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Troisième section L’État Communauté instituée, l’État est l’habitation suprême de l’homme maintenant citoyen, du point de vue de l’esprit objectif 1 . Pour Hegel l’État, c’est du spirituel et non une nature. Il est une volonté qui est une libre intelligence, une pensée pensante. En lui et par lui l’ Idée éthique est accomplie : immédiate dans la famille et sous la puissance de la différence dans la société, elle se déploie enfin comme une identité concrète, comme une totalité articulée et une. Il est une Idée : ce qui produit sa propre réalité par la pensée et la volonté. Sur la scène politique, le rationnel se rend effectif et l’effectif demeure rationnel. Au sens large, il est la totalité constituée par un peuple vivant sur une terre avec toutes ses institutions ; au sens strict, il est l’État politique, le système des institutions politiques, les puissances éthiques suprêmes qui régissent la vie des citoyens. L’État est un esprit singulier qui demeure au fil des siècles, un Soi qui rassemble en son unité et son souffle la communauté des hommes libres. Il est substantiel, premier (Platon, Aristote), mais en tant qu’esprit libre, ce qui fait que l’État moderne hégélien n’est pas un retour à la Cité antique holiste, mais bien quelque chose d’absolument neuf. En effet, il a laissé aller sa société et l’individualité et il les reprend dans soi pour leur donner leur séjour politique. Il est cet esprit un qui inhabite en ses membres, qui les prévient et qui forme le but final de leur agir. Il n’est pas du multiple devenu Un, ou un agrégat, mais l’Un originaire (l’union) qui se différencie en conservant dans soi ses différences. L’État est l’achèvement de l’Idée de la volonté libre, qui articule en son sein tous les moments du concept (U-P-S), et non pas un libre arbitre ou un vouloir aveugle (§ 257). Et il est l’unité de la volonté objective et de la volonté subjective, de l’institution et du citoyen. En sa constitution, il est un système de droits, lesquels sont les formes nécessaires de la liberté étatique, et c’est lui qui a le droit suprême à l’égard des autres cercles, comme droit d’accomplir la liberté en tous ses degrés, et non de détruire les degrés antérieurs. Il est une volonté singulière (un grand individu en relation à d’autres), une volonté pensante, claire à elle-même, révélée à elle-même dans la mesure où elle se pense elle-même, se connaît elle-même. C’est une volonté qui se sait volonté libre, qui connaît sa destination : la liberté veut la liberté. Elle est à elle-même son propre but (elle n’est pas un moyen pour un Autre) et son propre objet, elle s’objective dans le système et la vie de ses institutions et dans les siens, et, comme but, elle est ce qui se conserve en s’accomplissant et qui est à la fin ce qu’il était au 1 Chez Hegel, la religion est l’affaire de l’esprit absolu, couronnement de sa philosophie. Certes, la religion, l’Eglise, est l’ultime fondement spirituel de l’État mais c’est une sphère universelle, supranationale, et il faut séparer les deux, pour le Bien des deux (§ 270, Rem.). Il en découle que l’État n’est pas religieux mais laïc, et que l’autorité religieuse ne doit pas gouverner les affaires sociales et politiques.

Troisième section

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Page 1: Troisième section

Troisième section

L’État

Communauté instituée, l’État est l’habitation suprême de l’homme

maintenant citoyen, du point de vue de l’esprit objectif1. Pour Hegel l’État, c’est

du spirituel et non une nature. Il est une volonté qui est une libre intelligence,

une pensée pensante. En lui et par lui l’Idée éthique est accomplie : immédiate

dans la famille et sous la puissance de la différence dans la société, elle se

déploie enfin comme une identité concrète, comme une totalité articulée et une.

Il est une Idée : ce qui produit sa propre réalité par la pensée et la volonté. Sur la

scène politique, le rationnel se rend effectif et l’effectif demeure rationnel.

Au sens large, il est la totalité constituée par un peuple vivant sur une

terre avec toutes ses institutions ; au sens strict, il est l’État politique, le système

des institutions politiques, les puissances éthiques suprêmes qui régissent la vie

des citoyens. L’État est un esprit singulier qui demeure au fil des siècles, un Soi

qui rassemble en son unité et son souffle la communauté des hommes libres. Il

est substantiel, premier (Platon, Aristote), mais en tant qu’esprit libre, ce qui fait

que l’État moderne hégélien n’est pas un retour à la Cité antique holiste, mais

bien quelque chose d’absolument neuf. En effet, il a laissé aller sa société et

l’individualité et il les reprend dans soi pour leur donner leur séjour politique. Il

est cet esprit un qui inhabite en ses membres, qui les prévient et qui forme le but

final de leur agir. Il n’est pas du multiple devenu Un, ou un agrégat, mais l’Un

originaire (l’union) qui se différencie en conservant dans soi ses différences.

L’État est l’achèvement de l’Idée de la volonté libre, qui articule en son

sein tous les moments du concept (U-P-S), et non pas un libre arbitre ou un

vouloir aveugle (§ 257). Et il est l’unité de la volonté objective et de la volonté

subjective, de l’institution et du citoyen. En sa constitution, il est un système de

droits, lesquels sont les formes nécessaires de la liberté étatique, et c’est lui qui a

le droit suprême à l’égard des autres cercles, comme droit d’accomplir la liberté

en tous ses degrés, et non de détruire les degrés antérieurs. Il est une volonté

singulière (un grand individu en relation à d’autres), une volonté pensante, claire

à elle-même, révélée à elle-même dans la mesure où elle se pense elle-même, se

connaît elle-même. C’est une volonté qui se sait volonté libre, qui connaît sa

destination : la liberté veut la liberté. Elle est à elle-même son propre but (elle

n’est pas un moyen pour un Autre) et son propre objet, elle s’objective dans le

système et la vie de ses institutions et dans les siens, et, comme but, elle est ce

qui se conserve en s’accomplissant et qui est à la fin ce qu’il était au

1 Chez Hegel, la religion est l’affaire de l’esprit absolu, couronnement de sa philosophie.

Certes, la religion, l’Eglise, est l’ultime fondement spirituel de l’État mais c’est une sphère

universelle, supranationale, et il faut séparer les deux, pour le Bien des deux (§ 270, Rem.). Il

en découle que l’État n’est pas religieux mais laïc, et que l’autorité religieuse ne doit pas

gouverner les affaires sociales et politiques.

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commencement, dans l’immanence de son processus. Ce vouloir rationnel

s’autodétermine et se meut soi-même sans être mû par un Autre, il est le premier

moteur immobile de la totalité de la vie éthique. Or, cette volonté qui se pense

elle-même n’est pas omnisciente, elle agit en fonction de son savoir de soi et des

autres, de sa plus ou moins grande sagacité, en fonction de sa destination et de

sa situation dans le monde, en tenant compte des circonstances et en restant

exposée au hasard. L’État s’autodétermine par la pensée et pose des actes qui

traduisent sa pensée, parfois la trahissent. Mais il est une sagesse de ce monde

qui reste imparfaite et faillible jusque dans sa manière d’être intéressée à la

réalisation de la liberté. L’État n’est pas une œuvre d’art.

L’État n’est pas une superstructure lointaine, mais le Principe du tout, ou

son but immanent. Comme esprit créateur de sa société, il est effectif à même les

us et coutumes des siens, il forme leur manière permanente et plus ou moins

consciente d’habiter sur la terre, il leur donne leur site et leur habitus politique

universel, leur èthos : il fait de l’un un Athénien, de l’autre un Spartiate. L’État,

c’est le séjour habituel des mortels, c’est là qu’il est possible d’être chez soi de

manière complète à tous les niveaux de la liberté, individuelle, sociale et

politique. Or, le sujet de l’État moderne est un esprit libre, un individu-singulier

[Einzelne], par conséquent, l’État gagne en celui-ci sa conscience de soi éthique,

universelle : l’individu le sait et le veut comme but absolu de son agir. La

disposition intérieure politique est ce consentement intelligent à l’État qui est le

sien, elle consiste à se savoir libre de manière substantielle dans l’État, à avoir le

sens de l’État. Le devoir substantiel, politique, de l’individu est d’être citoyen,

d’être membre actif de l’État qui est le sien – mais avec la possibilité d’émigrer,

donc de choisir son État. Et l’État a le droit souverain de reconnaître pour siens

de nouveaux membres conformément à ses principes.

La relation de l’État à ses membres est conceptuelle, et non pas une

interaction entre égaux : l’État est la puissance universelle qui produit les siens,

lesquels le coproduisent en retour par leur agir conscient (et non à la manière des

abeilles). Ou plutôt, telle est la vie de l’esprit étatique, son agir finalisé : l’État

se produit en produisant les siens et en se faisant produire par eux en retour,

dans la durée. L’État est l’essence et le but de l’agir de l’individu, mais il est en

même temps le « produit de son activité »2 (§ 257). La réconciliation est là :

l’universel est un avec le singulier par la médiation de sa particularité. Chacun

est chez soi auprès de son autre ; la liberté est effective, et on peut dire : « L’État

c’est nous, et nous, c’est l’État ». C’est ainsi la raison, non l’utilité ou le besoin,

qui est à l’origine de l’État. Or, le citoyen moderne ne produit plus

immédiatement son État comme le citoyen grec, mais par la médiation de sa vie

2 Les théories contractualistes font de l’individu le principe et la fin de l’État, et, en faisant de

l’État le résultat d’une libre association des volontés (un devenir-Un des multiples), elles ne

voient que cet aspect de la question et méconnaissent l’Idée véritable, d’autant que même

cette coproduction de l’État par les citoyens n’est pas une association (qui est le concept du

social), mais une union.

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civile, et par celle de sa participation au pouvoir politique sous la forme de la

représentation à l’assemblée.

C’est la société qui a pour but final la sécurité des personnes et des biens,

l’intérêt des individus singuliers comme tels, nec plus ultra, et non pas l’État.

Or, contrairement à une légende tenace, Hegel reconnaît que ce but est légitime :

dans sa doctrine c’est précisément la tâche de la société, et de l’État agissant en

elle. Sa thèse veut dire en réalité que l’État accomplit cette tâche, tout en faisant

quelque chose de meilleur, à savoir, en élevant l’individu à sa vie politique, en

lui faisant mener une vie universelle. Loin d’engloutir l’individu, l’État hégélien

le laisse aller en sa vie sociale, le libère de soi, y crée pour lui des institutions, et

enfin il l’élève à sa vie éthique suprême en lui offrant de participer de lui-même

à la vie même de l’État.

A. Le droit étatique intérieur

L’État est la liberté devenue effective dans la constitution et les mœurs

d’un peuple. La liberté est concrète pour autant que tous ses moments sont

déployés et hiérarchisés dans l’unité (§ 260). D’abord, l’existence de la famille

et de la société, ainsi que celle de la corporation qui relie les anneaux, fait que la

personne en sa particularité a pu se déployer entièrement, de manière rationnelle

et légitime, en étant reconnue en son droit comme principe vrai. Or, maintenant,

loin de se borner à sa sphère privée, la personne passe par elle-même au point de

vue de l’État, elle a souci de l’intérêt universel, elle reconnaît en l’État son

propre esprit substantiel, et non pas une force ennemie, et, en son savoir et son

vouloir, elle agit au service de l’État. L’individu ne se cantonne pas à son but

égoïste, séparé du but universel. Au contraire, le singulier s’active pour

accomplir un universel qui est le sien, le Bien vivant qui est le but final de son

agir.

La rationalité du système fait l’articulation des deux : l’universel ne se

réalise que par la médiation de l’activité de l’individu singulier, en tant que

celui-ci produit son État, et en même temps, l’individu, en accomplissant ses

buts finis particuliers, vise plus haut qu’eux, car il sait que l’efficacité de son

agir repose sur celle de l’universel. L’État moderne, loin de borner l’activité

individuelle, la particularité, la laisse se déployer et la réconcilie en l’unifiant

avec soi. Sa force est de laisser aller ses sphères familiales et sociales, de laisser

l’individu s’y répandre à sa guise, grâce aux lois et aux institutions, et de le

laisser venir de lui-même à l’État. L’État laisse le sujet s’affirmer jusqu’à

devenir un extrême autarcique, non pour l’abandonner, mais pour le laisser

revenir à soi et pour le reconduire lui-même à soi, en en faisant un principe vrai

de sa propre vie. La totalité est libre quand ses moments le sont et sont articulés

dans l’unité concrète.

Du point de vue de la société et de l’individu l’État apparaît comme une

puissance supérieure, comme autorité qui décide et légifère, comme pouvoir

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dont on dépend. Cependant, sa vitalité et sa force reposent sur celles des siens,

et, dans la mesure où il est le produit de leur activité, il est leur œuvre

universelle. Mieux, il est leur but final immanent en tant qu’il est le but

universel qui s’accomplit par leur agir, qui se produit en se faisant produire par

les siens. Le regard conceptuel consiste à saisir la partie comme relation avec le

tout (Montesquieu). La relation de l’État à ses citoyens consiste en une

réciprocité de droits et de devoirs, loin d’être celle d’un tyran face à des êtres

soumis. C’est cette articulation qui garantit la liberté politique et civile, et qui

fait la force de l’État. L’État a des droits à faire valoir à l’égard des siens, et des

devoirs envers eux, et pareillement pour le citoyen à l’égard de l’État. C’est une

relation de liberté à liberté.

Maintenant, en tant qu’esprit, et de son point de vue, l’État se différencie,

pose ses différences finies (deux esprits : famille et société) et les unifie avec

soi ; mais, en en faisant des moments idéels de sa vie, en étant l’intérieur présent

dans l’extérieur, il se rend effectif en elles et pour lui-même. Ces différences ne

sont pas pour lui des affaires étrangères en lesquelles il devrait intervenir, mais

bien ses propres sphères, ce qu’il crée continûment comme son monde. Unifiant

le fini avec soi en retournant dans soi, fonctionnant comme une seule et même

vie qui se boucle sur elle-même, il est un esprit infini en relation à soi, pour lui-

même, en étant à lui-même sa fin.

L’esprit étatique est la puissance réconciliatrice du rationnel se

manifestant à même ces sphères siennes : en pensant, il pose en elles des

institutions, et grâce à leur efficacité il se prouve et s’éprouve comme étant la

puissance universelle qui les régit, tout en étant leur but final. Ces institutions

sont notamment le mariage, la loi et le tribunal, la police et la corporation.

L’institution [Institution] est nécessaire à la bonté de la vie humaine, le vivre-

ensemble doit être institué chez l’animal politique. L’État institue sa société, et

le système des institutions civiles donne à la société sa constitution propre (§

265). Ainsi, la société n’est pas un chaos, ou un vide où des atomes se

rencontrent par hasard, mais elle est ce qui assure à des mortels distincts un

séjour particulier. L’État ne pourrait pas réconcilier avec soi un pur chaos, mais

peut informer et unir avec soi ce qui est déjà organisé, sensé.

La constitution politique fonde la constitution civile. L’État est bien un

esprit objectif : il constitue sa société civile en l’instituant, en en faisant un

monde dont le caractère éthique, pour imparfait qu’il soit, conflictuel, est

pourtant avéré. Ces institutions sont la base [Basis] ferme de l’État (§ 265) en

tant qu’elles sont le nécessaire, le ce sans quoi le Bien étatique ne peut advenir

(Platon). La société est la nécessité même et l’État est la puissance éthique qui

se manifeste dans la nécessité, et qui la transfigure en liberté. Le nécessaire est

ce que la liberté (l’État) présuppose pour se faire surgir, pour se poser en vérité.

La société n’est pas une infrastructure déterminant une superstructure politique

(Marx), mais la nécessité ou l’assise sur laquelle la liberté fait fond pour se

déployer en sa forme achevée, politique. L’État étant chez soi dans ce monde

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qu’il institue et dont les sphères sont idéelles en lui, fluides et articulées, il y est

libre. Or, l’esprit, en sa surabondance, ne s’épuise pas en ses sphères finies, bien

plutôt, il se développe dans un système d’institutions de la liberté proprement

dite : la constitution politique, qui correspond à la sphère du Concept.

L’individu est un Soi pensant, une singularité universelle. Son existence

comporte un moment redoublé : comme singularité, il est un vouloir autarcique

relatif à soi, et comme universalité il sait et veut l’État. Il lui faut donc vivre

comme homme au sein d’une société, mais en même temps comme citoyen dans

un État, i.e. vivre comme une personne privée qui est une personne substantielle.

La disposition intérieure [Gesinnung] du citoyen se nomme patriotisme, amour

de la patrie, et c’est la vertu politique même, qui est nécessaire dès lors que nous

ne conservons que ce que nous aimons (Montesquieu). C’est le consentement

intime à l’État, c’est avoir le sens de l’État comme confiance à son égard, dans

la mesure où, loin d’être « un Autre pour moi » (§ 268), il est mon monde

permanent, le séjour objectif de mon existence où je suis libre en effet. Le

patriotisme naît d’une bonne constitution. Le citoyen de l’État rationnel vit dans

la confiance, il peut se fier aux institutions civiles et politiques, ainsi qu’aux

autorités. Il n’est pas face à un Autre qui exerce violence à son encontre, ni une

Conscience vide face à un Bien vide, au contraire, il habite dans un monde libre.

La vérité reconnue de ce monde fonde sa certitude et, en tant que certitude, il

peut se tenir dans la vérité, l’habiter. Or, l’habitude du Bien le rendant

insensible, on peut être mécontent de tel ou tel point en oubliant l’essentiel.

Maintenant, par la pensée, l’État politique s’organisme soi-même en se

donnant une constitution [Verfassung] politique (§ 269) qui est nécessaire à sa

rationalité. Celle-ci dépendra donc de l’intelligence des siens. Du point de vue

logique, c’est l’Idée de la volonté libre qui se développe dans son intériorité, en

posant les institutions de l’État comme des droits politiques, et les citoyens

comme membres. La constitution politique se déploie selon les moments du

concept (U-P-S), c’est un organisme qui s’articule en trois syllogismes. S’il est

vivant, c’est comme esprit, il est donc un organisme spirituel, et non biologique.

Il se différencie en trois moments qui sont ses trois grandes fonctions et qui

forment trois syllogismes : décider, gouverner, légiférer. Le pouvoir qui est un et

le même se différencie afin d’être rationnel, afin d’être l’effectuation de la

liberté, car il ne saurait rester une unité compacte où une seule instance ou

personne détiendrait tout le pouvoir (Hobbes).

Le pouvoir [Gewalt] se différencie en posant trois pouvoirs, trois pouvoirs

qui ne se dispersent ni ne sont évanescents, mais qui bien plutôt demeurent unis

et permanents. L’État politique est l’identité concrète des différents, l’Un

originaire qui unifie et conserve dans soi ses différents pouvoirs. La différence

doit être posée de manière stable, déterminée et définitive, mais ne doit pas

devenir quelque chose d’opaque ou d’autosuffisant, ce qui romprait l’unité et

rendrait opposés les uns aux autres les divers pouvoirs. La différence doit être

quelque chose d’idéel, un moment fluide et transparent dans le processus total

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de la vie de l’État. Chaque pouvoir est un syllogisme, c’est-à-dire un tout

dynamique, dans lequel les différents moments s’enchaînent les uns dans les

autres et forment une seule et même chaîne, un unique processus. Dans un

syllogisme chaque moment est tour à tour celui qui médiatise les deux autres, et

en position d’extrême médiatisé par un autre. Chaque pouvoir est en lui-même

un syllogisme, et les trois forment ensemble l’unique syllogisme du pouvoir

politique. C’est une articulation [Gliederung] rationnelle : chacun est un anneau

et un membre [Glied] du tout vivant en lui et par lui.

Chaque pouvoir est un des droits fondamentaux de l’État et il a une affaire

étatique en propre à accomplir, dans laquelle il déploie son efficacité, dans sa

temporalité propre. Le pouvoir politique demeure une unique puissance éthique

universelle qui se produit elle-même continûment en produisant ses trois

pouvoirs et en se faisant produire par eux en retour (§ 269). Se produisant en se

faisant produire, il ne fait que se conserver soi-même. Ce n’est pas un

mouvement qui vise une fin étrangère, mais une activité (une energeia), ce qui

est à soi-même son but et qui se conserve dans son accomplissement de soi, dans

l’immanence, en étant à la fin ce qu’il était au commencement.

I. Constitution intérieure pour soi

L’État rationnel est constitutionnel. Libre par rapport à soi, il s’organise

par lui-même en se donnant sa propre constitution, en son intériorité et sa

relation à soi. Etant un Soi, un Soi souverain et libre à l’égard de soi, il pourra

alors être en rapport à d’autres États, et souverain au dehors. Or, toute

constitution n’est pas rationnelle. Outre la première (l’Un sans différence), il y a

une seconde erreur à éviter, issue de Locke et Montesquieu, qui consiste à y voir

un problème d’équilibre entre des pouvoirs opposés, hostiles par nature et

devant se limiter l’un l’autre pour empêcher l’abus du pouvoir, comme des poids

et contrepoids. Mais la séparation des trois scinde l’unité et produit un rapport

mécanique entre des parties, où chacun cherche à être seul le tout et l’unique

nécessaire, à avoir tout le pouvoir pour soi, à l’encontre des autres, comme le

montre pour Hegel l’histoire politique de la Révolution française. Sur cette

grande question Hegel présente une doctrine libérale originale.

Chez Hegel, la bonne division des pouvoirs se fait selon la logique du

concept. Ce n’est pas une théorie de la stricte séparation ou de la distribution des

pouvoirs, mais de leur identité spéculative (trois en un et un en trois). Elle ne

pose pas une séparation absolue et ferme, mais une distinction dans la relation.

Comme forme rationnelle de la liberté politique, c’est la bonne différence qui

empêche l’abus du pouvoir. Un concept est une unité dans laquelle chaque

moment se continue dans l’autre, dans la transparence, la fluidité et l’idéalité :

l’universel se continue dans la particularité et dans la singularité récapitulative.

Dans un concept, chaque moment est le tout, le tout posé selon une certaine

déterminité, et se tient dans l’unité inséparée avec le tout. Or, c’est ce qu’est

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l’État politique : chaque pouvoir est le pouvoir lui-même, mais posé comme

universalité, particularité ou singularité, et chacun est tel parce qu’il contient

dans soi les autres moments. En cette vie organique, chacun, en se produisant

conformément à sa destination, en exerçant sa fonction, produit les autres et leur

permet d’agir selon leur fonction ; et chacun, pour se conserver soi-même, pour

exercer sa fonction, conserve les autres en leur fonction. Chacun n’est efficace

qu’avec les autres, chacun s’enchaîne avec soi dans l’autre, y est auprès de soi,

c’est-à-dire libre, dans la liberté accomplie du tout. Chaque pouvoir est un

vouloir en acte, efficace, institué par la constitution, et posé dans la relation avec

les autres, contenant les autres dans soi comme un moment de son agir. Il y a

bien une séparation des pouvoirs, en ceci que chacun est une autorité distincte,

séparée des autres, mais non pas au sens où chacun serait autosuffisant. Ce

système de trois pouvoirs constitutionnels qui s’enchaînent forme l’unique

pouvoir qu’est l’État. Chacun des trois est idéel dans l’articulation du tout, dans

l’unité individuelle et autarcique qu’est chaque État pour soi.

Dans la représentation courante, les trois pouvoirs sont l’exécutif, le

législatif et le judiciaire. Mais le concept hégélien est neuf : d’une part, le

judiciaire a déjà été posé comme pouvoir dans la société et pour elle ; d’autre

part, exécutif est un nom impropre, car ce pouvoir est l’art de tenir le

gouvernail ; enfin, c’est le Concept qui pose les différences par sa division de

soi. Le pouvoir un est l’unité hiérarchisée de trois syllogismes, chacun réalisant

un côté de la liberté politique (§ 273). L’action de l’État se fait dans

l’articulation et l’enchaînement des trois dans l’unité.

a) Le pouvoir de l’universel est le législatif (P-U-S). C’est l’État en tant

que pouvoir de déterminer et d’établir ses lois. La liberté est ici une autonomie :

un pouvoir de se donner à soi-même la loi. Par la pensée le législatif a à trouver

le rationnel, à délibérer et à décider au sujet du droit, pour lui donner son

remplissement de droit positif, conforme à la Constitution, sur laquelle il repose.

C’est lui qui institue la loi dans la société. La source première de la loi, c’est

l’esprit un de l’État, qui s’exprime d’abord dans la Constitution (la Loi

fondamentale) et par là dans l’esprit des lois grâce au travail du Parlement. Le

législatif est la coaction, du prince qui veut et signe la loi, du gouvernement qui

présente un projet de loi, et du parlement qui l’examine et le vote.

b) Le pouvoir de la particularité est le gouvernement (S-P-U). C’est l’État

comme savoir et vouloir dans la conduite et la direction des affaires

particulières, intérieures et extérieures. Il agit par la médiation des divers

ministères en lesquels il est différencié pour correspondre à la particularité

variée. C’est le pouvoir de l’action libre de l’État. Il donne une direction unifiée

aux affaires sociales et politiques. Il repose sur la Constitution et sur la loi, ayant

à subsumer les affaires particulières sous l’universel légal, donc à les unifier

dans l’esprit de l’État. Il agit avec le parlement et avec le prince.

c) Le pouvoir de la singularité est le pouvoir princier (U-S-P). Il est l’État

en tant que pouvoir souverain de décider de son sens. C’est le pouvoir de la

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liberté première comme autarcie, autodétermination et indépendance, au dedans

et au dehors, bref, comme souveraineté. Le pouvoir princier est « la cime et le

commencement du tout ». L’État est souverain dans la personne de son prince

(le chef de l’État), qui l’incarne et qui est l’État étant là. La cime de l’État libre

(un esprit objectif) ne peut être qu’un sujet, qu’une libre personnalité infinie

capable d’autodétermination, c’est-à-dire capable de décider en une parole

(« Oui, Je veux »), et elle ne peut être qu’un unique individu singulier - et non

plusieurs. Le prince détient le pouvoir singulier de la décision première et

dernière, en étant l’alpha et l’oméga de l’État. Liberté subjective absolue, il est

le pouvoir de commencer de soi-même et de commander l’action de l’État, mais

en vertu de la division des pouvoirs, il n’est pas tout et ne fait pas tout, bien

plutôt, il confie aux autres sa réalisation (par exemple l’élaboration d’une loi).

Reposant sur la Constitution, il agit avec le gouvernement et avec le parlement

(qui ont aussi à décider en leur domaine), et non pas de manière isolée et

arbitraire comme un tyran. Le pouvoir princier est le pouvoir premier (mais non

pas le Seul), en tant que cime subjective souveraine, et en ce que c’est en lui et

par lui que l’État est un. En effet, le prince récapitule l’État tout entier et les

autres pouvoirs dans l’unité de sa personne, de son savoir et de son vouloir.

C’est dans l’unité de son Soi que l’État est Un, il veut l’État lui-même, son salut

conforme à la liberté. Sa décision a pour objet l’État lui-même, assumant son

passé pour agir au présent en vue de l’avenir.

L’État rationnel est pour Hegel une monarchie constitutionnelle3 en ce

qu’en celle-ci tous les moments logiques sont déployés dans l’unité singulière

subjective, personnelle. À ses yeux, c’est cette Idée de l’État qui informe les

États du monde moderne, tout en étant le fruit politique de l’histoire du monde,

qui récapitule toutes les formes antérieures : monarchie, aristocratie et

démocratie. Dans ces anciennes constitutions la différence n’était pas encore

développée, ou était tout simplement absente quand une seule autorité avait tout

le pouvoir, que ce soit le roi ou une assemblée. Or, dans l’État moderne, ces

formes sont présentes, mais à titre de moments : le monarque est unique

(monos), le gouvernement est l’affaire de quelques-uns des meilleurs (hoi

aristoi), et l’assemblée est l’affaire du grand nombre (hoi polloi). Un seul

(monos) commande souverainement en étant le Principe (archè) subjectif de

l’État.

Une constitution n’est pas un artefact éphémère en nos mains, mais une

Idée créatrice d’un peuple, sa Loi, c’est donc quelque chose de grand, de saint,

et c’est le résultat du travail de l’esprit d’un peuple, par modifications lentes et

souvent insensibles. Un peuple a toujours eu une certaine organisation et n’a

jamais été dans un état de pure nature, de néant d’organisation, où seuls des

atomes errent, en guerre. Il n’a donc jamais eu à faire une constitution ex nihilo.

3 La constitution de la V° République en France a une grande parenté avec le concept

hégélien, sauf que le chef de l’État est élu.

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Une pure atomistique sans principe serait incapable d’autoorganisation. En

outre, un esprit œuvre en fonction du savoir qu’il a de soi, de son degré de

culture [Bildung]. L’esprit qu’est un État ne peut donc informer la vie de son

peuple qu’à la mesure de sa connaissance de soi. L’intelligence des siens est

alors décisive et requiert une école de la pensée, pour le grand nombre et non

seulement pour le philosophe roi. Une constitution est effective quand elle est

entrée dans les mœurs, quand elle constitue l’âme d’un peuple qui la reconnaît

pour sienne, qui y est libre subjectivement. On ne peut donc plaquer une

constitution sur un peuple incapable de la recevoir, et chaque peuple a celle qui

lui convient (Montesquieu).

a) Le pouvoir princier

Hegel commence l’exposé par lui parce qu’il est le commencement : la

singularité contient les trois moments du pouvoir en les récapitulant en un sujet,

en un Je en lequel l’État sera un esprit un, une véritable personne. Ce pouvoir

premier est un processus, un syllogisme du pouvoir étatique, et non le pouvoir

d’un individu isolé. Il articule en lui les trois moments conceptuels. D’abord, il

n’est rien hors de la constitution et des lois, son agir repose sur leur universalité.

Ensuite, délibérant par lui-même, en relation avec son cabinet et ses conseillers,

il a affaire à la particularité, pour l’unifier avec l’universel légal. Enfin, le

moment qu’il a en propre, qu’il ne partage avec personne, c’est celui de la libre

décision première et dernière, le pouvoir souverain d’autodétermination qui

donne à l’État son visage, dans sa durée. Cette cime unique est le

commencement et la fin de la vie étatique, qui est un cercle, un agir revenant

dans soi-même (une procession et une conversion) : c’est d’elle que tout le reste

procède, commence, et c’est en elle que tout retourne pour recevoir son sceau et

son unité, par exemple une loi pour être signée Or, si le héros de l’âge mythique

porte seul le souci de l’éthique (Hercule), en revanche, le prince de notre époque

prosaïque est à la cime d’un État constitutionnel, et son action, beaucoup plus

limitée (il ne dit plus le droit ni la justice, ne règle pas directement les finances,

etc.), se fait selon un ordre universel objectif (national et international) et en

relation avec les autres pouvoirs.

C’est l’État qui est souverain, et il le sera concrètement en la personne de

son prince, ce qui demande de démontrer la souveraineté de l’État comme Soi

simple (Un, indivisible), puis que celle-ci n’existe que dans le Soi simple d’une

unique personne, le souverain. La souveraineté de ce grand individu qu’est

l’État est indivisible. La notion capitale ici est celle d’idéalité, car elle fait la

souveraineté intérieure de l’État, qui signifie son pouvoir sur soi, sa maîtrise de

soi, et qui implique deux points. Tout d’abord, aucun pouvoir politique n’est

autosuffisant, n’existe par soi et pour soi seul, en s’isolant et se donnant soi-

même l’autorité. Cette dislocation des pouvoirs empêcherait toute unité et

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ruinerait le politique. Au contraire, comme moment de l’Idée, chacun est idéel4,

fluide, diaphane et enchaîné avec les autres, et par là le tout est chez soi en

chacun, un avec soi en ses membres, bref, souverain. Chacun n’est légitime

qu’en vertu de la constitution qui prescrit sa fonction et lui confère son autorité

déterminée. C’est l’État qui crée et maintient ces pouvoirs en en faisant les

membres vivants de son Soi un, souverain. Ensuite, les affaires politiques ne

sont pas des propriétés privées de personnes privées (des charges vénales), mais

les affaires de l’État ; ce sont des pouvoirs universels, objectifs et impersonnels,

en ce sens qu’elles ne sont pas l’affaire privée mais publique de celui qui les

mène à Bien (ministre, haut fonctionnaire) et qui en a reçu la charge, en vertu de

sa qualité universelle d’esprit libre et compétent pour ces questions. L’État est

souverain dans la mesure où il est une volonté qui demeure une dans sa

différenciation, un Soi simple qui conquiert sur soi et sauve sa liberté intérieure.

L’État n’est pas une simple personne morale mais une vraie personnalité,

et il n’est un que comme tel, car un agrégat ne saurait être vraiment un,

intérieurement et pour soi. Une subjectivité n’existe que comme un sujet, et une

personnalité que comme une personne, il faut donc que l’État existe comme un

sujet, une personne. Pour exister comme personne, l’État doit exister dans une

personne, laquelle ne sera pas son simple représentant, mais l’État en personne,

en chair et en os. Et pour exister comme singularité, il lui faut exister dans un

unique individu, le prince. En outre, cet individu a pour essence d’être celui qui

décide de manière absolument libre, d’être l’autodétermination souveraine. Il en

découle que l’État est une personne une, capable de décider, dans la personne

d’un monarque [Monarch] : en ce Seul qui est son Principe subjectif (§ 279).

Enfin, la perfection de la rationalité demande que les trois moments du concept

du pouvoir soient relativement séparés, à part, distincts dans leur enchaînement

même. Il en découle que l’État est une personne dans la personne d’un seul

homme qui est sa cime séparée eu égard à l’absoluité de sa décision, et non

comme pouvoir absolu arbitral. Pour être libre, souveraine en sa majesté, il faut

que cette cime soit inconditionnée, au-dessus de tout arbitraire. Telle est la

souveraineté du monarque. Pour Hegel, l’idée de souveraineté populaire fait

sens dans la mesure où elle désigne le peuple comme État, et non un agrégat,

donc dans la mesure où le peuple est souverain en son prince.

Il faut un chef de l’État. Comment le devient-on ? C’est la constitution qui

détermine la nomination du monarque. Il suffit d’être un esprit libre pour

pouvoir incarner le Soi étatique. Or, Hegel affirme le caractère héréditaire de la

monarchie, par droit de naissance, et le déduit du Concept, ou plutôt du passage

du concept dans la nature, qui est sa création. En son immédiateté, le Soi

étatique contient le moment de la naturalité, de sorte que le prince sera un

certain individu né dans une famille, comme n’importe qui (tout homme vient au

monde par sa naissance), sauf que lui sera destiné par sa naissance à devenir

4 C’est là le sens de l’idéalisme hégélien, ce qui existe véritablement est une Idée.

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prince. Le Soi étatique s’incarne en celui-ci par sa naissance, c’est-à-dire de

manière naturelle, immédiate, sans condition ni raisons variées.

Il y a là deux moments inséparables, qui sont essentiels pour l’unité

pérenne de l’État et qui font la majesté, la grandeur politique du monarque. D’un

côté, c’est une détermination naturelle qui a destiné quelqu’un à devenir un

prince, c’est-à-dire quelque chose qui, étant sans raison venue de notre libre

arbitre, est hors de nos prises. De l’autre, le prince, comme volonté libre infinie,

est ce pouvoir d’autodétermination, ce pouvoir de décider absolument, par soi-

même. Comme tel, son vouloir est pareillement sans raison [grundlos]. Or, cela

ne veut pas dire arbitraire, au contraire, cela renvoie à l’Idée de la volonté libre.

Si l’homme antique se laisse déterminer par des oracles et le libre arbitre par des

raisons, en oscillant de raisons pour en raisons contre, en revanche, l’esprit libre

(en tout homme !) tranche entre les raisons finies, se tient au-dessus de leur jeu,

se détermine par la pensée et dit : « Je veux ». Du fait de ces deux éléments, le

monarque se tient absolument au-dessus du libre arbitre, au lieu de lui être

soumis, il est un Soi libre : ce qui n’est pas mû par le libre arbitre (§ 281).

Comme premier moteur du vouloir étatique, il importe qu’il soit hors de portée

de la simple faculté de choix arbitral, qu’il soit impassible et immobile. Il est

ainsi la cime souveraine, l’incarnation de la liberté étatique, en la majesté de sa

personne et de sa fonction, et il signifie la grandeur du politique. Par conséquent

(et ce n’est que la conséquence, non une raison pour), le prince est au-dessus de

la sphère de la particularité, et sa position éminente et stable demeure

indépendante du combat [Kampf] politique que se livrent les hommes et les

partis politiques pour obtenir le pouvoir, ce qui assure la pérennité et la stabilité

de l’État.

De par sa souveraineté, le monarque a le droit de gracier les criminels.

L’esprit en sa liberté a puissance sur soi, puissance de rendre non advenu ce qui

est advenu. La grâce n’abolit ni le pouvoir judiciaire ni la justice, mais les

transcende en témoignant de la générosité de l’esprit, de la surabondance du

Bien, donc le mystère de la rédemption. L’esprit a le pouvoir de libérer un

homme du Mal en répondant au crime par le pardon et l’oubli. Le prince seul a

le droit politique de grâce, qui est éthique : gracier sans raison ni condition, sans

médiation, sans avoir à rendre raison de son acte gratuit. Le pardon espère la

réconciliation par la grâce.

Après la singularité qui décide, le deuxième moment du pouvoir princier

est celui de la particularité. Il se redouble en deux côtés, d’une part le cabinet et

les conseillers du prince, d’autre part le gouvernement. Le prince doit connaître

la riche particularité mobile à propos de laquelle il devra décider. Pour cela, il

est entouré de conseillers familiers de ces affaires variées, dont les bons conseils

naîtront de sa sagacité (Machiavel). En tenant compte de la situation et des

événements, les experts préparent le contenu des affaires étatiques et des projets

de lois, ils éclairent en rappelant les lois et en fournissant des raisons de décider,

et enfin ils présentent ce contenu au prince, en vue de sa décision, qui reste libre.

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Le prince prévoit et dirige en pensant l’événement et en acquérant une vue

synoptique. Le premier cercle des conseillers est permanent, à titre de moment

gouvernemental du pouvoir princier. Ces conseillers sont nommés et révoqués à

discrétion par le prince, ils reçoivent de lui mandat et mission de confiance, et

sont sous son autorité directe.

La décision politique porte sur un contenu objectif, sur quelque chose qui

a été pensé, proposé et que l’on peut prouver. Ce côté objectif est alors capable

de responsabilité [Verantwortung] : l’autorité qui l’a préparé a à répondre de sa

perspicacité et de son élaboration du contenu, elle a des comptes à rendre. De la

sorte, les conseillers, comme les ministres, sont responsables politiquement de

leur conduite et de leur détermination des affaires devant le prince qui les a

nommé (et non devant le parlement). La décision princière est le côté subjectif

de l’affaire. En tant que volonté souveraine qui décide, le prince est

irresponsable politiquement, en ce qui concerne les actions gouvernementales,

en ce sens qu’il n’existe aucun pouvoir au-dessus de lui devant lequel il aurait à

répondre de sa décision politique.

Le troisième moment est celui de l’universel, de l’État comme totalité. Le

pouvoir princier n’est délié ni du droit ni des lois. Au contraire, il repose

entièrement sur la constitution qui l’autorise et n’a de légitimité que dans la loi.

Or, de tous, le prince est le seul qui porte en sa Conscience l’Idée de l’État, le

seul qui ait souci non de tel ou tel aspect, mais du tout, bref qui ait pleinement le

sens de l’État. Pensant et voulant la liberté vraie de l’État, la Conscience du

prince se remplit de son Idée. Il décide seul, mais d’un contenu qui est déterminé

par des conseillers, et conformément à l’esprit de la constitution. Il est libre dans

la mesure où il accomplit l’Idée de l’État.

C’est la rationalité de la constitution qui fournit la garantie principale,

objective, de la liberté publique : la division syllogistique des pouvoirs, le fait

que chacun a sa légitimité, leur enchaînement et la séparation du premier en tant

que cime souveraine (avec tous ses traits). Le pouvoir princier n’est pas le

centre, mais la cime, et le pouvoir n’est pas un centre ou une pyramide, mais un

processus conceptuel. Certes, il existe des garanties subjectives, notamment la

qualité du prince, mais ce qui garantit en premier lieu la liberté en toutes ses

sphères, ce sont les institutions politiques.

b) Le pouvoir du gouvernement

Ce deuxième pouvoir est un tout différencié en plusieurs unités

ministérielles, mais il se réunit en un conseil des ministres sous l’autorité du

Premier ministre, lui-même étant sous celle du prince. Ce pouvoir politique

pense la société, l’organise et l’administre en y rendant effectives les lois et les

décisions. Il est l’universel attentif à la particularité, redoublé en un

gouvernement et en une administration sous son autorité. Hegel établit ici

l’importance éthique de l’administration publique et du fonctionnariat dans

l’État moderne, comme moment nécessaire, sans en faire l’État des

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fonctionnaires. Son office est l’administration des personnes et des affaires, ce

qui en fait la puissance éthique qui accomplit l’universel de manière légale dans

la particularité et qui reconduit celle-ci à celui-là. Un gouvernement (un État)

sans administration serait impuissant ; son efficacité sera celle de son

administration et le visage des fonctionnaires sera celui de l’action de l’État.

Chaque ministère est organisé, a à sa cime un ministre nommé par le prince et

entouré de son cabinet. Chaque ministre décide et conduit l’action étatique eu

égard à un certain genre d’affaires. En tant que volonté, tout pouvoir a à décider.

Ce qui revient au prince, c’est la décision première qui oriente les autres.

Le pouvoir gouvernemental est constitué de tout ce qui est distinct de la

décision première et de la législation, tout en s’articulant avec eux. Il est

rationnel qu’existe ce deuxième pouvoir, distinct du premier, quoique procédant

de sa décision et revenant à elle pour l’unité du tout, parce qu’il y a là une

fonction distincte : accomplir l’universel dans la particularité, donc particulariser

l’action étatique et la mener à Bien en tous ses aspects, au moyen de

l’administration. Sa tâche se divise en plusieurs fonctions, mais il lui faut les

unifier dans le gouvernement et sur le terrain, et non se perdre dans une

dispersion inefficace des efforts. Ce pouvoir est une unité multiple, il est divisé

en ministères eux-mêmes divisés en plusieurs opérations et services, mais il a

son unité dans chaque ministre et enfin dans l’unité que forme le gouvernement.

Cette division des fonctions est rendue nécessaire par le grand développement

de la particularité dans le monde moderne.

Ce pouvoir a à gouverner, à conduire l’action de l’État au dedans et au

dehors en confirmant sa souveraineté intérieure et extérieure. Le gouvernement

exécute les décisions princières : il en délibère, les précise et les conduit au

dehors, au grand jour du monde pour leur conférer réalité, par son

administration, en étant attentif aux circonstances et au moment favorable. Cette

application de la décision donne à la volonté sa détermination ultime et sa

positivité, par le travail de l’entendement qui subsume le particulier sous

l’universel. Le prince confie à un ministre ou à plusieurs une affaire, qu’il s’agit

de penser (un projet de loi, une question scolaire, sociale ou militaire, etc.) et de

lui présenter en retour pour qu’il en décide. Le travail gouvernemental

s’enchaîne avec celui du prince et avec l’assemblée, en reposant sur la

constitution. Le prince commence en donnant la direction, le sens, mais il confie

l’affaire au gouvernement, celui-ci la détermine et la présente devant

l’assemblée, l’assemblée l’examine à son tour et enfin l’affaire pensée revient au

prince.

Le gouvernement a affaire à la contingence du présent vivant. Or, il a

aussi à conserver les institutions, les lois et les organismes qui ont été décidés

jadis mais qui demeurent nécessaires, notamment le pouvoir judiciaire et les

institutions de la Police. La volonté politique s’inscrit dans la longue durée,

l’esprit crée des institutions pérennes dès lors que l’État n’est pas un être

instantané. Le gouvernement est la mémoire conservatrice des institutions, qui

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accomplit en elles sans cesse le Bien vivant. Il est le pouvoir de la réalité, de

l’éphémère et du permanent, le pouvoir de l’action politique dans le temps

créateur. C’est lui qui porte au monde la décision princière en toute circonstance

et qui applique la loi au niveau des affaires particulières.

La société a sa propre constitution, elle est organisée en corps

autoadministrés. Sur ce point, la tâche du gouvernement consiste à y rendre

effectifs à la fois le Bien universel et les lois, afin d’éviter le repli

communautariste ou corporatiste, l’arbitraire aspirant à l’autosuffisance, bref,

elle consiste à reconduire inlassablement la particularité au souci de l’État. Cette

action intègre continûment la société dans l’État. L’universel étatique ne détruit

pas la particularité sociale mais l’institue et contribue à sa conservation éthique.

Ainsi, les divers cercles sociaux vont à l’intérêt général par eux-mêmes et par

l’action gouvernementale qui les y reconduit. Le gouvernement institue pour ces

tâches des mandataires, des fonctionnaires exécutifs, qui sont commis pour

vérifier le caractère éthique de ces microcosmes. Il crée en outre dans les

ministères des autorités administratives permanentes et organisées de manière

collégiale, qui ont pour mission de conseiller et de délibérer au sujet de toutes

ces affaires. Ces cercles procèdent de leur ministre et reviennent vers lui pour le

conseiller, tandis que le ministre est en contact avec le prince. Un ministère est

un tout articulé, en lui se fait un double mouvement, vers le bas et vers le haut,

par lequel les questions et besoins de la société remontent jusqu’au ministre et

au prince, et par lequel les décisions et les actions d’en haut se rendent efficaces

sur le terrain. Par cette chaîne continue de médiations les extrêmes se relient.

N’étant pas une pure atomistique, la société n’est pas un champ de

bataille, mais une arène [Kampfplatz] : en écho de l’agôn grec et de l’insociable

sociabilité (Kant), c’est un lieu de conflictualité originale, qui naît de la libre

particularité, et qui joue d’abord un rôle bénéfique en en faisant une société de

compétition, où chacun est appelé à exceller (§ 289, Rem.). En outre, l’action du

gouvernement a à assumer une autre sorte de conflit [Konflikt] : celui qui oppose

les individus à leurs corps et ces deux intérêts ensemble à l’intérêt de l’État. En

cette collision de droits, le gouvernement doit faire valoir l’intérêt général, par la

négociation, mais en le réconciliant avec le particulier, en intégrant celui-ci dans

celui-là. En voyant l’État faire droit à leurs intérêts légitimes, les individus et les

corps sauront que l’État n’est pas un Autre pour eux, mais bien l’universel

concret qui assure la bonté de la vie humaine. L’esprit de l’État s’enracine dans

celui de la corporation.

La division du travail gouvernemental en ministères pose un problème

d’organisation et de méthode, en chaque ministère et en leurs relations (§ 290).

Du fait de l’abstraction qui règne dans le monde de la particularité, il faut

séparer et spécialiser les tâches (Justice, santé publique, école, Finances, etc.).

Cependant, sur le terrain, là où la vie est concrète, une, il faut que les différents

services publics coopèrent et mènent à bien ensemble l’action de l’État. Il faut

conduire de manière concrète l’action sur le terrain, par une unification des

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efforts, des règles et des opérations. Or, l’action ne se rend concrète qu’en

passant par l’abstraction, qu’en divisant les tâches en divers ministères et

services, et que dans la mesure où elle vainc l’abstraction (mauvaise

collaboration, retards, opacité, etc.). Chaque ministère est un centre de pouvoir

et d’action, en lui les autorités doivent parvenir à une vue synoptique d’une

question, au moyen de l’abstraction. De même, au niveau du gouvernement et

du conseil des ministres, il faut distinguer afin de réunir et de pouvoir agir, la

centralisation et la mise en système des ministères permettant une meilleure

efficacité, comme le montre l’exemple français pour Hegel.

Le fonctionnaire d’État est le gardien et le serviteur de la Chose publique.

Son action est la mise en œuvre obligatoire d’une fonction objective, prescrite

par la loi, qui ne lui appartient pas et qui n’est pas laissé à son arbitraire, et tout

individu cultivé peut y parvenir. Le traitement qu’il reçoit de l’État est la

conséquence de sa charge, il n’est pas un salarié de l’État. Pour assurer la

compétence de ses fonctionnaires, l’État met en place une Ecole adéquate et les

recrute par concours ouverts à tous, en fonction de ses vrais besoins. De son côté

l’individu, en acquérant cette compétence, peut choisir de devenir fonctionnaire.

Officiellement nommé, le fonctionnaire est indépendant de l’arbitraire, il a des

droits et ne peut être démis que pour faute grave, après un procès. Cette

légitimité est capitale et assure aussi l’indépendance des magistrats.

En revanche, la nomination des ministres et hauts fonctionnaires est

directement un acte souverain du prince, parce qu’ils relèvent de lui. Dès lors

que les candidats sont tous semblablement cultivés et expérimentés, le prince

choisit l’un d’eux en fonction de sa personnalité et il le nomme à un poste de

responsabilité, en le mandatant pour la conduite des affaires publiques. Le

prince donne pouvoir à quelqu’un qui aura des comptes à lui rendre, et qui

pourra être révoqué. Ce n’est pas une délégation, la cession d’une partie à un

représentant, mais une mission de confiance déterminée : le pouvoir est

véritablement donné, celui qui le reçoit a autorité pour décider et agir en sa

sphère. En l’autorisant, le prince est l’auteur du pouvoir de cette autorité. La

position de ministre est périlleuse, car il est au cœur des conflits et doit se

maintenir face à tous les autres acteurs. Cependant, le prince confère autorité

mais ne crée pas le poste, qui est objectif (un droit de l’État), constitutionnel,

hors de son libre arbitre, ce qui garantit la liberté d’action des ministres et hauts

fonctionnaires. Et ces derniers ont obligation de remplir leur charge.

Le fonctionnaire peut abuser du pouvoir par arbitraire personnel, ou dans

une défense d’intérêts corporatistes, renversant en instrument à son service ce

qui devait être son service de l’État. Contre cet abus et pour sauver l’État et les

citoyens, il faut d’abord des garanties objectives, institutionnelles. La première

est interne : du fait de l’organisation hiérarchique du pouvoir et du principe de

responsabilité des agents, on peut effectuer des contrôles d’en haut. La

deuxième est externe : l’indépendance des corps constitués et des communes

face à l’administration fait obstacle à l’éventuel abus. Le pouvoir du

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fonctionnaire est limité, déterminé par la loi et se trouve face à des organismes

légitimes, ce qui réfrène (mais n’abolit pas) la possibilité d’arbitraire. La

troisième vient du contrôle exercé par les administrés, en ceci que chacun veille

au respect du droit et peut déposer plainte pour abus. Il faut encore des garanties

subjectives, dont la principale est l’éthique des fonctionnaires (et des citoyens),

qui assure leur droiture et leur douceur, contrebalançant la sécheresse des

sciences administratives et le caractère routinier du service. La taille de l’État

joue aussi un rôle important : dans de petits États, les rapports restent trop

familiaux et restreints, ce qui favorise le népotisme et le clientélisme ; dans de

grands États, la dispersion atténue les ressentiments et les fonctionnaires

peuvent avoir plus de hauteur de vue.

Cultivés, les fonctionnaires d’État font partie de l’élite intellectuelle d’un

peuple, mais ils peuvent renverser cette position médiatrice (au service de

l’intelligence et de sa liberté) en la transformant, du fait de leurs connaissances

des institutions et des choses, en celle d’une aristocratie d’État close, jouissant

d’une vie raffinée, mais en confisquant les institutions et en opprimant la

population. Le remède de ce mal politique vient d’abord, comme pour le

précédent, de la constitution et de la vitalité des corps intermédiaires.

c) Le pouvoir législatif

Distinct du précédent, c’est le pouvoir de la pensée, par la parole publique

exercée au parlement. Il pense l’universel, les lois et les grandes affaires

étatiques, comme conseil universel qui délibère et vote, qui décide de ces

questions, mais qui n’a pas à les rendre effectives. En lui, le peuple participe à la

vie politique, par la médiation de la représentation. Ce pouvoir porte sur les lois

civiles et politiques. Nomothète, il donne ses lois à la société et à l’État. En

donnant forme de loi par la pensée aux principes rationnels du Droit abstrait, il

établit le droit positif. L’État se donnant à lui-même sa loi, il est autonome et

rationnel pour autant que ces lois sont conformes aux principes. Le législatif est

le pouvoir de la recherche, de la délibération et de la décision au sujet des lois,

toutes choses qui sont publiques et intéressent tout le monde.

L’État n’est jamais en situation de pur vide juridique, il y a toujours des

lois qui sont là, en vigueur et vivaces. Le législatif n’a pas à faire des lois dans le

vide, mais en tenant compte de celles qui existent dans des codes. Son action est

une création continuée du corps des lois, qui, à partir des principes et quand

c’est nécessaire, modifie, supprime et ajoute des éléments nouveaux à un corpus

existant, en conservant l’essentiel. Il faut perfectionner, harmoniser le neuf avec

l’ancien, et que le tout soit clair et distinct. Le second objet du législatif, ce sont

les affaires intérieures universelles de l’État qu’il faut réexaminer et déterminer

régulièrement, comme le Budget ou les impôts, présentés par le gouvernement

au parlement.

Comme droit de l’État, le législatif relève de la Constitution, il est institué

et ne délibère pas à son sujet. La Constitution demeure, absolue et inviolable.

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Cependant, le travail législatif en changeant les lois modifie insensiblement des

éléments fondamentaux de la constitution et finit par lui donner un nouveau

sens. Mais c’est là sa vie : esprit des lois, elle devient autre, elle se développe en

son identité processuelle, en ne cessant de constituer la vie d’un peuple en son

histoire. C’est cet esprit un qui confère leur unité aux lois.

Dans sa relation aux individus, le législatif a deux objets. D’une part, il

détermine ce que l’État mène à Bien pour eux et dont il leur procure la

jouissance : il établit les lois du droit privé qui sont nécessaires pour jouir d’une

vie privée bonne, les droits des communes et des corps constitués (qui fondent

l’éthique de leur existence sociale), et ceux des organismes d’utilité publique.

D’autre part, il détermine ce que l’État a le droit de demander aux individus, les

prestations qu’ils ont à fournir à l’État. Hormis les devoirs militaires, ces

prestations ne sont pas en nature, en services directs comme dans l’antiquité ou

chez Rousseau, mais en argent : par l’impôt universel et proportionnel, qui est

une grande source de la richesse étatique. Dans le monde de la particularité

libérée, il est rationnel de laisser chacun gagner de l’argent et de prélever ensuite

une part de ses revenus. L’argent égalise tout, réduit tout à la valeur et permet de

calculer de manière juste la mesure et l’assiette de l’impôt. En produisant sa

richesse, chacun produit celle de l’État, par la médiation de son libre choix.

Le législatif est un processus qui enchaîne trois moments, dans la relation

avec les autres pouvoirs. Le législatif, c’est l’État tout entier (non un pouvoir

isolé ; ni le suprême - Locke) en tant qu’il légifère dans un mouvement

circulaire. Le premier moment est le monarchique : le prince qui commence en

voulant une loi, et qui la promulgue in fine par sa signature. Le deuxième est le

gouvernement comme pouvoir de conseil et de délibération : du fait qu’il a une

connaissance précise des affaires particulières, des besoins et des principes qui

structurent ce monde et une vue synoptique de la situation, le prince confie au

ministre compétent l’élaboration d’un projet de loi. Ce ministre ira devant

l’assemblée défendre son projet. Le troisième, ce sont les états politiques qui

siègent de droit au parlement et dont l’office est d’examiner, d’amender et de

voter les lois et les affaires, leur donnant par cette décision leur ultime

détermination. En eux, c’est le grand nombre qui participe au législatif. Il s’agit

en fait des états sociaux, qui deviennent ici des états politiques, par leur

représentation politique et leur distinction en deux Chambres.

Il est rationnel que le peuple ne reste pas en dehors du politique, en dehors

des débats qui portent sur ses grandes affaires, donc qu’il intervienne au sein du

législatif, qu’il mène une vie universelle en pensant, voulant et produisant l’État.

Or, il n’y est pas présent comme multitude inarticulée, mais dans la mesure où il

est déjà organisé en états sociaux constitués en corps reconnus. Eu égard au

peuple, la destination de l’institution des états politiques est que se forme une

conscience publique (§ 301) par la connaissance des affaires étatiques, afin que

les individus puissent faire valoir leurs vues (avec leurs craintes et leurs

exigences) et s’élever au point de vue de l’État. Les états politiques exercent une

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double médiation (entre la société et l’État, et dans le législatif), parce qu’ils

connaissent et mettent en relation les deux sphères de la société et du politique :

par leur double position, ils ont aussi bien le sens de leurs intérêts particuliers

que le sens de l’État. Ils examinent les intérêts et les besoins de la société en

portant devant le gouvernement et le prince les vues et les questions de la

société, et en même temps, ils examinent les projets du gouvernement, en ayant

à discerner ce qui est rationnel. Leur rôle de médiation est capital dans le

syllogisme politique (en commun avec le gouvernement). Sans eux, il y aurait

des extrêmes face à face, sans médiation : le prince serait seul face au peuple,

apparaissant comme domination ou arbitraire ; les individus, les corps et les

communes seraient isolés et séparés, sans lien au politique ; enfin, le peuple

inarticulé pourrait en venir à se dissoudre en masses inorganisées et en individus

isolés face au politique, exclus d’un État qui serait pour eux une puissance

ennemie, et par conséquent capables d’exercer une violence de masse à son

encontre (§ 302). Laisser venir au jour un vouloir inorganique est un grand

danger. Le caractère éthique de la vie humaine a besoin de l’institution et de

l’organisation. Comme élément social converti dans le politique, les états

politiques enchaînent l’un avec l’autre l’universel et le particulier, donc les

réconcilient.

En fait, des trois états sociaux, seuls les deux premiers qui forment l’état

privé (l’agricole et l’industrieux) sont institués comme états politiques pour le

parlement. L’état universel (fonctionnariat) est par essence destiné au service de

l’État, mais eux ont à convertir leur savoir et leur vouloir et à l’élever au point

de vue étatique. Ce monde du privé, loin de s’enfermer dans son intérêt

particulier, gagne une destination supérieure, une signification et une efficience

politiques : l’État est le but et le produit de son agir. Parce qu’il est déjà organisé

en ses corps (et non une atomistique ou des masses) et qu’il transfigure la

particularité sociale dans l’universel politique, en les nouant, il devient membre

du législatif conformément à son organisation, et parce qu’il est différencié en

deux mondes éthiques distincts, il faut qu’existe deux Chambres.

Si les deux états politiques exercent ensemble la même médiation, il faut

pourtant que, structurellement, l’un des deux soit celui qui fait office de

médiateur entre le prince (et le gouvernement) et le grand nombre. Ce sera celui

qui, étant semblable au prince tout en étant distinct de lui, est par essence porté à

l’accord avec lui et le gouvernement. Cet état formera la Chambre haute, qui

sera distincte et séparée de l’autre, la Chambre des députés5.

La Chambre haute est par destination conservatoire du Bien vivant

permanent, et du caractère éthique de la vie humaine. Ses membres, issus du

premier état social, forment comme une noblesse héréditaire, mais assignée au

service du législatif et sans privilèges. Son éthique est celle de la famille et de la

5 Hegel est proche ici du modèle anglais (Chambre des Lords et Chambre des communes),

mais à ses yeux c’est là un réquisit rationnel.

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19

propriété foncière stable, de l’autarcie de la personnalité et de l’indépendance du

patrimoine à l’égard des contingences économiques.

La Chambre des députés est par destination attentive au mouvement, à la

nouveauté et à la contingence de la vie moderne. Ses membres, issus du second

état social, appartiennent à ce monde dont l’éthique est celle de l’individualité et

de la particularité, de la propriété et de l’entreprise, de la richesse (mobile) et du

travail. La multitude ne peut y siéger, non pour des raisons de place, mais parce

qu’elle est inarticulée et immédiate, et destinée à la particularité. Il faut donc

instituer la députation qui est une représentation. Celle-ci est nécessaire en tant

que médiation et se fait au suffrage universel, mais, pour Hegel, par corps et non

de manière atomistique, pour être l’expression de la constitution réelle de la

société civile. Chaque corps élit ses représentants, les connaît et participe ainsi à

la vie législative. Cela permet l’introduction rationnelle du principe

démocratique.

Un mandataire commis ou transmettant des instructions agit à la place et

pour le compte d’un autre. En revanche, le député est un représentant en lequel

un grand intérêt ou une sphère de la société est présent, et son mandat est libre.

Il n’est pas à la place d’un autre, mais il présente à l’assemblée l’intérêt de la

société pour l’unir avec celui de l’État. L’acte de représenter [das

Repräsentieren] consiste à rendre présent (§ 311, Rem.). En outre, le

représentant ne fait pas valoir un intérêt particulier (l’assemblée serait alors un

chaos ou une cacophonie), mais celui de l’État, c’est-à-dire qu’il a à élever tout

le particulier à l’universel ou à trouver un universel qui contienne et sauve ce qui

est rationnel dans la particularité. Le député doit être un homme familier de la

vie sociale et de son cercle particulier (soucis, besoins, obstacles, etc.) et de la

vie de l’État. C’est parce qu’il a cette qualité qu’il peut prétendre à l’élection et

recevoir la confiance des siens. L’argent n’intervient pas ici et joue déjà son rôle

dans la vie sociale6. Chaque candidat a fait montre de son sens de l’État et de sa

compétence dans la conduite des affaires de son corps et de l’État, de sorte que

l’élection ne met en compétition que peu de candidats et se réduit à un choix de

personne.

L’assemblée législative a sa légitimité et son temps propre (ses cessions),

selon la constitution, comme pouvoir permanent. Elle a pour sens d’offrir un

lieu et un temps institués de la parole et de la discussion publiques au sujet de

l’État. Elle est vivante pour autant que ses membres y délibèrent dans la

recherche commune du Bien universel et cherchent à se convaincre par une

instruction mutuelle en vue de la décision conclusive, ce qui comprend des

débats contradictoires qui peuvent être vifs, mais sans violence.

S’il n’existait qu’une seule Chambre, sa décision serait immédiate et il y

aurait un risque d’instabilité politique, car l’opposition de sa part à un projet

gouvernemental mènerait à une crise : le prince dissoudrait l’assemblée ou le

6 Hegel est hostile au suffrage censitaire.

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gouvernement présenterait sa démission. En revanche, le bicamérisme est

rationnel, comme médiation : il installe l’opposition, voire le conflit

[Widerstreit] (§ 302, Rem.), entre les deux Chambres et leur demande de

parvenir à un accord7. L’État hégélien n’est pas une paisible puissance qui

transcende une société conflictuelle, mais une organisation qui fait que le conflit

se règle dans le cadre de la reconnaissance et reçoit une solution par la

discussion, où l’assemblée joue le premier rôle, démocratique. En leur autorité

assurée, les Chambres coopèrent avec le gouvernement et ne lui sont pas

opposées par nature. Elles ont à examiner, délibérer et amender, et enfin voter.

Du fait des deux Chambres, le projet est examiné deux fois, ce qui donne plus de

maturité à la décision. Si deux Chambres aussi distinctes s’accordent pour

confirmer un projet, l’affaire aura autorité. Mais si elles s’accordent pour le

rejeter, il est probable que ce rejet sera raisonnable, et le projet devra être

abandonné ou repensé. Cette opposition féconde appartient au jeu légitime de

l’assemblée.

La publicité des débats parlementaires offre aux hommes politiques un

théâtre (§ 315) où ils chercheront à exceller, et permet la formation de l’opinion

publique. À l’arène sociale répond la théâtralisation agonale de la vie politique,

qui permet une résolution des conflits, en tant que scène sur laquelle se joue le

drame de la liberté de l’État. L’opinion publique joue un grand rôle dans l’État,

mais comme moment social non institué de la vie politique (vox populi). Elle est

un mixte. On trouve en elle des principes vrais, mais mêlés d’erreur, de

préjugés. Il faut la prendre en compte, dans la mesure où elle exprime des

questions ou des angoisses pertinentes (on ne peut tromper un peuple sur sa

situation réelle), et en même temps il faut savoir la mépriser en ce qu’elle a de

borné ou de faux, d’exutoire, afin d’oser faire quelque chose de meilleur.

Un point essentiel est la liberté de la communication publique, selon la

loi, c’est-à-dire la liberté d’opinion et d’expression, la liberté de la presse et des

discours publics, et, à notre époque, des divers medias. L’oral l’emporte en

vivacité, mais la presse, du fait de l’écriture, permet une distance et un meilleur

jugement, ainsi qu’une première mémoire de l’événement.

II. La souveraineté à l’égard de l’extérieur

L’État s’est différencié intérieurement en se constituant dans sa relation à

soi, il a donné consistance à ses éléments et il est souverain du fait que toutes ses

sphères sont idéelles, fluides, en lui. Maintenant, en se tournant vers les autres

États, il se différencie et s’organise intérieurement par rapport à eux, notamment

par la création d’un pouvoir militaire, et il se différencie d’eux. Il se pose

comme un individu qui existe pour lui-même, qui est à soi-même son but et qui,

7 En situation normale (hors révolution), le conflit ne porte pas sur la Constitution même, mais

sur un projet.

Page 21: Troisième section

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loin d’inclure l’Autre dans soi, l’exclut de soi, le pose comme Autre et étranger,

avec lequel il est en rapport d’extériorité. Dans ce rapport à l’Autre chacun se

pose comme celui qui existe pour soi et se saisit comme un Un exclusif, comme

un Soi simple. Libre par rapport à soi, il lui faut être libre par rapport aux autres,

maître de sa destinée mondaine. Or, dans ce rapport d’altérité réciproque, l’État

se saisit comme une totalité exposée à la mort par la possibilité de la guerre et

capable de mettre sa vie en jeu pour sauver sa liberté spirituelle. Dans sa relation

négative à soi et son angoisse devant la mort, il se saisit comme un esprit libre,

au-delà de toute naturalité. Mais par là tout ce qui est ferme en l’État est

déstabilisé et posé comme idéel, non autosuffisant, d’une nouvelle façon :

comme quelque chose qui peut disparaître et qui est suspendu à sa libre

existence. Il se révèle ainsi pour les siens comme leur but absolu, comme

puissance qui sauve leur existence paisible habituelle, et c’est donc par eux-

mêmes qu’ils s’intéressent à cet État en lequel ils reconnaissent leur propre

esprit et qu’ils consentent à exposer leur vie pour sauver leur liberté.

Face à l’Autre, c’est dans son souverain qui récapitule toute son existence

qu’il est un et un individu singulier. Il est un sujet dans la subjectivité de son

prince. La souveraineté vers l’extérieur se joue éminemment dans la personne du

souverain, parce qu’il incarne l’État pour les autres et parce que c’est la sagacité

de ses décisions qui assure son salut temporel. Le prince est de manière légitime

le chef des armées, celui qui traite avec les États étrangers, nomme les

ambassadeurs et conduit l’action internationale de l’État en déclarant la guerre et

en faisant la paix.

L’altérité étant réciproque, chacun est un Autre pour un Autre et se pose

comme un Soi devant l’Autre. Un État a une individualité en tant qu’il affirme

son autosuffisance face à un Autre qu’il pose comme étranger en l’excluant de

soi. Il est pour soi dès lors qu’il est réellement autarcique, qu’il forme une

communauté permanente, et veux exister dans la durée. La liberté première d’un

peuple est donc l’autarcie [Selbständigkeit], l’être par soi dans l’autosuffisance

politique, qui fait son honneur8. Et c’est dans l’histoire son acte de naissance.

Cette liberté originaire est le principe de son indépendance et de son

autodétermination.

Dans l’expérience, c’est le hasard de la rencontre qui fournit un Autre,

mais du point de vue conceptuel la relation de volonté à volonté est quelque

chose d’essentiel, le sol de l’existence spirituelle. L’être-pour-soi a pour moment

nécessaire l’être-pour-un-autre. Par conséquent, l’altérité et la négativité, donc

l’idéalité de tout ce qui est fini et du tout lui-même, sont l’épreuve nécessaire et

suprême du drame de la liberté. C’est dans l’épreuve de l’altérité qu’un État

s’éprouve comme liberté souveraine, autosuffisante, et qu’il est su et reconnu

par les siens en tant que puissance éthique absolue. Dans cette collision de

8 C’est pourquoi une confédération est sans doute une forme plus convenable qu’une

fédération pour un ensemble de peuples libres.

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droits, le droit de l’État est le suprême : devant lui s’effacent ou sont suspendus

tous les cercles habituels de la vie (qui risquent toujours de s’ossifier), devant

lui, dans le danger de mort, tout ce qui était ordinairement légitime est reconnu

dans sa fragilité et sa néantité. Non que cette vie ne soit rien (vanité), mais en ce

sens que le danger fait savoir à tous que cette vie finie n’est rien par soi, n’est

rien que par la liberté de l’État.

En tant que citoyen, l’individu est une personne substantielle, un membre

actif de la substance éthique, et son existence sociale habituelle est un moment

(une dimension) légitime de sa vie. Or, du point de vue de la souveraineté

extérieure, ce moment est posé dans sa vérité : comme quelque chose qui n’est

stable, consistant et persistant que grâce à l’État. En outre, en exposant à la mort,

la guerre exige le sacrifice suprême, celui de sa vie et de ses biens, et elle

manifeste par là que ce moment peut disparaître. Dans cette pensée, l’individu

s’élève à sa personnalité politique véritable, s’unit à l’État et, le cas échéant,

consent à perdre sa vie pour produire sa liberté. C’est donc un devoir politique

que d’accomplir le service militaire de l’État, que de consentir au sacrifice pour

la liberté. Le devoir substantiel de l’individu est de conserver l’indépendance de

l’État, sa souveraineté vis-à-vis des autres, ce qu’il fait en reconnaissant la

primauté du tout : en mettant en danger sa vie au combat pour son salut. C’est là

« le moment éthique de la guerre » (§ 324, Rem.). Par cette pensée Hegel n’est

pas belliciste, mais d’une part il comprend le caractère inévitable de la

possibilité de la guerre, du fait de la légitime altérité des États, d’autre part il

comprend la signification de cette altérité et de la guerre eu égard à l’esprit de

l’État. Il ne justifie pas là telle ou telle guerre, mais montre que sa possibilité

déjà joue un rôle positif dans la liberté intérieure d’un peuple (Montesquieu). Il

y a un moment éthique dans cette affaire en ceci que, du fait de cette possibilité,

l’individu veut l’État et en fait son but absolu, sait et sent qu’il habite un État,

que ses institutions lui donnent son séjour (èthos) heureux complet, individuel,

familial, social et politique.

Pour affirmer sa souveraineté au dehors, l’État institue une armée de

métier permanente qui relève du troisième état social (l’universel), qui lui donne

une puissance militaire, et qui se tient sous l’autorité de son ministre et du prince

souverain. Dans l’État rationnel, le pouvoir militaire est subordonné et

n’intervient pas dans les affaires politiques, à la différence de son rôle dans

l’Empire romain. Il n’est ni le pouvoir suprême, ni un des trois pouvoirs, mais

un moment dans le gouvernement. C’est cette armée qui intervient en cas de

différend borné, où l’Autre est un juste ennemi et un État. Mais, en cas de guerre

totale, de lutte à mort, parce qu’il est tout entier menacé de destruction, l’État

appelle tous les siens à remplir leur devoir militaire.

La vertu du soldat est la bravoure, qui est spirituelle : c’est la capacité de

surmonter la peur de la mort, de mettre en danger sa vie pour la liberté, et par là

de s’éprouver comme un pur moi délié de la vie. Le courage procède de

l’indifférence par rapport à soi, d’une désappropriation de soi. L’abnégation de

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celui qui donne sa vie est l’acte d’une volonté libre qui veut la volonté libre

objective. Ces hommes font de l’État leur œuvre universelle dans l’héroïsme

anonyme d’un corps d’armée, où l’arme à feu, invention caractéristique du

monde moderne, met tout le monde à égalité devant la mort. L’ennemi étant un

État, le combat se livre sans haine personnelle, et la cruauté est interdite. La fin

de la guerre est l’institution de la paix.

B. Le droit étatique extérieur

L’État est souverain au dedans et au dehors. Il reste à le considérer d’un

nouveau point de vue et à déduire ce point : il est Un parmi des semblables et

tous forment ensemble un système mondial des États, qui est une totalité finie. Il

s’agit maintenant de penser cette multiplicité et les principes qui organisent ces

rapports, i.e. le drame des rapports politiques de liberté.

Par la pensée et dans l’épreuve de leurs difficiles rapports, les États

établissent des lois pour les régler (Platon), mais c’est bien la raison qui montre

la légitimité de l’existence d’un droit international public, universel, nommé ici

droit des gens. Un droit étant une forme nécessaire de la liberté, il faut un droit

pour donner une forme rationnelle aux rapports entre les États, qui sont des

rapports extérieurs de liberté à liberté, et ne peuvent se réduire à des rapports de

force. Cependant, ces États sont autosuffisants et en relation d’altérité, ils sont

mutuellement étrangers et veillent à garder leur indépendance. Ce droit est vrai

mais il vient alors au jour sous la forme indépassable du devoir-être. Son

effectivité sera affectée du fait qu’il sera en vigueur à proportion du bon vouloir

de chacun. Il doit être, c’est une exigence de la raison politique, de la vie éthique

(et non plus de la morale), mais son effectivité restera vulnérable, du fait de la

nécessaire pluralité des États et de l’impossibilité d’instaurer une vraie autorité

universelle et suprême pour le faire valoir.

La complétude de la liberté demande que l’État qui est autarcique en sa

souveraineté, à ses propres yeux, soit tel aux yeux des autres. N’étant pas

l’unique mais existant de manière souveraine avec les autres, il lui faut exister

pour les autres tel qu’il existe pour lui-même, sur un pied d’égalité avec eux : en

étant un État qui est considéré comme autonome par les autres et qui considère

les autres comme autonomes. Bref, existant pour l’Autre en même temps que

pour soi, il lui faut être reconnu. Il s’agit là de la reconnaissance politique

internationale, par laquelle un État existe de manière légitime sur la scène

mondiale de la liberté, ce qui est ici son premier droit. Un État n’est pas comme

un gaz qui occupe tout l’espace disponible (selon la loi du plus fort -

Thucydide), mais un esprit qui revient à soi et existe avec les autres. L’élément

au sein duquel vivent les États souverains est celui de la reconnaissance

universelle. Cependant, il faut être un véritable État pour pouvoir monter sur

cette scène et y être reconnu. Un agrégat ne saurait l’être et une entité

quelconque ne saurait se passer de reconnaissance et autoproclamer qu’elle est

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un État. On ne peut extorquer la reconnaissance, qui est un acte libre et

souverain. Elle n’est véritable que lorsqu’elle s’accomplit entre des États, et des

États qui sont identiques en ceci qu’ils ont une constitution rationnelle. La vérité

de la reconnaissance demande qu’il existe plusieurs États formant système dans

lesquels la liberté est effective. En outre, dans la mesure où la légitimité est une

affaire de relation et où les États ne peuvent être indifférents les uns aux autres,

Hegel reconnaît un droit borné d’ingérence, à savoir le droit d’intervenir pour

favoriser une meilleure constitution chez un Autre.

Pour régler leurs échanges en veillant à leurs intérêts, les États passent des

contrats variés entre eux, tout en restant autosuffisants pour l’essentiel. Ensuite,

pour régler leurs rapports politiques, ils signent des traités d’alliances.

Souverains, ils ont le droit de conclure des traités. Un traité établit de manière

objective une communauté d’intérêt, il lie et engage l’avenir, rendant en partie

prévisible ce que fera l’Autre. Il fixe les obligations mutuelles et permet l’action

avec les autres. C’est pourquoi le droit des gens a pour principe que les traités

doivent être observés.

Cependant, les États se trouvent dans une étrange situation. Il ne peut

exister au-dessus d’eux aucune puissance éthique universelle, aucun super-État

ou vrai tribunal pour instituer leurs rapports, les forcer à respecter leur

engagement et arbitrer de manière juste leurs différends. Un unique État mondial

mettrait en péril la liberté universelle. La pluralité des États est nécessaire. Les

États sont des individus indépendants en rapports immédiats, et dans cette

mesure ils sont dans un état de nature. Cependant ce n’est pas là un état de

guerre de tous contre tous (Hobbes), mais un état de nature original : ce sont des

États constitutionnels, ils se reconnaissent et leurs rapports reposent sur le droit

des gens et les traités. Or, chaque État étant souverain, il peut rompre ou violer

un traité, et le principe du respect en reste alors au devoir-être. Un traité doit être

respecté mais ne le sera que dans la mesure où il correspondra à un projet

politique. De la sorte, la situation des États consiste en une alternance de respect

et de violation plus ou moins grave des traités. C’est une situation instable, où

les crises abondent, mais toute violation ne débouchera pas sur une guerre. C’est

donc une situation générale de paix marquée par des crises et des guerres, une

situation où la guerre reste toujours possible, mais où la paix est la norme.

En cas de crise grave, les États nommeront des médiateurs et chercheront

une issue par la négociation, pourvu que les parties l’acceptent. Mais, si ces

volontés souveraines ne trouvent pas un accord et se trouvent dans un vrai

conflit [Streit], alors il ne reste que la guerre pour décider de l’affaire en

départageant les belligérants. La guerre est un rapport de force immédiat où

chacun cherche à vaincre l’autre, elle est juste dans la mesure où elle vise une

paix juste selon le droit. Il existe un jus ad bellum, un droit de recourir à la

guerre pour sauver la liberté. Or, l’État étant un être spirituel, et non une masse

physique, le fait de la violation ne suffit pas pour susciter mécaniquement des

représailles. Un État peut au contraire prendre les devants, anticiper, et il doit

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juger le fait en supputant l’intention de l’adversaire, en appréciant sa propre

situation, le danger, etc., toutes choses indéterminées et laissées à la sagacité des

autorités. Le possible et la représentation appartiennent à la situation et entrent

dans le drame de l’action.

Dans une relation aux autres où chacun veut d’abord sauver son autarcie,

chaque État, de manière légitime, prend soin de soi : chacun est une volonté

particulière face à d’autres, s’intéresse à sa particularité et trouve sa satisfaction

dans son action pour soi. Fini, chacun a un intérêt particulier, a souci de son

bonheur conforme au droit, souci des siens, et aucun n’est une providence

universelle. Le salut du peuple (Aristote, Hobbes, Locke) est alors le principe

essentiel de son comportement à l’égard des autres, c’est son droit, mais comme

droit d’un État rationnel, comme souci de la liberté concrète, complète. Chaque

État est une sagesse particulière (§ 337) qui, dans sa relation aux autres, a à

trouver sa satisfaction. C’est une sagesse de ce monde qui agit en fonction de ce

qu’elle sait, et qui peut errer.

La guerre est une situation réciproque d’absence de droit [Rechtlosigkeit] :

le droit est nié du fait que les rapports se jouent dans la violence, que l’on peut

donner la mort et qu’il s’agit de contraindre l’Autre (§ 338). C’est une situation

dans laquelle tout est exposé à la contingence et peut périr. Cependant, hormis la

guerre d’extermination, dans une guerre juste et bornée le droit est suspendu

mais certains droits persistent, et il faut un jus in bello, un droit dans la guerre.

Ces États ne cessent de se reconnaître comme des esprits libres, ce qui maintient

dans la guerre même un lien éthique, avec des règles, et leur fait mener une

guerre limitée qui vise la conservation de l’Autre. La guerre n’est pas une fin

mais un moyen, quelque chose dont chacun sait qu’elle est une situation

contradictoire, donc transitoire, quelque chose qui doit passer et qu’elle doit être

faite en vue de la paix, paix qui est le but véritable de la relation. Le droit de la

paix est essentiel, il faut en sauver la possibilité, ce qui veut dire que l’on fait la

guerre comme des ennemis destinés à la réconciliation. Cela interdit tout acte de

barbarie et demande le respect des ambassadeurs, des populations civiles, de

faire des prisonniers (au lieu de tuer les vaincus – vae victis), etc. Dans ces

guerres, les coutumes éthiques doivent perdurer, et ce sont elles qui déterminent

l’attitude à l’égard de l’étranger et lient les hommes en temps de paix.

C. L’histoire du monde

L’exposition de l’Idée de l’État s’achève par le concret, par son

inscription dans l’histoire et la monstration de l’histoire des formes d’États,

jusqu’à l’État rationnel présenté dans ce livre. Le livre de Hegel s’achève par la

déduction de son propre contenu. Le système des États est temporel, la

succession des formes étatiques constitue la trame de l’histoire. C’est là la

dernière scène du drame et son dénouement, pour autant que l’énigme de l’État

et de l’histoire est résolue : l’accomplissement de la liberté spirituelle.

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Les rapports entre États particuliers mettent en jeu leur existence même en

révélant leur contingence. La contingence de la nature est redoublée par celle

qui vient de l’homme, qui en fait le jeu mouvementé, souvent tragique, de

l’affrontement des vertus et des vices (Macbeth), de la grandeur et de la

violence, de l’élévation et de la chute des États. Un État qui est un tout

autosuffisant pour lui-même apparaît maintenant sous un nouveau jour : il est

mortel, il n’est pas l’esprit lui-même dans son infinité mais un esprit fini, un

monde déterminé au sein du grand monde. Ce qui existe sous la forme du monde

pour des hommes est, du point de vue de l’histoire mondiale, un monde

particulier mortel. La manifestation de sa finité est un mouvement dialectique :

l’État s’effondre en retournant dans son fondement et en le posant comme tel,

fondement qui est l’esprit universel, l’esprit du monde. L’État, posé comme

autosuffisant, se révèle fini, idéel, n’existant que grâce à l’esprit qui le crée dans

le temps. Ce mouvement conceptuel est un retour à ce qui est absolument

Premier et la vérité de tout le processus : l’esprit. En se révélant dans ses œuvres

finies, l’esprit se révèle en son infinité et revient à soi. Le droit suprême, dans la

sphère de l’esprit objectif, est alors le droit de l’esprit universel. C’est le droit de

se produire en produisant les siens et en étant soi-même chez eux.

L’historien contemple le spectacle de l’entrée en scène et de la chute des

États, il y voit un jeu qui peut sembler dépourvu de signification. Or, pour

Hegel, ce jeu a un sens : l’histoire des rapports entre États est à penser comme

une histoire dramatique, une action par laquelle l’esprit se rend effectif dans la

contingence même. On a vu que l’État est l’objectivation de soi de l’esprit dans

une œuvre universelle, il faut maintenant penser ce mouvement du point de vue

de la temporalité historique. Un État est une œuvre temporelle de l’esprit. Ce qui

en fait une histoire, c’est le fait que l’esprit a à venir à soi, a à se connaître soi-

même, et qu’il ne le peut que dans le cours lent et périlleux d’un long

cheminement irréversible. Un peu comme un artiste progresse en s’exprimant

dans la recherche de son œuvre, l’esprit progresse dans un mouvement qui est

son histoire, celle de sa manifestation de soi à soi-même. Si pour Hegel le

moindre arbre a son histoire, l’État spirituel se crée son propre temps en se

déployant. Ce qui fait que cette histoire a un sens, et que l’énigme est résolue,

c’est le fait que dans ce processus l’esprit découvre sa propre rationalité, met au

jour successivement diverses formes d’États, de grandes civilisations, comme

autant de degrés de son développement. Cependant l’esprit accomplit sa

nécessaire venue à soi dans la contingence de la nature et des hommes, de sorte

que la raison se réalise dans la déraison. Ce qui est nécessaire, c’est cette

manifestation, mais elle se fait de manière contingente et imprévisible pour

nous, selon des acteurs, des temps et des lieux singuliers. Ce jeu est sans fin

mais non pas sans finalité : sans fin en ceci que ce jeu se continuera toujours,

mais de sorte qu’en lui le but de l’esprit s’accomplit. Il n’y a pas de fin de

l’histoire, mais un sens de l’histoire : le but immanent s’accomplit continûment

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dans son cours, la liberté se réalise dans le monde, en ses imperfections mêmes

ou ses abîmes, en ses tragédies et ses comédies.

L’histoire du monde est le tribunal du monde (Schiller), mais c’est un

tribunal original, le tribunal de l’esprit. L’esprit crée des États, les laisse aller et

jouir de l’existence en vertu du principe particulier qui fait leur destinée, et il les

juge en manifestant le sens de leur être et de leur action, et en manifestant par là

sa puissance éthique. C’est l’esprit, non un État particulier (ou « l’Histoire »),

qui juge le monde. L’histoire n’est pas l’œuvre d’une puissance aveugle, d’une

nécessité impersonnelle et irrésistible, elle n’est pas un destin auquel les

hommes ne peuvent que se soumettre (amor fati). Si l’esprit chez Hegel est une

puissance, il l’est comme puissance éthique suprême, comme puissance

rationnelle de mener à bien la liberté, et l’histoire est son œuvre. L’histoire est

une affaire de puissance, mais de puissance spirituelle surabondante.

La destination de l’esprit est de se connaître soi-même (Socrate) en soi-

même et en toute chose. Son histoire est ainsi son exégèse [Auslegung] de soi, sa

pensée de soi, par laquelle il se rend effectif (§ 342). Le sens suprême de

l’histoire politique consiste en ceci que l’esprit explore ses propres profondeurs,

dévoile à soi-même sa raison et par là s’efforce de créer des formes d’État

davantage rationnelles. L’histoire de l’esprit est celle du développement

nécessaire des degrés de sa raison de sorte qu’à chaque degré de sa rationalité

correspond un degré de la liberté politique. L’esprit ne se déploie pas d’un coup,

mais par degrés qui sont des étapes, et c’est ce mouvement qui fait le sens de

l’histoire. Par conséquent, l’esprit ne subit pas une puissance étrangère mais

accomplit par soi son propre développement : l’histoire de l’esprit est son acte (§

343). Ce processus est celui de sa sortie de son indétermination initiale jusqu’à

sa détermination de soi par soi, ou celui de l’effectuation progressive du concept

de la liberté, jusqu’à l’Idée.

La philosophie est l’exégèse de soi de l’esprit dans son propre élément, la

pensée, mais l’histoire est son commentaire de soi-même dans l’élément de la

contingence et de l’événementialité. Le philosophe sait que ce déploiement est

nécessaire, mais aussi qu’il se fait dans la contingence de l’événement et des

acteurs, dans l’immense sacrifice de l’esprit. De ce point de vue chaque grande

forme d’État est un degré et une étape du déploiement historique de l’esprit. En

se connaissant, l’esprit s’objective dans une forme politique, mais il se reprend

en son infinité et se dessaisit de cette forme finie, passant alors à une nouvelle

forme qui intègre ce qu’il a été, qui intériorise son passé pour se donner un

avenir.

Chaque peuple se déploie selon son principe particulier (qui est une

particularisation de l’esprit) et selon l’interprétation qu’il en fait, ce qui lui

donne sa constitution et sa manière d’être et d’agir. L’affaire de ses membres est

d’accomplir ce principe en toute son ampleur. Ils le savent et le veulent, c’est ce

qui fait à leurs yeux la bonté de leurs lois et de leurs mœurs, le sens de leur vie.

Cependant, ils ignorent que l’esprit prépare en eux et par eux quelque chose de

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neuf, et c’est de ce côté là seulement qu’ils sont des instruments inconscients :

ils connaissent le principe de leur monde, mais ne savent pas la signification de

ce principe pour le degré suivant de la liberté politique, qu’ils ignorent. Telle est

la ruse de la raison : laisser agir un Autre en accomplissant par lui son propre

but.

En réalité, les acteurs sont nombreux sur la scène, mais seuls quelques-

uns sont ce que Hegel nomme des peuples historico-mondiaux. La plupart se

contentent de vivre en leur particularité, d’accompagner ou de subir le

mouvement, mais sans jouer un rôle de premier plan. À ce niveau, il y a quelque

chose de répétitif dans une histoire sans fin (nihil novi sub sole) et dont la justice

reste imparfaite, laissant maint crime impuni, une histoire où les contraires se

heurtent et se mélangent : violence et vertu, folie et gloire, bonheur et malheur,

victoire et chute soudaine des peuples et des individus. Cependant, l’histoire du

monde proprement dite fait voir du neuf : elle n’est pas une perpétuelle redite de

la même pièce, mais la venue au jour de nouveaux principes en de nouveaux

peuples. Ce sont ces actes de l’esprit et c’est ce devenir sensé que l’histoire

philosophique s’attache à penser. C’est cela l’histoire du monde, et n’en relève

que ce qui y joue un vrai rôle. En chaque degré et étape de ce devenir un peuple

déterminé est le peuple historico-mondial du moment (ici au sens logique et

temporel), le peuple habité et justifié par le souffle d’une forme de la liberté. Là,

ce n’est pas le plus fort qui gagne, mais celui qui, l’ayant accueilli, est mû par

l’esprit.

L’histoire [Geschichte] est un advenir [Geschehen] de l’esprit, son

événement (res gestae). L’esprit se configure en des peuples et des lieux qui

seront marqués de son souffle, en créant son propre espace et son propre temps à

même la géographie terrestre et la diversité des manières d’être homme, des

nations. Un peuple historico-mondial accomplit son principe, qui est un moment

nécessaire du devenir du rationnel, et il ne fait donc époque qu’une seule fois, en

un temps où il est le porteur d’un certain degré de l’Idée de la liberté. Ce peuple

l’accomplit au-dedans de soi mais aussi chez les autres peuples, et c’est par

l’expansion de l’universalité de son principe (non de sa particularité) qu’il règne

en cette époque. Ou plutôt, il faut un grand homme (Alexandre, etc.) pour

accomplir quelque chose de grand, pour être à la cime d’un État le conducteur

des âmes qui mène une grande action politique et qui rend effectif un moment

du rationnel. Son intelligence, par la pensée, a saisi ce moment qu’il est souvent

le seul à avoir compris. Il existe une autre figure majeure du politique, qui est

antérieure, celle du héros fondateur d’État, qui affirme pour la première fois le

politique en commençant l’histoire proprement dite.

L’histoire du monde ne montre pas une suite contingente de formes

politiques variées, mais une suite unique et irréversible de formes d’État dans

lesquelles le regard rétrospectif du philosophe discerne un sens, du point de vue

de l’Idée réalisée de l’État constitutionnel. C’est là que se vérifie l’axiome de la

Préface : de par la force de l’esprit, ce qui est rationnel s’est rendu effectif, et ce

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qui est effectif en notre monde, ce qui le constitue véritablement est rationnel.

Cela n’est pas un résultat figé, mais un processus ouvert, toujours exposé de lui-

même à la barbarie, mais capable de quelque chose de nouveau et de bon.

L’histoire a un sens dans la mesure où la liberté de l’esprit demeure.

Selon le concept, Hegel distingue quatre grandes époques de l’histoire

mondiale. L’esprit s’arrache à sa préhistoire (la tribu) et se libère de sa forme

immédiate, jusqu’au point où il se sait comme esprit libre créateur de son

histoire. Ce chemin est celui de sa révélation mondaine de soi dans son

interprétation de soi9.

L’histoire politique commence en Orient, et va de la Chine à l’Egypte

antique. L’esprit de ce premier monde, son éthique, est une substantialité sans

sujet. Un seul est libre, l’empereur de ce monde. L’unité est encore

indifférenciée, sans séparation des principes. Cet État est une théocratie, sans

séparation de la religion et de l’État. Le pouvoir repose sur la religion, le roi est

un dieu et le grand prêtre, il unifie et tient tous les pouvoirs. Les textes sacrés

disent les lois et les coutumes de sorte que les devoirs sont d’essence religieuse.

La nature est divinisée, l’histoire relève du mythe et de la poésie. Les diverses

fonctions politiques sont perçues comme des parties plus ou moins grandes de

pouvoir que le roi attribue à sa guise, sans stabilité. Enfin l’individu n’existe

pas, n’a pas de droit, chacun est avant tout membre de sa famille ou de son clan.

La différenciation du tissu social se fait selon la nature.

Le deuxième monde est le règne grec, où l’esprit entre en scène comme

tel, en se sachant et se voulant dans sa liberté politique, comme Cité qui est

l’âme éternelle des citoyens (Athéna). C’est le monde de la belle totalité éthique,

qui repose sur l’unité substantielle des dieux et des hommes ainsi que des

hommes et de leur Cité. Quelques-uns sont libres, les citoyens. En ce monde

l’unité première commence de se différencier. Sortant de l’imaginaire,

l’intelligence se fait jour et élève l’esprit au savoir et à soi (Connais-toi toi-

même). C’est la raison qui dit la loi politique. Par l’invention de la philosophie,

de la pensée, le principe de l’individualité vient au jour, mais comme forme qui

demeure dans l’unité substantielle : cet individu vit dans et pour sa Cité (sa

Constitution, sa Loi), elle l’engendre et il la produit, il se sacrifie pour elle. Il ne

prend pas encore sur soi la décision, mais la fait reposer sur des oracles. Enfin,

le domaine du travail est séparé de celui de la liberté et laissé aux esclaves.

Le troisième monde est le règne romain. C’est l’époque nécessaire de la

scission de l’unité grecque immédiate, qui va jusqu’à la déchirure de la vie

éthique du fait de l’affirmation de l’individualité pour elle-même, en son droit.

À l’époque de l’Empire, c’est le règne de l’entendement, de la séparation des

extrêmes : d’un côté l’individu et sa propriété privée, de l’autre l’universalité du

droit privé et la puissance universelle de l’État, tenue par un individu singulier,

9 Pour approfondir cette question, nous renvoyons le lecteur aux Leçons de Hegel sur

l’histoire du monde.

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parfois monstrueux, l’empereur. La totalité est dissoute en atomes exclusifs et il

se forme une populace sans souci de l’État, exclue de sa vie. Rome unifie par la

guerre beaucoup de peuples qui ne forment pas une communauté, mais un

empire sous sa domination. Tous les dieux sont mis dans un Panthéon en lequel

ils s’effacent dans la confusion et déchoient au rang de dieux utiles pour les fins

humaines.

Le quatrième règne est le monde des peuples européens, jusqu’à notre

époque, qui est en est née. Il accomplit le principe de la réconciliation de la vie

éthique, en surmontant l’opposition du monde romain. Celui-ci se termine par le

malheur du fait de la perte de la vie éthique, par le désespoir à l’égard du monde

et l’attente de la réconciliation véritable, qui est celle de Dieu et de l’homme.

Cette réconciliation est l’événement de l’Esprit : l’incarnation de Dieu révèle

que Dieu est Esprit, Trinité, principe qui est pour Hegel le gond autour duquel

tourne l’histoire du monde. Le peuple juif est le peuple de l’attente de Dieu,

celui qui découvre la souffrance infinie, celle qui naît de la conscience de sa

faute devant la sainteté de Dieu (David). Il est le peuple du passage, de la venue

de Dieu dans sa chair, qui opère le tournant de l’esprit. Ce sont les peuples

barbares d’Europe du Nord qui auront à accomplir le principe nouveau de la

liberté de l’esprit en produisant un monde selon les trois vertus chrétiennes que

sont la foi, l’espérance et la charité (§ 359). En héritant des principes grecs et

romains, et du principe juif, ces peuples vont accomplir le principe chrétien dans

l’État moderne qui est l’image de l’Un-trine divin, dans une histoire

mouvementée.

Maintenant, tous sont libres, simplement en tant qu’hommes, et l’unité est

pleinement différenciée, conformément à la raison : séparation de la religion et

de l’État, séparation des pouvoirs politiques, séparation de l’État et de la société,

reconnaissance de la libre personnalité en son droit. Bref, l’Idée de l’État

présentée dans ce livre institue et travaille notre monde. Le cours de l’histoire

mondiale a commencé par l’Un indifférencié et il s’achève par l’unité articulée

selon la raison, par l’Idée de l’État présentée dans ce livre. La demeure

mondaine de l’homme est cette unité de la vérité et de la liberté, mais c’est là un

drame, une histoire fragile, c’est l’action de l’esprit.

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