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RAPPORT 03 2021 ÉDITIONS L’an II des coopératives ! Jérôme Giusti Thomas Thévenoud Travailler à l’âge du numérique

Travailler à l’âge du numérique

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RAPPORT

03 – 2021

ÉDITIONS

L’an II des coopératives !

– Jérôme Giusti – Thomas Thévenoud

Travailler à l’âge du numérique

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Jérôme Giusti, avocat spécialiste en droit de la propriété intellectuelle et en droit des nouvelles technologies, de l’informatique de la communication, associé du cabinet d’avocats Metalaw. Il codirige avec Dominique Raimbourg l’Observatoire Thémis – justice et sécurité de la Fondation Jean-Jaurès ;Thomas Thévenoud, ancien ministre et ancien député, consultant en affaires publiques.

Ce rapport fait suite à celui publié en janvier 2020, Pour travaillerà l’âge numérique, défendons la coopérative !, qui avait déjà été rédigé par :

« Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades, Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades, Sans espoir de duchés ni de dotations ;Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ;Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berneDe ce fameux bâton qu’on a dans sa giberne […]. »

Edmond RostandL’Aiglon, acte II, scène IX

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IntroductionUne chair à algos

Qui aurait pu imaginer que l’année 2020 allait sepasser ainsi ? Sûrement pas nous, ayons l’honnêtetéde le reconnaître. Les autres non plus. Dans La Francequi vient. Cahier de tendances 2020 publié par laFondation Jean-Jaurès au début de cette fameuseannée, on ne trouve aucune entrée « épidémie » ou« pandémie », encore moins « Covid-19 ». La questionsanitaire est à peine évoquée, reléguée loin derrièreles préoccupations territoriales qui ont émergé à lasuite du mouvement des « gilets jaunes ». C’est commesi, en un an, tout avait changé. La crise sanitaire a faitémerger l’idée qu’un « monde d’après » adviendrait,faisant naître une nouvelle espérance quasi eschato-logique pour les femmes et les hommes de progrès.

La crise sanitaire et ses répercussions économiques,si elles ont bouleversé nos vies, ont surtout été unformidable accélérateur de changements. Les trans-formations en cours se sont renforcées et, avec elles,les espoirs qu’elles suscitent et les doutes qu’ellesinspirent. Nous pensons toutefois qu’il y a un conti-nuum ; que cette année 2020 a tout changé et n’arien changé. C’est pourquoi nous avons décidé dereprendre notre réflexion là où nous l’avions laisséeil y a un an1 et de nous réinterroger sur le travail àl’âge du numérique, et en particulier sur le statut destravailleurs de plateformes.

Il faut dire que, pour eux, l’année écoulée a étéparticulièrement difficile. Aux premiers jours duconfinement, les chauffeurs VTC ont brutalementcessé de travailler, alors que leurs alter ego, leslivreurs à vélo, continuaient à sillonner les rues denos villes, soudain devenues désertes, sans protec-tion, sans protocole sanitaire, parfois pour livrer unsimple burger. Ces chauffeurs, ces livreurs, nous les

avons accompagnés et avons pu constater à quelpoint ils sont devenus les victimes de la crise sani-taire. Ils sont supposés être indépendants, mais c’estcomme s’ils n’existaient pas, comme s’ils étaientinvisibles, inaudibles2. À leurs côtés, nous avons pumesurer les ravages de l’épidémie. Beaucoup ont étécontaminés. Nous avons fait le constat de leur situa-tion financière dégradée et de leur combat pour ob-tenir les aides d’urgence auxquelles le gouvernementleur a donné droit, mais aussi de leur absence de re-présentativité dans les débats qui les concernaient ;enfin, de leur volonté, de leur détermination à recou-vrer, pour eux-mêmes, une visibilité active. Pour eux,il y a bien un avant et un après Covid-19. Il fautentendre leurs mots durant le premier confinement :

« Il faut se faire indemniser en tant que particuliers,hommes et femmes citoyens, citoyennes qui ont subile courroux d’une entreprise américaine. »« On doit attaquer Uber pour mise en danger d’au-trui, esclavage moderne, nous avoir assujettis, nousavoir soumis à des contraintes de travail à perte. »« Voilà ce que nous demandons : un mécanisme demise en activité partielle cofinancé par l’État et lesplateformes ; à ces impératifs s’ajoute une vraie pro-tection contre les risques sanitaires […] nous deman-dons enfin que les travailleurs indépendants nesoient pas privés de leurs droits sociaux. »« Serait-il possible de savoir si Uber a le droit dechanger les règles et d’obliger les chauffeurs à accep-ter les nouvelles dispositions contractuelles avant depouvoir passer en ligne ? »« Perso, si je me retrouve SDF ou expulsé parce queje ne paie pas le loyer, ça me tuera plus que le virus.Nous le savons tous, en tant que chauffeurs, ongagne peu. »

1. Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud, Pour travailler à l’âge numérique, défendons la coopérative !, Paris, Fondation Jean-Jaurès, janvier 2020. 2. Jérôme Giusti, Chauffeurs-livreurs : les inaudibles de la République, Paris, Fondation Jean-Jaurès, mars 2020.

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« En ce moment, les tarifs sont encore plus mer-diques que d’habitude. »« Je pense même arrêter ce métier qui n’est reconnupar personne. »« Je ne comprendrai jamais quel est l’intérêt d’Uberd’avoir une relation pourrie avec les chauffeurs. »« Nous sommes les parias de la France3. »

La crise de la Covid-19 et ses conséquences écono-miques ont donc rendu plus que jamais d’actualité larecherche d’une solution juridique qui permetted’assurer tout à la fois protection sociale, défensecollective et emploi rémunérateur. C’est le sujet quenous avions choisi de traiter il y a un an, à l’issue d’unlong cycle de rencontres et d’échanges avec des spé-cialistes du travail à l’âge du numérique. Celui-cinous avait conduits à proposer, avec la coopératived’activité et d’emploi (CAE), une alternative crédibleà l’irresponsabilité des plateformes en matière dedroit du travail. Nous pensons aujourd’hui que cettesolution a été validée par les faits et que cette année2020 que nous venons de vivre donne plus de raisonsd’être encore au coopérativisme, à l’heure où lenumérique accentue sa domination sur l’économie.

L’intervention du juge, en l’occurrence la Cour decassation, une dizaine de jours seulement avant lepremier confinement, est venue renforcer notreconviction. Pour la première fois, il a décidé deremettre en cause la fiction de l’indépendance destravailleurs de plateformes. En effet, dans notre pays,depuis le 4 mars 2020, un chauffeur VTC est sup-posé être un salarié4. Et ça change tout. Les plate-formes numériques ne peuvent pas faire semblant dene pas le savoir. De leur côté, les travailleurs doivents’unir pour défendre leurs droits.

C’est d’ailleurs ce qui nous a le plus frappés au coursde cette année si singulière. Tout au long de cettepériode de confinements à répétition, de difficultéséconomiques et financières, de ce « jour sans fin »pandémique, nous avons constaté l’émergence puisl’affirmation d’une force collective chez les travail-leurs de plateformes. Là encore, nous en avons étéles témoins et, après notre premier rapport sur le

travail à l’âge du numérique5, ce second rapportraconte les différentes étapes de ce qu’il faut bienappeler la naissance d’une conscience de classe pourles travailleurs de plateformes. À la faveur de la crisesanitaire, ils ont changé et pris conscience de la forcequ’ils représentaient, en même temps qu’ils étaientconfrontés aux difficultés inhérentes à leur absencede protection et de statut. Cette prise de consciences’est effectuée sur plusieurs points.

Premièrement est apparue l’idée d’une dépendance,d’une subordination, d’une inégalité qu’il faut désor-mais combattre et chercher à corriger sur le planjudiciaire. Deuxièmement, ces travailleurs ont com-pris la nécessité de s’unir pour peser à travers l’actionsyndicale ou la coopérative. Troisièmement, ils ontsaisi que le mouvement de requalification était mon-dial et que ce qui se passait en Californie ou auRoyaume-Uni pour leurs homologues les concernaitaussi en tant que travailleurs de plateformes français.Enfin, s’est fait jour l’idée que la dépendance à l’égardde ces plateformes dont ils sont victimes n’était passeulement économique ou financière. Elle est per-sonnelle, autant que le sont leurs données, dontcelles-ci s’accaparent la propriété. La dépendance destravailleurs de plateformes, c’est celle de ces « tra-vailleurs du clic » dont parle Antonio A. Casilli6 : unedépendance intime qui les prive de leurs donnéesface au monstre froid de l’algorithme ; une dépen-dance qui les place dans une soumission à la ma-chine ; une dépendance qui fait d’eux la chair à canond’une nouvelle guerre économique, une chair à algos.

En effet, nous l’avons constaté : les chauffeurs sontconstamment dans une situation de subordinationpar rapport à la plateforme, qui fixe leur trajet, le prixde la course, et peut les déconnecter comme bonlui semble. Pire encore, c’est une subordination àl’égard de l’algorithme à laquelle on assiste. Unalgorithme dont on ne connaît ni la nature ni lasubstance. Un algorithme opaque.

Dans une décision récente, le tribunal de Bologne,en Italie, a ainsi jugé que la plateforme Deliveroo, viale fonctionnement de son algorithme, avait discriminé

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3. Extraits d’une boucle WhatsApp entre chauffeurs, avril et mai 2020.4. Cour de cassation, chambre sociale, arrêt 374, 19-13.316, 4 mars 2020.5. Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud, op. cit.6. Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019.

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Introduction

ses livreurs7. C’est, selon nous, le point de départ denouvelles jurisprudences qui devraient s’attaquerdésormais à l’opacité des algorithmes. C’est ce querésume l’économiste Cédric Durand avec le conceptde « management algorithmique » dont les chauf-feurs sont les victimes :

Ces agents interagissent non pas avec des superviseurshumains, mais principalement avec un système rigideet peu transparent dans lequel une grande partie des

règles commandant les algorithmes leur sont inacces-sibles. Dans le cas des chauffeurs Uber, cela débouchesur une situation paradoxale, où l’aspiration à l’autono-mie se heurte à l’emprise extrêmement forte de la plate-forme sur l’activité8.

Uber n’a donc pas de visage et le chauffeur neconnaît personne. Son vrai patron, c’est la machineet son combat, c’est le nôtre.

7. Aurore Gayte, « L’algorithme de Deliveroo discriminait certains livreurs, selon un tribunal italien », Numerama, 7 janvier 2021.8. Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, La Découverte, 2020.

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Requalifier Uber

Dans un arrêt rendu le 4 mars 2020, les magistratsde la chambre sociale de la Cour de cassation ont misfin à la fiction de l’indépendance des travailleurs deplateformes et estimé que le chauffeur Uber était belet bien un salarié. Cette jurisprudence, conjuguéeaux effets de la crise sanitaire, qui a fortementprécarisé les chauffeurs, a créé un afflux dedemandes de requalification auprès du conseil desprud’hommes de Paris.

On sait qu’il n’existe pas d’arrêts de règlement enFrance. Autrement dit, contrairement au cas du droitanglo-saxon, une jurisprudence, même rendue endernier ressort, ne peut s’imposer à toutes les juridic-tions et avoir force de loi. Cependant, on peutraisonnablement considérer que les nombreusesprocédures engagées par des chauffeurs qui serontjugées en 2021 leur seront favorables, d’autantqu’elles s’intègrent dans un mouvement mondial derequalifications qui touche la plateforme faisantfigure de symbole de la révolution du travail à l’âgedu numérique – Uber.

Un arrêt qui fait date

Le 4 mars 2020, donc, soit une dizaine de jours seu-lement avant le premier confinement, la Cour decassation est venue confirmer la requalification d’unchauffeur Uber9. La cour d’appel de Paris avait déjàconclu pareillement en 201910. Depuis la jurispru-dence de la Cour de cassation de 1983, il est juridi-quement admis que l’existence d’une relation detravail salarié ne dépend ni de la volonté exprimée

par les parties, ni de la dénomination qu’elles ontdonnée à leur convention, mais des conditions de faitdans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs11.Ainsi, il importe peu, en droit du travail, qu’Uberréfute être l’employeur de ses travailleurs qu’ilnomme unilatéralement « entrepreneurs indépen-dants » et que le groupe californien conclue avec seschauffeurs des conditions générales d’utilisation plu-tôt que des contrats de travail, dès lors que la volontédes parties et la dénomination qu’elles ont donnée àleur convention sont « impuissantes à soustraire destravailleurs au statut social découlant nécessairementdes conditions d’accomplissement de leur tâche12 ».En l’absence de définition légale de la notion decontrat de travail, la jurisprudence a dégagé troisconditions cumulatives dont la réunion est nécessaireà la caractérisation d’une situation d’emploi salarié : – une prestation de travail ; – un salaire en échange de la réalisation de ce travail ; – l’existence d’un lien de subordination entre les par-

ties au contrat, en l’occurrence la plateforme et lestravailleurs.

Si le développement des plateformes depuis le débutdu XXIe siècle a pu donner lieu à certaines contro-verses théoriques quant à la nature de la relationentre un « travailleur-usager » et la société exploitantla plateforme, deux décisions récentes portent unsérieux coup d’arrêt aux partisans d’une « ubérisation »du travail. En premier lieu, dans un arrêt dit « TakeEat Easy » rendu le 28 novembre 201813, la chambresociale de la Cour de cassation a été amenée à recon-naître pour la première fois l’existence d’un lien desubordination, et donc un contrat de travail, liantun livreur de repas à une plateforme numérique.En effet, il n’était pas contesté par les parties que le

9. Cour de cassation, chambre sociale, arrêt 374, 19-13.316, 4 mars 2020.10. Cour d’appel de Paris, pôle 6, chambre 2, arrêt du 10 janvier 2019.11. Cour de cassation, assemblée plénière du 4 mars 1983, n° 81-11647 et 81-15290, Barrat.12. Ibid.13. Cour de cassation, chambre sociale, arrêt 1737, 17-20.079, 28 novembre 2018.

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livreur réalisait des missions de livraison contrerémunération pour la société Take Eat Easy. Aupara-vant, la cour d’appel saisie du litige avait écarté touterequalification du livreur en salarié, en estimant quele travailleur disposait d’une liberté totale de travaillerou non dès lors qu’il pouvait « choisir ses horaires detravail […] ou […] de ne pas travailler pendant unepériode dont la durée rest[ait] à sa seule discrétion ».Cependant, elle avait constaté l’existence d’un sys-tème de bonus-malus évocateur « du pouvoir desanction que peut mobiliser un employeur14 ».

La Cour de cassation a censuré le raisonnement dela cour d’appel en deux étapes dès lors qu’il étaitconstaté, « d’une part, que l’application était dotéed’un système de géolocalisation permettant le suivien temps réel par la société de la position du coursieret la comptabilisation du nombre total de kilomètresparcourus par celui-ci », ce qui impliquait que le rôlede la plateforme ne se limitait pas à la simple miseen relation du restaurateur, du client et du livreur ;et, d’autre part, que « la société disposait d’un pouvoirde sanction à l’égard du coursier15 ». Or, la démons-tration de l’existence d’un pouvoir de direction et decontrôle de l’exécution de la prestation du livreurcaractérise nécessairement un lien de subordination,et donc l’existence d’un contrat de travail. L’argumentavancé en faveur de la société Take Eat Easy, relatifà la prétendue liberté totale de travailler ou non dulivreur, a été rejeté par la Cour de cassation, qui a faitprimer le critère du lien de subordination.

En second lieu, dans l’arrêt du 4 mars 2020 déjà évo-qué, la chambre sociale de la Cour de cassation aqualifié de contrat de travail la relation entre unchauffeur VTC et Uber. Pour ce faire, elle a com-mencé par rappeler la distinction entre travail indé-pendant et salarié. Les critères du travail indépendanttiennent notamment à la possibilité de se constituersa propre clientèle, à la liberté de fixer ses tarifs et dedéfinir les conditions d’exécution de sa prestation deservice. Or, les juges du Quai de l’Horloge ontconstaté que le chauffeur qui a recours à l’applica-tion Uber ne se constitue pas sa propre clientèle,ne fixe pas librement ses tarifs et ne détermine pas

les conditions d’exécution de sa prestation de trans-port. En effet, l’itinéraire est imposé par la société, etsi le chauffeur ne suit pas le trajet prédéterminé, descorrections tarifaires lui sont appliquées. Au demeu-rant, la destination finale n’est parfois pas connue duchauffeur, lequel ne peut dès lors pas choisir libre-ment la course qui lui convient. Ces considérationsécartent la qualification de travail indépendant telque défini préalablement.

D’autres faits font apparaître l’existence d’une auto-rité exercée par Uber sur le chauffeur VTC, caracté-risant un lien de subordination, c’est-à-dire le pouvoirde la firme de donner des ordres et des directives,d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les man-quements de son subordonné. En effet, Uber peutdéconnecter temporairement le chauffeur de sonapplication à partir de trois refus de courses, et celui-ci est susceptible de perdre l’accès à son compte encas de dépassement d’un taux d’annulation de com-mandes ou de signalements de « comportements pro-blématiques ». Au demeurant, la Cour de cassationa constaté que le chauffeur a intégré un service deprestation de transport créé et entièrement organisépar Uber.

La démonstration d’un travail subordonné, effectuépar un chauffeur VTC au sein d’un service organisépar Uber, parachève la démonstration de l’existenced’un contrat de travail entre ledit chauffeur etla plateforme.

Une année difficile pour Uber

La décision de la Cour de cassation s’inscrit dans uncontexte juridique très particulier, marqué par un cer-tain nombre de décisions dans différents pays quisont toutes allées dans le sens de la requalification.Les juges espagnols et italiens en ont jugé ainsi enjanvier 202016, et la Suisse a fait de même quelquesmois plus tard17. À la suite d’une décision de requa-lification rendue en juin 2020, Uber Eats à Genève

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14. Cour d’appel de Paris, pôle 6, chambre 2, arrêt du 20 avril 2017.15. Ibid.16. Tribunal suprême de Madrid – section n° 01 de la chambre sociale, 23 janvier 2020 ; Cour de cassation italienne, arrêt Foodora, 24 janvier 2020.17. Philippe Maspoli, « Un ex-chauffeur d’Uber obtient des droits d’employé », 24 heures, 28 avril 2020.

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Requalifier Uber

a fait savoir le 1er septembre 2020 à ses chauffeursque, désormais, ils ne pourraient effectuer des livrai-sons qu’à condition d’être salariés « de l’un de [leurs]partenaires » et que « les livreurs exerçant leur acti-vité en tant qu’indépendants n’aur[aient] plus accèsà l’application18 ».

Le 4 janvier 2021, la presse suisse a indiqué que « lacaisse de compensation de Zurich [voulait] réclamercinq ans de charges sociales en retard au géant cali-fornien19 ». Estimant retenir un salaire moyen de60 000 francs suisses par chauffeur, la caisse zuri-choise a considéré qu’Uber devrait s’acquitter de8 480 francs suisses de cotisations salariales en retardpar an et par employé à plein temps et ce, sur cinqans, ce qui correspond à une facture totale de 20 mil-lions de francs suisses à la charge d’Uber, qui fait rou-ler environ 500 chauffeurs à Genève. La sécuritésociale belge vient de rendre, le 13 janvier 2021, sapremière décision relative au statut social d’unchauffeur Uber, avec des attendus particulièrementclairs : « Tant qu’Uber continue à organiser le service,fixer les prix et les règles, surveiller les chauffeurs,ceux-ci sont alors des travailleurs salariés20. » Der-nière décision en date parmi cette série de requalifi-cations, la Cour suprême britannique, la plus hautejuridiction du pays, a estimé le 19 février 2021 queles chauffeurs Uber pouvaient être considéréscomme des « travailleurs » salariés, rejetant ainsi lerecours de la plateforme qui avait déjà perdu à deuxreprises devant les tribunaux, en 2017 et 201821.

Mais c’est surtout aux États-Unis, et plus particuliè-rement en Californie, État technophile par excel-lence, siège et berceau d’Uber, au cœur de la gigeconomy (autrement dit, l’économie à la tâche), quele combat pour la requalification a été le plus actif.Il s’est cristallisé tout au long de l’année 2020 autourde l’application de la loi dite « AB5 ». Votée le 10 sep-tembre 2019 par l’État de Californie, elle est entréeen vigueur le 1er janvier 2020. Elle impose aux entre-prises opérant en Californie de requalifier commeemployés les contractuels qui satisfont aux conditions

définies par la cour suprême de l’État en 2018 etconsidère qu’il y a présomption de salariat, sauf sitrois critères sont simultanément réunis : être indé-pendant du contrôle de la compagnie, exercer unetâche qui ne figure pas dans « l’activité principale »de celle-ci et offrir ses services à d’autres employeurs.

Dans un premier temps, Uber et Lyft (l’autre appli-cation de chauffeurs très présente en Californie) ontcontesté la loi AB5 devant les tribunaux. Déboutéesà plusieurs reprises, les entreprises de VTC se sonttournées vers le vote populaire en proposant auxcitoyens californiens de se prononcer sur la proposi-tion 22, dite « Prop 22 ». Cette dernière contientquelques droits sociaux en faveur des indépendantsexerçant sur les plateformes du numérique, tels que lafixation d’un revenu garanti d’au moins 120 % du sa-laire minimum en vigueur, 30 centimes accordés parmile parcouru pour les dépenses liées au véhicule,une allocation pour une mutuelle, une assurancepour les blessures survenues dans le cadre du travail,une protection contre les discriminations et le har-cèlement sexuel et une assurance pour les accidentsautomobiles ainsi qu’une responsabilité civile. Maisils sont bien moindres que ceux rattachés au statutde salarié, prévus expressément par la loi AB5.

Le 3 novembre 2020, les électeurs de l’État de Cali-fornie ont clairement approuvé (à plus de 58 %) laProp 22 déposée par Uber et Lyft. Obtenue à coupsde dollars (la presse américaine estime qu’Uber adépensé plus de 200 millions de dollars pour fairecampagne auprès de ses clients22), cette victoire metun coup d’arrêt au mouvement de requalificationsaux États-Unis. Mais elle ne clôt pas le débat : ni enCalifornie, où les syndicats de chauffeurs estimentque la Prop 22 est contraire à la Constitution de leurÉtat et ont saisi sans succès, début janvier 2021, lacour suprême de Californie23, ni ailleurs, ni cheznous. Surtout, elle ne dit rien de l’avenir de l’entre-prise Uber, symbole de l’économie de plateforme dontla valeur de l’action s’est effondrée depuis son entréeen Bourse et qui reste attaquée dans de nombreux

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18. Richard Étienne, « À Genève, Uber Eats doit désormais recourir à des employés », Le Temps, 1er septembre 1020.19. Jérôme Faas, « Une montagne d’arriérés menace d’étrangler Uber », 20 minutes, 4 janvier 2021.20. « Un chauffeur suisse doit être considéré comme un salarié », La Libre Éco, 13 janvier 2021. 21. « Les chauffeurs Uber sont bien des “travailleurs” salariés au Royaume-Uni, selon la Cour suprême », Le Monde, 19 février 2021.22. Léna Corot, « Uber et Lyft gagnent leur référendum sur le statut des chauffeurs en Californie », L’Usine digitale, 5 novembre 2020.23. « Travailleurs indépendants : des chauffeurs Uber poursuivent la Californie en justice », Les Échos, 13 janvier 2021.

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pays au titre du droit du travail, mais aussi des vio-lences commises par les chauffeurs.

La crise économique, qui a fortement affecté l’acti-vité de transport, a conduit les dirigeants d’Uber àrevoir leurs prévisions de rentabilité et à se retirer deprojets désormais considérés comme trop coûteux,comme son programme de recherche sur l’intelli-gence artificielle et le véhicule autonome. Surtout,en 2020, la firme a dû supprimer environ 6 700 em-plois et fermer près de 40 agences dans le monde.Reflet d’une époque, la dernière annonce s’est faiteà distance, par Zoom24. Dans ce triste bilan, on necomptabilise aucun chauffeur, bien sûr, puisque legroupe californien est réputé ne pas les employer…

Pourtant, dans le même temps, on apprend le 31 jan-vier 2021 dans Les Échos que la plateforme Just Eatannonce vouloir embaucher dans une trentaine devilles françaises 4 500 livreurs à vélo, de surcroît enCDI, d’ici à la fin de l’année 202125. À contre-courantde la vulgate des plateformes et de leurs alliés, quirépètent à l’envi que le modèle économique de lalivraison à domicile ne résisterait pas à l’embauchedes travailleurs de plateformes, cette annonce faitl’effet d’une bombe idéologique. Et si un autre mo-dèle était possible, celui du salariat, dont on veutnous faire croire qu’il ne pourrait être que l’excep-tion à l’âge du numérique ? Et si cet autre modèleétait finalement notre modèle : un modèle européenplutôt qu’un modèle importé ? Précisons en effetqu’en fusionnant avec Takeaway.com en juillet2019, Just Eat est devenu un acteur européen ma-jeur dans son secteur. Il connaît une croissance fortequi nous rappelle que ce n’est pas antinomique avecle respect et la promotion du droit du travail.

Une prise de conscience collective

Ce qui a changé en 2020, ce n’est pas seulementl’état du droit. C’est l’état d’esprit des travailleurs du

numérique, et pas seulement à cause de la crisesanitaire et des difficultés économiques. On setrompe souvent sur l’humeur et les motivations deschauffeurs VTC. Méfions-nous des idées reçues quifont des travailleurs de plateformes les victimesconsentantes d’un système économique inégalitaire,injuste et discriminatoire. On les dit individualisteset peu revendicatifs. Ils sont solidaires et déterminés.On les dit isolés et passifs. Ils sont de plus en plusnombreux à adhérer à un syndicat. Nous en sommesd’ailleurs les témoins en accompagnant le dévelop-pement de l’Intersyndicale nationale VTC (INV), quicompte toujours plus de chauffeurs adhérents chaquejour, et dont les revendications comme les actionsjudiciaires sont nombreuses.

La situation d’extrême précarité que connaissentaujourd’hui les chauffeurs livreurs et les nombreuxcas de Covid-19 recensés dans la profession les in-citent à se regrouper plus fortement pour faire valoirleurs droits. Ce qu’ils réclament, plus qu’une repré-sentativité qu’ils sont en train de se créer eux-mêmes,c’est une protection sociale dont ils manquent cruel-lement, ce dont ils prennent aujourd’hui la mesure enpleine crise sanitaire, en comparaison des travailleurssalariés.

Prenons un exemple concret. Une hôtesse de caisseou un salarié de la grande distribution qui nous ontpermis, pendant le confinement, de faire nos achatsde première nécessité ont eu la possibilité d’exercerleur droit de retrait s’ils ne souhaitaient pas être ex-posés au risque sanitaire. Ils ont pu bénéficier, si labaisse d’activité l’a justifié, d’une prise en charge parl’État de leur chômage partiel et pourront recouriraux dispositifs d’assurance chômage si leur emploivient à être remis en cause. S’ils contractent le virus,ils ont la possibilité de se mettre en arrêt maladie etleurs représentants du personnel peuvent attaquerl’entreprise pour l’obliger à se mettre en conformitéavec des obligations sanitaires minimales ou renfor-cées, comme dans l’affaire Amazon26. Rien de telpour les chauffeurs Uber ou les livreurs Deliveroo.Peu de protection sanitaire. Peu de protectionsociale. Et, la contamination « sociale » se poursui-vant, les enseignes Franprix et Carrefour ont annoncé,

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24. « Uber supprime 3 000 emplois supplémentaires », La Tribune, 18 mai 2020.25. Clotilde Briard, « Just Eat va embaucher 4 500 livreurs », Les Échos, 31 janvier 2021.26. Cour d’appel de Versailles, 14e chambre, 24 avril 2020.

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Requalifier Uber

pendant le premier confinement, avoir respective-ment conclu un partenariat avec Deliveroo et UberEats pour la livraison de leurs clients à domicile, élar-gissant ainsi le champ de la propagation du travail-leur ubérisé à la grande distribution27.

La fiction du travailleur indépendant, déjà contre-dite par le droit du travail en temps normal, a ainsiéclaté au grand jour à la faveur de la crise sanitaire.La décision du 4 mars 2020 de la Cour de cassation,conjuguée à la situation d’extrême précarité queconnaissent aujourd’hui les chauffeurs livreurs, mal-gré le déconfinement, et aux nombreux cas de conta-mination à la Covid-19 recensés sur le terrain, les aincités à agir plus fortement pour faire valoir leursdroits. La requalification de leur relation de travail encontrat salarié apparaît ainsi aujourd’hui, pour descentaines de chauffeurs VTC qui ont saisi lesconseils des prud’hommes de Lille, de Lyon puis,depuis le 18 mai 2020, de Paris, comme la seule voiepossible pour leur ouvrir un droit au travail sécuriséet un droit au chômage. En quelques semaines, àpartir de mars 2020, la plupart d’entre eux ont eneffet vu leur activité diminuer brutalement ou, pourcertains, disparaître. Plus de 200 dossiers de demandede requalification qui nous ont été confiés serontexaminés dans l’année 2021 par le conseil desprud’hommes de Paris.

Nous sommes en mesure d’évaluer leur préjudice,lequel se chiffre, de façon cumulée, à plusieurs cen-taines de milliers d’euros. En annexe de ce rapport,il nous a paru utile de publier quelques donnéessocio-économiques anonymisées sur les chauffeursVTC que nous représentons devant le conseil desprud’hommes de Paris28. Non représentatives maistrès illustratives, elles sont une modeste contributionau débat que des chiffres officiels permettraient derendre plus tangible, et qui est pour l’instant éludé.Elles montrent que les chauffeurs VTC, contraire-ment à ce qu’on pense, ne sont pas si jeunes : leur âgemoyen est de 40 ans. Une majorité exercent cette pro-fession depuis plus de trois ans et leur rémunération

annuelle moyenne est de 25 676 euros net, aprèspaiement de la TVA et de la commission due à Uber,avec, toutefois, de fortes disparités entre eux. Enfin,si la majorité des chauffeurs ne travaillent pas qu’avecUber et utilisent en parallèle d’autres applications,l’essentiel de leur chiffre d’affaires est réalisé aveccette plateforme.

Ces quelques données chiffrées sont à comparer avecune enquête récente sur les livreurs à vélo, publiéeen mai 2020 par l’université Gustave-Eiffel, financéepar la chaire Logistics City et le ministère de la Tran-sition écologique et solidaire29. Elle révèle que 53 %des livreurs ont entre 26 et 35 ans et que 39 % d’entreeux n’ont pas de diplôme. Autres données de cetteétude : 54 % travaillent à Paris intra-muros ; 73 %sont à plein temps ; ils sont 28 % à travailler 6 jourspar semaine et 41 % à effectuer plus de 8 heures detravail par jour ; 72 % n’ont pas d’autre activité et55 % ont une ancienneté de 6 mois et plus ; 48 % ontle statut d’autoentrepreneur. Ces chiffres, comme lesnôtres, témoignent d’une omniprésence des hommesdans le métier de chauffeur livreur. Les femmesconstituent à peine 2 % des effectifs.

Cette enquête et nos constatations chiffrées renver-sent au demeurant plusieurs idées reçues : les travail-leurs de plateformes, chauffeurs et livreurs à véloconfondus, sont des hommes certes jeunes, mais quiont majoritairement plus de 25 ans quand ils sontlivreurs et un âge moyen de 40 ans quand ils sontchauffeurs. Ce ne sont donc pas en majorité desjeunes de moins de 25 ans, voire des étudiants. Ils sontde surcroît installés dans le métier. Cette installationest plus nette chez les chauffeurs qui en font leuractivité principale, mais elle est également forte chezles livreurs à vélo, 50 % de ceux travaillant à tempsplein s’imaginant toujours livreurs dans trois mois.

Ces données s’ajoutent à l’étude quantitative menéepar Uber auprès de ses coursiers en 2020 (avant ledébut de la crise sanitaire). Cette « consultation deslivreurs30 » engagée en prévision de la mise en œuvrede la charte de responsabilité sociale prévue dans la

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27. Clothilde Chenevoy, « Deliveroo nouvelle alternative de livraison pour Franprix », LSA, 20 mars 2020 ; Christophe Parliese et Philippe Bertrand,« Uber Eats arrive dans la distribution avec Carrefour », Les Échos, 1er avril 2020.28. Voir annexe I. Données socio-économiques sur un échantillon de 145 chauffeurs VTC.29. Laetitia Dablanc, Anne Aguiléra, Laurent Proulhac, Léa Wester, Nicolas Louvet et José Palomo Rivas, « Enquête sur les autoentrepreneurs de lalivraison instantanée », Université Gustave-Eiffel, mai 2020.30. « Consultation des livreurs », Uber Eats, 2020.

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Travailler à l’âge du numérique

loi d’orientation des mobilités (LOM) est éclairanteà plus d’un titre, et notamment sur la demande crois-sante de protection des travailleurs de plateformes.En effet, comme le montre le graphique ci-après, leslivreurs souhaitent avoir plus de droits et de protec-tion en matière d’assurance chômage, d’accident dutravail, d’accès au crédit et au logement. C’est lesigne d’une véritable prise de conscience collectivede leur précarité.

Cette étude et celles qui peuvent exister par ailleurs,souvent parcellaires ou orientées, montrent à quelpoint un observatoire statistique fiable et indépen-dant de l’activité économique des travailleurs de plate-formes pour le secteur du T3P (transport publicparticulier de personnes), mais aussi pour les livreurs,fait défaut, d’autant qu’Uber conserve jalousement lesdonnées personnelles des chauffeurs. Qu’attendentles chauffeurs VTC à l’origine de ces actions judi-ciaires ? Ils souhaitent être indemnisés des nom-breuses heures de travail effectuées mais non payées.Selon les calculs effectués à l’appui de leursdemandes de requalification, ils passent en moyenne10 à 15 heures par jour dans leur voiture, souvent6 jours sur 7, travaillant parfois même le dimanche.Ils travaillent aussi la nuit et le week-end. Toute cettedurée de travail serait comptabilisée et payée de façonmajorée s’ils étaient salariés : elle représente unmanque à gagner pour le travailleur qui peut se chif-frer en milliers d’euros par an.

Lorsqu’il prend des congés, le chauffeur n’est pasnon plus payé. De même lorsqu’il est malade.Il règle également tous ses frais professionnels : savoiture, ses réparations, son essence et son assurance.

Bien entendu, s’il était salarié, il serait indemnisé parson employeur de l’ensemble de ces dépenses. Riende tel chez Uber. Quand il est déconnecté par la plate-forme – et cela est très courant, Uber choisissant dele faire sans préavis ni procédure –, le chauffeur estimmédiatement privé d’emploi alors que ses chargescontinuent à courir. Il peut être déconnecté tempo-rairement, mais aussi définitivement. Sans aucuneindemnité. C’est cette indemnité que les chauffeursdéconnectés réclament également en justice.

Ils attendent aussi des dommages et intérêts pour lepréjudice moral subi en raison de la violence exercéepar le robot qui est de fait leur patron : recevoir desnotifications régulières, être déconnecté, ne paspouvoir s’expliquer, ne pas comprendre le prix, sevoir imposer une commission et des trajets est unesouffrance quotidienne, celle de l’humain travaillantsur ordre d’un ordinateur. Voilà bien un travail dontla violence est aujourd’hui socialement cachée etjuridiquement non reconnue. Voilà bien le vraitravail dissimulé. En un mot, le travail au noir destemps modernes.

Vers une action de groupe ?

Le « modèle social » des plateformes numériques detravail repose sur le fait que les travailleurs sont iso-lés, dit « indépendants », satellisés dans leur voitureou sur leur vélo et collectivement non représentés.Le secteur découvre à peine l’action collective. Pre-mier exemple en date, les revendications des travail-leurs à vélo de Frichti, qui ont engagé en juin 2020un mouvement de grève afin d’obtenir leur régulari-sation et une rémunération décente pour leurtravail31. Cette action a débouché récemment sur uneaction en justice puisque 66 livreurs sans papiersayant travaillé avec la plateforme de livraison de repasjusqu’en juin 2020 ont saisi le 12 janvier 2021 leconseil des prud’hommes de Paris pour faire recon-naître l’existence d’un contrat de travail entre eux etFrichti32. Second exemple récent de mobilisation des

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31. Gurvan Kristanadjaja, « Les “livreurs de bonheur” de Frichti luttent pour leur régularisation », Libération, 8 juin 2020.32. « Frichti : 66 ex-livreurs sans papiers saisissent les prud’hommes », Frenchweb, 12 janvier 2021.

Les sujets sur lesquels les livreurs souhaiteraient davantage de droits et de protection

• 2019 • 2020

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Requalifier Uber

livreurs pour leurs conditions de travail : les travail-leurs à vélo d’Uber Eats de Saint-Étienne ont punégocier, fin décembre 2020, un tarif minimum de10 à 12 euros par course, selon les heures33.

La relation de travail n’est plus une relation exclusi-vement interpersonnelle entre un employé et son pa-tron, et ce, depuis bien longtemps. C’est une relationcollective qui fait collaborer une entreprise, biensouvent multipersonnelle, avec une collectivité detravailleurs. Les interactions entre ces diverses per-sonnes sont nombreuses, plus horizontales queverticales, plus égalitaires que pyramidales. Le droitdu travail a intégré l’existence des rapports collectifsdans le travail depuis plusieurs décennies, voire plusd’un siècle avec le droit de grève. Les plateformesnumériques semblent encore l’ignorer, et le gouver-nement, le redécouvrir.

Le droit de faire grève, le droit de se syndiquer, le droità la négociation collective seraient donc totalementétrangers à la gig economy ? Cette dernière détruira-t-elle en vingt ans ce que nous avons mis deux sièclesà construire, c’est-à-dire un droit pour des acteurscertes libres économiquement, mais socialementresponsables ? Cette économie dite « nouvelle » estd’ailleurs bien rétrograde. Alors que le droit du travailse réforme sans cesse et que les sécurités collectivesse renforcent dans tous les domaines, elle serait bienla seule à encore camper au fin fond des âges.

Voilà six ans que les actions de groupe sont possiblesen France. Elles concernent plusieurs domaines : ledroit de l’environnement et de la santé, par exemple,puis, plus récemment, le droit des données à carac-tère personnel. Encore peu utilisées, elles en sont àleurs balbutiements. Elles sont nées de la prise deconscience qu’il existait des risques et périls com-muns à un même groupe d’individus face à une ouplusieurs sociétés dont l’activité pouvait avoir unimpact collectif négatif : les grandes industriespolluantes, les laboratoires pharmaceutiques ou lesgrandes plateformes numériques comme Google,Facebook et consorts, détentrices quant à elles d’unemasse de données à caractère personnel. Ces actionsont également pour point de départ le constatqu’un particulier pouvait ne pas avoir les moyens,

notamment financiers, d’attaquer seul en justice desopérateurs puissants dont la société pourrait avoir àsouffrir collectivement.

C’est le cas des collaborateurs des plateformes nu-mériques de travail. En ne reconnaissant pas à seschauffeurs le statut de travailleur salarié, en collec-tant massivement leurs données personnelles sansrespecter le Règlement général pour la protection desdonnées (RGPD), Uber porte collectivement préju-dice à leurs droits sociaux. En tant que représentantsde 200 chauffeurs Uber devant le conseil desprud’hommes de Paris, nous sommes confrontés à ladifficulté de défendre individuellement chacun desplaignants. Il nous faut engager de multiples fois uneaction unique par chauffeur, ce qui nous oblige àrépéter nos actes et à répliquer nos arguments autantde fois qu’il y a de plaignants et de juges pour lesentendre. Or, les moyens de fait et de droit sont tou-jours les mêmes, les chefs de demande identiqueset les condamnations requises quasi semblables.Le désavantage de ce système réside dans la démul-tiplication des frais de procédure, des moyens maté-riels et humains pour engager de telles actions, ainsique dans le risque de contrariété de jugements entreles juridictions, les unes ou les autres déboutant oucondamnant les plateformes plus ou moins sévère-ment, selon les circonstances.

Car si nous menons bien une action de masse, il nes’agit pas pour autant d’une action de groupe, quiaurait permis d’introduire une seule action devant unseul tribunal, avec une seule argumentation, et ce,pour un nombre illimité de plaignants. La raison enest simple : l’action de groupe en matière prud’homalen’existe pas. À l’ère de l’emploi « viralisé », automatiséet « cliquable » ou « décliquable » à volonté, le droitprocédural du travail reste encore à parfaire.

Il nous semble en effet évident que les milliers depersonnes travaillant toutes avec le même robot etsoumises aux mêmes conditions de travail standar-disées (leur personnalité, leur sexe ou leur compé-tence important peu) par des mastodontes mondiauxappartiennent à une même catégorie d’« usagers »non individualisés, se retrouvant tous dans unemême situation juridique, qu’il faudrait alors traiter

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33. « Les livreurs Uber Eats de Saint-Étienne obtiennent un tarif horaire minimum sur certaines courses », L’Obs, 28 décembre 2020.

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judiciairement de façon commune, collective et coor-donnée. Ainsi, un syndicat, un collectif de travailleursreprésentatif ou une association intéressée pourraitengager une action de groupe au nom de tous ceuxqui y ont droit et effectuer des demandes communesà tous, afin d’obtenir, en un seul jugement, des in-demnités uniques pour des travailleurs se retrouvantdans la même situation de droit. L’efficacité de lajustice en serait accrue. Et la peur du gendarmedeviendrait effective.

Pour avoir déposé plusieurs plaintes contre Uber de-vant la Commission nationale de l’informatique et deslibertés (CNIL) pour violation du RGPD au nom dela Ligue des droits de l’homme qui représente cesmêmes 200 chauffeurs, nous mesurons l’efficacitéd’une action collective, traitée devant une seule auto-rité et dans le cadre d’une seule et même procédure.Toutefois, il ne s’agit pas encore là d’une action degroupe au sens strict du terme, tout juste d’une plaintecollective prévue par la loi Informatique et libertés,laquelle en simplifie toutefois la pratique. Voilà pour-quoi nous lancerons bientôt une véritable action degroupe devant le juge judiciaire afin de réclamer pourchacun des plaignants une indemnisation collective.

Parce que celle-ci est prévue explicitement dans leRGPD, il est possible de le faire en matière de pro-tection des données à caractère personnel depuis201934. Ainsi, dans une même affaire, les chauffeursUber peuvent utiliser une action de groupe pour lerespect de leurs données personnelles, mais pas pourcelui de l’application du droit du travail les concer-nant. Ce qui va pour un droit ne va pour l’autre.Étrange État de droit.

Bien entendu, cette action de groupe en matièreprud’homale ne serait pas exclusive de toute actionindividuelle que les plaignants pourraient vouloirmener individuellement s’ils ont à faire valoir un droitou une situation qui leur sont propres. Ce projetd’introduire une action de groupe en matière prud’ho-male est porté aujourd’hui par le groupe Socialiste,écologiste et républicain du Sénat qui vient de dépo-ser, le 4 décembre 2020, une proposition de loi rela-tive à « la protection des travailleurs indépendants parla création d’un devoir de vigilance, à la défense dustatut de salarié et à la lutte contre l’indépendancefictive » dont le premier signataire est le sénateursocialiste Olivier Jacquin35.

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34. Articles L. 77-10-1 à L. 77-10-25 du code de justice administrative.35. Proposition de loi relative à la protection des travailleurs indépendants par la création d’un devoir de vigilance, à la défense du statut de salarié et à lalutte contre l’indépendance fictive, présentée le 4 décembre 2020.

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La coopérative fait son chemin

Depuis un an, l’idée que nous mettons en avant pourassurer tout à la fois protection aux travailleurs auto-nomes et sécurité juridique aux plateformes est lacréation de coopératives d’activité et d’emploi (CAE),qui regrouperaient des chauffeurs avec un statutd’entrepreneur-salarié et, potentiellement, d’associé.Rappelons-le au préalable : cette solution n’est pasexclusive des autres statuts et ne saurait être imposéeà tous. Le principe que nous défendons est celui dela liberté de s’unir. Si certains veulent demeurer auto-entrepreneurs, c’est toujours possible. Si d’autres veu-lent obtenir leur requalification et bénéficier d’unejuste indemnisation de leur travail, le juge pourra lesleur accorder. Pour les autres qui veulent prendre leurdestin en main, il y a la coopérative dont l’idée a faitson chemin en 2020, suscitant d’abord scepticisme,puis intérêt, voire engouement.

L’entêtement du gouvernement

Nous ne répéterons pas ici les arguments qui nousont conduits à défendre il y a maintenant un an lasolution de la CAE. Ils constituent le corps de notrerapport Pour travailler à l’âge du numérique, défendonsla coopérative36 ! Cette solution a été reprise dans plu-sieurs publications dans le cours de l’année 2020.Elle se trouvait dans une proposition de loi du groupeSocialiste, écologiste et républicain du Sénat dansune proposition de loi visant à « rétablir les droits so-ciaux des travailleurs numériques » déposée notam-ment par Monique Lubin, Nadine Grelet-Certenais

et Olivier Jacquin et examinée le 15 janvier 202037.À cette occasion, un débat a eu lieu sur le caractèreobligatoire du recours à une CAE, la proposition deloi socialiste en faisant un préalable. Elle a été, assezlogiquement, rejetée par la majorité sénatoriale.Quelques semaines après, la coopérative a fait l’objetd’une recommandation particulière dans le rapportd’information de Michel Forissier, Catherine Fournieret Frédérique Puissat, sénateurs centristes et dedroite, rendu au nom de la commission des affairessociales du Sénat38. Preuve que cette idée peutdépasser les clivages politiques.

Mais le gouvernement a passé l’année 2020 à repous-ser les échéances pour trancher cette question épi-neuse, et ce, malgré la crise sanitaire qui touchaitdurement les travailleurs de plateformes et en dépitdes évolutions jurisprudentielles. Le 14 janvier 2020,le Premier ministre a confié à Jean-Yves Frouin,ancien président de la chambre sociale de la Cour decassation, une mission ayant pour but de réfléchir aux« différentes hypothèses envisageables pour cons-truire un cadre permettant la représentation destravailleurs des plateformes numériques39 ». Cettemission est notamment en charge de préparer l’édic-tion de l’ordonnance prévue par l’article 48 de laLOM, qui doit permettre d’organiser les moyensd’une négociation collective entre plateformes etchauffeurs livreurs. Ayant consulté largement depuissa création, le 5 juin 2020, la mission Frouin a vu sacompétence élargie à une réflexion plus globale surle statut des travailleurs de plateformes qui, aprèsl’arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 2020, rendudonc après l’installation de celle-ci, peuvent deman-der la requalification judiciaire.

36. Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud, op. cit.37. Proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques, déposée au Sénat le 28 novembre 2019.38. Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat, « Travailleurs des plateformes : au-delà de la question du statut, quelles protections ? »,rapport d’information n° 452 (2019-2020) de fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 20 mai 2020.39. Lettre de mission du Premier ministre à Jean-Yves Frouin, « Pour une meilleure représentation des travailleurs de plateformes numériques »,14 janvier 2020, transmise aux auteurs du présent rapport.

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Travailler à l’âge du numérique

Le gouvernement, qui ne souhaitait manifestementpas que de telles requalifications se multiplient, aalors tenté par tous les moyens d’orienter la réflexionde la mission vers « un tiers statut », dans la droiteligne de sa doctrine « ni totalement salarié, ni totale-ment indépendant ». Il a rappelé à l’envi, à traversnotamment les voix de la ministre du Travail et dusecrétaire d’État aux transports, que les travailleursde plateformes souhaitaient rester indépendants.À l’automne, les travaux se sont poursuivis et il a étéannoncé que la mission rendrait ses conclusions à lafin du mois d’octobre. Mais le gouvernement a, demanière impromptue, pris l’initiative de publier undécret précisant les conditions d’approbation de lacharte de responsabilité sociale des plateformes. Ini-tiative d’autant plus surprenante qu’elle est interve-nue avant la publication des conclusions de lamission Frouin, qui portait justement sur ce sujet.

Rappel des épisodes précédents : la charte de respon-sabilité sociale est un exemple inédit de soft law à lafrançaise, un droit à la portée juridique peu contrai-gnante. Prévue à l’article 44 de la LOM, elle devaitau départ fournir le moyen juridique d’éviter lesrisques de requalification. En offrant la possibilité àchaque plateforme d’édicter, de façon unilatérale etfacultative, une charte dont l’objet est de déterminer« les conditions et modalités d’exercice de sa respon-sabilité sociale » et de définir « ses droits et obliga-tions ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elleest en relation », le gouvernement français a tentéd’échafauder un droit nouveau tendant à donner à labonne volonté force de loi et d’instaurer un « dialoguesocial » entre plateformes et chauffeurs livreurs afind’améliorer « les conditions d’exercice de leur activitéprofessionnelle ».

Dans sa décision du 20 décembre 2019, on se sou-vient que le Conseil constitutionnel en avait décidéautrement en censurant la portée de la charte40. Pourles sages de la rue Montpensier, l’existence d’une tellecharte ne pouvait en aucun cas empêcher un juge derequalifier en contrat salarié la relation professionnelleentre une plateforme numérique et ses travailleurs.

En remettant en avant la solution de la charte et enpubliant le décret fixant les conditions de sonhomologation41, le gouvernement a donc décidé, enoctobre 2020, de privilégier à nouveau cette solution,au détriment de la sécurisation du statut des travail-leurs de plateformes numériques. Cette initiative,menée de concert avec une des plateformes de VTCfrançaises, avait également pour but de prendre devitesse les conclusions de la mission Frouin42.

Ce qui frappe, c’est l’entêtement du gouvernement àvouloir imposer une solution juridique qui neconvient qu’aux plateformes et qui a déjà fait l’objetde deux censures de la part du Conseil constitution-nel. Comment ne pas voir derrière la parution de cedécret la pression accrue de certaines plateformesnumériques et leur force de frappe reconnue enmatière de lobbying ? Elles leur permettent d’obtenirce qu’elles veulent d’un gouvernement qui, aprèsavoir eu recours sur ce sujet sensible à une loi d’ha-bilitation qui l’a autorisé à légiférer par ordonnancesans l’avis des parlementaires, a méprisé sa propreméthode en court-circuitant la mission qu’il avait lui-même mise en place… C’est d’ailleurs ce qu’a dé-noncé Alain Supiot, professeur émérite au Collègede France, dans une interview parue le 22 janvier2021 dans le magazine Alternatives économiques :

À mes yeux, il est primordial que le juge reste maîtrede la possibilité d’accorder ou non cette requalification.Aujourd’hui, sous la pression d’un intense lobbying, lelégislateur semble s’acharner à soustraire les plate-formes du champ d’application du droit du travail.C’est un jeu très dangereux dont on ne mesure pasassez les risques. La conception des algorithmes de-vrait par ailleurs faire l’objet d’un débat contradictoireet même entrer dans le champ de la négociation col-lective. Pour cela, il faut un cadre législatif. Sinon, ilne se passera rien, les plateformes se contenteront defaire la réclame de chartes sans valeur et inopérantes43.

Le sujet des travailleurs de plateformes numériquesne serait-il pas le révélateur d’une façon toute macro-nienne de gouverner, plus que jamais business friendly,pour ne pas dire sous influence des entreprises,

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40. Conseil constitutionnel, décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019.41. Décret n° 2020-1284 du 22 octobre 2020 relatif aux modalités d’application de la responsabilité sociale des plateformes de mise en relation par voieélectronique, Journal officiel lois et décrets n° 0258 du 23 octobre 2020.42. Maxime François, « VTC : l’idée d’une “charte” pour les plates-formes est de retour », Le Parisien, 20 octobre 2020. 43. Alain Supiot : « Le contenu et le sens du travail sont des exigences de justice sociale », Alternatives économiques, 22 janvier 2021.

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La coopérative fait son chemin

totalement sourde aux arguments des corps intermé-diaires et aux représentants des travailleurs, et ce,dans un moment de crise économique sans précé-dent ? Ces difficultés et les pressions qu’a dû subirla mission Frouin dans les derniers jours précédantla publication de son rapport nous ont fait craindreun enterrement de première classe de ses travaux.Nous nous en sommes émus dans une tribune paruele 27 novembre 202044.

La coopérative validée

In fine, la mission a tenu bon et le rapport Frouin,remis finalement le 1er décembre 2020 au Premierministre, fait clairement apparaître la coopératived’activité et d’emploi (CAE) comme une solutionpertinente pour les travailleurs de plateformes45. Sestravaux ont permis d’examiner la validité de l’ensembledes possibilités juridiques susceptibles de concilierindépendance et protection. Nous avons pu ycontribuer personnellement lors d’une audition aucours de laquelle nous avons défendu une fois deplus la CAE.

Il semble que notre position ait été entendue par lesmembres de la mission et par Jean-Yves Frouin qui,malgré les contraintes de temps et les pressions dugouvernement, a accompli un travail remarquable.En effet, même si le chemin était balisé et si l’idéed’une requalification massive des travailleurs deplateformes était exclue par le gouvernement, ce quele rapport rappelle d’emblée, il a eu le courage d’ex-plorer toutes les pistes et de dire clairement leschoses. Pour la première fois dans un rapport officiel,la dépendance économique des travailleurs de plate-formes a été reconnue :

Si les travailleurs qui se connectent aux plateformessont juridiquement indépendants et libres de s’y

connecter ou non, ils sont en réalité privés dans leuractivité des prérogatives essentielles à leur indépen-dance. Ils ne choisissent ni le client, ni les conditionsd’exécution de la prestation. Ils sont en outre écono-miquement dépendants, car ne disposant pas d’autresopportunités de revenus que ces plateformes. La rela-tion contractuelle repose donc sur un déséquilibre despouvoirs entre la plateforme et son travailleur, tant pourl’organisation du travail que pour la fixation du prix, sansque ce déséquilibre ne repose sur le salariat et ne soitdonc compensé par l’ensemble des droits et protectionsattachés au statut de salarié. Les plateformes numé-riques de travail sont sans doute des vecteurs de crois-sance mais elles favorisent l’apparition d’une nouvelleclasse de travailleurs précaires. Toutes ces raisonsconvergent : une plus grande régulation est nécessaire46.

Au final, l’idée d’un statut spécifique, entre indépen-dant et salarié, n’a pas été retenue. Le rapport Frouinpréconise plutôt de salarier les travailleurs de plate-formes par le biais d’un tiers. Le livreur ou chauffeurautonome pourrait choisir entre une CAE ou unesociété de portage salarial. Le rapport recommandeune affiliation obligatoire après :– 6 mois d’activité et un chiffre d’affaires à définir

(sur une base de 47 semaines et d’une activité heb-domadaire de 17,5 heures) pour la livraison derepas et la logistique urbaine ;

– 12 mois d’activité et 20 000 euros de chiffre d’af-faires pour les chauffeurs VTC.

Les travailleurs de plateformes auraient ainsi la pos-sibilité de bénéficier d’une couverture sociale, de l’as-surance chômage et des droits des salariés (CDI,compte professionnel de prévention...) tout en restantlibres d’organiser leur travail. Ce rattachement coûte-rait entre 7 et 10 % du chiffre d’affaires. Le rapportestime que la plateforme pourrait prendre en chargeune partie du montant. Le 11 décembre 2020, aprèsla publication de ce rapport, nous avons organisé à laFondation Jean-Jaurès un séminaire qui a rassembléles principaux acteurs de ce dossier et Jean-YvesFrouin lui-même47. À cette occasion, ce dernier a

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44. Brahim Ben Ali, Jérôme Giusti, Olivier Jacquin et Vincent Duchaussoy, « Travailleurs des plates-formes : faut-il sauver le soldat Frouin ? », Les Tribunesde Alter&Co, site d’Alternatives économiques, 27 novembre 2020.45. Jean-Yves Frouin, avec le concours de Jean-Baptiste Barfety, « Réguler les plateformes numériques de travail », rapport au Premier ministre,1er décembre 2020.46. Ibid.47. Fatima Bellaredj, Brahim Ben Ali, Hind Elidrissi, Jean-Yves Frouin, Olivier Jacquin, Patrick Levy-Waitz, Teddy Pellerin, Jérôme Pimot, VéroniqueRevillod, Stéphane Vernac et Jérôme Giusti, « Après les chartes et le rapport Frouin, quelle régulation pour les plateformes de travail ? », Paris, FondationJean-Jaurès, 11 décembre 2020.

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évoqué les difficultés qu’il avait rencontrées lors destravaux de sa mission et les fortes contraintes aux-quelles le gouvernement l’avait soumis. Celui-ci luiavait fait savoir d’emblée qu’il conviendrait d’écartertoute proposition de requalification massive.

Malgré le respect de cette exigence, c’est une litotede dire qu’il n’a pas accueilli la publication du rapportFrouin avec enthousiasme. La ministre du Travail,Élisabeth Borne, a déclenché une nouvelle missionsur le même sujet composée de trois nouvelles per-sonnalités. Elles planchent notamment sur un projetd’ordonnance prévu d’ici à avril 2021 sur la représen-tativité et le dialogue social dans le secteur desplateformes numériques. Celui-ci fait suite à l’adop-tion de la loi LOM, et notamment de son article 44par lequel le Parlement a habilité le gouvernement àlégiférer par ordonnance sur ce sujet dans un délaide douze mois après la promulgation de la loi. En rai-son de la crise sanitaire, ce délai a été rallongé dequatre mois. L’ordonnance devra donc paraître avantle 25 avril 2021.

Le trio, composé de Bruno Mettling, ancien DRHd’Orange, Pauline Trequesser, travailleuse indépen-dante et animatrice d’un collectif d’indépendants, etMathias Dufour, président d’un groupe de réflexion(#leplusimportant), devait se contenter, en théorie,de proposer au gouvernement une version de l’ordon-nance sur la représentativité, mais la lettre de missionsignée par la ministre du Travail le 7 janvier 2021,dont nous avons pu prendre connaissance, montreà l’évidence qu’il s’agit d’une « nouvelle missionFrouin » dont les conclusions devront comporter despropositions en matière d’évolution du statut des tra-vailleurs de plateformes et qui pourra donner lieu à« une transcription législative via le PLFSS [projetde loi de financement de la sécurité sociale] en find’année48 ». Ces trois personnalités entendent denouveau les principaux intéressés : les travailleursde plateformes et leurs représentants légitimes,comme le recommande d’ailleurs la lettre de mis-sion d’Élisabeth Borne.

Bien sûr, c’est pour nous une grande satisfaction devoir nos propositions reprises dans un rapport au

Premier ministre. Non celle d’avoir eu raison avantles autres mais celle, plus profonde, d’avoir permis àune autre voie d’être essayée, explorée et validée. Sur-tout, la satisfaction d’avoir obtenu, à l’occasion destravaux de cette mission, que les travailleurs deplateformes puissent s’exprimer eux-mêmes, commelors de l’audition de Brahim Ben Ali, secrétaire géné-ral du syndicat de chauffeurs INV. On ne dira ja-mais assez à quel point les prises de parole sontimportantes dans la construction d’une action col-lective, à une époque que l’on dit purement indivi-dualiste. De cette manière, les travailleurs deplateformes montrent qu’ils veulent aller plus loinque la seule défense de leurs droits.

Quelle rentabilité économiquepour les coopératives ?

Les réactions pour le moins mitigées de certains ac-teurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) aprèsla publication du rapport Frouin ont pu laisser penserque l’idée selon laquelle la coopérative serait unesolution pertinente pour sécuriser la situation des tra-vailleurs de plateformes était rejetée par le mondecoopératif lui-même. Il n’en est rien. Certains, légiti-mement attachés aux principes qui régissent lemodèle coopératif, ont mis en garde contre la créa-tion de structures « d’interface » avec les applicationsqui n’auraient de coopératives que le nom49. Ils onteu raison de le faire. C’est également ce qu’a rappeléla Confédération générale des SCOP dans le com-muniqué de presse qu’elle a rédigé après la publi-cation du rapport. Elle a encouragé les pouvoirspublics « à travailler à un véritable plan de dévelop-pement des plateformes coopératives » tout enrappelant que la création de CAE ne pouvait « enaucun cas […] permettre aux grandes plateformescomme Uber ou Deliveroo de se dégager de leurresponsabilité d’employeurs50 ».

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48. Voir annexe II. Lettre de mission d’Élisabeth Borne à Bruno Mettling, 7 janvier 2021.49. Kévin Poperl, « Rapport Frouin : travailleurs et travailleuses, unissez-vous… au secours du capital », L’Humanité, 7 décembre 2020.50. « Plateformes coopératives. Optons pour la solution coopérative… pleine et entière ! », communiqué de presse, 8 décembre 2020.

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La coopérative fait son chemin

En ce qui nous concerne, que les choses soientclaires : il ne s’agit en aucun cas de défendre l’idéede « coopératives d’interface » pour permettre à Uberet aux autres de se sortir du piège de la requalifica-tion. Au regard des actions que nous avons engagéesdepuis un an au nom de 200 chauffeurs devant leconseil des prud’hommes de Paris ou devant laCNIL, il nous semble difficile d’être suspectés deconnivence. Si nous défendons cette solution, c’estparce que nous croyons à sa vertu démocratique etsociale. C’est aussi parce que nous pensons qu’ellesera un moyen de pression efficace pour permettreaux travailleurs de négocier une commission moindreavec les plateformes. C’est aussi le choix du pragma-tisme : faire émerger une alternative pour que lesdivers intérêts en présence puissent converger per-met de sortir du manichéisme idéologique.

Sur ce point, le rapport Frouin fait une propositionprécise qui est cohérente avec l’idée de créer un rap-port de force plus équilibré entre travailleurs regrou-pés en CAE ou affiliés à une société de portagesalarial et plateformes de travail. Il prévoit d’« orga-niser une négociation avec les plateformes sur le par-tage des frais de structuration collective via le recoursà un tiers », en l’occurrence une « Autorité de régu-lation des plateformes » dont il propose la création51.Cette proposition ouvre un nouveau champ d’intérêtpour nous et rejoint notre idée qu’il faut qu’uneautorité s’assure de la responsabilité des plateformes.Nous y reviendrons. Car la question essentielle quise pose aux travailleurs de plateformes qui voudraientse constituer en CAE est celle de la rentabilité éco-nomique. C’est pourquoi nous avons pris contact avecla Fédération des CAE, afin d’examiner avec elle lesconditions de viabilité économique des CAE detravailleurs de plateformes. On trouvera en annexe sacontribution à nos réflexions52. Elle écrit à juste titre :

C’est aujourd’hui sur un modèle économique qui mé-connaît les règles de protection sociale des CAEqu’est fondée la croissance des plateformes et c’estce modèle qui cause la précarité des travailleurs. Pourréduire la concurrence des statuts, il nous sembleindispensable : – de continuer à mettre en avant le risque de requali-

fication en contrat de travail des relations entre ces

plateformes et leurs travailleurs assujettis ;– d’aligner la protection sociale des indépendants et

son coût sur celle du salariat […].

Il est important de noter également, comme lerappelle la Fédération des CAE, que le régime d’en-trepreneur-salarié-associé

est fondé avant tout sur l’absence de lien de subordi-nation. Le travailleur ne doit pas être placé dans unlien de subordination juridique à l’égard de la CAE(sinon c’est un contrat de travail de droit commun) ouavec le client, c’est-à-dire la plateforme (sinon c’est unemise à disposition de personnel à but lucratif).

Enfin, la fédération insiste sur les garanties qui de-vront être trouvées afin que le modèle des CAE dechauffeurs VTC puisse se développer, au premierrang desquelles :

le prix décent de la course qui pourra permettre àl’entrepreneur de se rémunérer au moins à la hauteurdu SMIC net (déduction faite, sur le chiffre d’af-faires, des contributions sociales salariales et patro-nales, de la commission de la plateforme et de lacontribution coopérative, mais également de la TVA àlaquelle sont assujettis les entrepreneurs en CAE à l’in-verse des micro-entrepreneurs). Le différentiel inté-grant l’ensemble de ces coûts supplémentaires (entreune mission pour une plateforme exercée sous statutde micro-entrepreneur et une mission exercée en tantqu’entrepreneur-salarié au sein d’une CAE) est au mi-nimum de 40 %. La plateforme devra nécessairementimputer ce coût sur le consommateur final du service.

Entrons alors dans le détail des conditions de renta-bilité du modèle économique. Dans le cas des CAE,plusieurs avantages sont à relever par rapport à l’auto-entrepreneuriat tel qu’il existe en France. Le premierest la déductibilité complète des charges profession-nelles, des loyers ou des achats de voitures, de leurmaintenance et du carburant qui pèsent fortementdans le budget d’un chauffeur, alors que, dans lecadre de l’autoentrepreneuriat, la déductibilité estforfaitaire et limitée. Le choix de la CAE permet éga-lement une mutualisation des coûts et offre la possi-bilité d’achats groupés. Concernant les frais destructure d’une CAE, le coût pour un adhérent peutvarier, selon les informations que nous avons pu

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51. Jean-Yves Frouin, avec le concours de Jean-Baptiste Barfety, op. cit., p. 55.52. Voir annexe III. Position de la Fédération des CAE, Paris, 29 janvier 2021.

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Travailler à l’âge du numérique

recueillir auprès du secteur coopératif, entre 8 et10 % du chiffre d’affaires. Mais, dans certains cas,lorsque la coopérative propose une offre de servicestrès large à ses adhérents, le montant des frais destructure peut aller jusqu’à 15 %. Ce chiffre, quipeut paraître important, est cependant à comparerau montant de la commission prélevée par lesplateformes, aujourd’hui compris entre 20 et 25 %selon les informations que nous ont communiquéesles chauffeurs.

Soyons clairs : toute protection sociale conduit letravailleur à accepter une diminution de sa rémuné-ration nette en contrepartie du paiement des cotisa-tions et de possibles allocations subséquentes.Ne pas prendre en compte ces cotisations sociales niles prestations auxquelles elles ouvrent droit dans lecalcul de la rémunération des membres de la CAErevient à vouloir maintenir les chauffeurs en situationde précarité sociale ou de fraude potentielle. Une desquestions est donc de savoir si le rabais éventuelle-ment consenti par la plateforme pourrait être suffi-samment important pour couvrir le delta entre lacommission actuelle (20-25 %) et les frais de struc-ture de la CAE (8-10 %), sans compter les économiesrésultant de la mutualisation des moyens engendréepar le fonctionnement en coopérative.

Avec la CAE, les opérateurs négocieraient avec la plate-forme au nom de la coopérative. Le rapport Frouins’est donc naturellement penché sur les conditionsde rentabilité des CAE afin de « trouver l’équilibreéconomique de cette sécurisation collective53 ».

Pour ses auteurs, cet équilibre repose sur trois élé-ments indispensables, résumés dans le schéma quiprécède : – l’économie d’échelle permise par le nombre de coo-

pérateurs, qui limite les coûts ;– la contribution de la plateforme aux frais de gestion

de la coopérative ;– un dispositif d’incitation fiscale instauré par l’État.

Reprenons chacun des points. Premièrement, laperspective de voir se créer une ou plusieurs coopé-ratives de taille significative est de plus en plusprobable. Nous l’avons dit, l’intérêt pour la coopérativen’a cessé de grandir durant l’année 2020. C’est ce quenous avons pu constater nous-mêmes lors d’unerencontre que nous avons coorganisée avec le syndicatINV le 27 septembre 2020 à la Bourse du travail deSaint-Denis, qui a réuni près de 100 chauffeurs VTCet a été largement suivie à distance, comme l’ontprouvé les 8 000 connexions sur Facebook live et les700 vues sur YouTube.

Depuis, certains chauffeurs souhaitent entreprendrepar eux-mêmes et créer leur propre plateforme detransport. Aujourd’hui, une structure collective dontle statut est encore à préciser, rassemblant à la dateoù nous écrivons plus de 500 chauffeurs VTC à Pariset en province, est en cours de création. Nous entirons cependant déjà quelques enseignements. Pre-mièrement, il ne nous semble pas que la taille de lacoopérative soit un critère déterminant. D’une part,une partie des charges serait compensée par la baissede la commission prélevée sur les courses, issue durapport de force créé avec les plateformes numé-riques. D’autre part, le choix que pourraient opérercertaines coopératives en adoptant le statut desociété coopérative d’intérêt collectif (SCIC) leurpermettrait de bénéficier d’un apport en capitalextérieur pour réduire les coûts. Nous y reviendronsplus loin.

Deuxièmement, concernant la participation des plate-formes au financement, les choses peuvent là aussiévoluer dans le bon sens, soit par l’action volontaristede l’État et des pouvoirs publics qui contraindraientpar la loi à des négociations, soit par la volonté desplateformes elles-mêmes. Lors de notre rencontre

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53. Jean-Yves Frouin, avec le concours de Jean-Baptiste Barfety, op. cit., p. 54 sqq.

L’équilibre économique du recours à un tiers

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La coopérative fait son chemin

avec les représentants français d’Uber consécutive àla sortie de notre premier rapport en janvier 202054,il nous a d’ailleurs été confirmé que des chauffeursVTC avaient obtenu, notamment à Madrid, une di-minution du montant de la commission en se regrou-pant. La plateforme en question n’a pas souhaiténous indiquer le montant du rabais.

Il est évident que les plateformes peuvent trouver unintérêt à négocier en direct avec une coopérative lemontant de la commission, en échange d’une prise encharge de certains coûts qu’elles supportent au-jourd’hui : assurances, frais de gestion des « ressourceshumaines », frais de logistique, etc., outre le fait desécuriser juridiquement leurs relations contractuellesavec les chauffeurs et d’éviter les frais de procès quis’annoncent très nombreux dans les mois à venir. PourUber, la CAE est évidemment une meilleure solutionque la requalification massive. Teddy Pellerin, le pré-sident de Heetch, plateforme française concurrented’Uber, s’est d’ailleurs dit prêt à expérimenter unediminution de la commission prélevée ou une aug-mentation du prix des courses pour les chauffeurs quise regrouperaient en coopératives55.

Troisièmement, il est nécessaire d’instaurer undispositif d’incitation fiscale pour les CAE. C’étaitdéjà une des pistes évoquées l’an dernier dans notrepremier rapport. Notons là encore avec satisfactionque cette idée a été reprise dans le rapport Frouin,sans qu’il soit précisé très clairement ce que pourraitêtre cette incitation, et même s’il n’est pas certainque la volonté politique de la majorité parlementaireet du gouvernement soit d’explorer cette voie fiscale.Nous souhaitons aujourd’hui préciser quel pourraitêtre ce dispositif fiscal avantageux.

En l’état actuel du droit, les CAE, qui sont dessociétés coopératives et participatives (SCOP), re-lèvent de l’impôt sur les sociétés mais peuvent béné-ficier d’une exonération de cet impôt correspondantaux bénéfices distribués aux salariés au titre de laparticipation salariale, quand celle-ci a été mise enplace, et d’une exonération sur une partie de leurs

investissements. Les SCOP sont également exo-nérées de la cotisation foncière des entreprises56.Ce que nous proposons de manière opérationnelle,c’est d’instituer une prime fiscale en faveur de l’inno-vation sociale et solidaire.

Le statut de jeune entreprise innovante (JEI) est undispositif fiscal qui a fait ses preuves. Il représenteune aide publique importante et subventionne l’en-treprise capitaliste naissante par l’exonération fiscale.Et pourquoi ne serait-il pas possible en 2021, an I du« monde d’après », d’imaginer de subventionnerpareillement l’entreprise sociale et solidaire et, donc,les coopératives ? C’est une demande que formulentles acteurs de l’EES depuis plusieurs années, en vain.Le statut de JEI permet à de jeunes entreprises quiconsacrent une partie de leur activité à la rechercheet au développement de bénéficier d’un régimefiscal et social particulièrement avantageux57. Ellespeuvent, sous certaines conditions, bénéficier d’uneexonération de cotisations patronales d’assurancessociales et d’allocations familiales.

Le choix se pose alors en ces termes : faut-il conti-nuer à subventionner Uber qui, par l’évasion fiscale,choisit de facto de s’exonérer de l’impôt français ?Ou décider souverainement d’aider des modèles d’en-treprise alternatives, notamment plus respectueusesdu droit du travail et porteuses d’un avenir plusresponsable, par une politique fiscale ambitieuse ?Faut-il continuer à promouvoir une start-up nationqui profite principalement aux surdiplômés, souventmâles et de type caucasien ? Ou chercher à promou-voir une génération de jeunes plus diverse et moinsdiplômée dont l’ambition entrepreneuriale est pour-tant tout aussi réelle et souhaitable ?

Défendons alors la création d’un statut de jeuneentreprise sociale et solidaire (JESS). Pourquoil’innovation serait-elle l’affaire des seuls ingénieurs ?Il existe à l’évidence une innovation sociale enFrance, et le fait de se constituer en coopératives detravailleurs de plateformes en est une. Cela permet-trait aux CAE, qu’elles soient sous forme de SCOP

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54. Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud, op. cit.55. Entretien avec Thomas Thévenoud, 5 janvier 2021.56. Régime fiscal des sociétés coopératives de production (SCOP) membres d'un groupement de SCOP (loi n° 2015-1785 du 29 décembre 2015 definances pour 2016, art. 17, 18 et 95).57. Article 44 du code général des impôts.

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Travailler à l’âge du numérique

ou de SCIC, de bénéficier directement, durant letemps de leur création et jusqu’à leur septième annéed’existence, comme c’est le cas pour la JEI, d’un al-lègement de charges qui viendrait contrebalancer lesfrais de gestion de la coopérative. Cela démontreraitle soutien des pouvoirs publics à une solution deprotection des travailleurs de plateformes viable éco-nomiquement, et donc pérenne.

La nécessaire implication des pouvoirs publics

Pour envisager une faisabilité à grande échelle decoopératives de travailleurs de plateformes, la mobi-lisation des pouvoirs publics nous semble nécessaire.Nous pensons qu’elle pourrait consister en uneréponse « made in France » aux impasses de l’ubéri-sation. Outre le dispositif fiscal que nous venonsd’évoquer, il serait également possible, afin de ren-forcer la rentabilité économique des coopératives detravailleurs de plateformes, de solliciter : – le financement de l’amorçage des coopératives par

les pouvoirs publics, notamment par un fondsdédié au sein de Bpifrance ;

– le soutien stratégique et en fonds propres par descollectivités locales, par ailleurs autorités organisa-trices de mobilité.

C’est pourquoi, dans notre rapport publié en janvier2020, nous envisagions déjà la SCIC comme formepossible des coopératives à créer58. Et c’est ce quenous ont confirmé plusieurs collectivités locales lorsde la rencontre à la Bourse du travail de Saint-Denis le 27 septembre 2020, à laquelle participaientStéphane Troussel, président du conseil départemen-tal de la Seine-Saint-Denis, et Shems El Khalfaoui,adjoint au maire de Saint-Denis en charge de l’éco-nomie sociale et solidaire. D’une manière générale,il semble d’ailleurs que l’État envisage de promouvoirà l’avenir les CAE et les Scic. Une manière de recon-naître que ces objets juridiques créés (les CAE ontété créées en 2014) méritent mieux que l’indifférence

des pouvoirs publics ou l’incompréhension de l’admi-nistration qui, selon les mots mêmes de la secrétaired’État chargée de l’économie sociale, solidaire et res-ponsable, Olivia Grégoire, rencontre des difficultésdans la prise en compte du modèle coopérativiste59.C’est le sens de la mission qui est confiée à l’Inspec-tion générale des finances (IGF) et à l’Inspectiongénérale des affaires sociales (IGAS) : lever les freinsà la création de CAE et de SCIC.

Enfin, la dernière initiative en date, le 4 décembre2020, est, on l’a vu, le dépôt d’une proposition de loirelative à « la protection des travailleurs indépendantspar la création d’un devoir de vigilance, à la défensedu statut de salarié et à la lutte contre l’indépendancefictive » par le sénateur socialiste Olivier Jacquin60.Dans ce texte qui prend en compte les développe-ments jurisprudentiels de l’année écoulée et lesconclusions du rapport Frouin, il est notammentprévu de prélever une part du chiffre d’affaires desplateformes numériques et de flécher cette recettevers un fonds de développement des CAE afin de ré-duire leurs coûts fixes et les cotisations de leurs adhé-rents. Il est également proposé d’instituer uneinterdiction de discrimination à l’embauche ou à lacontractualisation avec un travailleur au motif qu’ilserait entrepreneur-salarié-associé. L’idée continuedonc à faire son chemin, entraînant le retour en forcede celle de régulation du numérique. De ce point devue, le rapport Frouin explore une autre piste denature à encadrer l’activité des plateformes numé-riques : la création d’une « Autorité de régulation desplateformes » :

Structure souple et modeste dans sa composition, ellepourrait être composée de représentants des organisa-tions professionnelles, de représentants des pouvoirspublics et des territoires et de quelques personnalitésindépendantes qualifiées dans les domaines du numé-rique et du dialogue social. Dès sa création, la nouvelle Autorité pourrait présiderà la mise en place du dialogue au sein des plateformes,avec pour fonction de suivre les phases de concerta-tion, d’expérimentation et de préparation du premiercycle électoral. Il lui incomberait, notamment, en pre-nant appui sur la période de concertation et la phase

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58. Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud, op. cit.59. Audition d’Olivia Grégoire devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, 18 novembre 2020.60. Jean-Yves Frouin, avec le concours de Jean-Baptiste Barfety, op. cit., p. 89.

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La coopérative fait son chemin

d’expérimentation, de déterminer les mesures préciseset concrètes à prendre pour l’organisation de la repré-sentation des travailleurs et les modalités d’exercice decette représentation dans la perspective du premiercycle électoral. Là ne s’arrêterait pas le rôle de l’Autorité de régulationdes plateformes. Outre qu’il lui appartiendrait de réunir et de centraliseren permanence les éléments d’information statistiquesur les plateformes de travail, il lui reviendrait d’exercerun certain nombre d’attributions précises et concrètes,soit sous forme décisionnelle, soit sous forme d’avis.Ainsi, pourrait-elle prendre position sur : – la détermination et le calcul du tarif minimum prévu

par la loi ; – les décisions d’octroi et de suspension ou de suppres-

sion des licences aux plateformes ; – l’autorisation de la rupture des relations contrac-

tuelles à l’initiative des plateformes concernant lesreprésentants des travailleurs.

Il lui reviendrait d’organiser la négociation avec les plate-formes sur le partage des frais de structurationcollective via le recours à un tiers. Elle pourrait également jouer un rôle de médiateur encas de conflits ou litiges entre plateformes et travail-leurs de plateformes. Elle aurait enfin pour fonction d’assurer le suivi dubon fonctionnement du dialogue social entre plate-formes et représentants des plateformes une foiscelui-ci mis en place61.

Avec la création d’une telle structure, c’est en véritétoute la question de la responsabilisation des plate-formes, des applications et, plus généralement, dunumérique qui est posée. Passer par la création d’uneautorité de régulation nous semble aujourd’huiimportant, pour ne pas dire indispensable.

61. Ibid., p. 88.

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ConclusionLe monde d’après est déjà là

Nous l’avons dit, nous le répétons : il y aura un avantet un après Covid-19 pour les travailleurs de plate-formes numériques, comme nous pensons qu’il yaura un avant et un après 2020 pour l’ubérisation.Notre conviction est la suivante : la décennie qui s’estouverte sera celle de la régulation de l’ubérisation et,plus généralement, du numérique. Deux exemplesnous confortent dans cette idée. Les chauffeurs nese contentent plus d’engager des actions en requali-fication. Ils attaquent leur relation professionnelleavec les plateformes sous un autre angle. Le combatne s’engage plus seulement sur le terrain du droit dutravail, il fait irruption dans le champ du droit dunumérique et des données. Leur nouveau combat,c’est la protection de leurs données personnelles etla transparence de l’algorithme.

Les plaintes collectives engagées en leur nom depuisle 12 juin 2020 par la Ligue des droits de l’hommecontre Uber, afin de faire sanctionner les manque-ments de la plateforme au RGPD62, représentent àcet égard un pas supplémentaire dans leur démarchede mobilisation. Elles vont être relayées par uneaction de groupe devant le tribunal judiciaire sur lefondement de l’article 37 de la loi Informatique etlibertés, afin de demander au juge de faire cesser lesmanquements constatés au RGPD et d’indemniserles préjudices individuels des travailleurs63. La révo-lution numérique nécessite aujourd’hui de responsa-biliser les plateformes et de redonner un statut et uneparole à ceux qui travaillent pour elles.

C’est aussi le point de vue de la Commission euro-péenne. En présentant le Digital Services Act (DSA)et le Digital Market Act (DMA) le 15 décembre 2020,

les commissaires européens Margrethe Vestager etThierry Breton ont pour la première fois affirmé leurvolonté de poser des limites juridiques à l’espace nu-mérique. Le DSA doit réguler le fonctionnement desplateformes et faire en sorte que les contenus publiéssur Internet et sur les réseaux sociaux respectent leslois en vigueur dans l’Union européenne. « Tout cequi est interdit dans l’espace physique sera aussiinterdit dans l’espace online64 », a déclaré ThierryBreton, commissaire européen chargé notamment dumarché intérieur et du numérique. Le DMA, lui, neregarde pas les contenus, mais le comportement desgrandes plateformes sur le marché unique européen.Il va faire office de code sur les comportements anti-concurrentiels et les abus de position dominante.Dernière initiative et non des moindres, la Commis-sion européenne a entamé le 24 février 2021 uneconsultation des acteurs sociaux en vue de rédigerune directive sur les conditions de travail des travail-leurs de plateformes. Celle-ci pourrait aboutir à untexte voté par le Parlement européen en 2022.

On a suffisamment déploré la logique purementfinancière dont a fait preuve la Commission euro-péenne par le passé pour ne pas se féliciter de cesinitiatives, qui feront du continent européen uneréférence en matière de régulation juridique dunumérique. Oui, les temps changent, et le droitretrouve de sa force. Nous pensons que, loin d’êtrecontraignant comme le prétend la vulgate néolibé-rale, qui dénonce à chaque instant l’empilement des« normes », le droit est créateur de richesse et d’in-novation. Il libère aussi. C’est notre façon de croireau monde d’après. Pas comme une foi superstitieuse

62. Gurvan Kristanadjaja, « La Ligue des droits de l’homme dépose plainte contre Uber devant la CNIL », Libération, 12 juin 2020.63. « Nouvelle plainte contre Uber concernant son utilisation des données personnelles », BFM Business, 29 septembre 2020.64. « Thierry Breton : “Tout ce qui est interdit dans l’espace public sera aussi interdit dans l’espace online” », France Inter, 14 décembre 2020.

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Travailler à l’âge du numérique

en des lendemains qui chantent du numérique, maiscomme la croyance en la construction d’un numé-rique plus sobre, plus responsable, plus éthique.

Il y a vingt ans, au début de la révolution numérique,les promesses étaient celles d’un monde meilleur.On pensait que le numérique allait renforcer notredémocratie et servir le printemps des peuples.Il n’en est rien : le numérique catégorise, renforceles communautés, « séparatise ». Il est devenu leréceptacle de la haine, de la rumeur, des faussesnouvelles et du complot. On pensait qu’il allaitlibérer les entreprises, profiter aux outsiders. Il fondela superpuissance de quelques géants. On pensaitqu’il allait « désintermédier ». Avec les GAFAM, ila de fait créé des intermédiaires ultimes. On pensaitqu’il allait réinventer le travail. Il le précarise etféodalise les travailleurs à des plateformes sans dieuni maître, sans cœur ni loi. On pensait qu’il allaitmêler les classes sociales. Il sépare les élites tech-nophiles et déjà technocrates et les populationsdéconnectées et sans avenir.

Aujourd’hui, le combat est rude entre certainsacteurs du numérique, et notamment les grandesplateformes, qui veulent continuer à « disrupter enpaix », et ceux qui veulent imposer des règles du jeuet les faire respecter, continuer à utiliser les outilstout en respectant les lois, l’équilibre juridique et lesexigences de responsabilité. Cette lutte s’apparenteà bien des égards à celle qu’ont menée les ouvriers,les syndicalistes, les politiques, mais aussi certainsjuristes lors de la seconde révolution industrielle, à lafin du XIXe siècle. C’est d’ailleurs à cette époquequ’ont émergé les premières formes de mutualisationdes risques entre travailleurs, de coopérativisme :dans l’agriculture d’abord, pour répondre aux aléasclimatiques ou sanitaires, dans l’industrie ensuite,pour organiser une prévoyance et une solidarité com-mune. En vingt ans, nous avons abandonné ce qui amis deux siècles à se construire : le principe selonlequel il ne peut exister de liberté sans responsabilité.Gageons qu’il nous faudra moins de temps pourrétablir la République sociale en France.

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Annexe I

Données socio-économiques sur un échantillon de 145 chauffeurs VTC

L’âge des chauffeurs Uber : ils ne sont pas si jeunes !

L’immense majorité des chauffeurs de l’échantillonsont des hommes : celui-ci ne comprend que deuxfemmes. L’âge moyen est de 40 ans. Le chauffeur leplus jeune a 23 ans et le plus vieux, 63 ans. Leschauffeurs immatriculés en société sont en moyenneplus âgés (41,5 ans) que ceux qui sont autoentrepre-neurs (38,3 ans).

La domiciliation des chauffeurs : les quartiers populaires d’Île-de-France

Sur un total de 145 chauffeurs, 94 résident et exercentleur activité en Île-de-France, soit 65 %. Parmi leschauffeurs franciliens, le département le plus repré-senté est le 93 avec 30 chauffeurs, soit plus de20 % du total, devant les Hauts-de-Seine et le Val-de-Marne.

Le statut : ils sont majoritairement inscrits en société

Sur cet échantillon de 145 chauffeurs, une légèremajorité sont inscrits en société (quelle que soit laforme juridique, SAS, EURL…), pour 64 autoentre-preneurs.

La collaboration avec Uber : non exclusive mais largement prédominante

L’ancienneté moyenne des chauffeurs chez Uber estde 3,68 années. Il n’existe pas de corrélation statis-tique entre le fait de travailler en exclusivité avecUber et le souhait d’avoir mis fin à cette collabora-tion. Sur les 145 chauffeurs, 19 ont été déconnectés,pour l’essentiel durant l’année 2020. Sur ce mêmeéchantillon, la grande majorité (109 sur 145, soit75 %) ne travaillent pas exclusivement pour Uber.

Le revenu : de très fortes disparités

En 2019, au sein de l’échantillon examiné, le revenumédian d’un chauffeur chez Uber était de25 676 euros net après paiement de la TVA et de lacommission Uber. Le chauffeur qui a gagné le plusen 2019 a touché 87 407 euros. Celui qui a eu le plusfaible revenu, 1 712 euros. Ces rémunérations sontcelles déclarées par les chauffeurs eux-mêmes. Ellesne tiennent pas compte des heures supplémentaireset de la revalorisation des salaires, primes et indem-nités qu’ils réclament devant le conseil desprud’hommes de Paris.

En janvier 2021, nous avons mené une étude portant sur un échantillon de 145 chauffeurs ayant engagéune procédure de requalification devant le conseil des prud’hommes de Paris contre la plateforme Uber.Elle permet de dégager des éléments d’analyse nouveaux concernant la sociologie de ces travailleurs. Ellen’est pas représentative de l’ensemble de la profession et n’est proposée qu’à titre d’illustration. Il n’en demeurepas moins qu’elle met en lumière certaines vérités. Autrement dit, elle bouscule certaines idées préconçues.

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Travailler à l’âge du numérique

Lieu d’exercice

ÂgeÉchantillon

Plateformes utilisées

Âge par statut

Le statut

Revenus annuels (en euros net)

Hommes Femmes

Âge moyen Âge minimum

Âge maximum

Âge moyen des chauffeurs immatriculés

en société

Âge moyen des chauffeurs

autoentrepreneursÎle-de-France Autre

Chauffeurs inscrits en société Autoentrepreneurs Uber exclusivement Uber et d’autres plateformes

Revenu médian

Revenu le plus élevé

Revenu le plus bas

,,

75%

25%

98,6%

45,4%

54,6%

35,2%

64,8%

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Ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion

La Ministre

Paris, le 7 janvier 2021

Monsieur,

Depuis quelques années les plateformes de mise enrelation, notamment les plateformes dites de mobi-lité (transport particulier de personnes et livraisonde biens ou de repas), se sont durablement instal-lées dans le paysage économique national et inter-national. Leur modèle de développement reposelargement sur des relations contractuelles avec destravailleurs indépendants travaillant souvent pourplusieurs plateformes.La brève histoire de ces plateformes a d’emblée faitapparaître une forte conflictualité et un besoin derégulation accru de l’État en matière sociale. Malgréles étapes législatives successives réalisées dansles dernières années, ce constat perdure encoreaujourd’hui et a conduit le gouvernement précédentà élargir le champ de la mission initialement centréesur la représentation des travailleurs des plate-formes confiées à Monsieur Jean-Yves Frouin, an-cien président de la chambre sociale de la Cour decassation, au modèle social plus général de l’écono-mie des plateformes.Ce rapport a été présenté aux partenaires sociaux le18 décembre 2020.Nous devons à présent entrer dans une nouvelle

phase visant à renforcer de manière opérationnellela régulation des plateformes de mise en relationayant une responsabilité sociale (c’est-à-dire quifixent le prix et les caractéristiques des prestations).Les différents rapports rendus sur le sujet, dontcelui de Monsieur Frouin, mettent en évidencedifférentes problématiques (statut, rémunération,dialogue social, droits sociaux, régulation du tempsde travail, gouvernance des données, connaissancedu contenu de l’algorithme), et formulent des pistesde réponses, auxquelles il nous faudra apporter uncadre juridique dans les mois à venir en fonctiondes possibilités législatives.Nous avons devant nous un important travail juri-dique opérationnel. C’est la raison pour laquelle j’aidécidé de vous confier une mission spécifique vi-sant à proposer une architecture des mesures légis-latives que le gouvernement pourrait inscrire dansle droit national. Vous coordonnerez cette mission.Il est essentiel que l’ensemble des parties intéres-sées puissent être entendues par les membres de lamission. À ce titre, les partenaires sociaux interpro-fessionnels, les partenaires sociaux des branches,les plateformes et les associations qui les fédèrent,les associations ou syndicats de travailleurs, lesparlementaires ainsi que les administrations concer-nées devront être concertés.

Monsieur Bruno MettlingPour mener à bien cette mission, vous pourrezcompter sur le soutien technique et les moyenshumains de la DGT et de la DGTIM65.

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Annexe II

Lettre de mission d’Élisabeth Borne à Bruno Mettling7 janvier 2021

65. Respectivement Direction générale du travail et Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (note des auteurs).

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Travailler à l’âge du numérique

J’ai la conviction que la structuration d’un dialoguesocial est la première réponse que nous devons ap-porter aux travailleurs et aux plateformes pour as-surer un meilleur équilibre entre les acteurs.L’ordonnance que nous devrons publier sur lesmodalités de dialogue social avant la fin du moisd’avril est en ce sens le premier vecteur dont ilfaudra se saisir.Dans un second temps, le champ de la protectionsociale pourra donner lieu à une transcription légis-lative via le PLFSS66 en fin d’année.L’ensemble des autres sujets devra également donnerlieu à des propositions concrètes d’écritures législa-tives, notamment s’agissant de la régulation des ac-teurs du secteur et de la gouvernance des données.Les réponses que vous proposerez pourront, si vousl’estimez pertinent, être différenciées selon les sec-teurs d’activité.

Compte tenu de la place particulière des plate-formes de transport dans ce champ, vous ferez despoints réguliers d’avancement de vos travaux à moncabinet et celui du Ministre délégué, chargé destransports.Je vous remercie par avance pour votre engagementau sein de cette mission dont les propositions per-mettront d’offrir aux travailleurs ainsi qu’aux plate-formes un cadre de collaboration équilibré.Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sen-timents les plus distingués.

Élisabeth Borne

Copie à Monsieur le Ministre délégué, chargé destransports

66. Projet de loi de financement de la sécurité sociale (note des auteurs).

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Paris, le 29 janvier 2021

Avec l’ensemble du mouvement coopératif (cf. com-muniqué de presse de la CGScop du 8/12/2020), laFédération des CAE souhaite promouvoir l’émer-gence de plateformes coopératives réellement sécuri-santes pour les travailleurs. La coopérative detravailleurs salariés (en SCOP ou SCIC), en particu-lier la CAE, peut tout à fait être une solution perti-nente pour sécuriser les travailleurs des plateformes.Il nous semble essentiel avant tout de rappeler quela proposition de généraliser le recours au salariatpar le biais d’un tiers employeur nécessite de clari-fier la nature juridique du lien qui unit les plate-formes aux travailleurs. La relation de salariatproposée, par le recours à un tiers employeur, ne ré-soudra pas la question de l’état de subordination deces travailleurs à l’égard de la plateforme mais la dé-placera, en la compliquant, dans la triple relationTravailleurs/Tiers employeur/Plateforme. Les plate-formes continueront à être des donneurs d’ordresqui fixent les conditions de travail et de rémunéra-tion des travailleurs et les déchargeront de leursresponsabilités d’employeur et les recours judi-ciaires ne se tariront pas.

En outre, il faut remarquer que les coûts du salariatque les plateformes auront à supporter seront iden-tiques, qu’elles les assument directement (contratde travail) ou indirectement par l’intermédiaire d’untiers employeur. Que ce soit à travers un tiers em-ployeur ou en direct, les contributions sociales (sa-lariales et patronales, incluant la mutuelle et laprévoyance), les coûts liés aux congés payés, auxtaux de cotisation accident maladie (qui peuvent

être élevés dans ces métiers particulièrement expo-sés aux risques), au développement des compétenceset à la formation professionnelle doivent toujours êtreassumés. Qu’il y ait ou non tiers employeur, ces coûtsdevront être inclus dans le coût facturé au donneurd’ordre client, la plateforme.

C’est aujourd’hui sur un modèle économique quiméconnaît les règles de protection sociale des CAEqu’est fondée la croissance des plateformes et c’estce modèle qui cause la précarité des travailleurs.Pour réduire la concurrence des statuts, il noussemble indispensable :

– de continuer à mettre en avant le risque de requa-lification en contrat de travail des relations entreces plateformes et leurs travailleurs assujettis ;

– d’aligner la protection sociale des indépendantset son coût sur celle du salariat (cf. propositions duCNNum https://cnnumerique.fr/files/uploads/2020/2020.07.29_Rapport_Travailleurs_des_plateformes_Access.pdf)

À ces conditions pourront se déployer de réelles pro-positions de sécurisation des travailleurs des plate-formes et une régulation du secteur.

Ensuite, la proposition de mobiliser le cadre coopé-ratif, et en particulier de celui des CAE, impliqued’en respecter les principes et de les mobiliser pouren faire des atouts dans la sécurisation des travail-leurs. Pour constituer une coopérative, quel qu’ensoit le statut, il faut des coopérateurs qui décidentde ce modèle, d’y être parties prenantes et associéspour participer à sa vie, à sa gouvernance et à sagestion : ce qui implique un investissement en tempset en argent (sociétariat et contribution coopérative),

Annexe III

Position de la Fédération des CAE

Nous avons interrogé la Fédération des coopératives d’activité et d’emploi, qui nous a fait parvenir letexte suivant. Il résume sa position concernant le statut des travailleurs de plateformes et les CAE.

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mais surtout la liberté d’engagement. Rejoindre unecoopérative ne peut pas être imposé.

De plus, la mobilisation de la CAE pour permettreà des entrepreneurs de développer leur activité demanière autonome dans un cadre collectif et sécu-risé implique de respecter :– le régime spécifique du CESA, qui est fondé

avant tout sur l’absence de lien de subordination.Le travailleur ne doit pas être placé dans un liende subordination juridique à l’égard de la CAE(sinon c’est un contrat de travail de droit com-mun) ou avec le client, c’est-à-dire la plateforme(sinon c’est une mise à disposition de personnel àbut lucratif). Il existe aujourd’hui de nombreusesformes d’exercice d’une activité de travail dans lecadre d’une plateforme. Certaines de ces relationsont été requalifiées par les tribunaux en contratde travail. Mais d’autres sont véritablement exer-cées dans le cadre d’une activité indépendante.Seules ces dernières peuvent être exercées dansle cadre d’une CAE ;

– l’objet de la CAE, qui dépasse le simpleportage/hébergement de l’activité entrepreneu-riale : il s’agit avant tout d’accompagner et d’ap-puyer un projet entrepreneurial et coopératif toutau long de son développement. Il ne peut êtreconçu, dans ce cadre, de promouvoir une fonctiond’appui « low cost » centré sur la gestion adminis-trative des contrats et des moyens techniquescommuns pour travailler avec une ou plusieursplateformes. Le modèle coopératif (fondé sur laliberté d’engagement de coopérateur.trices).L’exercice d’une activité autonome dans le cadred’une CAE implique : 1) La volonté de s’associeravec les autres coopérateurs pour mener à bien leprojet coopératif. 2) Et en contrepartie de bénéfi-cier d’un accompagnement au projet entrepreneu-rial et de divers services mutualisés au sein de laCAE. La contribution coopérative sert à financerce cadre. Les modalités de calcul et le taux decontribution sont votés en assemblée générale parl’ensemble des associé.es d’une CAE. Les moda-lités de calcul de la contribution coopérative sonttrès diverses et évoluent, moins souvent assisessur le chiffre d’affaires et plus souvent aujourd’huisur la marge brute pour une répartition plus équi-table pour ceux des entrepreneurs.es qui doivent

acquérir du matériel ou des fournitures coûteuses.Elle s’établit le plus souvent entre 8 et 15 % deleur marge brute. Il est important de noter quedans le cadre de cette mission, les CAE accom-pagnent les entrepreneurs dès le démarrage deleur activité, alors qu’ils ne dégagent encore quepeu de chiffre d’affaires. Le modèle économique dela CAE s’équilibre souvent grâce à des subventionspubliques, qui représentent 30 % en moyenne desressources dédiées à cette mission.

Dans le respect de ces principes, l’engagement vo-lontaire de travailleurs autonomes souhaitant travail-ler en CAE pour des plateformes peut s’incarner deplusieurs façons, au sein d’écosystèmes coopératifs :– Des travailleurs autonomes souhaitant développer

et gérer collectivement une activité mobilisantune interface numérique, c’est-à-dire créer etgérer une plateforme, peuvent tout à fait le faireen CAE au sein d’un écosystème coopératif :• dans le cadre d’une activité collective autonometelle que prévue à l’art. R. 7331-6 du Code du tra-vail issu du décret n° 2015-1363 du 27 octobre2015. Le développement d’une telle activité peutse faire au sein d’une CAE existante (généraliste),ce qui peut avoir un double intérêt pour les tra-vailleurs et le collectif qu’ils constituent : ce peutêtre une phase d’incubation grâce à l’accompagne-ment de la CAE et à ses services supports, utileen vue de créer une autre coopérative une fois l’ac-tivité confirmée (en SCOP par exemple). La CAEest aussi un levier qui permet à chaque entrepre-neur.e d’exercer plusieurs activités pour consoliderses revenus (allier une activité de livraison à véloet une activité d’artisan, par exemple). Ces CAEgénéralistes ont également l’atout d’être inscritesdans un écosystème territorial et dans des parte-nariats nombreux avec des collectivités et d’autresacteurs économiques, à même de contribuer àstructurer des offres territoriales nouvelles, ver-tueuses sur le plan économique, social, politiqueet environnemental ;• dans une CAE en propre (après un passage enCAE généraliste ou pas). Des petites CAE consti-tuées autour d’un même secteur d’activité, voired’une activité collective principale ont émergédepuis la loi ESS. Pour ces petites CAE, notam-ment celles du secteur des services des activités

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Annexes

d’intermédiation numérique fortement soumises àla concurrence, il convient de bien veiller à ce queles règles du régime d’entrepreneur salarié (autono-mie) et de la CAE (appui et accompagnement)soient respectées. Pour cela, des mutualisationsentre coopératives sont envisageables : accompagne-ment et fonctions supports réalisés par une autreCAE, ou par une SCIC faîtière desquels les en-trepreneurs salariés et les coopératives seraientmembres (schémas qui existent et se développentde plus en plus) ;• en outre, pour développer des services techni-quement performants, il faut investir dans desinfrastructures numériques pertinentes, qui s’ins-crivent dans le cadre de coopérations entre coo-pératives, avec un ancrage local mais à vocationnationale (cf. Coopcycle).

Nous soutenons donc avec le Mouvement coopéra-tif le déploiement d’un plan d’action pour soutenirle développement de ces initiatives coopératives.

– Des travailleurs autonomes travaillant avec desplateformes doivent pouvoir inscrire cette acti-vité au sein d’une CAE, en complément d’autresactivités s’ils le souhaitent :

• Au sein d’une CAE, un même entrepreneur peutaussi travailler pour plusieurs plateformes, mais aussidévelopper d’autres activités (artisanales, servicielles,commerciales…) qui pourront lui permettre dedévelopper tous ses talents, mais aussi de cumulerles chiffres d’affaires générés pour consolider sarémunération et sa protection sociale. La CAEaccompagne l’ensemble du projet entrepreneurial(tout au long de la vie de l’entrepreneur et pour ledéveloppement de l’ensemble de ses activités).• À ce jour, il convient de rappeler que les plate-formes refusent de contractualiser avec des CAElorsque des entrepreneurs-salariés veulent exercerdans ce cadre.• Par ailleurs, pour que ce schéma se développe,plusieurs garanties doivent être consacrées :

– le prix décent de la course qui pourra permettreà l’entrepreneur de se rémunérer au moins à lahauteur du SMIC net (déduction faite, sur lechiffre d’affaires, des contributions socialessalariales et patronales, de la commission de la

plateforme et de la contribution coopérative,mais également de la TVA à laquelle sontassujettis les entrepreneurs en CAE à l’inversedes micro-entrepreneurs). Le différentiel inté-grant l’ensemble de ces coûts supplémentaires(entre une mission pour une plateforme exercéesous statut de micro-entrepreneur et une mis-sion exercée en tant qu’entrepreneur-salariéau sein d’une CAE) est au minimum de 40 %.La plateforme devra nécessairement imputerce coût sur le consommateur final du service ;

– la non-exclusivité du contrat commercial avecla plateforme.

• Pour que le modèle économique de la fonctiond’accompagnement des CAE à ces travailleurss’équilibre, il nous semble par ailleurs important deréfléchir à une participation financière des plate-formes :

– à l’accompagnement de ces entrepreneurs dansle développement de leur projet entrepreneurial(en sus de la contribution coopérative) ;

– à la mise en place d’outils de gestion dédiée(comme par exemple pour suivre les heures detravail/repos – achat de matériel dédié, notam-ment si réglementaire) ;

– au développement d’outils facilitant la coopé-ration entre ces travailleurs au sein de la CAE(outil de communication – d’interconnaissance– d’échange, etc.) ;

– à la formation professionnelle des entrepre-neurs (en effet, les CAE de plus de 50 salariésn’ont pas accès aux financements mutualisés desOPCO67, alors que l’obligation de formation etde développement des compétences est lamême que celle d’un salarié de droit commun) ;

– à la part employeur de l’indemnité d’activitépartielle.

Anne-Claire PignalDéléguée CAE

Confédération générale des ScopAgora des CAE (pour les membres du Mouvement) :

https://agora-cae.com

67. Organismes chargés de financer la formation des salariés (note des auteurs).

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Tabledes matières

01 Introduction

05 Requalifier Uber 05 Un arrêt qui fait date06 Une année difficile pour Uber08 Une prise de conscience collective10 Vers une action de groupe ?

13 La coopérative fait son chemin13 L’entêtement du gouvernement 15 La coopérative validée16 Quelle rentabilité économique pour les coopératives ? 20 La nécessaire implication des pouvoirs publics

23 Conclusion

25 Annexes25 Données socio-économiques sur un échantillon de 145 chauffeurs VTC27 Lettre de mission d’Élisabeth Borne à Bruno Mettling, 7 janvier 202129 Position de la Fédération des CAE

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Collection dirigée par Gilles Finchelstein et Laurent Cohen

© Éditions Fondation Jean-Jaurès12, cité Malesherbes - 75009 Paris

www.jean-jaures.org

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ÉDITIONSwww.jean-jaures.org

Derniers rapports et études :

01_2020 : Pour travailler à l'âge du numérique, défendons la coopérative !Jérôme Giusti, Thomas Thévenoud

02_2020 : Financement de la vie politique en France : 11 propositions pour insuffler de la justiceÉmeric Bréhier, Hugo Le Neveu-Dejault

06_2020 : Défendre les droits des personnes intersexes :pour une évolution ambitieuse du droit et des pratiquesFlora Bolter, Anne-Lise Savart

07_2020 : La rémunération du travail politiquesous la direction d’Éric Kerrouche et Rémy Le Saout

08_2020 : Construire la résilience territoriale pour anticiper les chocs à venirCoordination « bouclier anti-Covid » des maires franciliens (COMIF)

08_2020 : Repenser notre fiscalité. Manifeste pour une imposition plus simple et plus équitableBrice Gaillard

11_2020 : N’est pas métropole qui veut, ou le trompe-l’œil lyonnaisVincent Aubelle

11_2020 : Repenser nos sociétés à l’aune des Objectifs de développement durablesous la direction de Jennifer De Temmerman et Alain Dubois

03_21 La Protection salariale garantieAmin Mbarki, Samuel Toubiana, Anthony Paulin

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