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Ion Luca Caragiale Trois contes de Diable Traduction de la langue roumaine par: Nicolae Balta Note bio-bibliographique Né en 1852, à Ploiesti, mort en 1911, à Berlin. Issu d'une fami petite bourgeoisie. Il fréuente les !ours du "onser#ateur de Bu!are emplo*é au + é-tre National, !omme souffleur. Puis il o!!upe les pos réda!teur, se!rétaire de réda!tion a des di#erses re#ues. Il fait pa ournal /+impul/ $/0e +emps/), entre 18 8 et 1882, à ! té 4la#i!i, deu grands é!ri#ains roumains. 3n 1888&1889 il est National. 7 la suite d'un s!andale pro#oue par l'a!!usation de plag sa famille à Berlin, en 19(5, ou il meurt en 1911. 4on oeu#re !omprend des ré!its et des pi !es de t é-tre au !ara l'adresse de la so!iété roumaine de l'époue O noapte furtunoasã (Une nuit agitée) 18 9, Conu Leonida fatã cu reactiunea (Monsieur Leonida face au réactionna O scrisoare pierdutã (Une lettre égarée), 188:, D'ale carnavalului (La a aussi é!rit, apr s 1889, des nou#elles fantastiues inspirées du f Ianulea, inspirée également du elp!egor de a! ia#eli, Calul dracului " Le c!eval d dia#le, La $anul lui M%n&oalã " l'au#erge de Min&oala) et d'anal*se états pat ologiues, d'apr s le mod le d'3dgar Poe ( n vre e de rã* guerre, O fãclie de asti " Une torc!e de -.ues)/ Kir Ianulea <n dit u'une fois, il * a !ent années et m=me plus, 6ardarot, l'3nfer, a donné ordre ue les diables se rassemblent de#ant lui, du renommé > pas un seul ne de#ait manuer, sous la mena!e de se retrou ra!!our!ie et les oreilles allongées ? 3t uand tous se sont trou#és

Trois Contes de Diable

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Trois Contes de Diable

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Ion Luca Caragiale

Ion Luca Caragiale

Trois contes de Diable

Traduction de la langue roumaine par: Nicolae Balta

Note bio-bibliographique

N en 1852, Ploiesti, mort en 1911, Berlin. Issu d'une famille appartenant la petite bourgeoisie. Il frquente les cours du Conservateur de Bucarest (1868-1870), et est employ au Thtre National, comme souffleur. Puis il occupe les postes de correcteur, rdacteur, secrtaire de rdaction a des diverses revues. Il fait partie de la rdaction du journal "Timpul" ("Le Temps"), entre 1878 et 1882, ct de Mihai Eminescu et Ioan Slavici, deux grands crivains roumains. En 1888-1889 il est Directeur du Thtre National. A la suite d'un scandale provoque par l'accusation de plagiat, il s'exile avec toute sa famille Berlin, en 1905, ou il meurt en 1911.

Son oeuvre comprend des rcits et des pices de thtre au caractre satirique l'adresse de la socit roumaine de l'poque: O noapte furtunoas (Une nuit agite),1879, Conu Leonida fat cu reactiunea (Monsieur Leonida face au ractionnaires), 1879, O scrisoare pierdut (Une lettre gare), 1884, D'ale carnavalului (La foire), 1885. Caragiale a aussi crit, aprs 1889, des nouvelles fantastiques inspires du folklore roumain (Kir Ianulea, inspire galement du Belphegor de Machiaveli, Calul dracului - Le cheval du diable, La Hanul lui Mnjoal - l'auberge de Minjoala) et d'analyse psychologique des tats pathologiques, d'aprs le modle d'Edgar Poe (n vreme de rzboi - En temps de guerre, O fclie de Pasti - Une torche de Pques).

Kir Ianulea

On dit qu'une fois, il y a cent annes et mme plus, Dardarot, l'empereur de l'Enfer, a donn ordre que les diables se rassemblent devant lui, du plus humble au plus renomm ; pas un seul ne devait manquer, sous la menace de se retrouver la queue raccourcie et les oreilles allonges ! Et quand tous se sont trouvs assembls devant lui, l'empereur s'est tir la barbiche en grinant affreusement des dents, il a touss tellement fort que le trne a craqu, il a carquill les yeux en les regardant et a hurl :

- Vauriens ! Celui d'entre vous qui n'est pas imbcile, fait en sorte de voir tout ce qui se passe et sans rien comprendre du tout, il a d observer, comme moi, que tous les gens arrivs ici, chez nous, ne se plaignent que de leurs femmes, et seulement d'elles. Pour prtexte leur damnation, ils font porter le chapeau leur femme ; tout homme qui l'on demande pourquoi il est arriv ici, rpond invariablement : "la femme", et toujours "la femme". Alors je me suis dit, ce pourrait-il que ce soit vrai ?... Bien sr que nous ne pouvons pas nous fier rellement aux dires des hommes, car nous savons parfaitement combien ils aiment la vrit. Cependant, je ne me sens pas incapable de ne pas examiner de plus prs une chose aussi trange ; car la politique de ntre royaume exige que nous connaissions tout, sans faute et sans l'ombre d'un doute... Au dbut, j'tais prt vous demander de soumettre toutes les femmes des affreuses tortures, dans l'espoir que nous pourrions apprendre une bribe de vrit ; mais ensuite, j'ai pens que par cette mthode nous n'arriverons pas, non plus, quelque chose de remarquable ; nous savons aussi combien elles sont enttes et coriaces... Donc, aprs maintes rflexions, j'ai dcid d'envoyer le petit, Aghiuta... Quoi ? Il n'est pas venu ?... O est Aghiuta ?

Le petit s'tait tapi juste parmi les diablotins, regroups l'arrire, et, tandis que Dardarot parlait, lui, tout en l'coutant, jouait avec sa queue. l'instant mme o il a entendu son nom, il a laiss tomber sa queue et s'est cri :

- Je suis ici, mon Tnbreux !

- Si tu es ici, pourquoi donc ne te montres-tu pas ? Viens ici, sclrat ! Tu te caches, hein ? Tu as senti que je vais te mettre au boulot et tu te dissimules, tu fermes ta gueule pour que je t'oublie, mon tout petit !

Et, quand Aghiuta s'est approch du trne, Dardarot l'a empoign par les oreilles et a commenc le secouer tellement fort - par excs d'amour, parce qu'il tait son petit bouffon, que toutes ses articulations en craquaient. Quand l'empereur se sentait ennuy par les affaires du royaume, c'tait lui qu'il faisait venir, pour qu'il lui raconte des sornettes et pour qu'il lui fasse quelques pitreries.

- coute ici, Aghiuta, mon petit... Tu iras au trsor de l'empire et tu prendras tout de suite les cent mille ducats apports avant-hier par l'avare que les banlieusards ont enterr avec l'aide de la charit publique, car il avait commenc puer. Donc, tu embarques les cent mille ducats. Ensuite, tu vas prendre de la tte aux pieds l'apparence d'un mortel et tu iras sur terre, l o il te semble que tu seras le mieux. L-bas - coutes moi bien et arrte de frtiller de la queue ! - tu te maries et tu vis avec ta femme pendant dix annes. Puis tu fais semblant de mourir ; tu abandonnes ton corps l-bas et tu reviens ici pour me rendre compte de toute ton existence et de toutes tes expriences d'homme mari...

Pauvre Aghiuta ! Il savait bien pourquoi il s'tait cach parmi les plus humbles, bien qu'il fut un diable remarquable : il s'tait dout de ce que l'attendait, en prsageant qu'il allait tre de nouveau charg de quelque tche difficile. Quand il a appris qu'il aurait affaire aux femmes, il s'est tenu penaud : il ne pouvait pas encore oublier cette vieille femme chez qui il s'tait fait embaucher pour trois ans... La vieille femme lui avait donn comme travail de rendre droit un cheveu ondul. Aghiuta l'avait mouill avec la langue et l'avait tir avec ses doigts jour et nuit, sans rpit ; mais plus il le mouillait et plus il l'avait tir, et plus le cheveu ondulait. Et ainsi de suite, jour aprs jour, jusqu' ce que le diable ait craqu et que, renonant son salaire, il ait pris la poudre d'escampette.

- Et sache, a ajout Dardarot, aprs qu'il eut rflchi encore un peu, que pendant toute la dure de ces dix ans sur terre, tu seras soumis tous les chagrins, faiblesses et misres des terriens : l'ignorance, la pauvret, l'esclavage, la btise et mme la colre, et tu ne pourras te dfendre de tous ces dangers qu'avec tes propres forces... M'as tu compris, petit ?

Que pouvait encore dire le petit ? Il n'tait plus question de discuter, car pendant tout son discours, Dardarot n'avait pas desserr l'treinte de ses griffes.

- J'ai compris, mon Tnbreux !

- Alors, si tu as compris, qu'est-ce que tu attends ?

- Que tu me relches l'oreille...

L'empereur a beaucoup ri de cette remarque.

- Sois prserv du mauvais il ! ajouta-t-il.

Et il cracha sur la pointe du nez du petit. Ensuite, il lui a lch l'oreille et, cette fois sans le moindre sourire et avec un hurlement sauvage, il lui a donn un coup de pied l ou commence la queue. Le petit partit alors, cul par-dessus tte, jusqu'au trsor du royaume, il y prit les cent mille ducats et fila accomplir sa tche.

En route, il s'est mtamorphos en homme, ni vieux, ni trop jeune, mais dans la force de l'ge, bel et imposant ; et, aprs avoir rflchi o se rendre sur terre, il s'est dit :

"Tu sais quoi ? J'irai Bucarest... je connais la ville... (car il l'avait visit plusieurs fois dj), c'est gai l-bas. La monnaie y est forte, bien gr, l'argent rapporte plus de cent pour cent. Comme on disait jadis : si tu es pauvre, va dans une cit riche, parce que l-bas on peut ramasser suffisamment avec ce qui tombe des mains des riches ; et si tu es riche, va dans une cit pauvre, car de toute miette qu'essaie d'avaler un misreux, tu lui en arraches plus que la moiti."

Avec ces ides en tte, ds qu'il est arriv Bucarest. Il est descendu dans le centre de la cit, l'auberge de Manuc et a fait venir un courtier auquel il a demand de lui trouver sans dlai un groupe de belles maisons, avec des nombreuses chambres pour les locataires, htes et serviteurs, dans un quartier dgag, avec jardin et fontaine dans la cour, ayant caves, cuisines, laveries, curies et remises. Enfin, avec tout ce qu'il faut pour l'installation d'un riche commerant. Aprs quelques jours, les maisons taient dj mises en ordre - de grandes maisons, dans la banlieue Negustori ; il y avait aussi nombre des serviteurs, des chevaux dans les curies, des fiacres dans les remises...

Connaissant le pch de curiosit des hommes et surtout des femmes, sachant qu'ils allaient l'interroger qui mieux mieux, pour apprendre tout de lui : d'o il vient, qui il est, de quoi il vit, ce qu'il cherche ici, et bien d'autres choses encore ; le matre de maison a fait venir la vieille femme de chambre - une mgre farde et dcore de bijoux, qu'il avait nomm chef des serviteurs en lui confiant les clefs de la maison et la tche d'en diriger la bonne marche. Il l'a invite s'asseoir, et lui, s'est assis sur le canap. Il a commenc lui parler ainsi :

- coute, chre kera Marghioala... Moi, comme je t'ai dj dit, je m'appelle kir Ianulea... Je suis originaire du pays du ct de Sfntagora. Mes parents, qui taient des gens humbles, vivaient de l'exploitation d'un petit verger d'olives. Quand j'avais sept ans, mes parents ont eu l'envie d'aller en plerinage. Aprs avoir obtenu de l'argent, nous sommes partis, chevauchant des mulets, jusqu'au port du Salonic. L-bas, nous avons embarqu sur un navire qui attendait avec les voiles hisses pour partir vers le sud, Jaffa. Peu aprs, le vent a commenc souffler, les voiles se sont gonfls et nous nous sommes mis en route. Pendant trois jours ensoleills et trois nuit sous la lumire de la lune, nous avons navigu doit devant, sans embarras. Nous mangions, conformment la tradition, un plat maigre. Le troisime jour au djeuner, nous avons mang des haricots et des radis... Et voil que, vers le soir, mes parents ont commenc a se tenir le ventre, en poussant des gmissements affreux : "Je meurs !", "Je meurs !" Le capitaine, voyant qu'ils se dbattaient et se tortillaient, en proie de terribles souffrances, a fait venir sans tarder un moine catholique qui avait galement embarqu sur le navire, un homme cultiv et sage, qui s'y connaissait aussi en mdecine. Le temps qu'il arrive, les malades avaient commenc bleuir et c'est peine s'ils ont pu lui dire ce qu'ils avaient mang - des haricots et des radis. Le moine leur a demand une fois encore :

- Je comprends, mes enfants, mais vous devez me dire si vous avez mang des haricots et des radis, ou des radis et des haricots ?

Ma mre lui a rpondu d'une voix teinte :

- Des radis et des haricots...

- Dans ce cas-l-l, c'est grave ! a dit le moine.

Et il a donn l'ordre qu'on leur frotte le ventre avec de l'toupe. Mais ils ont t frotts en vain jusqu' ce qu'on leur corche la peau. Car, au moment o la lune se levait, mon pre d'abord, puis ma mre, ont rendu l'me... Moi, pauvre enfant, qu'est-ce que je pouvais faire ? Je pleurais et j'tais toujours sur les talons du capitaine et du moine. Je les ai entendus parler ainsi :

- Mon pre, si c'est le cholra, je suis foutu. Ils m'interdiront d'accoster dans le port, la marchandise va se dgrader et je serais ruin !

Mais l'homme sage lui a rpondu :

- Ce n'est pas le cholra, aussi vrai que je ne suis pas une none. C'est une sorte de maladie qui se manifeste surtout pendant le jene de Pques, chez les chrtiens de l'Est... Les hommes fautent, car l'homme est comme a dans sa faiblesse, soumis l'erreur, ils mangent d'abord des radis et ensuite des haricots... Tu vois, le radis pousse vers le haut, tandis que les haricots poussent vers le bas ; l'une pousse, l'autre rsiste, et une lutte acharne se dclenche dans les tripes, entranant des convulsions et encore des convulsions, jusqu' ce que se produise une occlusion intestinale, et que le ventre clate - et le pauvre homme se meurt la suite de l'hurduharismos - c'est comme ca que les Grecs appellent cette terrible maladie.

- Mais ce n'est pas contagieux ?

- Absolument pas. Ne te fais pas de soucis.

Mes pauvres parents ont t emmaillots dans des draps propres, on leur a allum une bougie de cire pour chacun, un autre moine leur a rcit l'office des morts et, au petit matin, quand le soleil s'est lev l'horizon - " de profundis ! " Une ! deux ! trois ! ils ont t balancs par-dessus bord... Quant moi, quand ils m'ont vu pleurer, le capitaine a eu piti de moi et m'a fait apprendre le mtier - d'abord serviteur, puis aide, et ensuite associ... Je passe, chre madame Marghioala, sur tous les chagrins que j'ai endur ; combien d'injures, de rprimandes et de coups j'ai du supporter ! Combien de fois, j'ai failli prir dans les vagues. Combien de fois, les circonstances et les gens m'ont tromp - surtout depuis que j'ai eu mon propre navire et que j'ai commenc a tre commerant pour mon propre compte, sans autre matre et aide que ma fortune ! Une fois, j'ai eu la chance de rester en vie, mais compltement ruin. Aprs avoir navigu sept mois sur mer, l'instant mme o j'allais entrer dans le port, Constantinople, mon navire tait charg d'tain et d'ambre, d'une valeur de deux mille livres, alors que j'avais achet le tout avec du poivre et des dattes pour une valeur de moins de trois cents livres, mon navire a pris feu! Je passe sur toutes les misres que j'ai endures pendant mes innombrables voyages au travers de tant de pays, de la part des fauves, mais encore plus atroces de la part des hommes ! Je te dis seulement que, peu peu, je me suis enrichi, arrivant une assez bonne situation matrielle... J'ai appris, force d'avoir err de par le monde, les bonnes manires ; je connais pas mal de langues trangres et surtout le roumain. Je peux mme affirmer, sans me vanter, que je le connais fort bien. Quoique je sois un parvenu, et donc pas trs instruit, cet gard je me sens suprieur n'importe quel Roumain, si instruit soit-il. J'aime particulirement la langue et les gens d'ici. Maintenant, tant donn que j'en ai assez des dangers, de tous les problmes et de toutes les difficults du commerce, j'ai dcid de m'installer ici, en Valachie, Bucarest, pour jouir en toute tranquillit des fruits de mon long et pnible travail...

- Mon Dieu, kir Ianulea, dit kera Marghioala, comme tu as du beaucoup souffrir ! Mais tu n'as pas regretter quoique ce soit ! Au moins tu n'as pas souffert en vain, comme tant d'autres ! Tu es beau, tu es fort, tu es riche ! Tu as une belle vie ! Tu as plein d'amis !

Et kir Ianulea a ajout :

- J'ai oubli quelque chose... coute-moi bien, s'il te plat, chre kera Marghioala. Que Dieu te protge, si j'apprends que tu as dit un voisin ou quelqu'un d'autre - mme mon pre, s'il revenait du fond de la mer - ce que tu as appris de moi Tu me comprends ? Bien que j'aie grand besoin de toi, en tant que femme honnte et fidle ; et bien que je sois gentil, moi, et bien que tu sois vieille, toi ; je n'hsiterai pas de te rouer de coups! Je casserai ce chibouk sur les reins et je te jetterai dehors sur le champ, en te maudissant ! Tu as compris ?- Mon Dieu ! fit la vieille, mais je ne ferai jamais une telle chose ! Pas le moins du monde ! Je n'en ai pas l'habitude ! Je n'ai jamais jas sur le compte de quelqu'un ! Eh, kir Ianulea, moi, j'ai t employe dans de grandes maisons de boyards... J'en ai vu et j'en ai entendu des choses ! Je n'ai pas le temps de te les raconter toutes maintenant... mais, j'en sais beaucoup, moi...

- Bon, je t'ai prvenue... Je t'crabouille et je te mets en pices !

- Je te jure sur la tombe de ma mre ! dit la femme de chambre. Elle ne s'est pas attard davantage. Cela dit, elle se lve et vaque ses affaires, avec les cls qu'on lui avait confies.

Le soir mme, tout le personnel de la maison, et deux jours aprs, toute la banlieue, et dans la semaine, toute la ville et ensuite le monde entier a connu l'histoire de kir Ianulea, voire, mieux que lui-mme. Le navire avait brl trois fois, l'ambre perdu faisait dans les vingt mille livres. Et depuis, pendant le carme, personne ne mange plus radis et haricots, mais haricots et radis.

Au fil des jours, kir Ianulea a nou des relations avec des commerants de toutes sortes, et mme avec des boyards. Il a commenc les visiter et les inviter chez lui, aux veilles. Et tout le monde l'aimait, parce qu'il tait intelligent et aimable, parce qu'il savait beaucoup choses sur le monde, parce qu'il avait de bonnes manires et, qu'en plus, il tait trs gnreux : noble et puissant, imbu de biensance et de magnanimit - bref, un vritable homme de cur. Ainsi, les commerants, et mme les boyards, qui avaient plus de filles que d'argent, cherchaient dsesprment en faire leur gendre. Pendant ce temps, kir Ianulea avait jet son dvolu sur la fille d'un de ses voisins. Elle s'appelait Acrivita. Elle tait la fille ane d'Hagi Canuta, ancien marchand en gros. Hagi, qui tait veuf, tait un personnage respectable, mais plutt pauvre par rapport au train de sa maison. Il tait accabl de trois filles, toutes marier, et de deux garons en plus - de bons garons, par ailleurs, mais un peu incapables ; de sorte qu'il n'y avait que peu attendre de la dot d'Acrivita. Mais kir Ianulea n'avait pas besoin de dot. La jeune fille tait renomme pour sa beaut, mais elle avait un dfaut : parfois, il lui arrivait de loucher. Or c'tait justement a que kir Ianulea aimait particulirement chez elle. La jeune fille l'aimait, elle aussi... Il l'a demande en mariage Hagi Canuta, et celui-ci la lui a donne sans hsitation.

Kir Ianulea, comme tous les hommes, tait soumis aux faiblesses humaines. Il tait dvor par la vanit. Il aimait mener grand train, donnant toujours des soires fastueuses, distribuant droite et gauche des cadeaux prcieux. C'est ainsi, qu'il a organis une noce blouissante, comme on n'avait jamais vu dans la banlieue de Negustori, de sorte que les hommes disaient : " Il doit tre diablement riche, le parvenu! Tu as vu, mon vieux, quelle chance a eue ce pauvre diable de Canuta!" Et les femmes disaient : "Mazette, ma vieille, quelle chance elle a eu la borgne de Canuta!"

Ds que kir Ianulea l'a eu conduite dans sa maison avec des mntriers, elle a immdiatement chang. Elle tait devenue toute bizarre. Jusqu' la fin de la noce, le dimanche soir, elle avait t gentille et soumise comme un agnelet ; mais ds le lundi matin, elle a saut du lit comme une lionne... Elle a fait venir tous les serviteurs, hommes et femmes, elle leur a jet regard noir, semant la terreur parmi eux et, ignorant la prsence de son mari, elle leur a dit :

- Sachez que, dornavant, c'est moi qui dirige cette maison ! Et sachez encore qu'avec moi a ne se passera pas en douceur, parce que je ne suis pas cet imbcile de Ianulea! Et sachez encore que moi, je suis capricieuse, et que celui qui m'embtera mme un soupon, je le battrai et je le tranerai sur le champ la police, pour que, l aussi, il reoive une vole ! J'ai dit ! Vous avez compris ? Allez, dehors !

Depuis, au fil des jours, la dame devenait de plus en plus hargneuse et arrogante. Et plus elle tait hargneuse et arrogante, plus kir Ianulea l'aimait. Et plus son amour grandissait, et plus grandissait sa satisfaction bate. Toute la journe kir Ianulea se languissait, attendant un mot doux ou un sourire... Mais elle tait toujours maussade et renfrogne. S'il approchait d'elle et s'il voulait la caresser pour l'adoucir en lui disant : "Ma chre Acrivita, pourquoi es-tu fche ?", elle le rabrouait :

- Tire-toi de l, Ianulea, tu m'embtes !

Tout autre que lui aurait perdu patience. Soit lui aurait impos sa volont, soit il l'aurait envoy son pre, Hagi Canuta... Mais lui, pas du tout ! Quand elle le rabrouait, il tombait genoux : " Chre Acrivita, pardonne-moi ! " et il essayait de lui baiser les mains ; mais elle rpliquait :

- Merde, Ianulea, lve-toi ! Ne m'embte plus !

- Je ne me lve que si tu me pardonnes !

- Alors, t'as qu' rester comme a jusqu' aprs-demain, si tu veux!

Et c'tait elle qui se levait et qui partait. Aprs, elle se moquait de lui.

Et kir Ianulea, que pouvait-il faire ? Il la suivait longuement des yeux tandis qu'elle sortait, hautaine, sans un regard en arrire, bien qu'il la supplit, les larmes aux yeux, de ne pas l'abandonner comme a... Puis il soupirait, s'essuyait les yeux et... il l'aimait plus encore.

Les choses sont alles de la sorte pendant un temps, jusqu' ce que la dame ait l'ide de changer de mthode, de le tourmenter d'une autre faon. Elle fit alors semblant de le craindre et d'tre jalouse. Et elle a fait semblant, comme a, jour aprs jour, jusqu' ce qu'elle commence y croire rellement. Notre homme prtait de l'argent des commerants, des employs, bref, toutes sortes de gens dans les affaires. Madame Acrivita coutait la porte, pour tout entendre ; et elle ne se contentait pas seulement d'couter. Elle avait fait un trou dans la porte l'aide d'une vrille, pour pouvoir voir galement. Par la suite, elle ne se taisait mme pas, lui disant effrontment tout ce qu'elle avait vu et entend, que c'en tait une calamit. Celui-ci t'a dit a, et tu lui as rpondu a ; celle-l, tu as serr la main et tu la lui as bais trois fois de suite. Ensuite, quand elle a voulu partir, tu l'as prise par la taille et tu l'as regarde avec tendresse, et tu l'as raccompagne la porte et tu lui as de nouveau bais la main - et combien d'autres horreurs.

Et lui jurait ses grands dieux qu'elle le souponnait tort, parce qu'il tait oblig d'tre poli avec tout le monde et surtout avec les dames, comme n'importe quel homme d'affaires. Elle commenait l'injurier, le traitant de menteur et de pervers. Kir Ianulea n'en pouvait plus ; il avait envie de s'trangler comme le font les msanges charbonnires. Mais la dame ne se contentait pas de cela. Il ne lui suffisait pas de dnaturer tout ce qu'elle entendait et voyait la drobe ; pour en apprendre plus encore, elle donnait de l'argent aux serviteurs pour qu'ils l'espionnent. Elle avait mme mis un de ses jeunes frres ses trousses, pour qu'il dcouvre tous des " libertinages de Monsieur ". Naturellement, ni les serviteurs, ni son petit frre ne purent rien apprendre, car Kir Ianulea tait un mari irrprochable. Alors, la dame a commenc s'en prendre aux serviteurs, les accusant d'tre pays ne rien faire, les traitant de " fainants, de misrables, d'infidles ". Quant son jeune frre, elle l'a trait de nigaud, et de " bien, d'autres choses ", et elle lui a interdit de remettre les pieds chez elle, sous peine de recevoir une racle. Puis elle s'est mise battre les serviteurs, en prsence de kir Ianulea, avant de les mettre la porte.

Ds qu'elle eut embauch d'autres serviteurs, de nouveaux soupons et de nouvelles querelles se sont fait jour... Mais le terme est impropre. Dans une querelle, l'un dit une chose, et l'autre son contraire, soit tour de rle, soit en mme temps. Enfin, chacun a droit la parole. Tandis que dans ce cas, seule la dame criait, injuriait et maudissait, tandis que lui coutait, supportait et se taisait. Comprenant que dans cette maison c'tait la dame qui dcidait de tout, les serviteurs prenaient son parti. Ils lui racontaient les pires des mensonges, ce qui lui convenait. Ils lui affirmaient que Monsieur faisait la pluie et le beau temps, qu'il allait ici et l. Mais comme Ianuloaia tait content de ses serviteurs, ils l'abusaient et le volaient de plus belle.

En plus, Acrivita avait t prise par la passion du jeu. La maison tait pleine de joueurs, les tables se touchaient : otusbir, ghiordum, et mme stos. Elle offrait des confitures, des gteaux, des chibouks toute la journe, du matin au soir, et toute la nuit, jusqu'au petit matin. De plus, c'tait une molasse et une orgueilleuse, s'imaginant que personne ne savait mieux jouer qu'elle - et, naturellement, elle perdait beaucoup. Toutes ces dpenses et pertes causaient beaucoup de dommages kir Ianulea. Ses revenus ne lui suffisaient plus. D'habitude il ne disait rien ; mais, parfois, sur un ton de la plaisanterie, il lui arrivait de dire un mot, comme a, en passant :

- Pourvu que les huissiers ne frappent pas notre porte, un jour !

C'tait beaucoup trop pour la dame...

- Ah bon ? Mais pourquoi donc ? Je ne peux mme pas me divertir un peu dans ma propre maison ? Tu n'aurais pas d te marier avec Acrivita, la fille d'Hagi Canuta, si tu tais pauvre. Acrivita n'a pas eu besoin, de se serrer la ceinture chez elle ! Comme femme, tu aurais d prendre une banlieusarde pauvre, tu aurais pu la tenir enferme la maison et la nourrir d'olives et de polenta. Elle t'aurait lav ton linge et elle n'aurait pas eu le courage d'allumer une bougie sans ta permission ! Ou bien une femme qui t'aurait tromp tant et plus ! Cela ne te suffit pas que je te sois fidle et que je supporte, comme une malheureuse, ton abjection et tes dbauches ? Moi je veux vivre, c'est pour a que je me suis marie ; autrement, je serais devenue none ! En fin de compte, kir Ianulea, si a ne te convient pas, va te faire foutre et ne reviens jamais plus !

Une fois, alors qu'ils avaient beaucoup d'invits djeuner, en attendant qu'on serve le potage, elle a brusquement commenc parler d'une amie marie, absente de la table bien sr, affirmant que :

elle avait t la matresse d'un prince trs jeune, presque un enfant. Le roi, en l'apprenant, courrouc, avait failli de donner l'ordre qu'on lui coupe ses nattes et qu'on l'envoie au couvent, au loin, dans les montagnes ;

que son mari l'avait surprise en plein jour Turloaia, lors d'un pic nique, en compagnie du consul de Russie et d'autres hommes. Les tziganes chantaient : " Cosaque, cosaque ! ", pendant qu'elle poussait des cris et dansait en pantoufles, les mains sur la nuque, excite comme une trane ;

qu'une fois, elle tait partie Caldarusani, se confesser auprs du pre Ioanichie. Elle tait reste l-bas pendant deux semaines, se promenant la nuit, au clair de lune, en barque, sur le lac, avec son confesseur. Elle chantait pleins poumons, tandis que le prtre ramait et l'accompagnait...

Et combien d'autres horreurs !

Les invites et surtout les invites s'amusaient, mais le pauvre kir Ianulea, homme pieux, changeait de couleur. Il en avait support tant qu'il avait pu. Il lui a d'abord dit doucement :

- Acrivita, mon amour, comme peux-tu raconter des choses pareilles, surtout quand tu sais que son mari est un de mes amis trs cher, sans avoir vu toutes ces choses de tes propres yeux et sans la moindre preuve. Comme peux-tu parler de la sorte d'une amie que nous recevons presque tous les jours chez nous ? Je suis navr !

- Eh oui, bien sr que tu la dfends... parce qu'elle et toi, vous changez des regards de connivence !

Et ensuite, s'adressant tous les htes, elle dit alors que l'amie en question ne se confesse plus Caldarusani, mais qu'elle s'est mise en la tte de sduire kir Ianulea et de " briser son mariage ", mais qu'elle la prendra sur le fait et qu'alors elle ne va pas royalement lui pardonner, mais qu'elle la fera tondre comme la caserne, cette pute.

Alors kir Ianulea n'a pu en supporter plus et, sautant sur ses pieds, il a hurl en tremblant d'nervement :

coute ici, Acrivita ! Je t'interdis de dire une parole de plus sur cette femme qui - quoi que tu dises d'elle ! est la plus gentille qui soit ! Tandis que toi, tu es plus mchante que l'empereur des diables, et si tolrant que soit un homme, tu russis le mettre hors de lui ! Tais-toi, mgre, folle, ou je te ferai ligoter et enfermer l'asile !

Aussitt, la dame s'est mise debout et s'est ru sur lui pour le gifler ; mais lui s'est esquiv et alors elle, furieuse, a empoign la soupire et la lui a jete la figure, le brlant de la tte aux pieds. Kir Ianulea est alors sorti de ses gonds et il a fonc vers elle les poings levs ; mais les invits se sont interposs et l'ont arrt de justesse.

- Cher Ianulea ! Calme-toi, mon vieux ! a ne se fait pas !

Puis, s'adressant elle :

- Et toi aussi, calme-toi, dame Acrivita, pour l'amour du Dieu ! Ne l'nerve plus comme a !

Allons donc ! La dame s'est mise gueuler, ameutant tout le faubourg :

- moi ! moi, braves gens ! Le paen m'assassinent ! Tu me frappes, hein ? D'abord tu dshonores ta maison et ma probit ensuite, vaurien et coquin que tu es ! Si tu as bu et si tu as envie de frapper, va battre tes misrables matresses, que tu combles d'argent tandis qu' la maison tu regardes chaque sou ! Et tu veux me battre, moi ? Moi ? Malotru immonde ! Moi, la fille d'Hagi Canuta ? Tu oses me frapper, crasseux, galeux, canaille ! Attends un peu, que je t'apprenne vivre, moi, tzigane turc que tu es !

Et elle a continu comme a jusqu' en perdre la voix... Naturellement le festin s'est arrt l. Tous les invits sont intervenus, qui mieux mieux : " Mon vieux Ianulea ! ", "Dame Acrivita ! ", " Quand il est fch, l'homme dit des choses qu'il regrette aprs ", " Bien que la main ait cinq doigts, ils ne sont pas identiques ", " Mmes les tripes de l'homme se querellent parfois ", " Ce n'est pas bien qu'on sache qu'il y a de tels disputes dans une maison honorable ", et bien d'autres choses encore. grand peine, ils ont russi les rconcilier... Mais, bien entendu, on a su tout de suite, dans tout le faubourg, que " La pauvre Acrivita d'Hagi Canuta tait maltraite par son mari - pendant un festin ! Et en prsence des htes ! Et qu'il la trompait avec toutes les femmes qu'il rencontrait ! " Et puis, ses amies ont commenc la plaindre : " Quelle vie plaisante elle a eu, la pauvre. D'abord dans la maison de son pre, et maintenant sous quelle frule elle se trouve ! Il va nous la faire mourir, le paen ! "

Kir Ianulea s'est rapidement calm et a recommenc avec ses " ma chre ! ", " ma puce ! " et " ma petite ! ", et tout qu'elle disait, il rpondait :

Comme tu voudras, fos-mu, parighoria tu kosmu!(de belles paroles, qui signifient, engrec : ma petite lumire, douceur du monde !)

Pendant ce temps, madame Acrivita pensait :

" Je ne resterai plus longtemps avec ce born, cet imbcile de Ianulea... Il faudrait que j'envisage srieusement mon avenir..."

Et ainsi, au fil des jours, elle a pris ses diamants et ses bijoux ! Son argenterie aussi, et elle les a dposs chez Hagi Canuta ! Ensuite, elle a commenc vendre les objets prcieux qui se trouvaient dans la maison de kir Ianulea, dont celui-ci n'avait pas pens, comme tout autre commerant habile, faire un inventaire. En mme temps, elle faisait patte de velours, commenant le caresser et l'abuser sur ses projets. Aprs l'avoir charm et leurr de son mieux, un soir qu'ils se trouvaient seuls dans leur chambre, elle l'a pris dans ses bras et l'a embrass avec passion. Il lui dit alors :

- Tu m'aimes donc, ma chre Acrivita ?

Mais elle, lui jetant un regard trange :

- Tu as encore des doutes, Ianulica, fos-mu ?

De bonheur, Kir Ianulea ne put dormir de toute la nuit. Son Acrivita tait enfin dompte... Dornavant, ils allaient vivre heureux et tranquilles. Vers le matin, alors qu'il allait enfin s'assoupir, voil que la dame le prenne de nouveau dans ses bras et lui dit :

- Mon cher Ianulica, je veux te demander quelque chose... mais... je ne voudrais pas que tu dises non.

- Ai-je jamais dit non a un dsir que tu as exprim, ma douce ?

- Voil alors de quoi il s'agit... Papa voudrait marier mes petites surs galement, pour qu'elles ne restent pas la maison, vieilles filles. Les mgres, dont tu connais la mchancet, ont dj commenc les surnommer " les juments de Canuta ". Mon pre n'a pas de quoi les doter comme il faut ; car s'il n'avait pas t un honnte homme, et gnreux comme tu le sais, aujourd'hui il serait riche ! Il a beaucoup d'argent recevoir de la part des boyards renomms ; mais quoi bon, si pour l'instant il ne peut pas le rcuprer ? Mais, sa mort, naturellement toi tu seras le plus important de ses hritiers, et tu sauras obliger les boyards endetts restituer l'argent... Et... alors, j'ai pens que nous devrions aider mon pre en constituant une dot pour les filles, mme si elles sont encore jeunes, parce que, o trouve-on encore de nos jours des gens qui se marient sans dot, seulement par amour ? Moi, je suis la seule avoir eu la chance de te rencontrer, toi qui es beau, riche et gnreux, et qui m'aimes autant !

Et elle l'touffe de nouveau avec des baisers et treintes...

- Bon, ma petite, nous allons leur donner de l'argent... quelle somme as-tu pens ?

- Que sais-je, moi ? Mille, ou deux mille ducats...

- Mais oui, mon poussin ! Rappelle-moi d'aller voir ton pre demain pour lui remettre l'argent... Et maintenant, allons dormir, chrie...

Mais elle l'embrasse de nouveau et lui dit :

- Il y a encore une chose... Mes petits frres... Ce n'est pas bien qu'ils restent comme a, la maison, sans rien faire... J'ai pens que tu pourrais leur donner une toute petite somme pour qu'ils montent une affaire commerciale, car ce sont maintenant de grands garons, des gaillards, et ce n'est pas normal qu'ils vivent aux crochets de papa... Qu'est-ce que tu en dis ? Ai-je raison ou pas ?

- Mais ma toute chre, tu ne sais donc pas que je suis d'accord avec tout ce que tu dis ? Rappelle-moi a demain matin... Et maintenant, allons roupiller...

- Donne-moi encore un baiser, Ianulica, parighoria tu kosmu !Il lui a donn encore un baiser, et ils se sont endormis comme des bbs.

Le lendemain, l'affaire tait conclue : les deux surs ont t dotes, et les deux frres ont reu de l'argent ; et quelques jours plus tard, aprs que le beau-frre leur eut appris les secrets du commerce, en tant que homme expriment qu'il tait, ils sont partis, les poches pleines d'argent, acheter de la marchandise - l'un, par navire, de Galati Smyrne, vers l'est, et l'autre, de Brasov, vers l'ouest, en direction de Lipse, en caravane, comme circulaient alors les commerants...

Kir Ianulea tait fou de bonheur. Les festins s'enchanaient, jour et nuit, avec des tables pleines craquer de friandises, avec des mntriers et des dizaines d'htes - et tout ce que dsirait Acrivita devait s'accomplir : qu'elle eut demand qu'il lui apporte la Tour de Coltea, kir Ianulea la lui aurait mise sur la table.

Les choses sont alls longtemps ainsi, kir Ianulea a puis de l'argent dans la caisse, mais sans jamais le remplacer, jusqu' ce qu'un beau jour, il en touche le fond. Il n'avait jamais eu ni l'habitude, ni le temps pour compter ce qu'il avait dans la caisse. C'est alors, qu'il a eu enfin l'ide de le faire, et a ne lui a pas pris trop de temps... Il ne restait que quelque trois cents livres - juste de quoi acheter manger pendant deux ou trois semaines... Mais, comme c'tait un homme dcid, il s'est dit :

"Eh bien, je m'en fiche ! Dans quelques jours, les garons vont revenir avec de la marchandise, nous allons recommencer faire du commerce et, avec beaucoup d'acharnement et un peu de chance, nous allons remplir la caisse... Entre temps, pas d'inquitude ! Nous avons assez de crdit ! "

Et il a commenc chercher des prteurs... Les courtiers couraient partout lui trouver de l'argent tout prix... Jusqu' ce jour, il avait demand des intrts assez levs, et maintenant, c'tait lui qui a commenc les payer. Sur le moment, personne ne le remarqua ; mais peu de temps aprs, les commerants apprirent que la situation de kir Ianulea empirait, et, cela s'ajoutait le fait que toute la ville tait court d'argent, son crdit diminua de faon dramatique. C'est peine s'il trouvait encore de l'argent avec un intrt de cent pour cent, et encore des sommes trs modestes. Tout son espoir rsidait dans le retour de ses jeunes beaux-frres, dont il n'arrivait pas comprendre pourquoi ils taient tellement en retard, alors que tous les autres commerants partis en mme temps qu'eux, et d'autres qui taient mme partis plus tard, taient revenus temps de leur voyage avec la marchandise achete.

Probablement, les petits beaux-frres avaient-ils des raisons pour s'attarder... Justement quand kir Ianulea faillit perdre patience, voil qu'il reut, l'une aprs l'autre, deux nouvelles assez mauvaises... Le navire du premier garon, qui retournait de Smyrne, avait naufrag avec toute la marchandise, et lui, en novice dans le domaine du commerce, avait oubli de l'assurer... Le plus jeune, qui s'tait rendu Lipse, au march, avait connu une autre guigne. Il avait rencontr des grecs, dont les marchs sont toujours pleins, avec lesquels il avait err toute la journe dans les brasseries allemandes, et le soir, ils taient entrs ensemble dans le caf d'un compatriote, situ dans une ruelle carte prs de l'Htel de Ville, pour jouer un endekamisi et ensuite rapidement un petit stos, de sorte que, au petit matin, ils l'avaient laiss sans un sou ; le pauvre garon n'avait mme plus de quoi se payer le voyage de retour la maison.

Ds que cette nouvelle s'est rpandue son tour, les crditeurs de kir Ianulea furent pris d'une grande inquitude. Craignant qu'il ne fasse faillite, ils se sont ressembl au caf Hanu cu Tei, pour discuter de ce qu'ils devaient faire, et ils ont dcid de le garder vue jour et nuit, pour qu'il ne s'clipse pas avant l'chance du prt, comme ont l'habitude de faire ceux qui font faillite. Se voyant dj mis aux enchres, kir Ianulea a t pris d'une sorte de frayeur... Qu'allait-il faire dornavant, victime de la pauvret, du dshonneur et de la diffamation. Il serait d'abord mis en prison, et ensuite, quand il serait libr, il devrait mendier aux portes des ceux qu'il avait combl de friandises et des cadeaux ! Et passe encore, mais qu'allait devenir la fille de Hagi Canuta ?

Il n'a pas eu besoin de trop rflchir pour conclure qu'il n'avait pas d'autre solution que de plier bagage au plus vite et de s'enfuir au-del de Marul Rosu. Donc, au petit matin, il s'est lev, a ramass tout ce qu'il restait encore au fond de la caisse. Il a ordonn qu'on lui prpare un cheval rapide et s'est mis en selle, disant au serviteur qu'il allait jusqu' Snagov, pour acqurir du poisson frais, parce qu'il avait des invits au dner. Et, se disant, il est sorti par la porte au petit trot, puis, va-t'en ! Droit devant !

Quand il a pris le chemin, gauche de la Cathdrale, vers le Champ de Filaret, le soleil s'tait lev. Donc, tandis qu'il montait la colline, par la rue du Cutitul de Argint, et regardant en arrire, vers le bas de la colline, il a aperu un grand groupe de chevaliers au galop, qui semblaient le suivre. vrai dire, son soupon tait fond... Les commerants s'taient rendu compte de sa fuite et s'taient rapidement mis sa poursuite, accompagns des sous-officiers de la Prfecture de Police. Ianulea a essay de quitter la grande route pour en prendre une autre, droite, qui contournait la colline, mais en chemin, il a rencontr des fosss. Le cheval a bronch et l'a projet terre... Alors, il s'est lev et, renonant au cheval, est parti pied. Il a saut par-dessus quelques palissades, ensuite, par-dessus quelques fosss et des cltures, jusqu' ce que, bris de fatigue, arriv au sommet. Il s'est arrt devant la petite vigne d'un faubourien grassouillet et trapu, qui se rjouissait justement du soleil, dans la vranda de son pressoir.

Ds qu'il l'a aperu, kir Ianulea lui a dit, haletant :

- Bonjour, mon vieux ; comment t'appelles-tu ?

- Bonjour, messire, je m'appelle Negoita. Et vous ?

- Kir Ianulea...

Et, tenant peine debout, il est entr et lui a dit :

- Vieux frre, viens-moi en aide et sauve-moi ! Mes ennemis me poursuivent pour me capturer ! Cache-moi quelque part, et je ferai de toi un homme riche ! Et, si je ne tiendrai pas ma promesse, alors tu n'auras qu' me livrer toi-mme mes ennemis... Je t'en prie, vieux frre, ne me laisse pas tomber ! Je t'en prie !

Negoita s'est gratt la tte en rflchissant, et lui a rpondu :

- coute-moi, kir Ianulea ; qui sont tes ennemis ? Ne seraient-ils pas des boyards ? Parce que, dire vrai, je n'ai pas envie d'affronter des boyards...

- Mais pas du tout ! Ce sont des commerants...

- Alors, pas de problme...

peine l'eut-il cach sous une meule de foin, sur laquelle il avait aussi mis des tiges de mais, que les ennemis sont arrivs...

- H, mon vieux, a demand l'un, tu n'as pas vu, il y a un instant, un commerant passer par ici ?

- Non, je n'ai rien vu.

- Tu aurais un bon pourboire si tu nous disais quelle direction il a prise...

- Mais, je ne l'ai pas vu du tout...

- Tu vas parler ! a menac un serviteur, en levant son fouet.

- Tu peux me tuer, si tu veux, mais je te dis que je n'ai vu personne...

- S'il n'a vu personne, c'est qu'il n'a pas vu, a conclu un autre. Dpchons-nous, sinon il va nous chapper...

Et ils sont partis, cheval ou pied, les uns dans une direction, les autres dans une autre, en courant comme des fous... Aprs leur dpart, Negoita est mont dans un grand mrier et a jet un regard circulaire, pour s'assurer que les poursuivants taient rellement loigns. Ensuite, il est descendu et il a fait sortir le fuyard de sa tanire.

- Je t'ai sauv, kir Ianulea ! Maintenant, je veux voir si tu tiendras ta promesse !

- Mon cher vieux frre, tu ne t'imagines point quelle reconnaissance je ressens pour toi et comme je dsire te rcompenser ! Et pour que tu comprennes que je peux payer ma dette envers toi, allons nous asseoir l-bas, que je te dise qui je suis, et que je te raconte toutes mes aventures.

Et kir Ianulea les lui a racontes toutes en commenant par son dpart de l'Enfer, la suite de l'ordre donn par l'empereur des Tnbres, et jusqu'au prsent, avec nombreux dtails, que Negoita a cout avec grand plaisir et beaucoup d'attention.

- Et maintenant, mon vieux, coute-moi bien, pour que je t'explique comment je vais t'aider devenir un homme riche. Chaque fois que tu entendras qu'une femme, ou une fille, est possde par le diable, n'importe o et de n'importe quelle couche sociale, tu dois savoir que c'est de moi qu'il s'agit. En consquence, tu devras te prsenter sur le champ, car moi je ne sortirais pas d'elle avant que tu ne me mettes en fuite. Naturellement comme tu vas la gurir, tu seras richement rcompens... Le mari ou les parents de la malade vont te payer gnreusement... Qu'est-ce que tu en dis ? Cela te convient-il ?

- Et comment donc ! a rpondu Negoita en souriant.

Et kir Ianulea, aprs l'avoir remerci encore une fois, est parti.

peine un mois s'tait-il coule que Negoita, en allant au march pour vendre ses griottes, apprit des marchands des quatre saisons que l'une des filles de Zamfirache Ulierul du faubourg de Colentina, celle qui tait fiance Ilie Bogasierul de Baratie, tait torture par le diable depuis une dizaine de jours... Tous les remdes avaient t essays : des plantes mdicinales, des remdes de bonne femme, des incantations et des absoutes... En vain ! Les parents et le fianc pleuraient sans arrt en la voyant tellement torture... Elle parlait toutes les langues sans qu'elle les ait apprises, elle rvlait sans cesse toutes sortes de secrets et dnonait des choses qu'elle ne pouvait normalement savoir, de sorte que les gens qui accouraient pour l'couter en restaient bouche be :

que le sac plein d'argent appartenant l'chanson Iordache de Dudesti, qui avait disparu sans laisser de traces, avait t vol par le scribe, qui avait t captur sur la route d'Oltenita et qui s'tait vad la nuit mme de la prison de la Prfecture de Police, se trouvait maintenant cach, envelopp dans un fichu vert fonc dans le tiroir du bas, double fond, du coffre situ prs du pole en faence de la chambre de Tarsita. Que la femme du sommelier et tante du chef de la police, plus jeune que lui - a arrive parfois ! affirmait que celui qui ne connaissait pas le mcanisme secret du tiroir, pourrait le chercher en vain, tant qu'il voudrait ;

que le testament d'Agop, le marchand de tabac de Sfinti, laiss sa petite-fille, n'avait pas t crit de sa main, mais qu'il avait t rdig ensuite, la nuit, par son mari, Tacor, le marchand de caf de Caimata, qui vend aussi du fard et de la teinture pour les cheveux, et ceci avec la complicit du sacristain de l'glise armnienne ;

que "le jeune novice", dont la moustache s'esquisse peine, le petit moine qui a les sourcils trs fournis, qui habite chez l'archimandrite Hrisant, dans la cour de la Cathdrale, et qui est un modle pour l'apprentissage des chants religieux, est en ralit la fille cadette de Ristache Muscalagiul de Ploiesti..., et toute sorte d'autres galjades de cette nature.

Ds qu'il a entendu cette histoire, Negoita a vendu en bloc toute sa marchandise et il est all tout de suite voir, lui aussi, la fille malade. Ds qu'il est arriv l-bas, il s'est fray un chemin parmi les gens attroups et il a affirm aux parents de la fille et son fianc qu'il va la gurir s'ils lui payent cent ducats. Naturellement, les malheureux n'ont pas hsit une seconde. Alors Negoita s'est approch et, collant sa bouche l'oreille de la possde, a dit, en faisant semblant de rciter une incantation :

- Je suis venu, kir Ianulea, comme nous nous sommes concerts...

- J'ai compris, a chuchot l'esprit ; mais, franchement, mon vieux Negoita, je ne me suis pas imagin un instant que tu sois tellement nigaud... Cent ducats ? Tu me fais rire ! Tu dois demander beaucoup plus ! Mais comme tu n'y as pas pens, je te pardonne pour cette fois... Maintenant, je vais Craiova, pour me fourrer dans la femme du caimacam. Donc, tu dois venir l-bas la semaine prochaine... Ne me fais pas t'attendre trop longtemps, car j'ai aussi d'autres affaires... Le caimacam aime sa femme passionnment, il est riche et gnreux. Mais prends garde cette fois et rflchis bien la somme que tu demanderas, parce que dornavant tu n'auras plus aucun pouvoir sur moi ; aprs cette gurison, ma dette sera paye et je n'aurai plus aucune obligation envers toi !

Et aprs ces paroles, l'esprit s'est loign... La jeune fille tait gurie. Toute le monde se signait ; les parents et le fianc taient fous de joie ; quant Negoita, il a empoch son argent et s'est rendu chez lui, afin de se prparer pour un long voyage.

Le lendemain, il a vendu sa rcolte un paysan d'Oltenie, le surlendemain, il a achet un cheval avec tout ce qu'il faut : une couverture, une selle, un caban, et au matin du quatrime jour, il s'est mis en route. C'tait un mercredi... Il voyageait de jour, et la nuit il se reposait. De cette faon, jour aprs jour, le mardi suivant, au crpuscule, il est arriv la barrire d'accs de la ville de Craiova. L, en demandant l'un et l'autre o pourrait loger un petit commerant comme lui, il est arriv une auberge situe vis--vis d'une grande glise.

L, il est descendu de cheval, le confiant aux serviteurs et il est entr dans l'auberge, o se trouvaient d'autres artisans, qui cassaient la crote, buvaient de l'eau-de-vie et mangeaient avant d'aller se coucher. Il faisait presque nuit. Le temps qu'on lui grille de la viande fume, il s'est attabl en rflchissant. Pendant qu'il tait plong dans ses penses, il entendit sonner les cloches. Il demanda un mercenaire qui fumait le chibouk une table voisine s'il y avait une fte le lendemain. Le mercenaire et la cabaretire lui rpondirent qu'il n'y avait pas de fte, mais que l'on clbrait des messes jour et nuit, dans toutes les glises de la ville, pour la jeune femme du caimacam, qui tait possde par les dmons. Elle ne pouvait tre gurie d'aucune manire, et ces messes taient dites pour qu'elle recouvre la sant. Toutes les gurisseuses, tous les docteurs de Sibiu, qui avaient l'exprience de telles maladies ; toutes les messes pour les malades et toutes les absoutes, faites par l'vque et les prlats, accompagns par quarante prtres, n'avaient rien pu y faire. La femme tait en proie des fureurs terribles. Elle sautait et se livrait une danse cloche-pied, de sorte qu'on devait la ligoter et quand elle tait ligote, elle tremblait de tout son corps et grinait des dents, comme si elle avait t brle. Si on la librait, elle recommenait sauter et sautiller, et danser de faon dsordonne, de sorte qu'on devait la ligoter de nouveau. Et tout cela durait depuis une semaine et plus, sans un instant de rpit, et sans qu'elle ait mang ou bu quelque chose... Tout le monde tait effray, et le mari s'arrachait les cheveux comme un pauvre diable. C'tait pour cela qu'on disait des messes et toujours des messes dans toutes les glises, dans l'espoir que la Vierge Marie daigne faire un miracle.

Negoita a bu rapidement son verre, a mang un peu de viande fume, comme n'importe quel serviteur, de crainte que le matre ne l'attende trop, puis il a offert une pice au mercenaire, le priant de le conduire sans tarder au domicile du caimacam. Quand ils sont arrivs l-bas, les gens taient au comble de l'inquitude, parce que l'tat de la malade empirait la tombe de la nuit... Nombre de dames et de femmes de chambre tenaient enveloppe dans des draps humides la pauvre jeune femme, qui se dbattait de tout son corps ; les prtres, vtus de leurs vtements sacerdotaux, priaient et agitaient leurs encensoirs, et le mari pleurait en faisant des gnuflexions. cet instant, le mercenaire fit son apparition et dit haute voix :

- Votre Majest ! Excusez-moi, mais il y a ici un homme du peuple, qui arrive de Bucarest et qui affirme connatre de telles maladies. Il donne sa tte couper s'il ne gurit pas ta femme.

Le pauvre homme, reprenant brusquement espoir, s'est lev et a cri :

Qu'il entre !

peine Negoita eut-il franchi le seuil, que la malade s'est calme immdiatement. Elle a demand d'un voix normale qu'on lui enlve les draps et, en le regardant droit dans les yeux, elle a commenc rire joyeusement, comme si elle voyait un vieil ami, longtemps attendu. Elle lui a fait signe d'approcher, l'appelant mme par son nom :

- Sois le bienvenu, Negoita ! a va ? Tu est en bonne sant ? Approche-toi, car je veux te dire quelque chose de personnel !

C'tait ne pas croire ni ses yeux, ni ses oreilles... Negoita a repouss tout le monde, il s'est approch amicalement de la malade et il lui a chuchot :

- Mon cher, pardonne-moi de t'avoir fait attendre, mais tu n'imagines pas quel voyage difficile j'ai eu et quel canasson j'avais ...

- a ne fait rien, lui a rpondu le diable, en parlant trs bas. Moi, je me tire d'ici... Maintenant, je t'ai fait t'enrichir ; je ne te dois plus rien. Sache donc, mon vieux Negoita, que c'est la dernire fois. Que Dieu te garde si je te trouve encore mes trousses !

Et l'esprit a disparu... et aussitt la malade s'est retrouve en bonne sant et mme plus gaie qu'auparavant... Les cadeaux et l'argent que Negoita a reus ne peuvent tre compts, on peut seulement les imaginer. Le caimacam lui a fait don d'une proprit avec les documents en bonne et due forme, et en supplment, il l'a mme anobli.

Depuis trois mois dj, Negoita menait une vie opulente et oisive, comme il n'aurait jamais pu se l'imaginer. Cependant, un beau jour, justement quand, aprs le djeuner, il satisfaisait ses petites habitudes de boyard, buvant du caf et fumant le chibouk dans son balcon de la maison de campagne, il vit au loin, sur la route du sud une trombe de poussire qui approchait... C'taient des serviteurs du caimacam, qui arrivaient en toute hte pour lui demander de venir sur le champ Craiova.

Negoita n'aimait pas qu'on lui bouscule ses petites manies ; mais que pouvait-il faire en l'occurrence ? En arrivant chez le caimacam, il a bais la main du matre ; celui-ci l'a embrass, lui a bais le front et lui a dit :

- Mon trs cher Negoita, si tu m'aimes un tant soi peu, va immdiatement Bucarest, je t'ai fait prparer le fiacre ; sur le trajet change les chevaux aux relais... La fille du roi est possde de la mme faon que l'a t ma femme... C'est peut-tre mme pire, si j'en crois la lettre que j'ai reue... Tu es le seul qui puisse la sauver... Dpche-toi !

"Je suis perdu ! " pensa Negoita ; mais il ne pouvait pas refuser.

Le caimacam l'a serr dans ses bras et l'a fait monter dans le fiacre qui a dmarr en trombe... Les cochers ont fait claquer leurs fouets, et le lendemain, vers le soir, ils ont dpos Negoita au bas de l'escalier du palais royal.

Le roi et la reine, en se tordant les mains de douleur, l'ont reu en haut de l'escalier. Le roi lui a cri en grecque, langue qui tait alors parle par la noblesse :

- Mon Dieu ! C'est le Pre Tout-Puissant qui t'amne, Negoita !

Negoita qui ne connaissait pas le grecque, a rpondu tout hasard :

- Mon roi, celui qui ne le cherche pas le trouve, tout autant que celui qui ne le cherche pas ! Nous allons voir ! Cherchons-le ! Si cela tait possible, je m'en rjouirais galement !

- Allez, viens par ici...

Le roi a pouss Negoita vers le balcon vitr qui se trouvait au fond de la salle. La princesse se trouvait l, assise mme le parquet, sur un tapis pais, dodelinant sans cesse de la tte comme une poupe au bout d'un fil. Il y avait cinq jours qu'elle souffrait comme a, les mchoires serres, sans fermer les yeux un instant.

Ds que Negoita parut, la princesse cessa de dodeliner de la tte et se mit crier:

- Dehors ! Jetez-le dehors ! Hors de ma vue ! Mettez la porte ce goujat de Negoita ! Je veux mon papa !

Negoita n'a pas attendu plus longtemps et, loin d'tre fch qu'elle le chasse, il a hauss les paules, en disant : " Ben, si tu veux pas !..." Il s'est retourn et a fait un pas vers la sortie. Mais la reine l'a agripp par la manche, tandis que le roi s'approchait de sa fille :

- Me voici ! Ton papa est ici !

- Pas toi ! a cri la fille. C'est pas toi que j'ai appel ! Je veux mon papa !

- Mais c'est moi ton papa ! a dit le pauvre vieux, les larmes aux yeux.

Mais la fille a cri encore plus fort :

- Non ! C'est pas toi! Toi, tu es moche ! Va-t'en avec Negoita ! Je veux le capitaine Manoli Ghaiduri, c'est lui mon vrai papa !

Lorsqu'elle a entendu de telles paroles, aussi folles, la Reine s'est vanouie... Si Negoita ne l'avait pas prise dans ses bras, elle serait tombe terre. Les dames de compagnie sont prcipites. Elles l'ont frotte avec du vinaigre de roses et lui ont fait respirer des plumes parfumes. Quant au pauvre roi, il s'est mis se marteler la tte avec les poings, tandis que la fille criait toujours aussi fort :

Qu'on fait venir mon vrai papa ! Le capitaine Manoli! C'est lui que je veux !

Finalement, Negoita prit le roi part et lui dit :

Votre Majest, les dsirs de tels fous doivent tre exauc, parce qu'autrement ils s'nervent davantage.

C'est ainsi qu'on fit venir le capitaine Manoli... C'tait un trs bel homme, de haute taille, avec de larges paules et une moustache superbe - une splendeur de mercenaire qui portait un uniforme resplendissant et qui faisait l'orgueil de tout le palais royal.

Le capitaine Manoli, un fidle serviteur, avait les moustaches trempes de larmes. Il s'est approch de la fille de la Reine et la jeune fille, ds qu'elle l'a vu, s'est calme. Elle a souri tendrement et, comme tout enfant sage qui prie son pre de lui exaucer un vu, elle lui a demand avec beaucoup de gentillesse :

- Papa chri, si tu m'aimes, je te prie de faire couper le nez et les oreilles de Negoita et de le mettre la porte, car c'est un impertinent, un cupide et un insatisfait ! Qu'il disparaisse de ma prsence, car je ne peux pas le sentir !

Le capitaine Manoli aimait naturellement la princesse de toute son me, mais il ne pouvait lui satisfaire un tel vu sans l'accord de ses matres. Alors, Negoita s'est dit : " S'il en est ainsi..." Puis il s'est retourn vers le roi et lui a dit :

- Votre Majest, je voudrais que tout le monde s'carte, pour que je voie la malade de plus prs.

Tous se sont carts, et Negoita s'est approch de la princesse, qui se dbattait et qui criait plus fort encore :

Dehors, Negoita ! Va-t'en, goujat !

Mais lui ne s'est pas laiss intimider par ses fureurs. Lui a parl tout doucement :

- Chri, je crois qu'il serait mieux que tu partes de ton plein gr...

Mais la jeune fille hurlait de plus belle :

- Va-t'en, Negoita !

- Donc, tu ne veux pas ? Non ?

Il voulut lui prendre la main, mais la princesse lui a crach la figure et l'a gifl de toutes ses forces.

En s'essuyant la joue, Negoita s'est retourn vers le roi et lui a dit :

- Votre Majest, cette maladie a une forme que je n'ai encore jamais rencontre... Je ne dis pas qu'elle n'est pas curable, mais je ne peux rien faire pour le moment... J'ai besoin d'un aide... Je connais ici, dans le faubourg de Negustori, une dame trs comptente, qui sait gurir beaucoup de maladies de cette sorte. C'est la veuve d'un dvergond qui, aprs avoir gaspill toute sa fortune, s'est enfui, en abandonnant sa pauvre et innocente femme, qui est devenue une misreuse. Elle s'appelle Acrivita Ianuloaia, la fille d'Hagi Canuta...

Entendant ces paroles, la princesse a cess brusquement de crier, et a commenc trembler, claquant des dents et comme prise de fivre.

- Donc, je demande Votre Majest qu'elle me permette d'aller chercher cette femme, Ianuloaia.

Il a esquiss un pas, faisant mine de partir, mais la princesse l'a empoign par la basque du vtement, en criant, excde :

- Arrte, Negoita !

Et... quelle raison aurions-nous de prolonger cette histoire ? Parce qu'une histoire, si belle qu'elle soit, devient ennuyeuse si elle tarde de prendre fin. La princesse s'est remise, et tous les gens eurent l'impression qu'ils avaient d rver de sa maladie. La princesse s'est pomponne et elle est partie, trs gaie, avec sa mre la reine, faire une promenade en fiacre... Quatre chevaux attels, douze mercenaires cheval devant et douze derrire, Manoli tait mont sur le sige du fiacre empoignant avec la main droite le manche du kandjar mis sa ceinture et se tordant la moustache avec la main gauche... Et grand tait le bonheur du roi qui regardait par la fentre la course du fiacre qui s'loignait...

Negoita est rest l'hte du palais royal. Le troisime jour, il s'est souvenu qu'il avait galement d'autres affaires traiter Bucarest. Il s'est rendu dans le faubourg de Negustori, pour y chercher Ianuloaia... Les belles maisons avaient ts vendu par les cranciers... La pauvre femme, abandonne par son mari, habitait maintenant chez son pre, Hagi Canuta... La trouvant l-bas, il est rest bouche be voyant une telle beaut, souligne surtout par l'habit de deuil, qu'elle portait comme toute veuve pathtique... Aprs qu'il lui eut bais la main, Negoita lui dit :

- Voici de quoi il s'agit, Madame... Je devais kir Ianulea cent ducats ; et, tant donn que ce n'est qu'hier que j'ai appris votre malheur, je vous ai apport l'argent...

La dame a commenc pleurer et lui a demand s'il savait ce qu'tait devenu son mari. Elle, elle n'en pouvait plus, elle se mourrait d'amour pour lui. Negoita lui a rpondu qu'il n'en savait rien, mais, qu'en gage de reconnaissance pour ce que Ianulea avait fait pour lui quand il tait dans besoin, il pria la dame d'accepter le don de la vigne qu'il possdait au Cutitul de Argint, avec des documents en bonne et due forme, renforcs par le sceau royal. Puis, pour chapper une fois pour toutes son emploi de gurisseur, il a rflchi un peu et il a ajout :

- Madame, votre mari a t trs bon pour moi ; en son honneur, je veux vous apprendre quelque chose qui vous aidera au besoin, si vous avez des ennuis d'argent... coutez-moi donc avec la plus grande attention. Chaque fois que vous entendrez dire qu'une femme, ou qu'une fille, n'importe o et de n'importe quelle condition, est possde par le diable, rendez-vous sur place sans tarder, et faites-le sortir ! Vous devez lui dire seulement les paroles suivantes, comme si vous parliez votre mari : " C'est ici que tu t'es cach, Ianulica ? Tandis que moi, je te cherche comme une folle... fos-mu ! Parighoria tu kosmu !"

- Mais comment connaissez-vous ces mots ?

Je les ai appris, jadis, d'un ami... a rpondu Negoita, que le regard de la femme faisait sourire ; puis il a ajout : C'est tout ce que vous devez lui dire. Ensuite, embrassez-la, en pensant que c'est kir Ianulea que vous treignez. Faites-lui les yeux doux, comme maintenant, embrassez-la ardemment, et ne la lchez plus jusqu' ce qu'elle se calme... Naturellement que vous serez richement rcompense... Vous avez compris ?

- J'ai compris.

- Allez, au revoir madame, portez-vous bien!

Negoita est reparti au palais royal, ou il est rest encore quatre ou cinq jours, choy avec des friandises et entour d'loges. Quand il festoyait avec la famille royale et les nobles, la musique turque jouait et les saltimbanques se produisaient dans la cour, pour le plaisir du peuple. Le huitime jour, Negoita a dcid de se mettre en route vers le pays du Jiu, ou se trouvait sa proprit. Le roi et la reine l'ont anobli et lui ont fait cadeau de trois bourses de mille ducats chacune, et la princesse lui a donn un anneau orn d'une pierre prcieuse de la taille d'une noisette turque ; ensuite, il a t raccompagn jusqu'en bas de l'escalier, en grande pompe.

Le capitaine Manoli demanda ses matres la permission de raccompagner Negoita jusqu' son domicile. Pendant tout le voyage, le capitaine prit soin de lui, de jour comme de nuit, comme un frre, chantant et jouant pour lui au tambour de la musique turque et grecque. Le capitaine avait une belle voix, forte et mlodieuse. Negoita a beaucoup aim la compagnie de Manoli et, en arrivant chez lui, il s'est senti dans l'obligation de l'inviter rester demeure. Le capitaine tait un homme aussi aimable et gnreux qu'il tait brave et vaillant. Ils ont dn ensemble, buvant du vin vieux de Dragasani et des cafs, ils ont fum le chibouk tard dans la soire... Aprs le dner, fatigus comme ils taient et un peu gris, le capitaine a soudainement t pris d'un accs de mlancolie et il a commenc pleurer comme une femme ; puis, tombant genoux devant Negoita, il lui a dit :

- Moi, je suis pauvre, mon prince, je n'ai rien de prcieux te donner ; mais Dieu et mon me savent combien je te suis reconnaissant, parce que si la fille du roi tait morte, moi je me serais enfonc droit dans le cur le poignard que tu vois ! Car, sans cet enfant, quelle raison aurais-je eu de vivre ?

Tandis que le capitaine Manoli pleurait de bonheur au loin, Bucarest, le mtropolite se lamentait de douleur, car l'une de ses petites-filles avait commenc avoir des symptmes de possession... Mais Dieu eut piti de lui et ne l'a pas laiss souffrir longtemps. Ds que Dame Acrivita est entre dans l'glise, la malade a recouvert la sant en un clin d'il... Et Ianuloaia lui a dit merci, quand elle est repartie du palais mtropolitain, bnie et richement rcompense.

Pendant cette mme nuit, dans les entrailles de la terre, se rassemblait le conseil des dmons prsid par Dardarot, afin d'couter Aghiuta, qui tait enfin de retour, bris de fatigue et honteux.

Il a racont toutes ses aventures dans le monde d'en haut, avec plus de dtails et plus de talent que j'ai pu le faire. L'empereur s'est beaucoup diverti et lui a dit en riant :

- Maintenant j'ai compris de quoi il s'agit... Bravo, mon cher Aghiuta ! Tu as fait du bon travail... Quelle rcompense veux-tu ?

- Mon Tnbreux, je voudrais seulement deux choses.

- Parle donc, mon petit.

- D'abord, qu'Acrivita et Negoita aillent en Paradis ! Je ne veux pas le voir ici, jamais ! Que Saint-Pierre se dbrouille avec eux !

- Bon, d'accord... Et la deuxime ?

- La deuxime chose, laissez-moi me reposer un peu chez moi, car toute cette besogne que j'ai d abattre sur terre m'a reint.

- D'accord... tu peux dormir pendant trois cent ans ds maintenant, sans tre aucunement drang !

Et Dardarot lui a donn un coup de pied, selon son habitude, et l'a envoy dormir.

En consquence, Acrivita et Negoita sont alls en Paradis ; quant Aghiuta, il est all se coucher et a dormi Et il est possible qu'il dorme toujours, s'il n'a pas t rveill pour se voir confier une autre tche.

"Viata romneasc" ("La Vie roumaine"), nov. 1909

vol. Schite nou (Nouvelles esquisses), 1910

l'auberge de Mnjoal

Il faut un quart d'heure pour aller jusqu' l'auberge de Mnjoala... et de l, jusqu' Popestii-de-Sus, une distance d'un relais de poste ; avec un cheval allant l'amble, il faut une heure et demie... Le cheval est bon... Si je lui donne l'auberge des grains de mas, et si je le laisse se reposer trois quarts d'heure, a va. Donc, un quart d'heure plus trois quarts d'heure, a fait une heure, et jusqu' Popestii-de-Sus une heure et demie, a fait deux heures et demie... Maintenant, c'est sept heures passes ; dix heures, au plus tard, je serais arriv chez le colonel Lordache... Je suis un peu en retard... j'aurais d partir plus tt... mais, enfin ! Il m'attendra de toute faon...

Calculant ainsi en pense, j'ai vu de loin, une porte de fusil, que l'auberge de Mnjoal tait fortement claire... Il faut dire que l'on continuait l'appeler ainsi, mais en ralit, c'tait maintenant l'auberge de sa femme, Mnjoloaia, parce que le propritaire tait mort depuis cinq ans... Forte femme que celle-l ! Elle avait russi se dbrouiller, alors qu'ils avaient failli vendre l'auberge du temps de son mari. Maintenant elle avait acquitt ses dettes, elle avait rpar les dpendances, elle avait fait btir une curie en pierre en supplment. Tout le monde affirme qu'elle doit avoir de l'argent mis de ct. Il y a mme des gens qui la souponnent d'avoir trouv un trsor cach... D'autres affirment qu'elle pratique la magie. Une fois, des voleurs ont essay de piller sa maison... Ils ont commenc par vouloir dfoncer sa porte. L'un d'eux, le plus costaud, un malabar, a soulev la hache et quand il a frapp de toutes ses forces, il est tomb raide. Ses camarades l'ont mis sur ses pieds, mais il tait mort. Son frre a voulu dire quelque chose, mais il n'a pas pu : il tait devenu muet. Ils taient quatre en tout. Ils ont hiss le mort sur le dos de son frre, et les deux autres l'ont empoign par les pieds, pour l'inhumer quelque part, au loin. Alors qu'ils taient presque sortis de la cour de l'auberge, Mnjoloaia se mit crier de la fentre : " Au voleur ! ", et ils se sont trouvs face au sous-prfet accompagn de quatre soldats cheval. Le sous-prfet cria : " Halte ! Qui va l ? " Affols, les deux voleurs se sont mis courir, tandis que le muet reste sur place, avec son frre mort sur son dos. Lors de l'interrogatoire, les policiers se sont heurts un problme : tout le monde savait que le muet parlait ; qui pouvait croire qu'il simulait ce moment ? Ils l'ont rou des coups, pour le faire parler, mais en vain. Depuis, aucun voleur n'a envie de piller l'auberge...

Le temps de me rappeler de tout cela, j'tais dj arriv. Beaucoup de charrettes font halte dans la cour de l'auberge ; les unes transportent du bois sci dans la valle, d'autres, du mas vers les hauteurs. C'est une froide soire d'automne... Les charretiers se chauffent auprs des feux de bois... C'est pourquoi on voyait tellement de lumire de loin. Un serviteur prit mon cheval en charge, pour lui donner manger aux curies. Je pntre dans le cabaret, o beaucoup de gens festoient, tandis que deux tziganes somnolents en jouent du luth et du violon dans un coin. J'ai faim et j'ai froid, je suis transi par l'humidit. Je demande au garon qui servait au comptoir :

- O est la patronne ?

- la cuisine.

- Elle doit tre bien au chaud, l-bas, observais-je, et je pntrai dans la cuisine, par un vestibule.

C'est trs propre, ici... et il y a une odeur de pain chaud, tandis que dans le cabaret il y a les relents des touloupes, des bottes et des sandales humides des paysans. Mnjoloaia surveillait le fourneau.

- Bonsoir, madame Marghioala.

- Bonsoir, monsieur Fnic.

- Est-ce qu'il y a encore quelque chose manger ?

- Pour des hommes aussi rput que vous, il y a toujours manger, mme minuit.

Et madame Marghioala ordonna sur-le-champ une vieille mgre de me mettre un couvert dans ma chambre, puis elle s'approcha de la surface plane qui prolongeait l'tre et me dit :

- Faites votre choix.

Madame Marghioala tait belle, bien en chair et charmante - a, je le savais dj. Mais jamais depuis que je la connaissais - et je la connaissais dj depuis longtemps puisque je m'tais arrt l'auberge de Mnjoala maintes fois pendant mon enfance, au temps de mon pre dj, quand nous allions au march - je ne l'avais trouve aussi belle. J'tais jeune, bien fait de ma personne et impertinent, plutt impertinent que bien fait de ma personne. Je me suis approch d'elle, qui tait penche sur le fourneau, et j'ai l'ai prise par la taille ; puis, la rattrapant par le bras droit, ferme et bien en chair, je l'ai pinc.

- Tu n'as rien de mieux faire ? m'a demand la femme, me jetant un regard torve.

Mais moi, essayant de rparer ma gaffe, je lui dis :

- Vous avez des yeux tellement beaux, madame Marghioala!

- Arrte, s'il te plat et dis-moi plutt ce que tu as envie de manger.

- J'ai envie... j'ai envie... J'ai envie de ce que vous avez...

- Sans blague !

J'ai pouss un soupir.

- Soit, mais vous avez de beaux yeux, madame Marghioala !

- Prends garde ce que ton beau-pre ne t'entende pas !

Quel beau-pre ? Qui vous a appris cela ?

Tu crois que si tu te tais, personne ne sait rien... Est-ce que tu ne vas pas chez le colonel Lordache, pour te fiancer sa fille an ? Allez, ne me regarde plus comme a. Mets-toi table.

J'ai vu pas mal de chambres propres et confortables de ma vie, mais pas comme celle-ci... Quel lit ! Quels rideaux ! Quels murs ! Quel plafond ! Le tout blanc comme neige. Et l'abat-jour et toutes les nappes cousues au crochet... et il faisait chaud comme sous une couette... et il y avait un parfum de pommes et de cognassiers...

J'tais sur le point de m'asseoir table et, conformment une habitude acquise pendant l'enfance, je me suis retourn pour voir o se trouvait l'Est, pour me signer. J'ai regard avec attention tout autour de moi, cherchant des yeux les icnes sur les murs, mais il n'y en avait aucune. Madame Marghioala me demanda alors :

- Qu'est-ce que tu cherches ?

- Les icnes... O sont-elles ?

- Au diable tes icnes ! Elles ne servent qu' la reproduction des punaises...

C'tait bien une femme soucieuse de propret ! Je me suis attabl, me signant comme de coutume, quand brusquement j'ai entendu un hurlement : j'avais cras de la botte un vieux matou qui se trouvait sous la table. Madame Marghioala se prcipita et ouvrit largement la porte ; fch, le matou se rua dehors, tandis que l'air froid pntrait l'intrieur en teignant la lampe. Nous avons commenc chercher les allumettes, ttons, chacun de son ct, et nous nous sommes trouvs nez nez... Moi, sans honte, je la prends dans mes bras et je commence l'embrasser... La dame tantt rsistait, tantt s'abandonnait ; elle avait les joues brlantes, la bouche froide et les cheveux dresss sur la nuque... Enfin, voil que la serveuse apporte le plateau avec la nourriture et une bougie. Nous avions probablement cherch les allumettes longtemps, parce que la lampe s'tait compltement refroidie. Nous l'avons allume de nouveau...

La nourriture tait trs bonne ! Du pain chaud, du canard rti avec des choux, des saucisses de porc frites, et du vin ! et du caf turc ! Nous avons bavard et ri... Charmante femme, que madame Marghioala ! Aprs le caf, elle a demand la mgre :

- Apporte un demi de vin muscat...

Le vin muscat tait extraordinaire !... Je sentais une sorte d'engourdissement dans les articulations ; je me suis demi allong sur le lit pour fumer une cigarette, en buvant les dernires gouttes ambres de muscat. Je regardais travers la fume madame Marghioala, qui se tenait devant moi, sur une chaise et qui me roulait des cigarettes.

- Madame Marghioala, vous avez de beaux yeux ! Vous savez quoi ?

- Quoi ?

- S'il vous plat, je voudrais encore un caf ; mais, peu sucr...

Et nous clatons de rire ! Quand la serveuse s'amena avec le caf, elle lui dit :

- Madame, vous bavardez ici, et vous ne savez pas ce qu'il y a au-dehors...

- Qu'est-ce qu'il y a?

- Un vent trs fort a commenc souffler des montagnes... un vent trs froid... Une terrible tempte s'annonce...

J'ai saut sur mes pieds et j'ai regard l'heure : dix heures trois quarts. Au lieu de rester une demi-heure, j'tais rest l'auberge deux heures et demie ! Voil ce qui arrive quand on se laisse entraner dans une conversation...

- Qu'on me prpare mon cheval !

- Mais les serviteurs se sont mis au lit...

- J'irai moi-mme l'curie...

- Le colonel t'a-t-il donc ensorcel ! a dit la dame pouffant de rire et me barrant le chemin vers la porte.

Je l'ai carte doucement et je suis sorti sur la terrasse en terre battue. Il faisait effectivement un temps effroyable. Les feux des charretiers s'taient teint ; hommes et btail dormaient, couchs sur les tiges de mais, blottis les uns contre les autres, mme le sol, tandis que l-haut, dans les airs, le vent hurlait.

- C'est une tempte de neige terrible qui s'annonce, a dit madame Marghioala, frissonnante et en m'empoignant la main ; tu es fou de partir maintenant ! Reste ici la nuit et pars demain matin.

- C'est impossible.

J'ai dgag ma main et je suis all aux curies ; j'ai rveill difficilement un serviteur et j'ai trouv mon cheval, que j'ai sell et amen devant la porte, puis je suis mont dans la chambre pour dire au revoir mon htesse. Marghioala, plonge dans ses penses, tait assise sur le bord du lit, jouant avec mon bonnet de fourrure, qu'elle tournait et retournait dans ses mains.

- Combien vous dois-je ? je lui ai demand.

- Tu me payeras lorsque tu retourneras chez toi, m'a-t-elle rpondu, regardant au fond de mon bonnet de fourrure.

Ensuite elle s'est leve et m'a remis mon bonnet de fourrure. Je l'aie pris et mis sur ma tte, un peu inclin, et, plongeant mon regard dans ses yeux, qui avaient un clat trange, je lui dis :

- Au revoir, madame Marghioala !

- Porte-toi bien !

J'ai saut en selle ; la vieille mgre m'a ouvert la porte cochre et je suis sorti. Prenant appui de la main gauche sur la croupe du cheval, j'ai regard en arrire. Par dessus la haute palissade on voyait la porte ouverte et, dans l'embrasure de la porte, l'ombre blanche de Marghioala qui avait mis sa main en visire. Je suis parti au trot, sifflant une chanson joyeuse jusqu' ce que, tournant sur la route, la palissade m'ait cach la porte. J'ai fait : " Hue ! " et je me suis sign ; alors, j'ai entendu clairement le claquement de la porte qui se fermait et une plainte de matou. Probablement que mon htesse, qui savait que je ne pouvais plus la voir, s'tait retire en hte dans la maison et avait coinc la queue du matou en refermant la porte. Coquin de matou ! Il passe son temps se fourrer dans les pieds des gens...

J'ai parcouru un bout de chemin. La tempte s'intensifiait, menaant de me jeter terre. Dans les airs, les nuages denses galopaient, semblant fuir un chtiment divin, les uns en bas, par-dessous, les autres en haut, par-dessus, obturant plus ou moins et pendant de longs moments, la faible lumire du dernier quartier de la lune. Le froid humide s'infiltrait sous mes vtements ; j'avais les cuisses et les bras glacs. Avanant la tte baisse pour que le vent ne me suffoque pas, j'ai commenc avoir mal la nuque, mon front et mes tempes taient brlants et mes oreilles bourdonnaient. J'ai trop bu ! ai-je pens, rabattant mon bonnet sur la nuque et levant le visage vers le ciel. Mais les nuages tourbillonnants me donnaient le vertige et j'avais un point de ct. J'ai inspir profondment, mais le vent glac m'a provoqu une vive douleur dans la poitrine. J'ai baiss de nouveau le menton. J'avais l'impression que le bonnet me serrait la tte comme dans un tau ; je l'ai retir et je l'ai mis sur le pommeau de ma selle. J'avais mal... Je n'aurais pas d partir ! Chez le colonel Iordache, tout le monde devait tre au lit. Ils avaient d m'attendre et, naturellement, ils avaient d penser que je n'avais pas t assez fou pour prendre la route par un temps pareil... J'ai aiguillonn mon cheval, qui trbuchait, lui aussi, comme ivre...

Mais le vent s'est apais. Le ciel s'est clairci, annonant la pluie. La lumire est devenue grise et la bruine a commenc tomber... Je remis alors mon bonnet de fourrure. Soudain, ma tte recommena me faire mal... Mon cheval tait puis et haletant. Je l'ai peronn et fouett. La bte a fait quelques pas prcipits, puis elle a rencl et s'est arrte, comme si elle voyait devant elle un obstacle inattendu. Je regarde... En effet, quelques pas devant nous, j'aperois une silhouette imprcise qui sautille. Un animal !... Qu'est-ce que cela pourrait tre ?... Un animal sauvage ? Il est trop petit... J'empoigne mon revolver, et j'entends alors un blement de chevrette... J'peronne fermement le cheval, qui tourne sur place et se remet en marche. Aprs quelques pas, il s'arrte de nouveau en renclant... La chevrette est rapparue... J'arrte mon cheval, je lui fais faire demi-tour et lui donne quelques coups de fouet. Le cheval se met en route. Aprs quelques pas, la chevrette apparat de nouveau devant nous. Le ciel s'est clairci, de sorte que maintenant, je peux trs bien voir tout autour de moi. C'est une chevrette noire, de petite taille, qui va et vient, saute sur place, claquant des sabots, puis elle se dresse sur ses pattes de derrire et se rue tte baisse, comme pour donner des coups de cornes, ble et fait toute sorte des facties... Je descends de mon cheval, qui ne veut plus avancer, aucun prix, je l'attrape par la bride, et je me penche. J'appelle la chevrette : " Tsa-tsa ! ", en agitant la main, comme si je voudrais lui donner des grains de bl. La chevrette s'approche en sautillant toujours. Le cheval rencle follement et se dbat, cherchant s'carter, mais je le tiens fermement. La chevrette s'est approche de ma main tendue. C'est un biquet noir trs joli et doux, qui me laisse le prendre dans mes bras. Je le mets dans le sac droite de ma selle, par-dessus quelques vtements. Pendant ce temps, le cheval se cabre et tremble de toutes ses articulations, comme s'il avait t pris par les transes de l'agonie.

Je suis mont en selle. Le cheval s'est remis en marche, mais galopant comme fou, droit devant.

Depuis longtemps dj, mon cheval maintenait le mme train, sautant par-dessus les fosss, des fourmilires et des troncs d'arbres tombs, sans que je puisse l'arrter, sans que je reconnaisse les lieux et sans que je sache ou il m'emmenait. Pendant cette course effrne, alors je risquais chaque instant de me briser le cou, le corps glac et la tte brlante, je pensais l'abri confortable au lequel j'avais btement renonc. Pourquoi ?... Madame Marghioala m'aurait cd sa chambre, autrement elle ne m'aurait pas invit... Le biquet remuait dans le sac pour mieux s'asseoir. J'ai tourn mon regard vers lui. Il me regardait lui aussi, trs sage, sa tte au regard intelligent, hors du sac. Je me suis alors souvenu d'autres yeux... Comment avais-je pu tre aussi bte ! Mon cheval trbuche, je l'arrte contrecur. Il veut se remettre en marche, mais il tombe genoux, puis. Soudain, par une brche dans les nuages, la nouvelle lune a surgi, blafarde. Son apparition m'a fait l'effet d'un coup de massue sur la nuque : elle se trouvait devant moi ! Alors, c'est qu'il y avait deux lunes ! Moi, comme je monte la cte, la lune devrait donc se trouver l'arrire... J'ai retourn rapidement la tte, pour chercher la vraie lune... Je me suis tromp de chemin ! Je descends, je vais vers la valle ! O suis-je ? Je regarde devant moi : des champs de mas non rcolts, avec leurs tiges ; en arrire, de vastes champs... Je me signe, serrant mon cheval entre mes cuisses engourdis par le froid, pour qu'il se lve et alors je sens un tressaillement brusque prs de mon pied droit et j'entends un cri... J'ai cras le biquet ! Je tte le sac : il est vide. J'ai perdu le chevreau en route ! Le cheval se lve secouant la tte, tourdi, il se met sur ses jambes de devant, s'arrache brusquement de ct, me jetant de l'autre, puis il part au galop travers les champs, affol. Il disparat dans les tnbres. Tandis que je me lve, tourdi, j'entends un frmissement parmi les tiges de mas et une voix d'homme, trs proche, qui crie :

- Tsa-tsa ! Peuh ! Diable, va t'en !

- Qui est l ? je demande.

- Un brave homme !

- Qui a ?

- Gheorghe !

- Quel Gheorghe ?

- Natrut... Gheorghe Natrut, le garde-champtre.

- Viens par ici, hein ?

- a va, j'arrive.

Et l'ombre de l'homme apparut alors d'entre les tiges de mas.

- S'il te plat, mon vieux Gheorghe, dis-moi o sommes-nous ici ? Je me suis gar avec cette tempte...

- Mais o veux-tu aller ?

- Popestii-de-Sus...

- Ah, oui, chez le colonel Iordache.

- Eh, oui.

- En fait, tu ne t'es pas tromp de chemin... Seulement, tu as encore un bon bout de route pour arriver Popesti... Ici, tu ne te trouves qu' Haculesti...

- Haculesti ? me suis-je cri avec joie. Alors, l'auberge de Mnjoala doit tre tout prs d'ici...

- La voil l-bas ; ici, nous sommes l'arrire des curies...

- Montre-moi le chemin, car je ne voudrais pas me briser le cou au dernier moment...

J'avais err sur les routes pendant quatre heures.

En quelques pas, nous sommes arrivs la porte. Dans la chambre de madame Marghioala, on voyait de la lumire, et quelques ombres mouvantes travers les rideaux... Quelque autre voyageur, plus sage, a bnfici du lit propre de la dame ! Moi, je passerai la nuit sur un banc rudimentaire prs du fourneau. Mais j'ai eu de la chance ! Ds que j'ai frapp la porte, elle m'a entendu. La vieille mgre s'est hte de m'ouvrir... Lorsque j'ai voulu franchir le seuil, j'ai trbuch sur quelque chose, le biquet... toujours lui, le mme. C'tait le chevreau de mon htesse ! Il est entr lui aussi dans la chambre et il s'est couch sous le lit.

Qu'est-ce que je pourrais dire?... Marghioala savait-elle que j'allais revenir ? Ou s'tait-elle leve trs tt ? Le lit n'tait pas dfait.

- Madame Marghioala ! C'est tout ce que j'ai pu articuler et, dsirant remercier Dieu qu'il m'ait laiss en vie, j'ai voulu me signer et j'ai lev ma main droite.

La dame m'a agripp au mme instant la main et, la baisant promptement, elle m'a pris dans ses bras et m'a treint fortement.

Il me semble que je vois encore cette chambre...

Quel lit ! Quels rideaux ! Quels murs ! Quel plafond ! Tous blancs comme neige. Et l'abat-jour et toutes ces nappes cousues au crochet... et il faisait chaud comme sous une couette... et il y avait un parfum de pommes et de cognassiers...

Je serais rest longtemps l'auberge de Mnjoal, si mon beau-pre, le colonel Lordache, que Dieu ait son me, n'tait venu me chercher avec fracas. Trois fois je me suis enfui pour aller l'auberge avant les fianailles, jusqu' ce que le vieux, qui tenait absolument me faire de moi son gendre, ait demand ses serviteurs de m'enlever pour m'emmener ligot jusqu' un ermitage, dans la montagne, o je suis rest en captivit pendant quarante jours, jenant, faisant des gnuflexions et des prires. Je suis sorti de l repenti, je me suis fianc et mari.

Longtemps aprs, tard par une claire soire d'hiver, alors que je bavardais avec mon beau-pre en buvant du vin, comme de coutume la campagne, un policier qui tait de retour de la ville o il avait fait des emplettes, nous apprit qu' Haculesti il y avait eu un grand incendie. L'auberge de Mnjoal avait compltement brl, ensevelissant la pauvre madame Marghioala, maintenant vieille, sous un norme monceau de braise.

- La mgre a donc t enfin envoye au brasier ! a dit alors mon beau-pre, en riant.

Et il m'a fait raconter une fois encore cette vieille histoire. Le colonel soutenait toujours que la dame avait plac quelques sortilges au fond de mon bonnet de fourrure, que son matou et le biquet n'taient qu'une seule et mme chose.

- Allons donc ! ai-je dit.

- C'tait le Diable, je t'assure.

- Peut-tre, ai-je rpliqu, mais alors, mon colonel, le Diable offre aussi de bonnes choses...

- D'abord il t'offre de bonnes choses, pour te compromettre, puis il te mne l o il veut...

- Mais comment savez-vous cela ?

- Ce n'est pas ton affaire, a rpondu le colonel ; a c'est une autre histoire !"Gazeta steanului" ("Le Journal du villageois")

5 fvrier 1898

Le cheval du Diable

Il tait une fois, au bord d'un chemin circul, un puits, et prs du puits il y avait une vieille femme, accroupie sur un tas des lambeaux de bche, qui mchonnait avec ses gencives un morceau de craquelin rond mouill dans une cruche d'eau. Quand elle voyait un voyageur, soit pied, soit cheval, soit dans une charrette, la vieille cessait de mchonner le craquelin rond, tendait la main droite et demandait l'aumne du bout des lvres: "Ayez piti d'une pauvre vieille femme impotente, braves gens!" Si quelqu'un lui donnait quoi ce soit, la vieille disait: "Merci! Que Dieu vous le rende!" Il arrivait rarement qu'un brave chrtien passe prs d'une vieille tellement pauvre sans qu'il s'apitoie: sinon un sou, au moins un morceau de pain, et au pire une parole d'encouragement. Quand quelqu'un lui disait: "Aie foi, ma petite vieille, une autre fois!", elle rpondait: "J'ai foi, mon brave, j'ai foi... Que Dieu ait piti de nous tous!" Aprs, elle mouillait son craquelin rond dans l'eau et commenait nouveau a mchonner.

Une fois, quand dans la valle tait jour de foire, une foule de gens a commenc a se diriger l-bas des l'aube. A l'aller, il y a eu des gens qui lui ont dit seulement d'avoir "foi"; au retour, en revanche, ils lui ont tous donn beaucoup... Comme c'est l'habitude au foire, l'homme achte et vend, puis il prend quelques verres d'eau-de-vie et de vin et s'gaye, ensuite se souvient aussi des mes des morts et fait la charit selon ses disponibilits. Ainsi, la vieille femme a t assez satisfaite ce jour-l, ayant sa besace pleine.

Peu peu, au fur et mesure que le soir avanait, les voyageurs se sont fait de plus en plus rares, jusqu' ce que, aprs le coucher du soleil, quand la lune s'est leve, personne n'est plus pass sur la route. Quand la nuit est tombe, la vieille femme a cherch dans sa besace et a pris du pain d'pice, reu d'une des filles qui taient passes par l chantant, riant et faisant des gamineries, comme toute fille qui retourne chauffe du danse, car il y avait eu une grande ronde paysanne au foire. La vieille a mouill le pain d'pice, l'a goutt et a dit:

Merci Dieu, j'ai eu un bonne journe... Que Dieu bnisse cette fille, et qu'elle atteigne une ge avance, comme moi-mme!

Ensuite, la vieille femme s'est enveloppe dans sa bche, mettant sa besace sous la tte, en guise d'oreiller, et s'est pelotonne couche sur le ct gauche, tournant le dos la lune, pour que sa lumire ne la drange pas. C'tait tout fait le mieux pour dormir! Il ne faisait ni trop chaud, ni trop froid, il n'y avait pas de vent; tout autour, il rgnait une telle silence qu'on pouvait entendre les insectes crisser et grouillant, et l'eau qui s'coulait hors du bord du puits parmi les cailloux car l'eau c'est tout comme la vie de l'homme, seulement que la vie s'coule tant qu'elle s'coule et puis s'arrte, tandis que l'eau coule toujours depuis le commencement du monde et ne s'arrtera jamais, tant que le monde continuera d'exister...

La vieille femme avait ferm les yeux et, pensant je ne sais pas quelle chose, soupirait de temps en temps... et ne trouvait pas le sommeil; elle changeait de position, esprant d'en trouver une meilleure, soupirait de nouveau, mais en vain! Elle ne pouvait mme pas s'assoupir. La lune avait mont assez haut dans le ciel, quand la vieille a l'impression d'entendre des pas qui approchent du ct de l'ouest. Elle tend l'oreille et se rend compte qu'un voyageur arrive; puis, regardant avec attention, elle le voit pas loin de l. Alors, se redressant, elle tend la main et commence a psalmodier selon son habitude:

Ayez piti d'une pauvre vieille misrable!

Le voyageur est arriv tout prs du puits; changeant de chemin, il s'approche de la vieille et lui dit:

Bonsoir, ma petite vieille; mais... tu ne dors pas encore?

Non, mon brave; je ne peux pas m'endormir, malheur moi!

Le voyageur s'assoit sur terre auprs de la vieille femme et pousse un soupir de fatigue.

Mais d'o viens-tu, chri, si tard sur la route?

Eh! Je viens de loin...

De loin, hein? Et... o vas-tu?

Eh! Je vais loin...

Loin, hein? Mais... comme t'appelles-tu?

Gringalet...

Et... quel ge as-tu? Parce que tu sembles trs jeune...

J'ai presque dix-sept ans...

Et... tu as des parents?

Non, car je suis enfant abandonn...

Et... tu as des soeurs ou des frres?

C'est possible, mais je ne les connais pas...

Comment a, tu ne les connais pas?

Mais oui, je t'ai justement dit que je suis un enfant abandonn...

Bon, a j'ai compris, mais je veux savoir...

Dis-moi, vieille femme, pourquoi me tires-tu les vers du nez?

Parce que je veux savoir, moi...

Mais qu'est-ce que a te regarde, toi?

Ca, c'est le comble! s'exclame la vieille, tonne. En voila une ide! Mais je dois savoir, moi, quelle crapule de voyageur j'hberge pendant la nuit!

D'accord; mais toute de mme, tu ne dois pas me compter les dents de la bouche...

Mais quoi? Je te les compte, je ne te les arrache pas!

Le garon a ri et a dit:

Mon Dieu! Je suis tomb une htesse vraiment gentille! Au lieu de me demander si j'ai mang quelque chose aujourd'hui, si je n'ai pas faim, tu m'interroges jeun...

Mais c'est moi de demander? Pourquoi te tais-tu? Tu n'as pas