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1 Être étranger chez soi. La question de l’art face à la politique de la culture. Plínio W. PRADO Jr. Avant de commencer, un mot d’avertissement. Le texte qu’on va lire est composé de notes fragmentaires et préliminaires à une étude dont le but est de contribuer à réévaluer et à repenser la question de la culture entre nous. « Entre nous », cela veut dire : entre l’auteur et le lecteur / la lectrice, de même qu’entre ces derniers et les personnes qui auront pensé ou discouru sur cette question, à commencer par les noms propres cités au cours de ces pages. Que tout ceci, que toutes ces « instances » ne constituent pas à proprement parler un Nous, au sens essentiel ou substantiel du terme, que le « nous » exige ici des guillemets (même si ceux-ci ne seront pas systématiquement marqués dans le texte) — voilà qui constitue le point de départ de ces notes et se trouve évidemment au coeur de « notre » question. Le premier principe qui sous-tend notre méthode, consiste à poser la question de la culture en termes de faits de langage. Il s’agit à notre sens de la manière la plus rigoureuse et la plus radicale d’aborder cette question aujourd’hui, notamment parce qu’elle évite le recours habituel à des entités suspectes telles que « caractère », « essence », « identité », « sujet » (Nous), etc. Pourtant, ce principe n’a de sens que s’il est lui-même compris à la lumière de la sévère révision que le XXe siècle a imposé à la conception traditionnelle du langage. C’est dans cette perspective que la notion de diversité des jeux de langage, élaborée par Wittgenstein, orientera notre méthode d’approche. Il ne sera certainement pas possible, dans l’espace de ces pages, de faire la démonstration et de persuader le lecteur / la lectrice de l’importance des jeux de langage pour aborder à nouveau la question de la culture. Qu’il nous soit permis de limiter notre propos à deux observations. En premier lieu, on ne manquera pas de remarquer, dans ce qui suit, une affinité inattendue mais fondamentale entre la conception de la diversité des langages et la disparité des formes de culture qui,

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Être étranger chez soi.

La question de l’art face à la politique de la cult ure.

Plínio W. PRADO Jr.

Avant de commencer, un mot d’avertissement. Le texte qu’on va lire est

composé de notes fragmentaires et préliminaires à une étude dont le but est de

contribuer à réévaluer et à repenser la question de la culture entre nous. « Entre

nous », cela veut dire : entre l’auteur et le lecteur / la lectrice, de même qu’entre ces

derniers et les personnes qui auront pensé ou discouru sur cette question, à

commencer par les noms propres cités au cours de ces pages. Que tout ceci, que

toutes ces « instances » ne constituent pas à proprement parler un Nous, au sens

essentiel ou substantiel du terme, que le « nous » exige ici des guillemets (même si

ceux-ci ne seront pas systématiquement marqués dans le texte) — voilà qui

constitue le point de départ de ces notes et se trouve évidemment au cœur de

« notre » question.

Le premier principe qui sous-tend notre méthode, consiste à poser la question

de la culture en termes de faits de langage. Il s’agit à notre sens de la manière la

plus rigoureuse et la plus radicale d’aborder cette question aujourd’hui, notamment

parce qu’elle évite le recours habituel à des entités suspectes telles que

« caractère », « essence », « identité », « sujet » (Nous), etc. Pourtant, ce principe

n’a de sens que s’il est lui-même compris à la lumière de la sévère révision que le

XXe siècle a imposé à la conception traditionnelle du langage. C’est dans cette

perspective que la notion de diversité des jeux de langage, élaborée par

Wittgenstein, orientera notre méthode d’approche.

Il ne sera certainement pas possible, dans l’espace de ces pages, de faire la

démonstration et de persuader le lecteur / la lectrice de l’importance des jeux de

langage pour aborder à nouveau la question de la culture. Qu’il nous soit permis de

limiter notre propos à deux observations. En premier lieu, on ne manquera pas de

remarquer, dans ce qui suit, une affinité inattendue mais fondamentale entre la

conception de la diversité des langages et la disparité des formes de culture qui,

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dans un contexte comme celui de l’histoire du Brésil, structurent la formation d’une

société dite « sans tradition » (« entité amérindienne-afro-luso-latino-américano-

anglo-franco-etc. », disait Mário de Andrade). Plus précisément, la notion

d’indétermination de l’« agir-selon-la-règle », élaborée par la philosophie des jeux de

langage (mais déjà développée, tout diversement certes, dans l’analyse kantienne du

jugement), nous donnera la possibilité d’une réévaluation complète du motif décisif

de toute culture « sans tradition » : celui de la relation équivoque, instable, « floue »

entre la norme et la conduite ; relation vécue d’ordinaire parmi « nous » avec un

certain mal-être (par ceux qui déplorent l’incongruité, la discordance) ou interprétée

comme un signe de « flexibilité » culturelle (par ceux qui célèbrent la culture de la

ruse, de la fourberie1).

1 « Fourberie » traduit ici le nom malandragem. À vrai dire, le mot brésilien est difficilement traduisible,

car il contient un éventail de nuances sémantiques, sédimentées historiquement, dont la valeur va du

sens dépréciatif au sens positif, voire laudatif, et en font un véritable idiotisme. On peut dire que le

nom condense à lui seul tous les paradoxes de la culture dite « sans tradition », aux prises avec la frontière incertaine entre l’éloge de la rouerie et les ravages de la délinquance (passée aux puissants

notamment, dans les affaires, la politique, les finances). Contentons-nous de noter ici que le mot malandro provient de l’italien, malandrino (en français :

malandrin), qui signifie d’abord voleur, escroc, brigand, bandit ; mais comprend également les sens d’astucieux, futé, ingénieux, débrouillard. Entre les deux séries sémantiques passe la limite, indécise,

entre la ruse licite, permise, et celle illégale, malhonnête ou délictueuse. C’est justement par ce biais de l’ingéniosité de la ruse que le malandro trouve une valorisation positive : il renvoie à l’art de

retourner une situation adverse en occasion avantageuse. C’est la « force des faibles » (le malandro,

comme le picaro espagnol, était en principe d’origine sociale humble) ; c’est un style de vie, une manière de survivre. L’origine sociale défavorisée a induit le rapprochement entre le malandro et les

voyous de Brecht et de Weill, dans la perspective politique du renversement des valeurs, en ces

temps de délégitimation d’un système social basé abjectement sur la violence de l’exploitation

(comme le dit Brecht-Mackie : « Qui est le plus grand criminel : celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? »). L’Opéra du malandro fut créée en 1978.

Plus généralement, la valorisation du malandro renoue avec un genre littéraire antique, présent déjà

dans tous les folklores, dont le roman picaresque du XVe siècle n’est qu’un cas particulier (lequel remonte au moins à Pétrone et au Satyricon) : celui qui raconte les aventures du héros astucieux,

voire escroc, vivant d’expédients. (Rappelons que cette forme d’ingéniosité appartient plus largement au champ de ce que les Grecs appelaient la mètis, l’intelligence de la ruse, qu’ont exploré Vernant et

Détienne, laquelle gouverne déjà le comportement animal (celui du renard, du poulpe, de la grenouille marine). Au niveau des êtres parlants, elle s’exerce exemplairement dans la logique de la rétorsion,

de la strophè, des paradoxes et des métamorphoses des Sophistes, des Mégariques et des Cyniques,

dont Falstaff et le Neveu de Rameau sont deux grandes résurgences modernes.) Dans l’univers culturel brésilien des deux derniers siècles, l’inclination pour l’art « malandrin » de la

ruse, toujours prêt à déjouer les règles et les normes, la légalité et les scrupules, fut rattachée par les

spécialistes à la figure du héros (ou anti-héros) « sans aucun caractère », c’est-à-dire à un type de

personnalité forgée dans et par une culture « sans tradition », entendons : qui n’est pas à même de

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Nous trouvons par ailleurs, chez « nos » plus grands artistes, la confirmation

de la possibilité d’une telle réévaluation, c’est-à-dire l’occasion d’échapper à cette

alternative pauvre, naïve, qui « nous » enferme entre deux attitudes : ou bien

déplorer le désaccord (d’avec soi), ou bien se vanter d’être astucieux. Avec eux, il ne

sera pas question de regretter le « flou » envers le devoir ou de glorifier la rouerie,

mais justement de faire de la condition des sans-tradition l’occasion, le kairos, la

chance d’une perspective d’une toute autre valeur : celle permettant d’affiner la

sensibilité aux différences, aux singularités, à l’indéterminé ; celle rendant possible

d’accueillir, de faire justice à l’évènement. Ces artistes sauvent ainsi l’honneur de la

culture et, tel que nous essaierons de le suggérer, « nous » rendent plus sensibles à

l’Idée et aux fins de la liberté.

En disant cela, nous introduisons notre seconde observation. Partir des jeux

de langage signifie adopter d’emblée une perspective qui assume de manière

intrinsèque, de par sa propre position, ce que toute injonction nationaliste par

définition tend à sous-estimer, à ignorer ou à réprimer, à savoir : la crise profonde de

la légitimité, l’indétermination des fondements, le retrait du sol de ladite réalité… En

effet, nous verrons brièvement que crise, indétermination, interruption — propres à la

modernité politique et culturelle — sont impliqués dans la notion de diversité des jeux

de langage et dans sa thèse sous-jacente : celle de l’impossibilité de fonder, de

légitimer un quelconque méta-jeu de langage. Cette perspective demeure

entièrement dans l’immanence des faits de langage et des règles hétérogènes qui

les constituent. Voilà qui invalide d’emblée le traitement de la question de la culture à

partir d’entités telles que « caractère » ou « conscience ». Et disqualifie par

conséquent la prétention spéculative (répandue) selon laquelle quelque chose

comme l’« essence » ou l’« esprit national » chercherait à « s’exprimer » à travers les

œuvres de la culture, et que cela constituerait la question fondamentale. (Le

donner forme et identité à la communauté et aux individus, suivant un système de normes et de

valeurs bien définies, délimitant nettement les conduites socialement reconnues. Autant dire que le malandro a un surmoi très faible, tout au plus. C’est dire aussi qu’en ce sens on naît malandro, par

structure, on ne le devient pas (on « naît malandro accompli », notait A. Cândido, à la différence du picaro espagnol, qui lui, né naïf à l’origine, ne devient menteur, fourbe et voleur que par la suite, à

force du contact avec la brutalité de la vie sociale). C’est ce qu’attesterait la séquence littéraire qui, au Brésil, va de Leonardo (de Memórias de um sargento de milícias, 1852-1853) à Macunaíma (1928),

Serafim Ponte Grande (1933) et au-delà. (N.d.A.)

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paradigme classique de cette prétention étant cette sorte de « phénoménologie de

l’esprit » national qu’est la Formation de la littérature brésilienne d’Antonio Cândido).

D’un autre côté, on observe que chaque jeu de langage (décrire, ordonner,

raconter, etc.) obéit à son propre régime « grammatical » et possède sa propre

finalité. Ce n’est qu’en raison d’une présomption démesurée (alimentée explicitement

par la nostalgie d’une origine perdue) qu’on a pu prétendre alors, entre « nous »,

imposer aux différents domaines de la recherche et de la « production culturelle »

(sociologie, histoire, critique d’art, philosophie, mais également peinture, littérature,

musique, théâtre) la mission d’« exprimer » la « conscience nationale ». Pire encore :

cette injonction, qui dure depuis plus d’un siècle et demi, a toujours oublié, dissimulé,

qu’elle n’a pu elle-même être articulée et énoncée, à chaque fois, que sous le régime

d’un jeu de langage particulier, sociologique, politologique, critique, etc. Or, de quel

droit un jeu de langage particulier s’érigerait-il en méta-jeu de tous les autres jeux de

langage ? La crise, justement, l’indétermination, le retrait évoqués plus haut,

interdisent de manière définitive toute prétention de parler à partir d’un quelconque

lieu méta-. Une telle prétention ne pourrait que conduire à la violence et à faire tort

aux œuvres de la culture. Celles-ci, en revanche, du moins les plus éminentes,

lorsqu’elles sont vigoureuses, justes, d’art, témoignent à leur manière du retrait de la

réalité, de l’irruption de l’indéterminé, de l’étrange ou de l’étranger au sein en son

propre sein.

L’approche par les jeux de langage, outre qu’elle permet de reposer la

question de la culture au-delà de la nostalgie habituelle de l’« identité », etc., amène

à penser que la nostalgie est elle-même un effet d’un point de vue ou d’un jeu de

langage spécifique : celui du discours théorique, sociologique, historique, basé sur le

privilège de la fonction référentielle du langage. Or, du point de vue d’un artiste par

exemple (mais nous verrons que ceci est bien plus qu’un exemple), la règle de la

conformité de l’œuvre à un prétendu référent (national, social, psychologique…)

censé exister indépendamment d’elle, n’est pas pertinente. L’artiste revendique au

contraire la pratique de l’invention, la force plastique, le pouvoir de donner forme à sa

référence. Son jeu de langage n’a pas de commune mesure avec celui du sociologue

et, du fait qu’il opère essentiellement sans concept, il est plus en phase avec la

liberté de l’esprit. Par là même, le problème de la nostalgie du référent authentique,

« propre », ne se pose plus. Toute la question consiste à donner forme à de

nouvelles manières de penser, de parler et d’agir, à témoigner de l’infinité des fins (la

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culture, note Kant au § 83 de la Critique du jugement, est la production, « dans un

être raisonnable, de l’aptitude générale aux fins qui lui plaisent (par conséquent dans

sa liberté) ») — et non plus à rechercher une prétendue intériorité authentique,

essentielle, nationale, comme les théoriciens de « notre » culture l’ont toujours cru,

au moins depuis les lointaines années 1820. Le poète au contraire affirme : « aucun

Brésil n’existe… » (Carlos Drummond, « Hymne national », in Marécage des âmes,

1934). La véritable question n’est pas de se chercher mais de s’inventer. Voilà le

point de vue dans lequel ces notes se placent.

Le témoignage des arts

1. Lorsque Clarice Lispector écrit dans Agua viva : « J’attends la prochaine

phrase », ou : « la prochaine phrase m’est imprévisible », ou encore : « elles [ces

phrases] sont le maintenant [o já : le dé-jà] », elle est à l’écoute de l’énigme de

l’écriture, consacrée à un travail de désappropriation, de dépouillement, opérant au-

delà ou en-deçà des règles et des genres (nouvelle, roman, narration). Un tel travail

ne peut compter que sur la contingence des phrases, qui peuvent toujours venir

comme ne pas venir, sur l’éventualité de ce qui peut être ou ne pas être. L’écriture,

désarmée, se perd et se cherche ainsi dans l’imminence, sous la menace de ce qui

arrive (« L’instant, dit-elle, est en soi-même imminent »). Elle affine la sensibilité à

l’évènement d’une phrase imprévisible, inconnue2.

Un tel respect pour ce qui arrive, pour l’œuvre considérée elle-même comme

événement, atteste singulièrement la précipitation de l’inattendu, de ce qui n’est pas

(encore) déterminé, l’irruption de l’événement qui désorganise l’expérience et les

significations établies et qui déstabilise de la sorte la soi-disant réalité.

2. La stabilisation d’un jeu de langage, qu’il soit « littéraire » ou non, vise en

principe à conjurer cette indétermination de l’événement, cette contingence de la

prochaine phrase. Cristallisée dans les traditions, les genres, les normes, les

disciplines, les programmes, les habitudes, la stabilité institutionnelle tend à

2 Clarice Lispector, Água viva (1973), tr. fr. Regina H. de O. Machado, éd. bilingue portugais-français,

Des femmes, Paris, 1981 ; P. W. Prado, « O impronunciável. Notas sobre um fracasso sublime » (Cl. Lispector e a analítica kantiana), Remate de males (IEL, Unicamp), São Paulo, 1989.

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prédéterminer quelle phrase ou quel type de phrase doit — ou non — advenir dans

le futur et selon quelles modalités. Il est des choses que l’on ne doit pas dire (ou

faire), par exemple en famille, à l’école, sur le lieu de travail, tout comme il est des

choses qui doivent obligatoirement être dites, et il y a des manières de les dire.

L’institution multiplie, en somme, les règles qui doivent régir l’occurrence de certaines

« phrases » (verbales, gestuelles, d’action) en son sein, si bien que chaque

institution pourrait être définie selon les frontières qu’elle établit entre les occurrences

obligatoires et les facultatives, les interdites et les autorisées. Une logique des

modes normatifs (« doit faire », « doit ne pas faire », « peut faire ») permettrait de

décrire le système de contraintes d’une institution donnée, sa « grammaire ».

La stabilisation institutionnelle est, par conséquent, essentiellement une

opération de régulation qui s’exerce sur les possibilités, les potentialités du langage,

dans le but de limiter l’éventail des coups ou occurrences possibles, de

surdéterminer les séquences de « phrases » admissibles dans le cadre d’un jeu de

langage déterminé. Un exemple illustre parfaitement ce processus de régulation : le

passage d’une relation amoureuse à ses débuts, définie par l’instabilité des désirs et

le jeu agile des séductions (donc, par un éventail ouvert de possibilités), à une

relation de couple instituée (que l’on soit marié ou non), définie par l’obligation

mutuelle de répéter certaines séquences, délimitées, de phrases et de

comportements. En ce sens, le jeu sérieux et risqué de l’amour à l’état naissant est

toujours un combat contre sa cristalisation, sa médiation institutionnelle réglée.

Pour le dire autrement, toute institution définit une modalité précise de relation

avec le temps, en prétendant juger d’avance, pré-juger de ce qui est bon qui ait lieu

dans le futur. (« Comme si tous les enchaînements futurs, d’une phrase à l’autre,

avaient déjà été effectués », disait ironiquement Wittgenstein.) En ce sens, sa

fonction consiste précisément à conjurer la contingence de l’événement, à éliminer

l’éventualité de l’indéterminé, à contrôler ce que Clarice appelle l’« imminence de

l’instant ».

3. Une écrivain, un penseur, un artiste, luttent justement contre cette espèce

de refoulement, d’oubli institutionnel. Ils mènent un travail d’ascèse, d’anamnèse,

contre la manière héritée, habituelle, d’écrire, de penser, de sentir. En accueillant

l’événement, ce qui ne se laisse pas déterminer — et par conséquent n’existe pas —

selon les critères institués de ce qui « est » et de ce qui « n’est pas » (et qui sont

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essentiellement les critères d’une définition opérationnelle de la réalité), un écrivain,

par exemple, est celui qui est requis de donner forme à ce que la langue courante, le

jeu de langage établi, ne sait pas dire. Il travaille afin de mettre en mots ce qui

demande à être exprimé et qui cependant excède pour le moment la barrière

institutionnelle, déborde les limites du dicible.

Il se constitue de cette manière en témoin de ce qui n’est pas dicible, du

moins dans l’idiome des institutions en vigueur, famille, religion, université, partis,

médias. Il contribue ainsi à faire reculer les limites du langage – de la « grammaire »

des jeux de langage – et à repousser les frontières du possible. Nous parlons ici de

l’écrivain, mais il va sans dire qu’un travail analogue, d’invention, s’effectue

constamment dans le parler populaire.

Modernité et indétermination

4. Cela étant dit, le point sur lequel nous aimerions attirer l’attention est le

suivant : cette irruption de l’indéterminé, de l’inexprimable (Unaussprechliche,

comme disait Wittgenstein, et comme dira plus tard Guimarães Rosa, dans un autre

contexte mais dans le même sens), correspond justement à un retrait de la réalité, à

une « déréalisation » qui constitue le trait fondamental de l’époque moderne. Ceci

signifie, plus précisément, qu’à partir d’un certain moment de l’histoire de l’Occident,

avec l’avènement de la modernité, ce que l’on croyait être « la réalité » tend à perdre

ses fondements, à échapper hors des limites de l’expérience humaine

communicable, a déborder les frontières du dicible et de l’expérimentable. Notons

simplement, pour abréger, que la faillite du langage et la défaillance de l’expérience,

dont la littérature moderne témoigne d’une manière si exemplaire (l’échec* chez

Baudelaire, failure au sens de Beckett, fracasso selon Clarice), font évidemment

allusion a ce retrait.

5. L’avènement de la modernité doit par conséquent être pensé non

seulement dans sa dimension historique et empirique, mais aussi dans sa portée

ontologique, c’est-à-dire : en tant que nouvelle prise de positon fondamentale par

rapport à la question du sens de l’« être », une mutation profonde de la situation de

* En français dans le texte. (N.d.T.)

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l’humain au sein de l’existence — mutation qui se traduit dorénavant par la

soumission sans limites des divers domaines de la réalité à l’infini de la volonté. C’est

exactement ce que dit Heidegger, entre autres, lorsqu’il fait référence, dans son

Nietzsche II, à la « détermination (ou destination) ontologique-historiale (die

seinsgeschichtliche Bestimmung) » de l’époque moderne, c’est-à-dire, au monde —

« insolite et inquiétant » — que l’époque moderne nous destine. Il est important de

voir que cette « destination », impliquée dans le retrait de la réalité, a rendu

possibles non seulement la technique et la science modernes, le capitalisme et la

démocratie de masse, mais aussi l’esthétique (qui est une notion éminemment

moderne), le romantisme et l’art moderne proprement dit. La peinture dite abstraite,

par exemple, la musique atonale, le roman sans narrative, tout comme la géométrie

non-euclidienne, n’auraient pas été possibles sans cette précipitation de la réalité

dans l’indétermination.

6. C’est à ce retrait ontologique que correspondra aussi l’hégémonie du

paradigme du langage, le turn to language (plutôt que le linguistic turn), — et plus

précisément, par rapport à ce qui nous intéresse ici : l’autonomisation radicale du

langage (« La grammaire, dira Wittgenstein, n’est tributaire d’aucune réalité »), tout

comme sa désagrégation en une multiplicité de rationalités, de « jeux de langage »

hétérogènes. Il s’agit dorénavant de penser chaque jeu de langage (décrire une

époque, commander une action, raconter une histoire, etc.) comme étant constitué

par un régime « grammatical » spécifique, qui fixe sa fin particulière et les critères qui

lui sont propres (engendrer des propositions vraies ou fausses, être juste ou injuste,

susciter du plaisir ou de la peine, etc.), sans qu’aucun de ces régimes puisse

prétendre légitimer les autres. Il n’y a aucun méta-jeu de langage possible ; et cela

veut dire que nous ne disposons plus d’une règle universelle de jugement, applicable

à cette diversité de types de langage. Il n’existe plus le « bon » jeu de langage, qui

instituerait un jugement dernier ou un tribunal universel. Ou pour le dire encore avec

Wittgenstein (lecteur de Spengler), les normes et les valeurs traditionnelles déclinent

et font défaut en général.

De là découle notre hypothèse générale de travail : que la problématique

wittgensteinienne du paradoxe ou de l’indétermination de la règle (comment suivre la

règle générale dans ce cas particulier ?) peut et doit être comprise comme une

extension de la crise de légitimation moderne, extension qui se prolonge jusqu’au

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niveau « micrologique » de nos jeux de langage quotidiens. En effet, une fois que,

avec la première phrase qui arrive, la multiplicité des phrases (des régimes et des

fins) est déjà donnée, la querelle entre les différents régimes de langage — qui se

disputeraient le privilège d’interpréter ou en tout cas d’enchaîner sur la phrase (de

déterminer son passage à d’autres phrases, gestes ou actions) — peut toujours

surgir. Et nous faisons tous, dans la vie quotidienne, l’expérience de ce conflit

d’interprétations (« Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? », « S’agit-il d’un ordre ou d’une

demande ? », etc.). Et là — voici le point crucial — il n’y a aucune instance méta qui

garantirait la règle du bon enchaînement, c’est-à-dire de la bonne compréhension ou

de la bonne entente. Il est nécessaire de continuer la phrase, le jeu « comme il

faut », sans connaître pourtant la « bonne » règle. Le conflit quotidien

d’interprétations n’est autre chose que le témoignage empirique de ce caractère

fondamentalement contingent de l’enchaînement, du passage d’une « phrase » (mot,

sentiment, action) à une autre. L’une des principales vertus du dernier Wittgenstein

fut sans doute celle de procéder à une anamnèse de cette indétermination

structurelle.

7. Les questions d’enchaînement, d’articulation, de taxis (syntaxe, hypotaxe,

parataxe) ne sont donc pas de « simples » questions de grammaire ou de

stylistique : ce sont des problèmes d’ontologie. Dans la mesure où elles attestent la

contingence de la continuation, elles permettent non pas de comprendre un objet ou

un sens déterminé, mais de « sentir » l’indéterminé. Les réponses qu’elles appellent

« décident » de ce qui commence (avec la phrase qui arrive), de ce qu’il « doit y

avoir » (« es geben muss », écrivait Wittgenstein). C’est sans doute à ce titre, de

question ontologique, qu’elles se situent au centre des préoccupations d’écrivains

aussi différents que Hofmannsthal, Franz Kafka, Samuel Beckett ou Clarice

Lispector. Ils sont les experts de la question désormais cruciale, à tous points de

vue : Comment continuer ? En l’élaborant, ils poussent jusqu’aux dernières

conséquences la délégitimation générale, se faisant les témoins de ce qui ne peut

être exprimé, signifié et jugé selon les règles et les critères des jeux de langage en

vigueur. On voit comment la question de l’indétermination et de l’inexprimable se

trouve impliquée dans la crise de légitimation de la modernité.

(Déjà Marx, lorsqu’il élabore la théorie critique de la plus-value, atteste,

comme chacun sait, les limites d’un jeu de langage en vigueur : celui du droit

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économique et social bourgeois ; par ce biais, il témoigne de ce qui reste

inexprimable selon les règles du contrat de travail « libre », à savoir : que la force de

travail n’est pas une marchandise, car elle produit plus de valeur qu’elle n’en

consomme3.)

Perte de la tradition

8. Il est évident que la déstabilisation des règles du parler et de l’agir, propres

à une tradition culturelle (avec ses conceptions du monde, ses formes de vie, ses

légitimités), s’inscrit dans ce mouvement moderne, technoscientifique, capitaliste, de

précipitation de la réalité dans l’indétermination. Aussi, c’est à partir de la perspective

que l’on vient d’ébaucher, qu’il faudra reposer le problème de la perte du sol des

traditions nationales. Autrement dit, la crise de la légitimité des normes et des valeurs

de la tradition, en atteignant le centre même de la culture occidentale moderne, a

cessé d’être l’apanage des sociétés excentrées, non européennes, ayant subi au

cours de leur histoire un processus d’acculturation et même d’expropriation culturelle

totale. Mais, en contrepartie, l’avènement de la ruine du chez soi* ou du home, du

Heimat, au cœur même des sociétés occidentales, — cette « perte ontologique du

chez soi » (Heimatlosigkeit, comme le dirait encore Heidegger), — ne devrait pas

être sans conséquences pour « nous » autres, « déracinés dans notre terre

(desterrados em nossa terra) » (pour parler avec Sérgio Buarque de Holanda). C’est

de ces conséquences, et des instructions qui en découlent, que commenceront à

traiter les notes qui suivent.

9. Du point de vue des régimes de langage, une société sans tradition se

caractérise par le relâchement, par la fragilité, par le retrait ou l’interruption de

certaines ou plusieurs règles de « syntaxe » (d’enchaînement des mots et des

actions), qui se fondent sur la praxis du langage et sont généralement fixées et

transmises sous l’autorité, justement, de la tradition. Avec ce retrait, survient

l’indétermination du comportement que ces règles étaient censées régir, l’instabilité

3 L’analogie entre la critique de l’économie politique et le travail de l’écriture devient ici manifeste ; elle

a été élaborée sous la catégorie de différend par J.-F. Lyotard ; cf. Le différend, Minuit, Paris, 1983.

* En français dans le texte. (N.d.T.)

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du « comment se conduire », c’est-à-dire, l’ambivalence et l’inconstance par rapport

aux régimes de langage. D’où l’incongruité (ou la « flexibilité ») du comportement des

individus dans ce contexte : par exemple, par rapport à la vérité ou la fausseté d’une

affirmation, la véracité ou l’insincérité d’une promesse, la justice ou l’injustice d’une

norme, la rectitude ou la déviance d’un comportement…

Nous avons là un monde où l’in-conséquence, le désaccord avec soi-même

serait, pour ainsi dire, constitutif de la culture. Jürgen Habermas décrirait cette

condition comme un « système communicationnel structurellement déformé ». Sans

nous étendre ici sur la discussion de l’axiomatique « communicationnaliste » (ce que

nous avons essayé de faire dans un autre contexte4), notons simplement que, si

cette condition culturelle est « structurellement déformée », c’est précisément en

raison du désaccord systématique entre les intentions (exprimées) et les motivations

(inexprimées), entre le dit et le non-dit. Désaccord où le non-dit aurait tendance à se

constituer en même temps comme propre et extérieur au sujet, familier et inconnu,

comme un étranger chez soi, un « territoire étranger intérieur » (inneren Ausland,

écrivait Freud ; expression évidemment apparentée à la formule déjà citée de Sérgio

Buarque, « être déraciné chez soi »). D’où le sentiment profond, permanent et

inévitable d’être déplacé, désaccordé. En effet, dans le contexte de cet univers

culturel hétéroclite, ambigu, fluctuant, les institutions ont tendance à manquer d’une

légitimité solide et les sujets ressentent une absence fatale d’identité, eux-mêmes

étant partagés entre ce qu’ils ressentent et ce qu’ils disent, ainsi qu’entre ce qu’ils

disent et ce qu’ils font. En réalité, ce sont les jeux de langage eux-mêmes qui, là,

sont traversés par une discordance intrinsèque, structurelle, irréparable.

10. Dans l’histoire du Brésil, une telle condition culturelle peut se résumer,

vers la moitié des années 1930, dans la formule déjà évoquée de Sérgio Buarque de

Holanda : nous sommes « déracinés dans notre terre ». Tous les grands problèmes

traités par la critique littéraire, par l’anthropologie, au long de « notre »

historiographie (de la littérature, des institutions, des idées), proviennent précisément

4 « Jeux de langage et théorie de la communication – Wittgenstein et Habermas », in Hermès,

C.N.R.S., Paris, 1, 1988. Voir désormais, à propos de la querelle contemporaine entre la philosophie

allemande de la communication et la philosophie française de la différence, P. W. Prado, « Argumentation et esthétique, réflexions sur la communication et le différend », in Habermas, la

raison, la critique, C. Bouchindhomme et R. Rochlitz (dir.), Cerf, Paris, 1997.

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de cette condition, de cette manière d’être dépaysé chez soi : la délégitimation

manifeste de « nos » institutions, l’incohérence résignée des comportements,

l’absence de caractère du « Brésilien », son cabotinage profond, l’attraction par le

baroque et son goût de la parodie, le perpétuel « dilemme » entre Droit et

clientélisme, l’absence de conscience citoyenne, le décalage entre la règle

universelle et le cas particulier, entre le texte européen et le contexte périphérique,

entre la forme importée et la matière locale, etc. Tout cela réuni de manière

admirable, nécessairement dramatique, déchirante, dans l’œuvre et la vie d’un Mário

de Andrade, qui témoigne, à sa manière, du problème crucial de l’auto-réflexion, de

la « communication » avec soi-même, en tant que problème d’identité individuelle et

culturelle en même temps (« absence de caractère » et « absence de conscience

traditionnelle », disait-il).

C’est cette question de la condition intrinsèquement déracinée, et de ses effets

inquiétants sur le discours de « notre » culture, que nous aimerions ébaucher

rapidement ici, en la déplaçant à son tour, c’est-à-dire : en la situant dorénavant dans

la perspective des problèmes d’indétermination et de délégitimation, que nous

impose la modernité.

L’Epopée nativiste

La tradition n’est rien que l’on puisse apprendre, ce n’est pas un fil que l’on puisse ressaisir quand bon

nous semble. Tout aussi peu qu’il nous est loisible de choisir nos propres ancêtres.

Celui qui n’a pas de tradition et aimerait en avoir une est comme un homme malheureux en amour.

(L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, p. 76) 5

11. Il est clair que chez « nous », la perte du sol de la tradition a lieu au cours

de cette « expérience sans pareil » qu’est, pour parler encore avec le Sérgio

Buarque de Racines du Brésil, la « transplantation de la culture européenne dans

une région à climat tropical et subtropical… ». La déstabilisation qui résulte de cette

« expérience » se manifeste précisément dans le sentiment d’être déraciné dans son

propre pays. Le projet des intellectuels nativistes et romantiques du premier tiers du

XIXe siècle est en même temps un effet de cette profonde déstabilisation et une

5 L. Wittgenstein, Remarques mêlées, tr. fr. Granel, Mauvezin, T.E.R., 1984, p. 90 ; remarque datée

de 1948.

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réaction contre ce sentiment d’éradication chez soi, de perte dans sa terre de ses

propres racines. Ce projet, qui inaugure pour ainsi dire le discours de « notre »

culture, est donc obsédé dès son apparition par la question de la perte de la tradition,

par l’inquiétude quant à l’origine perdue, par l’angoisse de la crise d’identité, et se

tourne obstinément vers la recherche d’une « conscience nationale » (comme le dira

un siècle et demi plus tard A. Cândido, en paraphrasant P. E. Salles Gomes : nous

cherchons « la signification nationale de notre culture […] afin de savoir si elle nous

explique… »). Un tel projet trouve ou croit trouver ses fondements dans la modernité

des Lumières et le romantisme, justement.

12. En fait, il faut remarquer que le projet inaugural de la culture nationale est

associé, à vrai dire, à un aspect précis de la modernité ; car il se concentre depuis

ses débuts (avec José Bonifácio, Hipólito da Costa, Sousa Caldas) sur une

« conception pragmatique de l’intelligence », qui s’inscrit dans la droite ligne du

rationalisme positiviste des Lumières. Même la réception ultérieure de la révolte

romantique entre « nous » (surtout à partir de G. de Magalhães et le groupe Niterói,

autour de 1836) restera subordonnée à cette orientation « pragmatique » — alors

même que le romantisme des Schlegel, Baudelaire, Poe et leurs successeurs,

prenait explicitement la forme d’une révolte contre la culture pragmatiste, utilitaire,

réaliste, positiviste.

Il convient de souligner aussi que cette conception pragmatique se caractérise

en particulier par la prépondérance du rôle de l’intellectuel (défini comme « mentor

de la société ») sur la figure de l’artiste, du poète, de l’écrivain, — donc, par la

soumission des lettres et des arts à une finalité cognitive et pragmatique : le progrès

du pays. Cela était déjà parfaitement perceptible, depuis le début, dans la tendance

hégémonique entre « nous » des genres de discours intellectuels-pragmatiques : le

journalisme, l’éloquence, l’essai politique, la propagande. C’est sous le régime

prédominant, sinon exclusif, des jeux de langage de ce genre, que le programme

d’une « culture nationale » trouvera ses formulations, sa syntaxe, et imprimera son

orientation fondamentale à la culture.

(À ce point de la réflexion, une précision s’impose : il ne s’agit pas ici de

déterminer « le nationalisme » comme un jeu de langage. Il s’agit plutôt de

circonscrire un impératif, une injonction majeure, qui peut se résumer dans

l’expression consacrée : « Chercher l’identité nationale ». C’est cette injonction-là

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que l’on trouve à l’origine des discours sur la culture au Brésil, du moins depuis les

années 1820 avec Ferdinand Denis et Almeida Garret. En tant que telle, et avec une

inflexion principalement sociologique, elle traverse et domine une grande partie de la

« production » intellectuelle (des jeux de langage théoriques, descriptifs et

prescriptifs) prenant pour sujet la culture au Brésil, et tend également à exercer son

hégémonie sur la « création » artistique (les jeux picturaux, littéraires, scéniques,

etc.). Elle joue par conséquent le rôle d’un « méta-prescriptif » qui domine divers

types de jeux de langage, et commande, dans cette mesure, tout un projet culturel —

et les torts qu’il aura causés à la culture de l’esprit.)

13. Il serait possible de soutenir, en passant particulièrement par la

modulation du Modernisme, que le programme d’une culture nationale

pragmatiquement orientée continue à gouverner « notre » intelligentsia aujourd’hui.

Le point crucial ici est le suivant : tout en se constituant en porte-parole de la

modernité entre « nous », ce programme inaugural dissimule et refoule la question

radicale qui est en cause avec cette même modernité. Cette question — celle de la

précipitation irrémédiable de la réalité dans l’indétermination, nous l’avons vu — se

trouvait à la base de la révolte romantique. Mais, suite à la transplantation du

romantisme dans le cadre étroit d’une problématique nationale, traduit et filtré à

travers cette problématique, cette question devait être nécessairement perdue,

occultée, oubliée. En faisant cela, le programme nativiste inaugurait, d’ailleurs, un

geste qui deviendrait typique au long de « notre » histoire culturelle et qui consiste,

en somme, à étouffer tout soupçon à l’égard de la réalité, au nom finalement de

l’édification de la Nation.

Toute proportion gardée, ce geste se répétera par exemple avec le

modernisme (cas extrême : Mário de Andrade « corrigeant » la radicalité de ses

propres expérimentations artistiques, préconisant à la fin le « nationalisme

pragmatique », passant sous silence le questionnement dadaïste et surréaliste). Et

puisque le témoignage du retrait de la réalité constitue par excellence le pain

quotidien de l’artiste, de l’écrivain moderne, on comprendra qu’un tel geste vise au

bout du compte à refouler, cicatriser la question de l’ébranlement de la réalité,

impliquée dans l’œuvre d’art. Ce refoulement (qui implique par conséquent une

méprise grave quant à la crise de l’époque moderne, le statut de l’œuvre d’art et la

culture de l’esprit) n’est en aucun cas fortuit ou accidentel, il est pour ainsi dire

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structurel, inhérent à la structure même d’un projet de culture nationale (et

certainement de tout programme culturel).

14. La culture (lettrée) se sera en somme constituée ou reconstituée au Brésil

au prix de cet oubli fondamental et systématique, symptomatique, du caractère

profondément ébranlée de la réalité, de la perte des fondements, qui se trouve

pourtant en cause depuis le tournant de la modernité et constitue un thème constant

de la pensée occidentale, au moins depuis la fin du XVIIIe siècle. « Nous » avons

toujours souffert de ce refoulement structurel. Il est sans doute constitutif de

l’orientation fondamentalement positiviste de cette culture. Il aura occasionné en

particulier (il occasionne, car il est loin d’être vaincu) un préjudice incalculable à la

sensibilité artistique et, d’une manière générale, à la culture de la liberté. Sous son

régime, le questionnement artistique était condamné à se cantonner dans la

recherche de l’« expression nationale authentique », interdisant fréquemment l’artiste

de répondre à l’appel de l’œuvre, de se soucier de ce qui n’est pas (encore)

déterminé, de tester les limites des jeux de langage, de témoigner enfin du retrait de

la réalité. La programmatique nationale aurait en ce sens tendance à entraver

d’autres possibilités de penser, de sentir, d’agir, en faisant barrage à la divergence

de perspectives, à l’invention d’idiomes et de nouvelles fins, en réalimentant en

somme l’imperméabilité à l’autre.

15. L’œuvre, et même la vie de bien d’artistes et d’écrivains, accusent ce

préjudice irréparable occasionné par une programmatique culturelle en matière d’art

et de réflexion, au long de ces deux derniers siècles d’« épopée nativiste » (A.

Cândido) en quête de l’esprit national. Le déchirement d’un Álvares de Azevedo ; la

violence déchaînée contre une Anita Malfatti ; les tourments des modernistes eux-

mêmes (partagés entre liberté de recherche et enracinement dans le pays, entre

expérimentation sur les formes et réalité nationale) ; l’erreur dramatique de Mário de

Andrade, plaçant la question de l’art sous la tutelle d’un « nationalisme

pragmatique » ; jusqu’à la réception maintes fois faussée, « régionaliste », d’un

Guimarães Rosa, ou habituellement réductrice d’une Clarice Lispector — tout cela

atteste déjà, d’une manière ou d’une autre, les effets de refoulement d’une

orientation éminemment pragmatiste, positive de la culture. Une telle orientation

s’exprime ici, entre autres, dans les présupposés endurcis de l’esthétique de la

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mimèsis (déterminant l’art en tant que « représentation » de la réalité empirique,

nationale ou sociale) et dans la conception profondément instrumentaliste du

langage en général (réduit, au fond, à un « moyen de communication »). Elle se

traduit effectivement dans le poids exorbitant du jugement prédéterminé (positif,

sociologique), allant ainsi à l’encontre de l’irréductibilité de la question de l’art (du

jugement esthétique), et rendant impossible à l’expérimentation artistique de faire

justice à l’événement, à l’indéterminé, de témoigner de l’inprogrammable, de donner

forme à ce qui excède les limites du dicible et de l’expérimentable.

Un Guimarães Rosa, en revanche, avait parfaitement compris que les faits ne

résolvent pas tout, et que le véritable problème consiste à sauvegarder

l’indétermination de la culture, contre les prétentions programmatiques et

pragmatiques (sociologiques, finalement) qui voudraient en fixer l’essence. Ce qui

fait de la culture ce qu’elle est, son « essence », cela n’est justement pas de l’ordre

du factuel, du descriptible, du dicible, mais est indéterminable par excellence,

inexprimable. La « brésilienneté », dit Rosa — significativement en langue étrangère

— ist die Sprache des Unaussprachlichen. C’est le langage de l’indicible.

Épitaphe de l’identité nationale

16. La leçon à tirer est désormais concluante. Après le déclin général de la

culture (des significations établies, des coutumes héritées, des légitimités reçues — y

compris désormais la « légitimité révolutionnaire », qui nous venait du grand récit

marxiste), « nous » autres, décentrés, ne saurions plus continuer à poser la question

de la culture du point de vue de la « formation de l’identité nationale ». Cela veut dire

qu’il n’est plus raisonnable ni même souhaitable de continuer à orienter la question

culturelle — et notamment la question du « déracinement chez soi » — en fonction

de la construction de la « véritable culture nationale », de la tradition culturelle

« propre », nationale ou populaire. Cela reviendrait à continuer de faire référence à

une « unité organique » de la culture dans l’espace et dans le temps (la tradition ou

le « caractère », tel que Mário de Andrade l’entendait) ; unité perdue, certes, mais qui

serait pourtant encore là, in absentia, faisant la loi, en tant qu’objectif à atteindre, en

tant que fin commune à poursuivre et à réaliser (donc, supposée réalisable)… Telos

à partir duquel — et au nom duquel — on prétendrait encore détenir, c’est-à-dire

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dicter, la « bonne » règle d’enchaînement : par exemple, en matière de

comportement social et politique, en matière de recherche en sciences sociales ou

en critique littéraire, ou encore en matière d’œuvre d’art, d’écriture ou de pensée.

En bref, cette orientation culturelle reviendrait, comme d’habitude, à entraver

les activités de l’esprit, en les subordonnant à l’édification d’une identité nationale,

refoulant ainsi la question de l’indétermination ultime des fondements, de la

contingence abyssale des enchaînements. Or, sans l’épreuve de cette

indétermination ultime, il ne peut y avoir ni pensée ni liberté démocratique. Continuer

d’enjoindre aux œuvres de l’esprit la mission de construire une culture nationale

serait, dans cette mesure, persévérer dans la reproduction de « notre » lourd

héritage ibérique, anticritique et antidémocratique, continuer « notre » dogmatisme

séculaire et l’autoritarisme profond qui l’accompagne. Un tel projet a beau être

moderniste, sa pragmatique n’en reste pas moins antimoderne. Le type de

présomption qui l’anime ne s’est pas privé d’« autoriser » diverses pratiques de la

terreur entre « nous » : de l’excommunication pure et simple prononcée contre telle

recherche de tel artiste (Monteiro Lobato condamnant l’œuvre d’Anita Malfatti au

bûcher) jusqu’à la suppression totale de l’Etat de droit (les forces armées mettant le

« national » sous haute « sécurité » et contraignant l’ensemble des citoyens à jouer

le scénario militaire-industriel de la rédemption du pays), en passant par le plaidoyer

militant honteux pour une censure « socialiste »…

17. Un tel engourdissement de l’esprit a coûté et continuera de coûter cher à

la culture de la liberté, ainsi qu’à la « question sociale » elle-même — toujours

urgente —, au nom de laquelle s’est opérée chez « nous » une véritable démission

nationale à l’égard de la culture. Comme si l’indignation devant l’injustice sociale

pouvait justifier l’abdication de la culture de la liberté. Après un demi-siècle, si ce

n’est un siècle et demi de « pragmatisme culturel » (selon que nous prenions comme

point de départ les modernistes ou les nativistes), le bilan total, culturel, politique,

social, est catastrophique.

Les premiers modernistes ont contribué eux-mêmes à fermer, depuis l’après-

1922, ce qu’ils avaient à peine ouvert : la possibilité de voir s’établir parmi « nous »

un sens effectivement moderne de la pensée critique et du respect de la différence.

Avec le « retour à la question sociale » ils ont en réalité renoué avec l’orientation

générale — pragmatiste, positiviste, sociologiste — qui a toujours été imprimée aux

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questions de culture, et particulièrement de culture artistique, parmi « nous », depuis

le programme des intellectuels nativistes du XIXe siècle. Par une méprise cruelle,

paradoxale et tragique (même si elle peut être « expliquée » historiquement), ils ont

fini par favoriser, une nouvelle fois, la sujétion des activités de l’esprit, le mépris à

leur égard et leur misère, subordonnant les œuvres de la culture aux impératifs du

pragmatisme. Que jusqu’à aujourd’hui l’Intelligentsia, même « de gauche », puisse

encore confondre progrès avec développement, ou continuer d’exiger des

transformations sociales indépendamment des libertés civiles — voire aux dépens de

celles-ci —, voilà qui trahit manifestement l’obscurité, l’obscurantisme qui résulte de

ce blocage de l’esprit, l’absence profonde du sens de la diversité, de l’altérité, et qui

est une absence de culture de la liberté. C’est-à-dire, une absence de sensibilité à

l’égard de l’indéterminé.

La responsabilité artiste

18. Une Clarice Lispector ou un Guimarães Rosa, ou encore un Borges, un

Fernando Pessoa, ont très bien vu cependant, chacun à sa manière, que « nous »

vivons dans un monde où la question de la constitution de la réalité se trouve posée

de manière cruciale. Leurs œuvres soumettent justement à une interrogation radicale

certaines notions tenues habituellement pour évidentes (en sciences sociales, par

exemple) ; des notions telles qu’identité, expérience, temps ou sujet. Ce faisant, ces

œuvres témoignent de l’existence de zones où la réalité échappe à elle-même, en

vient à manquer et défaille. Elles attestent ainsi, à leur manière, une indétermination

ultime, laissant celle-ci mettre en cause les règles mêmes d’enchaînement des jeux

de langage de la narration, de la poésie, de l’essai, auxquels elles sont censées

jouer. Elles travaillent, « expérimentent » la contingence de l’enchaînement, laissant

le champ ouvert à l’inscription de l’hétérogène, de l’inconnu, de l’« étranger ». Elles

font justice ainsi à ce qui arrive, à l’événement, haussant la langue à la dignité de ce

qui n’est pas dicible. Elles nous rappellent, en ce sens, non seulement qu’il n’est pas

de réalité en dehors d’un jeu de langage qui la pose et l’atteste (et par conséquent

l’expose à la controverse, à la contestation et à la falsification, comme disent les

anglo-saxons), mais aussi que d’autres jeux de langage, et par conséquent d’autres

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réalités, sont possibles, et qu’en tous les cas ce qui paraît réel ici et maintenant n’est

pas toute la réalité, mais constitue seulement le « peu de réalité ».

19. En d’autres termes, ce qui est accompli là, dans cette formidable ascèse

« littéraire », expérimentale, menée sans concessions, est un travail sévère de

réflexion, d’anamnèse, où ce qui est un jeu, au bout du compte, c’est l’inconscient de

tout un héritage culturel.

Ce n’est qu’après avoir réalisé un tel travail que nous deviendrons plus aptes

à accueillir, sans bagages, l’événement qui surgit et qui, en son occurrence, n’est

pas encore déjà connu, déjà déterminé et déjà récupéré. Seulement alors serons-

nous à la hauteur de ce qui est et sera désormais exigé de nous tous : que nous

soyons perspicaces (eustochoi, disaient les Grecs : capables de viser juste, sagaces)

dans l’art de juger, ici et maintenant, sans pouvoir disposer de preuves ni de règles.

C’est-à-dire, en l’absence de tout jugement dernier, fût-il le jugement de Dieu ou du

prétendu tribunal de l’Histoire. Et — cela va sans dire — il faudra être extrêmement

pénétrant et judicieux, non seulement à l’occasion de l’événement en art, mais aussi

à l’occasion de l’événement « politique », dans un sens non institutionnel,

indéterminé (justement) du terme. (Par exemple, au sens des manifestations qui ont

eu lieu au Brésil en juin 1977 ou en avril 1984 : car là encore, il y a une demande qui

dépasse les limites du dicible — en sociologie et politique, par exemple — et qui

reste inécoutée et impensée6.)

20. En somme et pour conclure : en témoignant des conditions de possibilité

et d’impossibilité de l’écriture, les écrivains et artistes auxquels nous nous référons

sont « nos » véritables philosophes. Et « nos », évidemment, ne veut pas dire qu’ils

élaborent ou contribuent à l’élaboration d’une je ne sais quelle « pensée nationale »

(qu’un J. Cruz Costa appelait encore de ses vœux), mais veut dire qu’à travers eux,

à travers leurs idiomes, nos langues se révoltent, pour ainsi dire, contre la brutalité

de ce qui est, et deviennent critiques de la réalité positive, attestant ce qui ne peut se

réduire à l’évidence abrutissante des faits. En un mot : ils raffinent la sensibilité à

l’indéterminé.

6 Rappelons que la première version du présent texte est parue en 1990. (N.d.T.)

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De cette manière, la capacité dont disposent les êtres humains de se proposer

des fins librement (et par conséquent de concevoir diversement leur devoir-être) est

honorée dans nos langues. Car, malgré la tutelle des pragmatismes nationaux, ces

artistes et écrivains ont toujours su que l’esprit est infini. Voilà pourquoi ce sont plutôt

eux qui doivent nous apprendre, dorénavant, ce que responsabilité devant la culture

veut dire.

(Traduit du portugais du Brésil par Darío Viana ; traduction revue par l’auteur.)

Post-scriptum

Nous autres, les sans-patrie.

Le texte qu’on vient de lire a été écrit il y a vingt-cinq ans7. Il est constitué

pour l’essentiel d’une explication avec la culture au Brésil ; le terme étant pris au

double sens de savoir commun partagé, constitutif du lien social, et de savoir de

connaissance.

Au premier sens, celui des descriptions ethnologiques, la culture en question

est caractérisée comme « sans tradition » ; c’est-à-dire, insuffisamment « reliante »

pour pouvoir assurer une certaine identité, collective et individuelle, à ses

membres. D’où la condition d’« être déraciné chez soi » et le problème de

l’« absence de caractère » dans cette société. Au second sens, le savoir de

connaissance pris en compte avant tout est celui à orientation largement empirique

et positiviste, sociologique, voire sociologisante.

Toute la question alors, que soulève le texte, réside dans la prétention de ce

savoir sociologisant à non seulement « expliquer » la condition culturelle des

7 Paru dans la revue O que nos faz pensar, 2 (1990), Département de Philosophie de la PUC, Rio

de Janeiro.

On a jugé plus juste de laisser le texte en l’état où il fut publié originalement (à quelques légères

modifications près). Seule la longue note 1 au bas de page a été ajoutée, appelée par un problème,

central en l’occurrence, que pose la traduction française.

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déracinés, mais à prôner en outre une réponse pratique, politique, à l’angoisse

chronique du « qui sommes-nous ? », au « problème d’identité » que pose cette

culture.

La thèse du texte est que le remède proposé (le nationalisme) est pire que le

mal. Surtout, la médication ne pourrait pas ne pas manquer, exclure et sacrifier

toute une « région » d’activités (comme on l’a vu pendant « un demi-siècle, si ce

n’est un siècle et demi de “pragmatisme culturel” ») : celle, à la limite du culturel, où

s’ourdit une œuvre de pensée, d’art ou d’écriture.

Le texte énonce alors une tout autre hypothèse générale : que la condition

culturelle d’« étranger chez soi » — dans son propre pays et dans son propre esprit

— serait, en revanche, en affinité secrète avec cette « région » où se trame

l’énigme des œuvres. Un peu comme être écrivain, c’est écrire dans une sorte de

langue étrangère (Proust, Beckett, Lispector).

Dans ce cas, l’adversité de la condition culturelle « déracinée » devrait être

retournée (comme on retourne un gant) et saisie plutôt comme une chance ; ladite

faiblesse, renversée en force. Une logique du retournement, de la strophè,

s’esquisserait ainsi (chère à la guérilla et aux artistes, mais remontant aux

Sophistes, aux Cyniques, aux Mégariques).

Or la philosophie contemporaine de langue française apportait de quoi

articuler et étayer cette hypothèse8. Elle traversait encore un moment

particulièrement intense et inventif. S’inscrivant à sa manière dans le pragmatic turn

to language (dont le « dernier » Wittgenstein était la référence incontournable), elle

reprenait de fond en comble la question du sujet et de la subjectivation, celle du soi

et de l’autre du soi. Nouant de nouvelles complicités avec la psychanalyse, les arts

et la littérature, elle opérait plutôt par déplacement conceptuel, retournements et

paradoxes, pressentant le peu de réalité de ladite réalité.

Elle mettait ainsi à mal la dialectique moderne (hégélienne, marxiste) et la

figure de l’expérience à travers laquelle un sujet était censé se perdre pour parvenir

à soi. Or, cette figure demeurait la matrice du récit de l’épopée nationale,

8 Voir par exemple J.-F. Lyotard, Le Différend, Minuit, Paris, 1983 ; Notices : Protagoras ; Gorgias ;

Antisthène. Une première version annonçant ces Notices avait été publiée en portugais : « Imaginação e paradoxo », revue Discurso, 10 (1979), trad. Elisa A. Kossovitch, Département de

Philosophie de l’USP, São Paulo.

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qu’entendaient raconter et jouer les intellectuels dans le contexte culturel « sans

identité ».

La philosophie de langue française fournit, en somme, la perspective

théorique et méthodique de l’étude. Nous vivions alors le tournant qu’aura

symbolisé l’année 1989, marquant le bicentenaire de la Révolution : chute du Mur,

effondrement des pays de l’Est et dissolution de l’URSS ; disparition de toute

alternative radicale, révolutionnaire, au capitalisme libéral ; émergence de la

problématique de la résistance éthico-politique, artistique.

Dans la mesure où le texte en question s’attachait à s’expliquer avec la

condition culturelle « déracinée » et son remède « national », il peut être lu aussi,

aujourd’hui (après-coup), comme une sorte d’argumentaire instruisant une

délibération pratique, qu’on peut appeler encore existentielle, à savoir : où

convient-il de vivre, de s’« établir » désormais, au point de vue du travail — du

travail de réflexion, de recherche, d’écriture et d’enseignement, et partant du travail

de soi sur soi et sur l’autre de soi ? Ma patrie n’est-elle pas là où j’engendre (plutôt

que là où je fus engendré) ?

Car le texte a été écrit entre deux langues, écartelé entre deux continents,

deux cultures, deux pays différents. Et ce, dans plusieurs sens simultanés de la

préposition entre :

– entre le Brésil, objet de l’étude, et la France, moment de la théorie

philosophique contemporaine ;

– entre le premier, pays de naissance du signataire, et le second, pays d’exil

où celui-ci cherchait à penser, écrire et comprendre son pays d’origine ;

– et encore, en particulier, entre sa patrie natale (comprenant aussi son site

familial et social), où il était alors question pour le signataire de retourner y vivre et

travailler, et le pays étranger, où il écrivait et vivait encore en expatrié.

À l’époque de l’écriture du texte, le signataire, écartelé entre deux cultures,

était en effet aux prises avec une délibération, un choix de vie à faire. Lui qui avait

quitté son pays quand la dictature militaire battait son plein, prenait acte de la

nouvelle donne : le régime dictatorial avait pris fin désormais (dès 1988, une

nouvelle constitution avait scellé le retour au régime républicain présidentiel). Où

conviendrait-il d’habiter alors, dorénavant, pour travailler, penser et vivre ?

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Il essayait de reprendre contact avec les universitaires brésiliens, ses

compatriotes ; sans grand succès. Il ne savait pas tout à fait, à ce moment-là, qu’il

allait fixer résidence en France et s’y établir enseignant, chercheur et auteur. S’y

établir en étranger. Et partant, devenir encore davantage étranger dans son

« propre » pays, y compris dans son site familial, chez lui. Aujourd’hui, il le sait, et il

sait qu’en un sens, c’est sans retour. Que l’exil est devenu une sorte de destin9.

Un infléchissement biographique s’est opéré : une autre direction a été prise,

un autre sens, auquel personne ne s’attendait, pas plus que l’intéressé lui-même.

Celui-ci s’est radicalement déplacé par rapport au profil culturel initialement

inculqué, et ses attentes. Clinamen, déviation : cela veut dire qu’il n’y aurait pas de

destin inéluctable. Le prochain pas (la prochaine phrase), n’est jamais

complètement déterminé. Il y a bien un prix à payer, certes, et il est élevé. Solitude

comprise.

Le syntagme français « étranger chez soi » recèle une équivoque cruciale. Il

peut signifier la condition ou l’expérience de celui qui est étranger dans son

« propre » pays.

Mais il peut désigner aussi bien l’état d’un esprit hanté par un autre au-dedans, ce

ininvité (comme le disait Pessoa) intime et étranger à la fois, l’autre de soi

quoiqu’en soi, qui inquiète et trouble l’esprit, mais le fait aussi penser, aimer, écrire.

Vivre en pays étranger, où l’on est perçu comme étranger (que ce soit

ailleurs ou chez soi), c’est faire immanquablement l’expérience de l’aversion, de

l’hostilité, de l’inhospitalité. L’étranger, notait Freud, suscite forcément une réaction

de malaise (Unlust). L’origine en est la dépense psychique que sa présence exige

de la vie de l’âme (des autres), et l’« incertitude », poussée jusqu’à l’« attente

angoissée », qui accompagne cette dépense d’énergie10.

9 L’Université et le Ministère brésiliens ont joué un rôle déterminant dans l’issue de cette délibération,

dans cette destination, poussant le signataire à s’expatrier « définitivement » et à s’installer en France. Voir, à ce sujet, son analyse dans « A confissão da CAPES », éditorial de la Revista Latinoamericana

de Psicopatologia Fundamental, 2 (2013), pp. 199-207 ; disponible en ligne :

http://www.scielo.br/scielo.php?pid=S1415-47142013000200001&script=sci_arttext. (CAPES est

l’acronyme correspondant à Coordination de Perfectionnement de Personnel de Niveau Supérieur,

agence rattachée au Ministère de l’Éducation brésilien.)

10 Voir S. Freud, « Die Widerstände gegen die Psychoanalyse » (1925), disponible en ligne :

http://www.textlog.de/freud-psychoanalyse-widerstaende-gegen-psychoanalyse.html.

On sait que Freud déplie ailleurs l’enchaînement des sens, apparemment opposés, à propos du nom paradoxal de l’Unheimliche : ce qui habite la maison, le familier (heimlich), est intime, secret ;

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L’étranger est celui qui n’est pas de chez nous, alors qu’il y est pourtant

« installé » ; il parle notre langue, se mêle de la vie de notre Cité, s’occupe des

œuvres de notre culture qu’il va jusqu’à prétend connaître et s’approprier. Dans

l’inconscient des nationaux, il est admis que l’étranger n’est pas fiable. Il serait

toujours prêt à manquer ses engagements envers leur communauté, dont

décidément il ne fait pas partie, bien qu’il y demeure. Il serait un traître en

puissance.

Mais il y a encore l’autre étranger : celui qui, à l’intérieur de soi, est l’autre de

soi, familier et inquiétant tout à la fois. C’est le motif de cette altérité exclue à

l’intérieur qu’il conviendrait de reprendre aujourd’hui, dans son rapport avec la

condition d’être étranger dans sa propre terre, dans sa propre culture.

Objets d’amour, transferts, l’angoisse de la déréliction, la condition

d’infans… : l’épreuve de l’heimatlos est censée libérer l’écoute du no man’s land à

l’intérieur. Et partant, l’écriture, la réflexion, la résistance ascétique.

On voyage, on émigre pour essayer de voir aussi ce qu’il y a en soi, pour

essayer surtout d’y écouter un autre qui, en soi, est autre que soi. Pour se

déprendre ainsi de soi et de ses institutions, de son « identité », et se rendre

disponible à des pensées qu’on n’attend pas.

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donc obscur, inconnu ; donc inquiétant (unheimlich). Freud pose ainsi que l’étranger, le xenos,

l’angoissant, est logé au sein même de l’intime. Conclusion : toute hostilité envers les étrangers, toute

xénophobie, serait une défense contre cet étranger menaçant chez soi auquel chacun est exposé.

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