka-Takács EszterEszter Csonka-Takács dirige la section du patrimoine culturel immatériel du musée hongrois en plein air de Szentendre depuis 2009. Ce dernier fonctionne comme organisme d’appui professionnel de la convention de l’Unesco en Hongrie. Actuellement, elle remplit la fonction de présidente de la commis-sion PCI au sein de la commission nationale hongroise de l’Unesco.

Familiari ChristelleArtiste, enseignante à l’École européenne supérieure d’art de Bretagne.

Fischer EricEric Fischer est ingénieur issu de l’École nationale supérieure des arts et industries de Strasbourg (actuellement INSA) en 1989. Il a fait carrière dans les services aux industries puis dans les collec-tivités territoriales lors de missions de modernisation de l’action publique et de gestion technique et immobilière. Depuis 2013, il est directeur de la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame et se concentre plus particulièrement sur son développement.

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Ged FrançoiseFrançoise Ged est architecte habilitée à diriger des recherches, responsable de l’Observatoire de l’architecture de la Chine contemporaine à la Cité de l’architecture et du patrimoine. Entre 1998 et 2005, elle a développé le programme présidentiel « 150 architectes, urbanistes, paysagistes chinois en France », qui a ouvert les coopérations entre écoles d’architecture et agences. Avec l’université Tongji et le World Heritage Institute for Training and Research-Asia Pacific à Shanghai, elle a mis en place un programme de coopération sur le patrimoine tourné vers les villes et les paysages historiques et culturels en Chine. Elle enseigne à l’Institut d’administration des entreprises à Nantes, à l’Inalco à Paris et anime régulièrement des conférences dans les écoles d’architecture et les universités en France et à l’étranger, faisant partager son expérience et ses analyses de la Chine où elle séjourne régulièrement depuis 1985.

Hérisset RogerDocteur en ethnologie spécialiste de l’étude des vanneries, chercheur associé au Centre de recherches bretonnes et celtiques de l’université de Bretagne occidentale à Brest.

Januarius JoeriJoeri Januarius est docteur en histoire contemporaine et coordinateur d’ETWIE, le Centre d’exper-tise sur le patrimoine industriel, technique et scientifique. ETWIE s’occupe entre autres des métiers du patrimoine en Flandre et aide des communautés patrimoniales et artisanales à sauvegarder leurs savoir-faire. Il est l’auteur d’une étude portant sur les possibilités d’introduire un système des Trésors humains vivants en Flandre et travaille avec des forgerons d’art.

Leclercq PascalDiplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, maître en philosophie et sociologie, ancien admi-nistrateur de l’Institut national de l’audiovisuel, Pascal Leclercq a effectué sa carrière dans le sec-teur public de l’audiovisuel et de la culture. Il fut notamment directeur général de la Cinémathèque française, conseiller du président du Centre Georges Pompidou, directeur de l’Association pour le dialogue entre les cultures, directeur général de la Culture de la ville de Lille et secrétaire général du Conseil des métiers d’art du ministère de la Culture et de la Communication. Jusqu’en 2016, il a été directeur scientifique et culturel de l’Institut national des métiers d’art (INMA).

Massé-Bersani Marie-HélèneDiplômée de l’École du Louvre et de l’université Paris 1v-Sorbonne, Marie-Hélène Massé-Bersani est reconnue comme l’une des spécialistes du tissage en France. Plusieurs fois commissaire d’expositions, elle est l’auteur de nombreuses contributions scientifiques depuis 1994, la dernière en date étant Tisser la couleur (cat. exp., Lodève, Musée Fleury, 2015). Elle est aujourd’hui directrice de la production des manufactures des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie, et des ateliers de dentelle d’Alençon et du Puy.

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Munz HervéHervé Munz est docteur en anthropologie de l’université de Neuchâtel. Après avoir mené des re-cherches postdoctorales sur les rapports entre l’industrie horlogère suisse et la Grande Chine aux universités de Hong Kong et de Londres (2015-2016), il coordonne désormais un projet de recherche sur la mondialisation du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco au département de géographie de l’université de Genève. Il a récemment publié La transmission en jeu : apprendre, pratiquer, patrimo-nialiser l’horlogerie en Suisse aux éditions Alphil.

Pál-Kovács DóraDiplômée de l’université de Szeged, Dóra Pál-Kovács est ethnographe et travaille à la section du patri-moine culturel immatériel du Musée hongrois en plein air de Szentendre. Elle prépare actuellement une thèse de doctorat sur la manifestation des rôles dans la danse populaire.

Reverdy PierreEn connivence avec la forge depuis 1974, Pierre Reverdy est engagé en 1987 par l’ENSCI, l’École nationale de design, où il mettra en place l’atelier métal avant de fonder sa propre entreprise en 1989. En 2004, il obtient le titre de Maître d’art, avant d’être nommé Chevalier des Arts et des Lettres en 2010. Il est aujourd’hui délégué à l’international pour l’association des Ateliers des Maîtres d’art et de leurs Élèves et coutelier d’art en acier damassé.

Rousseau ÉmilieDiplômée en chinois et en urbanisme, Émilie Rousseau a passé un an dans la province du Yunnan en 1997-1998 pour mener une recherche sur le patrimoine de la ville de Lijiang, classée au patrimoine mondial. Depuis 2003, elle coordonne les programmes de coopération de l’Observatoire de l’architec-ture de la Chine contemporaine, avec les partenaires chinois (universités, architectes, urbanistes…) et français (institutions publiques, agences privées…).

Yvergniaux DanièleDirectrice de l’École européenne supérieure d’art de Bretagne.

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Francesca Cominelli

Avant-propos

Le 5e colloque international du Centre français du patrimoine culturel immatériel et de la Maison des Cultures du Monde qui s’est tenu à Vitré les 6 et 7 septembre 2016 a représenté, comme les précé-dentes éditions, l’occasion de réunir des acteurs de tous horizons autour de la question du patrimoine culturel immatériel (PCI).

L’édition 2016 « Transmettre ! Savoir-faire, métiers d’art et patrimoine culturel immatériel » a ainsi été dédiée au thème de la transmission, dans le secteur spécifique des métiers d’art. Ce colloque a touché à des sujets, des problématiques et des enjeux en résonnance avec les réflexions de la rencontre de 2014 dédiée à l’économie du PCI. À cette occasion, les intervenants avaient exploré la question de l’évaluation des impacts économiques, culturels et sociaux liés à la sauvegarde du PCI et s’étaient questionnés sur le rôle des labels dans l’identification et le renforcement de ces impacts. Des cas de développement territorial mettant le PCI au cœur de leurs stratégies, comme celui de la Cité interna-tionale de la tapisserie d’Aubusson ou encore le projet Handmade in Brugge, avaient été partagés. La rencontre au Centre français du patrimoine culturel immatériel de 2014 avait ainsi été un point de dé-part pour considérer la sauvegarde, non seulement des éléments du PCI identifiés via les inventaires, les labels, les listes Unesco, mais aussi de leurs écosystèmes : des systèmes économiques, naturels, sociaux et culturels qui en assurent l’existence et la viabilité.

Dans la poursuite de cette logique, le colloque de 2016 a permis d’explorer le domaine des métiers d’art et la question de la transmission, sans limiter l’analyse aux métiers, aux savoir-faire et aux objets créés. Au contraire, l’observation a été élargie, par les intervenants de champs disciplinaires hétéro-gènes, aux systèmes plus amples qui concernent la transmission et aux dimensions qui les constituent :

– Les espaces, les territoires, l’environnement qui présentent des caractéristiques qui ont permis aux savoir-faire et aux métiers d’art de se développer, mais qui les obligent également, dans le temps, à s’adapter.

– Les modes de production qui concernent la manière des artisans de concevoir et créer leurs œuvres, les conditions qui doivent être réunies, les matériaux, les techniques, les types de collaborations.

– Les relations nécessaires à la création, mais aussi celles fondamentales à la reproduction de ces métiers grâce à des systèmes de transmission qui perdurent dans le temps. Il y a, dans cette repro-duction du patrimoine, une sorte de principe de durabilité qui est respecté et qui découle du fait que

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le PCI se fonde sur des connaissances, des techniques, des gestes qui ont su s’adapter à la fois aux exigences humaines et à l’environnement externe.

– Les modes de commercialisation, de diffusion et plus largement de circulation des objets créés. Il s’agit d’objets qui circulent et qui sont aussi destinés à voyager, en passant d’un détenteur à l’autre. Les objets de métiers d’art, en raison de leur valeur, de la finesse de leur facture, de leur qualité, de leur résistance, sont susceptibles d’être transmis et ainsi leurs usages se multiplient, se transforment. Cette idée de circulation est à la fois ancienne et innovante et peut se placer en opposition avec les modes actuels de consommation de masse. On est face à des objets qui demandent un temps long de conception et de création et aussi un temps long de consommation et d’usage.

– L’innovation joue, dans ce domaine, un rôle crucial. D’un côté, les métiers d’art intègrent les nou-velles technologies, matériaux et techniques de fabrication dans leurs processus créatifs et, de l’autre côté, ils incitent à la créativité et l’innovation en mettant leur techniques et connaissances au service d’autres secteurs. On peut penser par exemple à tous les métiers qui coopèrent avec la grande indus-trie et aussi les maisons de luxe pour créer de nouveaux prototypes et produits.

– Le dialogue est le fondement de cette innovation. Dialogue entre les artisans, les artisans et leurs clients, les artisans et les institutions, entre artisans de pays différents, entre personnes qui partagent l’usage d’un objet de métier d’art.

– L’élément humain est ainsi le point fondamental de ces métiers et des objets créés. Leur impor-tance dépasse le champ économique pour contribuer au bien-être de nos sociétés, tisser de nouveaux liens sociaux, renforcer la créativité. Ils deviennent l’expression de la diversité culturelle par les différences d’identité, qui peuvent dialoguer et s’enrichir mutuellement.

À partir de ces systèmes complexes, l’enjeu de la transmission est ainsi saisi par les auteurs des chapitres qui constituent cette édition des Cahiers du CFPCI.

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Noriko Aikawa-Faure

L’excellence et l’authenticité : Trésors nationaux humains vivants1

Les cas du Japon et de la Corée2

Résumé

Ce texte retrace l’évolution des méthodes de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel du Japon et de la Corée. Les deux pays ont choisi une méthode par le biais de la sélection des éléments du PCI par les auto-rités. Leurs lois relatives à la protection du PCI reflètent le concept de base existant pour la protection et pour la conservation des monuments et des sites archéologiques. Parmi les différentes formes du PCI, les autorités ont privilégié celles qui portent les valeurs d’excellence et de tradition d’origine. Par conséquent « l’authenti-cité » a toujours été un des critères principaux, par exemple pour la sélection des « Trésors nationaux humains vivants ». Cependant, face à la déformation ou même à la disparition accélérée des arts et traditions populaires dans le contexte de la globalisation mondiale, les deux gouvernements ont été amenés à sauvegarder aussi ces arts et traditions populaires, de sorte que l’ensemble du PCI est sauvegardé, i.e. non seulement les éléments du PCI ayant une valeur d’excellence mais aussi ceux des expressions populaires. La Corée a révisé récemment sa loi relative au PCI afin de la rendre compatible avec la convention de l’Unesco. Le Japon vient de modifier sa loi pour que tout le patrimoine culturel, matériel et immatériel soit sauvegardé dorénavant sous la responsa-bilité des autorités locales, cela afin que les patrimoines culturels sauvegardés contribuent au développement socio-économique des régions, notamment les régions défavorisées. Une question importante se pose alors : comment équilibrer la sauvegarde du patrimoine culturel et son exploitation économique ?

Mots-clés : PCI, arts et traditions populaires, sauvegarde, excellence, authenticité, Trésors nationaux humains vivants, exploitation économique du PCI

Abstract

This paper reviews the methods used for the safeguarding of ICH in Japan and Korea. Both countries chose a method by way of the selection of elements of ICH by the Authorities. Their laws for the protection

1 Le terme « Trésor national vivant » est un terme communément utilisé au Japon pour exprimer les « détenteurs de savoir-faire de biens culturels immatériels importants » tandis qu’en Corée le terme « Trésor humain vivant » est utilisé pour exprimer les biens culturels humains.2 Le présent article est la traduction en français du texte révisé et mis à jour “Excellence and authenticity: ‘Living National (Human) Treasures’ in Japan and Korea” que j’ai publié en anglais dans International Journal of Intangible Heritage, 2014, vol. 9 : 38-51.

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of ICH reflect the basic concept for the protection and conservation of monuments and archeological sites. Among different forms of ICH, the authorities chose those baring value of excellence and the original tra-dition. Consequently, the criterion “authenticity” has always been one of the principal criteria of selection as for example the selection of “Living national human Treasures”. However, in the face of the increasing deformation or even disappearance of the folk cultural expressions in the era of the globalization, both gov-ernments have been attentive in safeguarding not only the ICH bearing high degree of value but also their folk cultural traditions. Korea has recently revised its law related to ICH in order to make it compatible with Unesco convention and Japan has modified its law in order to safeguard all of its cultural heritage, both tan-gible and intangible, under the local authorities so that their cultural heritage would contribute to the regional economic development. An important question need to be asked then: how to balance the action of heritage safeguarding per se and that of its economic exploitation?

Keywords: ICH, popular arts and traditions, safeguarding, excellence, authenticity, Living national human Treasures, economic exploitation of ICH

intrOductiOn

La protection légale du patrimoine culturel immatériel (PCI) a vu le jour au Japon dans le cadre d’une nouvelle loi instituée en 1950 pour la protection des biens culturels. Cette loi est fondée sur le principe que l’État sauvegarde les biens culturels par le biais de la sélection, de la protection et de la valorisation. Cette loi a été en fait la première mesure juridique au monde destinée à la protection du PCI. En 1954, le gouvernement a modifié la loi afin de nommer non seulement certains biens culturels immatériels comme « biens culturels immatériels importants » mais aussi les détenteurs qui incarnent ces biens à très haut niveau. Ces détenteurs individuels ou collectifs reconnus sont appelés communément « Trésors nationaux vivants ». Les domaines du PCI que le Japon a considérés pour ce système ont été limités à certaines expressions élitistes dites des arts classiques, contenant les arts du spectacle tels que les théâtres nô et kabuki, et à certaines techniques artisanales liées aux objets d’art les plus raffinés.

En revanche, les arts et traditions populaires (ATP) ont été considérés pendant longtemps comme biens culturels nécessitant simplement d’être documentés. C’est seulement à l’occasion d’amendements de la loi pour la protection des biens culturels en 1975 que la culture populaire a été reconnue comme « biens de la culture populaire » et qu’un nouveau système a été mis en place pour classer certains éléments des ATP en tant que « biens immatériels importants de la culture populaire ». Cependant, ce nouveau système n’a pas permis de décerner une distinction particulière aux détenteurs du savoir-faire de ces biens à l’instar des « biens culturels immatériels importants ». En conséquence, aucun déten-teur de savoir-faire des expressions populaires ne fait partie des « Trésors nationaux vivants ». En ce qui concerne le système de protection du PCI et de distinction de ses détenteurs en République de Corée, la loi relative à la protection des biens culturels (no 961), promulguée en 1962, constitue la pierre angulaire de la protection du PCI de ce pays. Bien que les méthodes de mise en œuvre de cette loi res-semblent en grande partie à celles de la loi japonaise révisée en 1954, elle a été créée dans un contexte autre que celui du Japon et vise à inciter à l’affirmation de l’identité culturelle du peuple coréen. C’est pourquoi les « biens culturels immatériels importants » couvrent en Corée non seulement les arts

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classiques comme au Japon mais aussi les arts du spectacle populaire, les artisanats et les techniques populaires propres à l’identité des peuples des différentes régions (Weonmo, 2009).

Les deux pays ont fondé leur méthode de protection des biens culturels immatériels sur des critères d’authenticité et d’excellence, à l’instar des biens culturels matériels. L’application de ces critères à la protection du PCI a engendré comme conséquences de nombreuses contradictions et des problèmes. Récemment, le Japon et la Corée ont effectué des révisions substantielles de leurs lois relatives à la protection des biens culturels, celles, notamment, relevant du PCI. Chaque pays a élaboré sa révision d’une manière différente en fonction du contexte historique et social.

i. le système de prOtectiOn du pci au JapOn

La première mesure juridique japonaise en faveur de la protection des biens culturels fut un décret promulgué en 1871 intitulé « La préservation des objets antiques et anciens », destiné à protéger les « objets antiques et anciens » qui comprenaient non seulement les objets ayant une valeur esthétique mais aussi toutes sortes de biens culturels mobiliers comme ceux liés au folklore tels que les outils agricoles et les jouets (Kawamura et Wada, 2002). Le but de l’établissement de cette loi était de stop-per la destruction et la disparition des objets antiques résultant de la politique du gouvernement de l’époque Meiji, politique qui favorisait la modernisation du pays au détriment de la sauvegarde de la tradition japonaise considérée comme un obstacle au développement du pays. En 1897, une autre loi fut établie pour « la préservation des sanctuaires (Shinto) et des temples (bouddhiques) anciens ». Elle permit au gouvernement d’octroyer des subventions aux institutions shintoïstes et bouddhiques afin de restaurer les bâtiments et les objets précieux endommagés. Appliquée d’une manière directive, fon-dée sur une conception élitiste, cette méthode est devenue la base de la politique de la protection des biens culturels au Japon (Kawamura, 2002). Cette loi a évolué pour devenir en 1929 la loi sur « la pro-tection des Trésors nationaux ». Dès lors, certains biens culturels attestant « des preuves historiques ou des modèles esthétiques » ont été sélectionnés comme « Trésors nationaux » et ainsi restaurés et préservés grâce aux subventions de l’État.

Dans le désarroi qui suivit la défaite de la deuxième guerre mondiale, de nombreux objets d’anti-quité, notamment des « Trésors nationaux », disparurent. Face à ces problèmes, et aussi, semble-t-il, sous la pression des forces occupantes des pays alliés (Wada, 2002), le gouvernement fut amené à trouver une solution d’urgence. De plus, en 1949, l’incendie qui détruisit les peintures murales datant de la fin du viie siècle ornant le temple de Horyuji3 avait convaincu l’opinion publique de l’urgente nécessité de créer une loi conforme à la situation contemporaine pour la protection des biens culturels. C’est ainsi qu’une nouvelle loi fut créée en 1950. Un des aspects les plus novateurs de cette loi a été d’intégrer les « biens culturels immatériels » dans le cadre des biens culturels. Le critère d’excellence utilisé dans la loi de 1929 pour sélectionner les biens culturels destinés à être sauvegardés par l’État a été repris (Wada, 2002). En vertu de cette loi, trois catégories de biens culturels sont protégées :

3 Préfecture de Nara, Japon.

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– biens culturels matériels (monuments, peintures, sculptures, artisanat d’art, calligraphie, docu-ments sur la tradition populaire relatifs aux biens matériels, paléographie, objets d’art archéolo-giques et matériaux historiques) ;– biens culturels immatériels (la musique, la danse, le théâtre et les techniques artisanales, ainsi que d’autres produits culturels immatériels) ;– sites historiques, lieux de la beauté scénique et monuments naturels (animaux, végétaux, minéraux et caractéristiques géologiques).

Les biens culturels matériels porteurs de « valeurs historiques ou artistiques pour le pays » ont été désignés comme « biens culturels importants ». Parmi eux, ceux portant la plus grande valeur histo-rique ou artistique ont été désignés comme « Trésors nationaux ». Un système similaire a été appliqué aux « sites historiques, lieux de la beauté scénique et monuments naturels ». En revanche, les biens culturels immatériels n’ont pas bénéficié de la distinction honorifique comme « biens culturels importants » mais simplement été sélectionnés pour recevoir des subventions gou-vernementales (Wada, 2002). Dans le cadre de la loi de 1950, le terme « bien culturel immatériel » a été défini ainsi : « la musique, la danse, le théâtre, et les techniques artisanales ainsi que d’autres produits culturels immatériels ayant une haute valeur artistique ou une importance historique en tant que biens culturels traditionnels de notre pays ». Cette définition permet de couvrir une large étendue du patrimoine immatériel y compris certains éléments importants des ATP. Par exemple, parmi les arts du spectacle, en plus des arts de représentation sur scène tels que le nōgaku (théâtre nô), figuraient aussi les chants populaires, les arts du spectacle, les traditions et les événements populaires. Dans le domaine des techniques artisanales, outre ceux d’usage habituel tels que la laque, la ferronnerie, le travail du bois et du bambou, le tissage, la teinture et la poterie, étaient inclus l’architecture, la construction en bois et des artisanats n’ayant plus d’utilité tels que la fabrication des armures (Agence nationale japonaise de la Culture, ci-après désignée ANJC, 2001). Les autorités ont accordé leur pro-tection aux « seuls biens culturels immatériels qui, en l’absence du soutien de l’État, étaient en danger de disparition parmi les arts du spectacle et les techniques artisanales ayant une haute valeur artis-tique ou une importance historique ». Les mesures de protection par l’État ont consisté en subventions monétaires, en fourniture de matériaux et en assistance à leur documentation ou à leur présentation au public (ANJC, 2001).

Entre 1952 et 1954, 155 biens culturels immatériels ont été sélectionnés dont 113 concernaient les arts du spectacle et 42 les techniques artisanales. Il est à noter que parmi les 113 éléments, seul le bunraku (théâtre de marionnettes) ne fait pas partie des ATP. On s’est aperçu à ce moment-là que les arts de spectacle classique les plus célèbres, tels que le gagaku (musiques et danse de cour) et les théâtres nô et kabuki, ne faisaient pas partie des sélectionnés pour jouir du prestige et de la protection nationale. Au sein du gouvernement, nombreux ont considéré cette situation comme anormale, voire même scandaleuse. La Commission des biens culturels, établie en 1950, a été amenée en novembre 1953 à « mettre de l’ordre entre les deux catégories, les « biens culturels immatériels » et les « ATP nécessitant un travail de documentation », et à revoir le système afin d’instaurer un mécanisme de classement des « biens culturels immatériels » sur le critère de la valeur d’excellence à l’instar des « biens culturels matériels » (ANJC, 2001).

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La loi pour la protection des biens culturels de 1950 a donc été révisée en 1954. Le système de pro-tection des « biens culturels immatériels » a été « rationalisé » et « renforcé ». La primauté accordée dans la loi précédente au « risque de disparition » a été supprimée des critères de sélection et les cri-tères relatifs aux « valeurs artistiques et historiques » ont été mis en relief. Un nouveau mécanisme de classement pour protéger les « biens culturels immatériels » a été institué à l’instar des « biens cultu-rels matériels ». Désormais, ceux ayant une grande valeur artistique et historique ont été désignés comme « biens culturels immatériels importants ». Le terme « biens culturels immatériels » a été redéfini d’une manière plus restrictive en limitant le champ d’application aux seuls arts du spectacle et aux techniques artisanales et en réduisant à trois critères précis :

– ayant une grande valeur artistique ;– occupant une place importante dans l’histoire des arts du spectacle ou des artisanats d’art ;– portant les caractéristiques spécifiques de la région ou de l’école concernée.

Afin d’assurer la transmission, il a été décidé de reconnaître aussi les détenteurs individuels ou col-lectifs qui maîtrisent à haut niveau le savoir-faire ou les techniques liés aux biens immatériels4. C’est ainsi que le mécanisme de désignation des détenteurs a été institué.

En ce qui concerne les ATP5, leur protection a été incluse dans la loi révisée en 1954 en tant que « culture populaire nécessitant la documentation6 ». Dans la loi révisée, nous pouvons constater quelques traits de principe et de concept que le Japon a développés pour le PCI et qui sont désormais ancrés dans sa politique pour sa protection. D’abord, il existe une hiérarchie entre les deux catégo-ries du patrimoine immatériel : la catégorie des « biens culturels immatériels » sélectionnés selon les critères d’excellence et d’esthétique occupe une place supérieure à celle des ATP. La première représente les arts « raffinés » des élites et la seconde est liée aux expressions du « peuple ». En outre, il est essentiel que les « biens culturels immatériels » soient conservés dans leur état d’origine. En revanche, ce principe ne peut pas être appliqué à la culture populaire car elle est, de par sa nature, en évolution perpétuelle et peut même disparaître naturellement. C’est pourquoi les ATP ont échappé au classement.

À la suite de l’expansion économique rapide suivie d’une mutation sociale radicale survenue dans les années 1970, de nombreux ATP ont été fragilisés. La révision en 1975 de la « loi pour la protection des biens culturels » a, par conséquent, renforcé la protection des ATP en tant que « biens immatériels

4 D’après le témoignage du professeur Matsuda, les forces d’occupation américaines auraient joué un certain rôle en faveur de la prise de cette nouvelle mesure (Encyclopédie Asahi, 2006).5 Dans la loi de 1950, une partie des ATP était incluse dans la catégorie des « biens culturels immatériels ».6 Cette nouvelle catégorie a été définie comme rassemblant « les éléments qui sont indispensables pour comprendre l’évolution de la vie quotidienne des Japonais, comme les us et coutumes concernant la nourriture, l’habillement, le logement, le métier, la foi religieuse, les événements annuels et autres, ainsi que les vêtements, les outils, les maisons et les autres objets utilisés pour pratiquer ces manifestations culturelles populaires ».

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de la culture populaire ». C’est ainsi que les ATP ont enfin accédé à un statut presque égal à celui des « biens culturels immatériels »7.

L’introduction du système de classement des « biens immatériels de la culture populaire » a sus-cité de vifs débats au sein des folkloristes au Japon. Certes, la désignation des « biens immatériels importants de la culture populaire » a eu le mérite de valoriser les arts et les ATP et de les sensibiliser auprès des détenteurs concernés et du grand public. Néanmoins, le classement a d’abord modifié les modalités de l’appréciation de la culture populaire en introduisant une notion de hiérarchie (Hoshino, 2007). Puis, l’un des critères de classement « indispensable pour comprendre l’évolution de la vie quotidienne des Japonais » a pris « l’état actuel » comme point de référence pour évaluer les biens en vue de leur sélection. Or ce point de référence n’est pas applicable pour la culture populaire qui évolue perpétuellement, de sorte que la sélection et la désignation ainsi effectuées ont eu des conséquences indésirables sur les expressions populaires (Hyouki, 2003 ; Hoshino, 2007 ; Oshima, 2007). De plus en plus, seuls la forme et le style sans âme et sans esprit des ATP sont transmis dans le cadre de leur exploitation économique et touristique. Faut-il cependant penser que cette situation, pourtant non sou-haitable, serait meilleure que les voir disparaître complètement (Oshima, 2007) ? Enfin, depuis que certains éléments des ATP ont été classés, l’attention du gouvernement, des médias et du public s’est concentrée sur eux, ce qui a accéléré le rythme de disparition des autres arts et traditions populaires (Hoshino, 2007 et 2009). Pour autant, face à la fragilisation accrue des ATP en raison du manque de successeurs et de leur uniformisation sur le plan national dans l’ère de la globalisation, les autorités centrales sembleraient avoir éprouvé des difficultés pour identifier la manière propice de protéger la culture populaire (Hyouki, 2003 ; Oshima, 2007). Le gouvernement a confié aux autorités de province une partie des tâches de la sauvegarde du PCI local, telles que la compilation des inventaires, en ren-forçant leurs subventions.

Dans le cadre de la révision de 1975, une troisième catégorie a été ajoutée dans le domaine du PCI aux « biens culturels immatériels » et aux « biens immatériels de la culture populaire » : les « tech-niques de conservation des biens culturels », indispensables pour la conservation des biens matériels et immatériels, telles que les techniques de fabrication des outils, de production des matériaux ou de culture des ingrédients. Elles ont été qualifiées « techniques de conservation sélectionnées ». Les dé-tenteurs de ces techniques ont aussi été reconnus en tant que « détenteurs individuels » ou « groupes de préservation ». Quant aux « techniques populaires » telles que les techniques traditionnelles de construction des bateaux en bois, il a fallu attendre 2004 pour qu’elles reçoivent une reconnaissance officielle dans le cadre des « biens immatériels de la culture populaire ».

Dans les années 2000, de nombreuses activités de sauvegarde des ATP ont été déléguées aux autorités de province afin qu’elles contribuent au développement économique et social des régions

7 Bien que le statut des « biens immatériels de la culture populaire » ait été rehaussé au niveau des « biens culturels immatériels », leur traitement n’a pas été le même. Les praticiens ou détenteurs incarnant les expressions culturelles populaires n’ont pas été distingués, contrairement à ceux des « biens culturels immatériels importants », car « non seu-lement il est difficile d’identifier des individus ou des groupes spécifiques en tant que détenteurs mais aussi la culture populaire est étroitement liée à la vie quotidienne des gens » (ANJC, 2001). En revanche, de nombreuses associations ayant pour but la préservation des arts et des traditions populaires ont été créées et ont reçu l’assistance du gouvernement (ANJC, 2001).

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défavorisées. Depuis 2001, un nouveau plan national a été mis en place pour permettre la « mise en valeur des cultures locales par les biais de leur revitalisation et de leur transmission » en octroyant des subventions aux autorités locales.

Pour toutes les catégories de PCI au Japon, quatre étapes sont nécessaires dans les procédures d’octroi de la distinction nationale : l’investigation, la sélection des candidats, l’examen par les commissions d’investigation, la délibération par le conseil des Affaires culturelles et enfin la décision et l’annonce des éléments et les déten-teurs des connaissances et des techniques y afférentes. Dans le cadre de la désignation des détenteurs de savoir-faire, les « Trésors nationaux vivants », ces quatre étapes s’avèrent plus laborieuses. Étant donné que chaque « Trésor vivant » reçoit une subvention annuelle de deux millions de yens (approximativement 15 000 euros) et que le budget total du programme est limité, le nombre total de « Trésors nationaux vivants » est restreint et, par conséquent, le nombre de nominations annuelles dépend du nombre de décès de ces personnalités. Par exemple, en 2017, quatre individus et trois groupes ont été distin-gués, le nombre total des « Trésors nationaux vivants » s’est élevé à 119. En contrepartie de la subvention qu’il reçoit, chaque individu ou groupe reconnu « Trésor na-tional vivant » a l’obligation de :

– former des successeurs capables de perpétuer son savoir-faire ou ses techniques ;– développer son art, sa connaissance ou sa compétence ;– faire connaître son art ou son savoir-faire au grand public sous forme de représentations publiques ou d’expositions ;– rassembler la documentation sur son savoir-faire ou ses techniques, soit sous forme audiovisuelle, soit sous forme écrite.

L’ANJC poursuit régulièrement des enquêtes sur les détenteurs reconnus comme « Trésors nationaux vivants » de façon à s’assurer qu’ils maintiennent toujours la capacité d’assurer la transmission de leur savoir-faire ou de leurs techniques.

Certes, le système des « Trésors nationaux vivants » a fortement contribué à la sauvegarde d’une partie du PCI au Japon. Cependant ce système n’est pas sans problème aujourd’hui, notamment au niveau de la créativité des détenteurs des savoir-faire, les rénovations ou les améliorations n’étant pas acceptées (Oshima, 2007).

Kunihiko Moriguchi, « Trésor national vivant » depuis 2007, est maître de l’art du yûzen, technique tricentenaire de teinture sur tissu. Il a été formé par son père, Kakô Moriguchi, lui-même élevé au rang de « Trésor national vivant » en 1967.© Nikkei Visual, Inc.

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En 2018, le Japon a entrepris une révision substantielle de la « loi pour la protection des biens culturels » (ANJC, 2018). Afin d’endiguer la perte ou l’endommagement des biens culturels (matériels et immatériels) causés par l’exode rural de grande envergure et la baisse de la natalité ainsi que le vieillissement de la population dans des zones rurales, la nécessité de revoir la politique nationale et la structure administrative de la sauvegarde des biens culturels est devenue urgente. Le trait principal de cette révision est la décentralisation de la souveraineté politique et administrative de la protection des biens culturels au profit des autorités des administrations locales. Cette révision comprend à la fois les biens qui sont classés par l’État et ceux qui ne sont pas classés afin que les administrations régionales prennent les mesures nécessaires non seulement pour leur sauvegarde mais aussi pour leur exploitation économique visant à la revitalisation économique et sociale des départements régionaux

ii. le système des trésOrs vivants humains de la république de cOrée

La première mesure juridique relative à la protection des biens culturels en Corée a été prise en 1911 sous forme de « l’acte du temple » pendant la période coloniale japonaise (Howard, 2002). Mais c’est la loi no 961, promulguée en 1962, qui constitue la base de la politique actuelle visant à la protection des biens culturels coréens. Cette loi a été créée dans un contexte où les Coréens avaient un fort désir de retrouver leur identité, ébranlée par la colonisation, les ravages de la guerre et l’occidentalisation rampante (Yim, 2004 et 2008 ; Howard, 2002). Cette loi a subi depuis lors des dizaines de modifica-tions. Ce contexte est reflété dans l’article 1 qui stipule l’objectif de la loi : « favoriser l’enrichissement culturel des peuples et contribuer à l’épanouissement de la culture humaine, en héritant de la culture autochtone grâce à la préservation des biens culturels de manière à en assurer leur utilisation8 ».

En ce qui concerne la protection des biens culturels immatériels, autant son mécanisme, son pro-cessus de sélection ainsi que sa méthode sont similaires à ceux du Japon, autant le concept de base est différent. La loi no 961 établit le cadre propre à la gestion des biens culturels immatériels impor-tants : elle prévoit la création d’une commission des biens culturels, la désignation de détenteurs des biens culturels immatériels importants, ainsi que les mesures de protection et de promotion (octroi de bourses, organisation de représentations, mesures d’urgence, etc.).Le terme « biens culturels » est défini dans l’article 2 de cette loi comme « l’héritage national, racial et global, qui a été créé artificiellement ou naturellement, qui a une grande valeur historique, acadé-mique et scénique et qui entre dans les quatre catégories : “biens culturels matériels”, “biens culturels immatériels”, “documentation sur les arts et traditions populaires (folklore)” et “monuments” ». Le terme « biens culturels immatériels » est ainsi défini : « les produits culturels immatériels tels que la musique, la danse, le théâtre, les jeux populaires, les rituels, les arts martiaux, l’artisanat et la cuisine ayant une grande valeur historique, artistique ou académique » (article 2-2). On peut constater ici que le domaine couvert par les « biens culturels immatériels » est plus large que celui du Japon qui est réservé aux « arts classiques » appréciés par les élites pour sa qualité d’excellence. En Corée, les « biens culturels immatériels » comprennent, en plus des biens culturels immatériels ayant la qualité d’excellence, les arts du spectacle populaire, les artisanats et les techniques populaires qui constituent

8 Version de l’amendement 1999.

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la grande partie des ATP. La raison en est que les éléments de la culture populaire contiennent davan-tage de symboles identitaires du peuple coréen. Parmi les premiers éléments inscrits entre 1964 et 1966, sept éléments sur huit avaient des traits caractéristiques de cette culture (Howard, 2002).Le terme « documentation sur les arts et traditions populaires (folklore) » est ainsi défini : « les us et les coutumes relatifs à la nourriture, l’habillement, l’habitation, les métiers, la religion ou les événe-ments annuels qui sont indispensables pour la compréhension de l’évolution de la vie des peuples » (article 2-4).

Parmi les biens culturels immatériels sélectionnés et après une délibération de la commission des biens culturels, les autorités (en la personne de l’administrateur de la direction des biens culturels) désignent certains éléments ayant une valeur historique, artistique ou académique particulièrement importante comme « biens culturels immatériels importants » et reconnaissent des détenteurs indi-viduels ou collectifs qui incarnent les biens importants correspondants (article 6). Ces détenteurs des « biens culturels immatériels importants » sont appelés les « Trésors humains vivants ». En 1964, le nombre des « biens culturels immatériels importants » était de 31. En 2013, on comptait 128 éléments et 180 détenteurs correspondants.

Quant à la documentation sur les arts et traditions populaires (ATP), les éléments jugés importants sont désignés par « documentations sur les ATP importantes » (article 8). En revanche, les détenteurs correspondants ne sont pas reconnus. Le processus de sélection des « biens culturels immatériels importants » comprend les phases suivantes :

1) Soumission des dossiers de candidature au ministère par les organisations locales.2) Enquête menée sur les candidatures et rapports rédigés par les experts de la Commission des biens culturels.3) Examen préalable à la désignation des « biens culturels immatériels importants » et des déten-teurs correspondants par la commission des biens culturels.4) Avis de désignation : le Journal officiel publie l’avis de désignation des nouveaux biens culturels immatériels.5) Délibération en vue de la désignation : la commission des biens culturels prend la décision, après délibération, de désigner ou non le bien sélectionné.6) Annonce de la désignation : le Journal officiel publie la décision de désignation qui est annoncée aux candidats, aux organisations locales et aux détenteurs.

Une fois sélectionnés comme « détenteurs des biens culturels immatériels importants », ces per-sonnes bénéficient de plusieurs avantages, dont une indemnité mensuelle, une assurance maladie et une aide financière couvrant les frais d’hospitalisation ainsi que des subventions pour des pro-grammes de formation et de perfectionnement à titre professionnel. En contrepartie de ces services, les détenteurs sont tenus de transmettre les biens désignés aux générations suivantes et de promouvoir la culture traditionnelle en proposant des représentations publiques organisées par l’État. Le minis-tère contrôle leurs activités de sauvegarde pour s’assurer qu’ils assument correctement l’ensemble de leurs responsabilités. Pour assurer la parfaite transmission des biens culturels immatériels, la Corée a mis en place un ordre hiérarchique des détenteurs composé de quatre grades : le détenteur patenté, l’apprenti, le diplômé et l’étudiant boursier. Dès lors qu’un individu ou un groupe est reconnu comme

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détenteur, on lui demande de désigner les personnes à former et de leur offrir une formation. Les personnes en cours de formation et dont le talent est jugé remarquable sont recommandées par le(s) formateur(s) et obtiennent une bourse d’études. Après avoir suivi au moins cinq ans de formation et être devenus parfaitement compétents, ces étudiants boursiers sont admis comme « diplômés ». Les plus remarquables d’entre eux sont retenus comme « apprentis » sur recommandation des détenteurs et d’après les évaluations faites par des experts culturels. Les apprentis ainsi sélectionnés sont tenus d’aider les détenteurs et d’acquérir leurs savoir-faire.

L’article 3 de la loi de 1962 stipule que « le principe fondamental pour la conservation, pour la gestion et pour l’utilisation de toutes les catégories du patrimoine culturel est de les préserver dans leur forme d’origine ». Ce principe qui souligne le respect à la « source » est appliqué aussi bien aux biens culturels matériels qu’aux biens immatériels ainsi qu’au folklore ; il semble provenir de l’approche confucéenne qui privilégie le respect aux « anciens » (Howard, 2002). Ainsi que nous l’avons noté dans le système japonais, ce principe, légitime pour la préservation des biens matériels, pose de sérieux problèmes en ce qui concerne les biens immatériels, notamment son composant le plus important : les ATP. En effet, par définition, selon la convention de l’Unesco, le PCI « est recréé en permanence par les communautés et les groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire… » (convention Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, article 2 : définitions).

Le système coréen des trésors humains vivants couvrant aussi les ATP, les conséquences indési-rables, que les folkloristes craignaient au Japon, semblent apparaître également en Corée. À force de vouloir trop respecter « l’authenticité » dans le processus de la sauvegarde, les expressions immaté-rielles risquent d’être « pétrifiées » sous une forme figée (Yim, 2004 et 2008 ; Jongsung 2004 ; Park, 2010). En outre, les détenteurs ont tendance à créer ou recréer une forme archétypale des expressions de la culture traditionnelle et à préserver et transmettre seulement cette « forme » au détriment de la valeur, du symbolisme et de la philosophie qui y sont attachés initialement (Howard, 1989 et 2002 ; Jongsung 2004). Cela a pour conséquence d’éloigner ces expressions des lieux et des contextes d’ori-gine (Howard, 1989 ; Park, 2010). Enfin, les détenteurs sont souvent tentés « d’affiner » l’expression de la culture traditionnelle en privilégiant la dimension artistique afin de plaire au public urbain ou aux examinateurs des candidatures (Howard, 1989 ; Jongsung, 2004).

C’est ainsi que beaucoup de « biens culturels immatériels importants » finissent par être « déraci-nés » et deviennent « standardisés » en perdant leur enracinement au sein des communautés d’origine ainsi que leurs caractéristiques spécifiques propres à la province concernée. Ce qui conduit à une di-minution de la diversité du patrimoine immatériel (Howard, 1989 et 2002, Jongsung, 2004, Park, 2010).Il est incontestable que, grâce à ce système de protection, de nombreux biens culturels immatériels ont été sauvegardés jusqu’à nos jours. Cependant, comme au Japon, les efforts de sauvegarde étant concentrés sur les seuls qui ont été classés, de nombreux biens culturels immatériels et des éléments du folklore qui n’avaient pas été sélectionnés ont déjà disparu ou sont sur le point de disparaître (Yim, 2004 ; Jongsung, 2004 ; Park, 2010). En revanche, ceux qui ont été classés sont sujets à une plus grande commercialisation. Comme au Japon, se pose la question de la légitimité de la commercialisation des ATP (Jongsung, 2004).

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En mars 2015, la Corée a promulgué une loi intitulée « Loi pour la sauvegarde et pour la promotion du patrimoine culturel immatériel » qui est propre exclusivement au PCI, et séparée de la loi pour la protection des biens culturels de 1962. Cette nouvelle loi entrée en vigueur en mars 2016 prend en compte l’esprit de la convention de l’Unesco et a pour but d’améliorer la politique de sauvegarde du PCI de ce pays. Ses caractéristiques principales sont les suivantes :

– l’élargissement des domaines du PCI en s’alignant sur la définition du PCI donnée dans la conven-tion de l’Unesco (article 2) ;– l’extension du type du PCI à sauvegarder incluant à la fois les éléments du PCI ayant une valeur d’excellence comme dans la loi de 1962 et ceux qui nécessitent une sauvegarde urgente ;– outre les méthodes de transmission à travers un système d’apprentis pratiquées jusqu’à aujourd’hui, une nouvelle méthode est ajoutée, celle de l’éducation universitaire ;– la promotion des métiers de l’artisanat traditionnel en tant que petite entreprise en octroyant des formations professionnelles ainsi que des subventions visant à développer les marchés des produits artisanaux ;– l’évaluation et la certification sont effectuées par l’administration (centrale) des patrimoines cultu-rels, alors que dans le passé ces activités étaient sous la responsabilités des maîtres.

La mise en œuvre de cette nouvelle loi, encore jeune, a provoqué une certaine frustration parmi les chercheurs coréens car ces démarches administratives relèvent une fois de plus d’une approche de haut en bas ayant pour conséquence une totale absence des communautés de praticiens, ce qui est contraire au principe fondamental de la convention de l’Unesco (Hahm, 2017).

cOnclusiOn

Nous avons examiné le système japonais de protection des biens culturels immatériels par la sélec-tion de « Trésors nationaux humains vivants » ainsi que celui de la République de Corée. Dans ces deux pays, le gouvernement a lancé, expérimenté, approfondi et amélioré ce système depuis un demi-siècle. Mais l’approche qu’ils ont adoptée pour la sauvegarde du PCI est celui de directives de haut en bas. Les deux pays ont choisi cette approche dans des circonstances historiques différentes. Le premier a eu pour objectif d’assurer la transmission des savoir-faire et des techniques des arts clas-siques et raffinés de façon à les pérenniser. Le second a eu un objectif plus large, celui d’assurer la transmission des arts de prestige en même temps que celui de promouvoir « l’enrichissement culturel du peuple coréen ».

Les deux pays ont pris comme modèle les mesures de protection des « biens culturels matériels », ce qui a conduit à retenir l’authenticité comme critère primordial de sauvegarde.

Le Japon a limité pendant presque vingt ans le champ d’application aux arts classiques sans y mêler les ATP. Ce choix provient d’une situation très propre à ce pays : la société y est très hiérarchisée. S’y est ajoutée la résistance des folkloristes contre la sélection, car ils considèrent qu’au lieu de sauvegar-der en priorité les biens qui ont été sélectionnés, il vaut mieux renforcer le travail de documentation, ce qui est selon eux la meilleure approche pour sauvegarder les ATP (Oshima, 2007).

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La Corée a aussi privilégié la sauvegarde des éléments du PCI ayant la caractéristique d’excellence mais a appliqué d’emblée ce système au domaine des ATP. Cela a provoqué de nombreux problèmes : la hiérarchisation entre les expressions populaires avec en conséquence l’accélération de la dispari-tion de celles qui n’étaient pas sélectionnées, leur embellissement artificiel, leur décontextualisation, leur stylisation extrême ou la création d’archétypes ou encore leur congélation, bref toutes les consé-quences défavorables dues à la patrimonialisation ou même à la folklorisation des ATP.

Les deux pays, qui ont établi des systèmes de sauvegarde du PCI depuis un demi-siècle, ont récem-ment entrepris des révisions substantielles de leurs lois. Pour la sauvegarde de l’ensemble des biens culturels (y compris le PCI, notamment les ATP aussi bien ceux qui sont classés ou non-classés), le Japon a décidé de décentraliser la souveraineté politique et administrative aux mains des autorités départementales et municipales afin qu’elles les exploitent pour le développement économique et social et la revitalisation des régions en difficulté.

La révision juridique de la Corée semble renforcer davantage la centralisation du pouvoir politique aux mains des autorités pour ce qui concerne les décisions de nomination, de promotion et d’évalua-tion des détenteurs de savoir-faire du PCI. Pour l’artisanat, les autorités encouragent le développement commercial des petits entreprises artisanales.

L’équilibre entre deux objectifs, i.e. la sauvegarde du PCI et son exploitation économique, est une question délicate. Si le second l’emporte au détriment du premier, cela peut conduire à la destruction du PCI. En mettant en œuvre d’une telle politique, il conviendrait de prendre des mesures par antici-pation pour éviter une perte d’équilibre entre les deux objectifs.

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Joeri Januarius

La transmission du savoir-faire artisanal en Flandre :

vers un nouveau système de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel ?

Résumé

Cette contribution vise à présenter la situation actuelle dans le domaine de la transmission du savoir-faire artisanal en Flandre. Deux projets servent de fil rouge : on compare les résultats d’une recherche qui s’est ter-minée en 2014 sur les possibilités d’une introduction du système Living Human Treasures ou « Trésors vivants humains » de l’Unesco (Januarius, 2014) avec les résultats provisoires d’un programme qui avait comme but final la sauvegarde du savoir-faire des forgerons d’art en Flandre et à Bruxelles (Januarius, 2017).

Mots-clés : PCI, savoir-faire, artisanat, sauvegarde, transmission, valeur patrimoniale, Trésors vivants humains

Abstract

This contribution intends to present the current situation of the transmission of know-how domain in Flanders. Two projects provide a guideline: the results of a research that ended in 2014 which focused on the introduction of the Unesco Living Human Treasures system (Januarius, 2014) are compared to the provisional results of a program which final goal was the safeguard of the artists-blacksmiths’ skills in Flanders and in Brussels (Januarius, 2017).

Keywords: ICH, skills, know-how, safeguarding, transmission, heritage value, living human treasures

intrOductiOn

Cette contribution vise à présenter la situation actuelle dans le domaine de la transmission du savoir-faire artisanal en Flandre. Deux projets servent de fil rouge : on compare les résultats d’une recherche qui s’est terminé en 2014 sur les possibilités d’une introduction du système Living Human Treasures ou « Trésors vivants humains » de l’Unesco (Januarius, 2014) avec les résultats provisoires d’un programme qui avait comme but final la sauvegarde du savoir-faire des forgerons d’art en Flandre

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et à Bruxelles (Januarius, 2017). Mais avant de décrire les deux projets, j’établis le contexte en Flandre au niveau du patrimoine culturel immatériel, et plus spécifiquement, la transmission du savoir-faire artisanal.

i. la transmissiOn du savOir-faire

Actuellement, la transmission du savoir-faire artisanal passe par des formations officielles dans des écoles techniques, des académies d’art ou des centres de formation spécifiques. Bien évidemment, tous les métiers du patrimoine ne se transmettent pas par ces formations. De plus, après une formation de deux ans, il va de soi qu’on ne connaît pas encore toutes les techniques et qu’on n’a pas encore assez d’expérience.Les compagnons du devoir ont un siège à Bruxelles, mais il n’existe pour le moment aucun système de maître-élève. La plateforme pour l’éducation et le talent gère, avec la fondation Roi Baudouin (une fondation d’utilité publique), un fonds qui promeut la formation de jeunes artisans de talent dans les métiers du patrimoine afin d’accélérer leur parcours vers l’excellence. Grâce aux bourses, des jeunes artisans perfectionnent leurs compétences dans un centre de maîtrise ou chez un maître à l’étranger1.

Différentes organisations s’occupent de l’artisanat et du savoir-faire en Flandre, et notamment l’ONG spécialisée ETWIE : Centre d’expertise sur le patrimoine industriel, scientifique et technique2. ETWIE s’occupe du cinquième domaine décrit dans la convention sur la sauvegarde du PCI, qui a été ratifiée par notre pays en 2006. Il regroupe des organisations professionnelles comme des musées techniques et d’autres ONG, et aide les communautés patrimoniales dans la sauvegarde de leur métier. Un nouveau décret est préparé actuellement par le ministre de la Culture Sven Gatz qui prévoit des subventions pour une organisation ou un centre du patrimoine immatériel de ce type en 2019. Des ins-titutions comme le musée des Techniques anciennes (MOT)3 ou le musée en plein air Bokrijk4 déve-loppent des activités (e.g. l’organisation des ateliers pratiques) autour de leurs collections artisanales. Bokrijk démontre avec le projet BKRK (« Bokrijk fait du branding ») que le savoir-faire artisanal a une pertinence contemporaine. Dix domaines d’expertise ont été définis, des concours sont organisés annuellement et un centre de formation et d’expertise autour de ces dix domaines va être installé au sein du musée.

La commercialisation du savoir-faire, l’artisanat, le travail à la main et, bien évidemment, l’authen-ticité et la tradition des produits sont d’autres aspects à prendre en compte dans le domaine du savoir-faire artisanal en Flandre. Un produit fait à la main, par des techniques anciennes, c’est branché ! Une bonne preuve est livrée par le nombre de labels qui ont été inventés ces dernières années. Handmade in Belgium créé par Unizo, organisation qui s’engage pour la défense des commerçants en Flandre, est un label d’authenticité qui distingue les créateurs de qualité authentiques et artisanaux5. Pour

1 http://www.sofinaboel.be [consulté le 17 février 2020].2 https://www.etwie.be [consulté le 17 février 2020].3 https://www.mot.be [consulté le 17 février 2020].4 https://www.bokrijk.be [consulté le 17 février 2020].5 https://www.handmadeinbelgium.com [consulté le 17 février 2020].

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obtenir ce label, il faut être membre d’Unizo, être indépendant à titre principal en Belgique et avoir une entreprise avec moins de vingt salariés. Une partie substantielle de l’assortiment est faite à la main et le procédé, qui donne un produit unique, est manuel au moins à 50 %. Le label donne une reconnaissance à l’artisan qui peut l’utiliser dans sa communication. Aujourd’hui, des centaines de labels ont été décernés dans les secteurs du bois, verre, métal, textile, cuir, pierre et nourriture.

En juin 2016, une nouvelle commission a été installée au sein du service public fédéral du ministre de l’Économie Willy Borsus. Cette commission des artisans attribue un label dit « qualité de l’arti-san » avec comme but principal de faire connaître les artisans en Belgique. Le caractère authentique de l’activité, l’aspect manuel du travail et le savoir-faire de l’artisan sont déterminants pour l’octroi de cette reconnaissance. Grâce à elle, visuellement matérialisée par un autre logo, les artisans peuvent compter sur une plus grande visibilité auprès du public. Le but final du ministre de l’Économie est de mettre en place des mesures qui peuvent aider les artisans dans leur production et la vente de leurs produits, par exemple en introduisant une réduction du taux de TVA de 21 à 6 %.

ii. un réflexe patrimOnial ?

Ce qu’il manque dans la plupart des initiatives mentionnées, c’est le réflexe patrimonial, c’est-à-dire une réflexion profonde sur les possibilités de transmission du savoir-faire. Ces initiatives autour des labels sont très importantes, surtout au niveau de la communication et de la sensibilisation géné-rale de l’opinion publique. On ne parle pas uniquement des métiers du patrimoine qui sont encore exercés aujourd’hui mais aussi des métiers dits perdus, comme par exemple les sabotiers. C’est pour cette raison et pour d’autres que différentes organisations de patrimoine ont collaboré entre 2012 et 2014 afin de mener une recherche sur les possibilités d’introduire un programme Unesco Living Human Treasures dans le contexte politique flamand. Le programme Unesco de 1993, reconnais-sant des maîtres qui excellent dans un certain domaine professionnel, a été pris comme point de départ pour mener une discussion autour de la transmission des connaissances et compétences qui se trouvent dans les mains et les têtes des professionnels. Il faut interpréter l’étude comme un document d’orientation qui, d’un côté, veut sensibiliser à ce type de patrimoine qui passe souvent à travers les mailles du filet, et de l’autre, offre des outils concrets pour travailler en Flandre et à Bruxelles avec ce patrimoine immatériel également sous pression.

L’étude6 constitue une combinaison de recherche originale avec, entre autres, des entrevues avec des maîtres dans leur discipline, complétée d’une ample étude bibliographique intégrant des articles locaux et internationaux sur des systèmes de transmission à l’étranger (Aikawa-Faure, 2014 ; Sato, 2009 ; Yim, 2004 ; Governar, 2001 ; Falk, 2014 ; Cominelli, 2013 ; De Vooght, 2013 ; Icher, 2010 ; Klamer, 2012 ; Adell, 2011 ; Howard, 2002).

Pendant les conversations avec les maîtres, la question a été posée de savoir quel serait le meilleur contexte de transmission. Selon eux, il faudrait créer afin de pouvoir réaliser une transmission réussie

6 http://www.livinghumantreasures.be [consulté le 17 février 2020].

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du patrimoine culturel immatériel, en passant ou non par un programme Living Human Treasures. On énumère ici les résultats les plus importants :

– La transmission de connaissance ne peut réussir, selon les maîtres, que si d’un côté on trouve des maîtres qui sont disposés à partager leur savoir-faire avec des jeunes, et de l’autre des maîtres qui disposent eux-mêmes de compétences didactiques afin d’accompagner les personnes. Pour ces der-nières, ceci n’est pas si évident.– Il y a un grand besoin de sensibilisation dans le secteur du patrimoine de manière générale, mais aussi à l’intérieur du domaine du PCI car tout le monde n’est pas convaincu que la transmission de connaissances soit si importante. Il faut attirer l’attention sur la valeur du patrimoine, non pas éco-nomique mais surtout sociale et culturelle, en nommant quelques meilleures pratiques.– La reconnaissance de l’artisanat est cruciale pour les personnes interrogées. Ceci se traduit dif-féremment pour chaque domaine, mais on note trois éléments récurrents : le réseau dont quelqu’un dispose, la connaissance qu’un artisan a acquise (à côté des diplômes officiels pour le temps d’ap-prentissage et les stages qu’une personne a faits), l’équipement matériel et les réalisations concrètes d’un artisan.– Maîtriser les techniques de base à fond, complétées d’un besoin constant de renouveler et de trans-mettre les techniques et de les mettre à jour.

Voici la recette simple selon les personnes interrogées sur ce que signifie ce patrimoine culturel immatériel pour eux aujourd’hui. Il est vrai que ce terme a une connotation étrange et n’est pas tou-jours considéré d’une manière positive, mais c’est une question de sémantique et de terminologie. L’idée qu’un artisanat risque de terminer dans un musée est un problème pour beaucoup de personnes interrogées. Une politique dynamique du patrimoine immatériel tourne néanmoins autour de la trans-mission et pas sur le fait de mettre l’artisanat sous une cloche.

Dans le cadre de ce projet, ETWIE a organisé un jardin expérimental à Bruxelles où des maîtres de diverses disciplines ont reçu une sorte de statut informel de « Trésor humain vivant » tandis que diverses organisations, à l’aide d’interviews, de séries de photos et d’une exposition, ont travaillé activement autour de la sensibilisation du patrimoine que représentent les trésors humains vivants. L’évaluation finale du projet fut positive, notamment parce que les maîtres ont trouvé important d’être reconnus pour les connaissances qu’ils possèdent. Les participants, par contre, ont trouvé étrange que la discipline qu’ils exécutent jour après jour, soit nommée « patrimoine immatériel ». Là encore, il y avait donc un problème de terminologie.

La conclusion finale de la recherche était ouverte dans la manière dont diverses pistes concrètes furent proposées et avec lesquelles le gouvernement pouvait travailler afin d’investir dans une sauve-garde durable du patrimoine immatériel. L’équipe travaillant au document d’orientation voulut surtout veiller à ce que l’on prenne des initiatives concrètes en ce qui concerne la transmission de ce patri-moine immatériel, un aspect de la politique sur le sujet dans lequel on n’a pas encore suffisamment investi. L’une des pistes suggérées était, à côté de l’introduction d’un système formel maître-élève lié au département de l’éducation, l’introduction d’un programme général Living Human Treasures en Flandre, bien qu’il ressortît de l’étude quelques points négatifs liés à un tel système. L’obstacle le plus important, également abordé lors des entretiens avec les maîtres, est la reconnaissance individuelle

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des maîtres, susceptible de générer des tensions dans les communautés patrimoniales et pouvant être néfaste pour la diversité au sein de cette communauté. En investissant plutôt dans la communauté et l’élément patrimonial, cette tension pourrait être évitée. Une autre piste consistait à créer une recon-naissance formelle de la part du gouvernement pour l’artisan ; cette dernière a entretemps été accep-tée par le gouvernement fédéral.

iii. la sauvegarde du ferrOnnier d’art

Le deuxième cas est le programme de sauvegarde réalisé entre 2013 et 2016 par une forge associative. Dans le décret existant, des organisations peuvent demander de petites subventions pour des projets patrimoniaux. En 2013, pour la première fois, une forge associative a introduit un projet autour du patrimoine immatériel dans le but de faire émerger des mesures pour la sauvegarde de l’artisanat de ferronnier. Le responsable de ce projet est Michel Mouton, forgeron et coordinateur de « Feu et Fer7 ! ». Cette asbl8 a travaillé intensément sur un certain nombre de mesures de sau-vegarde qui avaient pour but de transmettre des connaissances, de sensibiliser à l’artisanat et de rapprocher les communautés (individus et organisations) autour de l’artisanat.

Les résultats les plus importants ont été présentés lors d’une journée d’étude à Anvers le 9 décembre 20169 :

– Le premier axe comprend la recherche et la documentation : jusqu’à présent il n’y avait pas de carte géographique permettant d’appréhender le réseau des forgerons artisanaux en Flandre et à Bruxelles dans son intégralité (d’ailleurs, dans le domaine de l’artisanat en général, peu de recherches ont été entreprises). On disait de l’artisanat du forgeron qu’il était sous pression et me-nacé d’extinction. Mais les résultats montrent que la situation est tout de même différente, comparée avec d’autres secteurs comme celui des artisans horlogers par exemple : seuls cinq en Flandre prétendent maîtriser les anciennes techniques. Bien sûr, l’extinction d’un artisanat peut aller vite : la communauté de forgerons actuelle a un profil plutôt âgé, donc il faut se concentrer sur la transmission des connaissances, sinon les forgerons pourraient connaître la même situation que les artisans horlogers. En outre, la législation environnementale, plus stricte en Flandre, et les normes de sécurité imposées par l’Europe rendent la libre pratique de la forge et de la ferronnerie moins évidente qu’au début du xxe siècle. Nous avons procédé à l’inventaire de tous les

7 https://www.ijzer-en-vuur.be [consulté le 17 février 2020].8 En Belgique, au Luxembourg et en République démocratique du Congo, une asbl, « association sans but lucratif », est une forme juridique d’association à but non lucratif.9 https://www.etwie.be/nieuws/een-goed-gesmeed-plan-verslag-en-presentaties [consulté le 17 février 2020].

© ETWIE

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forgerons et métallurgistes qui forgent aussi à temps partiel et reproduit ces données sur une carte. La communauté peut ainsi être visualisée grâce à cette carte, et des initiatives ont depuis été prises afin de réunir régulièrement ce groupe.

– Un deuxième axe englobe les actions entreprises pour transmettre les connaissances. Pour ce qui est des formations formelles, la situation de la forge est bonne en Flandre et à Bruxelles : il existe une bonne formation dans une académie d’art et plusieurs formations de base, allant de trois mois à deux ans, sont offertes dans toute la Flandre. Dans ces formations, on peut apprendre les techniques de base d’un forgeron mais ça s’arrête là. Pour ceux qui veulent se développer et se spécialiser davantage afin d’en faire leur profession, il n’y a malheureusement aucune possibilité. Certains for-gerons sont prêts à accueillir des étudiants, mais ceci reste malheureusement une exception. Dans le cadre du programme de sauvegarde, une formation sous forme d’atelier continu à été organisée à Bruxelles avec les maîtres-forgerons Claudio Bottero et Pavel Tasovsky. Jusqu’à dix jeunes forge-rons peuvent apprendre les ficelles du métier pendant huit semaines par an grâce à ces deux maîtres. Les participants doivent documenter leur processus d’apprentissage à l’aide de matériel visuel qu’ils rassemblent dans un portfolio. De cette façon, tous les croquis et toutes les mesures prises dans le processus de création sont documentés de manière participative. Le programme est toujours en cours mais ce processus de documentation, s’il est très intéressant, est en même temps très difficile car il demande un effort supplémentaire de la part des étudiants. Les deux maîtres-forgerons n’ont pas suivi de formation pédagogique et la transmission des connaissances incorporées n’est pas évi-dente, car, à leurs yeux, on ne peut apprendre le métier qu’en les imitant. Watch and learn donc.

Une deuxième initiative dans le cadre de cet axe est la collaboration avec NGK, une forge néerlan-daise. Les forgerons ont l’habitude de travailler seul, et, souvent, de peu parler et collaborer avec d’autres forgerons. La collaboration consistait en un projet réalisé conjointement par les forgerons de la Flandre et des Pays-Bas. Ceci fut une expérience très intéressante, non seulement parce qu’on avait différents niveaux, mais aussi différentes opinions sur l’artisanat. Pendant deux weekends, le groupe de dix forgerons a travaillé ensemble, le projet a été documenté dans son intégralité de manière approfondie.

– Le troisième et dernier axe comprend la communication et la sensibilisation. Différentes initiatives ont été prises afin d’attirer l’attention sur l’artisanat de manière positive. Non pas que l’artisanat de la forge ait une mauvaise image auprès de l’opinion publique mais il apparaît souvent comme un métier poussiéreux et ancien dont la pertinence n’est pas toujours claire pour tout le monde. Corriger cette perception est un travail de longue durée. Le cœur de métier de l’asbl Feu et Fer ! est de propo-ser des initiations à l’artisanat facilement accessibles, tant les jeunes que les adultes sont bienvenus pour une première prise de contact dans l’atelier ouvert à Bruxelles. L’organisation anime aussi des ateliers hors-les-murs : de cette manière, l’asbl a atteint des milliers de personnes dans tout le pays ces dernières années.

L’asbl est en train de préparer un dossier de demande avec la communauté afin de faire reconnaître l’artisanat des ferronniers dans l’inventaire flamand pour le patrimoine immatériel. Cet inventaire,

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rassemblé sur la plateforme PCI10, comprend des listes de bonnes pratiques pour la sauvegarde du pa-trimoine immatériel parmi lesquelles on trouve des pratiques et techniques artisanales. Récemment, les collègues des Pays-Bas ont aussi introduit un dossier pour l’inventaire néerlandais.

cOnclusiOn

Ce projet de patrimoine permet, pour cette niche spécifique qu’est l’artisanat de la forge, la trans-mission des connaissances. Malheureusement, les moyens de subvention provisoires sont insuffisants pour structurer véritablement la transmission de connaissances, et ne permettent pas d’impliquer, comme on le souhaiterait, d’autres savoir-faire, comme les sabotiers, chaudronniers, meuniers, etc.

Nous espérons pourtant que les résultats positifs de ce projet ainsi que le document d’orientation inspirant de 2014 peuvent inciter notre gouvernement à travailler sur un système de transmission plus structurel, en portant suffisamment attention à la valeur patrimoniale culturelle et sociale des artisanats.

bibliOgraphie

Adell, Nicolas. Anthropologie des savoirs. Paris : Armand Colin, 2011.

Aikawa-Faure, Noriko. “Excellence and authenticity : ‘Living National (Human) Treasures’ in Japan and Korea”. International Journal of Intangible Heritage, 2014, vol. 9 : 38-51.

Cominelli, Francesca. L’économie du patrimoine culturel immatériel : savoir-faire et métiers d’art en France. Thèse pour l’obtention du Doctorat en Sciences Economiques, 2013.

De Vooght, Daniëlle. ‘Voorbij het traditionele vakmanschap? Living Human Treasures als borgings-maatregel voor het technisch, wetenschappelijk en industrieel erfgoed’. Tijdschrift voor Industriële Cultuur, 2013, vol. 30 no 124 : 2-9, [En ligne] URL : https://ojs.ugent.be/tic/article/view/8447 ; DOI : https://doi.org/10.21825/tic.v30i124.8447 [consulté le 17 février 2020].

Falk, Eivind. “Concerns of diversity – living crafts, methodology for the continuation of craftsman-ship”. Mis en ligne le 5 février 2014 : http://www.ichngoforum.org/concerns-of-diversity-2/ [consulté le 17 février 2020].

Howard, Keith, “Living Human Treasures from a lost age : current issues in Cultural Heritage Management”. Korean Research Journal of Dance Documentation, 2002, 3 : 51-74.

Icher, François. Les Compagnons du Tour de France. La Martinière, 2010.

Januarius, Joeri. Virtuoos Vlaanderen! Naar een Living-Human-Treasures-programma in Vlaanderen en Brussel. Brugge, 2014.

10 https://immaterieelerfgoed.be/nl [consulté le 17 février 2020].

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Januarius, Joeri. «Naar een brandend actueel ambacht! Erfgoedproject creëert nieuwe impulsen voor het ambacht kunstsmeden». FARO – tijdschrift over cultureel erfgoed, 2017, Jaargang 10 no 1, [En ligne] URL : http://www.ijzer-en-vuur.be/sites/default/files/pers2017-04/mrt17_kunstsmeden.pdf [consulté le 17 février 2020].

Klamer, Arjan. “Craftsculture, an international comparison” [Intervention lors de la conférence ACEI à Kyoto, Japon, 21-24 juin 2012], [En ligne] URL : http://www.klamer.nl/wp-content/uploads/2017/08/crafting.pdf [consulté le 17 février 2020].

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Sato, Naoko. « La notion de “technique artisanale” en matière de patrimoine culturel immatériel ». Dans Khaznadar Chérif (dir.). Le patrimoine culturel immatériel à la lumière de l’Extrême-Orient. Paris : Maison des cultures du monde/Actes Sud, 2009, no 24 : 91-97.

Yim, Dawnhee. Living Human Treasures and the Protection of Intangible Culture Heritage : Experiences and Challenges [discours d’ouverture à l’occasion de la 21e Assemblée générale de l’ICOM]. Seoul, 2004.

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Eszter Csonka-Takács et Dóra Pál-Kovács

Le prix « Maître de l’art populaire » et la méthode Táncház comme

éléments hongrois du patrimoine culturel immatériel

Résumé

En 2003, l’Unesco a adopté la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Celle-ci a été signée par la Hongrie en 2006, en tant que 39e pays. La liste nationale comporte actuellement 32 éléments, dont trois se trouvent également sur la liste représentative de l’Unesco. Dans le registre hongrois des meil-leures pratiques de sauvegarde figurent à présent six programmes de préservation, dont deux se trouvent aussi dans le registre de l’Unesco. Dans ce qui suit, nous présentons deux exemples qui peuvent également servir de modèle dans la mise en pratique de la préservation du patrimoine culturel immatériel : le prix « Maître de l’art populaire » et la méthode Táncház (littéralement « Maison de danse »).

Mots-clés : patrimoine culturel immatériel, politique nationale de sauvegarde, participation, transmission, préservation, danse, art populaire, méthodologie

Abstract

In 2003, Unesco adopted the convention for the safeguarding of the intangible cultural heritage. It was signed by Hungary in 2006, as the 39th country. The national list currently includes 32 elements, three of which are also on the Unesco representative list. On the Hungarian register of the best safeguarding practices now figure six programs of preservation, two of which are also on the Unesco register. In what follows, we shall present two examples which can also be used as models in the application of the preservation of intan-gible cultural heritage: the “Master of popular art” price and the House of dance’s method.

Keywords: intangible cultural heritage, transmission, preservation, dance, popular art, methodology

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intrOductiOn

Depuis sa création, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (ci-après dénommée l’Unesco) a créé un certain nombre de conventions pour sauvegarder et préserver les biens culturels du monde. Dans cette optique, elle a adopté en 2003 la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Celle-ci a été signée par la Hongrie en 2006, en tant que 39e pays.

i. la mise en œuvre du patrimOine culturel immatériel en hOngrie

En Hongrie, bien avant la ratification de la convention, la sauvegarde du patrimoine culturel imma-tériel se pratiquait déjà à grande échelle. En conséquence, les recherches ethnographiques dont la pra-tique était bien établie, les mouvements d’art populaire diversifiés et le réseau des musées très dense constituèrent une base solide dans le processus de mise en œuvre de la convention du patrimoine culturel immatériel. Durant les années qui ont suivi l’adhésion, la mise en œuvre des objectifs de la convention n’a cessé de progresser étape par étape. À partir d’avril 2009, le Musée ethnographique en plein air de Szentendre prit en charge la coordination des tâches liées à l’application de la conven-tion. C’est à cette fin que la Direction du patrimoine culturel immatériel vit le jour en tant qu’unité organisationnelle du musée. Les tâches de la direction sont à la fois la réalisation des objectifs de la convention de l’Unesco et la coordination des tâches connexes. La direction fonctionne donc comme une organisation professionnelle opérationnelle : elle coordonne et promeut les activités et les pro-grammes liés essentiellement à la sauvegarde efficace du PCI, elle rassemble les institutions et les organisations qui y participent. La direction assure également la promotion du PCI et rend publics les tâches découlant de la convention pour la Hongrie ainsi que les résultats et les documents officiels du processus de mise en œuvre.

En 2011 fut créé un réseau national composé de muséologues travaillant dans les musées des comi-tats. Dans chaque comitat, il y a désormais un muséologue qui participe aux travaux de la direction permettant ainsi l’élaboration d’un concept unifié. La tâche de ces muséologues est de transmettre les informations aux communautés intéressées, de connecter les spécialistes locaux dans le réseau pro-fessionnel, ainsi que d’initier et de coordonner, au niveau du comitat ou de la région, des forums, des réunions, des événements et des expositions au sujet du PCI.

Créé en 2008, le Comité national hongrois pour le patrimoine culturel immatériel œuvre depuis 2012 en tant que comité professionnel de la commission nationale hongroise pour le patrimoine cultu-rel immatériel de l’Unesco. Ses membres sont délégués par les dirigeants d’institutions, d’organisa-tions et de ministères concernés par le PCI. Les 22 membres du Comité sont chargés d’élaborer les mesures nécessaires pour la mise en œuvre de la convention pour la sauvegarde du patrimoine cultu-rel immatériel en Hongrie, de proposer au ministre concerné l’enregistrement sur la liste nationale des éléments du patrimoine hongrois, de sélectionner les candidatures hongroises pour l’enregistre-ment sur la liste représentative de l’Unesco, de décider des programmes et des projets éducationnels contribuant à la mise en œuvre de la convention, et d’œuvrer dans le domaine de la diplomatie cultu-relle pour la réalisation des coopérations au sujet d’éléments transnationaux du patrimoine culturel immatériel.

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Dans le cadre des mesures de sauvegarde, et conformément à l’objectif de la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, l’État identifie et enregistre les éléments du PCI qui se trouvent sur son territoire. Suite à l’appel du ministre de la Culture, les communautés qui vivent en Hongrie peuvent proposer que des éléments reconnus comme appartenant à leur propre PCI soient inscrits sur la « Liste nationale du patrimoine culturel immatériel ». L’objectif de cette liste est de suivre et de diffuser publiquement toutes les manifestations culturelles que les communautés considèrent comme leur propre héritage et qu’elles pratiquent encore aujourd’hui. Les communautés peuvent faire une demande d’inscription sur la liste nationale en remplissant le formulaire prévu par la réglementation et en y joignant une documentation photographique.

Le principe hongrois régissant la mise en œuvre est le suivant : la demande doit toujours émaner des communautés elles-mêmes. C’est également à elles qu’incombe le devoir d’établir la documen-tation nécessaire à la demande, ainsi que la compilation et le développement de mesures de sauve-garde. Car, sans l’intention, la volonté et la participation active des communautés conscientes de leurs valeurs, la sauvegarde du PCI serait une tâche impossible à réaliser. Puisque ce sont les membres de la communauté qui compilent eux-mêmes la documentation nécessaire à la demande, il est possible d’affirmer que la participation de la communauté est une condition sine qua non.

La liste nationale comporte actuellement 32 éléments, dont trois se trouvent également sur la liste représentative de l’Unesco. Dans le registre hongrois des meilleures pratiques de sauvegarde figurent à présent six programmes de préservation, dont deux se trouvent aussi dans le Registre de l’Unesco.

Dans ce qui suit, nous présentons deux exemples qui peuvent également servir de modèle dans la mise en pratique de la préservation du patrimoine culturel immatériel.

ii. le prix « maître de l’art pOpulaire »

À la fin du xixe siècle, une transformation radicale de la culture paysanne hongroise a débuté, initiant un processus dans lequel il est devenu important que les éléments de la culture traditionnelle restent disponibles et connues des générations à venir. C’est pour cette raison, dans les années 1890 déjà, que les danseurs paysans sicules (de l’est de la Transylvanie) apparaissent sur la scène de l’Opéra de Budapest. Des décennies plus tard, durant les années 1930 et 1940, des danseurs du mouvement Gyöngyösbokréta1 (« bouquet nacré ») se produisirent également sur la scène du Théâtre de la ville. Tout cela peut être considéré comme une sorte de prélude à la naissance du prix « Maître de l’art populaire » qui vise la reconnaissance des talents paysans2.

En 1996, le Directeur général de l’Unesco, M. Frederico Mayor, a appelé les États membres à créer le prix « Trésor humain vivant », ainsi que le système de soutien et d’appréciation financière y afférant. Le but de ce système est d’encourager les maîtres à continuer leur travail, d’élargir leurs

1 Entre 1931 et 1944 était organisé chaque année à Budapest un spectacle de danse, chant et théâtre des ensembles pay-sans. Les spectacles présentés représentaient des traditions précieuses et authentiques, dont la plupart auraient disparu sans le mouvement Gyöngyösbokréta. Voir Pálfi, 1979 : 368-369.2 Gombos, 2001 : 7-8.

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connaissances si nécessaire, ainsi que former des jeunes qui pourront ensuite reprendre leur activité. En Hongrie, au début des années 1950, un système avec des objectifs similaires avait déjà vu le jour avec la création du prix « Maître de l’art populaire ».

Depuis 1953, la Hongrie décerne pour les artistes et les interprètes folkloriques qui sont actifs dans leurs communautés respectives, et qui se distinguent dans les catégories de chanteur.euse, de danseur.euse, de musicien.ne instrumentiste, de conteur.euse et de créateur.trice d’objets, le prix d’État « Maître de l’art populaire » en tant que distinction étatique. Pour les jeunes talents déployant une activité de revitalisation des traditions populaires a été créé le prix « Jeune maître de l’art populaire » en 1969. Ces deux reconnaissances jouent un rôle important dans le renforcement du prestige du PCI, ainsi que dans la reconnaissance, aux niveaux local et régional et dans l’ensemble de la société, des valeurs de ce patrimoine.

La création du prix a également été motivée par le fait que le renouveau folklorique des années 1950 a propulsé au centre de l’attention ces personnalités et ces communautés paysannes qui jouaient un rôle particulier dans la perpétuation de la tradition3. Au départ, c’était la communauté locale qui initiait la nomination des personnes méritant le prix. Actuellement, n’importe quelle institution ou organisation sociale peut formuler une proposition. C’est un conseil d’administration qui juge les no-minations, en essayant de maintenir la proportionnalité dans la distribution territoriale et thématique4. Depuis le début, le prix, conjointement avec d’autres prix culturels, est remis le 20 août5, à l’occasion de la fête nationale hongroise.

L’objectif du prix est globalement identique à celui de la reconnaissance « Trésor humain vivant », mentionnée précédemment, à savoir :

– encourager les maîtres à ne pas cesser, mais poursuivre leurs activités ;– reconnaître le savoir des créateurs ;– soutenir les intentions de renouveau des maîtres, et d’empêcher que leur savoir se fige ;– préserver les formes et les techniques originales.

Pour atteindre ces objectifs, il était essentiel que le savoir des maîtres soit transmis. Le 17 sep-tembre 2008, le Comité national hongrois pour le patrimoine culturel immatériel accepta la propo-sition selon laquelle l’activité et le savoir de celles et ceux qui avaient reçu le prix « Maître de l’art populaire » soient parmi les premiers enregistrés sur la liste nationale du PCI. Comme il n’existait pas de liste cumulative des lauréats, débuta à ce moment-là aussi la compilation d’une telle liste, ainsi que la création d’une base de données contenant la biographie, l’activité et la photographie des maîtres.

Jusqu’en août 2017, 569 personnes ont reçu le prix « Maître de l’art populaire », on compte 357 créateurs d’objets, 63 chanteurs, 31 conteurs, 74 danseurs et 44 musiciens.

3 Gombos, 2001 : 9.4 Gombos, 2001 : 10.5 Ce jour est traditionnellement le jour commémoratif du roi (saint) Étienne Ier, considéré le fondateur de l’État hongrois. Après 1949 le jour est devenu la journée commémorative de la nouvelle constitution. Cette occasion est donc symbolique à bien des égards en Hongrie.

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L’un des plus grands intérêts du prix « Maître de l’art populaire » réside dans le fait que l’héritage folklorique des maîtres ayant une connaissance exceptionnelle dans leur environnement soit préservé, notamment et avant tout, par l’implication des générations futures. Dans ce qui suit nous allons pré-senter un exemple pratique qui possède la valeur d’un modèle.

Au tournant du xxe siècle en Hongrie fonctionnaient encore plusieurs centres de poterie. En rai-son de l’évolution de l’usage populaire des pots et du changement de leurs fonctions de nos jours, seuls quelques maîtres potiers travaillent activement. L’un des principaux centres de production était Mohács où l’on fabriquait les fameuses céramiques noires méditerranéennes6. C’est de là que, dans les années 1920, les Balkans furent massivement approvisionnées. À partir des années 1960, ce furent surtout les artisans spécialisés qui fabriquèrent ce type de céramique. Ils menaient de nombreuses expériences que ce soit dans le domaine de l’utilisation des matériaux ou sur la forme. Alors que dans les années 1980 il y avait encore cinq artisans traditionnels qui produisaient de la céramique noire de Mohács, il ne reste aujourd’hui qu’un seul représentant de cet artisanat. László Lakatos, artisan aujourd’hui âgé de 49 ans, a pratiquement grandi dans la tradition. Ses connaissances en céramique, il les a apprises de son père. Ce dernier, nommé lui aussi László Lakatos, était allé à l’école profession-nelle pour devenir potier et c’est ainsi qu’il est devenu l’apprenti du plus célèbre maître potier de la ville, János Horváth, lauréat du prix « Maître de l’art populaire » et potier de Mohács, qui lui a trans-mis personnellement la connaissance du métier. Puisque László Lakatos fils perpétue l’activité artisa-nale de son père, il préserve et pratique en réalité le savoir-faire du « Maître de l’art populaire » qui a enseigné à son père. Cela ne se manifeste pas uniquement dans la transmission des connaissances et de la pratique artisanale, mais aussi dans la préservation consciente de la mémoire des prédécesseurs. Ainsi, dans son atelier ouvert au public, László Lakatos fils ne présente pas seulement les techniques de son artisanat, mais il a également créé une exposition présentant l’histoire de la fabrication de la céramique noire de Mohács. Dans cette exposition, il a réservé une place privilégiée aux créations du « Maître de l’art populaire », János Horváth, et y expose les céramiques noires de son père ainsi que l’ensemble du mobilier de son atelier. C’est incontestablement un très bel exemple de la transmission du savoir-faire, ainsi que de la préservation et de la visualisation consciente du patrimoine.

iii. la méthOde táncház

La base de la méthode Táncház (littéralement « Maison de danse ») est l’acquisition et l’interpréta-tion précise des musiques et des danses qui se trouvent dans les matériaux archivés, et qui sont aptes à la fois à faire connaître, d’une manière pratique et approfondie, la culture traditionnelle, et de main-tenir sa diversité. Les danseurs et musiciens qui enseignent dans les Maisons de danse hongroises sont en contact permanent avec les communicateurs de données et, de ce fait, ils y transmettent en réalité le matériel musical et de danse appris de ces communicateurs. L’enseignement des danses et

6 La céramique noire de Mohács était produite par des centaines de potiers. Elle y a été apporté par les Croates venus des Balkans (les Sokaces). Les pots noirs sont sans glaçure, la couleur est obtenue par un processus de cuisson en réduction : pendant la cuisson, l’échappement de la fumée du four est empêché et, de ce fait, la fumée traverse la structure poreuse de la céramique. À l’origine on fabriquait de cette manière surtout de la vaisselle ménagère (principalement des cruchons à eau et des moules), aujourd’hui on produit plutôt des objets décoratifs (vases et assiettes). La décoration est faite à la main sur la matière brute après passage sur le tour de potier, en utilisant plusieurs techniques.

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de la musique combine l’apprentissage traditionnel continu (imitation) et les méthodes modernes de pédagogie et de folklore7.

Depuis le début, les matériaux collectés qui se trouvent dans les archives scientifiques constituent la base de travail des musiciens populaires et des professeurs de danse des Maisons de danse. Une archive numérisée, ayant le statut de collection publique, est accessible à tous et disponible à l’Ins-titut de Musicologie de l’Académie des Sciences de Hongrie (MTA BTK ZTI) et à la Maison des Traditions. Les résultats de la recherche ethnographique ont un impact direct sur la méthode Táncház. L’Institut de Musicologie possède approximativement 16 000 heures d’enregistrements vocaux et ins-trumentaux, près de 30 000 chansons populaires, 400 000 mètres de film et 25 000 processus de danse collectés dans environ 1 000 communes (à la fois en Hongrie et dans des zones habitées par une popu-lation hongroise en dehors des frontières actuelles du pays). Les personnalités marquantes de la col-lecte de la musique et des danses populaires qui ont initié des archives et créé des écoles, furent Béla Bartók, compositeur, Zoltán Kodály, chercheur en musique, Zoltán Kallós, collecteur ethnographique et György Martin, chercheur spécialisé en danse populaire. Ceux qui participent aujourd’hui au mou-vement des táncház ne sont pas de simples utilisateurs des archives, ils les enrichissent également.

En 2011, la méthode Táncház a été inscrite dans le Registre des meilleures pratiques de sauve-garde de l’Unesco en tant que modèle hongrois de la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Le secret et le succès de cette méthode réside dans le fait que les procédures établies, les activités éducatives élaborées, les collectes faites sur le terrain, la documentation et l’archivage scientifique, ainsi que l’adaptation artistique des résultats peuvent être utilisés partout dans le monde dans le but d’explorer, de préserver et de populariser le patrimoine culturel du pays ou de la communauté en question. L’objectif de la méthode est de créer, à travers l’utilisation et la transmission du patrimoine culturel immatériel, une forme de loisirs ou d’usage du temps libre, créatrice de communauté et centrée sur des valeurs. Grâce à cela, le patrimoine est incorporé dans la vie quotidienne des jeunes générations, elles acquièrent ainsi les valeurs de la tradition culturelle par le biais une participation active. En utilisant cette méthode, la diversité culturelle du bassin des Carpates devient accessible et apte à être vécue, expérimentée. Qui plus est, que ce soit localement ou dans divers environnements socioculturels, la diversité des traditions se voit préservée. En substance, la méthode transpose les élé-ments du patrimoine culturel immatériel du monde paysan traditionnel dans l’environnement urbain plus moderne8.

Autrefois en Transylvanie, on appelait táncház le lieu loué pour la danse, pour une période pro-longée, par les jeunes des villages. L’utilisation de ces lieux était généralement payé par du travail en nature ou en espèces. Le mouvement táncház de Budapest a pris comme modèle les danses de la région Szék (aujourd’hui Sic, comté de Cluj, Roumanie).

Nous distinguons trois vagues dans la propagation de la méthode, c’est pourquoi il est possible de la rencontrer dans les différentes parties du monde. C’est à Budapest, en 1972, que la première tán-cház fut organisée. D’autres virent ensuite le jour dans des régions des pays limitrophes, habitées par

7 Csonka-Takács et Havay, 2011 : 20.8 Csonka-Takács et Havay, 2011 : 10.

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des Hongrois. La troisième vague est représentée par les táncház initiées dans des pays de l’Europe, de l’Amérique du Nord et de l’Asie. Au début de la propagation de la méthode, le musicien populaire Béla Halmos avait été invité au Japon en 1973, où il avait assuré, avec ses collègues, le service musi-cal d’un restaurant hongrois. Au cours des deux premières vagues, il s’agissait essentiellement de se familiariser avec le matériau culturel propre à la danse hongroise. Le changement est survenu lors de la troisième vague, quand d’autres populations ont commencé à utiliser la méthode dans le but de préserver leur propre culture traditionnelle.

iv. la méthOde táncház et le prix « maître de l’art pOpulaire »

L’une des caractéristiques importantes de la méthode Táncház est que les participants du mou-vement des táncház ont la possibilité de rencontrer les danseurs et les musiciens lauréats du prix « Maître de l’art populaire ». Ceci est primordial pour le transfert des connaissances, car c’est lors de ces occasions qu’ils peuvent apprendre d’eux personnellement : la personne intéressée peut approcher le maître et profiter de sa connaissance. L’établissement de relations personnelles favorise l’appropria-tion, par les intéressés, des connaissances acquises. Ainsi, lors de la fête de la Pentecôte, le Musée ethnographique en plein air de Szentendre organise des rencontres maîtres-disciples, où les « Maîtres de l’art populaire » et leurs disciples ont l’opportunité de présenter sur scène un spectacle commun afin de montrer ensemble leurs connaissances.

v. les effets du mOuvement

En 1978, une táncház fut organisée dans la ville roumaine de Kolozsvár (aujourd’hui Cluj) en Transylvanie. Puis ce fut en Pologne en 1994. Au début des années 2000, la méthode hongroise a été lancée en Slovaquie, et d’autres exemples initiés de nos jours prouvent que la méthode fonctionne.

Un étudiant africain du cursus Choreomundus, master international en anthropologie de la danse, a été initié à la méthode Táncház durant le semestre passé en Hongrie. Après avoir terminé sa formation en 2014, il est retourné en Ouganda et y a mis en place une táncház selon le modèle hongrois avec l’objectif d’offrir des occasions de danser à des personnes âgées qui connaissaient encore les danses traditionnelles. Cette táncház fonctionne sans interruption depuis près de deux ans, elle est organisée deux fois par mois. Étant donné que l’accompagnement musical est assuré par les enfants locaux, ces derniers, outre l’excellente occasion de s’exercer dans le domaine musical, apprennent les danses grâce aux anciens. D’après le jeune chercheur ougandais, cette méthode peut être utilisée partout dans le monde. Ainsi, il a pu observer que, grâce à elle, la jeune génération commence à s’intéresser aux danses traditionnelles, d’une part, et qu’elle se rapproche de sa propre culture traditionnelle, d’autre part. Parmi ses projets à long terme figure celui de louer une plus grande salle, apte à accueillir plus de participants pour combler un vœu qui lui est cher, favoriser le rapprochement des gens par le biais de la danse et de la musique.

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cOnclusiOn

Que ce soit en Hongrie ou dans le monde entier, l’on peut constater que, durant les cinquante der-nières années, la méthode hongroise Táncház a fonctionné sans discontinuer et s’est même développée. Le mouvement des táncház a créé de nouveaux espaces dédiés à l’expérience vécue spontanément et à l’utilisation du patrimoine culturel immatériel. La culture immatérielle héritée est présente en tant que mode de vie, dans l’habillement, dans les objets d’usage, dans les habitudes et les fêtes de tous les jours, de telle manière que la jeunesse citadine peut rencontrer personnellement les maîtres toujours en vie, lesquels, la plupart du temps, sont lauréats du prix « Maître de l’art populaire ». Ainsi, la jeune génération peut apprendre d’eux directement la forme originale pour ensuite l’enrichir spontanément et improviser : chaque performance est fixée par la tradition communautaire, tout en étant, dans le même temps, unique et personnalisée.

bibliOgraphie

Csonka-Takács Eszter et Havay Viktória (éd.). A táncház módszer, mint a szellemi kulturális örökség átörökítésének magyar modellje [= La méthode de la Maison de la danse comme modèle hongrois de la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel]. Szentendre : Szabadtéri Néprajzi Múzeum, 2011.

Gombos András. « A „Népművészet Mestere” cím. A tehetséges paraszti előadók és alkotók kitünte-tése Magyarországon » [Le titre « Maître de l’art populaire ». La gratification des artistes et des créa-teurs paysans talentueux en Hongrie]. Dans Felföldi László, Gombos András (éd.). A népművészet táncos mesterei [Les maîtres de danse de l’art populaire]. Budapest : Európai Folklór Központ, Hagyományok Háza, MTA Zenetudományi Intézet, 2001 : 7-18.

Pálfi Csaba. « Gyöngyösbokréta » [Bouquet nacré]. Dans Ortutay Gyula (éd.). Magyar Néprajzi Lexikon 2. Budapest : Akadémiai Kiadó, 1979 : 368-369.

Fête de mariage à Kalotaszeg dans les années 1970, l’une des occasions de danse au sein de la communauté.© Péter Korniss/Hungarian Heritage House Danse House Archive

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Françoise Ged et Émilie Rousseau

Guizhou, « terre précieuse » menacée. Quelles préservations et quelles

transmissions pour ses patrimoines culturels immatériels ?

Résumé

Les savoir-faire encore vivants de la province du Guizhou en Chine sont menacés par l’urbanisation et l’afflux du tourisme. Conscients de cette richesse et de cette fragilité, les autorités nationales et locales ont mis en place des programmes spécifiques. Depuis 2008, la Cité de l’architecture et du patrimoine est impliquée dans une coopération sur le Guizhou avec l’université Tongji (Shanghai). La question de la transmission des savoir-faire se pose à plusieurs niveaux : auprès des jeunes générations dans les villages, mais aussi auprès des étudiants citadins des grandes universités, des artistes et chercheurs internationaux qui travaillent sur des solutions pour la transition écologique.

Mots-clés : patrimoine culturel immatériel, transmission, coopération, développement économique

Abstract

The skills that are still lively in the Guizhou province in China are threatened by urbanisation and tour-ist influx. Aware of this asset and of this fragility, both national and local authorities established specific programs. Since 2008, the City of architecture and heritage or “la Cité de l’architecture et du patrimoine” is engaged in cooperation with Tongji University (Shanghai) on Guizhou. The issue of know-how transmission has many dimensions: to young generations in the villages, also to the city-dweller students from big univer-sities, to artists, to international researchers who work on solutions for the ecologic transition.

Keywords: intangible cultural heritage, transmission, cooperation, economic development

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intrOductiOn

Le Guizhou1, dans le sud-ouest de la Chine, est une province qui se dépeuple et compte parmi les plus faibles revenus au niveau national, en conséquence de quoi elle bénéficie depuis les années 2000 de soutiens spécifiques du gouvernement central et de la Banque mondiale2. Les grandes universités sont incitées à y mener des recherches et des expériences pilotes. En 2008, nos partenaires de l’univer-sité Tongji3 à Shanghai co-organisent un séminaire international portant sur le tourisme et la culture, avec les services en charge du patrimoine de la province, sous la tutelle du ministère chinois de la Culture, du ministère chinois de la Construction, avec le bureau en charge du Tourisme, en associant les grandes universités de la province et de Pékin, des représentants du bureau de l’Unesco à Pékin et des intervenants étrangers4. Ce séminaire a donné lieu aux Recommandations de Guiyang, du nom de la capitale de la province, rédigées en chinois, qui ont eu alors un impact important sur la prise en compte du patrimoine en Chine, quelques années avant la diffusion des bonnes pratiques sur l’envi-ronnement historique et urbain (Historic Urban Landscape) diffusées par l’Unesco5.

En 2011 et 2012, les voyages d’études organisés en France et en Chine avec nos interlocuteurs nous donnent l’occasion d’entreprendre une réflexion d’ensemble sur les patrimoines culturels, sur les savoir-faire et leurs transmissions, qui débouchent en juillet 2013 à Guiyang puis à Dimen, dans le sud-est de la province, sur un nouveau séminaire franco-chinois sur les patrimoines culturels ruraux, intitulé « Développement social protection et transmission des patrimoines ». Son inscription dans un forum de plus large importance, l’Eco-Forum Global Annual Conference 2013, indique l’importance donnée au sujet par le bureau de la Culture du Guizhou, de même que les questions posées : Comment permettre la continuité des traditions culturelles et favoriser de manière durable le développement économique ? Comment porter attention aux patrimoines immatériels, à la gestion des patrimoines bâtis et à leur environnement ? Comment améliorer les conditions de vie et les droits des habitants, longtemps négligés, et que ceux-ci soient acteurs du développement de la région ?

Traverser les villages du Guizhou, c’est aller à la rencontre d’une diversité de patrimoines vivants mise à mal au quotidien par les transformations du territoire, de même que l’organisation sociale

1 Prononcer « kouidjo ».2 En juin 2006, la Banque mondiale mettait en place avec l’administration du Tourisme du Guizhou, la commission du Plan du Guizhou pour le développement du tourisme rural, l’administration nationale du Tourisme de Chine un pro-gramme concernant 160 villages, préalablement identifiés comme prioritaires pour la mise en place d’un programme de développement sur les cinq années suivantes. D’autres plans sur les transports, la lutte contre la pauvreté et la santé ont suivi. Voir en ligne : https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/13003 [consulté le 18 février 2020]. 3 Sur la coopération franco-chinoise, voir le site d’Alain Marinos : https://www.alainmarinos.net/9-21-ans-de-cooperation-france-chine-french-and-english/ [consulté le 18 février 2020].4 Séminaire international sur la protection et le développement durable des villages historiques et culturels. La Cité de l’architecture et du patrimoine développe une coopération fructueuse avec les urbanistes et architectes de l’université Tongji à Shanghai qui sont à la fois des praticiens sur le patrimoine urbain, architectural, paysager et des enseignants-chercheurs. Pour en savoir plus sur le sujet, voir en ligne : http://france.icomos.org/resources/library/0/CR_ICOMOS_CIVVIH_Chine.pdf [consulté le 18 février 2020].5 Pour le professeur Zhou Jian, de l’université Tongji, les recommandations de Guiyang ont permis d’acter une nouvelle manière de faire et ont ouvert la voie à une nouvelle vision du paysage culturel rural ; sur les HUL voir en ligne : https://whc.unesco.org/en/hul/ [consulté le 18 février 2020].

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traditionnelle. Le sujet de la transmission est ainsi au cœur des questionnements, qu’elle soit savante par les échanges académiques et les conférences, ou directe par l’apprentissage et le partage au sein des populations. Transmettre un patrimoine, c’est en premier lieu le reconnaître comme tel, l’accepter et voir ensuite quelles transmissions sont possibles, et comment les mener.

i. patrimOines du guizhOu, une brève présentatiOn

La province du Guizhou, vaste région montagneuse (plus du tiers de la France) longtemps encla-vée, compte plus de trente millions d’habitants. Elle représente 1,8 % du territoire chinois et abrite 2,5 % de la population du pays6. Au cours des années 2000, elle subit une baisse de la population en

6 Population estimée de la province en 2016 : 35 550 ; superficie du Guizhou 174 000 km2 ; données en ligne sur : http://www.citypopulation.de/China-Guizhou.html [consulté le 9 novembre 2018].

贵州文化与自然遗产保护和发展项目

Mongolie intérieure pékin

tibet

Villages miao • 苗 族聚居村寨

Villages dong • 侗族聚居村寨

Village buyi • 布依族聚居村寨

Villages forti�és • 屯堡

Centres anciens • 古城(镇)

Protection du patrimoine culturel des di�érentes ethnies

Territoires administratifs concernés par ce programme项目所在州

Site géologique • 国家地质公园

Site naturel • 国家级自然保护区

Aménagement et protection des paysages et du patrimoine naturel

Villages photographiés dans le cadre du programme Archives on the recent past “溯源存真” 计划取景的村寨

KILOMÈTRES

Municipalité d’Anshun

Préfecture du Qianxinan

Préfecture du Qiandongnan

Mongolie intérieure pékin

tibet

Villages miao • 苗 族聚居村寨

Villages dong • 侗族聚居村寨

Village buyi • 布依族聚居村寨

Villages forti�és • 屯堡

Centres anciens • 古城(镇)

Protection du patrimoine culturel des di�érentes ethnies

Territoires administratifs concernés par ce programme项目所在州

Site géologique • 国家地质公园

Site naturel • 国家级自然保护区

Aménagement et protection des paysages et du patrimoine naturel

Villages photographiés dans le cadre du programme Archives on the recent past “溯源存真” 计划取景的村寨

Territoires administratifs concernés par ce programme 项目所在州

Protection des patrimoines culturels 文化遗产保护

Villages miao•苗族聚居村寨

Villages dong•侗族聚居村寨

Village buyi • 布依族聚居村寨

Villages fortifiés • 屯堡

Centres anciens•古城(镇)

Aménagement et protection des paysages et patrimoines naturels 自然遗产和景点保护与开发

Sites géologiques•国家地质公园

Sites naturels classés au niveau national•国家级自然保护区

Villages photographiés dans le cadre de programme Archives on the Recent Past “溯源存真”计划取景的村寨

Sites du programme sur la protection du patrimoine culturel et naturel au Guizhou

Carte du Guizhou.

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âge de travailler7, attirée par les opportunités d’emploi dans les villes côtières de l’est du pays et les possibilités d’y vendre temporairement leur force de travail. Les conséquences de ce déclin démogra-phique se répercutent en premier lieu sur les paysages, boisés, entretenus et modelés depuis plusieurs générations par les cultures vivrières en terrasses, dès lors que le relief s’y prête, révélant en fait une occupation dense du territoire. Depuis quelques années, les terrasses les plus éloignées des villages sont abandonnées et les paysages fortement malmenés par la construction de grandes infrastructures : de volumineux murs de soutènement longeant les autoroutes ont remplacé les aménagements dont les dimensions et l’échelle étaient liés à la main de l’homme et à ses outils. Avec la déforestation, l’éro-sion des sols se fait rapide sous les pluies de mousson. Et c’est un cycle de destruction qui s’engage, touchant à la fois les ressources, l’organisation des sociétés et la culture.

C’est donc une province où les terres arables sont rares et l’environnement fragile, où les villageois sont restés majoritairement des paysans qui cumulent plusieurs activités au cours de l’année et au cours de leur vie8. Ce mode de vie montagnard, en autosuffisance fragile, a longtemps favorisé les transmissions de savoir-faire sur un territoire perçu de plus en plus comme un ensemble de ressources à protéger. Traditionnellement, l’eau constitue l’une des valeurs clés, dont témoigne abondamment la littérature, ainsi que les mythes et les chants, qui se perpétuent depuis des générations et caractérisent les cultures miao et dong notamment.

Les équilibres de ces territoires ont été doublement fragilisés, par l’urbanisation des centres exis-tants, et par l’arrivée des citadins en quête de dépaysement et de loisirs. Par ailleurs, l’attirance des villageois pour les emblèmes de la modernisation et leur demande légitime de confort conduisent à l’importation de modèles urbains, à leur retour au village, après quelques années de travail dans les villes. Le long des nouvelles infrastructures de transport, des territoires abandonnés et des hameaux désertés révèlent la violence du choc. Canton, Chengdu, Shanghai, Pékin, Hong Kong ne sont plus qu’à quelques heures de transport là où cinq à sept jours étaient nécessaires pour couvrir la même distance au siècle précédent. Les smartphones et les nouvelles technologies ouvrent des accès insoup-çonnés aux flux d’échanges du xxie siècle, démultipliés depuis l’entrée de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001. Bien sûr, le désenclavement des territoires, un meilleur accès aux soins, à l’éducation, de meilleurs revenus pour les populations sont des acquis, mais ils ont eu pour corollaire une force puissante et destructrice à l’encontre de patrimoines exceptionnels et fragiles.

Cultures plurielles au cœur des montagnes et fragilités

Connues pour avoir été des refuges au cours de l’histoire, les montagnes du Guizhou ont per-mis la préservation de maints patrimoines immatériels, du moins jusqu’à la fin du xxe siècle, d’une richesse culturelle exceptionnelle. La province est célèbre pour sa « mosaïque d’ethnies » : sur les 56 officiellement recensées en Chine, elle en compte 17 qui représentent 37 % de la population – les Bai, Dong, Miao, Buyi, Yao, Zhuang, pour n’en citer que quelques-unes. Ces communautés, souvent plu-rielles au sein d’un même village, sont restées longtemps isolées dans des vallées reculées. Vivant en

7 Données en ligne sur : https://data.worldbank.org/indicator/SP.RUR.TOTL.ZG?locations=CN [consulté le 18 février 2020].8 Voir aussi Chen et Maire, 2011 : 253-254.

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quasi-autarcie, elles ont gardé présente une vision du monde globale, dont les savoir-faire agraires se-raient aujourd’hui précieux pour susciter de nouveaux modèles écologiques. La musique et les chants, les broderies, les batiks et les tissages constituent en fait de véritables encyclopédies des savoirs, des légendes et des mythologies, dont la transmission s’est passée le plus souvent de l’écriture. Dans la transmission écrite, la langue chinoise est la langue officielle, mais avec une palette d’expression moins riche, qui perd, comme toute « traduction » littéraire, ce qui est lié à la musicalité de la langue ou aux associations d’images difficiles à évoquer quand le contexte culturel diffère9.

La richesse du patrimoine immatériel que représente l’art du tissage et de la broderie chez les Miao est reconnue bien au-delà des frontières de la Chine10 ; près de la moitié des neuf millions de Miao habitent le Guizhou11. En 2011, le vice-gouverneur l’évoquait sans détour à propos du costume miao :

9 Voir les récits choisis et traduits par Annie Curien, Zhang Zezhong et Pan Nianying (Curien , Zhang, Pan , 2000).10 À ce sujet, voir le catalogue de l’exposition réalisée par le conseil général de Lozère avec l’association Aux Marches de la Chine (Quiquemelle et Henry, 2005).11 Xie, 2011.

Tissage, village de Zengchong, 2014. © Françoise Ged

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« c’est un “Trésor du monde des arts premiers”, porteur de sens par ses motifs décoratifs d’une grande beauté, mais sa pratique est en voie de disparition »12.Quant aux Dong, leur nom nous est devenu plus familier depuis que le Grand chant dong a été classé au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en 2009 ; ils sont environ 1,5 millions au Guizhou. Or ces populations, dont l’art du chant fait partie des apprentissages de la vie quotidienne, sont aussi des cultivateurs, des tisseurs, des orfèvres et des charpentiers hors pair. Dans tout village dong, les « tours du tambour » aux toits superposés s’élèvent vers le ciel, et leurs photos font la une des dépliants tou-ristiques. Ils sont culturellement de véritables « lieux communs » où se déroulent des activités ordi-naires tout au long de la journée, et relèvent également d’un registre exceptionnel pour des réunions formelles ou pour des joutes musicales entre villages, pour les fêtes des clans familiaux qui les ont édifiés.

Nos partenaires chinois nous ont amenés dans le sud-est de la province, le Qiandongnan, région la plus éloignée de la capitale Guiyang, où nous avons eu un aperçu des savoir-faire et des enjeux qui pèsent sur ces patrimoines fragiles, qu’il s’agisse de conservation ou de transmission. Bien des pièces remarquables ont disparu des musées publics au cours du xxe siècle, vendues à des collectionneurs13 à une période où ces biens patrimoniaux n’avaient pas encore la valeur financière acquise depuis. Nombre de pièces transmises de génération en génération ont changé de main, au bénéfice des ama-teurs de tissages, de broderies, de bijoux que les jeunes n’ont ni l’appétence, ni la compétence à repro-duire ou à décliner avec de nouvelles créations. Récemment, le bureau de la Culture a été chargé de construire un musée de grande ampleur pour mettre en valeur les patrimoines de la province ; en quelques mois, un nouvel édifice a été bâti dans le nouveau quartier d’affaires de Guiyang, visant à mettre en valeur les spécificités culturelles de chaque ethnie, leurs fêtes, leurs habitats, leurs musiques, leurs vêtements brodés et tissés. C’est là une reconnaissance officielle nécessaire, mais l’envergure et la localisation d’un tel musée est-elle propice à la transmission, en étant si éloigné des modes de vie des sociétés qu’il représente ?

En Occident, des expositions, des publications et des films de grande qualité ont été diffusés pour alerter sur la disparition des modes de vie et des savoir-faire14 : une manière de valoriser et transmettre les connaissances, d’un continent à l’autre. Mais que deviennent ces pratiques si la fabrication d’objets en série pour la consommation touristique prend le dessus sur les pratiques créatives, souvent symbo-liques, qui reflétaient de multiples aspects des cultures, des sociétés et des manières de vie locales ; comment garder ces patrimoines vivants ?

En pays dong, la gestion traditionnelle de l’eau constitue un véritable manifeste des bonnes pra-tiques et témoigne d’un respect inconditionnel pour cette source de vie, qu’elle serve à l’agriculture ou

12 Xie, 2001 : 5.13 Bourzat, 2005 : 21-41.14 Par exemple, la superbe exposition de costumes Miao de la province du Guizhou présentée au centre culturel de Chine à Paris en 2011, à laquelle Marie-Claire Quiquemelle avait contribué. Voir aussi ses documentaires produits avec le CNRS : Le mythe du buffle – Quelques fêtes des Miao Noirs ; La danse des dieux, ou encore les ouvrages très documen-tés de Catherine Bourzat (Bourzat, 2016), Eric Boudot et Chris Buckley (Boudot et Buckley, 2015) ainsi que La Rizière, film de Xiaoling Zhu tourné en langue dong et sorti en 2012.

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à la vie quotidienne15, irriguant les champs en terrasse, en étang pour l’élevage des poissons et à proxi-mité des bâtiments de bois pour assurer la protection contre les incendies. La desserte des hameaux et des villages favorise un double circuit, selon que l’eau soit utilisée pour l’alimentation ou pour le lavage des légumes ou des habits. Les sources sont protégées symboliquement par les divinités du lieu abritées dans de petits autels, sculptés et peints. Elles sont entretenues par les habitants qui mettent à disposition une tasse, une louche pour permettre au passant de se désaltérer, signe d’hospitalité et de partage des ressources. L’eau est tellement célébrée dans la culture dong, que le champ lexical est bien plus vaste qu’en chinois pour en décrire toutes les facettes. Comment en garder trace si ces savoir-faire ancestraux liés à l’eau sont en déclin ?

Les difficultés de la vie en montagne ont donné lieu à une solidarité au sein des communautés, productrice de savoir-faire reliés au cycle des saisons, au cycle de la vie, faisant écho à une écologie générale des ressources et des besoins. En voici quelques exemples : il était d’usage de planter un arbre à la naissance d’un enfant, lequel vers 40-50 ans coupera un arbre destiné à lui servir de cercueil, pour éviter d’en imposer la charge à ses proches. Les « communs » aux usages partagés et multiples, tels que les talus cultivés de plantes médicinales ou de légumes aux abords des villages, pour que les champs de la collectivité soient réservés aux cultures majeures (riz, indigo…), ou les circulations par-tagées à l’étage entre les maisons d’un même quartier, sont des pratiques encore présentes. Qu’en est-il avec l’individualisation des modes de vie, apportés par les nouveaux modèles de maisons urbaines, isolées au milieu d’une parcelle ?Le travail dans les champs est de même nature, associant les complémentarités : ainsi les semis et les récoltes des rizières sont organisés selon un cycle qui combine l’élevage des poissons et des canards, constituant une forme d’économie circulaire que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) présente comme un modèle à propager. Serait-ce là une forme de transmission à mettre en avant du milieu rural vers le milieu citadin, à propager dans un cadre scolaire ? Or, le

15 Voir aussi la mise en perspective de Régis Ambroise (Ambroise et Marcel, 2015).

Travail dans la rizière, Tang’an.© Loïc Leproust

Fontaine, village de Tang’an, 2014.© Jacqueline Nivard

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vieillissement et la mobilité des populations remettent profondément en cause la connaissance et l’entretien des ressources des territoires, ainsi que les savoir-faire qui vont avec.Que faire, comment procéder quand les savoir-faire sont encore là et font partie intégrante de la vie quotidienne, mais que celle-ci est profondément et rapidement transformée ? Comment protéger des écosystèmes plutôt que des biens singuliers ?

ii. cOnférences et séminaires, transmissiOn et partage d’expériences

En 2008, lors du Séminaire international sur la protection et le développement durable des villages historiques et culturels à Guiyang, une douzaine d’intervenants venus d’Asie, d’Europe, des États-Unis ont été invités à présenter des études de cas sur le développement du tourisme. La conférence s’accompagnait de visites de terrain, au cours desquelles tous les participants ont été frappés par la richesse culturelle des minorités ethniques, 小数民族 xiǎoshù mínzú selon la terminologie chinoise. Permettre aux intervenants de découvrir sur le terrain la qualité exceptionnelle de ces cultures était une manière de repousser le postulat, partagé par un certain nombre de cadres chinois, que la culture devait être mise au service du tourisme. Augmenter les revenus de la population par le tourisme était alors un leitmotiv auxquels les habitants ne pouvaient qu’adhérer. Or, les exemples montrés par les intervenants, chinois et étrangers, ont critiqué ouvertement ces objectifs à court-terme, des exemples montrant des investissements imposés par la hiérarchie administrative, où la recherche d’une rentabi-lité rapide prime sur la qualité de vie des habitants. À moyen et long terme, les ravages des stations de loisirs italiennes, de sites patrimoniaux classés au Japon étaient pointés du doigt par les représentants de ces pays. En Chine, l’analyse de cas et la transmission des bonnes pratiques via les séminaires et colloques internationaux sont une première réponse aux questions posées. La transmission, via les échanges, est toujours bienvenue en Chine, associant experts et chercheurs, cadres locaux et professionnels, avec une transversalité propice à l’échange et la diffusion des points de vue. Plus qu’un cadre institutionnel, ces rencontres font penser à une stratégie globale, une forme de jeu de go, où les différentes parties invitées et représentées sont en fait des forces en présence dotées de points de vue divergents, et l’appui des personnalités étrangères permet de faire passer des points de vue jusqu’alors minoritaires pour de nouvelles pistes de travail officielles. C’est alors un colloque ou un séminaire réussi.

En 2004, la Chine signe la Convention pour la protection du patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’Unesco établie l’année précédente. Elle est alors l’un des premiers États parties à y adhérer et à proposer des biens sur la liste du PCI16. Cinq ans plus tard, en 2009, lorsque le chant dong est classé, il apporte une certaine notoriété au Guizhou ainsi qu’aux provinces voisines du Guangxi et du Hunan qui totalisent une population dong d’environ trois millions d’habitants17. Avec la promotion nationale des savoir-faire et des patrimoines culturels immatériels, le Guizhou est présenté à la fois comme une réserve exceptionnelle par sa diversité et sa richesse et comme un enjeu de développement économique,

16 En 2018, la Chine comprend 39 éléments inscrits sur la liste du patrimoine culturel immatériel17 https://ich.unesco.org/fr/RL/le-grand-chant-du-groupe-ethnique-dong-00202 [consulté le 18 février 2020].

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social et culturel, devenant aussi un lieu d’expérimentations pour plusieurs universités, à la recherche de modèles socio-économiques qui permettent d’améliorer le niveau de vie des habitants.

Jeux d’acteurs et enjeux de territoire

La conférence internationale de 2008 a été à ce titre un révélateur des jeux d’acteurs au sein des institutions chinoises : les intervenants du bureau de la Culture du Guizhou cherchaient à éviter que le tourisme de masse ne devienne prédominant dans les choix de développement économique de la pro-vince, conscients des destructions irréversibles que des projets à court terme de cette nature avaient entraîné dans de nombreux sites, en Asie comme en Europe. Utiliser la beauté des paysages, les mises en spectacle des pratiques culturelles – chants et musique, pratiques des tissages et de la broderie notamment – dans une politique volontariste d’amélioration des revenus locaux était jugé inapproprié et dangereux par une partie des protagonistes.En effet, les infrastructures de transport rapide – lignes ferroviaires à grande vitesse, aéroports et autoroutes – alors en construction représentaient une double ouverture. D’une part, elles étaient bien-venues pour faciliter la mobilité des habitants au sein de la province, leur donnant accès à des services de soin, des opportunités d’emplois ou d’éducation jusqu’alors peu accessibles au sein de la province, et à l’échelle du pays. D’autre part, ces infrastructures nouvelles favorisaient les investissements tou-ristiques tournés en priorité vers l’accueil et la consommation d’un tourisme de masse. Il était clair, parmi les questions posées, que patrimoine et transmission étaient au cœur des sujets évoqués.À la suite de cette première conférence, les échanges entre partenaires français et chinois sur le patrimoine immatériel se sont poursuivis lors de séjours d’études en Chine puis en France où une importante délégation conduite par le directeur du bureau de la Culture du Guizhou s’est rendue en 2012. Comment inventorier, protéger et partager des cultures qui apparaissent d’autant plus précieuses que la construction intensive des décennies précédentes a été la cause de dommages irréparables ? La transmission joue un rôle majeur, et le séminaire pluri-disciplinaire organisé en 2013, qui rassem-blait agronomes, ethnologues, musiciens, architectes, gestionnaires, a ouvert de nouvelles pistes de réflexion.

iii. transmissiOn : la cOOpératiOn cOmme OppOrtunité de partager de nOuvelles apprOches ?

Lorsqu’en 2013, nous organisons un séminaire itinérant sur plusieurs sites de la province du Guizhou, nous avions la volonté de pouvoir faire connaître et partager cette vision globale de l’environnement humain, économique et culturel, de prendre comme base de réflexion la pluridisciplinarité que nous avions repérée et analysée, et qu’elle nous soit également profitable entre intervenants français. Un court documentaire retrace les enjeux18 : le directeur du bureau de la Culture, Hongguang Wang y évoque sans détour les processus de disparition rapide des patrimoines culturels immatériels dans les villages, les responsabilités des cadres locaux, l’état d’esprit des villageois qui espèrent gagner de l’argent rapidement et améliorer leurs conditions de vie.

18 Carriou, 2014.

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Pour autant, les échanges et les leçons à tirer des analyses menées au cours des années précé-dentes sont à double entrée. Régis Ambroise, ingénieur agronome et urbaniste19, pointe le fait que les systèmes d’agriculture du Guizhou sans intrants peuvent être des modèles agricoles pour nos socié-tés occidentales, et que la transmission est à envisager d’une province comme le Guizhou vers des étudiants en paysage ou en agronomie des pays occidentaux. Pour l’ethnomusicologue Yaël Epstein, les patrimoines culturels immatériels sont vivants et fragiles, ce qui leur confère une dimension par-ticulière, nécessitant une réappropriation locale par les générations plus jeunes. Elle souligne que ce type de transmission intergénérationnelle au sein d’une ethnie requiert un accompagnement à la création pour garder le vivant au cœur du dispositif patrimonial. Pour Antoine-Laurent Figuière20, la

19 Régis Ambroise, aujourd’hui retraité, a été chargé des relations entre agriculture, paysage et développement durable dans ses fonctions successives aux ministères de l’Équipement, de l’Environnement puis de l’Agriculture, membre du comité d’experts chargé par la Conseil de l’Europe du projet de rédaction de la convention Européenne du Paysage. 20 En 2013, Antoine-Laurent Figuière était chef du département de l’action territoriale au ministère de la Culture et de la Communication.

Greniers et maisons, Dimen, 2014.© Jacqueline Nivard

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préservation du savoir et des connaissances que les différentes ethnies et communautés apportent à la Chine représente un enjeu majeur, qu’il met en perspective avec la France qui a arasé la pratique des langues régionales au cours des précédentes décennies. Comment éviter la muséification de formes qui ne seraient plus incarnées, comment retrouver des filiations ancestrales qui permettent de relier présent et futur ?

L’expérience de Dimen, référence à Georges Henri Rivière

Le séminaire s’achevait dans un lieu surprenant, à Dimen, hameau relevant du district de Liping doté d’un aéroport national et proche de la ville de Zhaoxing, qui fait désormais partie des circuits touristiques du Qiandongnan. Dimen est connu pour l’écomusée dong21 établi par Léon Ren (Ren Hexin) qui, après avoir travaillé dans les métropoles telles que Shenzhen, Canton, Hong Kong, est revenu vivre dans son pays natal, convaincu de l’importance d’en conserver les savoir-faire et de les faire vivre, après en avoir compris les qualités et les fragilités. En faisant appel aux hommes des villages proches, charpentiers habitués à l’entraide mutuelle dès lors qu’il s’agit de construire des maisons de bois, il a piloté la construction d’un ensemble harmonieux de bâtiments de bois reliés par des galeries couvertes. Le tout s’inscrit superbement dans le paysage, à flanc de coteau, près de la sortie du village et d’un beau pont « du vent et de la pluie », lieu de ras-semblement des villageois pour s’y reposer, regarder, bavarder. Ces ponts couverts, dont les poutres sont peintes de figures légendaires et de scènes de la littérature populaire, sont d’autant plus appréciés qu’ils permettent de bénéficier de l’air rafraîchi par le courant de la rivière pendant les chaleurs de l’été, et de s’abriter des pluies régulières des autres saisons. En dédiant à la culture dong cet ensemble qui accueille maintenant des chercheurs, des gestionnaires des services publics, des enfants, Léon Ren cherche à concrétiser les préconisations des écomusées tels que Georges Henri Rivière les décrivaient : des lieux de conservation, d’expérimentation, d’ac-cueil, qui puissent devenir des points de rencontre pour les habitants et pour les chercheurs. Il s’inscrit ainsi dans un processus de transmission des savoir-faire propres aux villages. Les classes de chant et de fabrication d’instruments de musique ont déjà fait leurs preuves, remportant au début des années 2000 un prix décerné par la Fondation Michelle et Barack Obama.

De même, les brodeurs et les tisseurs rivalisent d’adresse sans que cela ne soit une activité pro-fessionnelle en tant que telle. La transformation rapide des modes de vie a entraîné la mise en péril de la transmission des savoirs et des occasions de montrer ces savoir-faire : fêtes où les chants et la musique, la beauté des tissus font partie de l’environnement culturel local, où les symboles et les images, leur agencement, sont spécifiques à l’histoire d’un lieu. En construisant un site dédié, puis en

21 http://dimen.ffmm.com/ [consulté le 18 février 2020].

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cherchant à le mettre en réseau avec d’autres en cours de construction dans les villages avoisinants, Léon Ren a en tête les principes que Georges Henri Rivière évoquait en 197622 :

« Un écomusée, c’est une chose qu’un pouvoir et une population conçoivent, fabriquent et exploitent ensemble. […] C’est un miroir où cette population se regarde, pour s’y reconnaître, où elle cherche l’explication du territoire auquel elle est attachée, jointe à celle des populations qui l’y ont précédée, dans la discontinuité ou la continuité des générations. Un miroir que cette population tend à ses hôtes, pour s’en faire mieux comprendre, dans le respect de son travail, de ses comportements, de son intimité.

C’est un musée du temps, quand l’explication remonte en deçà du temps où l’homme est apparu, s’étage à travers les temps préhistoriques et historiques qu’il a vécus, débouche sur le temps qu’il vit. Avec une ouverture sur les temps de demain, sans que, pour autant, l’écomusée se pose en décideur, mais en l’oc-currence, joue un rôle d’information et d’analyse critique. Un musée de l’espace. D’espaces ponctuels, où s’arrêter. D’espaces linéaires, où cheminer. Un conservatoire, dans la mesure où il aide à préserver et mettre en valeur le patrimoine de culture et de nature de la population concernée. »

En lançant également des recherches sur les teintures naturelles issues des plantes locales, outre la culture de l’indigo, qui est très connue, et sur leur utilisation actuelle, en les testant sur des tissages et des textures actuels, qui fait appel aux ressources de l’environnement, Léon Ren se réfère également

22 La définition originelle élaborée par Georges Henri Rivière et Hugues de Varine a été adoptée en 1971 lors de la Neuvième conférence du Conseil International des Musées en ces termes : « musée éclaté, interdisciplinaire, démontrant l’homme dans le temps et dans l’espace, dans son environnement naturel et culturel, invitant la totalité d’une population à participer à son propre développement par divers moyens d’expression basés essentiellement sur la réalité des sites, des édifices, des objets, choses réelles plus parlantes que les mots ou les images qui envahissent notre vie. », accessible en ligne : http://www.ecomusee-creusot-montceau.fr/spip.php?rubrique39 [consulté le 18 février 2020].

Fabrication de papier, Dimen, 2014. © Christine Estève

Fabrication d’une nasse, Dimen, 2014. © Christine Estève

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aux propositions de Georges Henri Rivière d’imaginer un lieu qui soit non seulement à vocation conservatoire, comme un musée, mais également expérimental, en écho aux propos de sa vision de l’écomusée :

« Un laboratoire, dans la mesure où il est matière à études théoriques et pratiques, autour de cette popu-lation et de son milieu. Une école, dans la mesure où il aide à la formation des spécialistes intéressés à cette population et à son milieu, où il incite cette population à mieux appréhender les problèmes de son propre avenir. Ce conservatoire, ce laboratoire, cette école s’inspirent de principes communs : la culture dont ils réclament est à entendre à son sens le plus large, et ils s’attachent à en faire reconnaître la dignité et l’expression artistique, de quelque couche de la population qu’en émanent les manifestations. »

En termes de transmission, nous avons vu combien les musiciens venus de France, qui ont été des nôtres lors du séminaire à Dimen ont été vecteurs d’une écoute particulière.À la suite du séminaire de Dimen, trois projets se sont poursuivis, l’un a été un atelier croisé entre l’École de Chaillot et le College of Architecture and Urban Planning de l’université Tongji, dans un village proche, un second a permis les stages de deux étudiants français, l’un en agronomie et l’autre en paysage, le troisième s’est construit sur le double objectif de collectage des chants et des récits, et de création musicale avec, dans chacun des cas, des interlocuteurs chinois associés aux chercheurs et praticiens français. À ce stade, la question de la transmission se pose à plusieurs niveaux : la réception du côté des interlocuteurs chinois et la capacité à développer de nouvelles pistes, la réception du côté des étudiants français et chinois et leur intérêt à développer dans leur propre parcours une approche intégrée, et enfin la réception du côté des organisateurs et leur capacité à partager, valoriser et déve-lopper les pistes ouvertes lors de ces différents projets. Quant aux musiciens et habitants de Dimen, invités en France à venir échanger et partager leurs savoirs, le fait d’avoir pu le faire en décembre 2014,

Cours de chant à l’écomusée de Dimen, 2014.© Jacques Mayoud

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n’est-ce pas déjà une première opportunité ? Il serait intéressant de voir dans quelques années quels fruits ces actions ciblées ont pu donner.La coopération23 peut ainsi être une première étape pour faciliter les prises de conscience, que les conférences internationales permettent et favorisent, apportant des outils majeurs pour la diffusion de modèles alternatifs et la propagation d’idées nouvelles.

bibliOgraphie

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23 Partenaires chinois : université Tongji, World Heritage Institute for Training and Research for Asia-Pacific Region (WHITRAP-Shanghai), bureau de la Culture du Guizhou, bureau des Experts étrangers du Guizhou, Centre de re-cherche sur la protection du patrimoine du Guizhou ;Partenaires français : direction générale des Patrimoines du ministère de la Culture, Cité de l’architecture et du pa-trimoine, Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme, Centre des Musiques Traditionnelles de Rhône-Alpes (CMTRA).

Grand chant dong, Dimen, 2014. © Fabian Da Costa

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Pascal Leclercq

Maîtres d’art – Élèves : la rénovation d’un dispositif public de transmission de savoir-faire rares

et remarquables confronté aux enjeux de la modernité (1994-2016)

Résumé

Créés en 1994 par le ministère de la Culture afin de préserver les savoir-faire remarquables et rares par leur transmission, le titre de Maître d’art et le dispositif original de formation « Maîtres d’art – Élèves » ont permis en vingt ans la nomination de 124 Maîtres d’art et d’autant d’Élèves. En vingt ans, le secteur des métiers d’art a profondément évolué dans ses modes de production et de distribution. Dans ce contexte d’innovation et de mon-dialisation, le ministère et l’Institut national des métiers d’art (INMA) ont considéré que le dispositif « Maîtres d’art – Élèves » de transmission de savoir-faire exceptionnels et rares, pour lesquels il n’existe aucune offre de formation publique qualifiante, devait être repensé, tenant aussi compte des nouvelles dispositions légales en matière de formation (loi sur la formation du 5 mars 2014) valorisant les parcours individualisés de forma-tion. En 2014, en concertation avec le ministère et avec l’aide de la Fondation Bettencourt Schueller, l’INMA a lancé une étude-enquête afin d’établir le bilan du dispositif et d’élaborer des éléments de rénovation. Seront présentées les principales conclusions de l’enquête ainsi que les mesures de rénovation décidées pour mieux adapter le dispositif au contexte du xxie siècle et pour tenir compte des demandes, attentes et suggestions des Maîtres d’art et de leurs Élèves.

Mots-clés : patrimoine culturel immatériel, sauvegarde, transmission, savoir-faire, législation, formation, Maîtres d’art – Élèves

Abstract

Created in 1994 by the Ministry of Culture in order to preserve rare know-how by transmission, the title “Master of art” and the original model of training “Masters of art – Apprentices” has enabled in twenty years the nomination of 124 “Masters of art” and as many apprentices. In twenty years, the craft sector has signif-icantly evolved, in terms of methods of production and supply. In a context of innovation and globalisation, the inistry and the National Institute of Craft or “Institut national des métiers d’art” (INMA) have considered that the model of transmission of exceptional and rare skills “Master of art & Apprentice”, for which no public qualifying training exists, had to be redesigned, by taking also into account the new legal provisions

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concerning training (training law of May, 5th 2014) which appreciate individualized experiences of training. In 2014, in cooperation with the Ministry and with the help of the Bettencourt Schueller Fondation, the INMA started a study-fieldwork in order to establish an assessment of this model and to elaborate elements of ren-ovation. Will be presented the main conclusions of the fieldwork and the measures of renovation that were chosen to adapt the model to the xxist century context and to take into account the requests, expectations and suggestions that emanate from the “Masters of art” and their apprentices.

Keywords: intangible cultural heritage, safeguarding, transmifer of knowledge, know-how, legislation, trai-ning, Masters of art & Apprentices

Préambule

En liminaire, je voudrais dire que j’interviens non pas en tant qu’universitaire, que je ne suis pas, mais en tant que responsable d’un organisme opérateur de l’État pour le secteur des métiers d’art, l’Institut national des métiers d’art (INMA), créé en 2010, et qui est responsable de la gestion du dispo-sitif Maîtres d’art depuis 2012. Par ailleurs, j’ai eu le privilège de participer au groupe qui, au ministère de la Culture, a créé le conseil des métiers d’art et conçu le titre de Maître d’art en 1994. J’ai pu donc, en tant que secrétaire général du conseil des métiers d’art et chef de mission pour les arts appliqués au ministère, mettre en place et suivre l’évolution du dispositif depuis sa création jusqu’en 2000.

intrOductiOn

Créés en 1994 par le ministère de la Culture afin de préserver les savoir-faire rares en les transmet-tant, le titre de Maître d’art et le dispositif original de formation « Maîtres d’art – Élèves » ont permis en vingt ans la nomination de 124 Maîtres d’art et d’autant d’Élèves. 124, c’est peu au regard d’environ 40 000 entreprises métiers d’art en France ; c’est toutefois en cohérence avec la centaine de trésors nationaux vivants du Japon. Mais les Maîtres d’art possèdent des savoir-faire rares et remarquables1, et le dispositif, considéré comme laboratoire de formation et de recherche, doit pouvoir être considéré comme un élément opérant dans un tout (analyse systémique), c’est à dire dans le champ des métiers d’art.En vingt ans, le secteur des métiers d’art a profondément évolué, dans ses modes de production et de distribution notamment. Dès 2013, dans ce contexte d’innovation et de mondialisation, le ministère et l’INMA ont considéré que le dispositif « Maîtres d’art – Élèves » de transmission de savoir-faire exceptionnels et rares, pour lesquels il n’existe aucune offre de formation publique qualifiante, devait être repensé, tenant aussi compte des nouvelles dispositions légales en matière de formation valo-risant les parcours individualisés de formation2, et également des deux nouvelles lois intégrant les métiers d’art. La première est la loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP)3. Dans son article 3, cette loi stipule :

1 Voir arrêté du 3 août 2004.2 Loi sur la formation du 5 mars 2014.3 Loi no 2016-925 du 7 juillet 2016

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« L’État, à travers ses services centraux et déconcentrés, les collectivités territoriales et leurs groupe-ments ainsi que leurs établissements publics définissent et mettent en œuvre, dans le respect des droits culturels énoncés par la convention de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005, une politique de service public construite en concertation avec les acteurs de la création artistique. »

« La politique en faveur de la création artistique poursuit les objectifs suivants (21 items) :

17o Contribuer à la formation initiale et continue des professionnels de la création artistique, à la mise en place de dispositifs de reconversion professionnelle adaptés aux métiers artistiques ainsi qu’à des actions visant à la transmission des savoirs et savoir-faire au sein des et entre les générations.

18o Contribuer au développement et à la pérennisation de l’emploi, de l’activité professionnelle et des entreprises des secteurs artistiques, au soutien à l’insertion professionnelle et à la lutte contre la précarité des auteurs et des artistes.

19o Participer à la préservation, au soutien et à la valorisation des métiers d’art.

Dans l’exercice de leurs compétences, l’État, les collectivités territoriales et leurs groupements ainsi que leurs établissements publics veillent au respect de la liberté de programmation artistique. »

Dans son article 44, cette loi LCAP précise des éléments de la loi no 96-603 du 5 juillet 1996, article 20, relative au développement et à la promotion du commerce et de l’artisanat, qu’elle complète par un alinéa ainsi rédigé :

« La liste prévue au premier alinéa ne préjuge pas du statut professionnel des personnes exerçant l’une des activités y figurant. Elles peuvent donc être aussi, notamment, des salariés d’entreprises artisanales ou de toute autre personne morale ayant une activité de métiers d’art, des professionnels libéraux, des fonctionnaires ou des artistes auteurs ».

La seconde est la loi LCAP qui vient ainsi confirmer et compléter une loi préparée par Carole DELGA, secrétaire d’État chargée du Commerce, de l’Artisanat, de la Consommation et de l’Économie sociale et solidaire. Cette loi no 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises donne une définition légale des métiers d’art. Selon cet article :

« Relèvent des métiers d’art, selon des modalités définies par décret en Conseil d’État, les personnes physiques ainsi que les dirigeants sociaux des personnes morales qui exercent, à titre principal ou se-condaire, une activité indépendante de production, de création, de transformation ou de reconstitution, de réparation et de restauration du patrimoine, caractérisée par la maîtrise de gestes et de techniques en vue du travail de la matière et nécessitant un apport artistique ».

La liste des métiers d’art fixée par l’arrêté ministériel du 24 décembre 2015 et signée conjointement par le ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique (Emmanuel Macron), la ministre de la Culture et de la Communication (Fleur Pellerin) et la secrétaire d’État chargée du Commerce, de l’Artisanat, de la Consommation et de l’Économie sociale et solidaire (Martine Pinville), vient renou-veler l’arrêté du 12 décembre 2003 de Renaud Dutreil, secrétaire d’État chargé de l’Artisanat, qui fixait une liste de 217 métiers ; cette nouvelle liste est parue au JO du 31 janvier 2016. Elle comprend

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198 métiers et 83 spécialités, répartis en 16 domaines : architecture et jardins ; ameublement et déco-ration ; luminaire ; bijouterie, joaillerie, orfèvrerie et horlogerie ; métal ; céramique ; verre et cristal ; tabletterie ; mode et accessoires ; textile ; cuir ; spectacle ; papier, graphisme et impression ; jeux, jouets et ouvrages mécaniques ; facture instrumentale ; restauration.

Ce contexte législatif a également nourri la réflexion du comité de pilotage de l’enquête ; le point positif est que l’arrêté étant signé à la fois par le ministre de l’Économie et le ministre de la Culture, le périmètre des métiers concernés par les Maîtres d’art et leurs Élèves est clairement défini.Même si la passion française de la délimitation et de la définition d’un périmètre des métiers d’art peut surprendre tandis que les frontières s’estompent entre artisans et designers par exemple, nos homo-logues européens s’interrogent sur cette curieuse pratique française, à un moment où l’entreprise est devenue le point nodal de réflexion !Dès 2013, l’INMA a souhaité qu’un bilan des vingt ans du dispositif soit établi en mobilisant des com-pétences externes. En 2014, en concertation avec le ministère et avec l’aide de la Fondation Bettencourt Schuller, l’INMA a donc lancé une étude-enquête afin d’établir le bilan du dispositif et d’élaborer des éléments de rénovation.Seront présentées les principales conclusions de l’enquête ainsi que les mesures de rénovation déci-dées pour mieux adapter le dispositif au contexte du xxie siècle et pour tenir compte des demandes, attentes et suggestions des Maîtres d’art et de leurs Élèves.

i. le dispOsitif maîtres d’art – élèves

Quelques dates et définitions

Dans le cadre de sa politique de relance des métiers d’art, le ministère de la Culture et de la Communication (MCC) a créé en 1994 par arrêté ministériel un conseil des métiers d’art ainsi que le titre de Maître d’art (inspiré des trésors nationaux vivants du Japon), dans le but de préserver des savoir-faire rares, remarquables4 et utiles à la sauvegarde du patrimoine et à la création contempo-raine, en transmettant ces savoir-faire à un professionnel plus jeune, appelé Élève.Qu’est-ce qu’un Maître d’art ? Un professionnel des métiers d’art (entendu au sens des récents textes de loi).À l’origine, le titre de Maître d’art avait au moins un double objectif : distinguer et valoriser les meil-leurs artisans d’art (notion d’excellence), et sauvegarder les savoir-faire rares en les transmettant. Une allocation est allouée par le ministère au Maître d’art pour financer cette transmission. Le pilotage du dispositif était placé sous la responsabilité de la délégation aux Arts plastiques, les autres directions du ministère étaient représentées au conseil des métiers d’art.Une école hors les murs était ainsi créée. En vingt ans, 115 Maîtres d’art ont été nommés par les ministres successifs. Et autant d’Élèves ont acquis un savoir-faire de la part de ces Maîtres d’art. En 2015, neuf Maîtres d’art supplémentaires ont été nommés portant leur nombre à 124. Le ministère a validé le fait de nommer tous les deux ans une promotion de sept à dix Maîtres d’art, confirmant le

4 Arrêté du 3 août 2004.

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côté exceptionnel du titre – et donc le souhait de ne pas en nommer trop – et tenant compte aussi des contraintes budgétaires de l’État ainsi que des pratiques d’autres pays.

ii. le cOntexte et les mOdalités de l’enquête-étude

11.1. Le contexte

En 2013, à la demande de l’INMA en charge de la gestion du dispositif depuis 2012, le MCC a ac-cepté qu’une enquête soit menée auprès des Maîtres d’art et de leurs Élèves ; la Fondation Bettencourt Schueller a accepté de financer cette étude-enquête. Suite à l’appel d’offres lancé par l’INMA en 2013, le cabinet de conseil Media-T, associé au cabinet Pollen Conseil, a été choisi par le jury en raison de la pertinence de la proposition d’intervention et des compétences variées et complémentaires des experts présentés. Un comité de pilotage a été constitué. La commande était d’« évaluer la pertinence du dispositif et identifier les évolutions nécessaires pour assurer sa pérennisation dans les meilleures conditions ».

11.2. Les enjeux

1) transmettre pour pérenniser et renouveler les savoir-faire des Maîtres d’art ;2) promouvoir et valoriser les savoir-faire des professionnels des métiers d’art : promouvoir l’excel-lence, c’est valoriser l’ensemble du secteur !

Le questionnaire comportait trois grandes questions :

– Grâce au dispositif actuel, le patrimoine immatériel est-il transmis ?– Est-il sauvegardé aujourd’hui ?– Ces savoir-faire sont-ils pérennisés à moyen et long terme ?

Et six sous-questions :

– Comment le dispositif est-il mis en œuvre ?– Quelles sont les évolutions constatées depuis 20 ans ?– Les modalités de sélection des Maîtres d’art et des Élèves sont-elles adaptées aux enjeux majeurs – du dispositif ?– L’accompagnement de la transmission dans le cadre du dispositif est-il efficace ?– Quelles sont les ressources engagées dans le dispositif ? Pour quels résultats ?– Quelles sont les améliorations à apporter au dispositif compte-tenu des résultats de l’enquête et des investigations ?

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11.3. Méthode, échantillon en quatre temps

1) Étude comparative (« benchmarking ») de quatre dispositifs de valorisation des savoir-faire : Japon (Trésor national vivant), Italie (Maestro d’arte Fondazione Cologni Mestieri d’arte), Chine (loi patri-moine 2011) et Royaume-Uni (marché économique et développement international). Originalité du dispositif français : sauvegarder, c’est transmettre ; dispositif public concernant le ter-ritoire national.

2) Enquête par questionnaire déroulée de juin à août 2014 (réponse par courrier ou ligne)

Population de référence Nombre de répondants*Maîtres d’art 102 (sur 115 nommés moins les décès) 65 (64%)Élèves 118 (certains Maîtres d’art ont eu deux Élèves) 60 (51%)

*36 binômes ont répondu de concert.

Parmi les Maîtres d’art, ceux qui n’ont pas répondu étaient disponibles pour un entretien mais pas pour répondre à un questionnaire, indiquant qu’ils étaient trop occupés et qu’ils ne souhaitaient plus être sollicités. Le questionnaire portait sur l’avant, le pendant et l’après de la transmission. Remarquons que les Maîtres d’art et Élèves interrogés appartenaient à des promotions différentes, depuis 1994 jusqu’à 2013. Les réponses étaient donc à rapporter aux différents contextes du dispositif qui a consi-dérablement évolué en vingt ans, de la valorisation d’un titre de la République à la conscience d’un dispositif essentiellement de transmission.

3) Entretiens individuels

– Responsables ou représentants des ministères et institutions publiques : 9– Responsables d’organisations professionnelles (associations et syndicats) : 4– 9 Maîtres d’art et 2 Élèves : 11– Autres partenaires, écoles, fondations : 6

4) Élaboration des conclusions

– Rôle du comité de pilotage– Rôle de la journée de restitution aux institutionnels (28 octocbre 2014) : 21 participants– Restitution au ministère et à la Fondation Bettencourt Schueller.

iii. les principaux résultats de l’enquête

111.1. La population des Maîtres d’art et Élèves enquêtés

On constate en premier lieu une surreprésentation masculine chez les Maîtres (58 hommes pour 7 femmes) qui reflète la réalité de la population de référence, c’est-à-dire 101 hommes (88 %) pour 17 femmes (12 %). Chez les Élèves, les chiffres tendent à la parité (33 hommes et 27 femmes). L’enquête révèle en outre que les Élèves sont plus jeunes et mieux diplômés que les Maîtres : 48 % ont un

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diplôme égal ou supérieur au niveau 3 contre 28 % des Maîtres. Cette évolution est exemplaire d’un nouveau profil d’artisan où la compétence technique n’est plus dissociée des tâches intellectuelles.

111.2. Les principaux enseignements

a) En amont et à l’entrée dans le dispositif

– Il faut améliorer considérablement le « sourcing » des candidats au titre de Maître d’art. Il s’avère nécessaire de relier le dispositif Maîtres d’art – Élèves à l’inventaire des savoir-faire rares (cf. la convention de 2003 de l’Unesco sur le PCI) et donc d’obtenir un inventaire par région des savoir-faire rares et menacés ; le dispositif Maîtres d’art est un des éléments de la politique patrimoniale du MCC.

L’INMA a réalisé de 2008 à 2010 une première identification de savoir-faire menacés, qu’il s’agit désormais de compléter par un inventaire approfondi actuellement à l’étude à la direction générale des Patrimoines (MCC), et par la refondation de la classification des 19 secteurs des 217 métiers, suite à la loi du 18 juin 2014 sur l’artisanat et le commerce (cf. nouvelle nomenclature).

– Mieux orienter les choix de secteurs professionnels à privilégier pour la nomination de Maîtres d’art, en hiérarchisant différents critères : équité entre secteurs, aptitude à féconder des synergies ou le développement de secteurs de métiers rares, menace d’extinction d’un métier, maintien des activités nécessaires à une chaîne de valeur.

– La définition de priorités parmi les métiers et secteurs à sauvegarder suppose de cartographier au préalable métiers et compétences par région, c’est l’une des principales actions à engager (débuts de cartographies expérimentés par l’INMA avec deux régions-tests, Pays de Loire et Lorraine, en colla-boration avec l’École européenne d’Intelligence économique de Versailles).

– Redéfinir le processus de sélection des Maîtres d’art et Élèves en incluant la mise à contribution des régions ; constituer un comité d’experts pour évaluer la qualité et la rareté des savoir-faire ainsi que la pertinence du projet pédagogique.

– Redéfinir les critères de sélection et le dossier de candidature.

– Aider les binômes à la formalisation de leur projet de transmission, incitant à la proposition de nou-velles modalités « horizontales » : partages entre professionnels, coopérations d’équipes interprofes-sionnelles, projets de création dans leur dimension technique et artistique, projets de développement dans leur dimension innovante et économique, projets internationaux.

– Constituer un comité inter-institutionnel réunissant idéalement au moins les trois ministères de tutelle de l’INMA (Économie, Éducation nationale, Culture), l’assemblée permanente des chambres des Métiers et de l’Artisanat, pour inciter à la réalisation de travaux d’identification et de cartographie de savoir-faire rares, et susciter des approfondissements sectoriels sur la base d’un schéma directeur pour la sauvegarde de métiers rares.

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– Constituer un comité de pilotage du dispositif, incluant notamment le ministère de la Culture, l’INMA et la Fondation Bettencourt Schueller. Ce comité a été constitué en mars 2016 et se réunit tous les trimestres avec un ordre du jour et un relevé de conclusions.

– Susciter, en relation avec les services déconcentrés de l’État, et notamment les correspondants mé-tiers d’art des DRAC, la création de commissions régionales pour la pré-sélection de Maîtres d’art en région. À partir de ces commissions, inciter les conseils régionaux à la prise en compte de la pré-servation des métiers rares au sein de missions régionales métiers d’art et des dispositifs d’insertion existants.

b) Pendant la transmission

– Placer l’Élève au cœur du dispositif ; définir précisément son projet professionnel.

– À partir du projet professionnel, définir un plan de formation de l’Élève, incluant des séquences de formation dans l’atelier du Maître d’art (2/3) et des séquences hors atelier (1/3) ; associer une formation dite « horizontale » : des séquences hors atelier concernant l’acquisition de compétences liées à la culture de l’entreprise, aux nouvelles technologies, au design... ; développer les modes de formation en groupe, organiser des séquences de formation entre Élèves de chaque promotion, développer les stages à l’étranger, en priorité en Europe et en Asie.

– Formaliser les référentiels d’activité pour chaque métier transmis au sein de chaque binôme, per-mettant leur mise en mémoire et leur reconnaissance.

– Accompagner les parcours individualisés et sécurisés des Élèves, comportant l’ouverture à des acti-vités de transmission horizontales externes à l’atelier, et leurs conséquences sur le statut de l’Élève.

– Offrir la possibilité d’un diagnostic aux entreprises qui le souhaitent, y compris celles des anciens Maîtres et Élèves, et travailler avec elles à un plan stratégique pour leur développement.

– Se rapprocher des OPCA (organisme paritaire collecteur agréé), comme liens directs avec les pro-fessions, et pour la recherche de financements complémentaires en mettant en œuvre une compétence « d’organisme-architecte » des parcours individualisés de transmission.

c) Après la transmission et transversalement

– Proposer une reconnaissance formelle finale des acquis des Élèves.

– Aider les Élèves pour la création et le lancement de leur entreprise, pour ceux qui en font le projet.

– Favoriser l’implication des Maîtres et anciens Élèves, « compagnons de Maître d’art », en suscitant des projets de transmission horizontaux collectifs ou coopératifs.

– Ouvrir le dispositif à la dimension internationale, par l’introduction d’un dossier visant la création d’un titre européen de Maître d’art, et par l’inscription des savoir-faire des Maîtres d’art au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

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111.3. Les conclusions

La question du maintien ou non du dispositif a longuement été soulevée et débattue, par le comité de pilotage notamment, et évidemment posée à toutes les personnes interrogées au cours de l’étude-enquête. S’il apparaît indispensable pour tous de conserver l’objectif et l’originalité de ce dispositif, c’est-à-dire la sauvegarde des savoir-faire rares et remarquables par la transmission, l’ensemble des Maîtres d’art, Élèves et personnes ressources interrogées ont convenu que le dispositif doit être main-tenu mais réformé. Lors de la nomination de la promotion 2015 des Maîtres d’art, la ministre de la Communication a confirmé ce matintien tout en souhaitant que le dispositif évolue fortement.

L’enquête a ainsi permis de faire émerger les points forts et les limites du dispositif, appuyant cette volonté de maintien et de réforme. 81 % des Élèves exercent encore aujourd’hui leur activité écono-mique dans le champ de compétences de leur Maître, un très bon chiffre montrant l’efficacité du dispositif. Transparaissent en outre la qualité des Maîtres d’art nommés, la rareté des activités qu’ils exercent, leur haut niveau de compétence dans les savoir-faire transmis ainsi qu’une réelle implication des acteurs ayant contribué au dispositif, éléments qui ont favorisé une image de marque plutôt forte.

Parallèlement à ces aspects positifs, le dispositif semble être parvenu au terme d’une époque : le binôme Maître d’art - Élève est essentiel, mais il fonctionnait jusque-là surtout « verticalement » (transmission du Maître d’art vers l’Élève). L’enquête a montré, d’une part, l’apport potentiel de l’Élève au Maître d’art (autre vision du savoir-faire et de son inscription dans la culture et l’économie contem-poraines), et, d’autre part, qu’un changement de paradigme est nécessaire, car c’est l’élément majeur de la politique publique en faveur des métiers d’art et de préservation du patrimoine immatériel. Le contexte a changé : nouvelles générations, modification de la valeur travail, technologies numériques, développement des pratiques collaboratives et échanges dans les modes de production, importance accrue du design dans le secteur des métiers d’art, développement de l’innovation, modification des modes de consommation (personnalisation de la relation producteur-client), revalorisation du travail manuel, attention au développement durable, modification des modes d’apprentissage, phénomène de globalisation… Il faut donc tenir compte du nouveau contexte et des nouveaux enjeux du sec-teur : le dispositif Maîtres d’art – Élèves n’est pas « hors tout » mais doit être inscrit dans le secteur des métiers d’art avec lequel il interagit. Il faut notamment pouvoir être en phase avec une nouvelle génération d’artisans-créateurs : les « artisigners » ou les « ArtYsans » ! Enfin, « savoir-faire ne veut pas dire pouvoir transmettre ». Les Maîtres d’art se sont vus institués formateurs, ce qui n’était pas évident pour tous...

iv. la mise en œuvre de la rénOvatiOn du dispOsitif

L’objectif du dispositif est de préserver, en les renouvelant, les savoir-faire rares et exceptionnels par la transmission et la valorisation. Mais que transmettre (métiers, savoir-faire, entreprise, etc…) et pourquoi ? Il faut notamment porter attention à la viabilité économique des savoir-faire transmis, à moyen et long terme. À cette fin, pour maintenir le dispositif, le pérenniser tout en le renouvelant, il convient de :

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En amont

– redéfinir les critères de sélection (Qu’est-ce que la rareté ? Terme relatif dans le temps et dans l’es-pace) et mettre en place un « sourcing » efficace en mobilisant le réseau des administrations décon-centrées, puis d’organismes professionnels et personnes ressources et relais ;

– redéfinir le processus et les modalités de sélection des Maîtres d’art et Élèves : modifier le dossier de candidature (simplification, intégration d’éléments économiques, projet de l’Élève,…), constituer un comité d’experts distinct d’un jury ;

– s’assurer de la viabilité économique de l’entreprise du candidat Maître d’art dès le processus de sélection (mobilisation d’experts) ;

– d’instituer une cohérence entre l’inventaire des savoir-faire rares (inscrits sur les listes du PCI) et le dispositif Maîtres d’art5 ; considérer le dispositif comme un des éléments d’une politique publique du PCI ; nécessité de dresser la cartographie évolutive des savoir-faire rares en France à partir de la nouvelle liste des métiers d’art (début de cartographies expérimentales mises en place par l’INMA) ;

– mieux définir la hiérarchie des domaines dans lesquels choisir des Maîtres d’art et veiller à la bonne représentation de chacun des domaines de métiers (par ex. sous-représentation du secteur mode et textile, sur-représentation du secteur verre) ;

– hiérarchiser les critères, au-delà des deux critères de rareté et d’excellence : équité entre domaines de métiers, entre régions, être attentif à la menace d’extinction d’un savoir-faire ou d’un métier ;

Pendant la formation

– partir du projet professionnel de l’Élève, placé au cœur du dispositif, et de son parcours individualisé de formation ; à partir du projet professionnel de l’Élève définir un plan individuel de formation ;

– revoir l’architecture du temps de formation : incluant des séquences de formation dans l’atelier du Maître d’art (2/3 du temps) et des séquences hors-atelier (1/3 du temps) ; associer une formation dite « horizontale » : séquences de formation liées à aux compétences de culture de l’entreprise, aux nou-velles technologies, au design… Développer les formations en groupe, organiser des séquences de formation entre Élèves (workshops…), développer des stages de formation à l’étranger…

– considérer l’Élève comme pouvant apporter un nouveau regard et de nouvelles modalités de création et de production au Maître d’art, passer du modèle de transmission « vertical » à un modèle « hori-zontal », plus collaboratif et interactif, d’une part entre le Maître d’art et l’Élève, d’autre part entre les Élèves eux-mêmes, et donc entre les savoir-faire ;

– revoir aussi la durée de la formation (trois ans comme référence, mais pouvant être modulée en fonction des pré-requis de l’Élève et de ses besoins en formation) ;

– renforcer fortement l’accompagnement de la formation (mise en place d’un réel suivi pédagogique) ;

5 Voir notamment l’initiative par SEMA-INMA 2008-2010.

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– s’assurer de la viabilité économique de l’entreprise du Maître d’art et de celle de l’Élève, qui a le projet d’en créer une ;

– définir précisément l’affectation de l’allocation versée au Maître d’art ;

– redéfinir le statut et les conditions économiques d’existence des Élèves ;

– inscrire le processus de transmission dans le droit commun de la formation professionnelle, d’en faire reconnaître la certification, de différencier les modalités de financement de la formation ;

– mobiliser les ressources pédagogiques des établissements sous tutelle du ministère de la Culture et de la Communication (manufactures, Mobilier national, établissements d’enseignement supérieur et de recherche, centres de formation, etc…)

– considérer un organisme-architecte pilote, qui pourra sous-traiter des modules de formation à des organismes de formation et/ou à des services de formation d’établissements d’enseignement supérieur ;

– inscrire le dispositif Maîtres d’art – Élèves ainsi rénové comme un élément-clé d’un pôle et/ou d’un réseau Formation-Recherche métiers d’art.

Après la formation

– au terme de la formation, mettre en place une forme de reconnaissance des acquis des Élèves : attestation, certification…

– aider les Élèves à créer leur entreprise ou à reprendre l’entreprise du Maître d’art : créer un dispositif d’accompagnement adapté (cf. l’exemple des incubateurs) ;

4.1. La refondation du dispositif Maîtres d’art – Élèves

S’il convient de maintenir le dispositif national Maîtres d’art – Élèves, il est important de limiter le nombre de Maîtres d’art, à la fois pour conserver au titre une rareté et donc une reconnaissance plus forte et pour tenir compte du contexte budgétaire public. La mise en oeuvre de la réforme, qui a eu lieu en 2016, s’est produite selon les étapes suivantes :

– création d’un comité de pilotage tripartite : ministère de la Culture et de la Communication, Fondation Bettencourt Schuller, INMA (une réunion par trimestre sur les grandes orientations du dispositif) ;– modification de la procédure de sélection (en vue de la prochaine nomination à l’automne 2017) : création d’un comité d’experts, en charge d’expertiser la qualité des savoir-faire, et d’un jury en charge de la sélection des Maîtres d’art et des Élèves ;– renforcement de l’accompagnement pédagogique : recrutement d’une responsable de formation (Fondation Bettencourt Schueller) ; – valorisation du rôle et de la position de l’Élève : élaboration d’un projet professionnel et d’un plan annuel de formation lié au projet professionnel ;

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– organisation de séquences de formation hors atelier du Maître d’art, en mobilisant d’abord les ressources de formation du ministère de la Culture, et en tenant compte de la culture d’entreprise et des nouvelles techniques, nouveaux matériaux, ainsi que de la nécessaire interdisciplinarité (design, architecture, mode, ingénierie, arts plastiques, etc.) et de l’ouverture internationale (avec une priorité européenne) ;– financement complémentaire à celui du ministère de la Culture : le mécénat triennal, voire quin-quennal de la Fondation Bettencourt Schueller ;– renforcement des liens entre Maîtres d’art et entre Élèves d’une même promotion ; développement de la communication : site internet, guide des Maîtres d’art et Élèves, expositions en France et à l’étranger (cf. Japon 2017).

4.2. Le nouveau paradigme

Ainsi présenté, le dispositif assume une transformation de fond de la notion de transmission, por-teuse d’un renversement de logique, de deux façons :

1) antérieurement centré sur une transmission essentiellement descendante du métier, du Maître d’art à l’Élève, le dispositif renouvelé propose une réciprocité conférant aux deux membres du binôme une responsabilité partagée ;

2) à la dimension formative de la transmission s’adjoint désormais une visée projective, voire pros-pective. Une telle visée comporte l’idée d’une restitution à la postérité, incluant une réflexion sur la « temporalité » d’une part, impliquant de « penser le futur », et sur la notion de « bien commun », d’autre part, impliquant de « penser la communauté ». Penser le sens de la transmission pour la com-munauté d’aujourd’hui, et pour les générations à venir sous-tend la notion d’horizontalité de la trans-mission. L’ensemble de ces éléments sont transcrits en un « projet de transmission », conjointement formalisé par le Maître d’art et l’Élève. Cette vision de la préservation des savoir-faire rares par la transmission à la postérité induit trois exigences :

– inscrire le dispositif dans le droit commun de la formation professionnelle ; – professionnaliser son encadrement pédagogique de manière novatrice ; – répondre plus largement à la demande sociale sur le territoire national et international.

v. perspectives• Un dispositif exemplaire de formation-recherche

Le dispositif Maîtres d’art – Élèves devrait être la première expérimentation d’une nouvelle offre de formation et donc constituer une plate-forme expérimentale de recherche. Cette offre pourrait être ensuite formalisée pour être proposée aux professionnels des métiers d’art. En effet, l’offre de forma-tion continue dans ce secteur mérite d’être fondamentalement réadaptée aux nouveaux besoins des professionnels et à l’évolution du contexte technique et économique.

• Modèle et référence pour l’ensemble du secteur

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Le dispositif est une roue d’engrenage, petite mais motrice pour l’ensemble de l’appareil français de préservation des métiers d’art et de leurs savoir-faire rares. Il est également un levier à l’éche-lon international. L’INMA assume en effet une position d’opérateur de l’État, d’ambassadeur auprès d’instances internationales, et de force de concertation interinstitutionnelle. Il est donc légitime pour impulser et maintenir un mouvement à penser dans la durée. Il peut, pour ce faire, s’appuyer sur deux leviers : la nouvelle loi sur la formation professionnelle, et l’évolution de la carte des régions.

• Inscrire le dispositif dans le droit commun de la formation

L’un des objectifs de cette refondation est d’inscrire progressivement la formation de l’Élève dans le droit commun de la formation professionnelle de donner un statut à l’Élève et d’assurer le finan-cement de la formation (séquences auprès du Maître d’art et séquences hors atelier du Maître d’art). Le but recherché est qu’à l’échéance de trois ans, au moins 50 % du financement du dispositif (allo-cations Maîtres d’art, rémunération des Élèves, financement des séquences de formation hors atelier du Maître d’art) soient assurés par les OPCA, ou OPCA + régions ou OPCA + Régions + État, voire + mécène (selon la durée choisie).

• Adapter le dispositif à la transmission de savoir-faire rares dans les régions

Afin de structurer des déclinaisons régionales des dispositifs de transmission de savoir-faire rares et remarquables, il convient, dans un premier temps, de choisir deux ou trois régions volontaires pour créer un programme régional de préservation des savoir-faire rares (parmi les régions disposant de missions métiers d’art). Il s’agit ensuite d’effectuer une mission d’appui, d’expertise et de conseil pour permettre :

- la mise à jour de cartographies régionales des métiers rares (en cours avec un consultant spécialiste de l’intelligence économique) ; partenariat avec un doctorant de l’École Européenne d’Intelligence Économique de Versailles ;- l’établissement d’un programme régional type de transmission des métiers rares sur trois ans : objectifs, financement, organismes de formation, etc.

• Développer et adapter l’offre de formation à l’ensemble des professionnels du secteur

• Ouvrir le dispositif à la dimension internationale : mise en place d’un processus visant la création d’un titre européen des Maîtres d’art à l’initiative de la France ;

• Instruire une demande d’inscription des savoir-faire des Maîtres d’art au PCI de l’Unesco ;

• Combiner financements publics et privés ;

• Un nouveau paradigme

Ce dispositif original est appelé à se renouveler périodiquement pour tenir compte à la fois de l’ex-périence capitalisée en matière de formation et de l’évolution du contexte technique et économique.

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cOnclusiOn

Un chantier de rénovation est en cours, mobilisant les Maîtres d’art et les Élèves ainsi que les ressources disponibles des établissements du ministère de la Culture et de la Communication et du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

La réforme se fera progressivement, à partir d’innovations et d’expérimentations, conçues et réali-sées avec les acteurs principaux du dispositif que sont les Maîtres d’art et les Élèves.

L’objectif est de mobiliser les capacités d’innovation que recèlent les Maîtres d’art et leurs Élèves pour inventer eux-mêmes les conditions d’exercice des savoir-faire.

Le dispositif est appelé à connaître une constante évolution à travers ses principaux acteurs : les Maîtres d’art et leurs Élèves.

Mathieu Pradels, élève de Judith Kraft, Maître d’art en lutherie. © Nemo Perier Stefanovitch/INMA

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Pierre Reverdy

Le projet « National Craft Living Treasures »

Résumé

Cette contribution vise à faire connaître le projet «National Craft Living Treasures», porté par le Fonds international pour le Rayonnement des Maîtres d’art (FIRMA) créé en 2010. À l’instar de l’Association Maîtres d’art et leur Élèves, le but de ce projet est de rassembler les dispositifs des Maîtres d’art existants en France et à l’étranger, de constituer un réseau entre les pays valorisant ce dispositif dans leur politique de sauvegarde du PCI et d’élaborer un système de critères pour unifier les dispositifs existants et futurs à l’échelle internationale. Ce projet est à la fois le cadre structurel accueillant la réflexion et un outil de communication permettant les connexions et les interactions entre Maîtres d’art du monde entier.

Mots-clés : patrimoine culture immatériel, Trésor humain national vivant, réseau international, Maîtres d’art, transmission

Abstract

This contribution intends to make known the National Craft Living Treasures project, held by the in-ternational fund for the outreach of Masters of art or the “Fonds international pour le rayonnement des Maîtres d’art” (FIRMA) created in 2010. Following the example of the Association “Masters of art and their Apprentices”, the aim of this project is to unite the different organisations of Masters of art present in France and abroad, to form a network between the countries that puts this model forward through their policy of safeguarding ICH and to elaborate an international system of criteria to unite the current and future models. This project constitutes the structural framework which receives reflection as well as it’s a communication tool which enables connections and interactions between Masters of art from all other the World.

Keywords: intangible cultural heritage, living human treasure, safeguarding, Masters of art, transmission

Préambule

Une chose est sûre : nous manquons vraiment de liens...

Le dispositif des Maîtres d’art a été présenté précédemment par Pascal Leclercq, il existe en lien avec l’association des Ateliers des Maîtres d’art et leurs Élèves. Il est important de noter que notre association est une structure neutre et agit en son nom propre.

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« Transmettre, aujourd’hui » serait-ce un paradoxe ?

Nos métiers, qui s’inscrivent depuis toujours dans le long-temps, nos réalisations d’ateliers, que d’aucuns qualifient de slow-made (merci Marc Bayard et Sylvie Flaure), se confrontent à la vitesse des usages de sociétés qui, dit-on, cherchent de nouveaux repères. Nous sommes passés, dans les sphères de l’éducation, de l’apprentissage des savoir-faire à l’apprentissage des savoir-apprendre. L’évolution ainsi que le changement sont inexorables. Confucius nous enseigne : « L’expérience est une lanterne que l’on porte sur le dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru ». Alors comment voir notre route et a fortiori comment tracer un chemin pour celles et ceux à qui nous allons transmettre. Dix ans pour apprendre un métier, avant de le retransmettre sur les dix prochaines années : un cycle de vingt ans, longue durée qui pose la question de son intégration dans le monde d’aujourd’hui, si rapide. Il en va de notre responsabilité, pour ce qui est des Maîtres d’art, de transmettre un métier viable pour l’avenir.C’est cette envie, ce don, et ce partage de connaissance qui nous engage vers l’autre, vers les autres et bien sûr vers les autres pays. La coopération internationale est une volonté, une réalité, car c’est tous les jours, dans les ateliers de chacune et de chacun que nous tissons des liens internationaux avec des galeries, des collectionneurs, des clients, des amis. Nous savons donc le faire, chacun dans notre petite sphère, alors pourquoi ne pas élargir nos horizons, pourquoi ne pas viser le monde ?

Vaste programme, trop vaste bien sûr. Nos ateliers se battent avec de très dures réalités écono-miques, il faut donc prendre en compte notre énergie disponible, et faire preuve de grande efficience, sinon ce rêve restera un concept stérile. Comme dans nos ateliers, il nous incombe alors de créer les outils qu’il nous faut. Deux axes s’imposent alors :

1) Créer un outil léger et efficace facilitant les connexions, la communication et les interactions ainsi qu’une structure permettant les contacts entre différents Maîtres d’art du monde entier.

2) Trouver une dénomination commune du titre de Maître d’art.

i. structuratiOn internatiOnale

1.1. Situation existante

L’importance économique et culturelle des métiers d’art dans le monde a poussé les États à sau-vegarder ces patrimoines vivants et immatériels. En 1950, le Japon a créé en premier le système de « Trésors humains vivants », suivi par la Corée en 1964. Six autres pays, les Philippines, la Thaïlande, la Roumanie, la France, la République tchèque et la Bulgarie, ont créé leur propre programme.De grands pays veulent instaurer de tels systèmes. Ces programmes ont des formes plus ou moins différentes, il importe d’engager tous ces acteurs des Maîtres d’art à tisser des liens. Ce projet sera présenté aux structures existantes, l’INMA, le ministère de la Culture en France et bien sûr l’Unesco, organisme avec lequel nous espérons développer une collaboration étroite.

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1.2. L’importance du partage

Tous ces dispositifs ont été créés sur les mêmes bases que sont les savoir-faire des métiers et la retransmission de ces métiers. Ces dispositifs existent, co-existent, il importe de les connecter, de permettre la « co-naissance ». La caution internationale crédibilisera les actions de chaque dispositif et facilitera l’éclosion de nouveaux dispositifs nationaux. Ce sont toutes ces idées et ces volontés d’agir concrètement qui provoquèrent la création à Paris au Louvre le 4 décembre 2010 de FIRMA : Fonds International pour le Rayonnement des Maîtres d’Art.

1.3. Que propose FIRMA ?

Recenser les acteurs

– recenser les dispositifs nationaux, adresses, rôles de chacun, associations de Maîtres d’art ;– mettre en valeur les pays détenteurs des dispositifs ;– recenser les pays volontaires désireux de créer des dispositifs Maître d’art ;– informer les pays susceptibles de créer des dispositifs Maître d’art ;

FIRMA : encadré par le symbole de la main se signait la naissance de cet engagement

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– élaborer des critères pour le choix des Maîtres d’art. Ceci est très important pour tenter d’unifier des systèmes des Maîtres d’art.

Formaliser une cohérence– formaliser un ensemble le plus cohérent possible en regroupant les valeur communes ;– focaliser les valeurs de chaque dispositif.

Communiquer– vers l’intérieur entre les membres de chaque dispositif : formation de réseaux ;– vers l’extérieur : création de répertoires par nom, par métier et par pays ;– se faire connaître, se faire reconnaître ;– créer de nouveaux marchés ;– livres, émissions, télévision, etc.

Conseiller– pour la formation en amont en tant que conseil dans les écoles d’arts et écoles d’arts appliqués ;– organisation de tables rondes et master-classes ;– organisation de concours internationaux thématiques afin de découvrir le potentiel des jeunes artistes et créateurs dans les différents domaines des arts plastiques et décoratifs ;– favoriser l’installation d’ateliers d’Élèves de Maîtres d’art, la reprise d’ateliers existants, la reprise de matériel d’ateliers pour des Maîtres d’art ou pour des Élèves ;– échanges de stage des Maîtres d’art et leurs Élèves ;– organisation d’expositions internationales.

Financement– sous forme de fonds de dotation (ou autre forme juridique), FIRMA pourra capter des dons et financer des actions avec comme vecteurs exclusifs les savoir-faire des métiers et la retransmission de ceux-ci au sein des dispositifs des Maîtres d’art de chaque pays.

OrganisationFIRMA se dote d’un bureau restreint basé en France, pour les actions internationales dans un

premier temps. Ce bureau définit les actions et orientations générales. FIRMA forme des « FIRMA satellites » dans chaque pays sélectionné, en commençant en France avec « FIRMA France ».Ils sont composés suivant la même organisation qui se veut la plus légère possible. Ces satellites sont indépendants financièrement, gèrent eux-même leurs objectifs ainsi que leurs budgets. Ils commu-niquent pour information avec les autres FIRMA satellites. Ils essayeront de tenir des regroupements, peut-être bisannuels, afin de concrétiser l’universalité de cette nouvelle entité.

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ii. étude pOur une dénOminatiOn internatiOnale et prOpOsitiOns

Il est nécessaire de trouver un nom anglophone pour les Maîtres d’art des différents pays afin de les appeler par le même titre et de déposer ce titre au niveau international. Ayant beaucoup réfléchi ces derniers temps à une appellation qui pourrait rassembler les différents systèmes analogues au dispo-sitif Maîtres d’art – Élèves, voici un état des lieux, non exhaustif bien sûr et à améliorer.Je propose de commencer par des extraits du texte de l’Unesco1 : « Les Trésors humains vivants sont des personnes qui possèdent à un haut niveau les connaissances, les savoir-faire nécessaires pour interpréter ou recréer des éléments spécifiques du patrimoine culturel. Il appartient à chaque État membre de choisir un titre approprié pour désigner les détenteurs de connaissances et savoir-faire, le titre de Trésor humain vivant proposé par l’Unesco étant indicatif. Parmi les systèmes existants, il existe d’ores et déjà une variété de titres : Maître d’art (France), Détenteur de la tradition des arts et métiers populaires (République tchèque), Trésor national vivant (République de Corée), Détenteur d’un bien culturel immatériel important (Japon et République de Corée). » Pour poursuivre avec les terminologies, en 1950, le Japon est le premier État à utiliser le terme Living National Treasure, même si le terme réel est « Holders of Important Intangible Cultural Properties ». Cette appellation est beau-coup plus large que le cercle des métiers d’art. Certains pays utilisent la connotation sans en garder le sens primordial : en 1997, le terme Living National Treasure est utilisé en Australie pour un système de reconnaissance des personnalités importantes, bien que n’ayant que très peu de liens voire pas du tout avec les métiers d’art.Sont donc rassemblés sous différentes appellations les Maîtres des métiers d’art et les patrimoines culturels immatériels.

Afin d’identifier les Maîtres d’art des différents systèmes et dans le but de créer dans le futur proche un outil de connexion, de communication et d’interactions, il est indispensable de recentrer ce futur nom autour de l’appellation communément acceptée des métiers d’art, à savoir le mot craft (comme il est utilisé dans le mot craftsman et exempt de toute appartenance à des mouvements nom-més d’après ce mot), et également pour ne froisser aucun pays (qui se sont fortement impliqués dans les politiques liées aux métiers d’art et nous ont donné la chance d’exister). Il est donc proposé comme appellation rassembleuse « Craft National Living Treasure », que nous pourrons compléter par le nom du pays et la spécialité du Maître.

Ex. : Georges Alloro, Craft National Living Treasure of France, Maître d’art, factor of new instruments.

C’est ce nom qu’il serait bon de déposer au niveau international.

Nous avons déjà réalisé, avec l’aide d’un cabinet juridique, une lettre d’intention destinée à permettre à des pays ne disposant pas de dispositifs de s’associer à notre association afin de réaliser ensemble divers objectifs, expositions, échanges, formations. Un autre document « Lettre d’intention destinée aux dispositifs existants désireux de se rapprocher de FIRMA » est en écriture, il tiendra compte des remarques et propositions que vous pourrez suggérer. Enfin, pour ce qui est du développement de ces

1 http://www.unesco.org/culture/ich/doc/src/00031-FR.pdf [consulté le 20 février 2020].

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deux projets, des contacts avec des mécènes sont en cours, les moyens financiers seront à prendre en compte lors d’une deuxième phase.

C’est la première fois que nous dévoilons ce concept, ce qui constitue une première étape. Un compte-rendu ainsi qu’un courrier seront envoyés pour recueillir les impressions, suggestions, inter-rogations, et ainsi, un tour de table mondial sera fait dans les mois à venir. Si les principes de ces deux idées sont jugés positivement, nous pourrons y donner suite.Nous savons pertinemment qu’en ce qui concerne nos métiers, ce sont les actes qui comptent.

annexe

LETTER OF INTENT

Preamble

The “Maîtres d’art et leurs Élèves”, is a French association, whose present President is Yves Benoit, created 24 years ago in order to promote and save Excellence in crafts, know-how retransmission, innovation and contemporary creation.

The “xxxxx Crafts Workshop”, association of masters recognised by the xxxxx, aims at saving and protecting Craft and Arts under the ministry of culture of xxxxx.

As these two associations share the similar values of fine work, of transfer of long established know-how, of innovation and of excellency in the execution of one’s art, they decided to work together and to cooperate in common events and programs.

The parties agreed upon :

The “Maîtres d’art et leurs Élèves” represented by Yves Benoit President of this association, located at 8 rue Chaptal, 75008 Paris FRANCEandthe “xxxxx Crafts Workshop”, association of masters, located xxxxxto establish a formal cooperation in order to promote their respective art and craft activities and industries.

Article 1: ObjectThe Parties met on xx/xx/xxxx for negotiations of a partnership agreement based on their mutual interest and respect.

Both parties can collaborate on :I) Group exhibitions or personal exhibitions in xxxxx or in France or anywhere,II) exchange of students, III) organisation of master classes, workshop, conference, IV) common publications, articles, conferences, forums.

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Both parties can collaborate under their two different structures : xxxxx and Association des Maîtres d’art et leurs Élèves.This future international collaboration will focus on cooperation, understanding each other, create opportuni-ties for their art members to promote their work and take this opportunity to a better understanding of mutual art.It will be a chance for everyone to develop “cultural economies”, to develop new markets.

Article 2: Time-limitation The Parties intend to conclude the negotiations for the partnership agreement on xx/xx/xxxx to be signed by both parties on xx/xx/xxxx for one year, renewable.

Article 3: Confidentiality The Parties commit themselves to treat all information, documents, evaluations, drafts, outlines or technical specifications etc., they have received indirectly or directly in the context of the negotiations about the project as well those of technical, trade secrets, patents, trademarks, know-how, financial or other business nature (in the following called “information”), strictly confidential and will not in any form forward it to third parties. Henceforth it is strictly forbidden to the Parties, to use the gained information for another purpose as the pre-paration of the intended consortium agreement. The confidentiality clause included in this paragraph is not applicable to such information, the Parties have obtained in legally permitted ways from other sources, which has been known in advance or which is evident. The Parties undertake to make sure that their own employees, representatives or other people, who have the possibility of access to the information, will be bound by the same complete confidentiality clause, as men-tioned above.

Article 4: Termination of LOI This letter of intent does not establish an obligation for any of the Parties to sign the intended partnership agreement.The Parties, however, agree that on the basis of the previous negotiation results and the previous good construc-tive talks a failure of the negotiations shall only be possible if a confident cooperation can not be ensured any longer. Such an occurrence may not be caused by any Party intentionally.

Article 5: Costs Each Party bears its own costs accumulated so far in connection with this letter of intent. In particular, these include expenses for travelling, lawyers, investigations, consulting, planning, etc.

Article 6: Notifications All notifications, additions or amendments concerning this letter of intent, must be put in writing to the address of each party.The requirement of written notifications is fulfilled as long as the correspondence is transmitted via letter, fax or electronic mail (e-mail).In the case of interpretation issues with regard to contents and/or wording the English version of this letter of intent shall be binding. Any other language version is not binding and serves for informational purposes only.

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All Parties take notice of the fact that the distribution of e-mails or other data via internet is linked with risks. The distribution via internet is permitted unless one Party contradicts this procedure. The protest cannot be notified via internet.

Article 7: Applicable law and jurisdiction This letter of intent and all obligations of a Party resulting from it, including possible claims of damages due to an illegal conduct are subject to the substantive and procedural laws of the international private Laws.All the dispute which may arise on the basis of this Letter of Intent shall be solved by the rules of mediation as established under the International Chamber of commerce of Paris.

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Marie-Hélène Massé-Bersani

La transmission des savoir-faire textiles au sein du Mobilier national

Résumé

Au Mobilier national, le temps est comme suspendu. Nous sommes dans l’intemporalité. Les ateliers tex-tiles font figure d’exemple en réunissant, le passé, le présent, le futur. Les savoir-faire ont réussi à perdurer et à se transmettre depuis plus de 350 ans sans rupture. Si l’art textile relève de techniques ancestrales, il appartient aussi au patrimoine vivant. Sa double utilisation, à la fois conservatrice et créative, permet de perpétuer et de renouveler des traditions atypiques.

Mots-clés : Mobilier national, textile, savoir-faire, technique, tradition, co-création, maître d’art

Abstract

At the Mobilier national, time seems to be suspended. We stand in timelessness. The textile workshops set an example by reuniting past, present, future. Know-how has managed to last as to be passed other for over 350 years without disruption. If textile art comes under ancestral technics, it is also classified as a living her-itage. Its dual utilisation, preservative and creative, allows perpetuating and reinventing atypical traditions.

Keywords: Mobilier national, textile, know-how, technique, tradition, co-creation, master of arts

Le Mobilier national, service du ministère de la Culture et de la Communication est une vénérable institution. Il est le garde-meuble de l’État français depuis le roi Henri III. Son fonctionnement a été restructuré par Colbert, le ministre de Louis XIV au moment de la création de la manufacture des Gobelins à Paris. Trois-cent-soixante personnes travaillent pour assurer les cinq missions de cette administration que sont :

– l’ameublement des résidences présidentielles et des hautes administrations de l’État ;– l’entretien et la restauration de ses collections (sept ateliers de restauration) ;– la création des œuvres mobilières et textiles contemporaines ;– la transmission des techniques traditionnelles des métiers d’art liés à la création et à la restauration ;– enfin la valorisation de son patrimoine (100 000 objets) par l’organisation d’expositions, de prêts, de publications.

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Au Mobilier national, le temps est comme suspendu, en dehors de l’agitation actuelle, tel le village des irréductibles Gaulois. Nous sommes dans l’intemporalité.

Les ateliers de création textile font un peu figure d’exemple en réunissant le passé, le présent et le futur. Ce qui les distingue des autres lieux de fabrication, c’est que leur savoir-faire s’appuie sur des éléments fondamentaux comme une implantation locale forte, une grande longévité, une qualité d’exécution exceptionnelle et une transmission par l’apprentissage. Les tapisseries des Gobelins et de Beauvais, les tapis de Savonnerie, les dentelles du Puy et d’Alençon, la teinture des matériaux, ont été et sont encore réalisés sur leur site géographique historique de création. Plus de 350 ans de pratique dans un même lieu a favorisé la conservation, la transmission et la valorisation des savoir-faire. Les différentes techniques se sont transmises sans rupture depuis le xviie siècle. Les différents acteurs de la production, qu’ils soient publics ou privés, ont su se relayer et conjuguer leurs efforts aux périodes les plus critiques de l’histoire, liés aux changements économiques et sociaux pour continuer à faire exister des pratiques ancestrales d’exception. Au fil du temps, chaque artisan, maillon d’une chaîne ininterrompue, a apporté sa compétence, son inventivité et son talent pour enrichir les savoir-faire et les garder toujours vivants. Les ateliers nationaux ont concentré, rassemblé en un seul lieu toutes les connaissances, les expériences et les différents procédés techniques de leur art. La formation donne les bases de la technique mais pas le savoir-faire. Celui-ci s’acquiert par le travail en atelier. Le collec-tif, le partage des connaissances, le mélange générationnel sont nécessaires et essentiels à l’apprentis-sage et à la transmission.

Le Mobilier national assure une formation initiale complète aux métiers de lissiers et de restaurateurs de tapis et tapisseries. Il recrute des élèves qu’il forme dans ses ateliers. © Thibaut Chapotot/Mobilier national

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Sous l’impulsion artistique de l’État français, les artisans ont toujours mis leur savoir-faire au service de l’art de leurs contemporains. Génération après génération, ils interprètent les modèles des artistes dans leur propre langage technique fabriquant chaque jour le patrimoine de demain. Au xviie siècle, ils ont tissé Le Brun, au xviiie Boucher, au xixe Dugoure, au xxe Matisse, Picasso, aujourd’hui Orlan… Ainsi les savoir-faire ne cessent de se réinventer tout en restant fidèles à eux-mêmes. La double utilisation, à la fois historique et créative, permet de perpétuer et de renouveler la tradition, de déjouer le désuet, l’obsolète, le suranné pour en faire un patrimoine vivant. Le travail repose sur le dialogue entre l’artisan et l’auteur du modèle. L’artisan n’est ni le créateur initial ni un simple exécu-tant. Il est un interprète au sens le plus noble du terme, participant à une co-création originale. Chaque projet est étudié comme une pièce unique. Pendant la préparation, le concepteur et son interprète vont œuvrer ensemble à la mise au point afin que l’artisan puisse enrichir le modèle de son savoir-faire tout en traduisant l’image que l’artiste a conçue : nouvelles dimensions, nouvelles matières, nouvelles couleurs…

cOnclusiOn

Cet aperçu des pratiques textiles du Mobilier national témoigne de l’excellence et nous fait prendre conscience qu’une réalisation mécanique, aussi bien exécutée soit elle, ne pourra jamais rivaliser avec la main pensée, guidée, réfléchie du maître d’art. À chaque étape, il se concentre, s’adapte, corrige, évite la répétition pour faire de chaque pièce un moment unique.

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Eric Fischer

La Fondation de l’Œuvre Notre-Dame, 800 ans de pratique au chevet

de la cathédrale

Résumé

L’Œuvre Notre-Dame est une institution créée au début du xiiie siècle pour assurer le financement et la conduite des chantiers de reconstruction de la cathédrale de Strasbourg. Grâce à un mode d’organisation, à une stratégie de gestion dynamique de ses ressources et à une relation particulière à la ville de Strasbourg, elle a survécu aux vicissitudes de l’histoire et poursuit encore aujourd’hui son action de restauration et d’entretien permanent. Au sein de ses ateliers, une subtile alliance entre tradition et modernité permet la transmission des gestes et de l’esprit des bâtisseurs de cathédrale grâce un va-et-vient continu entre la pratique sur l’édifice et le savoir accumulé au fil des siècles autant dans sa dimension immatérielle que dans ses collections riches de 100 000 pièces. Dans ce contexte, elle a engagé une démarche pour poser sa candidature à la reconnaissance par l’Unesco de sa dimension de patrimoine culturel immatériel.

Mots-clés : savoir-faire, technique, patrimoine immatériel, patrimoine bâti religieux, Fondation de l’Œuvre Notre-Dame, Monuments historiques, artisan

Abstract

The Œuvre Notre-Dame is an institution created at the beginning of the xiiith century to ensure the financ-ing and the direction of several reconstructions of the Cathedral of Strasbourg. Thanks to its organizational model, to its dynamic management of resources and to its distinctive relationship with the City of Strasbourg, it has outlived History’s vicissitudes and still pursues its permanent activities of restoration and maintenance nowadays. Within its workshops, a subtle alliance of tradition and modernity guarantees the transmission of the cathedral builders’ handiwork and spirit thanks to a continuous back-and-forth between the practice on the edifice and the knowledge gathered throughout the centuries in its intangible dimension as well as in its important collections of 100, 000 pieces. In this context the Œuvre has engaged an action to submit its appli-cation to the recognition by Unesco of its intangible cultural heritage dimension.

Keywords: know-how, technique, intangible heritage, religious built heritage, craftsmen

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i. sOn Origine et sOn histOire

La Fondation de l’Œuvre Notre-Dame est unique en France ; elle n’a jamais cessé d’exister depuis sa création au xiiie siècle. Elle a été créée lors de la construction de la cathédrale de Strasbourg, puis pour participer à son entretien et à son embellissement ; elle n’effectue aucune dépense liée au culte. La motivation de sa création fut d’assurer une meilleure gestion des finances (dons, legs, offrandes et aumônes) utilisées lors de la construction de la cathédrale ; elle gérait aussi l’organisation de son chantier. La Fondation puisait ses ressources dans les dons qu’elle recevait, ainsi que dans les fonds provenant des offrandes et des rentes en nature ou en argent. Elle a accumulé au fil des décennies de nombreuses propriétés immobilières (forêts, terres, immeubles) qui contribuent à ses revenus et lui permettent de remplir ses missions aujourd’hui encore. Le contexte a cependant évolué puisque le caractère laïc de l’institution a été bien affirmé avec une séparation claire de l’église, affectataire de l’édifice.

L’Œuvre Notre-Dame a été créée entre 1202 et 1224 et s’est construite au moyen de nombreuses donations. Elle est mentionnée pour la première fois sous le nom opus sancte Marie dans un texte datant de 1228 qui énumère les possessions de la cathédrale et les biens propres de la Fondation. On la trouve également dans une procession de chanoines. Elle est aussi citée en 1246 avec une donation à la Vierge, soit les maîtres d’œuvre de la Fondation.

Jusqu’en 1265, l’Œuvre Notre-Dame est gérée par un chapitre de chanoines et un évêque. Les évêques ont toujours eu une relation tendue avec la ville de Strasbourg. À la suite de sa défaite face aux bourgeois de la ville lors de la bataille de Hausbergen en 1262, l’évêque perdit de son emprise sur la ville et se vit retirer sa suprématie sur les finances qui furent remises à un groupe de chanoines. La

Extrait du livre des donations.© Œuvre Notre-Dame

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mort de l’évêque Walther de Geroldseck en 1263 facilita cette transition ; les chartiers en témoignent. C’est à la demande des chanoines, qui rencontraient d’importants problèmes financiers, qu’entre les années 1282 et 1286 l’administration de la Fondation de l’œuvre Notre-Dame fut transférée du chapitre aux magistrats de la ville de Strasbourg. Cela permit de poursuivre les travaux de la cathédrale qui sont alors devenus une entreprise municipale. Le chapitre conserva tout de même un droit de contrôle sur l’administration et les travaux de construction. Ce transfert de l’administration est confirmé par la signature d’un document en 1290, dont l’original a été perdu, comme le rappellent de nombreuses chroniques du pays et quelques auteurs ecclésiastiques. La ville continua donc les constructions et les travaux de la cathédrale, la tour et la flèche notamment, posée en 1439.

La fortune de la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame se constitue dans la première moitié du xive siècle. Au départ, entre 1320 et 1340, les achats de la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame ne sont pas nombreux. Elle gagne rapidement une grande réputation dans l’Empire et acquiert de nouvelles pos-sessions, surtout à partir des années 1340 (notamment à cause de la Peste Noire de 1348), comme le montre une accumulation croissante de dons. En 1390, grâce au Sénat, la Fondation obtient la cense de Schwindratzhein et 141 terres labourables, prairies et vignes qui produisent une rente annuelle de 141 sacs de froment et de seigle. À partir de là, les fonds de la Fondation augmentent de manière constante, elle continue à acquérir de nouveaux biens et de nouvelles terres, elle achète des villages dont la moitié de Kehl, de Pitteldorf et de Sundheim, villes voisines située sur le territoire de l’actuelle

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Allemagne. À cela s’ajoutent de nombreuses donations du peuple qui sont ravivées par la nouvelle gestion par la ville. Ces accumulations de dons, de revenus de propriétés, d’opérations financières diverses ou de recettes paroissiales sont répertoriés dans des cahiers de comptes permettant de donner des renseignements précis.L’Œuvre Notre-Dame a aussi acquis des biens par confiscation au fil des siècles. Cela concerne des emprunteurs qui n’ont pas réussi à payer leurs rentes au bout d’une année et qui finissent par appar-tenir à la Fondation. Pour ce qui concerne Strasbourg, la Fondation y possède essentiellement des maisons (elle en a acquis 18 en 1340), mais la plus grande acquisition de biens fonciers se fait en dehors de la ville. Au xve siècle, l’établissement de l’Œuvre Notre-Dame atteint l’apogée de sa prospérité. Les lettres d’indulgence favorisent aussi les dons à la Fondation. Ces dons permettent d’assurer le finan-cement du chantier, et cela permet à la Fondation d’investir, et de se constituer un capital.

Les nombreuses acquisitions de l’Œuvre Notre-Dame font naître des désirs de convoitises chez l’évêque et son clergé. Ils firent des tentatives pour rentrer dans l’administration qu’ils avaient quittée avec le traité de 1290, mais la ville résiste face à ces revendications du clergé et soutient ses droits et sa possession sur la Fondation. L’évêque et le Grand Chapitre doivent confirmer, avec d’autres traités signés en 1395, 1422, 1561 et 1604, qu’ils renoncent à toute prétention sur la Fondation, et qu’ils recon-naissent formellement que la ville doit s’occuper des dépenses relatives à l’entretien du bâtiment sans intervenir dans les dépenses liées au culte. Le traité d’Osnabruck signé en 1648, affirme encore la possession de la Fondation par la ville de Strasbourg et fait même perdre aux biens la nature ecclésias-tique qu’ils avaient eue à l’origine. Tout lien entre le clergé et la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame est alors définitivement rompu. Strasbourg est plus rapidement touché par la Réforme dans la première moitié du xvie siècle, durant laquelle les liens que l’Œuvre entretenait avec les catholiques sont rom-pus. De ce fait, la Fondation ne peut plus bénéficier de bons nombres de ses ressources habituelles, comme les affrontes, les quêtes, la sonnerie, les legs, etc.

En 1681, la ville de Strasbourg capitule face au siège lancé par Louis XIV et elle est rattachée à la France. Elle reconnaît l’autorité du roi et la cathédrale retourne alors aux mains des catholiques, et donc à l’évêque et au Grand Chapitre. En 1682, le ministre du roi, Louvois, s’occupe du sort de la Fondation et exige qu’elle continue à entretenir les travaux de la cathédrale, ses revenus ne devant être destinés à rien d’autre qu’à l’entretien de celle-ci, comme il le confirme dans un arrêt de la même année1. De ce fait, l’administration de la Fondation, la surveillance et l’entretien de la cathédrale restent aux mains de la ville par le biais des magistrats (maîtres d’œuvre). Cette décision est prise pour apaiser les réclamations du peuple de Strasbourg. On demande à l’intendant de la ville de donner les comptes de la Fondation pour constater ses dépenses et les régulariser, afin que la ville n’ait plus à se plaindre de problèmes financiers. Des recherches ont prouvé que les revenus de la Fondation n’étaient pas destinés à la restauration, mais à d’autres usages.

Durant la Révolution française, le patrimoine de la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame est saisi comme bien national. Elle est privée de ses dîmes qui sont supprimées, et ses terres, rentes et pro-priétés sur la rive droite du Rhin lui sont retirées. La Fondation est marquée de sécularisation et ses biens sont séquestrés ; elle est donc administrée par la régie des domaines. Malgré son statut laïc, les

1 Mémoire de l’évêque François-Egon de Fürstenberg, partie relative au Grand Chapitre, p. 65.

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possessions de la Fondation sont donc saisies et déclarés biens nationaux, c’est pourquoi la ville de Strasbourg réclame leur restitution et le retour de l’administration à la municipalité2.

En 1803, Strasbourg récupère l’administration de la Fondation après délibérations avec le gouvernement. Un arrêté autorise la ville à disposer et administrer à nouveau des biens et des revenus de la Fondation qui doivent toujours servir exclusivement à la rénovation et à l’entretien de la Cathédrale.

Durant la période allemande (1870-1918), il n’y a au-cune modification du statut juridique de la Fondation. La Fondation est alors dirigée par une personne pu-blique. En 1871, comme en attestent les notes et rapports de l’architecte Gustave Klotz, la maison de l’Œuvre Notre-Dame est rénovée, notamment les trois portes. Le système de dons continue à perdurer, géré par la municipalité. Les fonds de la Fondation servent à finan-cer les nombreuses rénovations, comme le montrent les registres de budgets de 1876 à 1892.

À la fin du xixe siècle, il n’existe pas de documents sur la gestion du patrimoine, à l’exception de budgets et comptes annuels. Seul un rapport fait entre 1925 et 1929 traite de cette question pour l’époque. De 1913 à 1918, M. Timme assure la direction du service qui gère le patrimoine de la Fondation. De 1918 à 1923, la gérance est donnée au service central puis, à partir de 1923, finit par être de nouveau dirigée par le service des domaines. La Fondation est administrée par une commission spéciale de sept membres, qui appar-tiennent au conseil municipal de la ville de Strasbourg, comme par le passé.

Depuis la Première Guerre mondiale, les revenus de la Fondation sont insuffisants. Avec le traité de Versailles, il est conclu que la Fondation doit payer les intérêts établis entre l’armistice de novembre 1918 et le traité de Versailles du 28 juin 1919. À titre de subventions à la Fondation, la ville donne 3 400 000 francs et l’État 200 000 francs pour pouvoir financer les travaux du pilier de la cathédrale entre 1920 et 1929. Pour grossir ses revenus, le tarif pour monter à la plate-forme est augmenté par le conseil municipal le 7 juin 1926, et des logements de la Fondation sont loués à des particuliers.L’administration de la Fondation s’efforce de rendre le patrimoine aussi productif que possible, et de réduire au maximum les dépenses de fonctionnement. Cependant, la Fondation ne peut pas faire face aux dépenses liées aux travaux des années 1920 et 1930, la crise ajoutant des problèmes

2 En témoignent les mémoires de la ville de Strasbourg.

Arrêté consulaire de 1803 constituant les statutsde la Fondation de l'Œuvre Notre-Dame.© Œuvre Notre-Dame

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supplémentaires. De ce fait, la ville fait de nombreux efforts pour conserver l’Œuvre Notre-Dame et continuer à entretenir la cathédrale. Elle va financer un nombre important des dépenses, et ce qui rend son emprise sur la Fondation plus forte à partir des années 1920.

ii. les ateliers de la fOndatiOn de l’œuvre nOtre-dame et l’OrganisatiOn des chantiers

L’organisation des ateliers et des chantiers demande de la coordination et impose un certain rythme de travail. Pour ce faire, il faut une bonne mobilisation des capacités humaines et des moyens maté-riels, ainsi qu’une bonne gestion du temps pour optimiser la qualité. L’une des conséquences de la pré-sence de la Fondation est la gestion partagée des travaux et de l’entretien de la cathédrale avec la ville.De façon générale, la participation des acteurs de la restauration et de l’entretien d’une cathédrale en France s’organise ainsi : le maître d’ouvrage, propriétaire et donneur d’ordre ; le maître d’œuvre, représenté par un architecte en chef des Monuments historiques réalisant les études et le suivi des travaux ; les entreprises réalisant les travaux.

Le cas particulier de Strasbourg nous amène à fonctionner aujourd’hui, et en particulier depuis la convention-cadre de 1999, d’une façon particulière. Il est élaboré un programme pluriannuel de tra-vaux, validé par le Préfet représentant l’État propriétaire et le Maire de Strasbourg administrateur de la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame, à partir duquel la répartition des travaux s’établit entre l’État et la Fondation sur la base d’une projection temporelle de dix ans. Les règles françaises qui régentent les chantiers de restauration des Monuments historiques nécessitent trois phases d’études.L’étude préalable consiste en l’analyse de l’historique et des pathologies qui affectent la partie à res-taurer dans son ensemble architectural afin de dresser les lignes directrices des travaux à effectuer. La demande d’autorisation de travaux (DAT) est l’expression du programme technique détaillé de chaque tâche et des coûts qui y sont associés. Le dossier des ouvrages exécutés (DDOE) est le document post-chantier qui décrit toutes les interventions réalisées pendant la durée des travaux et qui référence aussi bien les pierres utilisées que les produits mis en œuvre.Les parties confiées à la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame sont des travaux de maçonnerie, de taille de pierres, de sculptures et de conservations. Les travaux concernant les vitraux, la couverture restent à la charge de l’État qui organise des appels d’offres destinés aux entreprises spécialisées. La direction régionale des Affaires culturelles d’Alsace (DRAC) conduit la politique culturelle de l’État dans la région, propriétaire de la cathédrale. Les marchés sont passés sous forme de marchés publics, contrats conclus à titre onéreux entre les pouvoirs adjudicateurs et des opérateurs économiques publics ou privés. La Fondation de l’Œuvre Notre-Dame est rattachée à la direction de la Culture de la ville de Strasbourg. À ce titre, elle organise également des marchés publics pour les travaux qui sont hors de son champ de compétence interne.

La Fondation de l’Œuvre Notre-Dame est divisée en trois sites géographiques. Il s’agit de l’im-meuble dit la « maison de l’Œuvre Notre-Dame » qui héberge l’administration, des ateliers de la cathédrale à proximité de celle-ci, et d’un atelier situé dans le quartier industriel de la Meinau abri-tant le parc à bloc, les ateliers de débit, du menuisier et du forgeron ainsi que le dépôt lapidaire et la gypsothèque. Le personnel technique est composé de 24 personnes pour un effectif total de 32 :

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restaurateurs d’édifices en pierre de taille de diverses formations (dessin, conservation, taille de pierre, sculpture, maçonnerie, serrurerie, forge, menuiserie) et un scientifique de la conservation. La Fondation participe à la formation d’apprentis qui ne sont pas comptés dans ces effectifs : deux CAP (Certificat d’Aptitude Professionnelle) et un BP (Brevet Professionnel) en métiers de la pierre. Elle accueille par ailleurs en permanence un compagnon du devoir en cours de perfectionnement de ses savoirs et savoir-faire.

Un responsable technique adjoint au directeur de la Fondation porte les projets au titre de la maî-trise d’ouvrage délégué par l’État et pour le compte de la Fondation, définit les besoins fixés par le directeur et les objectifs des projets, ses calendriers et ses budgets consacrés. Il est chargé de faire le lien entre l’architecte en chef et les équipes techniques. Le responsable des ateliers de la cathédrale a en charge la partie opérationnelle des travaux, son organisation et sa planification, la répartition des travaux entre les différents ateliers, il coordonne les activités et anime les équipes. Il est l’homme-orchestre des ateliers et assure le management de proximité.

Le bureau d’études

Le bureau d’études est sous la direction du responsable des ateliers qui est entouré de deux col-laborateurs en charge des études. Il a un rôle d’assistance et de conseil auprès de l’architecte en chef des Monuments historiques grâce à la présence du fonds documentaire important (bibliothèque tech-nique, lapidaire, gypsothèque, glyptothèque, photothèque, plans anciens et modernes), à la bonne connaissance de l’édifice, des techniques utilisées à travers les âges et des matériaux. Pour un œil averti, les bâtisseurs de la cathédrale ont laissé de multiples empreintes (signes lapidaires, aspects de taille, agrafes, trous de louves et de griffes, etc.) qui permettent de dater un élément comme étant un original ou une copie. Ces études, regroupant les connaissances exhaustives au niveau historique, archéologique et technique, ont pour objectif de déterminer rigoureusement la nature et le programme des travaux. Il alimente un carnet d’entretien et de maintenance pour la cathédrale de Strasbourg

Maison Kammerzell, propriété de l'Œuvre Notre-Dame.© Œuvre Notre-Dame

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mis en place depuis 2000 qui a pour but d’identifier les problèmes rencontrés (défauts d’écoulements des eaux, dégradations ponctuelles, problèmes de sécurité, etc.). Ce carnet définit le programme de nettoyage, l’organisation du déneigement et les différents interventions sous forme de fiches dont les travaux sont attribués soit à l’État soit à la Fondation. Il est validé par le conservateur des Monuments historiques, le directeur de l’Œuvre Notre-Dame, l’architecte en chef des Monuments historiques et l’architecte des Bâtiments de France, responsable unique de la sécurité de la cathédrale de Strasbourg.

L’appareilleur

L’appareilleur, de formation de tailleur de pierre, effectue le relevé in situ des pierres à remplacer et le traduit sous forme de gabarits et de fiches de taille. Cette organisation nécessite une forte maî-trise des métiers associés pour une bonne communication et coordination. Il coordonne par ailleurs la réalisation des calepins d’appareils à partir de plans photogrammétriques et de relevés in situ. La cartographie des pierres à remplacer ou à conserver est réalisée sur une planche à dessin et le plus souvent sur un logiciel de dessin en 2D ou en 3D. L’utilisation de ces plans pour le chantier sert à identifier et localiser les pierres à refouiller, conserver ou déposer. L’élaboration des fiches de débit définit la nature du grès relevé sur place, son type, sa couleur et son sens de pose en fonction du lit (sens du dépôt des roches sédimentaires au moment de leur formation). La préparation du travail pour les tailleurs de pierre et les sculpteurs sont ses autres attributions (épures, fiches de taille et gabarits pour la réalisation des copies exactes des éléments à remplacer).

L’atelier de débit

L’atelier de débit de la Meinau est géré par un tailleur de pierre confirmé ayant une bonne connais-sance des qualités de grès nécessaires pour la réalisation des travaux de restauration, notamment pour les travaux les plus fins qui requièrent des qualités particulières de taille de grains. Il entretient des liens privilégiés avec les exploitants de carrières aussi bien du côté vosgien, près des sites d’exploita-tion d’origine, que de l’autre côté du Rhin, ce qui lui permet d’effectuer une veille constante concer-nant la découverte de nouveaux bancs de grès compatibles avec les grès de la cathédrale. Il veille à la gestion du parc à bloc de grès (aujourd’hui environ 120 mètres cubes). Depuis les années 2000 et suite à d’importantes campagnes de restauration utilisant des grès homogènes et de teinte assez uniforme, la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame s’attache à respecter la couleur des grès présents sur la cathé-drale afin de retranscrire la polychromie naturelle de la cathédrale, si caractéristique de cet édifice. Ces couleurs décrivent une palette allant du rouge très foncé au jaune très clair en passant par le gris, ce qui requiert une connaissance des carrières existantes et de leurs différents bancs ainsi que la recherche de nouveaux grès pour alimenter le parc en fonction des besoins des différents chantiers. Il assure également les activités de débit. Sur la base des plans de coupe émis par le bureau d’études, il approche au plus près les différentes coupes pour faciliter la taille, qui est ensuite exécutée manuelle-ment. Il choisit les blocs en fonction de la demande et gère le stock de pierres. Il entretient également les machines utilisées. En fonction du bordereau de débit fourni par l’appareilleur, il débite chaque bloc de grès destiné à l’atelier et au chantier de la cathédrale. Il découpe les éléments en respectant le sens des lits, prépare les blocs de grès à tailler ou sculpter, certains blocs nécessitant des évidements

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pour préparer au mieux le travail de l’atelier avec les éléments élaborés par l’appareilleur (bordereaux de débit, fiches de taille, gabarits).

L’atelier de taille

L’atelier de taille est composé de quatre artisans encadrés par un chef d’atelier. Le tailleur de pierre doit avoir une bonne connaissance de la géométrie pour aborder certaines pièces complexes qui peuvent nécessiter plusieurs années d’expériences. Il est seul avec sa pièce et en est responsable du début jusqu’à la fin de l’exécution. Le temps passé sur certaines pièces peut parfois atteindre plus de mille heures de travail. Le tailleur de pierre trace sa pièce à l’aide de différents gabarits et de la fiche de taille qui l’accompagne, préparés auparavant par l’appareilleur. C’est une phase de travail extrê-mement importante qui demande beaucoup de précision et de compréhension sur les informations transmises par l’appareilleur. La taille s’effectue uniquement à la main avec des outils réalisés spéci-fiquement dans le but de retranscrire au mieux les techniques utilisées au fil des siècles. Les tailleurs de pierre respectent scrupuleusement les aspects de taille d’origine ou liés aux différentes époques de construction/restauration. Les trois apprentis sont intégrés dans cette équipe. En majorité dans l’ate-lier l’hiver, une partie de l’effectif bascule sur le chantier au printemps pour réaliser des travaux de pose et des travaux en conservation sur l’édifice.

Ci-dessus : Conception d'une fiche de taille à l'aide d'un outil de CAO/DAO.

© Jérôme Dorkel, Strasbourg Eurométropole

Ci-contre: Outils utilisés par les tailleurs de pierre.© Jérôme Dorkel, Strasbourg Eurométropole

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L’atelier de sculpture

L’atelier de sculpture est composé de deux artisans encadrés par un chef d’atelier. Le sculpteur doit avoir une bonne connaissance de toutes les techniques liées à la sculpture : le dessin, le modelage et le moulage pour la copie d’éléments d’origine en plâtre. La pratique de la sculpture sur pierre se différencie de celle de la taille de pierre par le travail des formes. La sculpture représente des formes organiques caractéristiques du gothique alors que la taille de pierre reproduit des formes géomé-triques. Au Moyen Âge, les sculpteurs sont alors appelés imagiers en rapport aux formes représentant souvent la nature. Le travail de la sculpture requiert une sensibilité artistique et une compréhension du mouvement doublées d’une capacité de discernement des différents styles du Moyen Âge, néces-saires à la restauration de la cathédrale. Outre les travaux de sculpture, ils assurent des interventions en conservation des œuvres en fonction des directives données aux projets, travaux de modelage et de moulage pour alimenter la collection des plâtres (copie des originaux de la cathédrale).

L’atelier de conservation

L’atelier de conservation est composé de trois artisans encadrés par un chef d’atelier. Les arti-sans-restaurateurs spécialisés dans la conservation interviennent pour comprendre et traiter les nom-breuses altérations qui peuvent affecter les matériaux mis en œuvre sur la cathédrale (grès, mortiers, polychromies, métaux). La pratique qui caractérise la conservation comporte la réalisation d’un dia-gnostic préalable associé à des analyses en laboratoire, l’élaboration des traitements et les interven-tions proprement dites. Le traitement doit être le plus respectueux possible du matériau d’origine, ne pas modifier fondamentalement ses propriétés et être réversible dans la mesure du possible. Le chef d’atelier, tailleur de pierre formé depuis de nombreuses années à la conservation, participe étroitement aux différentes études, aux analyses, aux essais préalables et à la mise en œuvre des traitements sur le chantier et en atelier pour les pièces déposées. Il assure une veille professionnelle et un suivi régulier des phénomènes d’altération. Cette équipe peut être renforcée selon la charge de travail et les priorités des chantiers. Les artisans participent à tous les travaux préparatoires. Ils mettent en œuvre les dif-férentes techniques d’interventions adaptées à chaque altération rencontrée (nettoyage, dessalement, injection, comblement, collage, application de solin, reconstitution des parties manquantes, taille et pose des greffes, patine, reminéralisation, réfection des joints, etc.) Le chef de l’atelier de conservation dispose d’un laboratoire permettant de répondre à tous les aspects de la conservation, du diagnostic au traitement. Dans un souci de conservation préventive, la recherche de grès compatibles avec les pierres en œuvre est aussi l’une de ses missions qui se traduit d’une part, par la connaissance des grès en œuvre depuis plus de 800 ans pour les grès d’origine et de leurs altérations, et d’autre part, par l’analyse de grès potentiels de restauration, notamment de la minéralogie et des propriétés pétrophy-siques, afin d’aider aux choix de grès de carrières.

Les chantiers

Les travaux sur la cathédrale sont assurés par une équipe de trois artisans encadrés par un chef d’atelier. Une fois la taille et/ou la sculpture achevées à l’atelier, une équipe polyvalente composée aussi bien de maçons que de tailleurs de pierre et de sculpteurs a pour mission de réaliser la pose de ces éléments. Cette équipe est également en charge de la préparation des travaux de chantier avec la

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dépose des éléments qui requiert, dans le cas de pièces altérées, une vigilance accrue dans un souci de conservation ultérieure de ces pièces. Ils mettent en œuvre les travaux de retaille nécessaire et définissent au cas par cas les différentes techniques et matériaux de pose à mettre en œuvre (mortier, plomb, etc.). Les diverses compétences sont réparties en bonne intelligence selon la nécessité des travaux. Tout est organisé pour privilégier les protections collectives, en répartissant les artisans sur l’espace du chantier. Ils sont aussi habilités à modifier ponctuellement les échafaudages. Le chef de chantier est un maçon qui a en charge l’ensemble du site, son entretien et les chantiers depuis l’instal-lation jusqu’à la dépose de l’échafaudage.

Le menuisier, sous l’autorité directe du chef des ateliers de la cathédrale, assure les travaux de menuiserie sur les chantiers de restauration. Ces interventions ne constituent qu’une partie de son activité. Lorsqu’il intervient sur l’échafaudage, le menuisier peut être amené à mettre en œuvre des techniques de charpente. Ses principales contributions aux travaux du chantier consistent à assurer la reprise des charges. Il conçoit et met en œuvre les étaiements de bois nécessaires à la pose ou la dépose de certains éléments. C’est aussi lui qui réalise les palissades de protection au bas des écha-faudages. Il exécute des travaux de réparation et d’entretien sur la cathédrale au niveau des portes, des boiseries autant qu’il réalise des aménagements et des créations adaptées et validées.

Le serrurier, sous l’autorité directe du chef des ateliers de la cathédrale, réalise le travail de forge pour les outils des tailleurs de pierre et des sculpteurs. La plupart des outils utilisés pour tailler la pierre sont régulièrement retravaillés à la forge. Trop usés pour l’affûtage, ils sont reforgés à la main. Du martelage à la trempe, ces techniques garantissent l’authenticité de l’outillage dans un souci de conformité avec les techniques de taille originelles. Cela contribue d’autant à la fidélité des travaux de restauration de la cathédrale. Le forgeron est aussi en mesure de « recréer » des outils dont l’usage s’est perdu. C’est le cas notable de la polka, utilisée de la fin du xiie jusqu’au xive siècle. Elle disparaît ensuite totalement pour être remplacée, lors des restaurations du xixe siècle, par la laie dentée pour

À gauche : Opération de microgommage sur chantier.

À droite : Scellement d'un fleuron par coulage au plomb.

© Jérôme Dorkel, Strasbourg Eurométropole

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imiter son aspect de taille. Les artisans ont restauré à l’aide de la polka, un certain nombre de colon-nettes de la galerie naine de la croisée du transept lors du chantier de restauration entre 2006 et 2007, période à laquelle cet outil est réintroduit à la cathédrale. Le forgeron intervient aussi sur la cathé-drale, et, ponctuellement, sur le patrimoine bâti de la Fondation, pour les interventions de ferronnerie les plus courantes sur le chantier et concernant spécifiquement la mise en sécurité de l’édifice. Ceci peut se traduire par la création de nouveaux dispositifs afin, par exemple, d’équiper les zones dange-reuses ou d’installer des protections anti-pigeons, autant que la restauration des grilles en fer forgé.

De par sa proximité et sa présence continue, la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame a également en charge les travaux d’entretien de la cathédrale. Ceux-ci se traduisent par des actions ponctuelles consignées dans un carnet d’entretien et validées par les différentes partenaires, et par des actions régulières comme notamment le nettoyage régulier de la cathédrale qui à lieu une fois par semaine sur des zones définies. Ces travaux sont pris en charge par le responsable de chantier et partagés avec l’ensemble du personnel technique.En hiver, la plupart des tailleurs de pierre travaillent à l’atelier, les autres restent avec les maçons à la cathédrale pour effectuer des travaux d’entretien ou des travaux de préparation sur le chantier (refouil-lement, installation des équipements, etc..) qui ne sont pas soumis aux mauvaises conditions météo-rologiques de mise en œuvre des matériaux sur la cathédrale. Au printemps, une grande partie des tailleurs de pierre ou sculpteurs retournent sur le chantier en fonction de l’avancement des travaux.

Le forgeron. © Jérôme Dorkel, Strasbourg Eurométropole

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Au fur et à mesure des chantiers, l’ensemble du personnel a développé différentes compétences liées à la restauration, la maçonnerie, la taille de pierre et la conservation.

cOnclusiOn

L’organisation des ateliers de la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame est restée depuis son origine jusqu’à nos jours relativement la même. Sa vocation est bien sûr d’œuvrer dans le respect des tradi-tions avec des femmes et des hommes de métiers. Aussi, tournée vers l’avenir, son histoire prouve qu’elle a toujours été à la pointe des nouvelles techniques utilisées dans la restauration, elle a été parmi les premières à utiliser les plans photogrammétriques, à réaliser un modèle 3D de la cathédrale à l’échelle réelle et, plus récemment, a initié l’utilisation de nouvelles méthodes de mesure innovantes.

Stock de plâtres. © Jérôme Dorkel,

Strasbourg Eurométropole

Stocks de grès.© Jérôme Dorkel, Strasbourg Eurométropole

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bibliOgraphie

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Nicolas Adell

Les maîtres en transe. Transformation des rapports aux savoirs

et à leur transmission

Résumé

À partir d’un événement peu remarqué – le changement de sens des poussettes dans les années 1970 – hor-mis par un philosophe qui l’a interprété comme un signe de la rupture entre l’individu et ses racines, ce texte suggère d’y voir au contraire une transformation des rapports au passé, à l’autorité, au savoir et à ses modes de transmission qui conduit non à la disparition des maîtres mais à une démultiplication de la figure. Pour l’établir, l’auteur se nourrit de son ethnographie des compagnons du Tour de France, avant de manifester la sin-gularité de ce nouveau rapport dans les sociétés occidentales contemporaines par la comparaison avec d’autres sociétés, dans le temps et dans l’espace.

Mots-clés : patrimoines, transmission, lieux de savoir, mobilité, itinérance, rapports maître-élève, anthropo-logie des savoirs, compagnonnage

Abstract

Starting from an unnoticed event – the change of direction of pushchairs in the 1970’s - except by a philos-opher who proposed an interpretation of a sign of the individual being cut from his roots, this text proposes on the contrary to observe it as a transformation of the relationship with past, with authority, with knowledge and with its means of transmission which lead not to the end of masters but to the multiplying of the figure. To establish it, the author nourishes himself from his ethnography on the “Compagnons du Tour de France”, before demonstrating the singularity of this new behaviour in the contemporary occidental societies in com-parison with other societies, throughout time and space.

Keywords: heritages, transfer of knowledge, places of knowledge, mobility, master-apprentice relationships, anthropology of knowledges, companionship

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i. cOntre une idée reçue

Il y a un peu plus de dix ans, un collègue philosophe, Olivier Rey (2006), débutait l’un de ses ou-vrages sur la condition de l’homme occidental contemporain par une anecdote qu’il présente comme le point de départ de sa réflexion : dans les années 1970, les poussettes changent de sens. Les bébés re-gardaient leurs parents ; désormais, ils regardent le monde devant eux. Et Olivier Rey y voit un signe d’une mutation plus générale des comportements et des mentalités : la fin d’une attention éduquée à l’héritage, à la transmission intergénérationnelle – ce qu’il nomme « l’homme sans antécédents » –, et le début d’une fuite en avant sans repère autre que soi-même : le « fantasme de l’homme auto-construit » et qui nous conduirait tous vers une « folle solitude ». À vrai dire, cette lecture du monde contemporain, qui fait aujourd’hui office de vulgate, n’est pas complètement satisfaisante. Elle consiste en effet à faire un double constat. D’un côté, on aurait un nombre croissant d’individus isolés, d’égocentrismes, de solitudes alors qu’il y a de plus en plus de monde autour de nous et que l’on dispose de plus en plus de moyens pour être liés les uns aux autres et agir collectivement. D’un autre côté, l’on trouve de plus en plus de fascination pour le présent et l’instant, que renforce la perte du regard en arrière, de la mémoire et de la continuité des générations. Les poussettes qui changent de sens symbolisent cela.Ce dernier aspect se condense généralement dans un lamento : il n’y a plus de maître. On veut dire par là qu’ils n’ont plus d’autorité, ou qu’on ne la leur reconnaît plus, que les rapports se sont transfor-més et que les maîtres (au sens pédagogique) sont d’eux-mêmes sortis de leur position pour devenir autre chose que ceux qu’ils étaient (des compagnons, des appuis discrets). Il nous faudrait désormais apprendre par nous-mêmes.Je ne partage pas ce sentiment, car je crois qu’il passe à côté de beaucoup d’indices et aplatit la com-plexité de notre situation. Certes, on ne peut qu’être d’accord avec le constat qu’il y a eu une sorte d’individualisation des références dans nos sociétés contemporaines (Augé, 1994). Chacun définit et détermine son rapport particulier au politique, au religieux, au culturel, etc. Ce rapport personnalisé est bricolé à l’aide de divers matériaux, ce qui entraîne un brouillage des sensibilités politiques et la perte d’efficacité des grands partis, ou un entremêlement des formes religieuses propres à ce qu’on appelle le New Age qui bricolent avec du christianisme, du bouddhisme, de l’animisme, etc. De la sorte, on est de moins en moins dogmatique, ce qui est lu comme une trahison de la fidélité aux géné-rations précédentes, comme un échec de la transmission.

Alors, si je voulais forcer le trait, j’aurais tendance à dégager de tous ces éléments une conclusion exactement inverse. Premièrement, l’on constate non pas une baisse de l’attention au passé, mais au contraire une démultiplication des références aux passés. C’est l’explosion des commémorations, de la notion de patrimoine sous toutes ses formes, matérielles, immatérielles, etc. ; « tout est patri-moine », « chaque jour qui passe est un jour d’histoire » deviennent des slogans depuis une quaran-taine d’années1. Deuxièmement, je n’observe pas vraiment la fin du collectif au profit de l’individu et de l’égoïsme, mais le déploiement d’une créativité inédite dans les formes collectives que permettent,

1 La première expression fait référence à un texte célèbre de Marc Guillaume (1980). La seconde correspond à une phrase entendue à plusieurs reprises, lors de mes séjours de terrain chez les compagnons du Tour de France, véritables « hommes-patrimoine ».

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entre autres, les réseaux sociaux mais aussi les nouvelles exigences de mobilisations collectives, le nombre toujours plus grand d’associations, etc. Troisièmement, je n’assiste pas non plus à la fin des maîtres, mais à l’invention de plus en plus de maîtres venus d’horizons très différents et avec lesquels le rapport n’est plus celui hiérarchique et d’autorité, mais avec lesquels s’institue une relation d’accom-pagnement – le maître qui fait du consulting ou vers lequel on va en consultation. Un maître qui ne vous donne pas de réponse mais vous pose des questions. Ce n’est pas une nouveauté, mais le retour, saisissant à ce niveau, de la figure socratique et du maître-médecin. Ce n’est donc pas à mon sens que le passé, le collectif, le maître ont disparu au profit du présent, de l’individu, et de l’auto-construit ; c’est que le rapport à ces valeurs incarnées par des personnes s’est transformé du fait d’événements, ou de transformations sociales et économiques considérables. Prenons la question du passé, puisqu’en quelque sorte elle irrigue les deux autres et pose d’emblée le problème de la transmission qui nous préoccupe ici. Le déploiement considérable de l’attention au patrimoine, depuis l’échelle locale jusqu’au niveau mondial, n’est pas un fait anodin, ni un développe-ment superficiel ou imposé. Il y a un attachement inédit au passé. Il suffit d’observer les mouvements et les émotions collectives (Fabre, 2013) qui surviennent quand un monument est menacé ou détruit qu’il nous concerne de loin – les mobilisations internationales suite à la destruction des Bouddha de Bamiyan par les Talibans en 2001, ou au désastre de Palmyre (Meskell, 2002 ; Veyne, 2015) – ou de près. Dans ce dernier registre, un des plus célèbres cas se réfère aux manifestations qui se sont déclen-chées dans les années 1990 quand il s’est agi de transformer, à Toulouse, la basilique Saint-Sernin et de dérestaurer les « erreurs » de Viollet-le-Duc : ce qui est devenu « l’affaire des mirandes » (Waty, 2009). Et cela vaut aussi pour des patrimoines immatériels : telle pratique festive est préservée et la communauté s’y attache, tient à sa transmission, devient très exigeante quant à sa réalisation et sa performance (pensons, dans le sud de la France, au carnaval de Limoux, ou aux fêtes de l’ours dans le Haut-Vallespir). On était beaucoup moins attentif à cela il y a deux siècles où la mobilité des « traditions » se faisait dans la plus grande indifférence, et où les monuments ne déclenchaient pas le même niveau émo-tionnel. Même quand les Révolutionnaires réquisitionnaient les biens de l’Église et en faisaient des étables, des réserves de munitions, prélevaient des pierres, etc., prolongeant ainsi la pratique antique et médiévale du remploi, l’émotion patrimoniale ne concernait qu’une toute petite minorité.Mais il y a dans nos sociétés une sensibilité nouvelle, en germe dès la fin du xixe siècle et développée au milieu du xxe siècle, face à la disparition vécue comme catastrophe et que l’on pouvait considérer auparavant comme un foyer de régénération, ou le signe d’une destruction créatrice. Parmi d’autres facteurs, la Seconde Guerre mondiale a joué un rôle décisif, et plus significatif que l’inversion du sens des poussettes trente ans plus tard. C’est à partir de là que s’est développé un nouvel attachement au passé, à partir du moment où on éprouve qu’il peut, littéralement, disparaître. C’est un fait bien connu, mais il est clair que ce n’est pas un hasard que ce soit justement les Japonais, qui ont subi des désastres très radicaux et très concrets, qui aient mis au point la nouvelle politique mondiale du patrimoine à l’Unesco, associée à de nouveaux outils tels que celui de « patrimoine immatériel ». Il faut assurer la continuité malgré les destructions, et celle-ci doit se faire dans le changement.

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ii. cOmment cOntinuer ? cOmment transmettre ?

Mais, par ailleurs, la confiance dans la continuité, et dans la transmission simple, mais aussi dans les maîtres-qui-donnent-les-réponses et dans les générations précédentes, s’est effritée, faisant régner progressivement l’incertitude et l’inquiétude. Une incertitude quant à l’avenir (il n’est jamais garanti ; c’est la leçon des cataclysmes de la Seconde Guerre mondiale), et c’est peut-être pour cela qu’on se met à regarder devant (à changer le sens des poussettes), comme s’il fallait scruter l’horizon pour se rassurer quant au fait que demain viendra. Mais aussi une inquiétude devant nos actes et notre res-ponsabilité. Je crois que c’est aussi cela l’attention à soi et au présent. On met en réalité sous les ban-nières de l’égoïsme et de l’individualisme des choses extrêmement différentes : des gestes purement égocentrés et intéressés sans doute, mais aussi une attention à soi qui est altruiste et qui est portée par le souci du monde que l’on va transmettre. C’est par exemple le foisonnement des réflexions sur les gestes citoyens, l’écologie, l’éducation, etc. qui ne sont pas sans mémoire puisque que l’on cherche, le plus souvent, à retrouver des formules anciennes, mais négligées, et à en réévaluer l’intérêt. Cette nouvelle responsabilité, cette inquiétude de nos actes, et cette crainte de l’incertitude, nous ont progressivement convaincus du fait que le mode privilégié, véritable, idéal, d’appréhension des choses pour les connaître doit être l’expérience. C’est en fait ce qui se trouve derrière la formule « apprendre par soi-même » : l’idée qu’il faut vivre les choses pour les connaître. C’est un phénomène très nou-veau qui explique tout à fait les nouvelles exigences de participation, le développement des spectacles historiques vivants (Tuaillon Demésy, 2014), des fêtes médiévales… Le rejet de l’ancienne figure du maître, c’est d’abord le rejet d’un mode de connaissance purement passif. Et c’est un rejet profon-dément éthique. Car ce mode de connaissance et de transmission est devenu insupportable. Il faut désormais des maîtres qui soient des embrayeurs d’expériences, qui donnent des indications ouvertes et offrent des choix. Quelqu’un ou quelque chose – ce peut-être une personne, un collectif, une insti-tution, etc. – qui mette en place des dispositifs où peuvent se vivre (ou se re-vivre) des expériences : depuis les plus anecdotiques (repasser le certificat d’études pour en apprécier la difficulté) aux plus terribles (se faire enfermer dans des prisons ; re-jouer la crucifixion avec des vrais crucifiés comme aux Philippines pour le Vendredi Saint).

Ce rapport expérientiel à la connaissance est nouveau sous la forme qu’il a prise de nos jours. Il réactive cependant des motifs anciens. Parmi ces motifs, il y a les anciens types de maîtres, socra-tiques si l’on veut, mais il faudrait élargir le spectre. Des maîtres-initiateurs, au sens strict de ceux qui gouvernent des rites d’initiation. Or, l’initiation n’est-elle pas le cadre d’action qui ne consiste en rien d’autre que de faire vivre des expériences pour attribuer des connaissances et où l’accent est mis sur l’expérience ? Dans le rite de passage, ce qui compte, c’est bien le passage par le rite. On imagine souvent, quoique les anthropologues aient montré le contraire depuis longtemps, que l’essentiel réside dans le contenu de la révélation qui est faite (le nom de tel objet ; le fait que les bruits dans la forêt ne sont pas des esprits mais des flûtes installées par des hommes du village ; le sens de tel mot, etc.). Car, très souvent, les connaissances délivrées sont dérisoires au regard de la mise en scène. Et, la plupart du temps, elles sont déjà connues officieusement. Mais c’est comme si on était désormais officielle-ment autorisé à savoir et à dire que l’on sait.

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J’avais pu faire l’observation de ce type de phénomènes chez les compagnons du Tour de France, qui forment précisément des communautés chargées de maîtres (Adell, 2008). Je remarquais chez une association des types de transmission des savoirs que l’on avait tendance à penser comme séparés : d’un côté, le modèle pédagogique, réservé aux sociétés dites modernes occidentales ; de l’autre, le modèle initiatique, celui des sociétés lointaines ou non modernes. Les compagnons remettaient en cause ce partage. Ils pratiquaient tout à la fois la transmission transparente et claire d’un contenu par un maître qui le possède vers un élève qui le reçoit (la pédagogie), mais aussi l’initiation obscure qui fonctionne par allusion, symbole, métaphore, inversion, et qui heurte la raison (pourquoi faut-il se déshabiller pour montrer qu’on est un bon compagnon ?). Non, donc, le maître-pédagogue qui donne et le disciple qui reçoit clairement, mais le maître-initiateur qui ne dit pas tout, parle par énigmes et retient son savoir parce que le disciple doit faire un effort supplémentaire pour s’en emparer. Les deux formules ne sont pas contradictoires (les compagnons utilisent en effet les deux) ; simplement, elles sont adaptées à la transmission de savoirs différents. Il y a toujours, et dans toutes les sociétés, des savoirs que l’on peut recevoir et d’autres qu’il faut conquérir. Ce que l’on met dans une rubrique ou dans l’autre peut changer ; et le degré d’institutionnalisation de l’un ou de l’autre peut aussi varier beaucoup d’une société à l’autre. Dans nos sociétés, l’on a hautement institutionnalisé les savoirs donnés (l’école et la forme pédago-gique sont partout très structurées), et très peu organisé les savoirs conquis qui se transmettent infor-mellement (savoir être un homme ou une femme par exemple)2. Dans d’autres sociétés, le choix inverse peut être fait, soit une faible institutionnalisation des savoirs donnés (sans école, mais par un enseignement familial sur le tas) et une haute institutionnalisation des savoirs à conquérir (par de grands cycles initiatiques qui marquent les différentes étapes du dévelop-pement social et biologique de l’individu).

Le rapport expérientiel à la connaissance n’est donc pas inédit en soi. On le trouve dans ces for-mules initiatiques. Et ceci explique bien le succès aujourd’hui de ces stages de chamanisme ou de développement personnel qui empruntent beaucoup à ces modes initiatiques de transmission des connaissances.Mais cela brouille notre perception de ce qu’est transmettre le savoir ; et surtout de ce qu’est une « bonne » transmission, une transmission « juste » du savoir dans la mesure où il faut être transparent et obscur, pédagogique et initiatique ; dans la mesure où il y a des « lieux de savoir » déterminés (des bibliothèques, des personnes qui incarnent les connaissances, des écoles, etc.) et où en même temps « le savoir n’a pas de lieu » (« El saber no ocupa lugar », c’est un refran castillan). Or, je crois juste-ment qu’en élargissant notre perspective sur la question des lieux de savoir (Jacob, 2007 et 2011), de la place du maître et des modalités d’acquisition des connaissances, l’on peut avoir un autre regard sur la situation contemporaine et sur les règles éthiques actuelles qui président aux problèmes de transmis-sion et de diffusion des connaissances.

2 Pour cette dialectique des savoirs (donnés/conquis ou exposés/ignorés), je me permets de renvoyer, outre les dévelop-pements propres au compagnonnage, à Adell, 2011.

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iii. perceval, le savOir et ses lieux

Pour traiter de ce point, partons d’un thème ancien très général, celui de la quête du savoir. On le trouve sous de multiples formes. Prenons celle, quasi-paradigmatique, du cycle arthurien, telle qu’elle s’incarne particulièrement dans le personnage de Perceval. On le sait, Perceval est la figure même de l’idiot ou du naïf promis à un grand destin. Il vit avec sa mère qui l’a protégé de tout, y compris de la connaissance. Ils vivent ainsi ensemble dans un « lieu sans savoir », la forêt « gaste », c’est-à-dire stérile, dans tous les domaines, celui du savoir inclus, à l’écart de tous. Rencontrant par hasard des chevaliers qu’il prend pour des anges, il entreprend ainsi une « quête » pour devenir lui-même cheva-lier. Mais cela le mène également par hasard – le hasard est le ressort fondamental des espaces sans savoir, opposé à la certitude déterminée d’un lieu où l’on produit des connaissances – au lieu même du savoir : le château du Saint-Graal où il rencontre le Roi Pêcheur, malade, que le héros pourrait guérir, mais il ignore lui-même qu’il a ce pouvoir. Perceval assiste alors à une procession mystérieuse où le Graal est porté en majesté. Tout serait dé-noué et résolu (la maladie, la malédiction du gaste pays, etc.) s’il posait la simple question : « De quoi s’agit-il ? » Autrement dit, s’il manifestait un désir de connaissance. Mais il reste muet, continuant d’obéir aux recommandations maternelles : ne pas poser de questions. Et il quitte le château, mécon-naissant le rôle qu’il avait à jouer. Ce n’est que plus tard qu’il comprend son erreur et relance la quête, qui devient alors véritablement, c’est-à-dire consciemment et explicitement, quête de savoir. Mais il ne retrouve jamais le château, en tous les cas dans le récit de Chrétien de Troyes qui, distrait par d’autres figures du cycle arthurien, ne revient jamais à Perceval.

De ce canevas trop brièvement résumé, l’on peut dégager néanmoins le point commun qui existe entre les lieux du savoir (le château, où sont « ceux qui savent » et qui attendent la délivrance) et ceux du non savoir (la forêt, le giron maternel). Ce sont des lieux qu’il faut quitter pour avancer dans la connaissance car ils présentent des caractéristiques très proches, dans leur opposition même, qui justifient qu’ils puissent produire le même résultat : partir. Il y a en effet une claire symétrie inversée entre la gaste forêt et le château. Dans la forêt, Perceval pose trop de questions (stupides), tandis qu’il n’en pose aucune au château. Dans la forêt, il pense que le savoir s’acquiert dans la transparence de réponses (il prend tout ce qu’on lui dit au pied de la lettre), il croit possible qu’une seule personne – sa mère – puisse détenir la totalité du savoir (que quelqu’un détient tout, sa mère (dans le lieu sans savoir, il y a le rêve d’un contenant absolu du savoir total), alors que dans le château il y a la croyance en la possibilité d’une acquisition purement passive (dans le lieu de savoir, il suffirait d’être là et de ne rien dire pour obtenir la connaissance ; on deviendrait savant par contagion). À chaque fois, Perceval est dans l’erreur, puisque c’est entre les deux espaces que le savoir se construit, se joue, voire, si l’on y tient, se situe. Or, l’idée que c’est dans l’entre-deux que les choses se jouent est confirmée par un ensemble de pratiques qui mettent en péril et même défient l’idée de « lieu de savoir », et notamment celles de l’itinérance savante. Ce qui rejoint un autre thème, très général aussi, celui des rapports entre itinérance et connaissance. C’est un thème sur lequel la modernité (celle des xve-xvie siècles, mais surtout celle amorcée par le xviiie siècle) a eu une emprise considérable. « Les voyages forment la jeunesse », c’est sans doute le refran de notre modernité.

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Je trouvais à cela une confirmation assez décisive à partir de la matière compagnonnique et du Tour de France, particulièrement vu comme modèle de voyage à la fois pédagogique et initiatique. On le supposait se perdre dans la nuit des temps, ou remontant au moins, comme le compagnonnage selon certains compagnons, au temps de Salomon. En fait, l’enquête m’avait conduit à repérer le caractère plutôt récent de la pratique du Tour de France, qui ne se structure véritablement qu’au xviiie siècle. Et l’idée même d’un voyage de formation pour les apprentis en général ne remontait guère au-delà. Mais l’illusion de l’ancienneté avait pu être créée par le fait qu’il y avait bien une itinérance des ouvriers au-paravant, sur les chantiers des cathédrales (auxquels les compagnons sont, pour de mauvaises raisons, souvent associés). Mais il s’agit d’une itinérance d’experts. Et cela rejoint d’autres secteurs de la vie sociale et des savoirs. Longtemps, ce sont les maîtres qui se déplaçaient, selon l’antique modèle des maîtres itinérants qui a été bien étudié pour les sectes philosophiques de la Grèce ancienne (Massar, 2007). Il faut un véritable changement d’économie morale pour que ce soit les apprentis, les étudiants, les jeunes qui se mettent à voyager pour visiter des lieux et des hommes qui se figent d’un même mouvement comme dépôts de savoir.On comprend bien que dans cette première manière de résoudre notre paradoxe entre le lieu de savoir et le savoir sans lieu, ici en trouvant des lieux de savoir mobiles – des maîtres itinérants –, on en arrive presque naturellement à la question du lien entre le savoir et le corps de l’individu, qui est son premier ancrage, son premier lieu. On comprend mieux la place que l’expérience occupe, une fois qu’on iden-tifie cette dimension incorporée du savoir. Et on ne peut que la repérer car les traditions orales comme les usages les plus ordinaires attirent de façon saisissante notre attention sur cet aspect.

Les contes de tradition orale nous renseignent singulièrement. Un très grand nombre d’entre eux traitent de la question de la transmission du savoir et de l’apprentissage. Parmi ceux-ci, plusieurs mettent en scène ce rapport étroit entre corps et savoir, un lien si ténu qu’on ne détache pas aussi facilement un savoir, même le plus intellectuel, d’un corps. Il faut tuer le maître et le dépositaire du savoir pour s’em-parer de ses connaissances – c’est le conte de l’ap-prenti sorcier. Et dans plusieurs cas qui rendent ce lien très explicite, il faut ingérer le corps du maître pour posséder ses connaissances. C’est un motif que l’on retrouve dans des sociétés très différentes en Europe, en Amérique du Sud ou en Asie centrale. Mais les versions qui ont servi de référence pour singulariser ce type de récits nous viennent d’Irlande : ce sont les contes dits du « Saumon de la connaissance » ou du « Pouce de la connaissance » qui détaillent le mieux ce rapport cannibale au savoir3. C’est en mangeant le « saumon-savoir » que l’on acquiert toutes les connaissances, la sagesse et même un pouvoir de divination, qui est le savoir suprême.

3 On trouvera une présentation analytique de ce conte dans Adell, 2017.

The Big Fish, John Kindness. © DR

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Au-delà du catalogage possible de ces motifs, il me paraît plus important ici de relever le type de résolution que cela offre à notre paradoxe lieu de savoir/savoir sans lieu, mais aussi aux autres notés jusqu’à présent : transparence/obscurité de la transmission ; pédagogie/initiation. Car l’on observe dans ce rapport cannibale au savoir précisément une façon de disparaître tout en demeurant. Les nou-veaux rapports au maître de nos jours cherchent exactement cela : faire disparaître le maître, abolir la distinction (la hiérarchie) pour en faire une personne qui vous accompagne ; mieux, quelqu’un qui vous fait découvrir que vous pouvez être votre propre maître. C’est cela « apprendre par soi-même » : être en capacité d’être son propre professeur. Le maître est en soi ; il a disparu parce qu’il est en soi-même. Ce qui est strictement le même résultat que celui du rapport cannibale à la connaissance, par des voies différentes. Les contes ne font que donner une solution très matérielle à un dilemme auquel nous sommes actuellement confrontés : la nécessité de la présence du maître et la nécessité de sa disparition.

cOnclusiOn : un autre rappOrt au savOir

Mais on peut aussi résoudre la difficulté des contradictions soulevées en reprenant le problème « transmission des savoirs » à partir de deux grands thèmes qu’il met en jeu par le biais des questions de rapport au passé, aux générations antérieures et aux maîtres : une conception du savoir et une conception du temps qui sont assez corrélées.Il existe en effet dans nos sociétés une sorte de grand partage entre ces deux registres. L’on aurait concentré la dynamique, les flux, l’idée de traversée pour organiser les événements, c’est-à-dire ce qui arrive dans le temps, tandis que, comme en contrepartie, l’organisation des savoirs aurait été assignée à la fixité et à la cartographie (ce qui a lieu dans l’espace). Aux événements, les flux, les intensités ; aux savoirs, les lieux, les distances. Or, d’autres sociétés ont fait le choix exactement inverse, en particulier dans l’aire océanienne. Il fau-drait bien évidemment regarder au cas par cas, mais certains sont significatifs car ils ont produit des discours très construits sur les deux points en question. On les trouve notamment dans les montagnes de l’Ouest de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, chez des groupes comme les Baktaman, les Telefolmin, ou les Oksapmin. Parmi ceux-ci, qui ont des langues différentes et des modes d’organisation assez distincts, on trouve des régularités dans certaines conceptions du monde, du temps, de l’espace, des savoirs. Et parmi ces régularités, il y a le fait que les événements sont toujours situés en termes d’espace plutôt qu’en termes de temps : où ils se sont passés plutôt que quand ils se sont passés – ce qui a été un des éléments pour en faire des sociétés « sans histoire ». Les lieux d’histoire là-bas sont nos lieux de savoir ici.

Par ailleurs, dans ces sociétés, la vision du savoir et de la connaissance est profondément dyna-mique et faite d’intensité, à l’instar de nos événements. Elle est toujours évoquée en termes de flux, d’accroissement, de perte. Il s’agit un peu de la manière dont nous parlons des processus vitaux. On pense effectivement la vie et son déroulement sur le registre du plus ou moins, des séquences, des sensations, des intensités (se sentir plus ou moins vivant, se dégrader, etc.). Elle est une traversée et elle est traversée d’événements qui la constituent. C’est exactement la manière dont les Telefolmin ou les Baktaman considèrent la connaissance (Barth, 1987 : 48-49), avec un sentiment prégnant de la

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lente dégradation, de la perte progressive d’intensité et d’une menace de la disparition. Ils estimaient que les connaissances secrètes des initiations ont été menacées par les questions des missionnaires, et le sont toujours par les enquêtes des anthropologues, et qu’elles sont soumises aux aléas et peuvent se perdre suite à la mort accidentelle d’un maître du savoir. Cette vision des choses, qui unit processus vitaux et processus de connaissance – grandir, c’est sa-voir : les initiations délivrent des connaissances secrètes en même temps que l’accès à l’âge adulte, la possibilité de se marier, d’avoir des enfants, etc. – possède son lexique. Chez les Telefolmin, il existe un terme pour qualifier ce mouvement général de la vie et du savoir vers la disparition : biniman, lit-téralement « devenir rien ». C’est une conception du savoir qui le saisit comme fait d’une multiplicité d’événements (d’émergences, d’apparitions, de disparitions) dans un flux général d’entropie (devenir rien). Dans nos sociétés, même s’il y a depuis plus d’un demi-siècle un sentiment plus aigu de disparition possible et de catastrophe, le savoir reste cumulatif : les Anciens en savent toujours plus (même s’ils oublient, même s’ils s’affaiblissent), et notamment parce qu’ils ont plus d’expérience ; il faut sauve-garder ce qui est menacé (ne rien perdre, c’est une autre façon de cumuler) ; on a démultiplié les lieux (bibliothèque virtuelle, savoir partagé dans des encyclopédies collectives) car le virtuel a fait éclater les possibilité de lieux. Peut-être que, dans cette perspective, la nécessité de « faire l’expérience » pour acquérir des connaissances est liée au fait qu’il y a tout de même une limite à ces lieux, même s’ils sont plus nombreux. C’est qu’il faut aussi des événements ou des moments de savoir partagé ; qu’il faut donc aussi dans le monde des savoirs, des flux, de l’intensité (une expérience vive), des dynamiques.

« Le savoir n’a pas de lieu » disait le refran castillan. « Pero pesa », « mais il pèse », rétorquaient ironiquement les Espagnols en référence justement aux lourds volumes des bibliothèques. L’ironie prend à présent une autre dimension. Peser sans occuper, être là sans avoir lieu, tels seraient les prin-cipes éthiques des nouveaux rapports au savoir et à sa transmission qui se jouent aujourd’hui dans nos sociétés.

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Hervé Munz

Patrimonialisation et transmission du savoir-faire.

Une « complication » toute horlogère1

« Plus il y a d’horlogerie moins il y a d’horlogers ! »

Laurent, 64 ans, horloger et formateur.

Résumé

Dans le cadre d’une recherche doctorale en anthropologie, je me suis intéressé durant cinq années (2010-2015) à la transmission et la patrimonialisation de l’horlogerie dans l’Arc jurassien helvétique, une pratique technique considérée et valorisée par de nombreuses personnes et organisations comme l’une des traditions les plus emblématiques de la Suisse. En conduisant près de trois cents entretiens avec des acteurs de la branche et en menant des phases d’observation dans différents lieux (écoles professionnelles, ateliers, usines) et au cours de multiples événements (salons professionnels, journées d’étude, grands prix, journées du patrimoine), je suis parvenu à deux constats majeurs. D’une part, dans cette industrie, il n’a sans doute jamais autant été question de transmission et de patrimonialisation du savoir-faire qu’aujourd’hui. Les acteurs et organisations du monde horloger (institutions muséales, marques, associations, collectivités territoriales, organismes de tourisme) emploient la notion de patrimoine de multiples façons. Celle-ci se décline en une myriade de projets et fait référence tant aux pièces d’horlogerie qu’aux gestes de métier, tant à l’architecture des villes qu’aux archives des firmes. D’autre part, j’ai également constaté que l’omniprésence actuelle de ces formes de valorisation par le patrimoine apparaissait désormais à un grand nombre d’horlogers comme un nouveau facteur de perte du métier. À rebours des théorisations usuelles, mon travail illustre le fait que, pour certains professionnels de la montre, la patrimonialisation du savoir n’implique pas nécessairement l’amélioration de sa transmission et sa pérennité.

Mots-clés : patrimoine, horlogerie, Suisse, transmission, savoir-faire, sentiment de perte, identité professionnelle

Abstract

Within a doctoral research in anthropology, I turned my attention during five years (2010-2015) on the transmission and the heritagization of clockmaking in the Swiss Jura Arc, a technical practice considered

1 Ce texte s’inspire du chapitre « La transmission problématisée » de mon ouvrage La transmission en jeu. Apprendre, pratiquer, patrimonialiser l’horlogerie en Suisse. Neuchâtel : Editions Alphil-Presses universitaires suisses, 2016 : pp. 287-320.

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and praised by numerous persons and organisations as one of the most iconic traditions of Switzerland. By conducting nearly three hundred interviews and leading phases of observation in different locations (profes-sional schools, workshops, factories) and during many events (trade fairs, study days, “grands prix”, heritage days), I was able to draw two major assessments. On one hand, transmission and heritage may have never been as preeminent as they are nowadays. The actors and organisations from the watchmaking world (mu-seum institutions, brands, associations, local authorities, tourism organisms) employ the concept of heritage in multiple ways. It is used in a myriad of projects and designate the actual pieces of clockmaking, the hand-icraft of the discipline, the architecture of the cities as well as the archives of the firms. On the other hand, I’ve also observed that the actual omnipresence of these new forms of appreciation of heritage is apprehended by a lot of clockmakers as a new factor that weakens the craft. On the contrary of the common theorizations, my work illustrates the fact that, for most of clock professionals, the heritagization of knowledge doesn’t necessarily imply the improvement of its transmission and of its durability.

Keywords: heritage, clockmaking, Switzerland, transfer of knowledge, know-how, sense of loss, professional identity

intrOductiOnMalgré l’omniprésence d’initiatives de sauvegarde et de discours relatifs à la transmission du sa-

voir-faire, un nombre important d’horlogers se trouvent en mal de reconnaissance et envisagent l’ave-nir de leur profession avec scepticisme et méfiance. Pourquoi la passation du métier inquiète-t-elle tant les praticiens alors qu’il n’a sans doute jamais autant été question de patrimoine dans la branche ? Comment ces derniers problématisent-ils cette transmission en regard des particularités du contexte actuel ?

i. une définitiOn du métier centrée sur le « rhabillage »

Les matériaux et données que j’ai collectés en compagnie de cent-cinquante horlogers durant quatre années m’ont permis d’établir que, pour un grand nombre d’entre eux, le métier et la transmission des savoir-faire étaient associés au « rhabillage » des montres anciennes ou récentes. Le rhabillage est un terme générique qui désigne des pratiques de qualité et de soin variables, allant des services après-vente (SAV) les plus sommaires apportés à des produits mécaniques simples aux restaurations de pièces anciennes complexes. Nombreux sont les praticiens qui définissent le rhabillage comme l’acte où se matérialise le savoir-faire car il implique la maîtrise de connaissances, de techniques et d’astuces qui ne sont plus em-ployées telles quelles dans la production industrielle des garde-temps. Le rhabillage est également considéré par certains observateurs comme un « conservatoire » car il impose impérativement de savoir réparer tout type de mécanisme. Il suppose l’acquisition d’un « sens mécanique » qui se traduit à la fois dans un « savoir-voir », un art de la « débrouille », de la retouche manuelle des composants et de leur ajustement dans les mouvements. Il se concrétise aussi dans une aptitude à la réflexion, à la résolution de problèmes ainsi que dans une capacité à fabriquer ses propres outils et à recréer les pièces constitutives du mouvement, qu’elles soient manquantes, endommagées ou cassées.

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La part micromécanique importe donc grandement dans une telle acception du métier qui réside dans le fait même de pouvoir intervenir sur n’importe quelle pièce. Le rhabillage constitue donc un passage obligé dans la carrière de nombreux praticiens et les aptitudes requises dans sa pratique ont été et demeurent transposables, si l’on en croit les trajectoires des créateurs indépendants, dans des projets de conception et de réalisation de nouveaux produits horlogers.

ii. les « vrais risques » de perte du métier

En regard de l’orientation actuelle de l’industrie horlogère dans les produits à forte valeur ajoutée, certains horlogers éprouvent un manque de reconnaissance de leurs savoirs et ont le sentiment de perdre ce qui fait le « cœur » de leur pratique. En effet, si l’horlogerie suisse est aujourd’hui majori-tairement concentrée dans le haut-de-gamme et le très-haut-de-gamme et qu’elle capitalise abondam-ment sur l’artisanat en termes d’image, elle s’est progressivement muée en une industrie du luxe et le recours aux compétences horlogères considérées ci-dessus est devenu marginal. L’amélioration des machines-outils permet désormais de flirter avec une précision approchant le micron et l’automati-sation des procédés d’usinage facilite, avec plus ou moins de flexibilité, la constitution d’importants stocks de pièces. Cela a progressivement rendu caduque cet art de l’« ajustement » pour les montres produites en grandes séries et a considérablement réduit son importance pour celles qui relèvent du luxe dit « accessible ». Pour ce qui concerne le luxe dit « exclusif », à savoir les produits prestigieux tels que les montres « à grandes complications » réalisées en petites séries voire à l’unité, ces compétences en matière d’« ajustement » sont certes requises mais les horlogers n’ont que très rarement à fabriquer ou à refaire des pièces car il s’agit là de montres dites « modernes » dont les composants sont généralement pro-duits de manière industrielle avec des stocks de rechange.

Un apprenti utilisant une brucelle pour manipuler les composants sans les stou-cher directement.© Hervé Munz

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De nombreuses habiletés constitutives du « rhabilleur » ne sont donc globalement plus requises dans la production actuelle qui entraîne une parcellisation des tâches, soit un « appauvrissement » du mé-tier du point de vue des praticiens. Notons que les aptitudes en question fondent aussi l’acception de l’horloger « complet » que défendent les écoles professionnelles et leurs enseignants. Ces derniers valorisent ainsi un grand nombre de techniques anciennes et de procédés qui ne sont plus mis en œuvre aujourd’hui dans l’industrie et passent pour être obsolètes ou désuets.

D’autre part, pour certains indépendants, « ce qui tue le métier, c’est la concentration verticale et la guerre des grands groupes horlogers ! » Ils dénoncent les stratégies d’expansion de ces groupes et des marques leur appartenant, qui rachètent leurs sous-traitants, voire les entreprises concurrentes, et imposent des politiques drastiques en matière de restriction de livraison de composants aux tiers et de confidentialité. Romain, 40 ans, horloger établi à son compte, souligne que « ces groupes, en rachetant des sous-traitants spécialisés dans la fabrication de pièces hyper pointues depuis des décen-nies... et qui travaillaient pour tout le monde, se sont approprié les fruits d’un héritage collectif pour le privatiser et en priver les autres ! » Le savoir-faire est ainsi menacé par les problèmes d’approvisionnement en pièces que rencontrent de nombreux horlogers tant pour la fabrication que pour la réparation des montres, les poussant parfois à se tourner vers l’étranger pour être livrés. De plus, la tendance des grandes marques à jouer sur le secret industriel est accueillie par ces praticiens comme une manière de faire de la rétention d’infor-mations en matière d’innovation et de contribuer à condamner la diversité du tissu horloger régional, composé d’un nombre important de petites et moyennes entreprises. De manière générale, si les horlogers s’accordent pour reconnaître que « beaucoup s’est déjà perdu au niveau du savoir-faire », ils concèdent cependant qu’une source de passation des compétences se maintient à travers le principe même du rhabillage dont le SAV est une déclinaison possible. La pérennité du savoir-faire est ainsi garantie tant que les garde-temps sont techniquement réparables par des gens de métier. Le respect du travail horloger s’incarne par exemple dans le choix des matériaux utilisés pour la réalisation de nouvelles pièces mécaniques en fonction de la faisabilité de leur répara-tion par les horlogers du futur.

Les politiques récentes des marques d’envergure industrielle tentent toutefois de réduire le plus possible les interventions de SAV, synonymes d’importants coûts en termes de main-d’oeuvre. L’une des stratégies pour minimiser l’éventualité de telles interventions est, entre autres, de capitaliser sur l’emploi de nouveaux matériaux (silicium, carbone, céramique titane) pour la réalisation de certaines pièces constitutives des mouvements mécaniques. Les praticiens s’inquiètent ainsi de voir désormais prospérer les montres fabriquées avec de tels maté-riaux (le silicium, en particulier) dont « personne ne sait encore si c’est réparable ni comment ». Dans ce climat d’incertitude, l’usage de ces nouvelles matières suscite une crainte de « perdre le métier » qui coïnciderait, à l’avenir, avec l’impossibilité d’être en mesure de « rhabiller » ces montres.

iii. les « faux discOurs » de l’industrie hOrlOgère

Les multiples projets de mise en patrimoine et de transmission des savoir-faire que les marques portent, en interne, sont reçus avec méfiance par de nombreux horlogers. Ceux-ci y voient un

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« paradoxe », un « double discours », du « bla bla », du « marketing », de la « publicité mensongère », du « cheni » et se disent agacés par l’ampleur de ce phénomène. Les gens de métier, et plus particu-lièrement les enseignants, ont par exemple l’impression que, tout en prétendant se soucier du passé, certaines maisons sont favorables à l’éviction de techniques anciennes telles que le « pivotage » du cursus d’apprentissage. Tout passé ne semble en effet pas bon à perpétuer pour ces maisons de luxe. Celui qu’elles valorisent est choisi avec soin et coïncide avec les opérations à forte valeur ajoutée qui sont mises en œuvre dans les métiers d’art et concernent les grandes complications, soit la plus haute gamme de produits. Le « pivotage » fait partie, à l’inverse, de ces techniques autrefois capitales qui ne sont absolument plus mises en œuvre dans la production horlogère contemporaine. Si cette technique est parfois mise en valeur dans certaines plaquettes qui célèbrent le noble métier de « maître-horloger », les enseignants ne jugent pas que son maintien soit garanti dans la formation actuelle. Le fait de constater que la « tradition » vantée par les marques n’est « artisanale » que lorsque ça les arrange, irrite ainsi pro-fondément les formateurs. La défense du « pivotage » fait en outre passer les écoles d’horlogerie pour des bastions de traditionnalistes, trop respectueux du passé, alors que leurs membres se battent pour conserver ce procédé en vertu de raisons essentiellement didactiques. Les enseignants estiment également que les marques, tout en affichant ostensiblement leur souci de la transmission, n’en oublient pas moins leur responsabilité en matière de formation. Ils ne se sentent pas

Pour donner le goût de l’horlogerie aux jeunes, la Convention Patronale de l’industrie horlogère suisse valorise le travail d’apprentis horlogers lors de Salons des métiers, une stratégie similaire à celles mises en œuvre par les marques dans leur communication publicitaire. © Hervé Munz

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considérés pour leur travail d’accompagnement de la relève. Selon eux, elles font preuve d’une confi-dentialité outrancière, ne leur facilitent pas l’acquisition du matériel didactique et des fournitures2, offrent peu de places de stage et surtout ne forment que très peu d’apprentis. En moyenne, un gros tiers seulement des apprentis certifiés, tous métiers de l’horlogerie confondus, sont formés en entreprise, les deux autres tiers étant pris en charge à temps plein dans les écoles techniques publiques. Au total, les premiers cités ne représentent qu’environ 2 % du total des effec-tifs de l’industrie alors que les entreprises font régulièrement savoir qu’elles ont d’urgents besoins en main d’œuvre qualifiée. Même si les apprentis qui effectuent leur formation en entreprise sont en augmentation ces dernières années (il y a dix ans, ils n’existaient quasiment pas), leur part demeure peu importante.

Ces exigences adressées aux milieux industriels n’empêchent pas nombre d’horlogers indépen-dants et d’enseignants de considérer avec suspicion le transfert intégral de la responsabilité de la for-mation dans les mains des industriels. Ils y voient clairement le risque d’un rétrécissement du spectre des techniques enseignées afin de satisfaire les visées conjoncturelles des marques, déterminées par leur ligne de produits et leur positionnement en gamme qui peuvent parfois considérablement changer en l’espace de quelques années. Par ailleurs, les projets de transmission du savoir-faire mis en place par les marques ne concernent souvent pas le métier de base tel qu’il est défendu dans le cadre de la formation à l’école3 : soit les marques le surclassent en organisant la transmission exclusive de métiers d’art (par ex. Franck Müller, Vacheron Constantin avec leur « atelier des cabinotiers » respectif) ou du savoir-faire d’élite d’un maître-horloger reconnu à un horloger déjà formé (par ex. Greubel-Forsey et Philippe Dufour avec leur projet Le Garde Temps – Naissance d’une Montre) ; soit elles le déclassent en ouvrant des centres de formation parallèles qui dispensent des apprentissages d’« opérateur » plus court que la formation d’« horloger praticien » (par ex. Vacheron Constantin et son « Campus de la haute horlogerie »).

Si les instances officielles s’accordent pour dire qu’il n’y a actuellement pas lieu de parler de « déqualification » du métier d’horloger, les enseignants considèrent néanmoins que celui-ci a été fondamentalement dévalorisé par les tendances récentes à la parcellisation en modules de la formation de base. Les enseignants soulignent également que la tendance est d’écourter les formations puisque les entreprises qui daignent prendre des apprentis ont de plus en plus tendance à privilégier l’appren-tissage d’ « opérateur en horlogerie » qui dure deux ans plutôt que celui d’ « horloger-praticien » (trois ans). Dans ce contexte, l’essor des montres compliquées de ces quinze dernières années inquiète plus d’un horloger. Depuis le début des années 2000, les statistiques du commerce attestent en effet d’une forte augmentation de la valeur des exportations horlogères en même temps qu’une diminution de leur volume. Cela témoigne d’une concentration de la production horlogère dans le très-haut-de-gamme matérialisée par l’augmentation des modèles en métaux précieux et le boom des montres mécaniques

2 Ce qui a notamment fait dire au responsable du secteur horloger d’une école de l’Arc jurassien qu’il envisageait de s’approvisionner en Chine pour certains types de mouvements si ceux-ci s’avéraient bons et si les entreprises suisses avec lesquelles il traitait ne lui rendaient pas l’accès au matériel plus aisé. 3 Pour plus de détails sur la manière dont les enseignants des écoles d’horlogerie perçoivent ces divers projets, je me permets de renvoyer le lecteur à l’ouvrage déjà cité (Munz, 2016 : 306-310).

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à grandes complications. Ces montres constituées de plus de 600 composants sont en train de revenir dans les départements de SAV des marques. Pour assurer l’entretien, le suivi ou la réparation de telles montres, ce sont les compétences d’ « horlogers rhabilleurs » ou de praticiens expérimentés qui sont requises. Or, depuis quinze ans, l’automatisation des procédés de fabrication des montres et la séquentialisation des postes de travail ont conduit l’industrie à recourir à des ouvriers qui n’ont pas nécessairement de connaissances préalables du métier ou à des horlogers moins qualifiés que les « rhabilleurs ». Cela autorisait Serge, indépendant âgé d’une septantaine d’années, à demander : « Qui va réparer demain les complications que l’on produit aujourd’hui ? Il n’est pas certain que l’industrie dispose d’assez de compétences pour réparer toutes ces montres compliquées ? » Il conclut en relevant que, pour lui, cette situation dénotait le peu de souci que les marques accordaient à leur service après-vente et à la viabilité de leurs produits, pourtant censés durer. Dans le même registre d’idées, Henri, horloger de 45 ans, installé à son compte, s’exclamait : « Elle est très forte pour produire, l’horlogerie suisse, mais gérer le suivi dans le temps, beuh ! Et que dire des montres compliquées qui coûtent plusieurs centaines de milliers de francs et reviennent après trois mois parce qu’elles ont été vite et mal faites ! »

iv. valOrisatiOn et menace du métier d’hOrlOger : les transfOrmatiOns du patrimOine hOrlOger

Si de nombreux horlogers appréhendent les projets de mise en patrimoine de l’horlogerie avec réti-cence et ne les envisagent pas spontanément comme des instruments de perpétuation du savoir-faire, certains d’entre eux considèrent même que de tels projets condamnent le métier. Ce dernier est en danger, non seulement malgré mais aussi en vertu de l’omniprésence des pratiques patrimoniales et des projets de transmission.

Le patrimoine horloger n’a toutefois pas toujours eu ce statut ambivalent, ni même fait problème de la même façon par rapport à la transmission du métier. Si le paradigme patrimonial émerge, à la fin du xixe siècle, pour désigner des collections d’objets conservés dans certaines salles des écoles d’horlogerie suisses, il opère, dès la fin des années 1960, comme instrument de valorisation et de conservation des compétences à un moment où l’horlogerie mécanique suisse n’est plus une évidence. Il soutient la remise au goût du jour de certaines techniques et contribue progressivement à reposi-tionner l’horlogerie mécanique suisse dans le très-haut-de-gamme et à consolider sa croissance sur la scène mondiale du luxe. C’est ce qui s’est passé de 1985 à 2000. Les inventions de la tradition et les multiples convocations du patrimoine sont bien ce au nom de quoi la montre mécanique, produit qui paraissait obsolète et complètement dépassé d’un point de vue technologique, a été requalifié en objet précieux et presti-gieux jusqu’à devenir le support de tout un ensemble de discours relatifs à l’innovation horlogère et de nouvelles pratiques de fabrication. Le triomphe de ce type d’horlogerie mécanique se marque dès la première moitié des années 2000, lorsque ses exportations en viennent à dépasser, en valeur, celles des montres à quartz.

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Les exigences de productivité augmentent alors et la fabrication des montres artisanales et compli-quées s’industrialise massivement. Là réside toute l’ambivalence que cristallisent les formules oxymo-riques d’ « industrie du luxe » ou de « luxe accessible » : les techniques et compétences requises dans la réalisation de telles montres mutent alors considérablement.

En l’espace de trente années de relance de l’horlogerie mécanique, le patrimoine est ainsi devenu la clé d’un succès qui justifie implicitement l’abandon de certains arts de faire et d’une acception du mé-tier qui importe pour un grand nombre d’horlogers. Ces praticiens ont ainsi l’impression que l’indus-trie, parée de ses atours traditionnels et patrimoniaux, a définitivement congédié les techniques « arti-sanales » (limage, découpage de composants à la scie à métaux, « pivotage », réglage à la « machine à compter les spiraux », etc.) dont certaines sont enseignées à l’école et parfois encore employées pour la confection de pièces uniques, de très petites séries ou pour la restauration de garde-temps anciens. En résumé, un phénomène tel que la mise en patrimoine de l’activité horlogère qui, à un moment par-ticulier, en facilite un autre tel que la transmission de savoirs spécifiques peut, à terme, l’empêcher.

cOnclusiOn

Pour certains dépositaires du savoir horloger, le patrimoine n’est donc pas ce qui soutient le pro-cessus de transmission du métier mais, au contraire, ce qui le compromet en opérant la mise en oubli de certaines techniques. À ce titre et dans ce contexte précis, la valorisation du patrimoine peut être envisagée comme un facteur indirect de perte du savoir-faire horloger. En d’autres termes, de tels usages patrimoniaux redoublent le problème de la transmission des compétences davantage qu’ils ne le résolvent. Plutôt que d’endiguer le sentiment de perte du métier que ressentent les horlogers, ces usages le renforcent et exacerbent l’urgence avec laquelle ils jugent que leur profession doit être pré-servée des menaces de disparition.

Tout cela ne signifie toutefois pas que le « patrimoine » est un vain mot pour ces praticiens, bien au contraire. Leur position singulière ne conduit pas à un rejet ou à une non-reconnaissance de la cause patrimoniale mais plutôt à une critique d’un type particulier de patrimoine horloger qui ne se soucierait pas du maintien de techniques anciennes auxquelles ils tiennent et qu’ils ont à cœur de conserver. Les marques, même celles qui appartiennent au giron exclusif de la « haute horlogerie », ne témoignent en effet de leur souci de perpétuer les procédés anciens qu’en choisissant ceux qui n’entravent pas leurs objectifs de productivité et sont susceptibles d’incarner leur « tradition » de manière rentable.

Les savoir-faire ancestraux à préserver doivent donc nécessairement entrer en adéquation avec les images marketing et les technologies qui façonnent la production horlogère actuelle, raison pour laquelle les techniques qui composent l’apprentissage horloger et certaines formes de « rhabillage » ne semblent ni assez prestigieuses, ni assez opérationnelles pour qu’elles emportent un massif soutien de ces maisons.

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Danièle Yvergniaux et Christelle Familiari

Savoir-faire et création : la formation dans les écoles

supérieures d’art

Résumé

Les écoles supérieures d’art fondent leur enseignement sur l’apprentissage à la création par la création, sans prérequis techniques ou technologiques. Cette création plastique puise une grande partie de ses ressources et agence des éléments en provenance de la totalité des activités et données du monde, et les savoir-faire, techniques et technologies en font partie. Depuis une dizaine d’années, nombre d’artistes contemporains redé-couvrent et s’approprient les savoir-faire liés aux métiers d’art : céramique, textile, verre, broderie, arts du feu, etc. et contribuent à renouveler les pratiques et inventer des formes nouvelles. Les écoles supérieures d’art ins-crivent dans leurs programmes ces savoir-faire, toujours dans l’objectif de contribuer à l’émergence de la jeune création. L’École européenne supérieure d’art de Bretagne (EESAB) développe depuis cinq ans différents pro-jets et programmes autour de la question du lien entre savoir-faire et création, en invitant ou collaborant avec des Maîtres d’art, des ateliers professionnels, des créateurs : Faïencerie Henriot-Quimper, CIAV à Meisenthal, laboratoire de recherche « la céramique comme expérience » avec l’ENSA de Limoges, collaboration avec la Galerie MICA de Rennes… Une unité de recherche « Formes du temps », réunissant des enseignants des 4 sites (Brest, Lorient, Quimper et Rennes) et des 3 options (art, design, communication) s’organise aujourd’hui pour développer une démarche prospective, scientifique et artistique autour du lien entre patrimoine (matériel ou immatériel) et création.

Mots-clés : savoir-faire, création, formation, artistes, Maîtres d’art

Abstract

The graduate schools of art found their teaching on learning creation by creation, without any technical or technological prerequisites. This plastic creation draws a large part of its resources from the activities and data from all other the World, which implies know-how, techniques and technologies. For the past decade, numerous contemporary artists rediscovered and appropriated craftsmanship and know-how from handi-works: ceramics, textile, glass, embroidery, fire arts, etc. and contribute to renewing new forms. The gradu-ate schools of art incorporate these know-how in their programs, always in the perspective of contributing to the rise of young creation. Those last five years, the European Graduate School of Art of Brittany or “École européenne supérieure d’art de Bretagne” (EESAB) has been developing projects and programs around the links between know-how and creation, by inviting or by collaborating with Masters of art, professional work-shops, creators: Faïencerie Henriot-Quimper, CIAV in Meisenthal, the research laboratory “la céramique

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comme experience” with ENSA from Limoges, collaboration with the MICA Gallery in Rennes… A study unit “Forms of Time” or “Formes du temps”, associating teachers from four sites (Brest, Lorient, Quimper and Rennes) and from three options (art, design, communication) now join forces to develop an approach forecasting, scientific and artistic on the relationship between heritage (tangible and intangible) and creation.

Keywords: know-how, creation, training, artists, Master of arts

Préambule

Danièle Yvergniaux : Je vous remercie pour cette invitation, qui intervient alors que notre école, avec ses enseignants, intensifie les projets pédagogiques et la recherche autour des relations entre créa-tion et savoir-faire en art et design, à un moment où l’actualité artistique foisonne d’œuvres qui sont le fruit de collaborations entre des artistes et des Maîtres d’art ou des artisans. En effet, depuis une dizaine d’années, nombre d’artistes contemporains redécouvrent et s’approprient les savoir-faire liés aux métiers d’art : céramique, textile, verre, broderie, arts du feu, etc. et contribuent à renouveler les pratiques et inventer des formes nouvelles.

Notre intervention se fera en deux parties, à deux voix. Une première partie décrira par quelques exemples comment nos écoles supérieures d’art tissent des liens avec les pratiques et les métiers d’art à travers ses programmes pédagogiques, et dans une deuxième partie, nous parlerons plus spécifique-ment des projets qui ont été menés avec le CIAV, le Centre international d’art verrier à Meisenthal, auprès des étudiants, mais aussi par Christelle Familiari dans son travail d’artiste.

En préambule, je voudrais préciser les principes qui fondent la pédagogie dans les écoles supé-rieures d’art publiques en France. Elles définissent leur enseignement par l’apprentissage à la créa-tion par la création, sans pré-requis techniques ou technologiques. Cette création plastique puise une grande partie de ses ressources et agence des éléments en provenance de la totalité des activités et données du monde, et les savoir-faire, techniques et technologies en font partie. Les écoles d’art ne forment pas des techniciens, c’est le projet de l’étudiant qui guide son parcours, après les deux premières années consacrées à la découverte et l’expérimentation de l’ensemble des pratiques, tech-niques et technologies liées à la création, des plus traditionnelles aux plus contemporaines. Il s’agit de conduire les étudiants vers une approche sensible et critique du monde, par la pratique, mais aussi avec des apports théoriques en histoire de l’art, esthétique, philosophie et culture générale. L’étudiant apprend à inventer et produire des formes encore inconnues, en sachant se situer par rapport à l’art, l’actualité artistique, au monde dans lequel nous vivons. Il doit réfléchir à la portée de cette forme nouvelle ou de cette image qu’il introduit dans un monde déjà saturé d’images et d’objets.

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i. créatiOn et savOir-faire : les prOJets pédagOgiques de l’eesab

L’EESAB, École européenne supérieure d’art de Bretagne, développe depuis cinq ans différents projets et programmes autour de la question du lien entre savoir-faire et création, en invitant ou collaborant avec des Maîtres d’art, des ateliers professionnels, des créateurs : la faïencerie Henriot-Quimper, le CIAV à Meisenthal, le laboratoire de recherche « la céramique comme expérience » avec l’ENSA de Limoges, la collaboration avec la Galerie MICA de Rennes…Une unité de recherche « Formes du temps », réunissant des enseignants des quatre sites (Brest, Lorient, Quimper et Rennes) et des trois options (art, design, communication) s’organise aujourd’hui pour développer une démarche prospective, scientifique et artistique autour du lien entre patrimoine (matériel ou immatériel) et création.

Christelle Familiari : En tant qu’artiste, je travaille souvent avec des artisans et des Maîtres d’art, et j’ai en particulier beaucoup collaboré avec le CIAV, j’en parlerai tout à l’heure. Le projet dont je vais parler maintenant a été mené pendant trois années avec des étudiants des quatre sites de l’EESAB en art et en design. Il s’agissait d’une part, de favoriser la rencontre des étudiants de ces deux options, et d’autre part, de créer des connexions dans leurs pratiques avec les savoir-faire liés aux métiers d’art.

Le projet a été mené en collaboration avec la Galerie MICA, dans le cadre d’un atelier de recherche et de création (ARC) « art, design et savoir-faire ». Les étudiants ont d’abord visité des ateliers pro-fessionnels et rencontré les Maîtres d’art : le céramiste-potier Grégoire Heitzmann de Châteaugiron, Olivier Guilbaud, doreur à Rennes, Xavier Bonsergent, prototypeur et Jérémy Larcher, tourneur sur bois. Ces rencontres ont été très importantes pour les étudiants car ainsi, ils ont pu se rendre compte de la réalité des métiers, découvrir les ateliers, les matériaux, les outils, et saisir aussi la réalité éco-nomique de ces professionnels.Nous avons ensuite procédé sur le mode d’un appel d’offres comme pour une commande publique, pour mettre les étudiants dans une situation de travail réelle et professionnelle. Chaque étudiant a conçu et préparé un projet avec un dossier constitué d’esquisses, de dessins préparatoires, de textes et d’évaluations techniques. Nous avons évalué chaque projet avec Michaël Cheneau, responsable de la Galerie MICA, pour mesurer la faisabilité et les possibilités de production par l’artisan sollicité.Cinq projets ont été produits par année, financés par l’école, donc un total de quinze projets réalisés sur trois ans (voir illustrations p. 120). Ils ont été exposés à la Galerie MICA1. Chaque production était liée à la pratique de l’étudiant, et a été présenté lors de la soutenance du diplôme de fin d’étude (le DNSEP).

1 Pour plus d’informations, voir https://galeriemica.com/ [consulté le 24 février 2020].

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1. Etienne SzinteORBIS36 x 4 x 40 cmhêtre, corde, alumide

2. Loucas ChambardCanalisationdimensions variablesfaïence émaillée/enceinte

3. Eva ReboulL’Ombre ou la…dimensions variablespommes de terre, feuille d’or

Marie Gaudebert, Dessin préparatoire (à gauche) et Bijoux pour meuble (à droite) 20 x 20 x 18 cmverre, réalisé par GlassFabrik, Nantes.

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D. Yvergniaux : Le site quimpérois de l’EESAB est historiquement lié à l’histoire de la faïence dans cette ville, et travaille, depuis quelques années, à intensifier l’initiation et la pratique de la céramique dans la pédagogie au sein d’une option art unique sur le site et ouverte à toutes les pratiques.Dès la première année, les étudiants sont initiés au moulage, au décor, à l’expérimentation de la forme. Cette initiation peut être dispensée par des professionnels.

En deuxième année, les étudiants suivent un workshop modelage et moulage encadré par Olivier Arnaud, professionnel, ancien mouleur de Henriot-Quimper.Des workshops sont organisés dans l’année avec des artistes invités. Par exemple, dans le cadre d’un partenariat avec la Glasgow School of Art, une enseignante artiste écossaise, Elissa Stevens, est venue pilo-ter un workshop à la faïencerie Henriot autour du décor. Les étudiants ont ainsi pu découvrir l’entreprise, ses salariés et les différents métiers, mais aussi travailler sur des postes de travail dans des conditions pro-fessionnelles pendant une semaine.

Atelier avec Lucie Morrow, céramiste à Douarnenez. Exposition des bols réalisés par les étudiants de 1e année.

Ci-contre (gauche et droite): workshop avec Elissa Stevens.

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Les étudiants qui le souhaitent ont aussi la possibilité de s’initier à la modélisation 3D avec le designer Mathieu Pung dans l’objectif de créer des formes pour la céramique.

Enfin, le site de Quimper et son ensei-gnant Hervé Le Nost sont associés à l’École nationale supérieure d’art de Limoges dans le programme de recherche « La céramique comme expérience », qui explore les possi-bilités de création en céramique à partir des technologies 3D, mais aussi, et nous en re-parlerons, les possibilités d’association de la céramique et du verre, notamment avec une collaboration avec le CIAV à Meisenthal. À Quimper sont aussi organisées des expositions et des journées d’étude (en 2014 et 2016) autour de la céramique, auxquelles sont conviés des professionnels : historiens de l’art, artistes, designer, chercheurs.

ii. le centre internatiOnal d’art verrier de meisenthal et les cOllabOratiOns avec l’eesab

C. Familiari : Yann Grienenberger, directeur du CIAV2, n’a pu être présent parmi nous, il m’a de-mandé de présenter sa structure ainsi que le workshop réalisé avec les étudiants et les enseignants de l’EESAB (Odile Landry pour Lorient et Hervé le Nost pour Quimper). Nous parlerons aussi du projet mené avec l’ENSA de Limoges (site de Quimper). Un autre projet est à venir en art et design pour les étudiants de Rennes.

Le CIAV est un lieu très particulier qui, quand on le connaît, donne envie d’y retourner, surtout quand on a une pratique d’artiste. C’est un site atypique, avec des gens formidables, qui mettent leurs compétences à la disposition des artistes et designers qui sont invités en résidence. Il accueille aussi des jeunes en apprentissage, et des étudiants d’écoles d’art dans le cadre de projets pédagogiques. Le site comporte également une grande halle, où sont programmés des concerts, et un musée. Le CIAV travaille avec les entreprises et structures dédiées à la production du verre dans la région qui sont or-ganisées en réseau (cristallerie Saint-Louis, Argenture chez Verrissima à Goetzenbruck, Euro Cristal et Nirrengarten Cristal à Lemberg…).

Les boules de Noël de Meisenthal sont très connues et constituent la plus grande production et la ressource commerciale du centre, ce qui lui permet de s’investir dans des projets artistiques inno-vants. Le CIAV dispose d’une moulothèque très importante, issue d’un collectage dans toutes les cristalleries des alentours, et conserve environ 1500 formes anciennes en fonte et en bois.

2 http://ciav-meisenthal.fr/ [consulté le 23 février 2020].

Impression 3D

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Le workshop avec les étudiants se déroulait sur une semaine, très intense car il s’agissait en à peine cinq jours de découvrir l’atelier et ses possibilités, et de proposer et réaliser un projet individuel à partir d’un moule de la moulothèque. Chaque étudiant a travaillé avec un verrier, à partir d’esquisses, de dessins, de propositions qui ont été discutées en équipe, pour aboutir à une réalisation en fin de semaine.

L’EESAB, site de Quimper, a plus récemment travaillé avec le CIAV en collaboration avec l’École nationale supérieure d’art de Limoges, dans le cadre du programme de recherche « La céramique comme expérience » avec, au préalable, un travail sur la modélisation 3D à l’école de Limoges. Ce workshop de deux semaines s’est effectué à partir d’une recherche qui consistait à mixer les formes en céramique modélisées en 3D avec une forme en verre issue de la moulothèque. Ces expériences ont parfois produit des résultats très inattendus y compris pour les techniciens verriers, par exemple en soufflant du verre à l’intérieur de formes en terre cuite, ce qui a donné une qualité de verre proche du cristal.

Je vais terminer notre intervention en présentant les travaux que j’ai réalisés en tant qu’artiste avec le CIAV, qui m’a invitée en résidence.

Gauche et droite : Workshop EESAB-CIAV

Travail au chalumeau par Christine Familiari.© ADAGP 2017

Christine Familiari lors de la réalisation du lustre-méduse.© ADAGP 2017

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Voici le lustre-méduse que j’ai réalisé avec les équipes du CIAV. C’est un travail au chalumeau, mais aussi soufflé, avec des ajouts qui rendent chaque pièce unique (il existe seulement dix exemplaires du lustre).

Un autre projet qui n’est pas encore achevé, est une commande publique dans le cadre du 1 % à Strasbourg. J’ai fait le choix d’un grand nombre de moules dans la moulothèque (plus de cent moules) qui m’ont permis de produire environ 900 pièces argentées, qui vont souligner chaque étage du bâti-ment du PAPS/PCPI, université de la Propriété individuelle et de l’Administration publique.

Pour cette commande, j’ai également produit des objets utilitaires : une carafe et un vase, issus du même moule que l’on ferme à des extrémités différentes pour deux usages différents. Ces objets seront utilisés dans la cafétéria du lieu, dans les salles de conférences, bureaux des administrations...

Vous pouvez voir par ces exemples les possibilités infinies d’invention et de création qui émanent de ces rencontres entre artiste et métiers d’art. Nous souhaitons continuer à explorer ces territoires de travail extrêmement riches pour les artistes, mais aussi pour les étudiants de nos écoles.

Christine Familiari, Lustre-méduse, verre. © ADAGP 2017

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Christine Familiari, Dessin 1 %. © ADAGP 2017

Christine Familiari, Pièces 1 % en boîte. © ADAGP 2017

Christine Familiari, Pièces 1 %;© ADAGP 2017

Christine Familiari, Vase et carafe. © ADAGP 2017

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Roger Hérisset

Transmission d’un patrimoine immatériel culturel artisanal et labellisation

de type trésors vivants : le cas des savoir-faire vanniers

de Bretagne

Résumé

Les techniques des vanniers de Bretagne sont diverses et singulières. Dans cette région, les artisans déten-teurs des savoirs régionaux sont des retraités, peu nombreux et très âgés. Un seul a transmis son activité à son fils. La question de la vannerie en Bretagne relève de l’ethnologie d’urgence. Organisée en 2016, une action baptisée « lauréats Trésors vivants de la vannerie » a eu pour objectif d’honorer les anciens vanniers reconnus pour l’excellence de leur travail. Cette opération contribue à la transmission de ce savoir auprès des vanniers professionnels, à la sensibilisation des populations locales, et à l’émergence de vocations.

Mots-clés : transmission, vannerie, savoir-faire, ethnologie d’urgence, patrimoine culturel immatériel, Bretagne

Abstract

Basketry techniques in Brittany are diverse and singular. In this region, craftsmen practicing regional tech-niques are few and very old. Only one of them has transferred his knowledge to his son. Basketry in Brittany is a question of urgent ethnology. An event called “Living Treasures of basketry”, organized in July 2016, aimed to honor the former basket makers recognized for the excellence of their work. This event contributes to the transmission of this knowledge to professional basket makers, to the awareness of the local populations, and to the emergence of vocations.

Keywords: technical transfer, basketry, craft, urgent Ethnology, intangible heritage, Brittany

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intrOductiOn

Les initiatives visant à mettre en valeur un patrimoine singulier ou rare se heurtent à de nom-breuses difficultés comme le petit nombre de praticiens, le temps long de l’apprentissage, un marché étroit, des rémunérations faibles au regard de la compétence acquise, et la disponibilité d’un formateur de qualité. En ce qui concerne le cas des savoir-faire vanniers de Bretagne, ces difficultés se doublent d’un manque de connaissance des particularités de cet artisanat régional. L’absence d’institution de formation et d’organisation professionnelle ou sociétale se saisissant des enjeux de ces savoirs parti-culiers s’ajoute à ces difficultés.

Comment attirer l’attention de ces acteurs ? Peut-être en organisant un projet dynamique autour des derniers fabricants patrimoniaux. Une opération appelée « lauréats Trésors vivants de la vanne-rie » s’est symboliquement inspirée de la politique japonaise en la matière. Des lauréats représentant les techniques de vannerie de Bretagne ont été désignés par leurs pairs pour l’excellence de leur pratique. L’initiative de cette action revient aux vanniers professionnels bretons, en association avec la municipalité de la Chapelle-des-Marais et sous le mandat scientifique de Roger Hérisset, ethno-logue. Cette manifestation a été organisée en juillet 2016 à l’occasion du 14e Festival de la vannerie et du patrimoine. Dans cet article sont présentés le contexte, les acteurs, les enjeux, les moyens mis en œuvre et une appréciation de l’impact de cette expérience.

i. la vannerie, les vanniers en bretagne

La vannerie est l’art qui consiste à tresser des tiges flexibles pour obtenir des objets relativement rigides. Les groupes techniques présents en Bretagne se distinguent dans leur façon d’agencer les ossatures, le mode de tressage, les outils utilisés, les positions de travail et par le matériau employé (Hérisset, 2012).

Les savoir-faire vanniers présents en Bretagne sont plutôt différents de ceux pratiqués, en Europe, notamment dans sa partie ouest qui peut être considérée comme un isolat en matière de vannerie. Les groupes techniques actuels sont circonscrits dans des territoires correspondant relativement bien à ceux des civitates, les anciennes cités gallo-romaines (Hérisset, 2017), ainsi nous pouvons considérer qu’en Bretagne, la géographie détermine bien le groupe technique.

Le type d’objets produits se fait aussi en lien avec les besoins et marchés locaux. Par exemple au début du xxe siècle, la région de Nantes concentre de nombreux ateliers. Ceux-ci ont une activité reliée au monde urbain de l’époque et produisent des objets d’ameublement, de puériculture, de voyage… En Bretagne-Nord, le maraîchage a facilité le développement d’un nombre important d’ateliers. Des corbeilles appelées mannequins sont utilisées pour les récoltes, d’autres corbeilles appelées malouins sont de grands emballages destinés à l’expédition des pommes de terre outre-Manche. Les ateliers liés à cette activité sont situés dans la région qui va de Dinan à Dol-de-Bretagne. Plus à l’ouest, à Plouénan dans le Léon, le quartier de Ponthéon est renommé pour ses vanniers. D’une manière géné-rale, l’agriculture demande des quantités importantes de contenants pour la récolte, comme à Rannée (Ille-et-Vilaine), où les vanniers fabriquent des paniers et des resses pour le serrage (le ramassage) des

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pommes à cidre (De Beaulieu, 2001). Les ports de pêche accueillent leurs lots d’ateliers. À Cancale, la grande pêche, l’exploitation de la baie du Mont-Saint-Michel et l’élevage des huîtres demandent des contenants robustes et nombreux (Lallier, 1952). À Concarneau, les vanniers travaillent pour les pêcheurs, les conserveries, les ostréiculteurs, les mareyeurs, les particuliers… Leurs ateliers se re-groupent près de la gare pour favoriser les expéditions (Hérisset, 2007).

Après la Seconde Guerre mondiale, les emballages en peuplier ou en carton se généralisent. Le plastique remplace l’osier dans de nombreux usages. La fabrication de vannerie se déplace progressi-vement en Europe de l’Est et en Asie, où la main-d’œuvre est moins rémunérée. Cependant, les Trente Glorieuses offrent aux vanniers des opportunités d’emplois plus rentables.

Depuis les années 1970-1980, les vanniers bretons sont en général formés à l’École nationale d’osié-riculture et de vannerie (ENOV, Fayl-Billot, Haute-Marne). Ils s’installent préférentiellement dans des zones rurales. Ils sont rarement enfants de vanniers et n’utilisent qu’exceptionnellement les savoirs régionaux. Leur démarche est soit de type artisanat d’art, soit le résultat d’une recherche identitaire ou éthique. Ces artisans sont au nombre d’une quinzaine. Ils façonnent des pièces uniques, vendues à l’unité aux particuliers.

En milieu rural, la fabrication de vannerie de type local est maintenant réalisée par des popula-tions âgées. Des associations se créent dans des régions très actives culturellement comme le pays de Redon ou le Léon. Elles permettent la diffusion de techniques et l’échange intergénérationnel dans un cadre divertissant. Cependant, petit à petit, elles s’éloignent de l’objectif de transmission pour rentrer dans une démarche de formation des membres, pratiquant dorénavant des techniques standard sans intérêt patrimonial dans le contexte breton.

La transmission des techniques spécifiques locales est donc fragilisée. Outre les techniques et les usages, le patrimoine immatériel de la vannerie comprend un vocabulaire spécifique (Hérisset, 2017). Tout ceci fait de la vannerie en Bretagne un patrimoine immatériel complet.

ii. cOnnaissance, recOnnaissance et transmissiOn

Il y a 15 ans en Bretagne, les savoir-faire vanniers représentaient un domaine culturel oublié. Les des-criptions ethnographiques étaient rares. Notons un chapitre dédié à la vannerie, illustré par Mathurin Méheut, dans l’ouvrage Vieux métiers bretons (Le Roy, 1944), et des ethnographies des vanniers de Mayun (Loire-Atlantique) et de Cancale (Ille-et-Vilaine) dans le cadre des études ATP (Lallier, 1942 et 1952). On peut s’étonner d’une si faible évocation, compte tenu par ailleurs de l’étendue des sources consacrées au patrimoine en Bretagne dans des domaines variés : langues, chants, musiques, danses, légendes, vêtements, habitat, us et coutumes, jeux et nombre de métiers dits traditionnels.

Le manque de connaissances de ce domaine technique rend difficile sa reconnaissance, qu’elle soit scientifique ou populaire, et par là même le transfert de ces savoir-faire en est affecté. Avec la disparition de la civilisation rurale, la transmission au sein des lignages s’est pratiquement arrêtée. Les derniers vanniers dépositaires des savoirs régionaux sont nés dans les années 1920 ou 1930. Il y

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avait donc urgence à réaliser une ethnographie d’ensemble et conservatoire de ce patrimoine culturel, présent sur ces territoires depuis la Préhistoire.

La première phase de ce parcours de réappropriation des savoirs vanniers en Bretagne a consisté en la mise au point d’une méthodologie d’étude et par un travail de description exhaustif. Ce travail a été réalisé par Roger Hérisset de 2003 à 2011, sous la direction de Jean-François Simon, ethnologue au laboratoire UBO-CRBC, sous la forme d’un master puis d’une thèse (Hérisset, 2005 et 2012). Cette étude a bénéficié de la double compétence de scientifique et de fabricant de son auteur. Elle a fait l’objet d’un soutien de la Maison de l’Ethnologie. En 2012, Les Presses universitaires de Rennes ont facilité la diffusion de ce travail à un public plus large grâce à la publication d’un ouvrage grand for-mat intitulé La vannerie en Bretagne (Hérisset, 2014).À l’issue de cette étude, le ministère de la Culture et de la Communication a offert une reconnaissance officielle à la vannerie bretonne sous la forme d’une inscription à l’inventaire national du patrimoine culturel immatériel. Sept fiches ont été rédigées, portant sur des fabrications d’objets tressés : sklis-sen du Vannetais, baskodenn de Cornouaille, mann du Trégor, carbasson de Haute-Bretagne, mayun de Brière, bosselle des Marais de Vilaine et un panier à montants disposés en méridien des Marches de Bretagne. Pour accompagner cette inscription, le ministère a soutenu un cycle de conférences et d’expositions itinérantes portant sur les savoirs vanniers de Bretagne1. Elles se sont déroulées de 2013 à 2015, en présence de fabricants porteurs de ce patrimoine (Hérisset, 2015).

iii. des « trésOrs vivants » dans une initiative pOpulaire

L’État japonais déclare « Trésor national vivant » une personne désignée comme gardienne d’un bien culturel immatériel important. Pour obtenir cette reconnaissance, il faut une compétence patri-moniale particulière et un niveau élevé de maîtrise. En ce qui concerne le cas des vanniers bretons porteurs de patrimoine, ils constituent un tout petit nombre de fabricants, âgés, réputés dans leur pro-fession, et dépositaires de savoir rares. Tout est en place pour que le concept de « Trésor vivant » fasse son chemin. Le lien avec la transmission est ténu. Il repose sur l’espoir que la reconnaissance offerte à ces personnes puisse tout d’abord rejaillir sur l’intérêt porté par les Bretons sur ce patrimoine régio-nal, puis qu’il y ait une prise en main de ces compétences par des vanniers actuellement en activité ou dans le futur. Les nouveaux vanniers, majoritairement formés hors de Bretagne, bénéficieraient grâce à cette action d’une occasion de se familiariser avec les savoirs locaux en créant plus de liens avec ces anciens. Toutefois, vénérer ces prestigieux doyens constituait pour les vanniers professionnels la prin-cipale motivation pour s’associer à ce projet. À ce titre, l’action menée en Bretagne peut être désignée comme étant une initiative populaire.Les cinq lauréats répondent bien aux deux critères retenus par le gouvernement japonais : ils pra-tiquent une des différentes formes des vanneries régionales et ils ont atteint un niveau de maîtrise technique reconnu par l’ensemble des vanniers professionnels bretons.

1 https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-culturel-immateriel/L-inventaire-national-du-PCI/Inventaire-national/Savoirs-et-savoir-faire [consulté le 24 février 2020].

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L’opération « Trésor vivant » a été envisagée une première fois à l’automne 2015, mais le projet de festival des vanniers de Bretagne qui devait se dérouler en Centre-Bretagne a dû être annulé suite à des désengagements d’associations partenaires.

Un festival de la vannerie est organisé par la commune de la Chapelle-des-Marais (Loire-Atlantique) depuis 2003. Le fait qu’il s’agisse d’une manifestation soutenue par une municipalité explique le main-tien dans la durée de ce festival. Celui-ci associe, fin juillet et durant un week-end entier, un marché de vanniers professionnels et des démonstrations des porteurs de savoir-faire locaux. Sa raison d’être est la mise en valeur de la vannerie spécifique du hameau briéron de Mayun. La municipalité pro-gramme des animations, des expositions ou des conférences liées à cette vocation patrimoniale. À l’occasion de la 14e édition du festival, la commune de la Chapelle-des-Marais a accepté de mettre en œuvre l’opération « lauréats Trésors vivants de la vannerie » sur la proposition des vanniers profes-sionnels bretons et sous la responsabilité scientifique de l’ethnologue Roger Hérisset. Les participants du festival ont été invités à venir rencontrer les lauréats et découvrir leur travail, les 23 et 24 juillet 2016, sur le site du village des chaumières de Mayun. L’ouverture officielle du festi-val, support habituel de l’expression institutionnelle, a constitué un temps fort, sous la forme d’une cérémonie publique de mise à l’honneur des lauréats. Ceux-ci ont été officiellement présentés, se sont exprimés sur leur carrière et ont reçu la médaille de la ville. Le samedi après-midi, une confé-rence a présenté le patrimoine vannier breton et plus particulièrement le travail des lauréats « Trésors

De gauche à droite et de haut en bas : Les lauréats « Trésors vivants de la vannerie » présents sur le festival,Julia Le Gallo de Camors, Camille Bodet de Mayun, Roger Le Gall de Concarneau, Robert Loussouarn de Pont-L’Abbé et Roger Hérisset de Rannée.© Roger Hérisset

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vivants », en leur présence. Ils ont pu échanger avec un public composé de fabricants, d’amoureux du patrimoine ou encore de simple curieux.

vi. bilan et perspectives

Il est trop tôt pour bâtir un bilan précis, au regard des objectifs de transmission sur le long terme. Parlons d’abord du retentissement médiatique. Des articles en amont de l’événement, notamment en page Loire-Atlantique du quotidien Ouest-France, traitant de l’opération « lauréats Trésors vivants de la vannerie » ont contribué à une fréquentation nettement supérieure du festival comparativement aux années précédentes. En aval, le portrait des lauréats a été publié par la presse départementale de Loire-Atlantique, du Morbihan et de l’Ille-et-Vilaine. Il a manqué la présence de medias régionaux, presse ou télévision, dont l’attention a été accaparée par une autre actualité culturelle se déroulant sur Nantes au même moment. Des vidéos ont été réalisées par l’association Bretagne Culture et Diversité, consultables sur leur site Internet2.

Les temps ménagés autour des lauréats ‒ remises de médailles, conférence et démonstrations ‒ ont été très suivis par les festivaliers. L’émotion était palpable côté public et surtout côté lauréats, peu habitués à ce qu’il leur soit rendu un tel hommage en public. Julia Le Gallo, 96 ans, a ainsi déclaré qu’elle recevait sa première médaille. Elle a impressionné les participants par sa rapidité d’exécution pendant les démonstrations et par la qualité de ses réalisations. Grâce aux démonstrations des « Trésors », réalisées côte à côte, les participants ont pu mesurer la diversité des savoir-faire vanniers bretons : positions de travail (assis, debout, ou à genoux), les outils, les matériaux (osier, rotin, bourdaine) et bien sûr les objets produits.

2 http://www.bcd.bzh/fr/la-vannerie-un-savoir-faire/ [consulté le 24 février 2020].

Trois des lauréats « Trésors vivants » présentant leur médaille.© Roger Hérisset

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La prise de conscience ou l’intérêt de la population générale sont plus difficiles à appréhender. L’intérêt existe : les associa-tions de vanniers amateurs, dont il a été fait mention plus haut, comptent de plus en plus de membres, l’ouvrage La vannerie en Bretagne, tiré à plus de 1000 exemplaires, a été rapidement épuisé, sans publicité parti-culière. Deux reportages télévisés diffusés à des heures de grande écoute, portant sur l’un des lauréats ‒ France 3 en août 2016, puis France 2 en octobre ‒ ont sans doute amélioré la connaissance, voire la recon-naissance, de la vannerie bretonne. En termes de perspectives, une exposition organisée par une institution culturelle forte disposant de moyens de communi-cation adaptés, aurait un effet considé-rable vers une prise de conscience régio-nale. Ceci serait favorable à l’apparition de vocations, étape vers la transmission. Des contacts informels ont été pris avec le mu-sée de Bretagne.

L’opération « lauréats Trésors vivants de la vannerie » n’a pas pour l’instant voca-tion à être reconduite. Les doyens les plus emblématiques de la vannerie bretonne ont été honorés. Les lauréats peuvent trans-mettre leur savoir et non leur titre. C’est la conjonction entre leur personne et leur savoir-faire qui a constitué la matière d’un « Trésor vivant ».

Roger Hérisset (Ille-et-Vilaine) et Robert Loussouarn (Finistère) exécutant deux modes opératoires différents, significatifs des savoir-faire vanniers de Bretagne.© Roger Hérisset

Cette opération permit de nombreux échanges entre les vanniers en activité et leurs doyens, avec des promesses de visites dans les ateliers.© Roger Hérisset

Je dédie cet article à Roger Hérisset, vannier, décédé le 15 janvier 2017, dans sa 86e année3.

3 Roger Hérisset, vannier, est le père de l’ethnologue du même nom, auteur de cette contribution (N.D.E.).

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pOrtraits des lauréats « trésOrs vivants de la vannerie »

Julia Le Gallo, vannière à Camors

Julia est née en 1921 à Camors dans le Morbihan. Elle a appris la van-nerie avec sa mère Marie-Joséphine. Julia fabrique des sklissenneù (sing. sklissen), un type de corbeille ronde spécifique du Pays Vannetais. Les sklissenneù sont confectionnés principalement en bourdaine, que Julia ré-colte dans les zones humides de la forêt appelées huern. Des particularités de son savoir-faire sont remarquables comme l’utilisation d’un gabarit cir-culaire – er moul – et une position de travail à genoux.

Dans le Vannetais, les vanniers fabriquent des corbeilles rondes connues sous différents noms : sklissen, sklisse, clisse, golo, golvenn, kostinell. Les vanniers de cette région utilisent principalement la bourdaine, grattée ou non, tressée autour de mon-

tants en châtaignier, ou d’autres bois comme le houx. Le départ d’un ouvrage se fait grâce à des montants arqués et taillés en pointe, qui sont enfoncés dans un bouton constitué d’un brin entortillé. Les montants sont en nombre impair. Le vannier tresse les brins de clôture derrière 1 devant 1. Pour enclore l’ouvrage, les montants sont tour-nés et repiqués près du montant suivant.

Camille Bodet, faisou de paniers à Mayun

Camille, né en 1929, est le fils de Louis, « faisou » de paniers à Mayun (La-Chapelle-des-Marais, Loire-Atlantique). À l’âge de 12 ans, Camille accompagne pour la première fois Louis dans sa quête de brouzanne (bour-daine), dans le Morbihan. À 14 ans, il commence à faire les galles – affi-ner les tiges de bourdaine en fine éclisse – puis des petits paniers ronds, des « 17 » (cm) utilisés lors des baptêmes. Il a formé son fils Didier et d’autres Mayunnais, favorisant la transmission de ce patrimoine culturel et immatériel.

Mayun est un village de la commune de la Chapelle-des-Marais où vivent de nombreux vanniers. Le mayun ou « panier de Mayun » est un panier à la forme arrondie, habituellement destiné aux usagers du marais

de Brière ou aux paludiers de Guérande. Il s’agit d’une vannerie à montants courbés disposés en hémiméridien. Les montants en lames de châtaignier sont croisés. Les brins des armures, appelés galles, sont constitués de tiges de bour-daine fendues et grattées pour leur donner un aspect doré. Les paniers de Mayun sont produits dans un secteur réduit de la Brière et constituent un type de vanne-rie fine renommée. À Paris, ils étaient connus sous le nom de « bretons ».

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Roger Hérisset, vannier à Rannée

Roger est né en 1931, à Rannée en Ille-et-Vilaine. Il a appris la vanne-rie dans l’atelier de son père Victor. Cet atelier, qui accueille des commis, est l’un des nombreux ateliers qui bordent alors la forêt de la Guerche-de-Bretagne. Roger a transmis son savoir. Son fils aîné, Jean-Claude a repris l’atelier. Roger, le cadet, ethnologue et auteur du livre La vannerie en Bretagne, participe par son travail à la reconnaissance du patrimoine culturel et immatériel vannier.

Les vanniers de Rannée, établis autour de la forêt de la Guerche-de-Bretagne, se retrouvaient le mardi à l’occasion du marché de la Guerche ou pour les grandes foires. Ils proposaient des paniers et des resses utilisés principalement pour la récolte des pommes à cidre. La vannerie à mon-

tants disposés en méridien est appelée communément « vannerie bâtie sur arceaux » et parfois en Bretagne « vannerie sur côtes ». Les montants sont courbés en arc, puis assemblés – piqués en deux points opposés – pour for-mer une monture sur laquelle sont tressés des brins derrière 1 devant 1. Cette technique, présente en Haute-Bretagne et sur le littoral, est dominante dans la baie du Mont-Saint-Michel, la Marche de Bretagne et le Nantais.

Robert Loussouarn, vannier à Pont-L’Abbé

Robert est né en 1934. Il est le fils de Corentin, qui a appris la vannerie dans un centre réservé aux mutilés de guerre, et de Marie-Jeanne, fille d’Yves Draoulec, vannier traditionnel établi à Pont-L’Abbé. Robert a donc reçu en héritage deux familles techniques. Robert est l’un des derniers fa-bricants du baskodenn, un panier de pêcheurs. Il a contribué au maintien de ce savoir-faire en formant de jeunes vanniers à ce patrimoine culturel et immatériel.

Dans le sud de la Cornouaille, les flancs des paniers se referment, ce qui leur donne une forme de goutte, caractéristique. Ceci est obtenu par l’utili-sation d’une table percée pour le montage. Le nombre des montants est le plus souvent impair et les armures

sont tressées derrière 1 devant 1. Le baskodenn (pl. ar vaskodenn), est un panier utilisé jusque dans les années 1920 par les pêcheurs du littoral sud du Finistère pour compter et livrer la sardine. Pour clore le panier, les montants sont assemblés entre eux pour former une bordure très simplifiée, à l’exception de quatre gros montants utilisés pour la confec-tion de l’anse. Ceux-ci sont successivement tournés et enfoncés à l’opposé.

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Roger Le Gall, vannier à Concarneau

Roger est né en 1931. Son père, Jean, était patron vannier et fournissait les différentes industries du port de Concarneau et de la région : conser-verie, mareyage, ostréiculture, pêche, agriculture et agro-alimentaire... À partir des années 1960, l’atelier de Roger, situé avenue de la gare, produit majoritairement des mannes à chalut en rotin et fil de fer, livrées par cen-taines vers les ports du littoral sud-breton et parfois au Pays Basque, voire jusqu’au Congo.

Les mannes à chalut à montants en fil de fer galvanisé, tressées en rotin, confectionnées dans les villes du sud du Finistère, s’inspirent dans leur fabrication des techniques de vannerie prati-quées dans la campagne cornouaillaise. Elles

ont retenu l’intérêt des marins-pêcheurs, car comparativement aux mannes à l’ar-mature en châtaignier, elles sont plus légères, présentent une meilleure résistance à l’eau de mer et sont moins rigides, ce qui limite la casse pendant la manipulation en pleine charge. Ce modèle, plus solide que les mannes en plastique, est toujours demandé par les marins-pêcheurs bretons.

Portraits des lauréats © Roger Hérisset

bibliOgraphieDe Beaulieu, François. « Les vanniers de Rannée. En pays gallo, une dynastie d’artistes de l’osier ». ArMen, no 122, 2001 : 38-43.

Hérisset, Roger. « Les vanniers en Basse-Cornouaille : des paniers pour les pêcheurs et les conser-veries ». ArMen, no 143, 2004 : 40-45.

Hérisset, Roger, Tressage en Bretagne, Étude de cas : la vannerie de Basse-Cornouaille. Master Sciences Humaines et Sociales. Brest : UBO-CRBC, 2005.

Hérisset, Roger. « Les vanniers de Basse-Cornouaille et l’industrie de la conserve », Dans Conserveries en Bretagne, l’or bleu du littoral. Spézet : Coop Breizh, 2007.

Hérisset, Roger. « Vanniers de Camors. Les sklisseneu de Julia Le Gallo ». ArMen, no 156, 2007 : 14-19.

Hérisset, Roger. Ethnologie des techniques de tressage en Bretagne. Matériaux pour une nouvelle approche classificatoire, thèse soutenue à l’université de Bretagne Occidentale. Brest : UEB-UBO-CRBC, 2012.

Hérisset, Roger. « Les vanneries natives en Bretagne, contribution à la délimitation d’aires cultu-relles de l’Armorique ancienne ». La Bretagne Linguistique, vol. no 21, 2017.

Hérisset, Roger. La Vannerie en Bretagne. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2014.

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UCFPCI n. 6

Hérisset, Roger. Patrimoine culturel immatériel. Sauvegarde et transmission des savoir-faire des vanniers de Bretagne. Rapport final, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, direction générale des Patrimoines, département du Pilotage de la recherche et de la Politique scientifique, 2015.

Lallier, Dan. « Pierre Lelièvre, vannier à La-Chapelle-des-Marais », étude réalisée dans le cadre des monographies d’entreprises dirigées par Rivière, Georges Henri, Maget, Marcel. Chantier 1810, Musée national des arts et traditions populaires, no 8, 1942.

Lallier, Dan. « Les vanniers de Cancale, la vannerie pour la grande pêche », étude réalisée dans le cadre des monographies d’entreprises dirigées par Rivière, Georges Henri, Maget, Marcel. Chantier 1810, Musée national des arts et traditions populaires, no 58, 1952.

Le Roy, Florian, Méheut, Mathurin. Vieux métiers bretons. Spézet : Coop Breizh, 1992 [1944].

Rivallain, Yann. « Les Vanniers de Mayun ». ArMen, no 136, 2003 : 6-13.

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UCFPCI n. 6

Une collection du Centre français du patrimoine culturel immatériel

Maison des Cultures du Monde

dirigée par Séverine Cachat

Coordination Nolwenn Blanchard

Relecture et mise en pageMarie Guérinel

TraductionLélia Parkes

Toutes les remarques concernant cette publication doivent être adressées au secrétariat du CFPCI :

2 rue des Bénédictins - 35500 Vitré

Tél. 02 99 75 48 72

[email protected]

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UCFPCI n. 6

Transmettre ! Savoir-faire, métiers d’artet patrimoine culturel immatériel

La collection en ligne des Cahiers du CFPCI propose de partager et de prolonger la réflexion et le débat engagés par le Centre français du patrimoine culturel immatériel autour de deux axes :

– une approche comparée des politiques du patrimoine culturel immatériel (PCI) mises en œuvre en Europe par les États parties à la convention de lʼUnesco (2003) et de leurs effets ;– un observatoire des mobilisations et des usages de cette convention par les différents acteurs du PCI ainsi que des recompositions à lʼœuvre dans le champ patrimonial.

Les Cahiers du CFPCI se consacrent notamment à l édition des actes du séminaire international organisé annuellement avec le soutien et la participation du département du Pilotage de la recherche et de la Politique scientifique de la direction générale des Patrimoines (ministère de la Culture). Ce séminaire réunit des cher-cheurs, enseignants, professionnels et représentants d administrations ou d établissements culturels originaires dʼune dizaine de pays, afin d aborder dans une perspective critique et comparative les formes que revêt la mise en œuvre de la convention dans les divers contextes nationaux et champs concernés.

La présente édition rend compte des interventions de chercheurs et de professionnels lors du séminaire international intitulé « Transmettre ! Savoir-faire, métiers d’art et patrimoine culturel immatériel », organisé à Vitré les 6 et 7 septembre 2016 par le Centre français du patrimoine culturel immatériel, avec le soutien de la direction générale des Patrimoines, département du Pilotage de la recherche et de la Politique scientifique (ministère de la Culture), de la Région Bretagne et de la Ville de Vitré, et la collaboration de l’association des Ateliers des Maîtres d’art et de leurs élèves, l’IREST (université Paris 1-Panthéon-Sorbonne), le LISST-Centre d’anthropologie sociale (université Toulouse-Jean Jaurès) et la Cité de l’architecture et du patrimoine.

Numéro à venir :

Les territoires du patrimoine culturel immatériel