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1 Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris 2015 Institut d'Etudes Politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO LA DETTE PUBLIQUE CHINOISE A LA FIN DE LA DYNASTIE QING (1874-1913) TRUONG-LOÏ, Blaise Mémoire présenté pour le Master en : Histoire Mention : _____________ Directeurs du mémoire : Nicolas DELALANDE (Sciences Po) Pierre SINGARAVELOU (Paris-1) Année académique : 2015

TRUONG-LOÏ, Blaise

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Institut d'Etudes Politiques de Paris

ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO

LA DETTE PUBLIQUE CHINOISE

A LA FIN DE LA DYNASTIE QING

(1874-1913)

TRUONG-LOÏ, Blaise

Mémoire présenté pour le Master en :

Histoire

Mention : _____________

Directeurs du mémoire :

Nicolas DELALANDE (Sciences Po)

Pierre SINGARAVELOU (Paris-1)

Année académique : 2015

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Remerciements

Mes remerciements vont d’abord tout droit à Nicolas Delalande. Ses précieux conseils,

et les nombreuses portes qu’il m’a ouvertes ont rendu ce travail encore plus passionnant que je

ne m’y attendais ; ils en ont élargi les perspectives en même temps qu’ils l’ont étendu dans le

temps. J’aimerais également chaleureusement remercier Pierre Singaravélou. Ses avis et

recommandations ont admirablement bien su me guider, dans mon travail comme en dehors.

Claire Lemercier a eu la primeur de mes résultats quantifiés. Je la remercie vivement d’avoir

bien voulu accepter de faire partie de mon jury. La rigueur et la clarté de l’enseignement qu’elle

dispense avec Claire Zalc ont en outre été une source d’inspiration constante.

Ce premier travail de recherche a été, pour moi, l’occasion de mieux saisir le sens des

remerciements aux archivistes qui inaugurent toute étude historique. Je me soumets donc de

bonne grâce à cette tradition toute légitime, et adresse en particulier mes plus sincères

remerciements à Georgina Orgill (HSBC), Nancy Aravena et Pascal Penot (groupe Crédit

Agricole).

J’exprime également toute ma gratitude à mes proches et amis qui ont supporté de

m’entendre parler sans relâche, à table ou ailleurs, d’emprunts, de clauses contractuelles ou de

monnaies dévaluées. Les discussions que j’ai pu avoir avec eux m’ont en outre constamment

permis d’affiner et de préciser ma pensée. Merci, donc, à Raphaële Adjerad, Pierre Alayrac,

Pierre Baussier, Louis Bissières, Elias Burgel, Lino Galiana, Emile Geoffroy, Inès Herbaut,

Thomas Irace, Alexandre Nègre, Frédéric Salin et tous les autres.

Enfin, j’ai contracté, et le terme est de circonstance, une dette énorme envers tous ceux

qui ont bien voulu me relire, corriger mes coquilles et la lourdeur de ma prose. Pierre, Louis,

et, surtout, Emile, Fred, Elias et Inès : un immense merci.

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Table des matières

Remerciements ............................................................................................................... 3

Table des matières .......................................................................................................... 5

Introduction .................................................................................................................... 7

PREMIERE PARTIE : LA DETTE PUBLIQUE CHINOISE

DANS LA PREMIERE MONDIALISATION ............................................................ 21

Chapitre 1. Au commencement était la guerre ................................................................ 25

Chapitre 2. Les impossibles emprunts internes

et le recours aux banques étrangères ................................................................................ 43

Chapitre 3. Mesurer la solvabilité d’un Etat endetté ...................................................... 57

DEUXIEME PARTIE : LA GRANDE CONVERGENCE ? ..................................... 75

Chapitre 4. Le temps de « l’union sacrée de la finance

et de la diplomatie » (Marc Meuleau) ............................................................................... 79

Chapitre 5. Des rivalités aux coopérations impériales .................................................... 95

Chapitre 6. Les milieux d’affaire, au pluriel ................................................................. 113

Chapitre 7. Banquiers et diplomates, les relations tumultueuses

des deux fiancés de l’historiographie .............................................................................. 127

TROISIEME PARTIE : LA DETTE, UNE OPPORTUNITE

« MODERNISATRICE » ......................................................................................... 139

Chapitre 8 : Trois réformes pour une seule ambition :

la « modernisation » de la Chine ..................................................................................... 143

Chapitre 9. Money doctors en terrain impérial .............................................................. 157

Chapitre 10. La dette des Qing : regards chinois .......................................................... 169

Conclusion .................................................................................................................. 181

Annexe graphique ...................................................................................................... 187

Documents iconographiques ..................................................................................... 193

Bibliographie .............................................................................................................. 195

Etat des sources .......................................................................................................... 207

1 : Les archives diplomatiques ........................................................................................ 207

2 : Les archives bancaires ................................................................................................ 209

3 : Les archives personnelles de Sir Charles Addis ....................................................... 210

Index ........................................................................................................................... 213

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Introduction

« Si la Chine ne peut se gouverner elle-même, il y en a d’autres qui le peuvent et qui le

veulent ». La formule du North China Herald, passée à la postérité sous la plume de Pierre

Renouvin1, refait fréquemment surface lorsqu’il s’agit de décrire l’appétit impérial des grandes

puissances présentes en Chine à la fin du XIXe siècle2. Au cours des années 1800, le Céleste

Empire vit en effet sa souveraineté largement entamée par les vagues successives d’expansion

étrangère. Des célèbres guerres de l’opium au sac du Palais d’été, en passant par les

divers « traités inégaux », nombreux sont les événements à pouvoir garnir le Dictionnaire de

l’humiliation nationale3. Incapable de résister aux « diables étrangers4 », la dynastie mandchoue

des Qing, au pouvoir depuis 1644, finit même par tomber en 1911, renversée par un énième

soulèvement interne qui accéda, du fait de son succès, au statut de « révolution ». Au déclin

politique du pays s’ajouta, de surcroît, son retard économique grandissant sur le monde

occidental : alors qu’elle pesait pour un tiers du PIB mondial en 1820, la Chine n’en représentait

plus que 9% en 1913. A contrario, la part de l’Europe de l’Ouest passa, quant à elle, de 23 à

33%5. Les deux phénomènes, politique et économique, ne sont par ailleurs pas indépendants.

Kenneth Pomeranz a ainsi montré l’importance du rôle que joua l’empire dans la croissance

britannique au XIXe. D’un côté, les territoires en situation de sujétion politique procurèrent les

matières premières nécessaires à l’épanouissement de processus industriels complexes. D’un

autre, ils mirent fin à la rivalité entre les usages agricoles et industriels qui pesait sur les sols

anglais ; la délocalisation des activités primaires dans les colonies permit donc une exploitation

intensive des ressources minières sans que cela ne mette en danger l’autonomie alimentaire de

l’Angleterre6.

1 RENOUVIN, Pierre, La question d’Extrême-Orient, 1840-1940, Paris, Hachette, 1946, p.149 2 La formule, datant de 1895, est notamment reprise chez BICKERS, Robert, The Scramble for China:

Foreign Devils in the Qing Empire, 1832-1914, Londres, Penguin, “Penguin History”, 2012, 512 pages

et TERTRAIS, Hugues, « Une révolution sous influence : la république chinoise face au consortium

bancaire », Matériaux pour l'histoire de notre temps, 2013/1, N° 109 - 110, pp. 25-31 3 Ce titre d’ouvrage est donné par Robert Bickers comme le parfait exemple de l’historiographie

chinoise, qui met l’accent sur les vexations subies tout au long des années 1800 par l’empire du milieu.

BICKERS, Robert, Op. Cit., p. 5 4 Ibid. 5 MADDISON, Angus, L'économie mondiale : une perspective millénaire, Paris, OCDE, Etudes du

centre de développement, 2001, 402 pages 6 MINARD, Philippe, « Du charbon et des plantations », in POMERANZ, Kenneth, La force de l’empire.

Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, Paris, Ere,

« Chercheurs d’ère », 2009, pp. 7-26

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L’articulation du politique et de l’économique dans l’histoire contemporaine de la Chine

ne saurait toutefois se résumer aux mécanismes à l’œuvre dans la « grande divergence ». Si les

différences structurelles entre les empires britannique et chinois expliquent l’antagonisme de

leur trajectoire économique, l’histoire politique de la « grande humiliation nationale » est

innervée d’enjeux commerciaux, industriels ou financiers. Les guerres de 1839-1842 et 1856-

1860 auraient ainsi été livrées pour forcer la Chine à se convertir aux principes du libre-

échange1. A compter de sa défaite contre le Japon en 1895, les Qing n’auraient eu en outre

d’autre choix que d’accepter l’implantation d’industries étrangères dans les ports de traité2 et

d’assister, impuissants, à la ruée de syndicats occidentaux sur les concessions ferroviaires3. Plus

largement, la Chine aurait subi de plein fouet, à la fin du XIXe siècle, les effets des

impérialismes européen, américain, russe et japonais. Elle aurait fait l’amère expérience de cette

conjonction d’intérêts politiques et économiques, qui, en s’accordant, exercent une domination

protéiforme sur les territoires et populations qui suscitent leur convoitise. Pour appréhender

cette dure réalité, se serait alors développé en Chine l’argument du lou-chih, selon lequel « le

moindre profit des commerçants ou des investisseurs étrangers était réalisé aux dépens des

Chinois et drainait la richesse hors du Céleste Empire4 » pour mieux l’affaiblir politiquement.

Dans la foisonnante littérature sur l’impérialisme européen en Chine, il est alors une

thématique qui revient souvent, sans qu’aucune étude ne s’arrête vraiment sur elle : la dette

publique5. Financer le gouvernement impérial aurait ainsi nécessairement été synonyme d’une

influence accrue sur celui-ci. Ceci expliquerait « la propriété étonnante des prêts étrangers au

gouvernement chinois : leur intrication dans les enjeux globaux de politique internationale6 ».

Plus spécifiquement pour Robert Bickers, « accorder des prêts [à la Chine] devint un enjeu

central dans la course aux positions et aux privilèges que se disputaient les puissances7 ». Et à

en croire Peter Cain et Antony Hopkins, l’endettement extérieur du pouvoir mandchou

1 BICKERS, Robert, Op. Cit., chap. 4 et 5, pp. 77-150 2 FEUERWEKER, Albert, « Economic trends in the late Ch’ing Empire. 1870-1911 », in TWITCHETT,

Denis, et FAIRBANK, John K. (dir.), The Cambridge History of China, Vol. 11. Late Qing, 1800-1911,

part. 2, New-York: Cambridge University Press, 1980, pp. 1-69 3 Pour une bonne synthèse sur la question des concessions ferroviaires, on pourra se référer à MAC

LEAN, David, “Chinese Railways and the Townley Agreement of 1903”, Modern Asian Studies, Vol.

7, No. 2 (1973), pp. 145-164 4 HOU, Chi-Ming, Foreign investment and economic development in China, 1840-1937, Cambridge

(Massachusetts), Harvard University Press, 1965, p. 3 5 Voir par exemple LEFEBVRE, Alain, « De la Chine impériale à la fondation de la République

populaire », in Le système économique chinois, Toulouse, Privat, 1978, pp. 19-20 6 Ibid., p. 46 7 BICKERS, Robert, Op. Cit., p. 288. Toutes les traductions de ce mémoire sont personnelles.

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contribua grandement à « limiter son indépendance politique1 ». D’autres auteurs, comme

William Goetzmann et Andrey Ukhov, utilisent des termes encore plus forts. « Bien que la

quasi-colonisation de la Chine par les Grandes Puissances à la fin du XIXe siècle soit

principalement considérée comme un processus politique, nous sommes convaincus que des

facteurs financiers jouèrent un rôle fondamental »2.

La Chine n’était en outre pas un cas isolé ; la plupart des travaux qui abordent les

emprunts du régime mandchou les réintègrent dans le cadre plus général de ce que nous

pourrions appeler les politiques impériales de la dette. Faire de pays étrangers ses débiteurs, les

transformer, littéralement, en ses obligés, permettait aux Etats occidentaux d’assurer sur eux un

« contrôle effectif sans responsabilité formelle ». Dans un contexte de rivalités impériales,

notamment entre la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, « on ne remettait quasi jamais

en question l’effectivité du lien unissant les prêts aux gouvernements étrangers et le contrôle

politique de ces derniers3 ». La dette deviendrait alors l’instrument d’un « impérialisme

informel » d’un type nouveau, non plus basé sur la promotion du libre-échange mais sur les

liens de dépendance inter-temporels créés par la relation unissant le créancier à son débiteur4.

En d’autres termes, accorder à la Chine les prêts dont elle a besoin permettrait ultérieurement

d’obtenir d’elle avantages, privilèges et concessions. Semblables à des banquiers prêts à tous

les moyens pour accroître leur clientèle, les Etats occidentaux auraient utilisé l’arme de la dette

pour étendre sans cesse leur sphère d’influence à de nouveaux territoires. C’est en entrant dans

1 CAIN, Peter J., HOPKINS, Antony G., « “Maintaining the Credit-Worthiness of the Chinese

Government”: China, 1839-1911 », British Imperialism, 1688-2000, Londres: Routledge, 2001 (1993),

p. 360 2 GOETZMANN, William N., UKHOV, Andrey, « China and the World Financial Markets 1870-1930:

Modern Lessons from Historical Globalization », Wharton Financial Institutions Center, Working Paper

01-30, 20 mai 2001 3 MACLEAN, David, « Finance and "Informal Empire" before the First World War », Economic History

Review, New Series, Vol. 29, No. 2 (Mai, 1976), pp. 291-305 4 L’expression d’ « empire informel » avait initialement été créée pour rendre compte du mode

spécifique de domination internationale qu’exerça la Grande-Bretagne lors des années 1850-1860. A

cette époque, le gouvernement de sa Majesté aurait assuré sa prééminence en se faisant le héraut du

libre-échange, quitte à user de toute son influence pour imposer celui-ci. GALLAGHER, John et

ROBINSON, Ronald, « The Imperialism of Free Trade », Economic History Review, 2nd Series, VI

(1953), pp. 1-15

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ce cadre que la situation du Céleste Empire deviendrait comparable à celle d’autres pays,

comme la Perse, l’Empire Ottoman1, les Philippines2, l’Egypte3 ou le Maroc4.

Toutefois, comparaison n’est pas raison. Beaucoup de ces Etats furent avant tout étudiés

pour les conséquences politiques qu’eurent leurs défauts de paiement à la fin du XIXe siècle.

Ainsi, l’incapacité de l’Egypte et du Maroc à assurer le service de leur dette extérieure joua un

rôle majeur dans le processus menant à la perte d’indépendance de ces pays. Dans l’Empire

Ottoman, ce sont les perpétuels retards de paiement qui précipitèrent la mise sous tutelle de

l’administration fiscale de la Sublime Porte5. En Chine, l’extrême rigueur avec laquelle les

échéances furent respectées jusqu’à la Première Guerre mondiale6 amène alors certains auteurs

à davantage se concentrer sur les années 1920 pour saisir toutes les implications politiques de

l’endettement chinois7. Nous pensons quant à nous qu’il ne s’agit pas là d’une obligation :

suivre la dette de l’empire Qing de ses débuts à sa réorganisation en avril 1913, un an et demi

après la révolution qui terrassa la dynastie mandchoue, permet déjà d’appréhender une très large

gamme de problématiques. Plus encore, cela permet de sortir d’un schéma analytique où tous

les événements précédant le défaut de paiement ne sont étudiés que pour la manière dont ils le

précipitèrent. Etudier la dette chinoise en prenant l’année 1913 comme terminus ad-quem ne

constitue donc pas qu’une restriction chronologique acceptée faute de mieux. C’est un moyen

d’étudier une dette souveraine en se défaisant du caractère téléologique de nombreuses études.

Qu’entendons-nous toutefois par ce terme de « dette chinoise » ? L’expression désigne,

en premier lieu, et de la manière la plus générale possible, l’ensemble des créances détenues

par des acteurs étrangers sur le gouvernement central chinois ou tout autre représentant de

l’autorité publique, dès lors que celui-ci a été explicitement autorisé par le pouvoir central à

contracter cette dette. Cette première définition implique deux choses. La première est que nous

ne traiterons la dette interne que de manière marginale. Nous ne l’aborderons en fait que pour

1 MACLEAN, David, Art. Cit., 1976. 2 ROSENBERG, Emily, Financial Missionaries to the World. The Politics and Culture of Dollar

Diplomacy, 1900-1930, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1999, 334 pages 3 LABIB, Malak, « Crise de la dette publique et missions financières européennes en Égypte, 1878 –

1879 », Monde(s), 2013, pp. 23-43 4 GUILLEN, Pierre, Les emprunts marocains de 1902-1904, Paris, Ed. Richelieu, « Publications de la

Sorbonne. Série internationale, 1 », 1973, xi + 173 pages 5 AUTHEMAN, André, La Banque impériale Ottomane, Paris, Comité pour l’Histoire économique et

financière de la France, « Etudes Générales », 1996, chap. V, pp. 69-99 6 Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la Chine ne fit jamais défaut. Le premier évènement de ce type

survint en 1921. Il fut suivi d’un nouvelle interruption des traites en 1939. REINHART, Carmen,

ROGOFF, Kenneth, Cette fois, c'est différent : Huit siècles de folie financière, Paris, Pearson, « Les

temps changent », 2010, p. 116 7 GOETZMANN, William, UKHOV, Andrey, Art. Cit.

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en souligner l’étroitesse ; c’est bien la dette externe qui retiendra l’essentiel de notre attention.

La seconde est que nous nous concentrerons uniquement sur les dettes impliquant directement

le gouvernement central comme personne morale. Par « autorisation explicite du pouvoir

central », nous entendons en effet un édit impérial permettant au vice-roi, gouverneur ou autre

taotai local, de ne pas s’engager seulement comme individu mais comme dépositaire de

l’autorité publique. Un tel édit était notamment indispensable pour que le fonctionnaire puisse

faire des revenus de sa juridiction un gage de l’emprunt. Cet imprimatur contraignait aussi le

gouvernement central à pallier lui-même tout éventuel retard de paiement. Notre définition

englobe donc toutes les dettes qui pouvaient, directement ou indirectement, être réclamées à

l’Etat chinois. Cela nous permet de nous focaliser sur ce qui peut réellement être considéré

comme le « crédit du Céleste Empire ». Encore qu’il faille apporter une autre précision : nous

rejetons aux marges de notre étude tous les emprunts qui, bien qu’explicitement contractés par

le gouvernement central ou un de ses représentants, n’étaient pas spécifiquement gagés sur ses

revenus courants, ou sur ce qu’il serait pratique d’appeler, au prix d’un anachronisme certain,

son « budget ordinaire1 ». Ce rejet concerne essentiellement les emprunts ferroviaires ; en cas

de retard ou de défaut de paiement sur ces emprunts, les créanciers pouvaient exiger que les

recettes tirées de l’exploitation de la ligne de chemin de fer leur soient reversées, voire que la

propriété de la ligne leur soit attribuée. Ils n’étaient en revanche pas autorisés à réclamer du

gouvernement qu’il détourne une partie de ses ressources courantes pour respecter ses

engagements.

Enfin, nous doublons ces délimitations d’un découpage temporel, compris entre 1874 et

1913. Ces césures furent difficiles à déterminer, tant définir la dette chinoise ne rend pas plus

aisé l’identification de son « origine ». Même circonscrite aux champs exposés ci-dessus, cette

dette recouvre d’ailleurs deux éléments distincts. D’un côté se trouvent les indemnités imposées

par les puissances à la Chine pour divers motifs (essentiellement des réparations de guerre). De

l’autre se trouvent les emprunts contractés par les gouvernants du Céleste Empire auprès de

banques étrangères. Ces éléments se confondent en partie, mais ils ne s’incluent pas

mutuellement de manière parfaite. Si de nombreux prêts furent émis pour permettre à la Chine

de payer les sommes qu’elle devait aux pays étrangers, il est des indemnités qu’elle décida de

rembourser sans faire appel à des capitaux extérieurs. A l’inverse, elle entra en situation de

1 Le premier budget du gouvernement central chinois date de 1912. Il est l’œuvre du nouveau pouvoir

républicain. L’idée d’emprunts constituant un fardeau simplement pour le « budget ordinaire » de

l’Empire est exprimée par FEUERWEKER, Albert, « Economic trends in the late Ch’ing Empire. 1870-

1911 », Op. Cit., pp. 65-66

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créancier vis-à-vis du reste du monde pour des motifs proprement domestiques, du moins à

première vue (le financement de la répression de rébellions internes, notamment). La date de

1874 correspond alors au premier emprunt externe chinois émis par une banque étrangère (la

Hong-Kong and Shanghai Banking Corporation) sur un marché financier international (en

l’occurrence Hong-Kong) sous forme de titres obligataires. Elle peut s’analyser comme l’année

où la Chine entra dans le processus de mondialisation financière, auquel nous accorderons une

attention toute particulière. Et si quelques prêts avaient déjà été octroyés par des marchands

étrangers au Céleste avant cette date, c’est bien ce repère de 1874 qui, pour les acteurs de

l’époque1 comme pour les historiens contemporains2, sert de point de départ à la dynamique

d’endettement de l’Empire Qing. L’année 1913 correspond, elle, au grand emprunt de

réorganisation qui, après plus d’un an de négociations et de nombreuses péripéties, octroya 25

millions de livres à la Chine pour restructurer totalement sa dette et remettre sur pied un réseau

administratif largement mis à mal par la révolution de 1911.

Notons toutefois que ces restrictions ne sont véritablement importantes que pour la partie

quantitative de ce travail ; dans la mesure où nous avons cherché à mesurer l’évolution de

l’endettement chinois, il était nécessaire que nous définissions de manière stricte ce que nous

entendions par là. Nous avons alors défini un « noyau dur » qui nous semblait le plus cohérent

possible au vu des questions que nous voulions traiter3. Nous saurons aussi nous en émanciper

dès que les emprunts provinciaux ou ferroviaires deviendront incontournables pour répondre à

ces mêmes questions. C’est donc bien notre problématique qui guidera l’essentiel de notre

propos.

Celle-ci pourrait se résumer en une seule question : le rapport de créancier à débiteur

créant une relation de pouvoir, la dette publique externe chinoise a-t-elle été un instrument

impérialiste, favorisant la pénétration économique et la tutelle politique européenne ? L’objectif

ne sera pas tant de déterminer si, oui ou non, la dette mandchoue s’inséra dans le cadre plus

1 Entre 1892 et 1913, au minimum, le Statesman’s Yearbook débute ses développements sur la dette

chinoise par la phrase suivante : « China had no foreign debt till the end of 1874 », Statesman’s Year-

book. Statistical and Historical Annual of the States of the World for the Year 1892, Londres,

MacMillan, 1892, p. 423. 2 L’étude la plus complète à notre connaissance prend ainsi cette date comme point de départ. KING,

David, J., S., China’s Early Loans, 1874-95, and the role of the Hong-Kong and Shanghai Banking

Corporation, University of Hong-Kong, Centre of Asia Studies, 1985 424 pages 3 Cette restriction fait par ailleurs sens d’un strict point de vue numérique. Quand bien même la Chine

contracta de très nombreux emprunts industriels entre 1898 et 1911, elle n’emprunta toujours sur la

période 1874-1913 « que » 42,5 millions de livres contre 113,7 pour payer des indemnités, réorganiser

des administrations ou simplement faire face à des besoins de trésorerie. HOU, Chi-Ming, Op. Cit., p.

29 et pp. 227-228

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général de l’impérialisme économique en Chine, mais plutôt de dépasser les mythes et les

fantasmes pour analyser ce que l’on peut entendre par le terme « d’impérialisme de la dette ».

L’expression est en effet à la mode, et elle connait avec la crise des dettes européennes une

actualité sans précédent1. Nous tâcherons, quant à nous, de prendre nos distances avec la fièvre

de certains débats contemporains pour envisager le processus d’endettement de la dynastie Qing

dans sa globalité.

Nous commencerons par questionner les causes ayant mis en marche ce processus ;

résident-elles dans de trop ambitieux programmes de modernisation, notamment ferroviaires ?

Dans les dépenses somptuaires d’une dynastie à bout de souffle ? Dans les exorbitantes

indemnités de guerre imposées par les puissances occidentales ? La question a toute son

importance. Selon la réponse qui lui est apportée, la dette apparaît tantôt comme un enjeu

récupéré par les puissances à des fins de domination, tantôt comme un objet conçu dès l’origine

pour limiter la souveraineté chinoise. Encore faut-il préciser les modalités de cette limitation.

Dire qu’accorder un emprunt au gouvernement mandchou permettait d’obtenir de lui avantages,

concessions ou réformes qu’il n’aurait sinon pas entreprises est une chose. Le démontrer en est

une autre. Il faudra donc s’attacher à étudier avec précision les conditions auxquelles les divers

acteurs européens prêtaient à la Chine. Derrière l’apparente facilité de la tâche se cache

l’hétérogénéité des intérêts impliqués dans la question du crédit de la dynastie Qing. Si les

chancelleries jouèrent évidemment un rôle important, elles ne furent pas les seules. Ce sont en

effet les banques britanniques, françaises, allemandes, américaines, russes ou japonaises qui

accordèrent au gouvernement chinois les prêts qu’il demandait. La rhétorique de l’impérialisme

par la dette étaye d’ailleurs nombre de ses analyses en exhibant la collusion qui existait entre

ces acteurs financiers privés et les milieux diplomatiques. Tous deux auraient agi de concert

pour pressurer la Chine toujours davantage. Revenir sur cette affirmation sera un des enjeux

majeurs de ce mémoire ; la deuxième de ses trois parties y sera très largement consacrée. Est-il

en effet vrai de dire que banquiers et diplomates avaient tout intérêt à s’allier pour, d’un côté,

soutirer les bénéfices politiques de transactions économiques et, de l’autre, obtenir un soutien

politique garantissant la rentabilité d’affaires économiques ? Cette convergence peut, a priori,

paraître évidente. Nous montrerons qu’elle n’allait pourtant pas de soi. A la fréquente

divergence d’intérêts, qui brouillait les relations entre les banques et les Etats européens,

1 Parmi les nombreux essais ou pamphlets qui ont récemment récupéré cette expression, on pourra citer,

entre autres exemples : BERBER, Hassan, « l’arme de la dette », L’impérialisme républicain,

STAReBOOKS, 2011, pp.19-22. GOUYSSE, Vincent, Impérialisme et anti-impérialisme, Lulu.com,

2008, p. 244.

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s’ajoutait l’intervention d’autres représentants des milieux d’affaire (industriels miniers,

promoteurs des soieries lyonnais, marchands…), qui entendaient bien que leurs vues au sujet

de la progression des affaires européennes en Chine soient prises en compte par les décideurs

de leur pays. Il était donc loin d’être facile pour les banquiers d’imposer leurs positions dans ce

concert de revendications. D’autant qu’ils étaient souvent eux-mêmes divisés et que la situation

chinoise était largement déterminée par les stratégies d’alliance ou d’affrontement des grandes

puissances.

Il sera alors particulièrement important de restituer ces dernières pour mieux comprendre

les conditions auxquelles le gouvernement mandchou put emprunter. Celles-ci étaient-elles les

mêmes du temps où la France et la Grande-Bretagne s’affrontaient et du temps où ces deux

pays se mirent à collaborer ? Il ne fait guère de doute que, pour un pays désireux de minimiser

le coût de son financement, la configuration des relations liant ses créanciers importait. La

question de l’évolution des rapports de force entre les puissances nous mène ainsi à un enjeu

central de notre mémoire : l’attitude des Chinois envers leur propre endettement. L’immense

majorité des articles ou ouvrages qui traitent des « Chinese loans » n’accordent pas une ligne à

ce thème, comme si l’impérialisme de la dette avait pour corollaire l’incapacité des dominés à

avoir prise sur leur propre histoire. Il semble pourtant probable que les officiels chinois aient

développé des pratiques de résistance à cette forme de sujétion politique. Tenter de les

débusquer consistera l’un des défis de ce mémoire qui, à défaut d’une « histoire à parts égales1 »,

s’efforcera d’exposer les limites d’un travail s’appuyant uniquement sur des sources

européennes, et de restituer, dans la mesure du possible, l’agency des acteurs « orientaux ».

Mener à bien cet objectif somme toute modeste impliquera également d’analyser la diversité

des points de vue chinois au sujet des emprunts externes : vus par certains comme une ruse

sournoise des puissances pour accroître leur contrôle sur le pays, ils étaient considérés par

d’autres comme un moyen de hâter la modernisation de l’empire qu’ils appelaient de leurs

vœux. Ce schème binaire entre conservateurs et modernisateurs n’épuisait toutefois pas

l’hétérogénéité des opinions ayant cours au sein du Céleste. La ligne de fracture

passait également entre les dépositaires d’un pouvoir local et les représentants de l’autorité

centrale. Elle évolua en outre constamment entre les années 1870 et la veille de la Grande

Guerre. Beaucoup de ceux qui voyaient au début de notre période l’endettement extérieur

comme un vecteur de modernisation changèrent radicalement d’avis quand les créances des

1 BERTRAND, Romain, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident, XVIe-XVIIe

siècles, Paris, le Seuil, 2011, 653 pages

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Qing furent grevées des lourdes indemnités imposées par les puissances étrangères après la

défaite de 1895 et l’insurrection des Boxers.

Il n’y avait toutefois pas qu’en Chine que l’évolution du fardeau de la dette mandchou

suscitait de nombreuses discussions. En Europe, les créanciers du Céleste Empire s’efforçaient

de mesurer et de quantifier les montants dus, année après année, par le gouvernement impérial.

Avant tout préoccupés par la solvabilité de leur débiteur, banquiers et, dans une moindre

mesure, diplomates, produisirent toute une série de chiffres et de données pour être mieux

capables d’évaluer la capacité du gouvernement chinois à honorer ses engagements. Cependant,

à une époque où les systèmes de comptabilité nationale n’existaient pas, de quels indicateurs

fallait-il tenir compte pour appréhender au mieux l’évolution de ce que l’on nomme aujourd’hui

le « risque souverain » ? Plus encore, quand bien même l’on s’arrêterait sur l’un ou l’autre des

ratios qui pouvaient être calculés, comment interpréter les chiffres ainsi obtenus ? A quels

référents les comparer ? C’est à ces questions fort concrètes que devaient répondre les

institutions les plus impliquées dans les avances au gouvernement chinois. Les solutions qui y

furent apportées nous intéressent à plusieurs titres. D’un point de vue d’histoire des savoirs,

elles permettent d’analyser la construction de raisonnements chiffrés favorisant la mesure du

risque-pays. En nous y confrontant, nous avons donc affaire à un véritable work-in-progress et

le lent échafaudage des pratiques évaluatives devient le cœur de notre analyse. Seulement, ces

pratiques ne sont pas anodines. Benjamin Lemoine a ainsi montré que « les techniques de

quantification de la dette des Etats […] façonnent la valeur [de ces derniers]1 ». A une époque

où les sciences économique et politique se structuraient comme disciplines, elles contribuèrent

aussi à définir les contours de ce qu’est une « bonne » gestion des finances publiques. Ces

techniques s’encastrent donc dans la catégorie des « savoirs de gouvernement2 » et se présentent

comme des proto critères de convergence au sens de Maastricht. Toutefois, et c’est là un autre

enjeu de ce sujet, elles furent formées pour s’appliquer à un terrain extra-européen. Les forgea-

t-on alors à partir de présupposés métropolitains pour les imposer ensuite aux marges de

l’Empire ? Ou les fit-on émerger empiriquement à partir d’informations patiemment glanées en

1 LEMOINE, Benjamin, « Quantifier et mettre en crise la dette souveraine. Agences de notation,

techniques comptables et constructions privées de la valeur des États », Politique européenne, 2014/2

n° 44, pp. 24-51 2 On entend par ce terme l’ensemble des « savoirs pour l’action publique et de[s] savoir-faire destinés

au perfectionnement et à la rationalisation de l’action politico-administrative », Présentation du projet

ANR MOSARE. La Mobilisation des Savoirs pour la Réforme : circulation des savoirs de gouvernement

et transformations de l’action administrative (XIX°-XX° siècles). Disponible en ligne :

http://triangle.ens-lyon.fr/spip.php?rubrique286

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

observant la situation politico-économique de ces mêmes marges ? Et si la seconde hypothèse

s’avère être la bonne, l’enjeu sera de démontrer l’existence d’un terreau impérial aux normes

comptables à l’aune desquelles les dettes souveraines sont évaluées. Loin d’être des créations

ex-nihilo forgées dans l’univers aseptisé des métropoles, ces dernières purent émerger sur des

scènes ultra-marines à la faveur de l’inquiétude de créanciers privés concernant la solvabilité

de leurs débiteurs. Comment les savoirs et/ou pratiques formés initialement au sujet d’autres

régions périphériques de l’économie-monde s’appliquèrent-ils alors à la Chine ? Et

inversement, dans quelle mesure l’expérience chinoise contribua-t-elle à mettre en forme les

politiques de la dette menées dans d’autres pays ? Toutes ces questions nous permettront

d’enchâsser la Chine dans un espace de circulations d’hommes, de pratiques et de savoirs liés

à l’endettement des Etats dominés sur la scène internationale.

Ce mémoire se veut donc à la croisée des champs disciplinaires. S’il revisite une vieille

thématique d’histoire des relations internationales (l’impérialisme économique des puissances

européennes à la fin du XIXe siècle1), il peut aussi se comprendre comme un épigone des

multiples développements de « l’imperial history » ou encore comme une tentative de marier

ce courant avec une histoire économique elle aussi en plein renouvellement. D’un point de vue

méthodologique, il s’efforce de tenir compte autant que possible du profond renouveau

historiographique que constitue l’étude des connections et des circulations trans et

internationales.

Cette diversité des approches se retrouve dans les sources que nous avons utilisées. Si les

archives diplomatiques se sont bien sûr avérées précieuses, nous avons consacré un temps égal

au dépouillement des documents détenus par les banques impliquées dans la gestion de la dette

chinoise. Effectuer un tel travail pour chacun des différents clans nationaux aurait toutefois

représenté une charge bien trop conséquente. Nos capacités linguistiques ne nous permettaient

en outre pas d’analyser les archives allemandes, russes, japonaises et, surtout, chinoises. Cette

dissymétrie constitue évidemment une limite forte de notre travail. Nous espérons cependant

l’atténuer au maximum, en ayant d’abord toujours conscience de son existence, et en nous

efforçant ensuite de constamment restituer le point de vue des acteurs chinois. La perspective

croisée franco-britannique que nous adoptons permet en outre de sortir de l’ornière d’une

histoire nationalo-centrée. Bien sûr, nous ne proposons guère qu’un élargissement à l’échelle

des deux rives de la Manche. Comme, nous l’espérons, ce travail le montrera, cela peut toutefois

1 Voir par exemple BOUVIER, Jean, GIRAULT, René, L’impérialisme français avant 1914, Paris,

EHESS et Mouton Editeur, 1976, 333 pages. BOUVIER, Jean, GIRAULT, René, THOBIE, Jacques,

L’impérialisme à la française. 1914-1960, Paris, La Découverte, « textes à l’appui », 1986, 294 pages

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

suffire pour remettre en cause nombre de propos énoncés en en tenant compte que d’un seul

pays. Mettre sur un pied d’égalité les documents du Quai d’Orsay et ceux du Foreign Office

(ou encore ceux de la Hong-Kong Bank et ceux du Crédit Lyonnais) autorise effectivement à

dépasser nombre de réifications nationales. Et cela a toute son importance lorsqu’il s’agit

d’étudier le caractère impérialiste des politiques de la dette menées en Chine. Enfin, nous avons

accordé une part non négligeable à diverses sources imprimées qui, du Bulletin du Comité de

l’Asie Française au Rapport sur l’introduction de l’étalon-or en Chine1, en passant par les

mémoires de divers personnages-clés de notre histoire, enrichissent, en l’incarnant de manière

plus tranchée que ne le font les archives bancaires et diplomatiques, notre analyse.

Celle-ci commencera par restituer les grandes lignes de l’histoire de la dette impériale

mandchoue, par en proposer le cadre et les principales caractéristiques. Loin d’être un préalable

fastidieux, cette entame nous permettra de démontrer que l’origine de la dette chinoise semble

d’emblée permettre de la qualifier d’outil impérialiste entre les mains des puissances. Toutefois,

elle nous amènera surtout à démontrer le rôle crucial que jouèrent les grandes banques

étrangères dans l’insertion des créances chinoises au sein des circuits financiers de la « première

mondialisation ». Ces établissements ne se contentèrent pas, en outre, de jouer le rôle de passifs

intermédiaires dans le processus d’émission des emprunts mandchous ; ils s’imposèrent aussi

comme des acteurs de premier plan dans les réseaux de production et de circulation des savoirs

liés à l’endettement du Céleste. Nous clôturerons alors notre première partie en étudiant

l’émergence et la diffusion de ces derniers qui, parallèlement aux titres obligataires, intégrèrent

la question de la dette chinoise dans un espace d’interactions globales.

Notre seconde partie sera, elle, l’occasion de revenir sur un lieu-commun de

l’historiographie des dettes souveraines : la « grande convergence » des milieux bancaires et

diplomatiques autour de la sujétion politico-économique des Etats endettés. Après avoir

souligné les éléments qui, dans le cas chinois, plaident en faveur de cette thèse, nous montrerons

que les situations de rivalités entre les puissances étrangères complexifient nettement le schéma

traditionnellement mis en avant. Le passage à une logique de coopération au tournant du XXe

siècle ne fit par ailleurs pas disparaitre les difficultés. Les relations entre les banques et les

chancelleries étaient ainsi complexifiées par l’existence d’acteurs que la vision trop simpliste

de l’impérialisme tend souvent à occulter. Industriels, marchands, et mêmes banquiers

marginalisés par la relation privilégiée qui existait entre les Etats et certains grands

établissements : tous souhaitèrent que la politique menée en Chine par leur gouvernement

1 Rapport au Congrès américain

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

représente également leurs intérêts, quitte à entrer en conflit avec les syndicats financiers

directement impliqués dans la gestion des créances impériales chinoises. Les grandes banques

n’étaient donc pas les seules représentantes des milieux économiques à avoir l’oreille des

milieux politiques. Et ces derniers étaient d’autant plus incités à tenir compte d’avis divergents

de ceux des banquiers que les relations qu’ils entretenaient avec le monde de la finance étaient

initialement loin d’être aussi idylliques que ne les peignent certains. La thèse de la « grande

convergence » a donc beau être attirante, il convient, au minimum, d’y apporter de fortes

nuances.

Ceci étant fait, notre troisième et dernière partie se concentrera sur les projets de

transformation par la dette du Céleste Empire. Après en avoir souligné l’ambition, nous

montrerons l’étroitesse de leurs résultats : réforme fiscale, refondation monétaire,

« modernisation » administrative, aucun de ces trois grands chantiers, dont les contrats

d’emprunt promettaient l’achèvement, fut ne serait-ce qu’esquissé. Les raisons de cet échec

sont nombreuses mais, parmi elles, les fortes résistances de la population et des décideurs

chinois jouèrent un rôle majeur. En restituer la diversité constituera alors l’un des derniers

points de ce travail.

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PREMIERE PARTIE :

LA DETTE PUBLIQUE CHINOISE À

L’HEURE DE LA PREMIERE

MONDIALISATION

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Si l’endettement public ne naquit pas au XIXe siècle, il connut une transformation

substantielle de ses modalités au cours des années 1800. De plus en plus émise sous forme de

titres obligataires, la dette des Etats gagna, au cours de cette période, un caractère négociable

qui rendit sa contribution à l’épanouissement des marchés financiers décisive. A la fin du siècle,

des créances publiques du monde entier s’échangeaient dans les places fortes de la finance

internationale, transformant les titres de dette souveraine en totems de la « première

mondialisation1 ».

Le but de cette première partie sera d’analyser la manière dont la dette chinoise s’intégra

à ce processus global. Pour ce faire, nous commencerons par remonter en amont de l’émission

des emprunts ; il s’agira ainsi d’analyser les événements qui forcèrent le gouvernement

mandchou à emprunter auprès de créanciers extérieurs. Il en ressort que les guerres et les

conflits jouèrent, pour ainsi dire, le rôle de force motrice de l’intégration de la Chine dans les

circuits de la première mondialisation financière. Nous distinguerons alors quatre grandes

périodes dans l’histoire de l’endettement chinois : la première court des années 1860 à 1894 ;

la seconde, brève mais très intense, va de 1895 à 1900 ; la troisième, bien moins fiévreuse,

s’étale de 1900 à 1911 ; la dernière, particulièrement courte, se limite aux années 1912 et 1913.

Nous reviendrons ensuite sur le rôle des banques européennes dans l’émission des titres

de dette chinoise. Les difficultés du gouvernement mandchou à s’endetter directement auprès

de sa population imposèrent rapidement ces institutions comme des intermédiaires cruciaux au

bon écoulement des obligations impériales sur les marchés européens. A une époque de forte

circulation des capitaux, les Etats désireux de se financer à l’étranger dépendaient en effet

fortement de l’image de marque des grands établissements auxquels ils avaient recours pour

lever des fonds. Dans la mesure où les systèmes de comptabilité nationale n’existaient pas

encore, la forte incertitude quant à la solvabilité des Etats incitait les épargnants à se fier en

priorité à la réputation des intermédiaires d’émission pour juger du degré de sureté d’une

créance étatique.

Cela ne signifie toutefois pas que rien n’ait été entrepris pour mesurer la capacité des

débiteurs à servir leur dette, bien au contraire. La « première mondialisation » se traduisit par

des efforts accrus pour produire et interpréter des données financières sur chaque pays. Le

dernier chapitre de cette partie sera donc consacré à l’étude de ces efforts appliqués au cas

chinois. Nous essaierons ainsi de restituer le processus de formation de ces chiffres et de leur

1 BERGER, Suzanne, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, Paris, Le Seuil, « La

République des idées », 2003, 96 pages

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interprétation, ce qui nous mènera in fine à comprendre la dette comme une opportunité de bâtir

des critères normatifs de bonne gestion financière.

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Chapitre 1. Au commencement était la guerre

Les liens unissant la dette impériale chinoise et l’intégration du Céleste Empire à

l’économie mondiale sont complexes. D’un côté, cet endettement favorisa l’émergence de

rapports plus étroits entre la Chine et les marchés internationaux. D’un autre, il peut

s’appréhender comme la conséquence de l’expansion ultra-marine des puissances européennes

et du décloisonnement du monde qui eurent lieu au XIXe siècle1. En effet, loin de trouver son

origine dans un processus interne, propre à la Chine, l’accumulation de créances à l’égard

d’acteurs étrangers résulta des relations conflictuelles que la dynastie Qing entretint avec le

reste du monde tout au long des années 1800.

L’origine belliqueuse de la dette chinoise

L’origine de la dette des pays dominés à l’échelle du système-monde de la fin du XIXe

siècle est souvent négligée par l’historiographie, qui préfère s’intéresser à ses conséquences

politiques et économiques. Identifier les causes même de l’endettement externe est pourtant un

enjeu majeur. Pour celui qui s’intéresse aux manières dont ces créances furent utilisées afin de

faciliter la mise sous tutelle de l’Etat chinois, cela permet de déterminer si le fait même de

transformer le Céleste en débiteur était conçu, dès le départ, comme une manière de l’insérer

dans des relations de domination, de dépendance et de contrôle.

Partir en quête des origines et des principes n’est toutefois pas chose aisée. A chercher la

première des créances détenues par des acteurs étrangers sur le gouvernement central chinois,

nous pouvons toujours remonter plus tôt, et en identifier une toujours antérieure à toutes celles

que nous avions jusque-là dénichées. A coup sûr, notre terminus a quo de 1874 sera alors

allègrement dépassé. Comme nous l’avons d’ailleurs souligné en introduction, il ne correspond

pas à la première dette contractée par un officiel chinois auprès de créanciers étrangers, mais

au premier emprunt ayant donné lieu à une émission de titres sur les marchés financiers. Dans

l’introduction de son volumineux travail soutenu à l’université de Hong-Kong en 1985, David

1 La combinaison, entre autres, de ces deux phénomènes conduit Christopher Bayly à décrire le XIXe

siècle comme celui de la « naissance du monde moderne ». BAYLY, Christopher, Alan, La naissance

du monde moderne (1780-1914), Paris, Les Editions de l’Atelier/Editions ouvrières, 2007 [2004], 862

pages

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J. S. King rappelle ainsi que des marchands étrangers ont avancé des fonds à des mandarins

dans les années 18601. Nous irons même plus loin : si l’on tient compte de l’ensemble des

sommes dues par la Chine à ses créanciers étrangers, alors le pouvoir impérial devint débiteur

à l’égard du reste du monde au moins dès 1842. Le Traité de Nankin, qui solda la première

guerre de l’opium, accorda en effet à la Grande-Bretagne une indemnité de guerre2, pratique

renouvelée en 1858 à l’occasion du traité de Tien-Tsin, qui, lui, mit fin à la première partie de

la seconde guerre de l’opium. Ces indemnités furent rapidement remboursées (en quatre ans

chacune). Elles n’en plaçaient toutefois pas moins l’endettement du régime mandchou sous le

signe des guerres et des défaites.

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette caractéristique alla en se renforçant au fil

du temps. Comme le note Herbert Feis dans son ouvrage canonique, « la quasi-totalité du

fardeau de la dette provenait, avant la période révolutionnaire, des indemnités que l’on a

imposées à la Chine suite à ses défaites militaires et aux soulèvements anti-étrangers qui

l’agitèrent3 ». En 1895 et en 1901, l’histoire se répéta. Le gouvernement impérial dut payer des

sommes d’un montant croissant pour satisfaire aux exigences des puissances, sorties

victorieuses des conflits qui les opposèrent au Céleste. La dette chinoise était donc en grande

partie une dette de vaincu. L’emprunt de 1874, d’un montant de deux millions de taels (627 615

£), en offre une belle illustration : il servit à payer une partie de l’indemnité imposée par le

Japon au mois d’octobre. Plus tôt dans l’année, le massacre de marins japonais par des

aborigènes de Formose avait en effet conduit l’empereur Meiji à envoyer un corps

expéditionnaire de trois mille hommes sur l’île. Face au refus des troupes nippones de quitter

les lieux, le gouverneur de la province du Fukien, dont la juridiction s’étendait à l’époque

jusqu’à Formose, se résigna à accepter les conditions que le Japon avait fixées à son départ.

Parmi elles figurait, donc, le paiement d’une indemnité, qui nécessita de recourir aux services

de la Hong-Kong Bank. Cette dernière avança la somme nécessaire au gouvernement

provincial, dûment autorisé par le pouvoir central à ainsi s’endetter. Elle émit ensuite des titres

adossés à la créance dont elle venait de faire l’acquisition, d’abord à Hong-Kong en 1875, puis

1 KING, David J. S., Op Cit., « Loans to Chinese Authorities Before 1874 », p. 1 2 PÉNIN, Marc, « Première Guerre de l’opium », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 26

avril 2015. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/premiere-guerre-de-l-opium/ 3 FEIS, Herbert, Europe : the World's Banker, 1870-1914 : An Account of European foreign investment

and the connection of world finance with diplomacy before the war, New York : A. M. Kelley, “Reprints

of Economics classics”, 1964 (1930), chap. 19, « The financing of the Chinese government », p. 436

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à Londres en 18761. L’ouverture, sur les marchés étrangers, d’une ligne de crédit au nom du

gouvernement chinois fut donc placée sous le signe de la défaite politico-militaire.

Il serait cependant réducteur d’assimiler ce prêt au simple paiement d’une indemnité ; il

fut en effet également contracté pour renforcer les défenses maritimes du Fukien2. Et en cela, il

augurait d’un autre grand type d’emprunt : celui à vocation militaire. Tout au long de la seconde

moitié du XIXe siècle, la Chine fit en effet face à de nombreuses révoltes et soulèvements

internes. Ceux-ci, sans atteindre la violence de la Rébellion des Taiping (1851-1862), n’en

exigèrent pas moins un énorme effort financier de la part des pouvoirs publics. Il fallait trouver

les fonds pour lever puis entretenir des armées de taille importante, et, ensuite, pallier les

nombreuses destructions subies. Ainsi, les cinq emprunts contractés entre 1875 et 1882 furent

tous sollicités par le gouvernement impérial ou les autorités du Shanxi et du Guangxu pour

mettre un terme à la rébellion Tungan (ou Dungane) dans le nord-ouest du pays3. Cette révolte

est, avec celle des Panthay, dans le Yunnan, l’une des deux « révoltes musulmanes » qui

secouèrent la Chine au cours des années 1860-1870. Ses racines sont multiples. Elles remontent

d’abord à la seconde moitié XVIIIe siècle, date à partir de laquelle le gouvernement central

promulgua un certain nombre de lois discriminant les populations musulmanes sur le plan

judiciaire. Les relations entre les fractions chinoises de l’Oumma et les autorités impériales,

jusque-là plutôt bonnes, se dégradèrent alors rapidement. Dès les années 1780, les accrochages

se multiplièrent entre l’armée et ceux que l’on n’appelait pas encore les Ouigours. Face à la

répression, le Shanxi et le Guangxu virent alors se développer des pratiques soufistes prônant

la résistance aux Mandchous4. La rébellion Dungane s’inscrit cependant également dans une

temporalité plus courte. L’évènement qui, en 1863, déclencha une véritable guerre civile,

découle de la présence de troupes Qing venues dans le Shanxi pour chasser des Taiping en fuite.

Les militaires brûlèrent en effet à cette occasion un village musulman, ce qui suscita une

réplique immédiate des milices musulmanes et dégénéra, in fine, en nouvelle guerre civile5. Le

financement des opérations militaires mobilisa rapidement un exigeant système de remises et

de transferts entre les provinces6. Las, celui-ci se révéla vite insuffisant, d’autant que la défense

1 KING, David J. S., Op. Cit., pp. 33-35. 2 Ibid. 3 Ibid., pp. 10-11 et pp. 67-149. 4 LIU, Kwang-Ching, SMITH, Richard J., « The military challenge: the north-west and the coast », in

TWITCHETT, Denis, et FAIRBANK, John K. (dir.), The Cambridge History of China, Vol. 11. Late

Qing, 1800-1911, part. 2, New-York: Cambridge University Press, 1980, p. 212 5 Ibid., p. 217 6 KING, David J. S., Op. Cit., p. 12

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de Formose, convoitée, comme nous l’avons vu, par le Japon, grevait déjà les finances

provinciales. Tso-Tsun Tang, à la tête d’une armée régionale eut alors, dans un premier temps,

recours aux services financiers des marchands européens. Ces derniers lui accordèrent diverses

avances de court terme, avant qu’il ne contracte, en 1875, un premier « grand » emprunt, qui

fut suivi de quatre autres jusqu’en 1882.

Les dépenses militaires à l’origine de l’aggravation de l’endettement chinois ne

couvraient toutefois pas que les campagnes menées contre les révoltes internes. Les guerres

livrées contre les puissances étrangères, en plus de se solder par de colossales indemnités,

motivèrent, elles aussi, la contraction de divers emprunts. La guerre contre la France (1881-

1885) occasionna ainsi l’octroi de divers prêts, soit au gouvernement central, soit directement

à la province du Liang-Kwang, où était centralisée la direction des opérations. David King

estime le budget de cette vice-royauté à 2,5 millions de Taels en 1884. Cette année-là, du fait

des opérations militaires, les dépenses se seraient élevées à 3,9 millions de Taels1. Cela obligea

à nouer quatre emprunts, dont trois au moins étaient explicitement destinés au recouvrement

des dépenses de guerre. Le schéma se répéta en 1895. Lors des trois derniers mois du conflit

contre le Japon, conclu en avril lors du traité de Shimonoseki, trois prêts furent signés, pour un

montant de plus de 5,5 millions de livres sterling.

Ces trois motifs d’endettement (financement des opérations militaires internes,

recouvrement des dépenses de guerre et paiement des indemnités après les défaites) englobent

à eux seuls la quasi-totalité des sommes empruntées par la Chine à des créanciers étrangers,

dont le graphique 1 nous donne le détail, année par année. Encore une fois, il ne s’agit ici que

des emprunts dont la contraction a été validée par un édit impérial et dont le gage « affecte

directement le revenu ordinaire2 ». Se concentrer sur les seuls emprunts externes évacue en

outre les créances dont le gouvernement chinois a voulu assurer le remboursement sans

solliciter de prêts. Il n’empêche que, malgré ces limites (et peut-être même du fait de ces

limites), le graphique ci-dessus témoigne de l’important rôle que jouèrent les indemnités dans

la dégradation de la position extérieure nette du Céleste Empire. En 1896 et 1898, les sommes

empruntées (16 millions de livres sterling à chaque fois) le furent uniquement pour respecter

les échéances exigées par le Japon en matière de paiement d’indemnités. En 1895, sur les 19

millions octroyés à la Chine, 16 le furent également pour respecter les clauses financières du

1 KING, David J. S., Op Cit. p. 201 2 Par opposition aux emprunts ferroviaires, par exemple, gages sur la propriété des lignes construites.

FEUERWEKER, Albert, « Economic trends in the late Ch’ing Empire, 1870-1911 », in TWITCHETT,

Denis et FAIRBANK, John K., Op. Cit., p. 65

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traité de Shimonoseki. Ajouter à cette représentation les emprunts productifs, dont le gage était

constitué par les revenus ou la propriété des projets que finançaient lesdits emprunts, n’aurait

alors pas changé son résultat fondamental, à savoir la prédominance des dépenses militaires et

des réparations de guerre dans la constitution de la dette chinoise. En effet, si l’on tient compte

seulement de la Boxer Indemnity1 et des trois emprunts contractés en 1895, 1896 et 1898, ce

sont plus de 476 millions de Taels qui ont été versés par des représentants de l’autorité impériale

à l’étranger jusqu’en 1912. Cette somme est supérieure de 50% à celle que recouvre la totalité

des emprunts ferroviaires contractés sur l’ensemble de la période 1874-19122. Le principal

défaut du graphique 1 n’est donc pas tant de se concentrer sur les emprunts pesant sur le budget

ordinaire du gouvernement, que de ne pas mettre en exergue l’énorme poids que représentèrent

les 67,5 millions de livres de la Boxer Indemnity.

Source: KING, David J.S., China’s Early Loans (1874-1895) and the Role of the Hong-Kong and Shanghai Banking

Corporation, 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Treaties and Agreements with and concerning China, 1921

Il ressort donc de ce premier panorama que la dette chinoise résulte essentiellement de

l’expansion des puissances étrangères en Extrême-Orient, opérée aux dépens du Céleste

Empire. Livrant de coûteuses guerres, ce dernier fut systématiquement défait et contraint à

payer des réparations sans cesse plus importantes. La fragilisation de la dynastie Qing

s’accompagna alors de révoltes internes, et le retour au calme se paya au prix fort. Aux pertes

1 La Boxer Indemnity fut imposée au titre des dommages subis lors du soulèvement des Boxers (1899-

1901) 2 Ibid., p. 67

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Graphique 1. Montant total des emprunts contractés

par année (en £)

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

humaines s’ajoutèrent les frais que ces troubles domestiques générèrent en matière d’opérations

militaires. Toutefois, si ce fil conducteur constitue bien la trame de l’endettement chinois, il

importe d’y ajouter nuances et précisions. Ces dernières sont, de plus, indispensables pour saisir

les grandes phases de l’histoire de la dette mandchoue. Restituer ces dernières constitue

l’objectif de notre prochaine section.

Un essai de périodisation

Aussi structuré qu’il soit par les grandes dynamiques que nous venons d’exposer,

l’endettement de l’empire Qing semble connaître des périodes aux caractéristiques bien

distinctes. Quatre, d’une durée inégale, nous paraissent pouvoir être distinguées. La première

s’étend de 1874 à 1894. La seconde comprend les années allant de 1895 à 1900. La troisième

commence en 1900 pour s’achever en 1911. La quatrième, enfin, se condense sur les quelques

mois allant de 1912 à avril 1913. La combinaison du graphique 1, vu ci-dessus, et du graphique

2, donnant le nombre d’emprunts contractés par année fournit une assez bonne illustration de

ce découpage.

Source: KING, David J.S., China’s Early Loans (1874-1895) and the Role of the Hong-Kong and Shanghai Banking

Corporation, 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Treaties and Agreements with and concerning China, 1921

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Graphique 2. Nombre d'emprunts contractés par année

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

La première période est ainsi marquée par une quantité importante d’emprunts (dix-sept

au total), couvrant cependant des sommes relativement faibles (à peine peu plus de 10 millions

de livres sterling au total). Comme nous l’avons vu plus haut, la majorité de ces prêts servirent

à financer des opérations militaires (contre la rébellion Dungane dans un premier temps, puis

contre la France ensuite) et à payer l’indemnité imposée par le Japon (après en avoir dans un

premier temps exigé une, la France renonça finalement au procédé en 18851). Seule exception

franche, un emprunt conclu en novembre 1884 visa à financer la construction d’un arsenal, la

mise en place d’activités d’extraction de charbon et de fer et l’inauguration d’une ligne de

chemin de fer. Par ailleurs, pour quatre autres prêts, il nous a été impossible de trouver trace du

motif ayant poussé à leur contraction2. Ils représentent toutefois une somme bien maigre (moins

de 600 000 livres), qui ne saurait remettre en cause la principale cause d’endettement sur cette

période : la guerre. La nature des gages constitue à ce titre un facteur permettant sans doute de

mieux spécifier les emprunts conclus au cours des années 1874-1894. Beaucoup furent, bien

sûr, adossés aux revenus du Service des Douanes Maritimes Impériales Chinoises. Nous

reviendrons plus en détail sur cette institution aux chapitres 3, 4, et 8. Notons pour l’instant que,

dirigé par des fonctionnaires étrangers depuis 1854, ce Service constituait la source la plus

fiable et la plus transparente de recettes pour le gouvernement central3. Toutefois, lorsqu’un

emprunt était contracté, ses revenus n’étaient pas systématiquement mis à contribution. Ils le

furent en fait onze fois sur dix-sept, et sur ces onze fois, ils ne le furent trois fois que

partiellement. En 1877, 1878 et 1885 ce sont en effet les seuls droits collectés, respectivement

à, Foochow, Pékin et Shanghai, puis Canton, Ningpo, Foochow, Shanghai et Hankéou et, enfin,

Canton, qui furent utilisés comme gages. Sur les six autres emprunts contractés entre 1874 et

1 HSU, Immanuel C. Y., « Late Ch’ing foreign relations. 1866-1905 », in TWITCHETT, Denis,

FAIRBANK, John, Op. Cit., p. 101 2 Cette partie de notre travail se base sur la lecture attentive du mémoire de David J. S. King, qui a

procédé à l’inventaire et au descriptif de tous les emprunts contractés par le gouvernement impérial entre

1874 et 1894. Le détail des emprunts postérieurs à 1894 a, lui, été obtenu par la lecture de l’ouvrage de

John Van Antwerp McMurray, recensant tous les contrats passés entre la Chine et les pays étrangers

entre 1895 et 1919. Les différents documents que nous avons pu consulter aux archives du Crédit

Lyonnais, d’HSBC, du quai d’Orsay et du Foreign Office ont par ailleurs systématiquement corroboré

les informations glanées dans ces ouvrages. KING, David J. S., Op. Cit. MACMURRAY, John Van

Antwerp, Op. Cit. 3 Les douanes maritimes n’étaient pourtant pas, comme on le lit souvent, la principale source de revenus

du pays. La taxe foncière rapportait davantage de profit au gouvernement central. FEUERWEKER,

Albert, « Economic trends in the late Ch’ing Empire, 1870-1911 », in TWITCHETT, Denis et

FAIRBANK, John K., Op. Cit., p. 65. Ce résultat est également avéré par une lettre de Claude

MacDonald, ambassadeur du Royaume-Uni, à Lord Salisbury, ministre des Affaires Etrangères de sa

Majesté, le 17 mars 1897. FO 881/7023/8. Il est enfin largement documenté par les archives du Crédit

Lyonnais (DEEF 73449, « Documents sur les revenus et dépenses »)

Page 32: TRUONG-LOÏ, Blaise

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

1894, ce sont les revenus des trésors provinciaux, de la gabelle ou des douanes indigènes que

l’on mobilisa.

Cette diversité témoigne de la capacité qu’avaient alors les autorités chinoises à, parfois,

choisir elles-mêmes la nature des ressources qu’elles souhaitaient constituer comme gages. Une

telle pluralité n’était sans doute en effet pas du goût des créanciers. Dès 1874, ces derniers se

montrèrent fermes quant aux ressources qui avaient leur préférence : ce sont les revenus du

service des douanes maritimes, plus sûrs, et en croissance constante, qui suscitaient toutes les

convoitises. La Hong-Kong Bank refusa même dans un premier temps d’accorder un prêt au

gouvernement impérial s’ils n’étaient pas mis en balance1. La rigueur avec laquelle la Chine

servit sa dette, ainsi que la concurrence entre les candidats à la fourniture de capitaux, desserra

toutefois cette contrainte. En 1881, Tso Tsung-Tang, vice-roi du Shanxi et du Ganxu, réussit

ainsi à emprunter en ne gageant que les revenus des douanes indigènes de sa province2. Nous

reviendrons en détail au chapitre 4 sur les conséquences que la concurrence entre les banques

européennes eut sur les conditions d’emprunt de la Chine. Notons simplement ici que la marge

de manœuvre relativement importante dont bénéficiaient les autorités chinoises peut également

s’observer en regardant les monnaies dans lesquelles étaient libellés les emprunts. Pays à étalon-

argent depuis des siècles, la Chine fit face à l’effondrement des cours de ce métal lors de la

seconde moitié des années 18003. Dans ces conditions, les créanciers étrangers, dont la majorité

étaient ressortissants de pays ayant adopté le gold-standard, cherchaient généralement à ce que

leurs créances soient libellées en monnaie-or. Pourtant, jusqu’en 1894, le grand sérieux avec

lequel la Chine honora ses dettes conduisit les établissements étrangers à accepter des

remboursements en Taels, unité monétaire d’argent privilégiée du Céleste. Ainsi, alors qu’elle

avait refusé en 1875 de prendre pareil risque, la Hong-Kong changea son fusil d’épaule et

accorda, en 1877, son premier emprunt libellé en Taels4. En tout, sur les dix-sept emprunts

contractés entre 1874 et 1894, dix le furent en monnaie-argent, comme le montre le graphique

3. Certes, ces prêts ne représentèrent qu’un peu moins de 30% de la somme totale empruntée

1 KING, David J. S., Op. Cit., p. 39 2 Ibid., p. 146 3 La crise monétaire que connut la Chine durant quarante ans est très bien renseignée. Il faut dire qu’elle

suscitait de sérieuses inquiétudes parmi les diplomates européens, comme en témoigne le nombre de

rapports qu’ils écrivirent à ce sujet. Le « dossier général » de l’entrée « finances publiques » de la série

148 CP/COM (« Correspondance politique et commerciale avec la Chine ») des archives diplomatiques

est ainsi intégralement consacré aux questions monétaires. Cela couvre les cartons allant de 148

CP/COM 343 à 148 CP/COM 349. Pour une approche plus systématique, on pourra se référer au travail

récent de Markus Denzel : DENZEL, Markus A., Handbook of world exchange rates : 1590-1914,

Farnham (Angleterre), Ashgate, 2010, clii + 613 pages 4 KING, David J. S., Op. Cit., p. 77

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

au cours de ces vingt ans. Toutefois, en comparaison des trois autres périodes, c’est de loin la

fraction la plus importante que la Chine put emprunter dans sa propre monnaie, ainsi que le

souligne le tableau 1. Aussi, si la période 1874-1894 illustre bien une situation endettement

externe quasi systématiquement contrainte par les guerres et les défaites, elle se présente

également comme un moment où les autorités impériales chinoises bénéficièrent de conditions

d’emprunt à certains égards relativement favorables. La monnaie dans laquelle étaient libellées

les créances chinoises et les gages auxquels celles-ci étaient adossés traduisent une situation

que la défaite contre le Japon modifia radicalement.

Source: KING, David J.S., China’s Early Loans (1874-1895) and the Role of the Hong-Kong and Shanghai Banking

Corporation, 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Treaties and Agreements with and concerning China, 1921

Tableau 1. Fraction des emprunts libellée en monnaie-argent et fraction du

montant total libellée en monnaie-argent, par période

Période Fraction des emprunts libellée

en monnaie-argent

Fraction du montant total emprunté

libellée en monnaie-argent

1874-1894 10/17 30%

1895-1900 1/6 3%

1901-1911 3/8 6%

1912 1/9 < 1%

Source: KING, David J.S., China’s Early Loans (1874-1895) and the Role of the Hong-Kong and Shanghai Banking

Corporation, 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Treaties and Agreements with and concerning China, 1921

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Graphique 3. Nombre d'emprunts or et argent

Nombre d'emprunts or Nombre d'emprunts argent

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

La seconde période, qui se concentre sur les années 1895-1900, présente, en effet, un

profil totalement différent de la première. La défaite contre le Japon, actée en avril 1895 par le

traité de Shimonoseki, fit entrer la dette souveraine chinoise dans une autre dimension. Elle se

solda par l’imposition d’une indemnité de 250 millions de Taels (soit 41 millions de livres au

taux de change de 18951), dont 50 millions devaient être payés avant septembre 1895, et 50

autres avant mars 1896. Les 150 millions restants devaient, eux, être versés en six tranches

annuelles égales. Chaque année, des intérêts de 5% étaient prélevés sur le montant restant à

rembourser, à moins que la Chine ne s’acquitte de l’intégralité de sa dette avant 1898, auquel

cas les intérêts lui seraient remboursés2. Cette clause, ajoutée au texte final suite à l’intervention

« amicale » de la France, de la Russie et de l’Allemagne3, permit à la Chine de rapidement se

libérer rapidement des obligations qui la liaient au Japon. Elle la poussa également à contracter

trois grands emprunts en 1895, 1896 et 1898, de 16 millions de livres (soit 400 millions de

francs) chacun. Au cours de ces trois années, les banques européennes accordèrent donc au

pouvoir mandchou des crédits d’un montant plus de cinq fois supérieur à la somme totale

empruntée entre 1874 et 1894. L’explosion littérale de la dette chinoise à cette période fait donc

de 1895 un véritable point de bascule de notre analyse. « Avant la guerre contre le Japon, le

gouvernement chinois n’avait, pour ainsi dire, contracté aucune dette4 », dit ainsi Herbert Feis.

L’édition 1896 du Statesman’s Yearbook, ouvrage annuel apportant des informations

quantitatives et qualitatives sur chaque pays du monde depuis 1863, rapporte, elle, que

« l’augmentation de la dette existante de la Chine est entièrement due à la guerre récente contre

le Japon5 ».

L’alourdissement du fardeau de la dette en 1895 se doubla, par ailleurs, d’une

modification des conditions d’emprunt. C’est en or que la quasi-totalité des emprunts furent

libellés (graphique 3) et ce sont les revenus du service des douanes maritimes qui furent presque

exclusivement constitués en gage. Il s’agissait là de deux conditions essentielles à l’octroi de

financements du point de vue des banques étrangères. Et quand d’autres revenus du

1 DENZEL, Markus A., Op. Cit., p. 510 2 HOU, Chi-Ming, « Foreign obligations of the Chinese government », Op. Cit., chap. 2, p. 24 3 BICKERS, Robert, Op. Cit., p. 236 4 FEIS, Herbert, « The Financing of the Chinese Government », Op. Cit., p. 433 5 Statesman’s Yearbook. Statistical and Historical Annual of the States of the World for the Year 1896,

Londres, Palgrave McMillan, 1896 p. 423

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

gouvernement central furent gagés, en 1898, ils ne le furent que parce que le service de la dette

commençait à excéder les revenus du service des douanes maritimes1.

L’accroissement de l’endettement chinois au cours de ces trois années s’encastrait en

outre dans une dynamique plus large de « ruée » des puissances pour obtenir de la Chine

concessions et avantages, tant sur le plan politique que sur le plan économique. Nous

reviendrons en détail au chapitre 4 sur le rôle que jouèrent les emprunts dans ce processus

d’expansion qui augurait, pour certains, du « dépècement » à venir de la Chine2. Contentons-

nous ici d’en restituer les causes. Alarmées par la surprenante victoire du Japon, les puissances

européennes craignirent brutalement de voir le pays du Soleil Levant les évincer du terrain de

jeu chinois. L’appropriation par l’Allemagne de la baie de Jiaozhou déclencha alors une

véritable course où chacun essaya d’extorquer à la Chine des pans de sa souveraineté3. C’est

notamment dans ce contexte que les emprunts ferroviaires connurent leur essor, gagés qu’ils

étaient sur la propriété des lignes qu’ils servaient à construire. En 1898 fut ainsi signé, avec la

France, l’emprunt assurant le financement de la construction de l’axe Pékin-Hankéou, première

grande voie ferrée de l’histoire du pays4. Cette dynamique se poursuivit d’ailleurs au-delà des

années 1895-1900, que nous avons définies comme la seconde période de notre récit. Entre

1899 et 1911, 90% des emprunts contractés par le pouvoir mandchou furent des emprunts

ferroviaires ; ils mobilisèrent une somme s’élevant à 27,3 millions de livres sterling5.

Si, malgré cette continuité qu’apportent les emprunts ferroviaires, nous avons choisi de

considérer l’année 1901 comme le moment d’une nouvelle bascule, c’est parce que celle-ci

marque un tournant dans l’endettement du Céleste. Elle ouvre en effet une période hautement

paradoxale : alors que la Chine connut à ce moment une nouvelle accélération décisive de son

endettement, le nombre d’emprunts, lui, stagna. Ainsi, deux seulement furent contractés entre

1901 et 1910. Cette atonie pourrait rappeler celle des années 1885-1894 si la première décennie

du XXe siècle ne s’ouvrait pas sur le règlement de la guerre des Boxers. Ce conflit, qui se

résumait initialement à une révolte interne tournée à la fois contre les étrangers et le pouvoir

impérial, fut repris par l’impératrice douairière Cixi pour asseoir son pouvoir. En 1898, cette

1 Le phénomène est bien renseigné par les archives du Crédit Lyonnais, entre autres grâce à une note

« Recettes et dépenses (renseignements antérieurs à la guerre de 1914-1918) », DEEF 73-449. La

correspondance diplomatique française regorge également de documents rendant compte de cette

difficulté. Voir en particulier 148 CP/COM – 351. 2 BERESFORD, Charles (Lord), The Break-Up of China, Londres, Harper & Brothers, 1899 3 BICKERS, Op. Cit., p. 327. 4 HOU, Chi-Ming, Op. Cit., p. 24 5 Ibid., p. 29

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

dernière avait en effet, par un coup d’Etat, mis une fin brutale à l’expérience de « réforme

des cent jours », qui avait vu son neveu Guangxu, officiellement au pouvoir depuis 1875 (il

avait alors trois ans), s’émanciper de la tutelle de sa tante1. L’insurrection de 1899, fomentée

par la société secrète des Poings de Justice et de la Concorde, lui fournit alors l’occasion de

s’affirmer comme opposée aux légations étrangères, qui avaient pillé le pays au cours des trois

dernières années. Malheureusement pour elle, le mouvement fut férocement réprimé par les

Puissances2 et le protocole de paix, signé en septembre 1901, imposa à la Chine une colossale

indemnité de 67,5 millions de livres3, ce qui ne fit pas loin de doubler le capital total de la dette4.

Les différents acteurs européens s’attendirent alors tous à ce que le Céleste procède à un

gigantesque emprunt. Les archives du Crédit Lyonnais et du Ministère des Affaires Etrangères

regorgent ainsi de brouillons de contrats rédigés entre la fin de l’année 1900, date à laquelle il

fut acquis que la Chine aurait à payer d’importantes réparations, et le courant de l’année 19015.

Pourtant, le gouvernement impérial décida de procéder au remboursement sur ses propres

deniers. Pressées par une société civile qui voyait désormais d’un très mauvais œil la

contraction d’emprunts non-productifs auprès de créanciers étrangers6, les autorités centrales

décidèrent de mettre en place une contribution exceptionnelle des provinces pour servir la dette7

et de limiter autant que possible leur recours aux financements extérieurs. Ainsi, jusqu’en 1911,

seul un emprunt fut contracté, en 1905, pour garantir le paiement des annuités de la Boxer

Indemnity. Jusqu’à cette date, les autorités chinoises avaient pourtant assuré le versement des

sommes qu’elles devaient aux puissances avec une grande ponctualité. Seulement, une

ambiguïté du protocole de septembre 1901 (et de son article VI, pour être plus précis) compliqua

la situation. Le montant total de l’indemnité avait en effet été défini en taels et il s’élevait, ainsi

libellé, à 450 millions. Le paragraphe (a) de l’article VI détaille alors les taux de conversion du

1 PAULES, Xavier, La Chine, Des Guerres de l’Opium à nos jours, Paris, La Documentation Française,

coll. « la Documentation Photographique », 2013, 64 pages 2 L’aventure de l’expédition internationale envoyée en Chine pour réprimer la révolte est notamment

racontée par LOTI, Pierre, Les derniers jours de Pékin, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2014 (1902),

285 pages 3 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., p. 278 4 « Recettes et dépenses (renseignements antérieurs à la guerre de 1914-1918) », DEEF 73-449 5 « Projets d’emprunt, brouillons. 1900 », DEEF 73 449. Aux archives diplomatiques, le carton 148

CP/COM – 353 contient plusieurs documents similaires. On pourra en particulier voir la lettre du 2

juillet 1901 envoyée par l’ambassade de France à Pékin au Ministère des Affaires Etrangères. 6 HOROWITZ, Richard S., “The Ambiguities of an Imperial Institution: Crisis and Transition in the

Chinese Maritime Customs, 1899–1911”, The Journal of Imperial and Commonwealth History, Vol. 36,

No. 2 (Juin 2008), pp. 275-294 7 KING, Frank H.H., “The Boxer Indemnity: 'Nothing but Bad'”, Modern Asian Studies, Vol. 40, No. 3

(Jul., 2006), pp. 663-689

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Tael avec les différentes monnaies-or des pays auxquels la Chine devait verser des annuités, et

affirme que le paiement des intérêts (4% annuels) et du capital devra être assuré à la parité avec

l’or. Seulement, il ne dit pas si le niveau de parité est celui déterminé en début de paragraphe

ou celui, comme il est mentionné plus loin, en vigueur aux différents jours où les versements

doivent avoir lieu1. La différence était pourtant importante : la perte de valeur de l’argent par

rapport à l’or provoqua, en effet, une forte dépréciation du Tael par rapport aux monnaies-or.

Dès 1902, le Tael avait ainsi perdu 14% de sa valeur par rapport à 1901. Profitant de l’aubaine,

la Chine avait alors versé aux puissances des annuités d’un montant correspondant à la parité

de 1901. Seulement, les puissances exigèrent en 1905 que la Chine se conforme désormais aux

taux courants et corrige le trop-peu versé en remboursant ses créanciers du préjudice dont ils

avaient été victimes en 1902, 1903 et 19042. C’en était trop pour le gouvernement impérial,

dont l’augmentation des recettes permettait tout juste d’honorer les échéances en se conformant

à l’ancienne parité. Il contracta donc un emprunt d’un million de livres auprès de la Hong-Kong

Bank en 1905.

Ce fut cependant la seule fois où la Boxer Indemnity força la Chine à recourir aux services

des banques étrangères. En 1908, l’emprunt de 5 millions de livres sterling émis conjointement

par la Hong-Kong Bank et la Banque de l’Indochine permit au gouvernement central de racheter

l’emprunt qui avait servi à construire la ligne ferrée Pékin-Hankou. L’un des deux emprunts

conclus en 1910 servit un objectif similaire. En 1911, enfin, quatre prêts furent accordés à la

Chine. Le premier, d’un fort maigre montant (moins de 225 000 livres), servit un but inconnu.

Un second permit la restructuration d’une dette provinciale. Le troisième permit l’achat d’armes

allemandes. Le quatrième, de loin le plus important, visait, pour 10 millions de livres sterling,

à refonder totalement le système monétaire chinois. Signé en septembre, il ne fut toutefois

jamais émis ; quelques jours plus tard, la révolution éclata. Il n’empêche qu’il rend bien compte

d’une période où, malgré le fardeau, énorme, de la Boxer Indemnity, le gouvernement central

ne contracta de prêts, à l’exception de celui de 1905, que pour des motifs productifs, poussé en

cela par une opinion publique violemment anti-étrangère depuis l’insurrection des Boxers.

Précisons cependant bien que la période 1901-1911 gravita toujours autour du paiement de la

Boxer Indemnity ; l’importance de cette dernière confirme donc ce que nous disions au sujet de

l’origine belliqueuse de la dette publique chinoise.

1 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., p. 281 2 Au Royaume-Uni, des traces de certaines discussions qu’eurent les banquiers et les diplomates à ce

sujet peuvent se trouver dans le carton FO 228/2297, Indemnity. En France, on trouvera des documents

analogues dans le carton 148 CP/COM - 354.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

La révolution de 1911 constitua une rupture indéniable dans cette histoire. Si le chapitre

8 nous permettra de revenir plus en profondeur sur les événements qui la rythmèrent, il convient

d’affirmer, d’emblée, le poids des enjeux financiers dans son déroulement. La désorganisation

de l’administration fiscale entama le bon fonctionnement des circuits classiques du financement

étatique. Privés de ressources pécuniaires, révolutionnaires comme fidèles de l’Empire se

tournèrent alors, sans ressources pécuniaires, vers les banques étrangères1. L’extrême instabilité

politique n’incitait toutefois pas à la confiance et rares furent les établissements qui se risquèrent

à accorder plus que des avances de court terme. De toutes les façons, rares étaient aussi ceux

qui pouvaient se le permettre. Les grands établissements, qui avaient jusque-là prêté à la Chine,

suspendirent en effet, de concert avec les chancelleries de leur pays, tout emprunt à une vaste

réorganisation des dettes de l’ancien régime. Un véritable « mur d’argent » se dressa alors en

face du nouveau pouvoir2. Il ne se fissura définitivement que quand le nouvel homme fort du

pays, Yuan-Shi Kai, ancien général au service des Qing, accepta, contre l’avis du clan

républicain-nationaliste, un grand emprunt de réorganisation. D’un montant de 25 millions de

livres, celui-ci fut signé en avril 1913, après que Yuan ait éliminé le leader du Guomindang,

Song Jiaroen3. Unifiant l’ensemble des créances détenues par des étrangers sur le gouvernement

mandchou, cet emprunt clôtura la quatrième phase de notre cycle.

Ainsi découpée et caractérisée par la centralité des guerres et des conflits, la dette

publique chinoise est-elle alors le meilleur symbole de l’instrumentalisation de la relation de

crédit par les puissances impérialistes ?

La Chine, cas à part ou situation banale ?

Nous terminerons ce premier chapitre par une mise en perspective de l’endettement

chinois, et par sa comparaison avec d’autres cas analogues. Ces comparaisons ne sont pas

fortuites ; elles sont d’abord l’œuvre des acteurs de l’époque, qui replaçaient en permanence les

emprunts mandchous dans un contexte plus global. En 1874, la première émission publique de

titres de dette chinoise amena The Economist à dresser un parallèle entre la situation du Céleste

1 CHAN, K.C., “British Policy in the Reorganization Loan to China 1912—13”, Modern Asian Studies,

Vol. 5, No. 4 (1971), p. 361 2 TERTRAIS, Hugues, « Une révolution sous influence : la république chinoise face au consortium

bancaire », Matériaux pour l'histoire de notre temps, 2013/1, N° 109 - 110, pp. 25-31. 3 CHAN, K. C., Art. Cit., p. 370

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Empire et celle de l’Egypte, de l’Empire Ottoman ou d’autres pays d’Amérique Latine1. En

1895, Edouard Noetzlin, administrateur de la Banque de Paris et des Pays-Bas, justifia le besoin

d’une intervention approfondie des puissances européennes dans l’administration fiscale

chinoise au nom des résultats bénéfiques que cette forme de contrôle avait obtenus, sous sa

direction, au Mexique (il dirigea la Banque Nationale de ce pays dans les années 1880)2. Début

1898, les dignitaires impériaux hésitèrent par deux fois avant de contracter un troisième

emprunt de libération nationale ; n’était-ce pas là s’aventurer dans une voie « périlleuse et

pouvant mener la Chine à une situation analogue à celle de l’Egypte3 » ? Tous ces parallèles

étaient-ils alors fondés ? Il est tentant de considérer que oui. Seulement, il n’est pas dit que

l’analogie résiste longtemps à l’analyse.

La première chose importante à noter au sujet de la dette publique chinoise est la

faiblesse, toute relative, de son montant. Dressant dans son célèbre ouvrage, un « bilan des

investissements européens à l’étranger et des liens que la finance mondiale entretint avec la

diplomatie avant la Grande Guerre », Herbert Feis entame son chapitre consacré à la Chine par

ce constat4. Pesant encore en 1870 plus de 15% du PIB mondial5, le Céleste Empire fut, au

XIXe siècle, loin d’accumuler des dettes aussi élevées que le firent d’autres pays bien plus

« petits ». Pensons ainsi que l’Egypte, en 1882, quelques mois avant d’être envahie par le

Royaume-Uni et forcée de mieux respecter ses engagements financiers, avait une dette d’un

montant de deux milliards et quatre cent millions de francs6, soit le même ordre de grandeur

que le maximum atteint par la dette chinoise en 1902, après l’imposition de la Boxer

Indemnity7. La richesse des deux pays était pourtant incomparable. Un moyen plus général de

se rendre compte de la relative modestie des créances détenues par des étrangers sur le

gouvernement chinois est de regarder les tableaux d’investissements internationaux français et

britanniques. Il apparaît alors immédiatement que la Chine ne comptait que pour portion

congrue. Elle ne représentait ainsi, en 1914, que 1,1% des investissements britanniques hors

Grande-Bretagne, et encore moins dans le cas français8. En comparaison, l’Argentine

1 KING, David J. S., Op. Cit., p. 62 2 Archives du Crédit Lyonnais. DAF 88. “Dossier d’affaires sans suites”. Lettre d’Edouard Noetzlin à

Edmond Joubert, 19 avril 1895 3 148 CP/COM – 351. Lettre de la Légation française à Pékin à Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires

Etrangères, 20 janvier 1898. 4 FEIS, Herbert, « The Financing of the Chinese Government », chap. 19, Op. Cit., p. 430 5 MADDISON, Angus, Op. Cit. 6 SAMIR, Saul, La France et l'Egypte de 1882 à 1914 : intérêts économiques et implications politiques,

Paris, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 1997, p. 568 7 « Recettes et dépenses (renseignements antérieurs à la guerre de 1914-1918) », DEEF 73-449 8 FEIS, Herbert, Op. Cit., p. 23 et pp. 33-59.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

représentait 8% des investissements anglais à l’étranger, et la Russie 25% des investissements

français1. Cette petitesse quantitative peut alors expliquer la moindre attention prêtée à la dette

chinoise par rapport à celle accordée aux emprunts ottomans, argentins ou égyptiens.

Toutefois, ces différences de taille ne doivent pas nous empêcher de comparer les

structures de l’endettement chinois avec celles d’autres pays. L’origine belliqueuse de sa dette

rapproche alors le Céleste Empire de certains Etats autant qu’il l’en éloigne d’autres. Et au jeu

des ressemblances et des différences, les plus analogues ne sont pas toujours ceux que l’on

croit. L’Egypte et l’Empire Ottoman, auxquels la Chine est fréquemment comparée, n’eurent

ainsi pas du tout la même trajectoire que celle du Céleste. En ce qui concerne la Sublime Porte,

ses premiers emprunts furent bien émis, en 1854 et 1855, lors de la guerre de Crimée, pour faire

face à des dépenses militaires. Mais le pouvoir ottoman combattait alors aux côtés de la France

et de la Grande-Bretagne. Aussi, là où Constantinople emprunta auprès de ses alliés pour sortir

vainqueur de sa guerre contre la Russie, Pékin fut forcé de lever des fonds auprès de ceux-là

mêmes qui l’avaient vaincu2. Le schéma n’était donc pas vraiment le même, bien que, comme

ce fut le cas dans le Céleste Empire, Paris et Londres finirent par administrer les finances de

leur débiteur turc. La différence est encore plus frappante si l’on s’intéresse au cas égyptien. Le

khédive emprunta en effet pour financer dans les années 1860 un certain nombre de projets

productifs, notamment dans l’industrie cotonnière. Il comptait alors profiter de l’interruption

de la production américaine à cause de la guerre de Sécession pour installer son pays au premier

rang des exportateurs mondiaux de coton. Malheureusement pour lui, une fois la guerre

terminée et les difficultés de la Reconstruction surmontées, la production américaine repartit,

entrainant une crise mondiale de surproduction, ce qui affecta à la baisse les prix, et dégrada

d’autant les capacités de remboursement du pays3. Si l’on ajoute à ce phénomène la grande

récession des années 1873, on comprend mieux les ressorts de la crise de « sudden-stop » qui

affecta l’Egypte en 1874, et précipita l’appel à l’aide de ses créanciers étrangers. Ici encore, les

caractéristiques ne sont donc pas les mêmes qu’en Chine. Pour autant, le poids des indemnités

et des réparations dans la dynamique de la dette chinoise ne fait pas du Céleste Empire un pays

à la situation absolument singulière.

1 Ibid. 2 ELDEM, Edhem, « Ottoman financial integration with Europe: foreign loans, the Ottoman Bank and

the Ottoman public debt », European Review, Vol. 13, N°3, Juillet 2005, p. 434 3 BAYLY, Christopher, Alan, La naissance du monde moderne (1780-1914), traduit de l’anglais par

Michel Cordillot, Paris, les éditions de l’Atelier, 2007 (2004), p. 266. LABIB, Malak, « Crise de la dette

publique et missions financières européennes en Égypte, 1878-1879 », Monde(s), 2013/2 N° 4, pp. 25-

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Il le rapproche en fait d’un autre territoire : le Maroc. Dans ce pays, la multiplication des

petites réparations, comme celle de 20 millions de Pesetas qu’occasionna en 1893 une

escarmouche entre des tribus du Rif et une garnison espagnole, « finit par atteindre des sommes

considérables et vida le Trésor1 ». Plus encore, les rébellions internes jouèrent, ici aussi, un rôle

central. Le Makhzen fut en effet le théâtre, au tournant du XXe siècle, de querelles successorales

qui semèrent le trouble dans le pays et incitèrent quelques militaires ou aventuriers à prendre

les armes pour renverser le pouvoir en place, d’allure fragile. En 1901, le tout jeune sultan Abd

El Aziz dut ainsi réprimer un soulèvement dans la partie orientale du pays, mené par un certain

Bou Hamara, et faire face à une campagne de dénigrement, que les autorités religieuses

organisèrent contre lui au nom de soi-disant impiété. Tout cela eut un coût, assumé par le

recours à des emprunts externes2. Maroc comme Chine seraient donc les exemples d’un

impérialisme de la dette passant par les armes pour s’affirmer.

Il y a là un résultat important à noter. La dette est en effet souvent analysée comme un

instrument permettant une prise de contrôle détournée, évitant la guerre et les conflits pour

passer par l’apparente légalité des textes contractuels. Pour contredire la thèse d’une rationalité

fondamentalement guerrière des mécanismes de mise en dépendance, Isabelle Surun rappelle

ainsi que le contrôle britannique sur Egypte se justifia en 1882 au nom des traités et des contrats

de prêt signés en 1879 entre le pouvoir khédivial et ses créanciers3. Dans la même veine, Emily

Rosenberg interprète le recours à la contractualisation, plutôt qu’à la guerre, comme un moyen

de domination issu du développement du capitalisme managérial et des normes de genre dans

l’Amérique des années 19004. La dette chinoise et la dette marocaine montrent que l’expansion

belliqueuse et la rhétorique contractualiste ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Elles peuvent

parfaitement interagir, la seconde donnant a posteriori à la première sa légitimité, la première

se justifiant par une rupture des codes de la seconde. S’intéresser à la dette ne conduit donc pas

à minimiser le poids des baïonnettes sur la domination des pays « orientaux ». Cela démontre

seulement leur capacité à se prolonger sous la forme de contrats de prêts pour se pérenniser

dans le temps.

1 GUILLEN, Pierre, Les emprunts marocains de 1902-1904, Paris, Ed. Richelieu, « Publications de la

Sorbonne. Série internationale, 1 », 1973, p. 4 2 Ibid. pp. 12-19 3 SURUN, Isabelle, « Appropriations territoriales et résistances autochtones. Entre guerres de conquête,

alliance et négociation », in SINGARAVELOU, Pierre (dir.), Les empires coloniaux, XIXe-XXe siècles,

Paris, le Seuil, « Points », 2013, p. 49. 4 ROSENBERG, Emily, « « The Roosevelt Corollary and the Dominican Model of 1905 », Op. Cit.,

chap. 2, pp. 31-60

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Fantassins et artilleurs ne sont toutefois évidemment pas les seuls acteurs au moteur de

notre récit. Les banques européennes créancières du pouvoir mandchou jouèrent, elles aussi,

l’un des premiers rôles dans l’histoire de la dette chinoise. Analyser leur contribution au

déroulement de celle-ci sera donc l’objet de notre prochain chapitre.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Chapitre 2. Les impossibles emprunts internes et le

recours aux banques étrangères

Le précédent chapitre nous a montré que la Chine n’entra en situation de créancière à

l’égard du reste du monde que parce qu’elle y fut forcée par ses guerres et ses défaites.

L’exemple de la Boxer Indemnity a toutefois souligné que devoir de l’argent aux puissances

n’impliquait pas forcément d’emprunter auprès de grandes banques étrangères. Le

gouvernement chinois pouvait également rembourser ses dettes en puisant dans ses ressources

propres. Seulement, c’était là plus l’exception que la norme. Bien souvent, recourir aux services

des institutions européennes de crédit fut tout aussi inévitable que d’accepter le versement

d’indemnités aux ennemis victorieux. L’importance que prirent les établissements financiers

français, britanniques ou allemands dans l’histoire de la dette souveraine mandchoue est

également le fruit d’une contrainte. Cette dernière est liée à l’incapacité du pouvoir impérial à

recourir à l’épargne nationale pour honorer ses dettes. Après en avoir expliqué les raisons, nous

montrerons comment quelques banques profitèrent de ce « péché originel1 » pour s’imposer

comme d’indispensables intermédiaires au crédit du Céleste Empire.

L’impossible histoire des dettes internes chinoises

Au cœur de nombreuses polémiques, l’ouvrage Cette fois c’est différent a le mérite de

revenir sur ce que ses auteurs, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, nomment « l’histoire

oubliée des dettes internes2 ». Selon eux, ces dernières compteraient, généralement, pour deux

tiers de la dette publique totale3 et seraient un « chaînon manquant » dans l’explication de

nombreux phénomènes4. La situation de la Chine à l’époque impériale ne confirme que la

1 Le « péché originel » (« original sin ») est un concept dont les contours ont assez largement évolué

depuis sa création. Pour un panorama, voir BORDO, Michael D., “Sudden Stops, Financial Crises and

Original Sin: déjà vu ?”, NBER Working Paper 12393, Cambridge, Massachusetts, Juillet 2006, pp. 19-

25. Nous entendons ici ce terme comme l’incapacité, pour un Etat, à s’endetter dans son propre pays et

dans sa propre monnaie. Cela correspond à la « première » définition du terme. EICHENGREEN, Barry

et HAUSSMANN, Ricardo, « Exchange rates and financial fragility », NBER Working Paper 7418,

Cambridge, Massachusetts, Novembre 1999, 54 pages. 2 REINHART, Carmen, ROGOFF, Kenneth, « L’histoire oubliée des dettes et des défauts intérieurs »,

in REINHART, Carmen, ROGOFF, Kenneth, Op. Cit., Troisième partie, pp. 123-159 3 Ibid., p. 125 4 Ibid., p. 149

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

seconde partie de cette affirmation : c’est par leurs échecs successifs, et non leur importance

numérique, que les levées de fonds sur la scène domestique pesèrent dans notre histoire. A

plusieurs reprises, les autorités publiques chinoises cherchèrent en effet à procéder à de larges

emprunts auprès de leur population. Seulement, aucun d’eux ne rencontra le moindre succès.

Pour le gouvernement impérial, il y avait pourtant là un enjeu de taille : s’endetter auprès de

ses sujets lui aurait permis de ne pas devenir l’obligé de créanciers étrangers et aurait, partant,

largement minoré les conséquences politiques des indemnités qui lui furent imposées.

En 1894, alors que la guerre contre le Japon battait son plein, un premier emprunt interne

fut émis dans tout l’Empire pour financer les dépenses de défense nationale. Gagnant le surnom

d’« emprunt patriotique », il ne parvint toutefois à rassembler qu’une très faible somme, et

échoua donc dans ses objectifs. Un opuscule consacré aux dettes internes chinoises, écrit en

1934 par un certain E. Kann, et conservé aux archives d’HSBC, consacre cet échec inaugural

comme le premier d’une longue série1. Les nombreuses autres tentatives menées par des

dignitaires du régime mandchou pour lever des fonds à l’échelle de l’Empire ne lui donnent pas

tort. Les archives diplomatiques ne manquent ainsi pas de mentionner de multiples emprunts

avortés ou émissions de titres ratées. Au tout début de l’année 1898, alors que les puissances

occidentales se disputaient le droit de prêter à la Chine la somme dont elle avait besoin pour

rembourser la dernière tranche de l’indemnité de Shimonoseki, le gouvernement impérial

essaya de trouver une tangente pour se défaire de sa dépendance au capital européen. Le 6

février, il annonça ainsi l’émission d’un grand emprunt de cent millions de taels. Tous les

journaux chinois annoncèrent la nouvelle et détaillèrent le dispositif mis en place par les

autorités pour inciter les sujets de l’empire à se porter souscripteurs. Gagés sur la taxe foncière

- une première - et la gabelle, les bonds pouvaient servir à payer les impôts. Le gouvernement

entendait ainsi honorer le nom « d’emprunt de confiance éclatante » qu’il donna à cette

opération2. Dès le 11 février toutefois, il apparut que cette dernière serait un échec3. Par

conséquent, et comme le montrent les graphiques 2 et 3, l’impératrice douairière n’eut d’autre

choix que d’emprunter seize millions de livres auprès de la Hong-Kong Bank et de la Deutsche

Asiatische Bank. En 1905 pourtant, la force d’attraction des emprunts internes l’emporta de

nouveau. Yuan-Shi Kai, qui n’était alors « que » vice-roi du Tchili, chercha à utiliser cette

1 KANN, E., The History of China’s Internal Loan Issues, Shanghai, Finance and Commerce, 1934, 110

pages. Conservé aux archives d’HSBC, carton HQ HSBCG 0002/0003. 2 Ibid., p. 3. Voir également la lettre du consulat de Shanghai au Ministère des Affaires Etrangères, 7

février 1898. 148 CP/COM – 354. 3 Lettre du consulat de Shanghai au Ministère des Affaires Etrangères, 11 février 1898, 148 CP/COM –

354.

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option afin d’obtenir de quoi moderniser l’armée de sa province. Cette fois, tout fut fait pour

réussir. Outre que les titres émis devaient également pouvoir servir au paiement des impôts

provinciaux, le taux d’intérêt fut placé à un intéressant niveau de 12%. L’opération, s’élevant à

4,8 millions de Taels, fut enfin validée par un édit impérial1. Elle connut pourtant, elle aussi,

l’échec2. Quelques mois plus tard, le vice-roi du Guangdong, qui essaya de mettre à contribution

sa population pour procéder au rachat de la portion déjà construite du chemin de fer Hankéou-

Canton, n’eut pas plus de chance3. Ainsi se clôtura (à notre connaissance) un cycle de tentatives

toutes plus infructueuses les unes que les autres.

Est-ce alors que gouverneurs, vice-rois et autres dignitaires mandchous avaient surestimé

la quantité de capital disponible dans leur pays ? Rien n’est moins sûr. Plusieurs éléments

indiquent en effet que la Chine restait, à l’orée du XXe siècle, un pays où les capitaux étaient

abondants. Sur les 136 industries créées dans les ports de traité entre 1895 et 1913, 40 le furent

via des investissements communs à des capitalistes étrangers et chinois. Le commerce intérieur,

particulièrement dynamique, continuait d’enrichir des groupes de marchands dont la position

sociale ne fut guère affectée par l’introduction des marchandises étrangères. En 1895 ou 1905,

les élites économiques Han avaient donc encore de beaux jours devant elles4. Seulement,

l’esprit d’initiative dont elles faisaient preuve s’assortissait de sentiments antimandchous

particulièrement virulents5. Comprendre la teneur de ces derniers et appréhender le rôle qu’ils

eurent dans les échecs des emprunts internes de la fin du XIXe siècle est délicat. Et cela l’est

d’autant plus que nous n’avons consulté aucune source chinoise à ce sujet. Nous en sommes

donc réduits à établir des conjectures et à nous baser sur les rapports diplomatiques européens,

tout en ayant conscience de leurs limites. Ces derniers n’insistent en effet que sur la corruption

des mandarins pour expliquer la défiance des Chinois envers la solvabilité de leur propre

gouvernement. Pour reprendre les mots du consul de France à Shanghai, en 1898, les

1 Lettre de l’ambassade de France à Pékin au Ministère des Affaires Etrangères, 29 janvier 1905. Lettre

du consulat de Tien-Tsin (capital du Tchili) au Ministère des Affaires Etrangères, 7 février 1905. 148

CP/COM – 354. 2 Lettre de l’ambassade de France à Pékin au Ministère des Affaires Etrangères, 17 mars 1905, 148

CP/COM – 354. 3 Lettre du consulat de France à Canton au Ministère des Affaires Etrangères, 21 novembre 1905. 148

CP/COM – 354. 4 FEUERWEKER, Albert, « Economic trends in the late Ch’ing Empire. 1870-1911 », in TWITCHETT,

Denis, et FAIRBANK, John K. (dir.), The Cambridge History of China, Vol. 11. Late Qing, 1800-1911,

part. 2, New-York: Cambridge University Press, 1980, pp. 1-69. Ce dynamisme des élites économiques

chinoises est également mis à plusieurs reprises en avant dans l’ouvrage de Robert Bickers. Voir en

particulier : BICKERS, Robert, Op. Cit., p. 156 et p. 185 5 Ibid.

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fonctionnaires impériaux « jouissaient trop peu de la confiance de leurs administrés pour que

ceux-ci aient la naïveté de leur confier leurs capitaux ». En 1905, les promesses d’avancement

faites aux mandarins réussissant à placer les titres de dette auraient transformé l’emprunt interne

du Tchili en vaste entreprise de corruption, de ce fait immédiatement honnie par la population1.

Il est indéniable que le manque de confiance de la population chinoise envers ses gouvernants

explique les échecs successifs des emprunts internes. Toutefois, on ne saurait s’arrêter aux

explications des diplomates européens quant aux raisons de cette méfiance. Ces derniers avaient

après tout bien intérêt à insister sur le cliché du fonctionnaire corrompu ; cela permettait, une

fois la Chine devenue sa débitrice, de justifier la mise sous tutelle de l’administration fiscale du

pays.

Plusieurs autres pistes peuvent alors être avancées pour expliquer la désaffection de la

population chinoise envers sa dette souveraine, à une époque où, en Europe, les bons du Trésor

servaient de placements de « bon père de famille ». Le fait est, tout d’abord, que la dynastie des

Qing ne devait son arrivée au pouvoir en 1644 qu’à son affirmation en tant que garante de

l’unité nationale retrouvée, après les troubles qui agitèrent les dernières années des Ming2. Voir

ses représentants incapables de tenir tête aux pays occidentaux raviva alors sans doute les

rancœurs contre un pouvoir toujours considéré comme étranger, puisque non-Han, par une

bonne partie de la population. En un sens, mettre à contribution la population chinoise pour

pouvoir financer les opérations de défense ou les indemnités de libération nationale revenait,

pour les Mandchous, à se délégitimer et à déchoir du statut de défenseurs de l’intégrité du pays

sur lequel ils avaient bâti leur crédibilité. L’échec des emprunts internes s’inscrit alors dans le

cadre plus général d’une multiplication des contestations de l’autorité souveraine chinoise au

XIXe siècle. Il en était à la fois une cause et une conséquence.

Quelques maladresses ont en outre pu être commises par les autorités émettrices des titres

de dette. En 1894, le morcellement du mode de remboursement des obligations d’Etat ne

contribua ainsi pas à susciter la confiance du public : les coupons portaient intérêt à 8,4 % par

an pendant six ans à Canton, contre 7 ‰ par mois pendant deux ans et demi à Pékin3…

D’ailleurs, ces différents niveaux de rendement n’eurent pas des répercussion que sur le niveau

1 Lettre de l’Ambassade de France à Pékin au Ministère des Affaires Etrangères, 17 mars 1905. 148

CP/COM – 354. 2 PAULES, Xavier, Op. Cit. On trouve également une analyse de la rhétorique de légitimation du

pouvoir Qing dans la première partie de l’ouvrage de Timothy Brook, Jérôme Bourgon et Grégory Blue,

consacrée au supplice chinois du Lingchi. BROOK, Timothy, BOURGON, Jérôme, BLUE, Gregory,

Death by a Thousand Cuts, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2008, 320 pages 3 KANN, E., Op. Cit., p. 2. HQ HSBCG 0002/0003

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de confiance qu’inspiraient les titres de dette interne. Ils peuvent également expliquer que les

arbitrages en termes de placement aient systématiquement été en leur défaveur. En l’absence

d’un marché fluide et liquide des capitaux, il était effectivement fréquent, en Chine, que le

financement de projets productifs dans l’agriculture ou l’industrie rapporte des intérêts de

l’ordre de 10, 15 voire 20% de la somme initialement avancée1. A côté de cela, le gouvernement

pouvait se financer sur les marchés internationaux à des taux compris entre 4 et 6 % annuels2.

Les épargnants étrangers, désireux de diversifier leur portefeuille pour en réduire le risque,

étaient en effet prêts à fournir des fonds aux autorités impériales à un prix bien moindre que les

détenteurs chinois de capital3. En outre, et comme nous le montrerons au chapitre 5, la

compétition que se livraient les puissances pour prêter au Céleste Empire exerça une pression

à la baisse sur le montant des intérêts, ce qui accentua encore le phénomène. Dans ce contexte,

tout concourait à rendre particulièrement difficile l’appariement de l’offre nationale de capital

avec la demande émanant des pouvoirs publics. Pour les autorités impériales, proposer des taux

à 8%, même si cela permettait de ne pas dépendre des fonds étrangers, représentait un coût

d’opportunité d’au moins deux points de pourcentage. Pour les capitalistes chinois, cela

impliquait une perte au moins symétrique : « les prêts au gouvernement constituaient donc une

allocation du capital comparativement peu attractive4 ».

L’infortune que connurent les emprunts internes ne saurait donc se résumer à l’instabilité

de l’environnement institutionnel dans lequel ils furent émis. La corruption de certains

mandarins peut évidemment expliquer la réticence des Chinois à placer leur épargne en titres

de dette souveraine. Toutefois, il ne faudrait pas exagérer son importance, ou du moins ne pas

en faire la seule explication plausible. Ce serait en partie se laisser abuser par des sources ayant

intérêt à ce qu’une telle réduction apparaisse naturelle. Le manque de confiance en la solvabilité

du gouvernement peut tout autant s’expliquer par l’effondrement de la légitimité du régime

mandchou, provoquée par les défaites militaires, et rendue justement sensible par la simple mise

à contribution des sujets de l’empire. En outre, le refus de souscrire aux emprunts d’Etat peut

s’analyser comme le résultat d’un pur arbitrage économique : trop peu intéressants, les titres de

dette souveraine n’offraient pas un rendement suffisant pour attirer les détenteurs de capital. Le

gouvernement impérial n’eut alors d’autre choix que de se tourner vers les marchés

1 GOETZMANN, William, UKHOV, André, Art. Cit., p. 11 2 Entre 1887 et 1912, le gouvernement chinois emprunta toujours dans cette fourchette de taux d’intérêts.

KING, David J. S., Op. Cit. MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit. 3 GOETZMANN, William, UKHOV, André, Art. Cit., p. 10 4 Ibid., p. 11

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internationaux. Il ne pouvait toutefois pas émettre et écouler ses coupons de dette lui-même en

les vendant aux porteurs. Pour toutes ces opérations, il lui fallait avoir recours à des

intermédiaires. C’est l’identité et le rôle de ces derniers qu’il nous faut maintenant étudier.

Les banques étrangères, protagonistes majeurs de l’histoire des dettes

chinoises

Dans les années 1860-1870, les premières firmes occidentales à avancer au

gouvernement mandchou les sommes nécessaires à son bon fonctionnement étaient

essentiellement des entreprises de frêt maritime1. Jardine, Matheson & Co, l’une des maisons

historiquement les plus engagées dans le commerce de l’opium2, prêta ainsi aux autorités

chinoises pour un million de Taels en 1875, et pour cinq millions cinq cent mille Taels en

novembre 18843. Pour cette dernière opération, elle s’associa toutefois à la banque des frères

Barings4. Etant donné l’importance de la somme en jeu, Jardine-Matheson dut en effet procéder

à l’émission de titres sur les marchés de Hong-Kong et de Shanghai. En devenant de plus en

plus dominante (graphique 4), cette modalité d’octroi des prêts modifia alors la hiérarchie des

prêteurs.

Sources : KING, David J.S., Op. Cit., 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921

1 KING, David, J. S., Op. Cit., “Introduction: Loans to Chinese authorities before 1874”, pp. 1-30 2 BICKERS, Robert, Op. Cit., pp. 30-31 3 King, David, J. S., Op. Cit., p. 76 et p. 205 4 Ibid., p. 210

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Graphique 4. Mode d'octroi des prêts

Nombre de prêts directement accordés Nombre de prêts émis sous forme de titres

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Dans la mesure où les maisons de commerce ne pouvaient assurer elles-mêmes

l’émission et le placement des titres de dette, les banques acquirent rapidement une place

hégémonique au sein du réseau d’acteurs impliqués dans l’activité de crédit au gouvernement

mandchou. Un titre de créance étatique n’avait en effet guère de chance de trouver des acheteurs

sur les places parisienne et londonienne sans passer par l’intermédiaire d’un ou de plusieurs

grands établissements bancaires. La « belle époque » que connut la finance mondiale lors des

années 1880-1914 représentait, à ce titre, à la fois une aubaine et un traquenard pour les autorités

chinoises. D’un côté, l’extrême mobilité des capitaux européens (voir le graphique 5) leur

assurait la possibilité de trouver à se financer sur les marchés du vieux continent1. Alors que le

niveau des inégalités et de concentration du patrimoine y atteignait un sommet, les épargnants

français ou britanniques cherchaient plus que tout à diversifier l’horizon géographique de leur

portefeuille pour en diminuer le risque2. « Entre 1900 et 1914, c’est ainsi à 18 milliards de

francs que s’élevèrent les émissions de valeurs étrangères, soit presque autant que les 19

milliards que le marché français consacra aux valeurs nationales3 ». D’un autre côté, la volatilité

des cours et la croissance du nombre de transactions exposaient les créances chinoises à la

concurrence d’autres titres de dette ou de rente publique, et ce d’autant plus qu’en France,

l’explosion du besoin de financement chinois, en 1895, coïncida avec la multiplication des

émissions de ce type de titres. A partir de cette date, « les banques virent [en effet] les bénéfices

d’émission occuper une place croissante à côté de ceux de leurs opérations courantes. Et ces

émissions incluaient une part importante de titres étrangers ». Rien d’étonnant à cela, pour

Carine Romey : « titres publics, à revenu fixe, libellés en francs et émis en petites coupures, ils

correspondaient parfaitement aux goûts du public, forgés par un siècle de rente française4 ».

1 Entre 1873 et 1913, le Royaume-Uni investit une moyenne de 5% de son produit intérieur brut à

l’étranger. Entre 1910 et 1913, ce chiffre atteint même un maximum de 10%. FISHLOW, Albert,

« Lessons From the Past : Capital Markets during the 19th Century and the Interwar Period »,

International Organization, Vol. 39, No. 3 (Summer, 1985), p. 384. En France, cette proportion s’éleva,

entre 1887 et 1913 à 3,5%, soit davantage que son niveau actuel. BERGER, Suzanne, Notre première

mondialisation. Leçons d’un échec oublié, Paris, Le Seuil, « La République des idées », 2003, p. 7. La

croissance des titres étrangers à la cotation 2 PIKETTY, Thomas, Le Capital au XXIe siècle, Paris, le Seuil, « Les livres du Nouveau Monde »,

2013, graphiques pp. 188-189 et pp. 193-196. Voir également GOETZMANN, William et UKHOV,

André, Art. Cit. 3 HAUTCOEUR, Pierre-Cyrille, « Les émetteurs, une hiérarchie nouvelle », in HAUTCOEUR, Pierre-

Cyrille, Le marché financier français au XIXe siècle. Volume 1. Récit, Paris, Presses Universitaires de

la Sorbonne, 2007, chap. 13, p. 457 4 ROMEY, Carine, « Les changements dans le fonctionnement du marché boursier », in HAUTCOEUR,

Pierre-Cyrille, Op. Cit., chap. 12, p. 414

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Graphique 5. Indice de mobilité du capital

Source : TAYLOR (1996)

Pour chacune des périodes de quatre ans, l’indice de mobilité du capital est la moyenne des valeurs absolues du

compte de transactions courantes pondérés par le PIB. L’échantillon inclue les 11 plus gros exportateurs et ou

importateurs de capitaux : Allemagne, Argentine, Australie, Canada, Danemark, France, Italie, Japon, Royaume-

Uni, Suède, Etats-Unis

Pour le gouvernement chinois, comment alors, dans ce contexte de concurrence

exacerbée, où les rumeurs faisaient et défaisaient la valeur d’un titre1, assurer le placement de

ses bonds et maintenir sa réputation de débiteur irréprochable ? Comme de nombreux autres

Etats, le régime Mandchou répondit à cette question en ayant recours à des banques d’émission

de bonne réputation, connues des épargnants pour ne s’engager que dans des affaires saines et

rentables. Dans un univers incertain, la « marque » de ces intermédiaires pouvait servir de signal

quant à la bonne solvabilité des agents demandeurs de capitaux2. Un nom faisait en particulier

figure de valeur refuge : Rothschild. Le spectre des « banquiers du monde3 » plane ainsi au-

dessus de notre histoire tout au long des années 1874-1913. Les quelques bruits laissant

1 Ragots et calomnies avaient notamment une influence très forte en France. La libéralité de la loi de

1881 sur la presse y conduisit à la multiplication des journaux « zombies », petites feuilles de 3 ou 4

pages pré-remplies d’informations diverses, où il ne restait plus qu’à mettre en première page une soi-

disant information exclusive vantant ou vilipendant un titre nouvellement émis sur le marché. BIGNON,

Vincent, FLANDREAU, Marc, “The Economics of Badmouthing: Libel Law and the Underworld of

the Financial Press in France before World War I”, Graduate Institute of International and Development

Studies, Genève, Working Paper No: 15/2010, Août 2010, 39 pages 2 FLANDREAU, Marc, FLORES, Juan, « Bondholders vs. bond-sellers? Investment banks and

conditionality lending in the London market for foreign government debt, 1815-1913 », EHES Working

Paper, n°2, Janvier 2011, 44 pages 3 FERGUSON, Niall, The House of Rothschild: Volume 2: The World’s Banker, 1849-1999, Londres,

Penguin, 2000, 576 pages

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

supposer que la célèbre famille allait s’impliquer dans les emprunts chinois suscitèrent

systématiquement un fort émoi. En 1895, il fut ainsi question que le premier grand emprunt

impérial, finalement remporté par la France et la Russie, soit émis par la maison Rothschild. La

panique des agents du Crédit Lyonnais fut alors totale, tant il était évident que les épargnants

achèteraient « les yeux fermés » des titres validés par la si célèbre marque1. Comment leur

établissement pourrait-il donc lutter contre un tel prestige ? Toutefois, et malgré la résurgence

de cette rumeur en 18982, aucune des branches des Rothschild n’investit dans les coupons de

dette chinoise. Cela n’empêche pas l’histoire de cette dernière d’être parcourue par quelques-

uns des plus grands noms de la finance du XIXe siècle. Enjeu géopolitique majeur,

l’endettement du régime mandchou bénéficia effectivement de l’intermédiation de banques

parmi les plus imposantes de l’époque.

La Hong-Kong and Shanghai Banking Corporation, établissement qui lui est le plus

immédiatement associé, n’était cependant initialement pas un mastodonte du secteur financier.

Quand, en 1874, elle émit pour la première fois des titres adossés à une créance qu’elle détenait

sur le gouvernement central chinois, elle était même en sérieuse difficulté. Fondée en 1865 sur

l’île de Hong-Kong, passée sous contrôle britannique depuis 1842, elle visait initialement à

financer des projets industriels ou commerciaux, après que la seconde guerre de l’opium ait fait

espérer l’ouverture prochaine du gigantesque marché intérieur chinois. Malheureusement, les

promesses ne furent pas vraiment suivies de faits ; quinze ans après la fin du conflit, la

pénétration économique étrangère restait limitée à la zone littorale. En outre, les importations

de soie et de thé, autour desquelles gravitaient les premiers projets financés par la banque,

commencèrent à souffrir de la concurrence des produits indiens et japonais3. Sur la période

1871-1884, le commerce de la Chine (imports et exports réunis) ne représenta ainsi qu’1,3% du

commerce mondial total4. Dans ce contexte économique morose, puis clairement récessif à

partir de 1873, le besoin de financement du gouvernement impérial mandchou constitua une

véritable aubaine, tant s’ouvrait là une perspective de profits bien plus surs. L’émission des

premiers coupons de dette chinoise évita même à la Banque de conclure son exercice 1874-

1 Lettre de l’agence de Londres au Quartier Général du Crédit Lyonnais, 17 Avril 1895, « Dossier

emprunt chinois 1895 », DAF 88. 2 Lettre de l’ambassade de France à Londres au Ministère des Affaires Etrangères, 10 janvier 1898, 148

CP/COM-351 3 CAIN, Peter, HOPKINS, Antony, « Maintaining the Credit-Worthiness of the Chinese Government :

1839-1911 », Op. Cit., pp. 428-429 4 PERKINS, Dwight H., China’s Modern Economy In Historical Perspective, Stanford (Californie),

Stanford University Press, 1975, p. 27

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

1875 sur une perte nette1. L’évènement fut fondateur ; il recentra le cœur d’activité de la future

HSBC sur la fourniture de capitaux au gouvernement mandchou2. Sur les 42 emprunts que ce

dernier contracta, 22 le furent avec la Hong-Kong Bank. Plus frappant encore, sur les 129

millions prêtés aux autorités impériales, 81 (soit 63% du total) le furent par la Hong-Kong Bank

ou par un ensemble d’établissements comprenant la Hong-Kong Bank. En d’autres termes, la

trajectoire de croissance de l’établissement se calqua sur celle de l’endettement de la dynastie

Qing. Encore considérée comme une banque de seconde zone par les banques françaises en

18953, la firme gagna ses galons d’acteur incontournable en Extrême-Orient suite aux emprunts

de 1896 et 1898, dont elle assura l’émission sur le marché londonien. Après cela, et notamment

en 1912-1913, lors des négociations avec la nouvelle République, elle fut regardée comme

l’incontestable chef de file de la finance britannique en Chine4.

La force de la Hong-Kong Bank provenait également de la solide alliance qu’elle noua

en 1895 avec la Deutsche Asiatische Bank, représentante quasi incontestée du capitalisme

allemand en Chine. Avant sa fondation, en 1889, le Reich avait progressé de manière assez

dispersée sur le terrain des emprunts chinois. En 1887 quelques établissements berlinois

(Warschauer & Co, Carlowitz, Berliner Handelsgesellschaft) avaient avancé 5,5 millions de

marks (250 000 livres) au gouvernement impérial, mais l’affaire restait particulièrement

modeste5. La création de la Deutsche Asiatische Bank chercha à pallier ce défaut ; constituée

comme la filiale commune de plusieurs grandes banques allemandes, elle devait centraliser et

coordonner l’action financière de ses fondateurs au sein du Céleste Empire. Emergent donc,

déjà, quelques spécificités nationales quant à la forme des principaux établissements financiers

impliqués dans les emprunts chinois. Là où la Grande-Bretagne était représentée par une banque

dont la croissance suivait celle de l’endettement mandchou, l’Allemagne avait pour porte-

1 CAIN, Peter, HOPKINS, Antony, « Maintaining the Credit-Worthiness of the Chinese Government :

1839-1911 », Op. Cit., p. 430 2 Ibid. 3 Une lettre du 20 avril 1895 écrite par un certain M. Moret, fondé de pouvoir du Crédit Lyonnais à

Londres, et adressée au siège parisien de cette banque, fait ainsi état de tout le dédain qu’inspirait la

Hong-Kong Bank, qui n’avait alors encore jamais assuré l’émission de titres à hauteur de plus de 3

millions de livres. « Dossier emprunt chinois 1895 », DAF 88. 4 Le rôle crucial que jouèrent les emprunts de libération nationale dans le développement de la Hong-

Kong Bank justifie notamment que Frank King commence le seconde tome de sa volumineuse histoire

de cette banque en 1895. KING, Frank H. H., History of the Honk Kong and Shanghai Banking

Corporation, Volume 2: The Hong Kong Bank in the Period of Imperialism and War, 1895-1918,

Cambridge University Press, 1989, 752 pages 5 KING, David J. S., Op. Cit., p. 327

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

étendard un consortium rassemblant ce que son pays faisait de mieux en matière de banques

d’émission1. En cela, les situations de part et d’autre du Rhin se ressemblaient beaucoup.

Comme l’Allemagne, la France intervint d’abord dans le dossier des emprunts chinois en

ordre dispersé. En 1895, ses établissements furent les premiers, conjointement avec les russes,

à fournir à la Chine les liquidités nécessaires au respect du Traité de Shimonoseki. Ainsi, la

première tranche de 50 millions de Taels, due par le régime Mandchou au Japon avant la fin de

l’année 1895, ne fut payée que par l’emprunt de 400 millions de francs (15,8 millions de livres)

qu’émirent sur les marchés parisien et pétersbourgeois la Banque de Paris et des Pays-Bas, la

maison Hottinguer, le Comptoir National d'Escompte, la Société Générale, le Crédit Industriel

et Commercial (CIC), la Banque Internationale de Commerce de Saint-Pétersbourg, la Banque

d’Escompte de Saint-Pétersbourg, la Banque Russe pour le Commerce Etranger et la Banque

de Commerce de Volga-Kama2. Cette longue liste mêlait, côté français, une maison de la haute

banque (la maison Hottinguer) et le gratin des banques de dépôt qui, avec leur réseau de

succursales dans tout le pays, parvenaient à drainer une large part de l’épargne nationale. Etaient

donc réunis les deux types d’établissements qui faisaient la force de la finance française en cette

fin de siècle : les maisons familiales de longue tradition, assises sur un nom et une réputation

de respectabilité, et les établissements de crédit, capables de toucher une large clientèle. Le

déséquilibre en faveur de ces derniers traduisait par ailleurs la dynamique de la Belle-Epoque,

à l’avantage des nouvelles banques de dépôt3. Une fois le succès de l’emprunt de 1895 acquis,

le syndicat russe eut l’initiative de pérenniser l’entente qui venait d’insérer Paris et Saint-

Pétersbourg sur le terrain de jeu du crédit chinois. C’est ainsi que la Banque Russo-Chinoise

vit le jour en 1896. En dépit de son nom, son capital fut apporté à 67,5% par les établissements

français susmentionnés (et tout particulièrement par la Banque de Paris et des Pays-Bas, le

Comptoir National d’Escompte, qui confirmait là son tropisme asiatique4, et la Maison

Hottinguer5). Cependant, malgré ses quelques réussites sur le terrain ferroviaire (elle remporta

notamment l’émission de l’emprunt Pékin-Hankéou en 1898), elle échoua à réitérer le succès à

1 BONIN, Hubert, « Issues regarding Asian Imperial Banking », in BONIN, Hubert, VALERIO, Nuno

et YAGO, Kazuhiko (dir.), Asian Imperial Banking History, Londres, Pickering & Chatto Publishers,

2014, p. 5 2 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., p. 35 3 PLESSIS, Alain, « When Paris dreamed of Competing with the City », in CASSIS, Youssef,

BUSSIERE, Eric, London and Paris as International Financial Centres in the Twentieth Century,

Oxford, Oxford University Press, 2005, pp. 42-54 4 BONIN, Hubert, « L'activité des banques françaises dans l'Asie du Pacifique des années 1860 aux

années 1940 », Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 81, n°305, 4e trimestre 1994. pp. 401-425 5 MEULEAU, Marc, Des pionniers en Extrême-Orient. Histoire de la Banque de l’Indochine. 1875-

1975, Paris, Fayard, 1990, p. 184

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

l’origine de sa création. En 1896 et, surtout, en 1898, quand le gouvernement chinois eut de

nouveau besoin de 400 millions de francs pour se libérer au plus vite de l’occupation japonaise,

la Hong-Kong Bank et la Deutsche Asiatische Bank lui damèrent le pion.

Ces échecs répétés, attribués, du côté français, à la Russie1, conduisirent le Quai d’Orsay,

avide de bénéficier d’un relai de son influence financière au sein du Céleste Empire, à

précipiter, en 1898, l’entrée en jeu de la Banque de l’Indochine2. Ce dernier établissement avait

initialement été créé, en 1875, comme la banque d’émission des territoires indochinois.

Bénéficiant de la protection des pouvoirs publics (le monopole d’émission qu’elle reçut fut

avalisé en janvier 1875 par un décret présidentiel3), elle était l’œuvre des grandes banques par

actions; sa capitalisation de départ fut effectuée par la Banque de Paris et des Pays-Bas, le

Comptoir d’Escompte et le CIC4. La Société Générale puis le Crédit Lyonnais rejoignirent

ensuite l’affaire, respectivement en 18885 et 18966. Celle qui allait devenir le bras armé de la

politique financière de la France en Chine présentait donc, de par ce caractère collégial, de

fortes similitudes avec la Deutsche Asiatische Bank. Toutefois, contrairement à cette dernière,

elle ne fut pas explicitement conçue pour participer à l’émission des emprunts d’Etat chinois.

Assise sur un monopole d’émission, elle n’était en outre pas une banque coloniale classique,

comme l’était la Hong-Kong Bank à sa création. Dès l’origine, ses statuts en faisaient un

établissement dont le rayon d’action avait vocation à suivre l’expansion de la France pour

concurrencer les grandes banques étrangères sur le terrain oriental7. Pour saisir cette spécificité

et dépasser la simple catégorie de « banque coloniale », Yasuo Gonjo a alors forgé le terme de

« banque d’outre-mer8 », dont la Banque de l’Indochine serait un prototype parfait. Sa latitude

d’action était « une conséquence directe de l’ambition des grandes banques par actions et des

hauts fonctionnaires parisiens de jeter les fondations d’une institution capable de rivaliser avec

les établissements financiers britanniques d’Extrême-Orient9 ».

A partir de 1905 toutefois, et comme nous le verrons au chapitre 5, c’est en coopérant

avec ces mêmes établissements – et avec la Hong-Kong Bank au premier chef – que la Banque

1 Voir chapitres 5, 6 et 7 2 Le détail des événements sera donné au chapitre 8 3 MEULEAU, Marc, Op. Cit., p. 43 4 Ibid., p. 50 5 Ibid., p. 51 6 Ibid., p. 144 7 Ibid., p. 40 8 GONJO, Yasuo, Banque coloniale ou Banque d’affaires - La Banque de l’Indochine sous la IIIe

République, Paris, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 1993, 429 pages 9 MEULEAU, Marc, Op. Cit., p. 59

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

de l’Indochine poursuivit sa progression. Plus encore, la première décennie du XXe siècle vit

s’affirmer des établissements japonais (la Yokohama Specie Bank1) et américains (JP Morgan,

bien sûr, mais aussi la National City Bank et Kuhn & Loeb2), dont la croissance obligea le trio

historique composé de la Hong-Kong Bank, de la Banque de l’Indochine et de la Deutsche

Asiatische Bank, à coopérer avec eux. Le graphique 6, retraçant l’évolution du nombre

d’établissements bancaires ayant au moins une fois accordé un prêt au gouvernement chinois

(que celui-ci donne ensuite, ou non, lieu à une émission de titres) rend compte de cette tendance

à la hausse du nombre de nationalités impliquées dans l’endettement du régime mandchou.

Source : KING, David, J. S., Op. Cit., 1985. MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921

Mêlant des établissements japonais, russes, anglais, français, allemands et américains, et

cristallisant l’action tant d’anciennes banques coloniales que de grandes « banques d’outre-

mer », le credit de l’Etat chinois met donc au jour des interactions et des dynamiques au cœur

1 CAIN, Peter et HOPKINS, Antony, « Maintaining… », Op. Cit., p. 429 2 ROSENBERG, Emily, Op. Cit., Chapitres 1 à 3, pp. 1-96

0

5

10

15

20

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30

1874 1876 1878 1880 1882 1884 1886 1888 1890 1892 1894 1896 1898 1900 1902 1904 1906 1908 1910 1912

Graphique 6. Nombre de prêteurs cumulés

Nombre prêteurs britanniques cumulés Nombre prêteurs français cumulés

nombre de prêteurs russes cumulés Nombre de prêteurs allemands cumulés

Nombre d'autres prêteurs cumulés

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

de la première mondialisation financière. Parmi elles, la disponibilité de larges stocks d’un

capital inégalement concentré en Europe joua un rôle majeur. Le prochain chapitre sera

l’occasion d’en étudier une autre : la production de savoirs et de données permettant la mesure

et l’évaluation du fardeau de la dette mandchoue.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Chapitre 3. Mesurer la solvabilité d’un Etat endetté

Le positionnement des banques d’émission au cœur du processus d’endettement du

régime mandchou ne s’explique pas que par le signal de qualité que représentait leur nom sur

les marchés. L’avantage qu’avaient ces grands établissements, expliquent Vincent Bignon et

Marc Flandreau1, consistait également dans les liens privilégiés qu’ils établissaient avec leurs

clients. Dans la mesure où l’efficacité du signal se trouvait améliorée par l’inscription dans le

long terme des relations entre une banque et un Etat (comment interpréter autrement que comme

un mauvais signal le fait qu’une banque réputée pour sa fiabilité cesse d’émettre les titres de

dette d’un pays avec lequel elle avait l’habitude de traiter ?), un système de « relationship

banking », pérennisant les rapports de créancier à débiteur, se mit en place2. Les grands

établissements entretinrent alors des interactions répétées avec les Etats endettés, diminuant

d’autant le coût de collecte de l’information nécessaire à l’évaluation des risques-pays. C’était

là un avantage majeur, à une époque où les systèmes de comptabilité nationale n’existaient pas

encore, et où les chiffres permettant de cerner le profil financier d’une nation étaient

relativement rares. Ceci étant, ces données, ainsi que les savoirs permettant leur interprétation,

apportèrent une contribution décisive à l’accroissement des transactions financières à la Belle

Epoque. L’endettement mandchou permettra alors d’en restituer la logique de production.

La dette chinoise, cas d’étude pour une économie de l’information

financière à la Belle-Epoque

L’information est devenue, depuis quelques années, un thème au centre de nouvelles

approches en histoire économique. Sa production, sa circulation, ses usages ont notamment été

au cœur d’un ouvrage collectif dirigé en 2008 par Philippe Minard et Dominique Margairaz3.

Non plus considérée comme une donnée exogène à l’activité économique mais comme un

« processus cognitif […] au cours duquel de la connaissance est produite, distribuée, appropriée,

1 BIGNON, Vincent, FLANDREAU, Marc, Art. Cit. 2 DIAMOND, Douglas W., “Financial Intermediation and Delegated Monitoring,” Review of Economic

Studies, vol. 51 (Juillet1984), pp. 393–414 3 MARGAIRAZ, Dominique, MINARD, Philippe (dir.), L’information économique. XVIe-XIXe siècle.

Journées d’études du 21 juin 2004 et du 25 avril 2006, Paris, Comité pour l’histoire économique et

financière de la France, 2008, XI - 381 pages

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

et perpétuellement remodelée à la faveur des événements1 », l’information y retrouve son sens

premier, recouvrant à la fois ce qui est mis en forme et cette activité même de mise en forme.

On ne peut alors que regretter qu’aucun des contributeurs de ce livre ne se soit intéressé à

l’évaluation du risque-pays, et à la formation de critères permettant, à la fin du XIXe siècle, une

approche standardisée du fardeau de la dette. Il y a là un objet idéal pour qui veut étudier

l’émergence d’une technique d’appréhension des phénomènes économiques. Si nous avons

jusque-là largement repris à notre compte les travaux insistant sur les parallèles entre la

mondialisation financière d’hier et celle d’aujourd’hui, il est en effet une différence entre les

deux époques qu’il nous faut ici souligner. Contrairement à ce qui est le cas actuellement, les

agents financiers ne pouvaient pas, à la Belle Epoque, consulter de multiples séries temporelles,

retraçant l’évolution longitudinale d’indicateurs harmonisés à l’échelle mondiale. Le Produit

Intérieur Brut (PIB) n’avait notamment même pas été défini, rendant dès lors impossible le

calcul des ratios de solvabilité, auxquels nous nous référons désormais spontanément quand il

s’agit d’évaluer la soutenabilité d’une dette souveraine. Le service de cette dernière était peut-

être la donnée la plus facile à connaitre dans la mesure où les calendriers de paiement étaient

détenus par les créanciers des Etats. Toutefois, la dispersion de ces derniers et les rivalités qui

pouvaient exister entre eux empêchaient souvent la production d’un chiffre unifiée. Et les

valeurs du stock de la dette, et non de ses flux, étaient encore plus difficiles à évaluer. Pensons

qu’en novembre 1884, en pleine guerre contre la Chine, Jules Ferry, alors président du Conseil,

fut obligé de demander à L. V. Morel, représentant de la Hong-Kong Bank à Lyon, à combien

s’élevait « le chiffre des emprunts chinois dont le remboursement [restait] encore à effectuer2 ».

Cette incertitude est particulièrement intéressante. Elle montre combien, malgré le rôle des titres

de créances étatiques dans l’épanouissement des marchés financiers internationaux,

l’information au sujet des dettes souveraines était inégalement répartie.

Cette asymétrie ne l’empêcha pourtant pas de jouer un rôle central. Selon Marc Flandreau

et Frédéric Zumer, l’évolution des « croyances de marché quant à la qualité ou la solidité des

Etats emprunteurs, et en particulier des croyances relatives au risque souverain3 », expliquent

ainsi une bonne partie des cycles d’intégration financière (graphique 5). Il faut dire que « les

opinions et les analyses des financiers des différents pays exportateurs de capital [étaient]

forcément d’une importance primordiale puisque leurs perceptions du correct et de l’inadéquat

1 Ibid., p. VIII 2 Lettre de L.V Morel à Jules Ferry, 19 novembre 1884. Archives diplomatiques. 19 ADP - 5 3 FLANDREAU, Marc, ZUMER, Frederic, The Making of Global Finance. 1880-1913, Paris, OCDE,

Development Centre Studies, 2004, p. 14

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

en matière de politique économique déterminait leur disponibilité à financer les nations du

monde1 ». Pour étayer leur raisonnement, les deux auteurs montrent que cette dynamique

intégratrice était essentiellement due à la baisse générale des primes de risques. En d’autres

termes, le décloisonnement géographique des marchés financiers et l’intensification du volume

des transactions provenait d’un sentiment diffus que la fourniture de capitaux aux Etats à besoin

de financement était une activité de plus en plus sure2. Ce « sentiment » n’était toutefois pas le

fruit du hasard. Il s’enracinait dans un gigantesque effort de production de données au sujet des

dettes souveraines. Bien que nécessairement imparfait au vu des contraintes techniques de

l’époque, ainsi que nous l’avons vu plus haut, cet effort mettait à contribution une large gamme

d’acteurs3. Nous proposons ici une étude de cette dernière, telle que la dette chinoise nous la

révèle. L’enjeu est de taille : il s’agit de restituer la rationalité procédurale d’une des

dynamiques au cœur du processus de mondialisation financière.

Parmi les premières institutions généralement mentionnées pour leur implication dans la

production de ces chiffres et statistiques de dettes, les associations de porteurs de bonds figurent

en bonne place. Quoi de plus normal, après tout ? Coalisés, les petits souscripteurs étaient

capables d’action collectives de grande ampleur. Et si leur rôle est souvent mentionné dans la

restructuration des dettes en défaut4, il ne s’y limita pas. Les associations de porteurs de valeurs

mobilières entreprirent également un réel travail de renseignement sur les différents Etats

désireux de se financer sur les marchés. La Corporation for Foreign Bondholders (CFB),

emblématique institution britannique créée en 1868, publiait ainsi tous les douze mois un

Annual Report, dont l’appendice particulièrement fourni détaillait la situation de plusieurs pays

endettés à l’égard de créanciers britanniques5. Le consulter pour obtenir des informations et des

données sur la dette chinoise fut donc logiquement un de nos premiers réflexes. Les rubriques

y étaient toujours organisées de la même façon. Après un tableau récapitulant les chiffres

disponibles (capital ou service de la dette, notamment, quand cela était possible), étaient

précisés quelques renseignements et indications concernant le pays en question (population,

superficie, capitale, montant de la dette par habitant, quand cela était possible, chef de l’Etat et

1 FLANDREAU, Marc, « Le service des Etudes financières sous Henri Germain (1871-1905) : une

macro-économie d’acteurs », in DESJARDINS, Bernard et alii. Le Crédit Lyonnais (1863-1986). Etudes

historiques, Genève, Droz, 2003, p. 272 2 FLANDREAU, Marc, ZUMER, Frédéric, Op. Cit., p. 17. Voir également p. 28 3 FLANDREAU, Marc, « Le service… », Chap. Cit., pp. 273-275 4 Voir par exemple TOMZ, Michael, Op. Cit., pp. 133-143 5 L’université de Stanford a numérisé chacun de ces documents depuis 1868. Ils sont consultables et

téléchargeables gratuitement via la recherche par année de l’onglet « advanced search » de la page

suivante : http://collections.stanford.edu/cfb/bin/page?forward=home

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

ambassadeur britannique sur place). Venaient ensuite un historique de la dette souvent très

détaillé, puis un rapport qualitatif présentant l’état des relations entre les représentants du CFB

et les autorités locales en charge des finances. Quand cela s’imposait, une copie des contrats

passés entre les eux parties était également jointe à l’article. La longueur de ces derniers variait

évidemment en fonction des pays : là où la Turquie mobilisait, 1899, plus de 100 pages à elle

seule (sur un rapport de 423), la Colombie en occupait, elle, à peine 101. Le nombre et l’identité

des pays étudiés étaient eux, en revanche, relativement stables et constants. Entre 1899 et 1913,

les 19 pays recensés furent notamment toujours les mêmes : Argentine, Colombie, Costa-Rica,

Equateur, Egypte, Grèce, Guatemala, Honduras, Liberia, Mexico, Nicaragua, Paraguay,

Portugal, Salvador, Saint-Domingue, Espagne, Turquie, Venezuela. Dans cette liste, la Chine

brille par son absence. Est-ce alors le faible montant de sa dette, vu plus haut, qui explique son

absence ? Ce n’est guère plausible : en 1900, le Salvador n’avait jamais emprunté pour plus de

700 000 £ tandis qu’avec les seuls emprunts de 1896 et 1898, ce sont 16 millions de livres de

titres (deux fois 8 millions) qui furent émis sur le marché londonien pour financer la dette

chinoise2. En fait, le tableau récapitulatif concluant systématiquement le rapport annuel du CFB

donne une piste d’explication à cette absence du Céleste Empire. Rassemblant les « principaux

emprunts » impayés, il témoigne d’une préoccupation somme toute plus curative que

préventive, uniquement tournée vers les Etats ayant déjà fait défaut (ou menaçant de le faire).

L’absence de la Chine est par conséquent logique ; le Céleste Empire ne cessa d’honorer ses

dettes pour la première fois qu’en 19213. Son entrée dans l’Annual Report ne se fit alors qu’en

1924, et encore, au détour d’un paragraphe de l’introduction générale4. Cette situation témoigne

du biais concernant l’attention portée aux dettes souveraines que nous mentionnions en

introduction, à savoir qu’on ne produit généralement d’informations sur elles qu’à partir du

moment où les institutions qui les ont contractées se retrouvent incapables de les honorer.

L’historiographie ne ferait alors que reprendre, en le dupliquant, ce biais déjà présent dans les

sources.

Ce phénomène, frustrant de prime abord puisqu’il nous prive d’informations sur la dette

chinoise qui sont disponibles pour d’autres pays aux mêmes dates, est en fait révélateur d’une

partie de la logique de production du savoir économique à la Belle-Epoque. Il rend compte de

1 Twenty-Seventh Annual Report of the Council of the Corporation for Foreign Bondholders for the year

1899-1900, Londres, Council House n°17, 1900, 423 pages 2 Ibid., p. 198 3 REINHART, Carmen, ROGOFF, Kenneth, Op. Cit. 4 Fifty-first Annual Report of the Council of the Corporation for Foreign Bondholders for the year 1899-

1924, Londres, Council House n°17, 1924, p. 13

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

la tendance qu’il y avait alors, parmi les associations de porteurs de bonds, à ne bâtir données

et statistiques qu’après une crise passée. La raison d’être du CFB était après tout de d’abord

rassembler les créanciers d’un pays donné pour pouvoir décider, en cas de défaut de paiement,

de sanctions collectives contre celui-ci1. Les informations collectées visaient alors à rendre

public le « mauvais comportement » de l’Etat en question, afin de dissuader tout prêteur

éventuel de lui fournir des capitaux. Il s’agissait ainsi de rendre difficile, voire impossible,

l’accès des pays défaillants au marché financier et, partant, de les forcer à rembourser leurs

créanciers pour pouvoir de nouveau emprunter2. Il n’y avait donc là guère de place pour une

ébauche de raisonnement économique quant aux indicateurs à retenir pour mesurer la solvabilité

du régime mandchou. Bien sûr, consulter les archives du CFB, conservées aux London

Metropolitan Archives, aurait tout de même pu nous apporter quelques chiffres et quelques

données reconstitués ex-post3, tout comme auraient pu le faire les fonds de l’Association

Nationale des Porteurs de Valeurs Mobilières, créée en 18984. Des documents semblables

conservés aux archives d’HSBC nous ont d’ailleurs été très utiles pour trouver une vue

synoptique de l’endettement chinois entre 1874 et 19135. Toutefois, essayer de saisir comment,

divers acteurs mesurèrent, entre 1874 et 1913, la solvabilité du gouvernement mandchou

impliquait de négliger les documents façonnés après le défaut de 1921, pour se replacer à

hauteur du « champ d’expérience6 » des acteurs de l’avant-guerre.

Certains d’entre eux cherchèrent en effet, dès les années 1890-1900, à évaluer le poids

que représentait l’endettement des Qing. Parmi ceux-là, les banques impliquées dans le crédit

à l’Etat chinois figuraient en bonne place. Créancières de Pékin, elles disposaient par rapport à

d’autres agents d’une position privilégiée pour enquêter sur le fardeau de sa dette, ainsi que

nous l’avons vu en introduction. Elles avaient en plus intérêt à prospecter ainsi : connaitre à

1 MAURO, Paolo, YAFEH, Yishay, “The corporation of Foreign Bondholders”, IMF Working Paper,

Research Department, Mai 2003, n°107, p. 5 2 TOMZ, Michael, « Enforcement through Collective Retaliation », in TOMZ, Michael, Op. Cit., chap.

8, pp. 196-219 3 Les dossiers consacrés à la Chine et disponibles au public vont de CLC/B/060/MS-34663/1 à

CLC/B/060/MS-34663/8. Ils couvrent l’année 1927 ainsi que la période 1936-1982. Les cartons

CLC/B/060/MS-34663/9 et CLC/B/060/MS-34663/10 couvrent eux la période 1982-1989 et ne sont pas

accessibles. 4 Ces fonds sont conservés aux archives du monde du travail, à Roubaix. Ils recouvrent les cotes 65 AQ-

A-1207, 65 AQ-A-366 et 65 AQ-A-628. Le terminus a quo est 1913. 5 Nous pensons ici notamment à un opuscule comme le Chinese Sterling Loans, de 1936, ou à divers

documents datant de 1933 et rassemblés sous le titre de The foreign loans of China. HQ HSBCG

0002/0003 6 KOSELLECK, Reinhart, L’expérience de l’histoire, Traduit de l’allemand par Alexandre Escudier,

Paris, le Seuil, « Points », 2011, 336 pages

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quelle hauteur de sa richesse son débiteur s’était endetté permettait d’en savoir plus sur sa

solvabilité ou sa liquidité. Et c’était là un enjeu majeur dans la mesure où, l’actif des banques

d’émission étant souvent constitué des titres de dette de leurs clients, il était vite arrivé de se

retrouver en situation très délicate en cas de défaut souverain1. Notons par ailleurs que la Hong-

Kong Bank dut, en 1884, puiser dans ses propres réserves pour assurer le service de la dette,

perturbé par la guerre contre la France. Sa crédibilité sur les marchés était en jeu. Qu’aurait-on

en effet dit de ce jeune établissement si les titres qu’il avait émis n’avaient produits que des

rendements irréguliers2 ? Toutefois, les archives que nous avons consultées à Londres, au

service historique du groupe HSBC, ne nous ont pas permis de trouver trace d’un effort

systématisant l’appréhension à avoir de la dette chinoise. Tout au plus avons-nous trouvé un

document daté de 1909 synthétisant les prêts dont le remboursement courait encore à cette date3,

et la traduction d’un rapport rédigé en 1913 par le gouvernement républicain sur ses dettes de

court terme4. Ce sont là peu de choses, surtout en comparaison des cartons conservés aux

archives du Crédit Lyonnais.

Impliqué de manière bien moins extensive que la Hong-Kong Bank dans la gestion de la

dette chinoise5, ce dernier établissement n’en produisit pas moins un impressionnant effort pour

essayer de mesurer de la manière la plus juste possible le fardeau que représentaient les

emprunts externes sur les ressources du Céleste Empire. Il accompagna ce travail de la collecte

de nombreux documents, renseignant au mieux sur tous les éléments (vie politique locale,

situation internationale, évolution démographique, climat…) qui pouvaient affecter le « risque-

pays » de la Chine. Il est bien sûr possible que cette apparente dissymétrie des ambitions

prospectives entre la Hong-Kong Bank et le Crédit Lyonnais ne soit que le résultat des hasards

de la politique de conservation de chacun des établissements : peut-être que les documents

retrouvés aux archives du Lyonnais eurent en leur temps un strict équivalent à la Hong-Kong

1 C’est notamment ce qui se passa en 1890, quand le défaut argentin obligea Barings, plus vieille banque

d’affaires britannique, à en appeler à l’aide de la Banque d’Angleterre. FISHLOW, Albert,

« Conditionality and willingness to pay: some parallels from the 1890s », in EICHENGREEN, Barry,

LINDERT, Peter H., The international Debt Crisis in Historical Perspective, MIT Press, 1991 (1989),

pp. 87-91 2 KING, David J. S., Op. Cit., pp. 193-195 3 Chinese government loans. Diary of payments due in Europe for interest and redemption. Also table

of drawings (1909). HQ LOHII 0097 – 10007122 4 Report upon & statistics of Short Term Debts of the Central Government of China. HQ HSBCG

0002/0003 5 Rappelons que le Lyonnais faisait partie des établissements français ayant émis sur le marché parisien

une partie de l’emprunt de 1895 de 400 millions de francs et qu’il était un des actionnaires influents de

la Banque de l’Indochine. Voir le chapitre 2.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Bank. Seulement, que les premiers nous soient parvenus avec une telle quantité traduit une

politique d’archivage qui rend elle-même déjà compte de l’ambition intellectuelle qu’avait alors

Henri Germain pour le service des études de son établissement.

Créé en 1871, dans un contexte d’épanouissement de la science statistique, le Service des

Etudes Financières (SEF) visait non seulement à obtenir des informations sur les dettes

souveraines, mais aussi à produire les savoirs permettant leur traitement1. Après quelques

premières années difficiles le SEF connut son véritable essor en 1889. Sous l’impulsion

personnelle d’Henri Germain, convaincu par la faillite du Comptoir d’Escompte et la crise

Barings que l’avenir appartenait à ceux qui investissaient dans la prospection, les effectifs

quintuplèrent, passant de vingt à cent personnes2. Le service se structura alors en plusieurs

sections. Dans le nouvel organigramme, les départements administratifs (dont l’un, déjà, se

consacrait au travail d’archivage) répondaient aux départements de recherche : parmi ces

derniers, l’un s’occupait exclusivement des fonds souverains et un autre avait la charge des

productions statistiques. Encore occupé au milieu des années 1880 à rédiger un bulletin

quotidien pour les employés de la banque, le SEF était devenu en 1900, selon l’expression

qu’affectionnait Henri Germain, une « véritable université pratique3 ». En son sein, ce sont

« des méthodes d’identification du normal et du pathologique, permettant de discerner les

débiteurs les plus solides » qui se formèrent, « accouchant naturellement d’une grammaire de

la bonne gestion économique4 ». Le département en charge des fonds d’Etat mit notamment au

point une démarche standardisée pour appréhender les dettes souveraines. Accordant aux

dynamiques historiques un rôle majeur, celle-ci consistait à faire ressortir les caractéristiques

nationales en étudiant de manière conjointe la dynamique de la dette et de la richesse nationale.

Ce raisonnement consistant à comparer entre eux deux stocks était toutefois impossible à mettre

pratiquement en place. Ce qui intéressait en outre davantage le SEF était la capacité des

débiteurs à servir leur dette. Il comparait donc « le flux d’intérêts payés sur la dette publique,

net du revenu des actifs de l’Etat, (i.e. les intérêts sur la dette publique nette) aux « revenus

normaux ». Ces derniers étaient à leur tour déterminés en retirant des recettes publiques toutes

les dépenses nécessaires à collecter ces dernières : paiement des fonctionnaires, etc… […] Le

1 FLANDREAU, Marc, « Le service des études… », Chap. Cit., p. 274 2 Ibid., pp. 275-277 3 Ibid., p. 279 4 Ibid.

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ratio entre flux d’intérêt net et revenus normaux, exprimé en pourcentage, donnait une

indication de la bonne santé financière de l’Etat considéré1 ».

Cette méthode, magnifique de précision, visait à fournir une appréhension fine et

homogène de la situation financière des différents pays débiteurs du Lyonnais. Elle ne pouvait,

toutefois, être systématiquement appliquée dans toute la rigueur de sa lettre. Le cas de la Chine

impériale en donne une bonne illustration. Comment en effet déterminer, dans un pays qui

n’avait pas de budget au sens strict2, un « revenu normal » au sens de la définition apportée ci-

dessus ? Déjà que les « recettes publiques » n’étaient connues que très approximativement, en

amputer les coûts de leur collecte était totalement impossible. La question du montant des

ressources de l’Etat mandchou revient donc comme un serpent de mer dans les trois cartons

consacrés à la Chine que l’on trouve aux archives du SEF. L’un d’eux se penche tout

particulièrement sur ce problème3. L’examen des différents dossiers qu’il contient éclaire sur

la manière dont les principes généraux vus plus haut s’appliquèrent à un contexte aussi peu

favorable que celui du Céleste Empire.

La première des tâches qu’il y avait à accomplir consistait à inventorier les différentes

créances détenues par des étrangers sur le gouvernement chinois. Ce travail semble avoir débuté

en 1902, date du plus ancien document rassemblé dans le dossier « Notes rapides sur les

emprunts chinois, 1875-1913 ». Composé d’un simple feuillet, il établit simplement une liste

des emprunts émis sur les marchés entre 1875 et 1885, mentionnant leur date de remboursement

et leur montant. Les prêts octroyés à la Chine à l’occasion de la guerre contre le Japon ont, eux,

été consignés en 1908-1909 sous forme de fiches standardisées4. En l’absence de

renseignements spécifiques sur les motivations ayant poussé ce travail, nous pouvons supposer

que l’emprunt de 1908 ou les préparatifs de l’emprunt de 1911 ont conduit les agents du service

à vouloir clarifier les conditions auxquelles la Chine avait déjà empruntées, et les montants

qu’elle devait encore rembourser. C’est en effet dans cette optique que les différents contrats

de prêts déjà signés par le gouvernement de Pékin sont analysés dans un dossier « emprunt

1900, brouillon ». A cette époque, beaucoup semblaient croire que le pouvoir mandchou

1 Ibid., p. 284 2 Rappelons encore une fois que le premier budget publié par une autorité nationale date de 1912. Son

détail fut bien sûr collecté par le Service des Etudes Financières. On en trouve un détail dans le dossier

« documents sur les revenus et les dépenses » du carton DEEF 73449 3 DEEF 73449 4 Les rubriques renseignées sont systématiquement les suivantes : émission, capital nominal primitif,

coupures, intérêt, amortissement, convertibilité, service de l’emprunt, garanties spéciales, échéancier,

capital nominal en circulation.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

n’échapperait pas à la contraction d’un grand emprunt pour payer l’indemnité que les

puissances allaient lui imposer une fois l’insurrection des Boxers définitivement réprimée. Les

établissements bancaires préparèrent alors divers contrats de prêt, en s’inspirant du contenu des

précédents. Plus tard, le SEF rédigea une note sur les indemnités de guerre que dut payer la

Chine en 1858, 1895 et 1901. Non datée, celle-ci témoigne de la complétude du travail accompli

pour retracer la dynamique historique de l’endettement des Qing, tâche qui était, comme nous

l’avons vu plus haut, chère à Henri Germain.

Le montant de la dette et de son service n’était toutefois intelligible qu’à condition d’être

mis en regard de celui des recettes. Et là était, donc, le plus grand défi du SEF. Encore une fois,

rappelons que la surproduction statistique de l’année 19121 était aux antipodes de ce qui se

faisait aux années précédentes. Avant cette date, l’estimation des recettes ne pouvait se faire

que de manière ponctuelle et grâce au recoupement de plusieurs sources. C’est ainsi que le

dossier sur les « revenus et les dépenses du pouvoir central » rassemble : un rapport du Foreign

Office présenté au parlement britannique en 18972, sa traduction en français, la retranscription

d’un article de 1890 de The Economist, reprenant lui-même un article du Chinese Times sur les

revenus du pays, et un dossier sur le même sujet, mais pour l’année 1885, compilé à partir

d’extraits du China Mail. On trouve également, au sein du carton qui nous intéresse, un dossier

consacré aux « recettes d’impôts, autres que celles provenant des douanes, affectées au service

d’emprunts extérieurs » et plusieurs feuillets retraçant l’évolution du cours du Tael3. Il s’agissait

là d’avoir une connaissance précise des gages sur lesquels étaient adossés plusieurs emprunts,

et de pouvoir suivre l’évolution du fardeau de la dette en termes non plus nominaux, mais réels.

Au final, c’est vraisemblablement grâce à ces documents, sans doute complétés par

d’autres, mais malheureusement non mentionnés, que le tableau synthétique du dossier

« recettes, dépenses, services et capital de la dette » a été construit. Celui-ci présente l’évolution

des recettes totales du gouvernement (décomposées en recettes des douanes maritimes, des

douanes indigènes, des impôts, et des subventions des provinces) de 1893 à 1902. Il y ajoute le

1 En plus du budget impérial, l’inspecteur général des douanes, Aglen, proposa en novembre un rapport

détaillé sur l’état de la dette. Jamieson, consul général de Shanghai, délivra en avril un discours

également riches en statistiques devant la China association. Les chiffres qu’ils avancèrent, et

notamment ceux d’Aglen, furent largement repris dans la presse, qui critiqua leur inexactitude pour en

proposer de nouveaux (North China Herald, 30 novembre 1912). DEEF 73449, « Documents sur les

revenus et les dépenses du pouvoir central ». 2 China. Report on the Revenue and Expenditure of the Chinese Empire, Reports on subjects of general

and commercial interests n°415, 1897, 66 pages. DEF 73449. « Documents sur les revenus et les

dépenses du pouvoir central ». 3 « Monnaie » et « détermination de la valeur du Haikuan Tael », DEEF 73449

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

montant des dépenses totales, celui du service des intérêts de la dette et de son capital nominal.

Enfin, quatre autres catégories laissent supposer qu’il s’agit là d’un tableau offrant une

présentation standardisée du profil financier des Etats, conforme à la méthode identifiée par

Marc Flandreau. On trouve en effet sur ce document des colonnes intitulées « produit net de

l’actif », « capital de l’actif », « service des intérêts de la dette déduction faite du produit net de

l’actif » et « capital nominal de la dette, déduction faite du produit net de l’actif ». Or les deux

premières sont vides, et les deux dernières par conséquent identiques aux colonnes « service

des intérêts de la dette » et « capital nominal de la dette ». Il y a donc là la trace d’un

raisonnement systématique qui aurait comme buté sur la spécificité du cas chinois et échoué,

partant, à s’appliquer dans sa totalité. Ceci étant, quand bien même il ne donnerait qu’une vision

parcellaire, réduite à un horizon de dix ans, ce tableau donne bien à voir une démarche en termes

de soutenabilité. Son but est toujours de ramener le service de la dette à une estimation des

recettes gouvernementales, et ce afin d’évaluer la capacité de l’Etat à faire face sans dommages

à ses échéances. Que ce tableau ne couvre pas l’intégralité de notre période n’est en outre pas

si gênant, dans la mesure où il embrasse une période cruciale de notre histoire : celle comprenant

le conflit contre le Japon et la guerre des Boxers, ainsi que leurs conséquences en matière

financière. L’évolution du fardeau de la dette chinoise telle que les agents du SEF se la

représentaient est alors retracée par le graphique 7.

Source: Archives du Crédit Lyonnais, DEF 73449, « recettes, dépenses, service et capital de la dette ».

Lecture : la série 1 retrace le ratio service des intérêts de la dette/revenu du service des douanes maritimes. La série

2 retrace le ratio service des intérêts de la dette/recettes totales du gouvernement.

0%

20%

40%

60%

80%

100%

120%

140%

160%

1893 1894 1895 1896 1897 1898 1899 1900 1901 1902

Graphique 7. Evolution des ratios d'endettement

Série1 Série2

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Un tel raisonnement ne sortait pas de nulle part ; il était parfaitement cohérent avec les

théories d’économie politiques relatives à l’évaluation des dettes souveraines de son époque, et

s’en inspirait vraisemblablement. Dans son Traité de la science des finances, qui servit de

référence et de manuel jusqu’après la Grande Guerre, Paul Leroy-Beaulieu indiquait ainsi que,

pour « calculer le poids des dettes publiques », il convenait de comparer le rapport des intérêts

de la dette et du revenu national. Toutefois, ce dernier était assez « malaisé » à évaluer, étant

donné « l’état actuel de la statistique ». Leroy-Beaulieu préconisait donc plutôt de mesurer le

ratio entre les intérêts de la dette et le budget total1. Surtout, il rappelait qu’il fallait toujours

« retrancher du passif d’un Etat l’actif qui est productif d’un revenu direct pour le trésor, sans

quoi il est absolument impossible de se rendre compte des charges réelles de cet Etat2 ». Cette

précaution rappelle bien les principes d’analyse du SEP, telle que la dette chinoise nous a permis

de les observer. Le parallèle entre les écrits de Leroy-Beaulieu et les méthodes du Crédit-

Lyonnais est en outre étayée par le fait que l’auteur de De la colonisation chez les peuples

modernes enseigna longtemps à l’Ecole Nationale Libre des Sciences Politiques, où furent

formés nombre des membres du SEF3. La continuité existant entre leurs cadres d’analyse et

l’enseignement dispensé dans cette école s’explique ainsi parfaitement.

Toutefois, il existait un dernier élément pris en compte par les agents du Lyonnais que

Paul Leroy-Beaulieu ne mentionne guère : le contexte politique local. L’évaluation du risque-

pays exigeait en effet de connaître du mieux possible les dispositions des dirigeants politiques

envers le remboursement des dettes nationales. Un changement de majorité, ou dans le cas

chinois, une modification du rapport de force entre les différentes factions était en effet à même

de considérablement faire évoluer l’attitude de la cour impériale à l’égard de ses dettes4. Une

guerre pouvait en outre désorganiser le service des intérêts, et dégrader par conséquent le revenu

des porteurs de bonds. Guetter les tensions, identifier les différents acteurs susceptibles d’entrer

en conflit, comprendre, le cas échéant, les tenants et les aboutissants des querelles était donc

vital pour le SEF. A côté des chiffres sur les revenus et les dépenses du gouvernement chinois,

ses agents récoltèrent ainsi de nombreuses informations sur les péripéties qui événements qui

1 LEROY-BEAULIEU, Paul, « Des moyens d’évaluer le poids des dettes publiques », in Traité de la

sciences des finances, vol. 2, Paris, Guillaumin & Cie, 1877, chap. 14, pp. 480-487 2 Ibid., p. 487 3 FLANDREAU, Marc, « Le service des études… », Chap. Cit., p. 275 4 David Stasavage insiste ainsi sur la contribution de l’hégémonie « whig » sur le parlement britannique

entre 1715 et 1759 à la baisse des taux d’intérêt auxquels le gouvernement britannique pouvait se

financer sur les marchés. STASAVAGE, David, “Partisan politics and public debt: The importance of

the ‘Whig Supremacy’ for Britain’s financial revolution”, European Review of Economic History, 11,

2007, pp. 123–153

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

agitèrent le Céleste Empire. Ils produisirent, entres autres, une frise donnant, année par année,

le nom des détenteurs des principaux portefeuilles ministériels1, un état d’avancement des

projets constitutionnels2 et un résumé de la révolution de 19113. Il n’est pas précisé dans quelle

mesure ces informations influèrent la stratégie du Lyonnais en Chine ; il est toutefois sûr que

ses agents avaient une conscience particulièrement fine du contexte politique local. Le fait que

la Banque de l’Indochine, dont le Crédit Lyonnais était un membre influent, se soit montrée

particulièrement réticente à s’impliquer dans les emprunts chinois pourrait alors s’expliquer par

le désir d’Henri Germain de ne pas trop s’aventurer dans un pays si agité4. Encore une fois, la

situation chinoise nous amène donc à nuancer une affirmation souvent faite à propos des

investissements à la Belle Epoque : contrairement à ce qu’avance, entre autres, Niall Ferguson5,

les agents tenaient bien compte de la situation politique des pays dans lesquels ils comptaient

placer leurs capitaux. L’agitation et les revirements brusques de politique n’étaient alors

évidemment pas les meilleurs atouts des pays désireux de placer leurs titres de dette. Comment

sinon expliquer que le Lyonnais ait fait tant d’effort pour collecter toutes ces informations ?

Nous employons à dessein le mot de collecte. De tout ce que nous avons détaillé, les

agents du SEF ne produisirent, stricto-sensu, qu’une infime portion. Ils compilèrent plutôt ce

que d’autres écrivirent, comme en témoigne le Report on the Revenue and Expenditure of the

Chinese Empire, document présenté par le Foreign Office au parlement en 1897 et conservé

aux archives du Lyonnais. Pour aller jusqu’au bout de notre analyse, consacrée à la production

d’informations au sujet la dette mandchoue, il nous faut par conséquent nous pencher sur ces

producteurs et diffuseurs de l’information « brute », dont dépendaient si cruellement les

hommes d’Henri Germain.

1 « Nom des ministres et des principaux personnages politiques depuis 1906 », DEEF 73449, « résumé

des principaux événements politiques ». 2 « Tableau des principaux événements relatifs à la Constitution depuis 1903 », Ibid. 3 « Résumé des principaux événements politiques depuis l’abdication de l’empereur ». Ibid. 4 Voir le chapitre 7. 5 FERGUSON, Niall, “Political risk and the international bond market between the 1848 revolution and

the outbreak of the First World War”, Economic History Review, LIX, 1 (2006), pp. 70–112

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

La production d’information, une activité au cœur de l’impérialisme

par la dette

La plupart des chiffres et des données repris par le SEF avaient tous une origine

commune. Ils émanaient de la seule administration chinoise engagée dans un intense effort de

production statistique : le service impérial des douanes maritimes. Sa fondation, en 1854,

répondait à une urgence : assurer la perception des droits sur les marchandises étrangères dans

les ports de traité, très largement perturbée par la rébellion des Taiping. Désireuses d’éviter

qu’un arriéré de paiement trop important ne se creuse du fait de cette situation, les puissances

mirent sur pied le Service des douanes afin que certains de leurs ressortissants collectent, pour

le compte du gouvernement mandchou, les taxes pesant sur les imports et les exports1. Avalisée

par les autorités chinoises, la nouvelle administration passa en 1861 sous l’égide du Tsongli-

Yamen (le Ministère des Affaires Etrangères créé en 1860, au lendemain de la Seconde Guerre

de l’Opium)2. Deux ans plus tard, le premier inspecteur général du Service, le britannique

Horatio Nelson Lay fut remplacé par un de ses compatriotes, Robert Hart. C’était là le début

d’un règne qui dura plus de 50 ans et au cours duquel le Service des douanes acquit une

importance cruciale3. Hart sut en effet parfaitement jouer des rivalités et des querelles entre les

différents clans mandchous pour affirmer son administration comme un lieu nodal de pouvoir :

en se plaçant totalement au service du Tsongli-Yamen dans la lutte qui opposait ce dernier aux

gouverneurs des provinces, l’emblématique inspecteur général s’assura une autorité incontestée

sur le service qu’il dirigeait4. Il put alors organiser ce dernier comme il l’entendait, travaillant

avec une équipe en grande partie étrangère – pour ne pas dire britannique5.

Ce qui nous intéresse ici est qu’Hart ne se limita pas à la collecte des droits de douanes

pesant sur les marchandises européennes, américaines ou japonaises. Il enrichit très tôt cette

tâche d’un large travail de production statistique. Prenant acte de l’extrême hétérogénéité des

1 CORDIER, Henri, « Les douanes impériales maritimes chinoises », T’oung Pao, Second Series, Vol.

7, N°4 (1906), pp. 516-520. Voir aussi BICKERS, Robert, Op. Cit., p. 127 2 BICKERS, Robert, Op. Cit., p. 188 3 Ibid., pp. 195-198 4 HOROWITZ, Richard S., “Politics, Power, and the Chinese Maritime Customs: the Qing Restoration

and the Ascent of Robert Hart”, Modern Asian Studies, Vol. 40, N°3 (Juillet 2006), pp. 549-581 5 Le Service des Douanes a suscité de nombreux travaux. Pour plus de détails, voir BRUNERO, Donna,

Britain's Imperial Cornerstone in China: The Chinese Maritime Customs Service, 1854-1949, Londres,

Routledge, 2006. Récemment, le rôle des employés chinois dans le service a été réévalué, après avoir

été longtemps négligé du fait des positions subalternes que ces derniers occupaient. Voir CHANG,

Chihyun, Government, Imperialism and Nationalism in China: The Maritime Customs Service and Its

Chinese Staff, New York: Routledge, Routledge Studies in the Modern History of Asia, 2013

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documents fiscaux renvoyés par les autorités provinciales à Pékin, il créa en 1873 un

département statistique, qu’il basa à Shanghai et plaça directement sous sa direction1.

Immédiatement, celui-ci commença à publier, annuellement, le Returns on trade, rempli de

données sur le commerce extérieur de la Chine et les recettes que tirait le gouvernement central

de ce trafic marchand. A côté de cela, les employés du département de statistiques du service

de douanes produisaient aussi ponctuellement quelques monographies, traitant de la

géographie, de l’histoire, ou, bien sûr, des finances publiques du pays2. Dans tous les cas, leur

méthodologie était la même. Les agents du Service implantés dans les ports de traité ou

dépêchés en mission à l’intérieur des terres envoyait au département de statistiques de Shanghai

leurs travaux. Là, ces derniers étaient vérifiés deux fois par des clercs avant d’être finalement

approuvés par le secrétaire du Service, et imprimés en deux versions, l’une anglaise, l’autre

chinoise3. Les chiffres du Service étaient alors souvent repris par la Peking Gazette, bulletin

d’information du pouvoir mandchou, dont les différentes éditions furent ensuite à la base des

documents que nous avons retrouvés aux archives du Crédit Lyonnais4. L’administration

dirigée par Robert Hart s’imposa donc comme l’une des productrices décisives de cette matière

première informationnelle si importante au sujet de la dette chinoise. Grâce aux données qu’elle

produisit, le fardeau de l’endettement mandchou put être mieux appréhendé. Pour cette

contribution à la transparence des comptes chinois, Robert Hart fut, en 1890, élu « Honorary

Fellow » de la Royal Statistical Society5.

Et si les banquiers étrangers furent parmi les premières à utiliser toutes ces informations,

les diplomates ne furent pas en reste. Certes, le recours de ces derniers aux chiffres du service

des douanes passait parfois par l’intermédiaire des premiers. En mai 1901, c’est en se fondant

sur les « évaluations du Crédit Lyonnais » qu’une note au Ministre français des Affaires

Etrangères affirma l’insuffisance du revenu des douanes pour continuer à assurer le service de

la dette externe6. Toutefois, les diplomates surent aussi exploiter directement les données

offertes au public par l’administration de Robert Hart. Le Report on the Revenue and

1 EBERHARD-BREARD, Andrea, “Robert Hart and China’s Statistical Revolution”, Modern Asian

Studies, Vol. 40, N°3 (Juillet 2006), p. 613 2 Ibid., p. 617 3 Ibid., pp. 617-618 4 Voir par exemple l’introduction du China. Report on the Revenue and Expenditure of the Chinese

Empire, les articles de The Economist, ou du China Mail. DEF 73449. Dossier « Documents sur les

revenus et les dépenses du pouvoir central ». 5 EBERHARD-BREARD, Andrea, Art. Cit., p. 605 6 Note au ministre, 19 mai 1901. 148 CP/COM – 353. Si l’on s’en fie au graphique 7, constitué à partir

des archives du Lyonnais, le constat ne fait effectivement pas de doute.

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Expenditure of the Chinese Empire, sur lequel s’appuya visiblement le SEF, était ainsi l’œuvre

des diplomates du Foreign Office. En janvier 1901, Gaston Bézaure, consul général à Shanghai,

mobilisa directement les chiffres du service des douanes pour produire une estimation de la

dette des Qing1. Cette situation n’est pas si étonnante. Au tournant du XXe siècle, les services

consulaires cherchaient fréquemment à se positionner au centre des réseaux de production et de

circulation de l’information économique. Le phénomène a notamment été bien mis en avant par

Masao Daeumer à propos du Japon2. Voir le Quai d’Orsay ou Whitehall diffuser des chiffres

sur la Chine qui furent ensuite utilisés par les banques européennes (et vice-versa) n’a donc rien

de surprenant. En Chine, les liens existant entre les chancelleries et les institutions de production

et/ou diffusion des statistiques sur la dette sont, en outre, renforcés par le caractère éminemment

politique de ces chiffres, et leur insertion dans les stratégies d’impérialisme par la dette.

Connaitre l’état des finances de son débiteur, et mesurer, partant, sa capacité à servir sa

dette, était indispensable pour des créanciers désireux de gagner en influence politique sur celui-

ci. Reprenons, par exemple, la note envoyée en mai 1901 au Ministre des Affaires Etrangères

et qui utilisait les chiffres du Lyonnais. Elle pointe du doigt ce que le graphique 7 met en

évidence : après la guerre des Boxers, les revenus du Service des Douanes, ne suffisaient plus

à gager le service des emprunts. Elle proposa alors diverses solutions pour que les prochains

prêts soient adossés à des ressources plus importantes. Parmi elles, la mise en gage de nouveaux

revenus étatiques, comme ceux des douanes indigènes, figurait en bonne place. Plus encore,

l’auteur de la note suggérait que le Service des Douanes se charge de leur collecte. C’était là

l’assurance d’une plus grande visibilité sur le montant exact qu’ils rapportaient au

gouvernement central : « à défaut de statistiques dignes de foi », celui-ci ne pouvait être que

très grossièrement estimé (entre 10 et 30 millions de francs)3. Autrement dit, la volonté

conjointe de sécuriser le service de la dette et de rendre ce dernier transparent, en confiant son

administration à une institution qui avait démontré rendre des comptes chiffrés de ses activités,

conduisit à plaider pour l’extension de l’emprise étrangère sur l’appareil d’Etat chinois. Dirigé

par un anglais et uniquement composé d’occidentaux aux postes-clefs, le Service des Douanes

Maritimes avait en effet un statut ambigu. Comme nous le verrons aux chapitres suivants, il

était regardé par toutes les puissances comme un élément crucial de l’influence étrangère auprès

des autorités chinoises. L’élargissement de son champ de compétences se comprenait ainsi

1 Lettre du Consul de France au Ministre des Affaires Etrangères, 23 janvier 1901. 148 CP/COM - 353 2 DAEUMER, Masao, La circulation de l’information économique sur le Japon en France entre 1882

et 1899, Mémoire de Master, Histoire, Paris, Institut d’Etudes Politiques, 2011, 199 pages 3 Note au ministre, 19 mai 1901. 148 CP/COM – 353

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comme un moyen de palier à l’incapacité de la Chine d’administrer elles-mêmes ses revenus,

et partant d’organiser de manière souveraine le service de sa dette publique. La fiabilité des

statistiques du service de Robert Hart s’opposait ainsi à une sorte d’atavisme oriental que la

tutelle européenne devait corriger. Comme le pointe bien Andrea Eberhard-Breard, les éloges

qui pleuvaient sur le Département des Statistiques s’inséraient dans « des présupposés

orientalistes quant à la supériorité du Service des Douanes Maritimes ». Il s’agissait de

systématiquement « juxtaposer la « complète impossibilité de disposer de comptes fiables » en

Chine avec la précision des données météorologiques, financières, médicales et économiques »

produites par le Service1.

Résumons : en s’accroissant, l’endettement mandchou exigeait son évaluation. Pour être

menée à bien, celle-ci, réclamait la production de chiffres et de données fiables. Or aux yeux

des créanciers de l’empire, seule une immixtion plus profonde de l’élément occidental au sein

de l’administration chinoise rendait cela possible. La création de l’information économique et

financière s’encastrait ainsi dans la dynamique d’expansion des puissances en Chine que la

dette de la dynastie Qing avait mis en branle. Il y a là un phénomène que l’on retrouve dans

d’autres pays qui subirent, eux aussi, cette forme d’impérialisme par la dette. Récemment,

Malak Labib a ainsi souligné le rôle essentiel des trois missions d’enquête européennes dans la

mise sous tutelle, entre 1875 et 1880, de l’administration égyptienne2. Si toutes les études sur

l’expansion britannique dans ce pays avaient déjà souligné le rôle que joua la dette du régime

khédivial, elles s’étaient généralement concentré sur les années 1880-1882. Cette période

recouvre l’imposition de la loi de liquidation (qui donna, en 1880, les pleins-pouvoirs au

Contrôle international sur les finances égyptiennes), sa contestation par le peuple égyptien (lors

de la révolution de 1881), et l’invasion britannique qui en découla, en 18823. L’article de Malak

Labib présente l’intérêt de déplacer la focale, pour montrer que les événements des années

1880-1882 furent rendus possible par le travail d’investigation des enquêteurs européens,

chargés de produire une évaluation chiffrée des revenus du pays. Ils justifièrent alors leur échec

dans cette mission en critiquant le système fiscal et administratif alors en vigueur, soi-disant

1 EBERHARD-BREARD, Andrea, Art. Cit., p. 619 2 LABIB, Malak, « Crise de la dette publique et missions financières européennes en Égypte, 1878-

1879 », Monde(s), 2013/2, N°4, pp. 23-43 3 Voir notamment BEL, Jacques, La dette publique égyptienne, Thèse pour le Doctorat, Université de

Paris, Faculté de Droit, Paris, Librairie Arthur Rousseau, 1939, 176 pages. Ainsi que SAMIR, Saul, La

France et l'Egypte de 1882 à 1914 : intérêts économiques et implications politiques, Paris, Comité pour

l'histoire économique et financière de la France, 1997, xix + 787 pages

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irréductible à toute forme de rationalité et de logique1. L’argument devint alors un prétexte à

l’extension du champ de compétences du Contrôle International, mis sur place en 1876 à

l’occasion de la première mission d’enquête. Pour le Foreign Office et le Quai d’Orsay, seul ce

Contrôle était à même de produire des estimations financières fiables, prélude indispensable à

la réorganisation d’une dette qui asphyxiait le régime. L’arithmétique de la dette, en Chine,

comme en Egypte, eut donc partie liée avec les projets d’expansion des puissances.

L’étude du travail de production et de diffusion des statistiques de l’endettement

mandchou nous ont alors permis de montrer que cette expansion mêlait un assez large réseau

d’acteurs dont deux, au moins, jouèrent un rôle crucial : les banquiers et les diplomates semblent

avoir tous deux été très actifs en son sein. Tous deux paraissent avoir pesé d’un grand poids

dans la création de données chiffrés relatives à la dette chinoise. Leur coordination est toutefois

apparu pour le moment bien implicite, presque invisible. Or nombre des travaux qui se sont

penchés sur l’impérialisme économique européen de la fin du XIXe, et sur le rôle que joua la

dette dans ce processus, ont insisté sur l’importance de la connivence des milieux bancaires et

diplomatiques. Les liens étroits qui auraient existé entre ces deux univers auraient rendu

possible l’instrumentalisation des créances étatiques à des fins politiques. Examiner cette

relation sera alors l’objectif de notre prochaine partie. Nous y montrerons, sans que cela

n’invalide le moins du monde ce que nous avons dit jusqu’ici, que les rapports entretenus entre

la finance et la diplomatie furent loin d’être aussi évidents qu’on ne le présente parfois.

1 LABIB, Malak, Art. Cit., p. 38

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DEUXIEME PARTIE :

LA GRANDE CONVERGENCE ?

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L’instrumentalisation des dettes souveraines « orientales » par les puissances

européennes à des fins expansives et impériales est souvent illustrée par la collusion entre les

milieux diplomatiques et financiers de la Belle Epoque. Elément récurrent des discours

analysant la mise sous tutelle des pays endettés1, cette « grande convergence » d’intérêts serait

particulièrement bien démontrée par la situation de la Chine à la fin du XIXe : le Céleste Empire

s’offrirait en effet comme l’exemple parfait d’un impérialisme informel qui, conduit en sous-

main par les chancelleries européennes, utiliserait le truchement du crédit pour parvenir à ses

fins. La dette serait donc l’outil d’un colonialisme qui ne dit pas son nom.

L’objet de cette seconde partie sera de questionner cette assertion, en partant d’une

analyse aussi approfondie que possible des interactions entre les corps consulaires et les

banquiers des Etats occidentaux. Nous entamerons celle-ci en étudiant les éléments qui

confortent la thèse d’une « union sacrée de la finance et de la diplomatie », avant de voir que le

terrain chinois permet d’observer le passage d’une relation de conflit à une situation de

coopération entre les grandes nations étrangères. La dette du régime mandchoue serait donc

autant une question inter ou trans-impériale que l’objet de luttes antagonistes entre des pays

inéluctablement voués à s’affronter pour gagner en influence.

Nous montrerons en outre que la prétendue synergie entre les acteurs diplomatiques et

financiers fut loin de toujours se vérifier. Les représentants des milieux bancaires durent

d’abord ferrailler pour faire triompher leurs vues auprès de diplomates bien moins réticents à

défendre les milieux commerciaux et industriels qu’on ne les peint parfois. Les grands

établissements qui s’étaient un peu vite arrogés le monopole de la représentation du secteur

financier de leur pays eurent en outre à affronter la concurrence de rivaux domestiques, prompts

à critiquer le régime de faveur dont jouissaient ces « champions nationaux ». Fréquemment,

enfin, les banquiers s’agacèrent du jeu des politiques tandis que ces derniers se désolaient de la

frilosité des premiers ; il y eut bien plus de friture sur la ligne entre le quai d’Orsay et le palais

Brongniart (ou entre Whitehall et la City) que ne le suggèrent beaucoup d’écrits. Par

conséquent, il s’agira en dernier lieu de proposer une piste explicative aux raisons ayant poussé

plusieurs historiens à placer la « grande convergence » au centre de leur propos.

1 Il ne serait ainsi « plus à démontrer » que, « soucieuses de trouver outre-mer des placements

avantageux, les grandes banques ont cherché à placer sous leur contrôle la vie économique et financière

de certains pays et sollicité, pour y parvenir, l’intervention des gouvernements. Ceux-ci, de leur côté,

ont utilisé l’arme financière là où ils désiraient imposer leur tutelle politique, et fait appel au concours

des banques ». Il ne fait donc pas de doute que « financiers et diplomates ont concerté leur action ».

Pierre GUILLEN, Op. Cit., 1973, p. IX

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Chapitre 4. Le temps de « l’union sacrée de la finance et de

la diplomatie » (Marc Meuleau)

Les dernières décennies du XIXe siècle furent indéniablement marquées par une

collaboration de plus en plus étroite entre les établissements financiers et les chancelleries

européennes en Chine. Trope historiographique, cette convergence peut s’analyser de plusieurs

manières, que nous présenterons successivement dans ce chapitre. Un tel rapprochement peut

d’abord être lié à l’existence d’intérêts nouvellement communs entre les banques et les Etats,

en Grande-Bretagne mais aussi en France, en Russie ou en Allemagne. Il peut en outre

s’appréhender tant dans une perspective de spécialisation des tâches entre les banquiers et les

diplomates que dans l’optique d’une confusion des rôles entre ces deux types d’acteurs.

La Hong-Kong Bank et le Foreign Office, ou la rencontre d’intérêts bien

compris

L’importance grandissante que les emprunts impériaux chinois prirent dans les relations

économiques entre la Chine et l’étranger eut une conséquence majeure. Pour la première fois,

des acteurs économiques privés n’avaient pas tant intérêt à l’ouverture du marché intérieur

chinois au commerce international qu’à soutenir la capacité du gouvernement central à assurer

efficacement le service de sa dette. Si ces deux objectifs n’étaient pas nécessairement

contradictoires (pas plus qu’ils n’étaient naturellement complémentaires, nous y reviendrons au

chapitre 6), ils étaient cependant bien distincts. Choisissant, comme nous l’avons vu

précédemment, de faire du prêt aux autorités chinoises son nouveau cœur d’activité, la Hong-

Kong Bank n’avait, dès les années 1870, plus vraiment à cœur une baisse des droits de douanes.

Elle porta en revanche, à compter de cette période, une attention toute particulière à la bonne

gestion des finances publiques mandchoues. A ce titre, tout évènement politique susceptible de

déstabiliser le pouvoir impérial et d’interrompre les rentrées fiscales était considéré comme

dangereux, fut-ce pour favoriser la pénétration des marchandises étrangères dans l’hinterland

chinois. Ses préoccupations s’alignèrent de la sorte de plus en plus avec la nouvelle ligne

politique britannique en Chine1.

1 KING, Frank, Op. Cit., 1988, pp. 266, 283, 308-311

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Les années 1860-1870 furent en effet l’occasion d’un changement de cap pour le

gouvernement britannique. Alors que les répercussions de l’ouverture de la Chine au commerce

international tardaient à se faire sentir (le pays ne représentait pas plus de 5% des importations

et 3% des exportations britanniques en 18701), l’hégémonie anglaise au sein du Céleste Empire

était de plus en plus contestée. Au sein de la péninsule indochinoise, la France continuait à

gagner en influence. Les tensions entre Paris et Pékin au sujet des convertis chinois étaient par

ailleurs fréquentes et menacèrent à plusieurs reprises de dégénérer, faisant craindre à la Grande-

Bretagne un raffermissement ou une expansion des positions françaises au nom de la défense

de la Chrétienté2. Les tensions entre l’empire Qing et le Japon allaient elles aussi crescendo (la

querelle au sujet de Taiwan en 1874 en témoigne bien3), au fur et à mesure que s’affirmait la

puissance nippone. De leur côté, la Russie et l’Allemagne étendaient en Mandchourie et au

Shandong leur présence en Chine. Craignant un imminent démembrement du Céleste Empire

qui ouvrirait l’appétit territorial de ses rivaux, la Grande-Bretagne infléchit donc sa ligne

politique et affirma un double principe : soutien à la stabilité du pouvoir en place et

renforcement des positions acquises4. Les établissements financiers semblaient alors pouvoir

offrir un puissant relai à cette politique grâce à leur implication dans l’émission des emprunts

chinois sur les marchés étrangers5.

Les contrats de prêts étaient en effet l’occasion d’obtenir de la Chine, en retour des fonds

prêtés, un certain nombre d’engagements ; engagements à mettre en place diverses réformes, à

accorder la priorité à un pays sur de futurs contrats, à maintenir un dispositif favorisant une

nation donnée, etc… Si l’utilisation des clauses des contrats d’emprunt pour promouvoir une

réforme des institutions chinoises sera analysée au chapitre 9, penchons-nous ici sur quelques

situations où les banques britanniques n’octroyèrent des fonds à l’Etat chinois qu’en échange

de la préservation de quelques privilèges anglais, à la demande de leurs diplomates. Une fois

n’est pas coutume, les grands emprunts liés au remboursement de l’indemnité due au Japon,

conclus entre 1895 et 1898, offrent un cas d’étude privilégié. Alors que la défaite militaire

instillait le doute quant à la capacité des Mandchous à poursuivre leur règne, le traité de

1 HOU, Chi-Ming, Foreign investment and economic development in China, 1840-1937, Cambridge

(Massachusetts), Harvard University Press, 1965, xiv – 306 pages 2 BICKERS, Robert, Op. Cit., p.250 3 Voir le chapitre 1 4 CAIN et HOPKINS, Art. Cit., p.427 5 MACLEAN, David, “The Foreign Office and the First Chinese Indemnity Loan, 1895”, The Historical

Journal, Vol. 16, No. 2 (Juin, 1973), pp. 303-321. MACLEAN, David, “Finance and "Informal Empire"

before the First World War”, The Economic History Review, New Series, Vol. 29, No. 2 (Mai, 1976),

pp. 291-305

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Shimonoseki relança la dynamique d’ouverture du Céleste Empire au commerce international.

Proclamant l’ouverture de nouveaux ports au commerce étranger, dont le port fluvial de

Chongqing, au centre du pays, et le droit d’implanter dans ces ports des usines, il suscita « une

véritable ruée aux privilèges parmi toutes les puissances étrangères1 ». Dans cette période de

« scramble » où chaque pays semblait avoir l’opportunité d’étendre son influence en Chine,

garantir les précédents acquis était une priorité. La mainmise britannique sur l’administration

des douanes, dirigée depuis sa création par un citoyen de sa Majesté, était notamment l’objet

de beaucoup d’attention. Le 24 décembre 1897, Ewen Cameron, directeur du bureau londonien

de la Hong-Kong Bank, et lord Salisbury, premier ministre et secrétaire d’Etat aux affaires

étrangères, identifient même le remplacement de Robert Hart par un triumvirat russo-franco-

germanique comme la pire conséquence d’un potentiel échec du syndicat anglais dans les

négociations sur l’emprunt de 18982. Quelques semaines plus tard, le 3 février 1898, Claude

MacDonald, ministre britannique en Chine, explique, lui, avoir fait de la sécurisation du poste

d’Inspecteur Douane son objectif majeur3.

Principal producteur de données chiffrées sur l’économie chinoise, le Service des

Douanes Maritimes était aussi (et surtout ?) une source d’informations précieuses pour la

légation britannique. Implanté au cœur de l’administration chinoise, c’est souvent de lui que le

chargé d’affaire apprit l’émission à venir d’un emprunt, ou que consuls et ambassadeur étaient

mis dans la confidence d’une réforme à venir. Il était, enfin, responsable de la collecte et de la

gestion du gage quasi unique des emprunts externes contractés jusqu’alors, et son directeur

avait une réelle influence sur le cours des négociations financières4. Il n’est donc pas innocent

que, quelques mois après avoir vu l’emprunt de 1895 être émis par le syndicat franco-russe, la

Hong-Kong Bank, ait, avec la bénédiction du Foreign Office5, suspendu ses avances de fonds

au maintien en l’état de l’organigramme de cette institution. Ainsi, l’article 7 du contrat de 1896

et l’alinéa 2 de l’article 6 du contrat de 1898 (portant tous deux sur un montant de 16 millions

de livres sterling) stipulent que « le gouvernement impérial chinois s’engage à ce que

l’Administration des douanes impériales maritimes chinoises perdure dans son mode

1 BICKERS, Robert, Op. Cit., p.327 2 FO 881/7023 - 183 3 HQ LOHII 0109 – 1.77 4 Voir les chapitres 4 et 10 5 HQ LOHII 0109 – 2.20

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d’organisation actuel durant toute la durée de cet emprunt1 » (soit 36 ans pour l’emprunt de

1896 et 45 ans pour celui de 1898). Cette clause ne fut pas sans suites. C’est en effet à ces

articles que se référèrent les pouvoirs publics britanniques lorsqu’il s’agit, en 1906, de contester

un édit impérial plaçant le service des douanes sous l’autorité de deux fonctionnaires chinois,

Tieh-Kiang (au poste d’administrateur général) et Tang Chao-Yi (au poste d’assistant-

administrateur). Comme le rapporte le Bulletin du Comité de l’Asie Française, « Les Anglais

[demandèrent] qu’aucune espèce de dérogation ne soit apportée aux termes des contrats

d’emprunt de 1896 et 1898 qui stipulent le maintien de la présente administration des

douanes2 ». La Chine n’eut d’autre choix que de faire machine arrière. Les contrats signés

respectivement 8 et 10 ans plus tôt permirent donc à la légation britannique de conserver l’une

des bases de sa prééminence géopolitique en Chine.

Les contrats de prêt ne sont, par ailleurs, pas les seuls documents auxquels il convient de

prêter attention. Les principales retombées politiques des négociations financières étaient

souvent officialisées séparément du contrat d’emprunt final, quelques jours avant ou après la

signature de celui-ci. Objet d’intenses tractations, l’emprunt de 1898 n’eut par exemple pas

pour seul résultat de sécuriser la domination britannique sur le service des douanes maritimes.

Alors que la ruée pour les concessions atteignait un pic sans précédent, les diplomates

britanniques finirent par réussir à adosser l’octroi des 16 millions de livres sterling à un

engagement ferme et solennel du gouvernement chinois à « ne jamais aliéner le moindre

territoire des provinces attenantes à la région du Yangzi au profit d’une autre puissance, par un

bail, une hypothèque ou tout autre forme3 ». La Grande-Bretagne garantissait ainsi l’artère

économique la plus importante de l’empire chinois (le Yangzi reliant Shanghai à Chongqing en

passant par Nankin et Wuhan4) contre toute invasion étrangère, contribuant de la sorte à

préserver la stabilité politique et fiscale du pouvoir central, elle sécurisait également sa

principale zone d’influence dans le nord de l’Asie. Il ne fait guère de doute que le contrat de

prêt et cette déclaration du Tsongli-Yamen ont été négociés conjointement, les discussions

1 MACMURRAY, John Van Antwerp (dir.), Treaties and Agreements with and concerning China.

1894-1919, Vol.1: The Manchu Period (1894-1911), New-York, Oxford University Press, 1921, p.57 et

p.109 2 Bulletin du Comité pour l’Asie Française, « La direction des douanes impériales chinoises. Une

manifestation de la ‘Chine aux Chinois’ », Mai 1906 3 « Declaration concerning the non-alienation of the Yang-tsze region – February, 11, 1898 »,

in MACMURRAY, John Van Antwerp (dir.), Op. Cit., p.104. 4 Il n’est pas anodin que Kenneth Pomeranz ait choisi le delta du Yangzi comme la zone économique à

privilégier dans son étude de la « grande divergence » entre la Chine et la Grande-Bretagne. La région

est, encore aujourd’hui, le principal cœur industriel de la Chine.

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autour du premier servant de catalyseur à la seconde. Le 23 février 1898, alors que l’annonce

du contrat de prêt et la nouvelle de la non-aliénation du Yangzi arrivèrent ensemble à Londres,

l’ambassadeur français dans la capitale britannique fit part au ministère des affaires étrangères

de son profond scepticisme quant aux assurances données par Whitehall d’être resté « étranger »

à l’accord financier entre Pékin et la Hong-Kong Bank1. L’analyse de la correspondance

quotidienne entre Claude MacDonald et le marquis de Salisbury ne peut que lui donner raison :

le 31 décembre 1897, le premier reçoit du second l’ordre de proposer un prêt à Li Hong-Zhang

à de meilleures conditions que celles offertes par la Russie et de demander en échange, entre

autres, le maintien de Robert Hart et le refus « de toutes les concessions dans la vallée du

Yangzi2 ». La finance se mettait au service de la diplomatie, instaurant ainsi une relation

gagnant-gagnant.

Les milieux financiers britanniques avaient en effet, à première vue, tout à gagner à se

mettre au service des ambitions de leurs diplomates. Comme nous le verrons plus en détail au

prochain chapitre, la rivalité entre les puissances pour prêter à la Chine (et ainsi gagner en

influence auprès des dirigeants mandchous) était telle que l’empire Qing pouvait fermer les

négociations pour les ouvrir avec un autre et jouer de la compétition entre les nations étrangères

pour négocier à la baisse ses conditions d’emprunt. Dans ce contexte, l’appui politique des

corps consulaires n’était pas un mince atout ; la menace de sanctions en cas de rupture des

négociations ou d’annulation d’un accord préalable limita parfois efficacement la marge de

manœuvre des autorités chinoises. Ainsi, au début de l’année 1898, alors que la Russie et la

France protestaient contre l’octroi de l’émission du troisième emprunt lié à l’indemnité de

Shimonoseki à la Hong-Kong Bank et que la Chine hésitait à se dédire de son accord

préliminaire avec cet établissement pour ne pas s’exposer à la colère de Paris et Moscou,

MacDonald menaça plus ou moins implicitement la Chine de représailles si elle n’allait pas au

bout de son engagement envers les milieux financiers britanniques. Dans le télégramme qu’il

envoie le 25 janvier au marquis de Salisbury, il résume ainsi son entretien avec le Tsongli

Yamen : « J’ai souligné la responsabilité qui était la leur et le risque sérieux qu’ils prenaient à

prêter une oreille attentive à de telles protestations. […] Si malgré tout, la Chine choisissait

maintenant de décliner notre offre de prêt, elle devra se préparer à en affronter les

conséquences3 ». Au mois de mars suivant, c’est bien la Hong-Kong Bank qui émit l’emprunt

de 1898, conjointement avec la Deutsche Asiatische Bank.

1 148 CP/COM - 352 2 FO 881/7023 - 200 3 HQ LOHII 0109 – 1.65

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Si la Chine ne fit par ailleurs jamais défaut jusqu’en 1914, il n’en reste pas moins que,

lors de l’un des seuls retards de paiement recensés avant la Grande Guerre, le soutien des

diplomates fut particulièrement efficace. Celui-ci survint en 1884, à une époque où la Hong-

Kong Bank était encore considérée comme un petit établissement financier1, et où les membres

les plus haut placés du Tsongli-Yamen n’accordaient pas d’audience aux simples banquiers.

Dans ces conditions, il était particulièrement difficile pour la Hong-Kong Bank d’avoir accès à

des représentants de l’Etat plus gradés que ceux avec qui ils traitaient habituellement. Or, en

février 1884, la faillite personnelle de Hu Kwang-Yu (l’intermédiaire de Tso-Tsung Tang dans

toutes les négociations de prêt) décala une première fois le service des emprunts de 1878 et

1881. En mai, c’est le retard des provinces de Fujian et de Guangdong, empêtrées dans le conflit

contre la France, pour verser leur contribution à l’effort de guerre des provinces du Nord-Ouest

(affrontant la rébellion Dung) qui différa le paiement d’intérêts. Cela obligea la Hong-Kong

Bank à puiser dans son capital pour assurer elle-même auprès des porteurs de bonds le service

de la dette. Suite à cet épisode particulièrement fâcheux, le « chief manager » de la banque,

Thomas Jackson, contacta l’ambassadeur britannique à Pékin, Harry Parkes, pour qu’il accepte

de plaider la cause de son établissement auprès des officiels chinois. Suite à cette intercession,

le Tsongli Yamen s’engagea le 18 juin à considérer ce problème comme « prioritaire2 ». Les

sources ne permettent pas de connaître ici les mesures prises en détail, mais il semble qu’elles

aient été efficaces : la Hong-Kong Bank n’eut par la suite plus à se plaindre des retards de son

débiteur.

L’analyse des contrats de prêt, de la correspondance consulaire et des échanges

épistolaires entre le Foreign Office et les responsables de la Hong-Kong Bank fait donc

clairement apparaître des situations de synergie entre les milieux bancaires et diplomatiques

anglais. Cette convergence s’appuyait donc sur l’existence d’intérêts communs3, que l’on

retrouve par ailleurs sur d’autres scènes nationales.

1 Pensons qu’en 1895, le Crédit Lyonnais parlait encore de la Hong-Kong Bank comme d’un

établissement mineur, n’ayant jamais eu à émettre de titres pour plus de 3 millions de livres (Lettre du

20 avril 1895 de Morel, fondé de pouvoir du Crédit Lyonnais à Londres à Mazerat, directeur général de

la Banque. DAF 88 – « Affaires sans suite, 1887-1903 », « emprunt chinois 1895 »). En 1884, le montant

maximal prêté par la Hong-Kong Bank au gouvernement chinois s’élevait à 1,6 million de livres. 2 KING, David S., China’s Early Loans, pp.194-195 3 « It was at the point where the spheres of politics and finance overlapped that British officials and

financiers were drawn together by mutual interests », MACLEAN, David, Art. Cit., 1973, p. 303. « This

special relationship was the product of converging interests », CAIN et HOPKINS, Art. Cit., p. 439

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

A la poursuite du « grand emprunt »

Pour la France, la Russie ou l’Allemagne, faire progresser ses pions sur l’échiquier géant

qu’était alors l’Empire du milieu, supposait de destituer la Grande-Bretagne de sa position

dominante. Banquiers comme diplomates avaient donc tout intérêt à agir de concert pour briser

l’hégémonie des représentants britanniques. Suivant l’exemple anglais, les politiques de ces

pays-là comprirent eux aussi rapidement l’usage qu’ils pouvaient faire des contrats de prêt

engageant formellement les mandchous sur plusieurs décennies1. Permettant de gagner en

influence, ils devaient être un moyen d’obtenir des « avantages politiques et économiques très

sérieux2 ». Les financiers saisirent tout aussi rapidement les bénéfices qu’ils pouvaient tirer du

soutien de leur corps consulaire. Comme nous l’avons vu au chapitre 3, le bon écoulement des

titres de dette chinoise (et donc la rentabilité de l’opération pour les banques) était très

directement lié à la qualité des gages auxquels ils étaient adossés. Un appui politique pouvait

donc s’avérer précieux pour obtenir du gouvernement chinois qu’il engage les collatéraux les

plus solides possibles, ce à quoi il était naturellement réticent. Cette situation était bien comprise

des représentants du secteur bancaire français. Le 13 mai 1895, lors d’une réunion rassemblant

les directeurs la Banque de Paris et des Pays-Bas, du Crédit Lyonnais, du Comptoir National

d’Escompte, de la Société Générale, du Crédit Industriel et Commercial et des autres

établissements membres du syndicat français chargé de l’émission du premier emprunt

postérieur au traité de Shimonoseki, il est notamment décidé « qu’il y a lieu de faire connaître

officiellement à Mr le Ministre des affaires étrangères l’accord intervenu entre les

établissements et de lui demander l’appui du Gouvernement Français pour la constitution des

garanties qui devront être affectées à l’emprunt3 ». Le contrat final, signé en juillet, ne fait

pourtant pas apparaître de gages extraordinaires : l’emprunt est seulement sécurisé par le revenu

des douanes maritimes, comme beaucoup d’autres avant lui. Dans une perspective de stricte

soutenabilité, ces gages paraissent largement suffisants : après la contraction de ce premier

emprunt, le ratio entre le service de la dette et le revenu des douanes passe de 7,7 à 37% et celui

entre service de la dette et recettes du gouvernement de 2 à 9,7%, bien loin du seuil de simple

1 Ainsi, « la technique que les gouvernements européens utilisèrent pour gagner de l’influence en Chine

fut identique à celle perfectionnée plus tôt par la Grande Bretagne : octroyer des prêts à Pékin »,

DAYER, Roberta A., Finance and Empire: Sir Charles Addis, 1861-1945, Basingstoke, Palgrave

Macmillan, 1988, p.36 2 148 CP/COM - 351 3 DAF 88 – « Dossier d’affaires sans suite », « Emprunt chinois 1895 »

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

« prudence » de 35% identifié par Leroy-Beaulieu en 18771. Pour autant, quelques mois

seulement après la cuisante défaite contre le Japon, le futur de la Chine apparaissait largement

incertain et ceux qui osaient un avis le proposaient tout tranché. A l’image de Paul Claudel en

1898, alors diplomate en poste à Shanghaï, nombreux étaient les initiés à penser que « la

Chine n’était pas, comme la Turquie, un homme malade, [mais] un cadavre prêt à être dépecé

et qui [s’offrait] de lui-même au couteau2 ».

L’évolution du contexte politique aurait donc très probablement dû complexifier les

conditions d’emprunt du gouvernement chinois et gêner le placement des nouveaux titres de

dette chinoise pour les banques européennes : qui prêterait sur 35 ans à un pays dont personne

n’est sûr qu’il existe encore demain ? Seulement, si tel avait été le cas, ce sont tous les

« bénéfices d’une action politique3 » qui auraient été perdus. Au début de l’année 1895, la

France, la Russie et l’Allemagne étaient en effet intervenues auprès du Japon pour qu’il tempère

ses exigences vis-à-vis du régime mandchou. Elles avaient notamment obtenu du pays de

l’empereur Meiji qu’il renonce à prendre possession de la péninsule de Liaodong, en échange

d’un accroissement de l’indemnité de guerre. Cette intercession était donc toute intéressée :

d’un côté les puissances européennes limitaient l’expansion japonaise en Chine, d’un autre elles

accroissaient la dépendance du Céleste Empire aux capitaux extérieurs, s’assurant ainsi que le

pouvoir mandchou ait recours aux services de leurs banques plutôt qu’à ceux de la finance

britannique4. La Russie, tout particulièrement, était désireuse de damer le pion à son rival

anglais sur cette affaire et comptait bien capitaliser sur sa victoire politique. Confrontée aux

difficultés entourant la première levée de fonds massive d’un Empire Qing inspirant peu de

confiance, elle finit par choisir d’engager son propre nom. Plutôt que d’accepter la proposition

anglaise d’un emprunt international, qui aurait remis dans la course un Foreign Office affaibli

par sa passive neutralité aux premiers mois de l’année 1895, mais auquel se joignit l’Allemagne,

la Russie décida ainsi de se porter garante du service des titres de dette émis conjointement par

1 LEROY-BEAULIEU, Paul, « chapitre 14 : des dettes des grands Etats (fin). Des différentes méthodes

pour apprécier le poids des dettes publiques », Traité de la Science des Finances, Vol.2 : le budget et le

crédit public, « Livre II : du crédit public », Paris, Guillaumin et Cie, 1877. Evoquant le montant de la

dette chinoise avant la conclusion du traité de Shimonoseki, Auguste Gérard parle d’un montant

« insignifiant » au « service relativement aisé » grâce au service des douanes maritimes (in GERARD,

Auguste, Ma mission en Chine, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1918, p.68). Pour l’évolution précise des

ratios de solvabilité, voir l’annexe graphique. 2 Cité dans AGERON, Charles-Robert, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, Presses

Universitaires de France, 1978, p. 139 3 Ainsi est caractérisé l’emprunt de 1895 par Auguste Gérard, ambassadeur de France à Pékin, dans une

lettre au Quai d’Orsay du 4 juin de cette année.148 CP/COM - 350 4 MCLEAN, David, Art. Cit., 1973, p.304

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

la Banque Russo-Asiatique et le syndicat de banques françaises décrit à la page précédente1.

Cette décision, jamais rééditée (et somme toute ironique si l’on considère que la Russie était

elle-même largement débitrice vis-à-vis du reste du monde), témoigne bien du caractère

éminemment politique de ces emprunts. Les banques y étaient certes associées, mais davantage

comme exécutantes de stratégies décidées entre Auguste Gérard et le comte Cassini,

ambassadeur de Russie à Pékin, que comme institutions mettant dans leurs pas l’ensemble du

personnel diplomatique. Gérard ne s’y trompait pas quand il décrivait « une affaire dont le

caractère était assurément plus politique que financier2 ». Pour la France et la Russie, voir le

premier emprunt chinois de libération nationale émis sur leur sol était en effet l’assurance d’un

rééquilibrage de la balance des pouvoirs en Chine en leur faveur. Et dans ce cas aussi, le service

des douanes maritimes servit de réceptacle aux querelles entre les puissances. Paris et Moscou

réussirent à faire en sorte que les recrutements de nouveaux agents et les promotions aux grades

supérieurs concernent, en 1896, majoritairement leurs ressortissants. C’était là quelque chose

« d’autant plus légitime et nécessaire que la France et la Russie venaient, par leur intervention

après la paix de Shimonoseki et par la conclusion de l’emprunt, de rendre à la Chine des services

qui ne pouvaient être méconnus3 ». On comprend désormais mieux l’impatience du Foreign

Office à assurer le maintien de Robert Hart à la tête des douanes impériales, quitte à s’aligner

sur les taux franco-russes4.

Notons qu’en 1895, similairement à ce qu’entreprit la Grande-Bretagne trois ans plus tard

en réservant l’octroi de 16 millions de livres à une déclaration sur l’inaliénabilité de la vallée

du Yangzi, la France suspendit sa participation à l’emprunt chinois à un renforcement des liens

commerciaux entre ses territoires indochinois et les provinces du sud du Céleste Empire. En

l’échange du prêt de 400 millions de francs, le Quai d’Orsay obtint en effet la convention du 20

juin 1895, établissant que « les marchandises françaises importées depuis le Tonkin [devaient

désormais payer] des droits de douanes moindres que celles importées par mer, que des

ingénieurs français [seraient] appelés en priorité pour l’exploitation des mines des provinces

limitrophes du Tonkin et, surtout, que les lignes ferroviaires du Tonkin [pouvaient] être

1 « Dans le cas où le service de ce prêt devrait, pour une quelconque raison, en venir à être suspendu ou

retardé, le gouvernement impérial de Russie s’engage, en accord avec le gouvernement impérial chinois,

à trouver et à mettre à disposition des banques et des firmes intéressées toutes les sommes nécessaires

au paiement des coupons et à l’amortissement des titres de cet emprunt ». MACMURRAY, John Van

Antwerp, Op. Cit., p.37 2 GERARD, Auguste, Op. Cit., p.69 3 Ibid., p.73 4 Les emprunts de 1895, 1896 et 1898 avaient respectivement pour taux 4, 5 et 4,5% annuels, soit le taux

minimal auquel emprunta la Chine sur la période.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

prolongées en Chine1 ». La recherche du « grand emprunt2 », important non seulement par sa

somme mais aussi par les contreparties qu’il permettait de négocier, motiva donc la

convergence des banquiers et des diplomates, tant britanniques que russes et français. Du point

de vue des banques, bien que la rivalité internationale eut pour conséquence la baisse des taux

d’intérêt, l’appui du corps diplomatique permit de plus facilement écouler les titres de dette sur

le marché européen. En juillet 1895, l’émission de l’emprunt de 400 millions de francs fut ainsi

couverte plus de douze fois3. Du point de vue des chancelleries, il y avait tout à gagner à une

telle collusion. L’existence d’intérêts convergents (obtention de moyens de pression ou

d’influence sur le gouvernement chinois d’un côté, et conclusion d’affaires profitables d’un

autre) expliquerait donc l’action concertée des banques et des chancelleries sur le dossier de la

dette publique chinoise4. Si les motivations de la synergie entre les milieux économiques et

politiques apparaissent donc plutôt claires, ses modalités semblent en revanche, elles, plus

floues. Elles peuvent en fait être analysées de deux points de vue distincts, celui d’une division

des tâches ou celui d’une confusion des rôles.

Division des tâches ou confusion des rôles ?

La collaboration étroite des banquiers et des diplomates en Chine doit être replacée dans

un contexte plus large de connivence entre les milieux financiers et politiques à la charnière des

XIXe et XXe siècles. A une époque de rivalités internationales exacerbées et de courses à

l’influence, le développement de le « première mondialisation » financière aurait favorisé

l’émergence d’« empires informels » d’un type nouveau. Reprenant dans les années 1970 le

concept forgé vingt ans plus tôt par Gallagher et Robinson, David McLean donne en effet à ce

concept un sens différent de celui de ses origines5. Se focalisant sur le cas britannique, il insiste

sur le changement de cap qu’aurait connu la politique étrangère du gouvernement de sa Majesté

à partir des années 1880 : celle-ci ne serait plus tant tournée vers la promotion et/ou l’imposition

du libre-échange, que vers le soutien à la pénétration financière de pays marginalisés dans la

1 MEULEAU, Marc, Op. Cit., p.183 2 KING, David, Op. Cit. 3 GERARD, Auguste, Op. Cit., p.72 4 La dette souveraine chinoise serait ainsi l’un de ces nombreux éléments qui prouvent « à l’envi que les

deux pôles de l’intervention français en Chine – le Quai d’Orsay et les milieux économiques –

[s’épaulèrent] mutuellement », MEULEAU, Marc, Op. Cit., p.182 5 GALLAGHER, John et ROBINSON, Ronald, « The Imperialism of Free Trade », Economic History

Review, 2nd Series, VI (1953), pp. 1-15

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

nouvelle économie mondiale. Dans cette perspective, dont le cas chinois offre une brillante

illustration, « la politique et la finance devinrent inséparables1 ». Et ce lien du politique et du

financier doit d’abord se comprendre dans une logique de séparation des tâches. Aux banques

les opérations de levée de fonds ; aux Etats de favoriser leurs établissements nationaux face aux

étrangers et de minimiser le risque de défaut en obtenant de solides garanties. L’exemple de

l’emprunt de 1895 remporté par le syndicat franco-russe et présenté ci-dessus serait donc un

cas d’école représentatif d’une dynamique plus large. Dans son article de 1976, McLean

développe ainsi, outre l’exemple chinois, la situation turque et perse. Dans ces deux pays, le

Foreign Office noua à la fin du siècle une alliance stratégique avec le principal établissement

britannique local (respectivement la Banque Nationale de Turquie et la Banque Impériale de

Perse) pour faire progresser les intérêts de la Grande-Bretagne dans la région. Comme en Chine

avec la Hong-Kong Bank, Whitehall n’a pas fondé lui-même ses établissements, mais leur a

rapidement accordé tout son soutien, octroyant notamment à la Banque Impériale de Perse à sa

création en 1889 une charte royale favorisant ses émissions publiques de titres2. Que des

groupes britanniques deviennent créanciers de chacun de ces pays était alors immédiatement

associé à une victoire des intérêts anglais. « Plus elle sera endettée à notre égard, plus grand

sera notre contrôle et notre influence politique sur son gouvernement », écrivait en 1903

Hardinge, ministre anglais à Téhéran, à Lansdowne, au sujet de la Perse3. Le partage du travail

entre banquiers et diplomates se concevait donc autant en amont qu’en aval de la signature du

contrat de prêt. En amont puisque, comme nous l’avons vu, les diplomates étaient chargés

d’adosser les prêts à des garanties solides. En aval puisque le corps consulaire s’attachait, une

fois le prêt signé à en récolter les fruits politiques.

Il est possible d’enrichir ce nouveau modèle d’« empire informel » en y ajoutant d’autres

acteurs. S’intéressant à la diplomatie du dollar (« ce processus consistant à organiser des prêts

en l’échange d’une quelconque forme de supervision financière4 ») au début du XXe siècle,

Emily Rosenberg souligne le rôle des experts financiers et décrit une relation triangulaire aux

rôles clairement définis. Les banquiers privés s’occupaient de prêter aux Etats considérés

comme risqués ; les conseillers financiers avaient, eux, la mainmise sur la réorganisation fiscale

et administrative du pays emprunteur ; les diplomates américains avaient, enfin, pour mission

1 MACLEAN, David, Art. Cit., 1976, p.304 2 MACLEAN, David, Art. Cit., 1976, p.298 3 Ibid., pp.297-298 4 ROSENBERG, Emily, Financial Missionaries to the World. The Politics and Culture of Dollar

Diplomacy, 1900-1930, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1999, p.2

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

de coordonner la rencontre des deux premiers dans le but d’intégrer de nouveaux territoires à

l’économie mondialisée, de minimiser le risque de défaut et de favoriser le rapprochement de

ces pays avec les Etats-Unis. Trouvant des territoires d’expression partout dans le monde, la

diplomatie du dollar, versant étasunien du très européen « impérialisme informel », s’exprima

notamment en Chine. Durant la première décennie des années 1900, banquiers, experts, et

diplomates américains furent en effet impliqués dans les négociations autour de la

modernisation du système monétaire chinois. Le contenu de cette réforme, son évolution et son

insertion dans une réflexion plus globale sur l’étalon-or seront discutés au chapitre 10. Ce qui

nous intéresse ici, c’est qu’ « être le fer de lance de la réforme monétaire chinoise [donnait]

aux Etats-Unis une position prééminente dans les affaires financières en Chine et [affirmait] ses

ambitions dans le Pacifique1 ». Ce projet, qui se cristallisait tout entier dans celui d’un emprunt

de réforme monétaire (c’est-à-dire dans un accroissement de la dette publique à des fins jugées

modernisatrices), est l’occasion pour Emily Rosenberg d’étudier de près la dollar diplomacy et

la tripartition des rôles qui la caractérise. Contentons-nous ici de préciser que le gouvernement

américain commença par nommer une Commission on International Exchange en 1903, dont

quelques-uns de ses membres les plus influents se rendirent en Chine afin de proposer un plan

visant à refonder la monnaie du pays. Objet de longues discussions, ce dernier fut finalement

accepté en 1910. Le gouvernement américain, assurant son rôle de commissaire-priseur entre

les différentes parties prenantes de sa diplomatie, avait aidé dès 1909 à la formation d’un

syndicat de banques, mené par JP Morgan et la National City Bank, afin d’émettre le futur

emprunt permettant de lever les fonds nécessaires à cette réforme2. Rosenberg décrit donc un

processus de division du travail bien huilé et déjà éprouvé sur d’autres terrains (Philippines,

Nicaragua, Porto-Rico, République Dominicaine, Honduras…). Ce dernier s’inscrirait, selon

elle, dans un contexte économique de développement du capitalisme managérial et de

multiplication des partenariats public-privé. A une époque où la « main visible des managers »

se faisait de plus en plus prégnante dans l’organigramme des entreprises, et où des événements

comme la crise de 1907 amenaient le Trésor et JP Morgan à concerter leur action3, la

rationalisation et la coordination des relations entre le Département d’Etat et les banques

américaines en Chine apparaissent somme toute sensées.

Cependant, à ce tableau d’une rigoureuse mécanique, fille de l’ère moderne, se juxtapose

celui, nettement plus flou, de la confusion des rôles entre banquiers et diplomates liés à la dette

1 Ibid., p.19 2 Ibid., p.19 et p.65 3 Ibid., pp.50-52

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

publique chinoise. Milieux financiers et politiques ne se contentaient en effet pas de se concerter

pour parvenir à un plan d’action apportant satisfaction mutuelle, ils s’interpénétraient à tous les

niveaux. Nombreux furent ainsi les diplomates détachés par leur ministère afin de prendre des

postes de direction au sein des banques européennes en Chine et, ainsi, de faire profiter ces

dernières de leur expérience des négociations avec les autorités locales. En France, l’exemple

le plus probant est sans doute celui de Maurice Casenave qui, du poste de ministre

plénipotentiaire de France en Chine, passa, en 1907, à celui de directeur de l’agence de la

Banque d’Indochine à Pékin1. Pour saisir toute la portée de cette nomination, replaçons la dans

le contexte de la création de cette agence. Celle-ci ne peut se comprendre qu’à l’aune de la

volonté du gouvernement de prendre, à partir de 1898, ses distances avec la Banque Russo-

Chinoise, jugée trop éloignée des intérêts hexagonaux. Partant, il s’agissait de replacer un

établissement purement français, la Banque de l’Indochine, au cœur des relations financières

franco-chinoises. L’objectif était évident : repartir de l’avant après deux échecs sur les derniers

emprunts de libération nationale en 1896 et 18982. Quand en 1905 la Hong-Kong Bank et la

Deutsche Asiatische Bank emportèrent de nouveau l’emprunt permettant de couvrir les arriérés

de paiement de la Boxer Indemnity, il devint clair pour le Quai d’Orsay qu’il fallait aller plus

loin dans son soutien à l’implantation en Chine de la Banque de l’Indochine. C’est ainsi qu’en

avril 1907, une agence de l’établissement était inaugurée à Pékin, au plus près des décideurs

chinois et de la cour impériale, et que Maurice Casenave en prenait la tête3. L’évolution de la

carrière de ce dernier, alternativement diplomate et banquier, traduit donc bien la porosité des

frontières professionnelles.

En retour, quelques banquiers furent souvent amenés à traiter avec les autorités chinoises

et à se substituer aux diplomates. Au sein de la Commission Internationale qui devait statuer

sur le montant de la Boxer Indemnity en 1901, la Hong Kong Bank représenta ainsi très

officiellement la Grande Bretagne4 tandis que, lors des négociations liées à l’emprunt de

réorganisation, en 1912-1913, le Consortium Bancaire, créée en 19105, joua un rôle majeur dans

la représentation des intérêts étrangers auprès du gouvernement provisoire ayant pris la

succession de la dynastie Qing. Assis à la même table que les ministres chinois et étrangers, les

1 Nommé en 1904 à son poste de ministre plénipotentiaire, Casenave avait occupé les deux années

précédentes la situation de chargé d’affaires à Pékin. BENSACQ-TIXIER, Nicole, Histoire des

diplomates et consuls français en Chine (1840-1912), Paris, les Indes Savantes, 2008, p.471 et p.497. 2 Voir chapitre 2 3 MEULEAU, Marc, Op. Cit., pp. 199-200 4 MACLEAN, David, Art. Cit., 1976, p. 301 5 Voir le chapitre 6

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

banquiers européens parlaient souvent autant au nom de leur établissement qu’en celui de leur

pays. Fernand Baldensperger, témoin privilégié de ces négociations, raconte par exemple dans

ses mémoires que son beau-père Alfred Bonzon, « manager du Crédit Lyonnais1 », représenta

un jour la France à une réunion où l’Allemagne avait pour porte-parole le frère…du Kaiser2.

Telle situation illustre bien qu’en négociant et en signant des contrats dont les clauses

concernaient autant des questions politiques que financières, les banquiers européens

devenaient, parfois, les porte-voix de leur nation. Les chancelleries leur déléguaient donc au

gré des circonstances leur monopole de la représentation nationale légitime. Le cas de Fernand

Baldensperger est en outre intéressant dans la mesure où il témoigne de l’intervention d’acteurs

a priori bien étrangers au monde de la diplomatie ou de la finance dans le ballet politico-

bancaire créé par la dette publique chinoise. Baldensperger était en effet en 1912 professeur à

la Faculté des Lettres de Paris et est aujourd’hui considéré comme l’un des pères de la littérature

comparée. La manière dont il se retrouva à assister Alfred Bonzon à la veille de la Grande

Guerre en terre orientale mérite d’être retranscrite : « Mon beau-père, surpris de l’ignorance de

fait où se mouvaient les négociations relatives au Six Power Loan, emprunt de réorganisation

nationale de la Chine devenue République, s’offrit à aller voir sur place ce lointain et fabuleux

pays : la mort récente de son plus jeune fils lui faisait souhaiter un changement de

préoccupations personnelles. Son second fils et moi fûmes aisément agréés comme ses adjoints

de mission : fort loyal trio où chacun épaulait les deux autres3 ». C’est donc un peu

précipitamment et avec beaucoup d’excitation qu’un illustre lettré français aurait été mêlé par

la grâce de ses relations familiales aux négociations relatives à l’emprunt de réorganisation.

L’interpénétration des milieux économiques et diplomatiques doit par ailleurs autant être

replacée dans le cadre des réseaux familiaux que dans le contexte très particulier des

concessions internationales en Chine. Enclaves de quelques hectares, celles-ci constituaient de

véritables petites villes où tous les Européens se côtoyaient quotidiennement. A la proximité

sociale4 s’ajoutait donc une proximité géographique favorisant les rencontres et l’échange ainsi

que la pratique d’activités communes. Dans ce monde clos où l’ennui et l’enfermement

1 Weekly Sun, 21 Septembre 1912, p. 3 2 Fernand BALDENSPERGER, Une vie parmi d’autres. Notes pour servir la chronique de notre temps,

Paris, Librairie Louis-Conard, 1939, pp. 209-220 3 Ibid., pp.207-208 4 A partir des années 1880, la Hong-Kong Bank recruta de plus en plus de « jeunes gentlemen » anglais

dans le but avoué de les transformer en « clercs de banquiers ». Trouvant dans les plus prestigieux

colleges un vivier de recrutement idéal, elle aligna donc de plus en plus le profil sociologique de ses

employés sur celui du Foreign Office. Voir CAIN et HOPKINS, Art. Cit., p. 439

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

n’étaient jamais loin, banquiers et diplomates étaient prompts à saisir toute opportunité de

diversifier leur quotidien. Ainsi, si Charles Addis, agent de la Hong-Kong Bank arrivé en Asie

à 22 ans pour finir directeur de la Banque d’Angleterre des années plus tard, est souvent

présenté comme l’incarnation du « diplomate financier1 » ayant fait de la confusion des rôles

une marque de fabrique2, il est à noter qu’il s’adonnait également lors de ses années chinoises

au journalisme, à l’éducation des indigènes et à la propagation de la foi. A partir de son premier

séjour à Pékin il devint en effet un contributeur régulier au Chinese Times d’Alexander Michie ;

sa nomination à Shanghai fut ensuite l’occasion de prendre la direction de l’antenne locale de

la Société pour la Diffusion du Christianisme et des Connaissances Générales parmi les Chinois

(SDCGK)3. Les trois « C » souvent mis en avant pour exposer les motivations de l’expansion

impériale britannique au XIXe (Christianisme, Commerce et Civilisation) se retrouvent donc

condensés ici dans une seule personne : fils de pasteur et homme de foi, actif dans la promotion

du protestantisme et de la « modernité » scientifique, Charles Addis était un banquier qui se

retrouva intégré aux grandes manœuvres extrême-orientales du Foreign Office. Il incarne mieux

que quiconque la convergence d’intérêts et le brouillage des frontières entre les milieux

financiers et diplomatiques de la fin des années 1800.

1 Ibid. 2 Voir le chapitre 10 3 DAYER, Roberta, Op. Cit., pp. 15-34

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Chapitre 5. Des rivalités aux coopérations impériales

L’immense majorité des auteurs qui se sont penchés sur la question de la dette extérieure

chinoise n’ont pas seulement souligné la concertation qui existait entre les acteurs

diplomatiques et financiers à ce sujet. Ils ont également largement mis en avant l’évolution des

relations entre les puissances, insistant sur la transition que constituait la décennie 1898-1908

et le passage d’une situation d’intenses rivalités à une situation de coopération inter-impériale.

Après avoir analysé les deux principaux moteurs de ce changement – liés tous deux au caractère

improductif de la lutte acharnée que se livraient les pays occidentaux pour emporter l’émission

des emprunts chinois, nous reviendrons dans ce chapitre sur la création du Consortium

Bancaire, incarnation institutionnelle des nouvelles interactions internationales en Chine. Nous

nous demanderons enfin si cette reconfiguration des schémas d’alliance peut se lire à l’aune du

contexte global des ultimes années précédant le début du premier conflit mondial.

L’émergence de marges de négociations à l’interstice des rivalités entre

les puissances

Pour comprendre ce qui poussa les principaux établissements européens à collaborer en

Chine, revenir sur deux conséquences importantes des rivalités impériales en matière financière

est nécessaire. Les luttes décrites au précédent chapitre n’étaient pas sans conséquence, loin

s’en faut, sur les conditions d’emprunt du Céleste Empire. Jouant des querelles entre les

puissances, les Mandchous se montrèrent d’abord particulièrement habiles pour se créer des

marges de négociations, et obtenir des prêts à des termes plus favorables que ceux qui leur

étaient initialement offerts. En outre, cherchant à faire échouer les émissions d’emprunt que

leurs concurrents avaient remportées, les gouvernements européens fermèrent leurs marchés

nationaux à tous les titres de dette chinoise qui n’avaient pas été négociés par leurs

établissements. La rentabilité économique des prêts à la Chine s’en trouva au tournant du XXe

siècle largement menacée. Partant, c’est toute la politique d’expansion en Extrême-Orient des

pays européens qui se trouvait remise en cause.

Cependant, c’est bien, en premier lieu, la capacité des officiels chinois à tirer parti des

luttes intra-européennes qui motiva le passage à une logique de coopération. La lecture de la

correspondance politique et commerciale française à l’occasion des emprunts de 1896 et 1898

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

en témoigne. Au début de l’année 1896, devant de nouveau lever 16 millions de livres (soit un

peu plus de 400 millions de francs) pour payer au Japon l’indemnité qu’il lui devait, le

gouvernement chinois décida de revenir vers la Grande-Bretagne afin d’assurer une forme

d’équilibre entre les puissances. Auguste Gérard eut beau se plaindre du rôle que joua Robert

Hart dans cette remise en jeu de la Hong-Kong Bank1, le Tsongli-Yamen souligna que, le clan

anglais s’étant allié à l’Allemagne via la Deutsche Asiatische Bank, il pouvait prendre ses

distances avec le syndicat anglo-russe sans donner l’impression de ne pas honorer sa dette à

l’égard de ceux qui étaient intervenus en 1895 auprès du Japon pour qu’il renonce à prendre

possession de la péninsule de Liaodong2. L’affaire semblait donc entendue. Le 21 janvier 1896,

Delcassé, ministre des affaires étrangères, écrivait à Doumer, ministre des finances, pour lui

communiquer la nouvelle qu’il venait de recevoir : la « réalisation de l’emprunt chinois » était

attendue comme imminente à Berlin3. Pourtant le 10 février 1896, une première péripétie

intervint. Delcassé renvoya un courrier à son collègue, barré de la mention « urgent et

confidentiel » : le Tsongli-Yamen, mécontent des conditions de prêt offertes à la Chine par le

syndicat anglo-allemand (un taux de 5,5% annuel et une émission à seulement 89% du pair),

venait de rompre les négociations et de demander très officiellement à Auguste Gérard si des

établissements français ne pouvaient pas offrir des termes plus favorables4. Tout le ban et

l’arrière ban des banques d’outre-mer furent alors mobilisés5. Le 18 février 1896, l’antenne

londonienne de l’agence Havas publiait un communiqué : un syndicat français aurait proposé

au gouvernement chinois de négocier un emprunt de cent millions de dollars à des conditions

similaires à celles fixées en 1895 (soit un taux d’intérêt de 4% annuels et une émission à 94%

du pair)6. Et bien que la Russie ait cette fois-ci refusé de s’engager aux côtés de la France7, les

espoirs étaient grands au Quai d’Orsay. Le 24 février Auguste Gérard fit même état de

promesses chinoises quant à l’intégration de nouveaux Français au service des douanes

1 « Ce n’est pas à un fonctionnaire des douanes chinoises qu’il peut être permis de détourner vers

l’Angleterre les bénéfices d’une action politique dont l’Angleterre s’est elle-même exclue ». 148

CP/COM – 350. Auguste Gérard au Ministère des Affaires Etrangères, 4 juin 1895 2 148 CP/COM – 350. Auguste Gérard au Ministère des Affaires Etrangères, 19 mai 1896, « Changement

d’ambassadeur allemand à Pékin » 3 Ibid. Delcassé à Doumer, 21 janvier 1896, « Emprunts chinois. Syndicat anglo-allemand ». 4 Ibid., Delcassé à Doumer, 10 février 1896, « Emprunts chinois » 5 Se référant à l’agitation et à l’espoir d’une grande victoire financière française qu’avait créés la

nouvelle, un « historique de l’emprunt chinois » trouvé aux archives du Crédit Lyonnais et daté du 1er

juin 1896, soit trois mois après la conclusion finale de cette affaire, évoque une véritable

« fantasmagorie ». DAF-88 6 148 CP/COM - 350 7 Ibid., note confidentielle du 22 février 1896, « Emprunts chinois »

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

maritimes1. Las, l’euphorie retomba bien vite : une dépêche lapidaire de l’agence Havas de

Paris relata le 6 mars 1896 l’abandon des négociations avec le syndicat français et la reprise des

discussions avec le groupe anglo-allemand2. Le 12, un télégramme laconique de l’ambassade

de France à Pékin annonçait un accord final entre ce dernier et le gouvernement chinois3. Avec

un taux d’intérêt annuel de 5% et un taux d’émission de 98%, la Chine avait réussi à faire plier

le Foreign Office tout en s’assurant de diversifier l’identité de ses créanciers4.

Le Quai d’Orsay se rendit rapidement compte du rôle que le gouvernement chinois lui

avait fait jouer dans cette négociation. Le 5 mai 1896, un peu moins de deux mois après la

conclusion de l’emprunt, Auguste Gérard envoya au ministère des affaires étrangères un rapport

particulièrement lucide sur les événements de février-mars. Selon lui, le Tsongli-Yamen avait

finalement opté pour la solution la plus avantageuse : c’est en descendant le taux d’intérêt

annuel de 5,5 à 5% et en remontant le pourcentage d’émission de 89,5 à 98% que la Hong-Kong

Bank était repassée devant la France5. Seulement, « si les banques anglaises et allemandes qui,

à la fin de janvier offraient de prendre l’emprunt à 89,5%, ont fini par le prendre à 98%, c’est

[…] à l’intervention de la France et à la crainte que le syndicat anglo-allemand éprouvait de

voir l’opération lui échapper que ce résultat a été dû6 (sic) ». Autrement dit, alors que la Chine

aurait probablement dû plier si elle avait été seule face à la Grande-Bretagne, l’affrontement du

Quai d’Orsay et du Foreign Office libéra une marge de manœuvre dont le gouvernement

mandchou sut habilement tirer parti. Aussi, loin des nombreux écrits qui insistent

principalement sur la passivité des gouvernants « orientaux » face à l’expansion financière

européenne, ou soulignent l’incapacité des pays endettés à se sortir d’un cercle vicieux où ils

sont entrés contre leur gré7, l’exemple chinois suggère que la multiplication des prêteurs offrait

1 Ibid., Delcassé à Doumer, 24 février 1896, « Emprunts chinois » 2 148 CP/COM - 350 3 Ibid., Télégramme de Pékin du 12 mars 1896 4 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., pp. 55-59 5 Notons que la proposition française ne rassemblait vraisemblablement pas un taux de 4% et un

pourcentage d’émission de 94%, comme cela avait été le cas en 1895. Elle aurait été sinon bien meilleure

que l’offre britannique. La dépêche Havas qui annonça de telles conditions précédait en fait de quelques

jours l’annonce de la non-participation de la Russie à cette affaire. Ne pouvant plus compter sur le

soutien de Moscou et sur la garantie tsariste, comme cela avait été le cas pour le premier emprunt de

libération nationale, il est probable que le syndicat français ait rehaussé le montant des intérêts à hauteur

de 5% annuel, maintenant en revanche constant le taux d’émission à 94 %. Cela expliquerait que Gérard

parle d’une proposition anglaise plus avantageuse « de quatre pour cent » (en réalité quatre points de

pourcentage). 148 CP/COM – 350. Auguste Gérard au Ministère des Affaires Etrangères, 5 mai 1896. 6 Ibid. 7 Ainsi pour Pierre Guillen, « financiers et diplomates ont concerté leur action suivant un schéma

classique, parfaitement éprouvé : exploiter les difficultés financières et monétaires des pays d’Afrique

et d’Asie aux vieilles structures ébranlées par le contact avec l’Europe, aggraver par tous les moyens

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

une réelle marge de négociation aux mandarins impériaux. Plus encore, cette marge de

négociation peut s’appréhender à la seule lecture des sources européennes, sans nécessairement

prêter un regard attentif aux archives chinoises. Remarquons enfin que cette capacité à

littéralement faire jouer entre elles les forces antagoniques que constituaient les « rivalités entre

les puissances européennes, [en] s’adressant successivement à l’une puis à l’autre », est une

forme bien étudiée des modalités de résistance à l’expansion impériale1.

La dette chinoise peut en effet être rapprochée d’autres terrains impériaux où les rivalités

européennes furent utilisées par les autochtones afin de limiter la perte de leur autonomie.

Notons qu’il n’est pas ici question de remettre en cause le déni de souveraineté que constituèrent

nombre d’opérations gravitant autour de l’endettement de la dynastie Qing2, mais seulement de

souligner la capacité des dirigeants chinois à influer sur celles-ci et à ne pas être de simples

victimes de leur destin. De manière analogue Saadia Touval a très bien montré comment les

dirigeants locaux signèrent en Afrique dans les années 1880-1890 des traités et des concessions

alternativement avec la France et la Grande-Bretagne pour, à chaque fois, restreindre les

revendications de l’autre puissance. A la fin du XIXe siècle, l’émir de Yola, se sentant menacé

par l’expédition française du lieutenant Mizon, ratifia par exemple un accord de protection avec

la Compagnie Royale du Niger…avant d’en signer un autre quelques temps plus tard avec la

France pour endiguer la campagne d’agitation que menait la compagnie britannique parmi ses

vassaux3. Aussi, tandis que de nombreux travaux sur les résistances indigènes à la colonisation

se sont récemment réappropriés le concept de « resistenz » (ou « accommodement »), cher à

l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale4, il semble que celui de « jeu » puisse

également avoir une importante portée heuristique. Comprendre la Chine comme un champ de

forces (dans une optique synchronique) ou de luttes (dans une optique diachronique) entre

plusieurs impérialismes (informels ou non) permet en effet d’analyser « l’agency » des acteurs

locaux comme une capacité à faire jouer entre elles ces forces ou ces luttes. La notion de jeu

doit ici s’entendre dans un sens quasi mécanique, à la manière d’un matériau jouant sous l’effet

ces difficultés, obliger les trésors en détresse à solliciter des emprunts. Le destin des pays qui n’ont pas

su repousser ce cadeau empoisonné est dès lors scellé. […] Le gouvernement qui s’est laissé prendre

dans cet engrenage se voit infailliblement acculé à la banqueroute et à la perte de son indépendance ».

GUILLEN, Pierre, Op. Cit., p. IX 1 SURUN, Isabelle, « Appropriations territoriales et résistances autochtones. Entre guerres de conquête,

alliance et négociation », in SINGARAVELOU, Pierre, Op. Cit., p. 50. 2 Nous reviendrons notamment en détail sur ce thème aux chapitre 9 et 10 3 TOUVAL, Saadia, « Treaties, Borders, and the Partition of Africa », The Journal of African History,

Vol. 7, n°2 (1996), pp. 279-293. Voir en particulier la page 286 4 SURUN, Isabelle, « Appropriations territoriales et résistances autochtones. Entre guerres de conquête,

alliance et négociation », in SINGARAVELOU, Pierre, Op. Cit., p. 73.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

de pressions antagoniques. « Faire jouer » devient alors le synonyme de « mettre en porte-à-

faux » dans le but de conserver une part de sa liberté.

Si nous nous sommes référés à l’emprunt de 1896 pour rendre compte de l’aptitude au

jeu des officiels mandchous, d’autres exemples auraient pu être mobilisés. Les emprunts de

1898, de 1905, de 1908 ou ceux, nombreux, des années 1912-1913 témoignent tous de

processus de négociation heurtés, fragmentés par la mise en concurrence de nombreux prêteurs.

Toutefois, plus qu’une multiplication de récits analogues à celui du second emprunt de

libération nationale, c’est le graphique 8, croisant, année par année, le nombre de prêteurs

cumulés (c’est-à-dire le nombre de créanciers différents auxquels la Chine, à une date donnée,

a déjà eu recours - et est donc susceptible de refaire appel) et le spread chinois, qui nous

renseigne le mieux sur les conséquences de la mise en tension des candidats à l’octroi d’un prêt

à l’Empire Qing.

Sources : KING, David J.S., Op. Cit., 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921.

L’axe de gauche donne le nombre de prêteurs cumulés. Celui de droite le spread minimal annuel (soit

la différence entre le taux d’intérêt minimal chinois et le taux d’intérêt des consols britanniques).

Sources : KING, David J.S., Op. Cit., 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921.

Le spread est en effet une mesure de la prime de risque associée à la fourniture de capitaux

à un pays donné (ici la Chine) : la différence entre le taux d’intérêt des obligations émises par

ce pays et le taux d’intérêt des obligations émises par un pays jugé parfaitement sûr d’un point

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Graphique 8. Spread et nombre de prêteurs cumulés

SPREAD.MIN Nombre prêteurs britanniques cumulés

Nombre prêteurs français cumulés nombre de prêteurs russes cumulés

Nombre de prêteurs allemands cumulés Nombre d'autres prêteurs cumulés

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

de vue financier (ici la Grande-Bretagne) permet d’isoler ce qui relève précisément de la prime

de risque en éliminant ce qui, dans le taux d’intérêt, a trait au seul taux d’actualisation (qui

rémunère, lui, la préférence pour le présent des créanciers, et est donc supposé identique quels

que soient les pays débiteurs). Or il est particulièrement frappant de constater que ce spread

connaît, en Chine, un trend décroissant entre 1874 et 1912 (graphique 9), alors même que le

futur de l’Empire mandchou, voire de la Chine comme pays indépendant et unifié, s’assombrit

de plus en plus sur cette période.

Sources : KING, David J.S., Op. Cit., 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921 et

Global Financial Data

Si l’on se focalise sur les années 1895-1912, la tendance est certes davantage à la stabilité.

Toutefois, durant ces 17 années, la Chine fut défaite militairement deux fois, connut un

soulèvement interne de très grande ampleur et fit face à une révolution qui mit fin à un régime

installé depuis plus de 250 ans. Que sa prime de risque soit seulement restée stable entre ces

dates est donc déjà incroyable1. Si de très nombreux éléments pourraient être soulignés pour

rendre compte d’une telle évolution2, la concurrence entre des prêteurs étrangers en nombre

1 GOETZMANN, William N., UKHOV, Andrey, “China and the World Financial Markets 1870-1930:

Modern Lessons from Historical Globalization”, Wharton Financial Institutions Center, working paper

du 20 mai 2001 2 La diminution du spread entre les années 1874 et 1894 (de l’ordre de 4 points, soit plus de 50 % de

baisse) peut par exemple être attribuée au service très rigoureux de sa dette par la Chine dans un contexte

de récession mondiale, installant ainsi progressivement le Céleste Empire dans la catégorie des pays

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Graphique 9. Spread de taux

(par rapport aux "consols" britanniques)

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croissant semble avoir joué un rôle central, si ce n’est prédominant. Leur augmentation et la

diversification de leur origine lors des années 1895-1898 et 1911-1913 coïncide ainsi

parfaitement avec une diminution ou une stabilité du spread (graphique 8), à des moments de

très forte instabilité politique, où la prime de risque de l’Etat chinois aurait dû augmenter. Tout

semble donc se passer comme si l’empressement des groupes financiers et des Etats à prêter à

la Chine pour adosser leurs prêts à des contreparties politiques avait permis aux officiels

mandchous de jouer de cette concurrence pour négocier à la baisse leurs conditions d’emprunt,

et ce y compris à des époques où le délitement de l’empire semblait proche. En fait, le chaos

politique que connut la Chine lors d’événements comme la défaite contre la France, le

« scramble » des années 1895-1898, l’insurrection des Boxers en 1901-1902 ou la Révolution

de 1911 semble avoir eu deux effets simultanés mais antagoniques sur les spreads de taux

chinois. D’un côté, ces crises augmentaient la probabilité de défaut de l’Etat chinois et

conduisirent, partant, à l’augmentation de sa prime de risque. C’est ce qui se passa par exemple

en 1885-1886 quand le spread augmenta d’un point suite à la défaite contre la France (graphique

8). D’un autre côté, ces moments de désorganisation occasionnèrent de telles ruées aux

concessions que la concurrence accrue entre les différents établissements financiers contribua

à exercer une pression à la baisse sur cette même prime en accordant une marge de négociation

aux dirigeants chinois. C’est cet effet qui semble prédominer en 1895 après la défaite contre le

Japon, qui se solda par une baisse d’un point et demi du spread (graphique 8). Autrement dit,

quand « l’effet-concurrence » l’emportait sur « l’effet-crise », l’Empire Qing pouvait parvenir

à une sorte d’optimum de second rang, consistant certes à emprunter (ce qu’il ne souhaitait pas

initialement), mais à des conditions moins sévères que celles auxquelles les puissances

voulaient le soumettre. Partant, ce sont tous les fruits de « l’impérialisme informel » qui s’en

trouvaient réduits.

Dans ces conditions, la liberté donnée à la Chine par les rivalités entre les prêteurs

apparaît comme une forte incitation à la coopération entre les puissances. Elle n’était toutefois

pas la seule : les difficultés d’émission des titres de dette chinoise que générait la dispersion des

prêteurs contribua également au déclin de la stratégie de confrontation des années 1880-1890.

fiables (« stalwart ») aux yeux des emprunteurs. Sur ce thème, voir TOMZ, Michael, « A Theory of

Cooperation Through Reputation », in Reputation and International Cooperation. Sovereign Debt

across Three Centuries, Princeton, Princeton University Press, 2007, chap. 2, pp. 14-36

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Des émissions difficiles dans un contexte d’émiettement des prêteurs

La concurrence entre les puissances ne se cantonnait pas en amont de la conclusion des

contrats de prêts. Si un pays échouait à placer son établissement national dans les meilleures

conditions pour emporter l’émission d’un emprunt, il n’arrêtait pas ses efforts. Tout était

généralement fait pour compliquer, en aval, l’exécution du contrat par le syndicat rival. Parmi

les mesures facilement applicables pour parvenir à cette fin, l’interdiction faite aux titres de

dette chinoise négociés par des banques étrangères d’accéder au marché domestique figure en

bonne place. Le 9 mars 1896, trois jours après l’arrêt des négociations entre le gouvernement

chinois et le syndicat français et la reprise des discussions avec le groupe anglo-allemand, une

note commune du Trésor et du Quai d’Orsay indiquait ainsi : « les principaux établissements

vont être invités à s’abstenir de tout concours. La coulisse recevra des indications dans le même

sens. Enfin et surtout, l’admission à la cote sera refusée1 ». En d’autres termes, c’est un véritable

cordon sanitaire qui était dressé tout autour du marché français pour empêcher la Hong-Kong

Bank et la Deutsche Asiatische Bank de profiter de l’épargne hexagonale pour écouler des

obligations d’Etat chinoises. Refuser l’inscription à la cote officielle revenait en effet à fermer

l’accès à la Bourse de Paris ; mettre la coulisse dans le coup visait à restreindre au maximum

l’échange de ces titres sur le marché officieux de la Petite Bourse. Il s’agissait ainsi d’empêcher

à tout prix que la mainmise germano-britannique sur l’Empire mandchou ne se raffermisse.

Notons que le procédé était relativement courant ; les ministères des finances et des affaires

étrangères agissaient fréquemment de concert pour refuser à la cotation des valeurs mobilières

qu’ils jugeaient contraires aux intérêts de la France. Quelques années plus tard, c’est par

exemple un emprunt ottoman négocié certes par un syndicat français mais contrevenant à la

prééminence de la Banque Impériale Ottomane dans la région dont l’inscription à la cote

officielle fut refusée2.

Plus que l’emprunt de 1896, c’est celui de 1898 qui témoigne le mieux des difficultés que

créait ce type de blocus en aval de la conclusion du contrat de prêt. Troisième emprunt de

libération nationale, il avait lui aussi fait l’objet d’une lutte âpre entre le syndicat français et le

groupe anglo-allemand. En fait, le scénario des négociations ressembla fort à celui des

discussions de l’hiver 1895-1896. Dès l’été 1897, les services diplomatiques français et

1 148 CP/COM - 350 2 THOBIE, Jacques, « Finance et politique : le refus en France de l’emprunt ottoman de 1910 », in

BOUVIER, Jean et GIRAULT, René, L’impérialisme français avant 1914, Paris, EHESS et Mouton

Editeur, 1976, pp. 188-214

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

britanniques furent sondés pour savoir qui parmi eux pourrait proposer les meilleures

conditions. Aucune des propositions ne semblant satisfaire les officiels mandchous, c’est

d’abord vers un syndicat certes britannique mais ne bénéficiant pas du soutien du Foreign Office

(le syndicat Hooley-Jameson) que se tournèrent les dirigeants du Tsongli-Yamen. Sa faible

« surface financière » le condamna toutefois rapidement et, à l’été 1897, les puissances revinrent

dans la partie1. Les discussions se concentrèrent alors rapidement sur la nature des garanties

dont bénéficierait le nouvel emprunt : les revenus des douanes maritimes devenant insuffisants

(en 1898, 70% étaient déjà hypothéqués2), ce sont ceux de la gabelle sur le sel et du likin (la

taxe de transit interne) qui attirèrent l’attention des négociateurs3. Sujet de nombreux débats, le

contrôle de ces impôts agita le Quai d’Orsay durant de longs mois ; pour les diplomates français,

il s’agissait de tout faire pour empêcher le Royaume-Uni d’étendre l’influence du Service des

Douanes Maritimes à la collecte d’autres sources de recettes du gouvernement central. Les

efforts déployés le furent malheureusement en vain4. A la surprise générale, c’est le groupe

anglo-allemand qui emporta l’émission de l’emprunt5. Mais alors que le blocus financier de

1896 ne s’était guère fait sentir6, les effets de celui imposé en 1898 furent particulièrement

flagrants. Un mois après la signature de l’accord final entre la Chine et le syndicat bancaire, les

résultats de l’émission étaient catastrophiques. A Londres, seuls 27 % des titres offerts avaient

trouvé preneurs. A Berlin, avec 35 %, le résultat n’était pas plus fameux. En tout, c’est donc

presque 70 % des bonds qui restaient à placer7, loin, très loin de l’exceptionnel succès que

l’emprunt de 1895 avait rencontré auprès du public8. Six mois plus tard, la situation s’était

encore aggravée. Le cours des titres atteint sa valeur minimale sur le marché secondaire en

octobre (à seulement 86 % du pair), malgré toutes les tentatives menées par la Hong-Kong Bank

et la Deutsche Asiatische Bank pour rassurer les épargnants et les convaincre de la solidité des

garanties auxquelles le prêt était adossé9.

Cet échec apportait en fait la confirmation de ce que tous les banquiers s’étaient évertués

à expliquer aux chancelleries à l’hiver 1897-1898 : aucun marché financier ne pouvait, seul,

1 148 CP/COM – 351, Auguste Gérard au Ministère des Affaires Etrangères, septembre 1897 2 Graphique 7 3 Ibid., Consulat de France à Shanghai au Ministère des Affaires Etrangères, 13 octobre 1897 4 148 CP/COM – 351, Ambassade de Pékin au Ministère des Affaires Etrangères, 16 octobre 1897 5 148 CP/COM – 352, Dépêche Havas du 22 février 1898 6 148 CP/COM – 350. Une note du 28 juin 1897 signifia que tous les titres émis en 1896 avaient trouvé

facilement preneur et que l’opération fut considérée comme un franc succès. 7 148 CP/COM – 352. Lettre du ministère des finances au ministère des affaires étrangères, 25 mars

1898 8 Voir chapitre 5 9 148 CP/COM – 352, Ambassade de Berlin au Ministère des Affaires Etrangères, 5 octobre 1898

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

absorber de nouveau 16 millions de livres d’obligations d’Etat chinoises. Le ministre des

affaires étrangères français pouvait bien claironner en mars que cet « évènement prouve

combien il est difficile de se passer de notre concours pour de telles opérations1 », le fait est

que le marché parisien aurait lui aussi été trop étroit pour mener à bien une telle émission. Le

18 février 1898, une délégation composée entre autres de Denormandie, président du conseil

d’administration de la Banque de l’Indochine et du Comptoir National d’Escompte, et de Goüin,

président de la Banque de Paris et des Pays-Bas, avait notifié au ministre des Affaires

Etrangères que la Banque de l’Indochine et les établissements affiliés ne pourraient placer de

titres pour plus de 70 millions de francs2. Pour la première fois, l’idée d’un emprunt mené

conjointement entre la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne avait donc été exprimée3,

avant de vite retomber suite à la décision de Whitehall d’encourager le syndicat anglo-allemand

à mener seul cette opération.

Si ce choix s’est avéré malheureux, il témoigne bien du désir qu’avaient les puissances à

cette date de mener seules (ou éventuellement à deux) les opérations financières en Chine. La

formation d’un front commun était d’autant moins à l’ordre du jour qu’en 1898, les emprunts

ferroviaires chinois (qui avaient, eux, pour gage la propriété de la ligne qu’ils servaient à

construire), rencontraient un franc succès auprès des épargnants européens. Le 10 février 1899,

les titres émis pour l’achèvement de l’axe Pékin-Nin Tchang furent très rapidement écoulés ;

en tout, ce sont plus de 11 millions de livres qui ont été offertes quand seulement 2,3 étaient

nécessaires4. Remettre en cause la stratégie de confrontation financière en Chine put donc

sembler inopportun dans la mesure où les emprunts d’Etat étaient seuls affectés par la rivalité

entre les puissances. Seulement, quelques années plus tard, les emprunts ferroviaires connurent

eux aussi de sérieuses difficultés, souffrant de l’impossibilité d’être émis en même temps à Paris

et à Londres du fait des rivalités franco-britanniques en Extrême-Orient. Ainsi, en 1904, les

titres adossés à la construction de la ligne Pékin-Shanghai, émis par la Hong-Kong Bank sur le

marché de Londres, ne trouvèrent pas tous preneurs. Cet axe ferroviaire, présenté pourtant

comme l’affaire la plus rentable jamais conclue par l’établissement, ne parvint donc pas à

outrepasser les réticences de la City à transférer du capital en Chine seulement quatre ans après

1 148 CP/COM-352. Lettre du Ministre des Affaires Etrangères au Ministre de France à Pékin, 26 mars

1898 2 Ibid. Lettre de l’ambassade de France à Pékin au Ministère des Affaires Etrangères, 14 février 1898 3 148 CP/COM – 351. Lettre de M. Bompard à M. Delatour, 1er décembre 1897 4 148 CP/COM – 353. Lettre de l’ambassade de Londres au Ministère des Affaires Etrangères, 10 février

1899

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

la fin de l’insurrection des Boxers1. Le désir d’ouverture vers la France des établissements

financiers britanniques, et de la Hong-Kong Bank en premier lieu, ne pouvait donc plus rester

sans suite.

Origine et apogée du Consortium Bancaire

Si nous avons décidé de nous concentrer dans ce mémoire sur les emprunts d’Etat chinois,

laissant partant de côté les emprunts industriels, il faut à ce stade souligner l’importance des

questions ferroviaires. Ces dernières ont en effet joué un rôle majeur dans la décision

d’abandonner la vieille stratégie de confrontations impériales au profit d’un plan de coopération

entre les puissances. Comme nous l’avons aperçu plus haut, elles avaient pourtant commencé

par retarder cette réorientation tactique. Il faut dire que si la compétition pour arracher à la

Chine l’émission des trois emprunts de libération nationale trouvait en 1898 son épilogue, celle

pour obtenir de l’empire mandchou des concessions ferroviaires ne faisait alors que

commencer. Cette année-là, l’octroi de la ligne Pékin-Hankou à un syndicat franco-belge

suscita une vive inquiétude au Foreign Office : la France contrôlant déjà la ligne Canton-

Hankou, elle obtenait ainsi un réseau qui formait un axe Nord-Sud (voir la carte page X) et

traversait la vallée du Yangzi, zone d’influence anglaise2. Lord Salisbury vit immédiatement

dans cet axe ferré un « mouvement politique contre les intérêts britanniques3 ». L’heure était

par conséquent à la riposte, non aux discussions. La lutte que se livrèrent au cours des années

suivantes Français et Britanniques dans les coulisses de la cour mandchoue serait trop longue à

narrer dans le détail4. Contentons-nous de dire qu’elle se solda à l’avantage des Anglais en

1903, avec le Townley Agreement. Celui-ci donnait à la British and Chinese Corporation (un

syndicat dominé par la Hong-Kong Bank) le droit d’aider à la construction d’une ligne reliant

les mines du Shanxi, au nord, à Hankou ainsi qu’un droit de priorité sur la construction de

plusieurs autres lignes5. Las, la victoire britannique fut de courte durée : les multiples échecs

1 MEULEAU, Marc, Op. Cit., chap. 8, p. 224 et EDWARDS, E.W., « The Origins of British Financial

Co-Operation with France in China, 1903-1906 », The English Historical Review, Vol. 86, No. 339

(Apr., 1971), p. 305 2 Voir le chapitre 5 3 Salisbury à Claude Mac Donald, ambassadeur en Chine, 9 juin 1898. Cité par EDWARDS, E.W., Art.

Cit., p. 288 4 On pourra se référer à l’article d’E.W. Edwards, très bien documenté : EDWARDS, E.W., Ibid. 5 Sur le Townley Agreement, voir MAC LEAN, David, “Chinese Railways and the Townley Agreement

of 1903”, Modern Asian Studies, Vol. 7, No. 2 (1973), pp. 145-164

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que rencontrèrent les emprunts ferroviaires sur le marché londonien sonnèrent le glas de la

politique de la porte close vis-à-vis de la France en Chine. La barrière de la rentabilité incita

définitivement à la coopération, levant les dernières réticences de Whitehall à se rapprocher du

Quai d’Orsay1.

Ce fut toutefois bien la France qui fit le premier pas, soucieuse qu’elle était en ce début

de XXe siècle de se rapprocher de la Grande-Bretagne. Le 10 août 1904, Paul Cambon, ministre

de France à Londres, proposa un arrangement en trois points au marquis de Lansdowne,

secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères. Si les deux premiers concernent des affaires purement

ferroviaires sans résultat concret immédiat2, le troisième mérite que l’on s’y attarde. Cambon

suggéra en effet pour sceller ce gentlemen’s agreement que la Hong-Kong Bank et la Banque

de l’Indochine s’occupent ensemble du prêt de 2 millions de livres que demandait le

gouvernement du Siam3. L’affaire fut rapidement conclue et pour la première fois en janvier

1905, un emprunt d’Etat fut émis conjointement par ces deux établissements sur les marchés de

Londres et de Paris ; aucune difficulté ne fut à signaler4. Cet emprunt siamois, largement négligé

par la littérature existante, nous semble pourtant crucial : il inaugurait la nouvelle coopération

entre la Hong-Kong Bank et la Banque de l’Indochine sur le terrain des emprunts d’Etat. S’il

n’avait initialement qu’une valeur purement symbolique, il peut rétrospectivement être

appréhendé comme le précurseur d’une relation moins intéressée par les questions ferroviaires

en tant que telles que par l’octroi de crédit au régime mandchou. La première « grande affaire »

conclue en 1908 par le Chinese Central Railways en témoigne parfaitement.

Ce conglomérat, créé en 1904 et issu de la fusion du Péking Syndicate et de la British

and Chinese Corporation pour damer le pion aux Français, s’ouvrit en 1905 aux capitaux

hexagonaux, devenant rapidement une société franco-britannique parfaitement mixte5. Elle fut

toutefois sevrée d’ambitieux projets jusqu’en 1908, date à laquelle le gouvernement chinois

demanda un prêt de 5 millions de livres afin qu’il puisse procéder au rachat de la ligne Pékin-

Hankou, comme lui en donnait le droit le contrat signé en 1898 avec la France et la Belgique.

Cet emprunt est souvent considéré comme relevant des affaires « ferroviaires » (distinctes dans

1 « The root cause of earlier difficulties still remained, the reluctance of the London capital market to

invest in Chinese railways », EDWARDS, E.W., Art. Cit., p. 300 2 Il s’agissait essentiellement de cesser de mettre des bâtons dans les roues aux projets menés par l’autre

puissance. Ibid., p. 303 3 Ibid. 4 MEULEAU, Marc, Op. Cit, chap. 7, p. 224 5 Ibid., et EDWARDS, E.W., Art. Cit., pp. 308-309

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les inventaires des cartons liés aux questions financières1). Pourtant, à l’y regarder de près, il a

davantage les caractéristiques d’un emprunt d’Etat que celles d’un emprunt industriel : il était

gagé sur les revenus de taxes à la consommation, non sur les recettes d’exploitation d’un

quelconque projet productif, et l’affectation des fonds n’était pas contrôlée (même si le

gouvernement Qing avait explicitement dit qu’il ne souhaitait s’endetter de nouveau vis-à-vis

de l’extérieur que pour s’approprier une ligne ferrée). Cet emprunt était donc très loin des

projets alliant finance et industrie dans le but mailler la Chine d’îlots ou de réseaux productifs

appartenant à des étrangers. En émettant avec la Hong-Kong Bank cet emprunt, la Banque de

l’Indochine joua même un très mauvais tour à son alliée de la Société d’Etude des Chemins de

fer. Rassemblant le pôle industriel du syndicat franco-belge qui avait emporté le contrat de

financement et de construction de la ligne Pékin-Hankou (la Banque de l’Indochine

représentant, elle, le pôle bancaire), celle-ci voyait en effet d’un très mauvais œil ce rachat par

le gouvernement chinois2. Aussi, le véritable acte de naissance du Chinese Central Railways

fut une opération « purement » financière, loin des emprunts « liés » (mêlant fourniture de

capitaux et commandes de matériels) jusque-là conclus lors des affaires industrielles. Le baron

Hély d’Oissel, président de la Banque de l’Indochine, ne s’y trompait pas lorsqu’il affirmait en

mars 1908, six mois avant l’accord final : « le gouvernement chinois se refusant désormais à

accorder des concessions de ce genre [emprunts liés] et entendant au contraire emprunter de

l’argent à l’étranger pour construire lui-même des voies ferrées, il a paru que les anciens accords

n’avaient plus de raison d’être et devaient être dénoncés et que les établissements de crédit

devaient reprendre leur liberté pour traiter une affaire se présentant sous une forme

financière3 ». Quelques mois plus tard, prenant acte de cette nouvelle stratégie, les

établissements industriels français quittèrent la Chinese Central Railways.

Devenu un syndicat purement financier, ce dernier était toutefois trop étroit. La Hong-

Kong Bank avait en effet signé en 1896 un accord avec la Deutsche Asiatische Bank (DAB),

s’engageant à l’associer à tous les emprunts impériaux qu’elle émettait. Elle ne pouvait donc

sans se dédire laisser la DAB en dehors de sa nouvelle entente avec la France. Les 13 et 14 mai

1909, la Banque de l’Indochine, la Hong-Kong Bank et la Deutsche Asiatische Bank convinrent

de deux accords, ratifiés en juillet, concernant la naissance d’un « Consortium Bancaire »

1 Les documents relatifs à l’emprunt de 1908 sont ainsi conservés aux archives du Ministère des Affaires

Etrangères aux cotes 148 CP/COM 465 – 480, avec les cartons consacrés à la ligné Pékin-Hankou, et

non aux cotes 148 CP/COM 350 – 377, où sont rangés les dossiers « emprunts ».

2 MEULEAU, Marc, Op. Cit., pp. 225-226 3 Cité par MEULEAU, Marc, Ibid., p. 227

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chargés tant des affaires ferroviaires que des emprunts d’Etat1. Cette entente à trois facilita

grandement les opérations financières et réduisit à néant tout problème d’émission. En

revanche, elle laissait toujours la possibilité au gouvernement chinois de jouer les prêteurs les

uns contre les autres. Si les trois principaux rivaux faisaient maintenant front commun,

l’affirmation de la finance américaine en Chine laissait en effet toujours ouverte une fenêtre de

négociation. En 1910, après un épisode de tension au sujet de trois emprunts ferroviaires, JP

Morgan était donc intégré au groupe. Avec ce dernier élément, le Consortium représentait les

intérêts de la finance britannique, française, allemande et américaine. Placés en situation de

quasi-monopole, ses membres bénéficiaient d’une image de marque suffisante pour d’un côté

décourager le gouvernement chinois de se financer ailleurs et d’un autre emporter la confiance

des épargnants sur les marchés occidentaux. La méfiance à l’égard des titres qui n’auraient pas

reçu l’imprimatur dont bénéficiaient normalement les « bons » emprunts chinois suffit à

verrouiller jusqu’à la fin de l’empire la position du Consortium. En 1910-1911, « les emprunts

impériaux chinois […] se [placèrent ainsi] sans coup férir2 » et « furent à chaque fois des

opérations très rentables3 ». Gouvernements et établissements bancaires avaient tout à gagner

de cette forme poussée de coopération : les difficultés d’émission appartenaient au passé et les

bénéfices politiques des différents emprunts étaient désormais partagés. En 1911, l’emprunt de

réforme monétaire fut ainsi signé conjointement par tous les membres du Consortium alors que

c’était initialement JP Morgan qui avait décroché l’affaire au début des années 1900. Si le

département d’Etat américain fut dans un premier temps réticent à voir s’envoler la position de

force qu’il pensait pouvoir tirer de cette affaire, il finit par s’y résoudre, conscient que sans

l’appui du Consortium, il aurait bien du mal à écouler pour 10 millions de livres de titres de

dette chinoise. Les experts américains n’étaient en outre pas évincés du contrat ; ils devraient

seulement partager leur influence à parts égales avec les Britanniques, les Français et les

Allemands4.

Cet emprunt de réforme monétaire marque l’acmé du mouvement de coopération

impériale que cristallisa la dette publique chinoise dans la première décennie des années 1900.

Un mois avant le début de la révolution, les puissances semblaient avoir tourné la page des

dissensions et préféré s’unir financièrement pour mieux peser sur les décisions politiques du

gouvernement impérial. Pour reprendre Marc Meuleau, « le raidissement du gouvernement

1 Ibid., p. 228 2 Ibid., p. 237 3 Ibid., p. 239 4 ROSENBERG, Emily, Op. Cit., chap. 3. MEULEAU, Marc, Op. Cit., pp. 240-241

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[chinois] [avait] conduit les banques européennes à s’associer pour défendre leurs intérêts1 ».

Dire que la Chine devint le support privilégié de l’expansion informelle des puissances ne

revient donc pas uniquement à souligner l’importance des rivalités et des luttes entre les

chancelleries européennes. Cela implique également de souligner l’action commune de ces

dernières et des banques européennes afin d’atteindre leur objectif : influencer le cours des

affaires chinoises. La portée heuristique du concept forgé par Gallagher et Williamson s’en

trouve alors à notre avis accrue. Souvent utilisé pour apporter de la nuance dans « la diversité

des modes de domination2 » que chaque pays exerçait sur sa zone d’influence, « l’impérialisme

informel » pourrait convenir à merveille pour qualifier la situation de pays qui, à l’instar de la

Chine, soumis à l’influence des banques étrangères à la fin du XIXe, virent s’alterner des cycles

de rivalité et de coopération entre les puissances. Toute la question est maintenant de savoir

dans quelle mesure la nouvelle donne chinoise peut être lue à l’aune du contexte global des

dernières années avant la Grande Guerre.

Le reflet des nouvelles alliances ?

Voir la France et la Grande-Bretagne se rapprocher en 1905 après s’être déchirées en

1898 n’a à première vue rien d’original. Les deux dates coïncident peu ou prou avec celles de

la signature du traité d’Entente Cordiale (en 1904) et de l’incident de Fachoda. Faut-il alors voir

dans la reconfiguration des relations entre les puissances en Chine un simple épigone de la

nouvelle carte européenne des alliances ? C’est là quelque chose de tentant. Après tout, Lénine

ne voyait-il pas dans les querelles au sujet des chemins de fer chinois l’incarnation des luttes

impérialistes devant mener à la Première Guerre mondiale ? Dans ces conditions, quoi de plus

normal qu’assister, à neuf ans du déclenchement des hostilités, à la prise de distance de

l’Angleterre avec son ancien allié allemand et à la nouvelle proximité entre Londres et Paris ?

Seulement, il faut se garder de la simple superposition d’une grille de lecture mondiale au cas

chinois. Les accords du 8 avril 1904 abordèrent beaucoup de questions, mais ne traitèrent pas

de l’Extrême-Orient3. A cette date, le Foreign Office souhaitait toujours, nous l’avons vu, mener

une politique indépendante en Chine. C’est seulement l’échec de l’émission de l’emprunt

1 MEULEAU, Marc, Ibid., p. 229 2 SINGARAVELOU, Pierre, « Situations coloniales et formations impériales : approches

historiographiques », Op. Cit., Introduction, p. 17 3 EDWARDS, E.W., Art. Cit., p. 293

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Pékin-Shanghai et les propositions de Paul Cambon en août de la même année qui initièrent la

convergence des représentants français et britanniques en Chine. Aussi, si l’air du temps était

indéniablement au rapprochement entre Paris et Londres, il convient de ne pas donner à cette

atmosphère un autre rôle que celui d’un catalyseur, de ne pas lui accorder un autre statut que

celui de condition de possibilité à cette nouvelle alliance.

Plusieurs éléments nous incitent d’ailleurs à ne pas confier trop d’importance au contexte

international général pour rendre compte du rapprochement franco-britannique en Chine en

1905. A cette date, la Russie avait en effet déjà été défaite par le Japon, enlevant au Foreign

Office un des principaux éléments qui le poussaient à s’allier à la France. L’intérêt de l’Entente

Cordiale sur le terrain extrême-oriental était en effet simple : sûr de la victoire de la Russie

contre le Japon, Whitehall cherchait avant tout un partenaire fiable, proche de Moscou et

capable de limiter les revendications du Tsar en Chine après son succès militaire1. Que la

bataille de Tsushima ne se soit pas soldée par un retour au statu quo antérieur montre bien le

caractère relativement endogène de l’union financière franco-britannique. Par ailleurs, même si

le Quai d’Orsay émit de sérieuses réserves au moment de sa création en 19092, le Consortium

était bien au tiers allemand, à une époque où les rivalités entre Paris et Berlin allaient en

s’aggravant. Le désir de la Hong-Kong Bank de réintégrer à tout prix son partenaire

« historique » et la relative facilité avec laquelle la Banque de l’Indochine passa outre les

réticences diplomatiques françaises illustrent au final un processus assez difficilement

encastrable dans le cours d’une histoire diplomatique générale dont la Chine ne serait qu’un

terrain périphérique.

Il ne faudrait pour autant pas considérer le passage à une logique de coopération au sujet

de la dette publique chinoise comme un phénomène uniquement lié à la dynamique interne des

interactions entre la Chine et les puissances. Si les événements de 1905-1910 s’insèrent dans

un cadre plus général, c’est vraisemblablement dans celui de formation des grands syndicats

bancaires internationaux ou de coopération financière par-delà les frontières. A une époque où

la mobilité du capital atteint son maximum historique (graphique 5), il devenait en effet de plus

en plus crucial pour l’émetteur d’une obligation de s’assurer du concours de plusieurs

établissements de nationalités différentes pour garantir à son titre une certaine visibilité sur des

marchés où les valeurs étrangères prenaient de plus en plus de place3. Les titres de dette

souveraine négociés par de grandes banques européennes entraient très bien dans cette

1 Ibid., p. 298 2 MEULEAU, Marc, Op. Cit., p. 229 3 Voir le chapitre 2.

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catégorie. Nous l’avons vu avec la Chine, mais cela valait aussi pour d’autres pays. En 1904,

quelques mois avant la crise de Tanger, la Banque de Paris et des Pays-Bas s’allia ainsi à des

établissements anglais, allemands et espagnols pour s’occuper de l’émission du grand emprunt

de 62,5 millions de francs contracté par la monarchie chérifienne. « Le profit de l’émission [fut]

ainsi partagé entre les capitalistes européens1 ». A l’inverse, les grandes banques françaises

étaient constamment sollicitées pour se joindre à des opérations financières initialement signées

par des établissements étrangers. Leur prestige et leur accès à l’énorme marché français en

faisaient en effet des partenaires de luxe. Le Banker Magazine d’avril 1909 ne disait-il pas

qu’« aucun emprunt de quelque importance ne peut être émis en Europe sans l’aide des banques

internationales françaises2 » ? Il semble donc que le mouvement de convergence franco-

britannique en Chine soit à replacer dans le contexte plus large de concentration financière qui

s’opéra à la Belle Epoque. Son caractère essentiellement bancaire est en outre typique d’une

plus forte tendance à la coalition du secteur financier par rapport aux milieux industriels ou

marchands. Le besoin de recourir à des établissements « phares », signalant la qualité du titre

dans un pays donné, et l’impératif d’accéder aux marchés les plus larges possibles, sont des

contraintes que l’on retrouvait aussi bien dans le cas chinois que sur de nombreux autres

terrains ; s’ils contribuèrent à la création du Consortium Bancaire à la fin de l’empire Qing, ils

motivèrent d’autres alliances comparables3.

On comprend dès lors mieux pourquoi c’est avec les établissements financiers que les

gouvernements européens nouèrent les partenariats stratégiques évoqués au précédent chapitre.

Non seulement leur activité de prêt à l’Etat mandchou en faisait des vecteurs commodes des

stratégies d’expansion, mais leur facilité à se regrouper dans des syndicats facilement

identifiables en faisait des interlocuteurs aisés. Seulement, ce discours qui fait de l’association

entre impérialisme informel et gentlemanly capitalism l’alpha et l’oméga des questions

soulevées par la dette publique chinoise rend-il totalement justice à la réalité ? Les prochains

chapitres ont pour but de montrer que non.

1 ALLAIN, J.C., « L’expansion française au Maroc de 1902 à 1912 », in BOUVIER, Jean, GIRAULT,

René, L’impérialisme français avant 1914, Paris, EHESS et Mouton Editeur, 1976, p. 42 2 Cité par HAUTCOEUR, Pierre-Cyrille, Op. Cit., p. 465 3 Le phénomène est notamment très bien étudié par BOUVIER, Jean, GIRAULT, René et THOBIE,

Jacques, « Positions des banques et des firmes industrielles dans l’expansion d’avant 1914 » in

L’impérialisme à la française, 1914-1960, Paris, La Découverte, « textes à l’appui », 1986, pp. 98-105

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Chapitre 6. Les milieux d’affaire, au pluriel

Cette seconde partie a jusqu’ici été l’occasion de reprendre les grandes lignes de

l’historiographie en les enrichissant d’un appareil de contextualisation et d’exemples plus

personnels. Nous avons ainsi montré que les travaux mettant en avant la forte connivence entre

les banques et les Etats étaient effectivement fondés, tout comme ceux insistant sur le passage

à une logique de coopération internationale au début du XXe siècle. Cependant, il faut à ce

stade de notre progression souligner les nuances et précisions à même d’affiner ce schéma par

trop imprécis. Faire de la dette souveraine des Qing un point d’application de stratégies

impérialistes conduit en effet à négliger les tensions et les querelles qui existèrent à ce sujet non

seulement entre les Etats mais aussi, à l’intérieur de chaque clan national, entre les représentants

des milieux économiques. Evacuées par le soi-disant passage à un impérialisme financier où les

banques l’auraient définitivement emportée sur les marchands et les industriels, ces tensions

furent pourtant bien réelles tout au long de la période qui nous préoccupe. Le match opposant

banquiers et industriels était ainsi loin d’être joué d’avance. En outre, il faudrait bien se garder

de voir dans le « milieu financier » un corps homogène et unanime quant au traitement à réserver

à la question de la dette publique chinoise. Parcouru de dissensions et fortement concurrentiel,

il vit de jeunes syndicats affronter les établissements installés de longue date au moment de la

révolution de 1911, les premiers reprochant alors aux seconds de se draper indûment derrière

l’argument de l’intérêt national pour faire prospérer leurs affaires.

Aussi, ce n’est pas le qualificatif d’« impérialiste » que ce chapitre entend remettre en

cause. La première et la dernière partie de ce mémoire reviennent largement sur ce terme et lui

donnent toute sa légitimité. Ce dont il est en revanche ici question, c’est de restituer la pluralité

des acteurs impliqués dans la question de la dette souveraine mandchoue ainsi que la diversité

et l’antagonisme de leurs objectifs et de leurs méthodes. Partant, c’est la diversité des

comportements impérialistes que nous essaierons de saisir. Nous commencerons pour ce faire

par revenir sur la persistance des tensions entre les groupes financiers, industriels et

marchands et montrerons que les premiers furent loin d’avoir toujours partie gagnée. Nous nous

pencherons ensuite sur les luttes qui agitèrent la sphère bancaire. Dans les deux cas, ces

querelles exigeaient de chacune des parties qu’elle présente ses intérêts comme supérieurs à

ceux de ses rivaux et comme les seuls conformes à ceux de la nation toute entière.

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L’apogée du « gentlemanly capitalism », vraiment ?

La dette publique chinoise est souvent présentée, nous l’avons vu, comme le symptôme

de la réorientation des intérêts économiques européens en Chine. L’importance qu’elle prit dans

l’activité d’un établissement comme la Hong-Kong Bank a ainsi été analysée au prisme de

l’affirmation des enjeux financiers sur les questions industrielles ou commerciales. En d’autres

termes, la dette du régime mandchoue incarnerait le passage d’un impérialisme du libre-

échange à un « capitalisme de gentleman ». Ce concept, popularisé par Peter Cain et Antony

Hopkins, décrit les modalités de l’expansion ultramarine britannique comme déterminées par

le développement puis l’hégémonie du secteur financier à Londres1. Dans le chapitre qu’ils

consacrent à la dette chinoise, les deux auteurs défendent leur thèse en soulignant la

préoccupation croissante du Foreign Office pour le maintien de la solvabilité de l’empire

mandchou2. Ce souci de la crédibilité financière du gouvernement chinois s’exprima en effet

souvent au détriment de l’ancien objectif de la diplomatie britannique en Chine : l’ouverture

totale du marché intérieur aux produits européens.

Sur ce dernier point, il est difficile de donner tort aux auteurs. Comme nous l’avons déjà

dit plus haut, le souci des banques d’être remboursées s’accordait mieux avec la stabilisation

de la situation politique qu’avec la conversion radicale au libre-échange, source de fragilisation

du pouvoir central, et donc d’éventuelles difficultés dans le service de la dette. La question du

montant des droits de douane maritime témoignerait mieux que toute autre de cette divergence

de vue. Ainsi, si le « traité Mackay (1902) abolit certains impôts sur le commerce intérieur, il

autorisa aussi la Chine à augmenter les tarifs sur ses importations. Manchester s’opposa à cette

hausse, mais ne put rien face au Foreign Office et la Hong-Kong Bank, qui reconnurent qu’il

fallait accorder à Pékin les moyens de servir une dette externe qui s’était récemment accrue »

suite à l’imposition de la Boxer Indemnity3. En plaidant un faveur d’un relèvement des droits

de douane, et en étant soutenu par Whitehall, la City aurait donc réussi à détourner la diplomatie

britannique de son tropisme libre-échangiste au nom des intérêts supérieurs de la finance

anglaise en Chine. Il y a en fait deux choses à retenir de cette affirmation. La première est que

les banques s’opposèrent aux représentants des intérêts commerciaux du nord de l’Angleterre

au sujet des droits de douane chinois : là où elles affirmaient qu’ils devaient être relevés pour

1 CAIN, Peter et HOPKINS, Antony, Op. Cit. 2 L’argument donnera d’ailleurs au chapitre son titre : “’Maintaining the Credit-Worthiness of the

Chinese Government’: China, 1839-1911” in CAIN, Peter et HOPKINS, Antony, Ibid., pp. 422-446 3 Ibid., p. 436

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

permettre aux Mandchous de mieux servir leur dette, les tenants du libéralisme manchestérien

tonnaient qu’il fallait justement prendre appui sur l’endettement croissant du gouvernement

chinois pour qu’il ouvre totalement son pays à l’industrie du vieux continent. La seconde est

que les banques réussirent à convertir le Foreign Office à leurs vues, ne laissant plus aux

défenseurs du libre-échange que leurs yeux pour pleurer. Si la validité de la première de ces

affirmations ne fait aucun doute, celle de la seconde est en revanche beaucoup plus

problématique.

Revenons en effet sur ce traité Mackay que Cain et Hopkins analysent comme un moment

fort du gentlemanly capitalism, comme un des événements marquants de la grande convergence

entre banquiers et diplomates. Négocié suite aux dispositions de l’article 11 du « Protocole final

visant au règlement des événements de 19001 », il n’apparaît pas spécialement, après analyse,

comme une victoire des milieux bancaires, quand bien même l’on se concentrerait uniquement

sur les modifications fiscales. Si Cain et Hopkins affirment que le texte final est quasiment un

décalque des divers notes internes ayant circulé au sein de la Hong-Kong Bank, force est de

constater qu’il existe en fait un réel décalage entre ces documents et le Traité Mackay.

Précisions d’emblée que nous n’avons pas pu trouver dans les archives d’HSBC la trace des

notes évoquées par les deux auteurs; celles-ci sont peut-être toujours conservées à Hong-Kong

ou ont peut-être disparu. En revanche, nous disposons de plusieurs mémorandums rédigés par

les agents du Crédit Lyonnais ou du Ministère des Affaires Etrangères au tournant du XXe

siècle. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ces documents, qui prenaient effectivement

très au sérieux les soucis de solvabilité du régime mandchou, proposaient des mesures bien plus

radicales que celles finalement actées par le traité Mackay2. En mai 1901, une note de la

Direction des Consulats et des Affaires Commerciales adressée au Ministre des Affaires

Etrangères s’inquiétait ainsi de l’insuffisance du revenu des douanes maritimes pour « gager

l’opération financière destinée à assurer le paiement des indemnités chinoises3 ». Pour pallier

ce problème, l’auteur de la note ne se contente pas de suggérer une hausse du tarif pesant sur

1 “Final Protocol for the Settlement of the Disturbances of 1900” en anglais. L’article 11 stipule: « le

gouvernement chinois accepte de négocier les amendements jugés nécessaires par les gouvernements

étrangers aux traités de commerce et de navigation et aux autres sujets concernant les relations

commerciales, dans le but de les faciliter ». MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., p. 283 2 L’article VIII du traité permettait à la Chine d’augmenter le niveau de ses droits de douane à la

condition qu’elle supprime immédiatement toutes les taxes de transit internes (les fameux likins). Le

taux initial, défini par les accords postérieurs à la seconde guerre de l’opium, était de 5%. Le traité de

1902 fixait le niveau de la surcharge à 1,5 fois le taux original, soit 7,5%. Au final, on arrive donc à un

taux total (comprenant taux de base et surcharge de 12,5% ad valorem). MACMURRAY, John Van

Antwerp, Op. Cit., p. 345 3 148 CP/COM – 353. Note pour le Ministre, mai 1901

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

les importations : quand bien même celui-ci serait multiplié par deux, cette augmentation

permettrait simplement de compenser la baisse de la monnaie-argent dans laquelle les droits de

douane étaient perçus, le Haikwan Tael. Celui-ci avait en effet perdu depuis 1860 la moitié de

sa valeur ; augmenter le montant nominal du taux d’imposition de 5 à 10% n’améliorerait donc

pas la capacité du gouvernement chinois à servir sa dette. Cela la ramènerait simplement au

niveau qui devrait être la sienne. Pour réellement permettre à la Chine de faire face aux

échéances qui allaient devenir les siennes, l’auteur de la note proposait donc de doubler

également…« les passes de transit […] et la taxe sur l’opium1 ». Soit respectivement la taxe

dont la suppression conditionnait, selon le traité Mackay, la possibilité de passer à un taux

d’imposition sur les importations de 12,5 % ad valorem, et la taxe qui, historiquement, avait

justifié la première grande intervention impérialiste britannique en Chine. Ne nous y trompons

pas : l’auteur de la noter n’était pas un pourfendeur de l’expansion européenne et des violations

de l’autonomie chinoise. En conclusion de son propos, il affirme l’impérieux besoin de

transférer la collecte de toutes les taxes qu’il a évoquées à « l’Administration Internationale des

Douanes Chinoises2 ». L’expression mérite que l’on s’y arrête, tant elle ne renvoie, en théorie,

à aucune réalité. Le Service des Douanes Impériales Maritimes Chinoises était en effet, selon

ses statuts, une administration proprement chinoise, sous la seule autorité du Tsongli-Yamen.

La décrire comme une « administration internationale » revenait donc à acter le déni de

souveraineté que constituait l’extension forcé du champ de compétence du Service des Douanes

Maritimes à la collecte d’autres impôts, tout en le justifiant au nom de l’intérêt supérieur de la

Chine. Après tout, cette mesure n’améliorait-elle pas sa solvabilité ? Mais là n’est pas le débat3.

Il ressort plutôt de la lecture de ce document que considérer la suppression du likin et le droit

d’imposer une surcharge de 7,5% comme une éclatante victoire de ceux, banquiers et

diplomates, qui désiraient fluidifier le service de la dette chinoise au lieu de maximiser

l’ouverture de jure du Céleste Empire fait problème. Si ces personnes avaient effectivement fait

triompher leurs vues, le traité Mackay serait allé beaucoup plus loin et aurait permis une hausse

des taxes bien plus importante.

Deux notes du service des études financières du Crédit Lyonnais renforcent cette

hypothèse. Ecrites en 1900, au moment où l’idée d’imposer à la Chine d’importantes

réparations pour les dommages subis lors de l’insurrection des Boxers s’imposait de plus en

1 Ibid. 2 Ibid. 3 Nous reviendrons largement sur ce sujet dans les chapitres 8 et 9. Voir également le chapitre 3 au sujet

du Service des Douanes Maritimes

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

plus1, elles plaident toutes les deux en faveur d’une hausse des droits de douane bien supérieure

à celle que mit finalement en place le traité de 1902. Elles reprennent également l’argument de

la dévaluation du tael pour justifier l’insuffisance d’une simple multiplication par deux du tarif

ad-valorem sur les importations. La première se veut même plus précise : le valeur du tael ayant

été divisée par 2,19 depuis les années 1860, c’est par une somme correspondante qu’il faudrait

multiplier le taux d’imposition pesant sur les marchandises entrants en Chine pour que les

recettes de l’Administration des Douanes correspondent à ce qu’elles devraient être. On

arriverait alors à un taux de 10,95%. Dans ces conditions, la surcharge de 7,5% accordée par le

traité Mackay (qui porte le taux d’imposition à 12,5%) apparaît, en termes réels, n’apporter

qu’un très maigre supplément de revenus au gouvernement chinois– de l’ordre de 14%2, par

rapport à ce qu’il était déjà en droit d’attendre du traité de 1860. La seconde note de ce dossier

ajoute enfin un élément important : « les droits de douanes élevés à 12,5% seraient peu

importants en comparaison des droits de douane établis en Russie […], en Allemagne […], aux

Etats-Unis […] et en France3 ». Les très nombreux exemples donnés4 permettent de s’en

convaincre : la « modernisation » proposée à la Chine par le biais de l’ouverture au libre-

échange était largement à contre-courant de la tendance occidentale au protectionnisme

tarifaire. Quand bien même on considérerait que le traité Mackay constitua une réorientation en

faveur d’une élévation des taxes douanières, la hausse qu’il autorisa était bien inférieure à celles

que se permirent dans les dernières années du XIXe siècle nombre de pays européens pour

protéger leur marché domestique. En d’autres termes, la préoccupation pour la solvabilité d’un

gouvernement chinois de plus en plus endetté ne saurait à elle seule rendre compte des mesures

du traité Mackay.

Loin d’être un exemple-type du gentlemanly capitalism, l’accord de 1902 semble plutôt

le résultat d’un compromis entre les exigences des groupes bancaires créanciers de la dynastie

1 DEEF 73 449, « projet d’emprunt 1900 ». Ce titre en dit long. Il ne semblait alors pas y avoir de doute

dans les esprits de toutes les personnes impliquées dans la gestion de la dette chinoise : les indemnités

imposées à la suite de la révolte des Boxers ne pourraient être payées que par la contraction d’un nouvel

emprunt. La suite des événements apporta un ferme démenti. Sur ce sujet, voir le chapitre 1. 2 Si l’on considère que le taux nominal de la taxe ad-valorem devrait être de 10,95% pour corriger l’effet

de la dévaluation du tael, un taux de 12,5% (qui serait celui auquel on arriverait en appliquant la surtaxe

de l’article VIII du Traité de Shimonoseki) représenterait un gain d’1,55 point de pourcentage, soit une

amélioration de 14% en prenant pour base le taux de 10,95%. 3 DEEF 73 449, « projet d’emprunt 1900 » 4 Citons seulement : « En Russie, les droits de douane perçus sur le coton, la laine, le plomb, le fer, le

café varient de 23 à 174% » ad-valorem. Aux Etats-Unis, et quelle que soit la marchandise, « ils sont

ordinairement supérieurs à 25 de la valeur » de la dite marchandise. En France, « les droits de douane

varient de 10 à 140% de la valeur » des biens importés.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Qing d’un côté, et les revendications des milieux marchands de l’autre. Ainsi, s’il est facile de

voir dans la surtaxe de 7,5% un geste de la Hong-Kong Bank ou du Crédit Lyonnais envers leur

débiteur, il est tout aussi aisé de constater le degré de ressemblance existant entre certaines

suggestions faites par les tenants de l’ouverture du marché chinois et les dispositions du traité

Mackay. Prenons l’exemple des likin. Nous l’avons vu, certains au Quai d’Orsay ou au Crédit

Lyonnais proposaient de les augmenter pour encore accroître les recettes du gouvernement

central. Pourtant, les sections 1 et 2 de l’article VIII du traité de 1902 étaient claires : la surtaxe

de 7,5% n’était autorisée qu’en « compensation » de leur suppression1. Les documents

préparatoires aux travaux de la commission Mackay l’affirmaient déjà : cette surtaxe serait

immédiatement supprimée si la Chine n’appliquait pas un certain nombre de réformes

explicitement conçues pour favoriser « les intérêts britanniques et ceux du commerce

extérieur2 » ; parmi ces mesures : le « total démantèlement3 » des postes de perception des

likins. Plus encore, les représentants du commerce européen sondés par le Bulletin du Comité

pour l’Asie Française en mai 1902 ne semblaient pas être hostiles à cette idée de compenser la

suppression des taxes de transit par une hausse du tarif douanier sur les importations ; loin de

témoigner une quelconque hostilité comme l’affirmaient Cain et Hopkins, le mensuel expliquait

que « les commerçants étrangers ne seraient pas […] défavorables à une augmentation de ce

genre [que l’on pensait alors devoir atteindre 15% ad-valorem] si quelque chose leur était donné

en échange, et la compensation qu’ils demandent est une réforme ou même une abolition des

likin4 ». A la lecture de ce document, le traité Mackay apparaît même comme une défaite du

clan bancaire et une victoire des défenseurs des intérêts commerciaux.

Ces derniers étaient d’ailleurs loin d’être marginalisés au sein du trio chargé de

représenter la Grande-Bretagne lors des négociations. James Mackay était lui-même assez

éloigné du portrait-robot du gentilhomme capitaliste : en 1874, il avait rejoint Calcutta comme

employé de la Mackinnon Mackenzie & Co, entreprise de fret maritime dont il devint un associé

à part entière en 1884, lui redonnant le nom de British-India Steam Navigation Company.

Intronisé président de la chambre de commerce du Bengale en 1890, il fut à partir de cette date

impliqué dans la gestion politique de la colonie indienne5. Homme de commerce bien plus que

financier, James Mackay avait donc tout intérêt à ce que les échanges extérieurs de la Chine ne

1 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., p. 345 2 FO 17/1563. « China Tariff Commission » 3 Ibid. 4 Bulletin du Comité pour l’Asie Française, Mai 1902, p. 226 5 FO 17/1563. « China Tariff Commission »

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

souffrent pas trop des mesures financières postérieures à la guerre des Boxers. Plus encore, il

était assisté de Charles John Dudgeon, président de l’antenne shanghaienne de la China

Association1. Cette institution, fondée en 1889, regroupait l’essentiel des maisons de commerce

britanniques en Chine dans le but de défendre leurs positions et d’agir sur les pouvoirs

politiques pour qu’ils facilitent l’adoption du libre-échange par la Chine. Soi-disant si influent,

le monde de la finance ne brillait ici que par son absence. Lors du traité Mackay,

l’accroissement de la dette publique ne fut donc pas tant un prétexte à la prise de contrôle de

nouvelles sources de revenus qu’un moyen de faire pression sur le gouvernement chinois pour

qu’il lève les barrières bloquant l’entrée des marchandises étrangères sur son territoire. En

échange, on ne lui concéda qu’une hausse de ses droits de douane légèrement supérieure à celle

qu’il avait de toutes les façons le droit de réclamer.

Récapitulons ; la renégociation des dispositions douanières du traité de Tien-Tsin suite à

l’accroissement de l’endettement public chinois est présentée par Cain et Hopkins comme le

paradigme d’une stratégie impérialiste guidée par des préoccupations financières. Après

analyse, il nous semble au contraire qu’elle témoigne d’une persistance des intérêts

commerciaux dans la stratégie d’expansion britannique au sein du Céleste Empire. La dette

souveraine chinoise ne serait alors pas qu’un objet facilitant la convergence de diplomates et de

banquiers, incités par leurs intérêts communs à s’accorder sur les formes de l’impérialisme

européen en Chine. Elle pourrait également être analysée comme un foyer de tensions entre les

représentants des divers secteurs économiques occidentaux, à commencer par les plus

directement antagoniques : la finance et le commerce2. La suite de ce chapitre nous incite

d’ailleurs à encore plus de prudence. Considérer le « secteur financier » comme un tout

homogène serait aussi illusoire qu’analyser les « milieux économiques » comme un groupe ne

parlant que d’une seule voix.

1 FO 17/1563. « China Tariff Commission » 2 Ian Phimister a récemment montré que l’analyse de Cain et Hopkins négligeait aussi largement la

persistance des enjeux industriels, et notamment miniers, dans la stratégie d’expansion britannique en

Chine. Celle-ci ne pourrait donc être uniquement étudiée à l’aune du double objectif de maintien de

l’intégrité territoriale chinoise et de progression des intérêts financiers britanniques dans le Céleste

Empire. PHIMISTER, Ian, “Foreign Devils, Finance and Informal Empire: Britain and China c. 1900-

1912”, Modern Asian Studies, Vol. 40, N°3 (Juillet 2006), pp. 737-759

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Concurrences bancaires, compétition financière

Ce n’est pas tant de la City dans son ensemble que la seule Hong-Kong Bank nous avons

jusque-là évoquée pour parler de la « finance britannique » (ou la Banque de l’Indochine pour

parler de la « finance française »). Confondre les deux est tentant ; ce serait toutefois se laisser

abuser par des sources ayant intérêt à ce que la confusion devienne évidence. Le Consortium

s’était en effet constitué en rassemblant les différents « poids lourds » nationaux, bénéficiant

chacun d’une forte image de marque sur leur marché domestique et de liens privilégiés avec les

milieux diplomatiques. Toutes les banques du Consortium n’avaient cependant pas les mêmes

qualités : là où la Banque de l’Indochine mettait d’abord en avant l’identité de ceux qu’elle

représentait (Crédit Lyonnais, Société Générale, Banque de Paris et des Pays-Bas…), la Hong-

Kong Bank insistait sur son expérience du terrain chinois, son statut de créancier « historique »

du gouvernement mandchou1. Forts de ces divers atouts, les établissements du Consortium

prétendaient naturellement au monopole de la représentation nationale légitime au sujet de toute

affaire financière chinoise. Quant aux chancelleries, elles étaient promptes à confondre la

progression des intérêts nationaux dans le Céleste Empire avec le succès de ces banques. Le

fort degré de concurrence internationale eut donc pour corollaire des monopoles domestiques ;

politique industrielle et politique de la concurrence ne font jamais bon ménage. Ce phénomène

a étrangement été largement minoré par des écrits préférant généralement se concentrer sur la

compétition internationale en tant que telle. Comme le note fort justement Clarence Davis : «

la dynamique de coopération au sujet des affaires financières chinoises brouilla [peut-être] les

rivalités nationales, mais la concurrence entre les pays masqua totalement la complexité des

interactions entre les firmes d’un même pays2 ». Cette complexité apparaît pourtant avec force

si l’on se focalise sur les premières années postrévolutionnaires. A cette période, l’hégémonie

du Consortium fut remise en cause par plusieurs groupes financiers, qui se plaignirent auprès

des autorités publiques du soutien politique dont bénéficiaient les grands établissements. Selon

eux, un tel appui empêchait d’autres syndicats de pénétrer sur le marché des emprunts chinois.

Certes, ce n’était pas la première fois que les banques faisant office de « champions

nationaux » devaient composer avec la concurrence de groupes de leur propre pays. Pensons

qu’en 1898, le syndicat britannique Hooley-Jameson faillit damer le pion à la Hong-Kong Bank,

1 Voir le chapitre 2. Voir également : DAVIS, Clarence B., “Financing Imperialism: British and

American Bankers as Vectors of Imperial Expansion in China, 1908-1920”, The Business History

Review, Vol. 56, No. 2, East Asian Business History (summer, 1982), p. 239 2 DAVIS, Clarence B., Ibid., p. 255

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pourtant très proche du Foreign Office, pour le contrat d’émission du troisième emprunt de

libération nationale1. Cependant, le contexte révolutionnaire accorda à ce type de situations une

portée nouvelle, en même temps qu’il en multiplia les occurrences. La révolution de 1911 fut

en effet placée sous le sceau de la finance2. Suite aux bouleversements politiques du Double

Dix3, les banques du Consortium décidèrent de « ne répondre à aucune demande d’argent de la

Chine tant [qu’elles ne se trouveraient] pas en face d’un gouvernement responsable et dont la

Constitution […] donne toute garantie4 ». En cela, elles se rangèrent derrière la position des

différents ministères des Affaires Etrangères qui, après avoir envisagé d’apporter un soutien

financier à la dynastie Qing, se retranchèrent derrière une position de stricte neutralité au vue

de l’avancée des révolutionnaires à la fin du mois d’octobre5. Se dressa donc, en face des

insurgés comme des fidèles du régime mandchou, un véritable mur d’argent. Alors que les

fonctionnaires impériaux s’étaient habitués à voir leur demande de capitaux trouver

immédiatement preneur, le Consortium leur refusa cette fois toute avance. Quant à Sun Yat-

Sen, après avoir réussi en 1905, 1906 et 1910 à lever des fonds à l’étranger, il se retrouva en

1911-1912 incapable de s’endetter auprès des créanciers habituels du gouvernement légitime

chinois. Si l’incertitude quant à l’identité du futur vainqueur de la révolution joua pour

beaucoup dans la prudence de ces derniers, le fondateur de la Ligue de Jurée paya aussi

vraisemblablement son attitude à l’automne 1911. Sun, qui était à l’étranger pour essayer de se

financer quand la révolution éclata, menaça en effet en octobre-novembre de ne pas reconnaître,

une fois arrivé au pouvoir, les emprunts déjà contractés par les Qing si le Consortium ne lui

prêtait pas immédiatement la somme nécessaire à sa victoire6.

1 Voir le chapitre 5 2 TERTRAIS, Hugues, « Une révolution sous influence : la république chinoise face au consortium

bancaire », Matériaux pour l'histoire de notre temps, 2013/1, N° 109 - 110, pp. 25-31. 3 L’autre nom de la révolution de 1911, lancée par la révolte de la garnison de Hankou le 10 octobre

1911 (10/10/1911) 4 Stanislas Simon, directeur de la Banque de l’Indochine, à Ardain, directeur de l’agence de Shanghai,

le 8 novembre 1911. Cité par MEULEAU, Marc, Op. Cit., p. 241 5 L’attitude européenne vis-à-vis de la révolution de 1911, et le rôle moteur que jouèrent les diplomates

français dans sa définition, notamment sur les questions financières, ont été très bien analysés par

Marianne Bastid. Plus récemment, Dorothée Rihal a souligné, à travers la personnalité de Raphaël Réau,

consul à Hankéou, l’importance des diplomates « de terrain » dans la décision de ne pas apporter aux

Qing un soutien militaire et monétaire. BASTID, Marianne, « La diplomatie française et la révolution

chinoise de 1911 », in BOUVIER, Jean, GIRAULT, René, L’impérialisme français avant 1914, Paris,

EHESS et Mouton Editeur, 1976, pp. 127-152. Rihal Dorothée, « Raphaël Réau : un consul français au

cœur de la révolution de 1911 », Matériaux pour l'histoire de notre temps, 2013/1 N° 109 - 110, pp.

10-18. 6 TERTRAIS, Hugues, Art. Cit., p. 27

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Le cordon sanitaire qui entoura les belligérants ne tarda cependant pas à être pris d’assaut.

Prenant acte du refus des grands établissements de s’engager dans des prêts jugés incertains, de

nombreux groupes occidentaux offrirent leurs services aux différents clans chinois. La Banque

Russo-Asiatique, grande perdante de l’entente de la Banque de l’Indochine avec la Hong-Kong

Bank1, essaya notamment dès octobre 1911 de revenir sur le devant de la scène par une porte

dérobée. Elle utilisa le nom d’un certain baron Cottu pour offrir à la Chine deux emprunts,

officiellement à motif industriel, de 90 et 60 millions de francs. La réaction du Quai d’Orsay

ne se fit pas attendre : il refusa l’admission à la cote des deux emprunts pour ne pas rompre

l’unité d’action des puissances en Chine2. En décembre 1911, la situation était donc au point

mort : aucun crédit n’avait encore été alloué à l’une ou l’autre des factions. Les événements

évoluèrent toutefois rapidement. Le mois de février 1912 fut en particulier riche en

rebondissements : Pou-Yi, le dernier empereur, y abdiqua tandis que Sun Yat-Sen démissionna

de la présidence de la nouvelle République. Son successeur, le général Yuan Shi-Kai, avait les

faveurs des banques et des chancelleries étrangères. L’ancien homme fort de Tien-Tsin

apparaissait à beaucoup comme le seul capable de restaurer l’ordre dans un pays en proie au

chaos depuis un trimestre3. Le gouvernement britannique avait ainsi dès la fin du mois d’octobre

1911, c’est-à-dire avant que ne soit finalement adoptée la stratégie de neutralité, conditionné

toute aide financière aux Qing à son retour au gouvernement4. Son arrivée au pouvoir en février

1912 permit donc la levée du blocus financier.

Deux processus de négociations s’engagèrent alors, le premier avec la Chine, le second

avec la Russie et le Japon, pour les intégrer au Consortium. Il s’agissait en effet que le nouvel

exécutif chinois ne puisse pas profiter de la mise à l’écart des deux belligérants de 1905 pour

empêcher les puissances de faire triompher leurs vues. Pour le Quai d’Orsay, il en allait aussi

de la survie de son alliance avec Moscou, déjà bien entamée en Chine par la bataille que se

1 Rappelons que la Banque Russo-Chinoise avait été créée en 1895 pour rassembler les établissements

français et russes qui avaient accordé à la Chine le premier emprunt de libération nationale. Le

mécontentement du Quai d’Orsay face à la tendance de l’établissement à favoriser les intérêts de Moscou

précipita toutefois l’introduction de la Banque de l’Indochine dans les affaires chinoises. Celle-ci, après

un essor rapide et son alliance avec la Hong-Kong Bank et la Deutsche Asiatische Bank, supplanta

rapidement sa rivale comme la principale représentante des intérêts financiers français. La Banque

Russo—Chinoise, très affaiblie par la guerre de 1905, tenta malgré tout de revenir sur le devant de la

scène en 1910, en fusionnant avec une autre banque russe, la Banque du Nord, pour donner naissance à

la Banque Russo-Asiatique, mais ce fut peine perdue. Voir le chapitre 2. Voir également MEULEAU,

Marc, Op. Cit., chap. VI et VII, pp. 187-251 2 BASTID, Marianne, Art. Cit., pp. 138-139 3 Ibid., pp. 144, 145 et 146. Voir également MEULEAU, Marc, Op. Cit., p. 244. 4 148 CP/COM - 355. Lettre du Ministère des Affaires Etrangères à l’ambassade de France à Pékin, 26

octobre 1911

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livrèrent la Banque de l’Indochine et la Banque Russo-Chinoise au cours de la première

décennie des années 1900. Comme l’explique Marc Meuleau : « l’union des six puissances

étrangères [France, Grande-Bretagne, Allemagne, Etats-Unis, Russie et Japon] [était] le seul

moyen d’éviter une compétition qui exaspérerait le lourd contentieux entre la Grande-Bretagne

et la Russie, et [aurait risqué] à terme d’obliger la France à choisir un de ses deux alliés,

compromettant ainsi l’équilibre européen1 ». Les discussions ne furent toutefois pas faciles :

Tokyo comme Moscou étaient particulièrement hostiles aux dispositions de l’emprunt de

réforme monétaire concernant la mise en valeur de la Mandchourie. Négocié par un Consortium

dont elles étaient exclues, ce prêt était considéré par les deux puissances comme une violation

claire de leur sphère d’influence commune dans le Céleste Empire. Il fallut donc redoubler

d’efforts pour les convaincre de passer outre ce litige et se joindre à l’entente existante au sujet

de tous les futurs emprunts du gouvernement chinois. Ce fut toutefois chose faite le 20 juin

1912 avec la signature du Sextuple Agreement, qui remettait à plus tard le règlement de la

question mandchoue2.

Les négociations avec la Chine furent en revanche loin d’aboutir au même résultat.

Malgré trois rounds successifs de discussion (les 14-15 mai à Londres, les 7-8 puis les 18-19 et

20 juin 1912 à Paris), le gouvernement de Yuan Shi-Kai refusa de se plier aux exigences des

puissances. La volonté du Consortium d’imposer de nouvelles indemnités au nom des

dommages subis lors de la révolution et de conclure un grand emprunt de réorganisation de 35

millions de livres joua notamment un grand rôle dans ce refus. Plus encore, la Chine exigeait

de pouvoir désormais librement choisir les conseillers étrangers chargés de l’assister dans la

mise en œuvre de ses réformes économiques3. Par conséquent, le Consortium suspendit sine die

toute avance financière au nouveau gouvernement, comptant sur le temps pour faire entendre

raison à Yuan Shi-Kai. Comme l’exprima le Bulletin du Comité de l’Asie Française, il fallait

« laisser la Chine cuire dans son jus4 ». Seulement, il est des odeurs de cuisson qui attirent les

appétits. De nombreux financiers européens, jusque-là peu impliqués dans les affaires

chinoises, et donc peu intéressés par une réorganisation de la dette impériale, virent dans la

situation de la jeune République une occasion de nouer de profitables affaires. Et les

Chancelleries eurent bien du mal à contenir le mouvement : en 1912, la Chine contracta pas

1 MEULEAU, Op. Cit., p. 244. 2 Ibid., p. 245. TERTRAIS, Hugues, Art. Cit. 3 TERTRAIS, Hugues, Art. Cit., 4 Bulletin du Comité de l’Asie Française, septembre 1912. Cité par TERTRAIS, Hugues, Art. Cit., p. 30

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moins de 9 emprunts, soit autant qu’entre 1898 et 19111. C’est donc une attaque en règle de la

part de syndicats de leur propre pays que subirent les établissements du Consortium cette année-

là. Si beaucoup de ces emprunts dissidents ne portèrent que sur de faibles montants2, il en est

un qui se distingua nettement des autres par son envergure et l’écho qu’il eut en Europe. Signé

en août 1912 (c’est-à-dire après l’échec des négociations avec le Consortium en juin), ce prêt

était à l’initiative d’un britannique du nom de Charles Birch Crisp, qui avait réussi à s’allier

avec plusieurs établissements de la place de Londres (la Lloyds Bank, la London County and

Westminster Bank, la Capital and Countries Bank et la Chartered Bank3) pour fournir à la Chine

10 millions de livres4. L’article 2 du contrat de prêt était en outre explicite : ces fonds devaient

servir au remboursement des emprunts passés et à la réorganisation du gouvernement5. Le

« Crisp Loan », comme il ne tarda pas à être appelé, constituait donc une brèche énorme dans

le mur d’argent qu’essayait d’ériger le Consortium. N’étant adossé à aucune contrepartie

politique, il avait pour seul objectif de tirer un profit économique du rapport de force qui s’était

installé entre le gouvernement chinois et les grandes banques.

Le Foreign Office, bien qu’il ne pouvait comme en France et en Allemagne empêcher la

cotation d’un emprunt pour des motifs politiques, réagit promptement et essaya par tous les

moyens de faire échouer l’émission. Mais Charles Crisp était prêt à entrer en confrontation avec

Whitehall. Appuyé par plusieurs journaux, il mena une énergique campagne de presse pour

dénoncer le privilège dont jouissait la Hong-Kong Bank. Il accusa notamment le Foreign Office

de déroger au principe de concurrence et d’apporter un soutien exclusif à un établissement aux

motivations douteuses : plusieurs de ses directeurs n’étaient-ils pas allemands6 ? Reprenant à

son compte les critiques virulentes que John Otway Percy Blanc avait publiées dans le Times

en 1908, il accusa nommément Charles Addis, alors manager de l’agence londonienne de la

Hong-Kong Bank, de germanophilie et d’antipatriotisme7. Crisp cherchait donc à se présenter

1 Encore une fois, les emprunts industriels (et notamment ferroviaires) sont exclus de ce dénombrement.

Voir graphique 2. 2 Si l’on excepte le Crisp Loan, aucun des emprunts ne dépassa 1 million de livres et la plupart portaient

sur des sommes aux alentours de 400 000 livres. On note même la présence d’un emprunt de 79 000

mille livres. 3 DAVIS, Clarence, Art. Cit., p. 240 4 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., pp. 967-973 5 Ibid., p. 968 6 En 1912, quatre des directeurs généraux de la Hong-Kong Bank, établissement international dans son

recrutement, étaient effectivement allemands. DAYER, Roberta, Op. Cit., p. 67 7 DAYER, Roberta, Op. Cit., p. 67. Ces critiques de Crisp à l’encontre de la Hong-Kong Bank amenèrent

cette dernière à réagir. En août 1912, les minutes de la réunion semestrielle des actionnaires est

l’occasion pour les dirigeants de l’établissement de condamner les calomnies dont celui-ci est victime.

HQ HSBCJ 0017/0003/0001. Bound Volume of Annual Reports, 1864-1930.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

comme le seul représentant des intérêts britanniques, en lutte contre une banque n’ayant pas à

cœur les intérêts de la Grande-Bretagne. Mobiliser ainsi l’opinion publique et recourir à

l’argument patriotique n’était pas quelque chose de très original de la part d’acteurs

économiques engagés dans un conflit ayant pour enjeu le soutien étatique. En France, le

contentieux qui opposa la Compagnie des agents de change et les coulissiers dans les années

1890 avait déjà mis en scène les mêmes stratégies. Les agents de change profitèrent en effet en

1895 de la crise des mines d’or pour dénigrer les « spéculateurs étrangers » qui peuplaient la

Coulisse et dont les activités sur les titres cotés au parquet avaient été légalisées par la loi de

1893. Forts d’une campagne de presse qui soufflait sur les braises d’un nationalisme

incandescent et accusait le gouvernement de livrer la France à la finance cosmopolite, ils

obtinrent la restauration de la cote officielle comme leur monopole exclusif en 18981.

Charles Crisp ne connut pas le même succès. Après avoir essayé en vain de le convaincre

d’abandonner son projet, le Foreign Office préféra s’attaquer aux principaux établissements

qu’il avait réussi à rallier au sein du « British and International Investment Trust ». Les autorités

britanniques offrirent ainsi de les intégrer au Consortium ; en échange, ils s’engageaient à ne

pas participer à l’émission de la seconde moitié de l’emprunt de 10 millions de livres. La

proposition était trop belle. En décembre 1912, les banques de feu le British and International

Investment Trust firent leur entrée dans le Consortium ; la London County and Westminster

Bank se vit notamment accordée 14 % des parts totales. Abandonné par ses partenaires les plus

importants, Crisp n’eut d’autre choix que de renoncer à émettre les 5 millions de livres restantes

et d’annuler le contrat qui le liait au gouvernement chinois2. Le Foreign Office remportait là

une victoire qui, pour la Hong-Kong Bank, avait un goût de défaite. Si Charles Addis avait

obtenu que Crisp, avec qui il entretenait des relations exécrables, soit définitivement évincé des

affaires chinoises, la Hong-Kong Bank devait désormais partager le marché londonien, qu’elle

avait jusque-là regardé comme son pré carré, avec d’autres établissements3. Le créancier

historique du gouvernement chinois voyait surtout son alliance avec le Foreign Office

radicalement remise en cause sous la pression de forces internes au milieu financier britannique.

S’il restait la force motrice du Consortium, l’état-major de la Hong-Kong Bank n’en devait pas

moins désormais composer avec de nouveaux partenaires dont il se serait bien passé. La relation

qu’il entretenait avec Whitehall perdit donc son exclusivité.

1 LAGNEAU-YMONET, Paul et RIVA, Angelo, Histoire de la Bourse, Paris, la Découverte,

« Repères », 2012, p. 57 2 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., p. 1034 3 DAVIS, Clarence, Art. Cit., p. 260

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En France, les liens plus récents qui s’étaient noués entre le Quai d’Orsay et la Banque

de l’Indochine ne résistèrent pas, eux non plus, aux forces centrifuges émanant des groupes

bancaires parisiens. Il faut dire que face aux trop nombreux emprunts dissidents et aux critiques

parlementaires de plus en plus vives, les différentes chancelleries décidèrent fin 1912 d’exclure

le domaine industriel du rayon d’action du Consortium pour ne laisser à ce dernier que les

emprunts d’Etat1. Dans ce contexte, les diplomates français appuyèrent la croissance de la

Banque Industrielle de Chine (BIC) et facilitèrent, partant, l’affirmation d’un concurrent

hexagonal à la Banque de l’Indochine2. Si la BIC s’effondra rapidement, sa naissance en 1912

rend parfaitement compte de la forte concurrence domestique que durent affronter les banques

depuis longtemps présentes sur le terrain chinois lors de la révolution.

Se concentrer uniquement sur les intérêts partagés par quelques grands établissements

financiers et les représentants politiques des puissances occidentales conduit nécessairement à

négliger la difficulté qu’eurent ces institutions bancaires à s’imposer dans leur pays comme les

représentants naturels des milieux économiques. Si elles durent en permanence composer avec

les priorités d’autres secteurs, elles virent également leur primauté contestée par d’autres

syndicats financiers. Habiles dans la mobilisation de l’opinion publique, ces derniers forcèrent

finalement les chancelleries à rompre, ou en tous cas détendre, les liens qu’elles avaient tissés

avec les membres du Consortium. Les événements de l’année 1912 sonnent alors étrangement

à l’oreille de celui qui s’était laissé bercer par le discours du « gentlemanly capitalism » et de

« l’empire informel ». Si les banques et les Etats agissaient auparavant autant de concert,

comment expliquer que les diplomates favorisèrent parfois la signature de traités favorisant

davantage les milieux commerciaux ou industriels ? Surtout, comment expliquer que sous la

simple pression d’une campagne de presse et de quelques questions embarrassantes à la

Chambre basse, les gouvernements décidèrent brutalement en 1912 de ne plus considérer leur

allié stratégique que comme un partenaire économique parmi d’autres ? Ce serait oublier que,

lors des années précédentes, l’entente entre les membres du consortium et les acteurs politiques

fut loin d’être aussi parfaite que ne le décrivent nombre d’auteurs.

1 Ibid., p. 259 2 Ibid., p. 257

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Chapitre 7. Banquiers et diplomates, les relations

tumultueuses des deux fiancés de l’historiographie

Les contacts étroits que nouèrent les banques et les Etats lors des négociations avec le

gouvernement chinois n’étaient pas systématiquement synonymes d’une convergence de vues.

Comme le note fort justement Clarence Davis : « contact did not imply agreement1 ». A

plusieurs reprises, financiers et diplomates montrèrent ainsi des signes de profond agacement

les uns envers les autres, parfois jusqu’à ce qu’un conflit ouvert survienne. Très largement

négligées par l’historiographie, ces crises ponctuelles avaient diverses motivations. Toutes

gravitaient toutefois autour des reproches que les uns adressaient aux autres de ne pas assez

s’engager au bénéfice de la cause supposée commune. C’est que les établissements bancaires

et les chancelleries étaient loin d’avoir toujours nécessairement les mêmes intérêts. Derrière la

façade des objectifs communs se cachaient en effet des stratégies divergentes quant à

l’expansion européenne en Chine. Tandis que le profit économique passait, in fine, au second

plan pour des Etats surtout avides de contreparties politiques, il restait la principale

préoccupation des établissements financiers, moins indifférents à la rentabilité des affaires

qu’ils ne le disaient lorsqu’ils prêtaient serment de leur bonne volonté patriotique. Nous

commencerons donc ce chapitre en proposant quelques cas témoignant des tensions qui

émaillèrent les relations quotidiennes entre ces deux principaux acteurs de l’impérialisme

occidental en Chine. Nous conclurons en proposant une explication aux raisons qui poussèrent

tant d’auteurs à souscrire à la thèse de la « grande convergence ».

Quand la finance se désolait de l’intervention des politiques

Le chapitre 4 a été pour nous l’occasion de revenir sur les avantages que tirèrent les

banques de l’intervention des diplomates dans le jeu des négociations financières. A plusieurs

reprises pourtant, les banquiers se plaignirent du poids des hommes politiques de leur pays sur

le cours des événements, que ce poids soit jugé trop faible ou au contraire trop lourd.

Alors qu’en mars 1895 Charles Addis voyait dans les emprunts de libération nationale

un moyen pour la Grande Bretagne de faire entendre « sa voix sur la réforme des douanes et le

1 DAVIS, Clarence, Art. Cit., p. 263

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développement des ressources matérielles chinoises1 », la défaite du syndicat anglo-allemand

face au groupe franco-russe le mena à vertement critiquer l’ambassadeur britannique à Pékin,

Nicholas Roderick O’Conor. En juillet 1895, juste après l’annonce de l’accord entre Pékin,

Paris et Moscou, il écrivit une lettre à son ami Dudley Mills ; il y décrit O’Conor comme « un

homme vaniteux, un homme d’intrigues », « tout occupé à chasser les rats dans les égouts alors

que des aigles volent dans le ciel2 ». Ce portrait peu amène d’un diplomate incapable de s’élever

au niveau des événements, brossé par celui-là même dont Cain et Hopkins disent qu’il incarne

le « gentlemanly capitalism », rend compte des tensions qui constituèrent les relations entre le

Foreign Office et la Hong-Kong Bank. Les dirigeants de ce dernier établissement se lamentèrent

en effet longtemps du soutien jugé trop faible de Whitehall. Si les premiers contacts qu’ils

eurent avec les diplomates anglais en poste en Chine remontent aux années 1870-18803, c’est

bien l’échec de 1895 qui précipita une plus étroite collaboration entre eux. Comme le note

Roberta Dayer, le trop parcimonieux appui d’O’Conor à la Hong-Kong Bank fut largement

utilisé par Ewen Cameron, manager londonien de l’établissement, pour demander au Foreign

Office un soutien plus explicite4. S’il finit par l’obtenir, l’examen de la correspondance privée

de ses dirigeants témoigne au final d’un processus bien plus heurté et conflictuel que ne le

laissent supposer les documents somme toute assez lisses que l’on peut trouver aux archives

des ministères des Affaires Etrangères ou des différentes banques.

Il ne faudrait toutefois pas croire que les cartons qui s’y trouvent ne permettent pas de

capturer les récriminations des banques envers l’action des politiques5. Toutes n’avaient

d’ailleurs pas pour objet de critiquer l’engagement trop succin des Etats en faveur de leurs

banques. Si en Angleterre la Hong-Kong Bank dut ferrailler avec Whitehall pour obtenir son

appui systématique dans les affaires chinoises, les établissements français durent, eux, souvent

composer avec un gouvernement très (trop) enthousiaste. A l’été 1897, alors que les

1 Lettre de Charles Addis à son père, 4 mars 1895, citée par DAYER, Roberta, Op. Cit., p. 37 2 Lettre de Charles Addis à Dudley Mills, juillet 1895, PP MS 14/156 – 20. Mills était un militaire

britannique qu’Addis rencontra à Hong-Kong en 1883 et avec lequel il entretint une longue relation

amicale. Les nombreuses lettres que s’échangèrent les deux hommes entre 1885 (date du départ d’Addis

d’Hong-Kong) et 1937 (date de la mort de Mills) traitent souvent d’événements d’importance tout en

conservant une liberté de ton frappante. 3 Voir le chapitre 4 4 DAYER, Roberta, Op. Cit., pp. 38-39 5 Dans les archives de la Hong-Kong Bank, la correspondance dite « semi-officielle » permet par

exemple de bien saisir les critiques que l’état-major de la banque adressait au Foreign Office. Une lettre

du 24 octobre 1899 d’un émetteur inconnu à Ewen Cameron se répand ainsi en critiques sur l’inaction

de « Claude » (vraisemblablement Claude MacDonald, ambassadeur britannique à Pékin) pour aider la

finance anglaise. HQ SHGII 0039 – 10007294. Correspondance semi-officielle entre Londres, New-

York, San Francisco et Lyon.

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négociations autour du troisième emprunt de libération nationale battaient leur plein, une lettre

d’Henri Mazerat à Henri Germain (respectivement directeur général et président directeur

général du Lyonnais) témoigne du peu d’envie de voir le Quai d’Orsay se mêler du dossier. La

missive relate à Henri Germain, alors à l’étranger, le cours des discussions entre les différentes

banques françaises. Au détour d’une phrase, elle laisse poindre sa frustration d’avoir dû insérer

dans le processus le ministère des Affaires Etrangères : « Monsieur Noetzlin [administrateur de

la Banque de Paris et des Pays-Bas] est allé trouver Monsieur Hanotaux pour le mettre au

courant de l’état de la question. Monsieur Hanotaux a dit que l’affaire l’intéressait beaucoup et

qu’il désirait en prendre la direction au point de vue politique. Il parait que dans les relations

entre la France et la Chine, bien des points sont à régler. Le concours financier de la France

peut en fournir l’occasion. Ceci ne facilitera pas les négociations financières1 ». « L’aide » des

gouvernements n’était donc pas toujours la bienvenue pour les banquiers, qui devaient se

résigner à voir les diplomates vouloir systématiquement tirer un profit politique de toute

transaction économique. Dans le cas de Gabriel Hanotaux, il souhaitait absolument que si de

nouveaux revenus furent gagés, leur collecte soit confiée à une administration française, sur le

modèle de l’administration des douanes, dirigée par les Britanniques. Or le Crédit Lyonnais, la

Banque de Paris et des Pays-Bas et les autres établissements hexagonaux impliqués dans les

négociations, souhaitaient bien que le revenu des douanes maritimes ne soit plus la seule

sécurité à laquelle adosser cet emprunt, mais ils n’étaient absolument pas obnubilés par le fait

de placer ce nouveau gage sous contrôle français. Plus encore, une telle exigence risquait de

ralentir les négociations et de pousser la Chine vers la Hong-Kong Bank, mettant ainsi fin à

leurs espoirs d’emporter le contrat. Ou pour reprendre le délicat euphémisme d’Adrien

Mazerat : « cette prétention fera naître probablement une difficulté2 ». Six mois plus tard, le

syndicat anglo-allemand emporta effectivement le contrat.

Le décalage entre des banques françaises cherchant autant que faire se peut à freiner

l’intervention des hommes politiques de leur pays et une Hong-Kong Bank obligée de se

démener pour obtenir du Foreign Office un réel soutien traduit bien une des caractéristiques

étonnantes de la dette chinoise. Là où les diplomates britanniques ne s’y sont réellement

intéressés que lorsqu’ils se sont aperçus qu’une de leurs banques pouvait perdre sa prééminence,

leurs homologues français ont, eux, cherché rapidement à profiter de l’accroissement de la dette

impériale, sans toutefois être suivis par les grands établissements de la Bourse de Paris. Le Quai

1 Lettre d’Adrien Mazerat à Henri Germain, 11 août 1897, DAF 88, « Dossier d’affaires sans suite »,

« emprunt chinois de 1897 » 2 Ibid.

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d’Orsay fut ainsi contraint d’abandonner ses ambitieux projets à de nombreuses reprises, faute

de réussir à y faire adhérer les banques françaises.

Quand les politiques se lamentaient de la frilosité des financiers

Les conditions dans lesquelles le gouvernement français intégra la Banque de l’Indochine

à sa politique chinoise illustrent parfaitement le décalage existant entre le cas britannique et le

cas français. Là où la Hong-Kong Bank dut convaincre les pouvoirs publics anglais de la

pertinence qu’il y aurait à la soutenir, la Banque de l’Indochine se trouva mêlée « contre son

gré1 » aux vastes projets des diplomates parisiens en Extrême-Orient. C’est en effet Gabriel

Hanotaux qui, à la fin de l’année 1897 et suite au nouvel insuccès des établissements français

dans le Céleste Empire (échec dont il pouvait pourtant, comme vu plus haut, être tenu

responsable), convoqua Ernest Denormandie, président de la Banque, pour une réunion au

sommet. Etaient également présents Georges Cochery, ministre des finances, André Lebon,

ministre des colonies et Auguste Gérard, ambassadeur de France à Pékin. Tous expliquèrent à

Denormandie l’importance pour la France de disposer en Chine de « son » établissement

bancaire, après les déceptions de l’expérience de la Banque Russo-Chinoise ; et tous, bien sûr,

essayèrent de le convaincre que la Banque de l’Indochine était la mieux à même de remplir ce

rôle. La réaction des actionnaires et des dirigeants, réunis d’urgence le 8 décembre 1897, fut

loin d’être enthousiaste. Ils mirent en avant les statuts de la Banque, la participation de ses

principaux actionnaires à la Banque Russo-Chinoise, la faiblesse des intérêts français déjà

présents… Tous les arguments susceptibles de justifier la restriction de l’établissement à son

pré-carré indochinois étaient bons à prendre tant l’instabilité politique du Céleste Empire

suscitait l’appréhension des épargnants. Prenant acte du faible intérêt pour le projet, mais tout

de même bien décidé à le mener à bien, le Quai d’Orsay eut alors recours à l’argument

d’autorité. Il retourna contre Denormandie les statuts de la Banque de l’Indochine en lui

rappelant que, conformément au décret du 20 février 1888, l’établissement ne s’était vu

prolongé son monopole d’émission en Annam, au Tonkin et en Cochinchine qu’à la condition

d’établir autant de succursales que possible sur toute la façade pacifique du continent asiatique.

1 MEULEAU, Marc, Op. Cit., p. 187

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Il ne pouvait donc pas refuser de s’implanter en Chine et, en juillet, il ouvrit sa première antenne

à Shanghai1.

Cette entrée en matière inaugurait de relations placées davantage sous le sceau du rapport

de force que sur celui de la collaboration harmonieuse. Et dans ce contexte, le Quai d’Orsay ne

réussit pas toujours à faire triompher ses vues sur celles des dirigeants de la Banque de

l’Indochine, loin s’en faut. Les emprunts provinciaux suscitèrent notamment beaucoup de

frustration à l’ambassade française de Pékin. Contractés directement par les vice-rois et n’étant

partant pas reconnus par les autorités impériales, ils étaient considérés comme largement plus

risqués. Depuis 1892 et un décret du Tsongli Yamen qui encadra cette pratique, un édit impérial

autorisant l’emprunt était en effet indispensable pour que les vice-rois engagent dans la

transaction autre chose que leur seul nom. Sans cet édit, il leur était notamment impossible de

constituer les revenus de leur province comme des gages de l’emprunt. En cas de défaut, les

créanciers étrangers ne pouvaient donc ni demander que les finances publiques soient mises à

contribution, ni se tourner vers le gouvernement central pour qu’il règle le différend2. Pourtant,

politiquement parlant, l’affaire était particulièrement rentable : octroyer un tel emprunt était la

garantie d’avoir sur un vice-roi ou un gouverneur un pouvoir énorme. En cas de défaut, celui-

ci se retrouvait à la merci de son créancier étranger, incapable qu’il était de puiser dans le trésor

du territoire sous sa juridiction ou de demander le secours du pouvoir impérial. Le prêteur

jouissait donc d’une position particulièrement favorable pour obtenir, en l’échange de

l’effacement de la dette de son débiteur, avantages et autres concessions. Dans le système

politique chinois, les vice-rois disposaient en effet d’un pouvoir certain et pouvaient donc,

marginalement, octroyer des faveurs à ceux qu’ils choisissaient de favoriser3. On comprend

mieux, dès lors, l’empressement des chancelleries et leur désir de voir les établissements

financiers de leur pays se lancer dans de telles affaires.

Seulement, pour les banques, l’affaire était nettement moins rentable. Sur ces emprunts

provinciaux, les diplomates n’avaient en effet pas tant intérêt à assurer la solvabilité de leur

débiteur qu’à simplement laisser le cours des événements se poursuivre pour mieux obtenir

d’eux diverses contreparties. A l’extrême rigueur, le plus intéressant était peut-être même que

les vice-rois fassent défaut. Pour les banques, l’avantage qu’il y avait à collaborer avec les

chancelleries disparaissait alors ; celles-ci ne cherchaient plus à encadrer et faciliter le service

de la dette, mais simplement à obtenir le plus de bénéfices politiques à la fourniture de capitaux.

1 Ibid., pp. 187-194 2 FO 881/6160 X. China. Notification. Contracts for Loans. 1892 3 BICKERS, Robert, Op. Cit., p. 70

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De convergents, les intérêts des banquiers et des diplomates devenaient divergents ; les premiers

ayant l’impression que les seconds les considéraient comme de simples pions à sacrifier sur le

grand échiquier d’Extrême-Orient. Les emprunts contractés par le gouverneur du Guanxi au

premier semestre de l’année 1903 illustrent particulièrement bien ce phénomène. En janvier

cette année-là, le consulat de Shanghai rapporta au ministère des Affaires Etrangères la

demande d’un prêt de 300 000 Taels pour faire face aux dépenses militaires nécessaires à la

répression d’une rébellion interne. La missive était claire : il y avait là le « moyen de mettre la

main d’un point de vue économique » sur le Guanxi. Que le gouvernement central n’accorde

pas son imprimatur et que les gages soient inexistants ne sembla pas arrêter un seul instant le

consul, particulièrement emballé par les promesses du gouverneur d’accorder au pays qui lui

avancerait ces 300 000 Taels des concessions minières, des lignes ferroviaires et même…le

droit d’organiser des loteries1. Hélas pour lui, la Banque de l’Indochine refusa de s’aventurer

dans une affaire aussi risquée. D’autant, donc, que le ministère des Affaires Etrangères ne

semblait pas s’être vraiment assuré de la solvabilité du gouverneur. En mars, c’est finalement

une firme allemande, Carlowitz, qui emporta le contrat, au grand dam du consul français2.

Particulièrement remonté par la frilosité de la Banque de l’Indochine, que le Quai d’Orsay

avait tout de même fait entrer dans le Céleste Empire pour en faire un vecteur de sa politique,

Auguste Gérard signa en août 1903 un courrier désabusé au Ministère des Affaires Etrangères.

Dans cette lettre, il lista les différents prêts que les établissements financiers français avaient

refusé d’accorder aux autorités provinciales et qui avaient été, partant, emportés par des

banques allemandes ou britanniques. Au 16 août 1903, « Arnhold-Karberg et Carlowitz [étaient

ainsi] créancières de plus de 4 millions de marks à Tchang-Tchi Tung, gouverneur général du

Hu-peh [Hubei]3 ». Gérard rappela également qu’en 1894, il avait échoué à convaincre le

Comptoir National d’Escompte de consentir un prêt au gouverneur général de Nankin et que la

Chartered Bank of India était alors venue rafler la mise. Certes, reconnaissait-il, ce type

d’emprunt « n’est pas sans risques ; mais il présente d’incontestables avantages et permet, à un

moment donné, des compensations en échange du service rendu4 ». Seulement, il oublie que les

banques ne prêtaient à la Chine que dans la mesure où cela leur rapportait un profit économique.

Voir un syndicat, certes de leur pays mais avec lequel elles ne partageraient aucun bénéfice,

1 148 CP/COM – 353. Consulat général de Shanghai au Ministère des Affaires Etrangères. Lettre du 19

janvier 1903 2 148 CP/COM – 354. Note au Ministre, 10 août 1903. 3 148 CP/COM – 354. Lettre d’Auguste Gérard au Ministère des Affaires Etrangères, 16 août 1903 4 Ibid.

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exploiter une concession ferroviaire en échange des fonds qu’elles prêtaient sans aucune

garantie de remboursement ne leur apportait aucune consolation. Les banques étrangères qui

avaient accepté de souscrire à ces contrats étaient en outre dans une position très particulière.

Elles ne faisaient pas partie des « majors » qui fondèrent quelques années plus tard le

Consortium1 et étaient donc en quête de visibilité et de soutien de la part des hommes politiques

de leur pays. Accepter de s’engager sur des prêts aussi risqués était pour elles un moyen de se

signaler aux diplomates, de faire montre de leur bonne volonté, de se présenter comme plus

« patriotes » que les grands établissements. Notons d’ailleurs qu’au sujet des emprunts du

Guanxi, un établissement français, la Compagnie d’Orient, avait accepté de formuler une offre

ferme aux autorités de la province2. Celles-ci avaient toutefois privilégié la solution allemande

en se tournant vers Carlowitz.

Il n’empêche que, pour Auguste Gérard, la position de la Banque de l’Indochine de

refuser systématiquement tout emprunt qui n’avait pas reçu l’aval du gouvernement impérial

rendait les diplomates impuissants « à répondre aux demandes qui [leur] étaient adressées par

les hautes autorités provinciales. Etant donné qu’elles ont des besoins pressants d’argent, il ne

nous est pas possible de nous opposer à ce qu’elles trouvent auprès de prêteurs plus

accommodants ce que nous leur refusons. La Banque de l’Indochine est une institution des plus

honorables, mais elle ne répond nullement aux nécessités de la situation en Chine et ne peut

servir en quoi que ce soit au développement de l’influence française, de notre industrie et de

notre commerce en Chine3 ». Cette dernière phrase, particulièrement féroce, rend parfaitement

bien compte des relations pour le moins tendues qui existaient au quotidien entre les diplomates

et les représentants de la banque française. Parler dans ce cadre « d’union sacrée de la finance

et de la diplomatie » nous semble, au minimum, problématique. Il apparaît plutôt que les intérêts

diplomatiques et les intérêts bancaires étaient fréquemment irréconciliables, et précipitèrent

autant de conflits qu’ils suscitèrent de coopérations. La pertinence du concept de « gentlemanly

capitalism » ressort donc largement brouillée si l’on étudie tous les prêts demandés par les

officiels chinois, et pas seulement ceux qui se soldèrent sur un succès. Analyser les échanges

internes aux banques ainsi que la correspondance privée des différents acteurs impliqués dans

1 Clarence Davis classe par exemple la Chartered Bank of India comme « un établissement secondaire »,

à mi-chemin entre les grandes banques du Consortium et les parias du syndicat Crisp. DAVIS, Clarence,

Art. Cit., pp. 239-240 2 148 CP/COM 353. Lettre du Consulat de Shanghai au Ministère des Affaires Etrangères, 6 avril 1903 3 148 CP/COM 354. Lettre d’Auguste Gérard au Ministère des Affaires Etrangères, 16 août 1903

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cette soi-disant « grande convergence » nous permet en outre de faire ressortir des querelles et

des mésententes que passent trop souvent sous silence les archives diplomatiques.

Résumons. Ce chapitre et le précédent nous ont permis de pointer quelques limites fortes

aux notions « d’empire informel » et de « gentlemanly capitalism ». Nous avons ainsi souligné

que l’expansion politico-économique des puissances en Chine ne pouvait se lire uniquement à

l’aune de la progression des acteurs financiers dans le Céleste Empire. Les enjeux industriels et

marchands conservèrent une place importante dans les diverses stratégies occidentales. La lettre

d’Auguste Gérard que nous venons de citer au précédent paragraphe en témoigne bien :

l’industrie et le commerce restaient une priorité du Quai d’Orsay. A la limite, l’instrument

financier n’était conçu que comme un vecteur chargé de faciliter leur épanouissement en Chine.

Pour les banques, il fallut donc constamment lutter pour se faire entendre des milieux politiques.

En outre, les relations entre les banques et les Etats, furent loin de suivre le cours d’un fleuve

tranquille. A plusieurs reprises, leurs intérêts respectifs entrèrent en porte-à-faux, loin de la

nécessaire convergence reprise à la suite de Cain et Hopkins par de nombreux auteurs. Il faut

ajouter à cela les batailles incessantes que se livrèrent, dans le champ bancaire, les grands

établissements et les plus petits pour bénéficier du soutien politique de leur Etat respectif et

accéder au marché des emprunts chinois. Le tableau d’ensemble apparaît donc, in fine, comme

bien plus complexe que celui brossé par le simple schéma de la « grande convergence ». Mais

alors, comment comprendre que celui-ci ait à ce point été repris dans l’historiographie ?

Comment rendre compte de la prégnance d’un discours dont nous n’avons guère trouvé que

l’excellent article de Clarence Davis pour souligner les limites ? C’est par une proposition de

réponse à cette question que nous conclurons cette seconde partie.

« Eux et nous »

Nous ne chercherons pas ici à retracer le cheminement intellectuel des auteurs ayant

souscrit avec plus ou moins d’enthousiasme à la thèse de la « grande convergence ». Nous nous

attacherons plutôt à étudier les conditions dans lesquelles ce discours d’union étroite entre les

financiers et les diplomates a éclos. Et une nouvelle fois, c’est l’examen croisé des archives

britanniques et françaises qui nous a mis sur la voie. L’idée d’une collaboration poussée entre

banquiers et diplomates n’est pas le fruit d’un patient recoupement et d’un travail minutieux,

on la trouve mentionnée telle quelle dans de nombreux documents d’époque. Seulement, on ne

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

trouve trace de l’expression de ce discours au sujet de la France que dans les archives

britanniques, et au sujet de la Grande-Bretagne que dans les archives françaises. Comme si

chacun constatait le degré de collusion politico-financier chez son voisin sans le voir chez soi.

La lettre d’Auguste Gérard que nous avons citée dans la section précédente témoigne

bien de ce phénomène. Pour Gérard, en ce qui concerne la concertation entre les banquiers et

les diplomates, la France était « dans un état d’infériorité marquée1 » par rapport à l’Angleterre

et l’Allemagne. La décision de Gabriel Hanotaux de demander à la Banque de l’Indochine de

se mêler aux affaires du Céleste Empire procédait quelques années auparavant du même

constat : à ne pas assez faire entrer en synergie ses forces vives, la France était en train de se

marginaliser en Extrême-Orient. Dans une lettre à Georges Cochery du 18 novembre 1897, il

écrivait ainsi : « J’ai, à plusieurs reprises, exposé au Conseil [des ministres] dans quelle position

désavantageuse me plaçait, pour la défense des intérêts politiques et économiques de la France

en Chine, l’absence dans ce pays de tout établissement financier français. Depuis la conclusion

de la guerre sino-japonaise, la Chine est dans la nécessité de faire de fréquents appels au crédit

[…]. Elle s’adresse tout naturellement, à cet effet, aux maisons de banque étrangère qui sont

installées à Shanghai et celles-ci sont ainsi en mesure d’obtenir pour leur pays les avantages de

toute nature que la Chine est amenée à concéder en échange de leurs bons offices. Quant à nous,

au contraire, lorsque les emprunts chinois se présentent sur notre marché, il n’est plus en notre

pouvoir de mettre à leur admission les conditions que réclament les intérêts français2 ». « Nous »

et notre faible alliance politico-financière, « eux » et leur organisation si parfaitement huilée :

le schéma est on ne peut plus clair.

Dépouiller la correspondance consulaire britannique en gardant en tête ces propos des

diplomates français est alors particulièrement intéressant. Six mois seulement avant

qu’Hanotaux envoie sa lettre à Cochery, Lord Salisbury eut une série d’échanges épistolaires

avec William Pritchard-Morgan, membre de la Chambre des Communes, propriétaire

d’énormes intérêts dans les mines du Sichuan et surnommé « le roi gallois de l’or ». Pritchard-

Morgan était de retour d’une mission de consultation en Chine à l’invitation de Li Hong-Zhang.

Il en revenait notamment convaincu que la Grande-Bretagne pouvait accroître son influence

dans l’Empire du Milieu en octroyant au gouvernement mandchou la somme correspondante à

la troisième et dernière échéance due au Japon. Pour qu’elle obtienne ce contrat de prêt, il

recommandait même que la Grande-Bretagne se porte garante du service de l’emprunt, comme

1 148 CP/COM 354. Lettre d’Auguste Gérard au Ministère des Affaires Etrangères, 16 août 1903 2 Cité par MEULEAU, Marc, Op. Cit., pp. 187-188

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

la Russie l’avait fait en 18951. Devant le refus poli mais ferme de Salisbury d’en venir à une

telle extrémité, Pritchard-Morgan expliqua que c’était là une décision fort regrettable. Il savait

en effet « de source sure » que les gouvernements russes, allemands et français, en étroite

collaboration avec leurs banques, étaient en train de manœuvrer pour que l’affaire leur soit

confiée2. Quel dommage, donc, poursuivit-il, que l’Angleterre ne se mette pas au diapason de

ses voisins, qu’elle ne fasse pas, elle aussi, converger les forces politiques et économiques pour

servir les intérêts supérieurs de la nation. Le parallèle avec le discours d’Hanotaux est saisissant.

Dans ce cas comme dans l’autre, la structure argumentative « eux-nous » est mobilisée pour

convaincre son interlocuteur de davantage s’impliquer en Chine à ses côtés (quand bien même

il se défend que ce soit ce qui le motive, Pritchard-Morgan avait des intérêts personnels à ce

que la Grande-Bretagne prête à la Chine3). A chaque fois, il s’agissait de souligner la plus forte

proximité du politique et de l’économique chez le voisin pour persuader l’autre qu’il convenait

d’en faire autant dans son propre pays. L’idée qu’il existerait un « modèle britannique » où la

grande convergence aurait eu lieu et un « modèle français » où elle aurait échoué (ou vice-

versa) ne fait donc pas sens. Reprendre à son compte ce discours, ce serait tenir pour seul argent

comptant les discours français sur l’Angleterre et les discours anglais sur la France. Comment,

en effet, donner du crédit aux propos Hanotaux ou de Pritchard-Morgan ? Ce dernier se désolait

que la Grande-Bretagne se refuse à aller aussi loin que ne l’avaient fait la France et la Russie

seulement six mois avant que le premier ne se lamente que la France n’ait pas suivi plus tôt le

modèle de son voisin outre-manche !

Cet exemple légitime en revanche ce qu’affirmait il y a un peu plus de dix ans Linda

Colley, à savoir qu’ « il est imprudent et généralement faux de tirer des conclusions générales

sur les caractéristiques et l’importance d’un empire particulier avant d’avoir envisagé les

autres4 ». Les propos sur la spécificité britannique lus à Paris sonnent ainsi étrangement à

l’oreille de celui qui les retrouve à Londres, mais tenus à propos de la France. Leur

compréhension demande de les resituer dans un cadre domestique où ils étaient utilisés comme

des ressources argumentatives, de la même manière que l’antipatriotisme était mobilisé par les

petits syndicats pour décrédibiliser les grandes banques du Consortium. Les discours sur les

spécificités nationales exigent donc d’être toujours contextualisés pour être compris de la

1 FO 881/7023 – 46. Lettre de William Pritchard Morgan à Lord Salisbury, 28 juin 1897 2 FO 881/7023 – 52. Lettre de William Pritchard Morgan à Lord Salisbury, 13 juillet 1897 3 Ibid. 4 COLLEY, Linda, « What is Imperial History ? », in David CANNADINE (dir.), What is history now ?,

Londres, Palgrave Macmillan, 2002, p. 137

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

manière la plus large possible et pour que l’observateur puisse saisir le rôle que les acteurs de

l’époque lui faisaient jouer. Leur analyse à la toute fin du XIXe siècle montre que, dès cette

époque, se structurait une rhétorique comparatiste qui, loin du discours scientifique identifiée

par Véronique Dimier dans l’Entre-deux-guerres1, construisait une image de l’altérité impériale

caractérisée, chez les « autres », par l’efficace collaboration des milieux politiques et

économiques. Il convient dès lors de s’armer de précaution et de ne pas reprendre mot pour mot

de tels propos. Si spécificité française et britannique il y eut, c’est sans doute ailleurs que dans

l’(in)efficacité de l’alliance entre les diplomates et les banquiers qu’il faut la chercher. Etroite

mais constamment agitée de soubresauts, cette collaboration se retrouve effectivement dans les

deux pays. Et si elle fut, peut-être, davantage à l’initiative de la Hong-Kong Bank côté

britannique, et du Quai d’Orsay côté français, elle visait, dans les deux cas, à utiliser le prétexte

de la dette afin de mettre en œuvre, au sein du Céleste Empire une série de réformes supposées

favoriser les intérêts économiques occidentaux. Ce sont sur ces projets « modernisateurs » que

nous nous pencherons dans notre troisième dernière partie.

1 DIMIER, Véronique, Le gouvernement des colonies. Regards croisés franco-britanniques, Bruxelles,

2004, Editions de l’Université de Bruxelles, 288 pages.

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TROISIEME PARTIE :

LA DETTE, UNE OPPORTUNITE

« MODERNISATRICE »

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Nous avons vu dans les précédents chapitres que les dettes de l’empire mandchou

intéressaient les puissances au titre des contreparties qu’elles permettaient d’obtenir. Parmi ces

dernières, nous avons étudié les avantages, concessions et autres privilèges qui s’inséraient dans

le cadre des luttes d’influence entre les différents pays occidentaux. Toutefois, les divers

emprunts que la Chine fut obligée de rembourser furent également utilisées comme un moyen

de pression pour mettre en œuvre plusieurs réformes supposées davantage profiter à l’ensemble

des nations souhaitant l’ouverture de la Chine à l’économie mondiale qu’à un Etat en

particulier. En termes plus contemporains, et au prix d’un anachronisme syntaxique, nous

pourrions dire que l’endettement de la dynastie Qing fut un moyen de lui extorquer des réformes

structurelles qu’elle ne souhaitait pas mettre en œuvre. En cela, la dette était bien vecteur d’une

forme d’impérialisme, puisqu’elle légitimait, sous le couvert des liens de créancier à débiteur,

une forme de déni de souveraineté. Nous montrerons que ces réformes structurelles

recouvraient trois grands thèmes : la refondation du système fiscal, celle du tissu administratif

et, surtout, celle des institutions monétaires.

Après avoir pointé du doigt le fossé séparant l’ambition des projets occidentaux et

l’exiguïté de leurs résultats, nous nous pencherons sur l’identité des acteurs qui en conseillèrent

la mise en œuvre au gouvernement mandchou. Plusieurs « experts » étrangers furent

effectivement consultés au sujet de ces réformes. L’analyse de leurs parcours permettra alors

d’insérer l’Empire du Milieu au cœur d’un réseau de circulations transnationales. Avant de

venir offrir leurs services à Pékin, certains avaient déjà travaillé au Moyen-Orient ou en

Amérique Latine. D’autres, au contraire, firent leurs armes en Chine avant d’ensuite exporter

leurs talents au Maghreb ou ailleurs en Asie. Leurs conceptions économiques s’amendèrent ou

se forgèrent alors sur ce terrain extra-oriental. Et il y a là matière à réflexion, dans la mesure où

ces « money doctors » de la première mondialisation se retrouvèrent aux commandes de divers

organes de politique économique, cette fois dans les pays occidentaux, au cours de l’Entre-

deux-guerres.

Nous terminerons, enfin, ce travail par un chapitre dont le contenu, crucial, aurait peut-

être pu se retrouver dispersé au gré des pages le précédant. Nous avons choisi de le concentrer

ici pour mieux le mettre en valeur. Il traite des différents points de vue que les acteurs chinois

adoptèrent sur leur propre dette. Ces perspectives, initialement assez différentes, opposèrent

d’abord les tenants de la modernisation et les gardiens de la tradition. Elles tendirent toutefois

à converger à partir des années 1900, quand il devint clair que les dettes servaient davantage

les ambitions impérialistes des puissances que l’autonomie des chinois.

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Chapitre 8 : Trois réformes pour une seule ambition : la

« modernisation » de la Chine

« L’eldorado » chinois faisait fantasmer nombre de capitalistes européens1. La taille du

pays et la richesse relative de sa population apparaissaient comme autant de promesses de

profits. Tout au long du XIXe siècle, nombreux furent ainsi les aventuriers de tout poil à tenter

leur chance en Chine. Clarence Davis va jusqu’à parler d’un véritable « mythe du marché »

chinois parmi les investisseurs européens, tant nombre d’entre eux semblaient convaincus que

l’Empire du milieu, une fois intégré à l’économie mondiale, assurerait leur opulence2. Après la

défaite contre le Japon, l’intérêt pour les potentialités économiques chinoises redoubla, dans la

foulée du « scramble » que nous avons étudié aux précédents chapitres. A l’initiative de la

Chambre de Commerce de Lyon, et avec la bénédiction du Quai d’Orsay, une mission

« d’exploration commerciale » fut ainsi envoyée en Chine en 1895. Celle-ci visait à produire

une étude du « grand marché chinois, de ses ressources et de son avenir3 ». Ses conclusions

étaient optimistes : « une exploitation rationnelle des ressources de son sol, sous la direction

inévitable et avec les capitaux également indispensables des vieux pays4 », permettrait au

régime mandchou d’accéder au stade de la prospérité. En même temps, elle enrichirait,

naturellement, les pays européens. En l’état, pourtant, de trop nombreux blocages subsistaient :

la Chine avait beau être une terre d’avenir, elle restait, en 1897, enfermée à un niveau de

développement insuffisant. Le rapport de mission pointait notamment du doigt trois barrières

institutionnelles : la pesanteur de l’administration, la désorganisation du modèle fiscal et le

manque d’unité du système monétaire. De manière peu surprenante, ce triptyque était également

ciblé par les contrats d’emprunts ainsi que par les autres traités négociés en parallèle des accords

financiers.

L’endettement de la dynastie Qing représentait en effet une formidable opportunité pour

remodeler la Chine selon les canons de modernité de ses créanciers. Charles Addis avait bien

compris cela. Selon lui, prêter au gouvernement impérial les sommes dont il avait besoin après

sa défaite contre le Japon donnait au Royaume-Uni la possibilité « de faire entendre sa voix au

1 « China el Dorado », BICKERS, Robert, Op. Cit., chap. 6, pp. 151-1586 2 DAVIS, Clarence, Art. Cit., p. 248 3 Chambre de Commerce de Lyon, La mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine, 1895-

1897. Avec cartes, plans et gravures. D’après les documents rapportés par la mission, Lyon, A. Rey et

Cie, imprimeurs-éditeurs, 1898 4 Ibid., « Conclusions générales »

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sujet de la réforme des tarifs douaniers et du développement des ressources matérielles » du

pays1. Les précédents chapitres nous ont cependant montré qu’il fallait être précautionneux, et

toujours tenir compte du caractère polyphonique des voix occidentales. Ce chapitre s’intéresse

donc aux velléités réformatrices des créanciers étrangers, et s’efforce de déterminer si elles

différaient, ou non, des désirs de changement structurels des autres entrepreneurs européens en

Chine. A travers l’étude du triptyque fiscalité-administration-monnaie, il met au jour les

grandes lignes de la « modernisation » chinoise telles qu’elles apparaissent, à l’état de projet,

dans les diverses clauses contractuelles d’emprunt. Nous soulignerons alors deux résultats, l’un

que nous avions déjà esquissé au chapitre 6, l’autre inédit. Le premier de ces résultats est qu’en

matière fiscale et administrative, les acteurs investis dans l’émission des dettes mandchoues

s’opposèrent à ceux d’abord préoccupés par l’ouverture du marché intérieur. Le second résultat

est, qu’en revanche, leurs vues convergèrent sur les questions monétaires. Dans les deux cas,

pourtant, le résultat fut loin d’être à la hauteur des espérances.

Réorganisation fiscale et refonte administrative, deux chantiers liés

Parmi les griefs fréquemment adressés aux autorités chinoises par les représentants des

milieux économiques européens, le système de taxation figurait en bonne place. Un impôt

cristallisait en particulier les mécontentements, le likin. Nous avons déjà croisé cette taxe de

transit interne. Elle touchait les biens étrangers qui arrivaient dans les ports de traité, et

souhaitaient franchir la zone franche les entourant2. Elle avait été instaurée au début de la

rébellion des Taiping, en 1853, afin d’augmenter les rentrées d’argent du pouvoir central3.

Supposée être un dispositif exceptionnel lié au contexte de guerre, elle se pérennisa finalement

petit à petit tandis que son mode de collecte ne fit qu’attiser la colère des représentants des

maisons de commerce européennes. Alors que chaque bien était censé n’être taxé qu’une seule

fois, à sa sortie de la zone franche, à un taux de 2,5% ad-valorem4, il l’était en réalité à de très

nombreuses reprises. Un article du Supplément à la Cote de la bourse et de la banque faisait

état, en 1903, de stations de likin parfois distantes, à l’intérieur des terres, de moins de 12

1 Lettre de Charles Addis à son père, 4 mars 1895. Cité par DAYER, Roberta, Op. Cit., p. 37 2 FO 17/1563. Voir le chapitre 6 3 FEUERWEKER, Albert, Chap. Cit. 4 Lettre de Gaston Bézaure à Gabriel Hanotaux, 20 mai 1898, 148 CP/COM - 352

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kilomètres1 ! Le chiffre parait bien exagéré : l’exemple donné pour l’illustrer ne mentionne

d’ailleurs « que » huit stations sur un trajet de 130 kilomètres (soit une stations tous les 16,5

kilomètres, en moyenne). Cependant, il semble bien que celui qui essayait de transporter des

marchandises étrangères à l’intérieur des terres s’exposait à une taxation répétée de ses biens.

Plus encore, celle-ci se faisait souvent à des taux arbitraires et donc variables : l’article du

Supplément mentionnait une fluctuation comprise entre 2 et 8% ad-valorem2. Le motif de

frustration des marchands européens était donc évident : alors que les différents traités leur

avaient accordé des taxes d’importations de l’ordre de 5% ad-valorem3, voilà qu’un système

ad-hoc, initialement mis en place pour faire face à une situation exceptionnelle, venait

considérablement augmenter ce montant. L’endettement du régime mandchou à l’égard de

créanciers étrangers semblait alors un bon moyen de pression pour obtenir une modification du

likin.

Nous avons cependant vu, au chapitre 6, que les individus ou les institutions dont les

intérêts étaient circonscrits aux seuls emprunts d’Etat n’étaient pas très enthousiastes à l’idée

d’abolir cette taxe. Supprimer des impôts et diminuer, partant, les recettes de l’Empire

mandchou, menaçait en effet directement la solvabilité de leur débiteur. Pour autant, les

financiers ne semblaient pas avoir de position de principe sur la question du likin. Leur

opposition à la suppression des taxes internes de transit était toute circonstancielle. Elle

s’inscrivait dans le contexte bien particulier de l’après-guerre des Boxers, qui vit la soutenabilité

de la dette chinoise se dégrader largement. Entre 1901 et 1902, le ratio du service de la dette

sur les recettes totales du gouvernement passa ainsi de 20 à 40% (voir le graphique 7). Pour

reprendre la typologie de Leroy-Beaulieu, il dépassa à cette occasion le seuil de prudence de

35%, et frôla celui, alarmant, de 45%4. Ceci étant, même à ce moment-là, les créanciers du

gouvernement ne souhaitaient pas le maintien en l’état du système de taxation. Leur désir de

garantir la solvabilité du Céleste n’était pas synonyme d’une attitude crispée, guidée

uniquement par la conservation du statu-quo fiscal. Au contraire, banquiers et financiers

plaidaient en faveur d’une réforme radicale des impôts chinois. Une mesure avait tout

spécialement leur faveur : l’extension des compétences du Service des Douanes, notamment à

la collecte du likin. C’était là, selon eux, un moyen pour les capitalistes européens mais aussi

1 « Les finances de la Chine et la réforme des impôts », Supplément à la Cote de la bourse et de la

banque, 12 mars 1903. 148 CP/COM -353 2 Ibid 3 Voir le chap. 6 4 LEROY-BEAULIEU, Paul, Op. Cit., chap. 14

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pour les autorités impériales de gagner en lisibilité et en transparence. Les notes rédigées en

1900 par les agents du Lyonnais, que nous mentionnions au chapitre 6, abondent dans ce sens1.

L’une commence même par cette phrase évocatrice : « il faudrait plus se servir de

l’Administration des douanes maritimes impériales chinoises2 ». Il faut dire que la renommée

de cette dernière institution et la réputation des fonctionnaires mandchous offraient, aux yeux

des Européens, un contraste saisissant. D’un côté, le service de Robert Hart se vantait d’assurer,

en toute transparence, le gouvernement central d’un apport stable et important de liquidités

(compris entre 20 et 30 millions de Taels3). De l’autre, il était courant d’entendre que la majorité

des revenus du likin était détournée par ceux chargés de les percevoir4. Pourtant, le consul

Jamieson estimait qu’il rapportait tout de même chaque année aux autorités impériales presque

13 millions de Taels5. Aussi, si le Service des Douanes reprenait en main le likin, il y aurait

sans doute le moyen d’en faire un contributeur très important au budget central, pensaient les

créanciers du gouvernement. Leurs préoccupations rejoignaient-elles alors celles des

investisseurs européens de tous bords ?

A première vue, il semblerait évident de répondre oui. Comme nous l’avons vu, c’est le

mode de collecte du likin, autant, si ce n’est plus, que son existence, qui exaspérait les

commerçants occidentaux. Soi-disant arbitraire et opaque, il était fréquemment dénoncé comme

l’incarnation des barrières au développement de son propre pays que l’administration chinoise

s’évertuait à dresser. Pour reprendre les termes de Gaston Bézaure, « ces péages partout

multiples [étaient] comme autant de ligatures appliquées aux veines par où se fait la circulation

de la richesse6 ». Prolongeant les critiques émises par Paul Brunat, industriel français très investi

sur le marché de la soie, le consul ajoutait : « cette taxe exorbitante du likin est perçue très

illégalement par les officiers du likin7 ». Ces récriminations s’encastraient ainsi dans le cadre

plus général des critiques faites aux fonctionnaires impériaux d’empêcher la libre expression

des fonctions économiques du territoire chinois. « Ennemis-nés, irréductibles, du progrès et des

innovations de l’Occident8 », les mandarins cristallisaient sur leur personne l’amertume des

1 DEEF 73449 – « projet d’emprunt chinois, 1900 » 2 Ibid. 3 DEEF 73449 – « Recettes, dépenses, service et capital de la dette » 4 Lettre de Gaston Bézaure à Gabriel Hanotaux, 20 mai 1898, 148 CP/COM - 352 5 China. Report on the Revenue and Expenditure of the Chinese Empire, Op. Cit., p. 28. DEF 73449.

« Documents sur les revenus et les dépenses du pouvoir central ». 6 Lettre de Gaston Bézaure à Gabriel Hanotaux, 20 mai 1898, 148 CP/COM - 352 7 Ibid. 8 ANTOINE, R., METRAL, C., « Rapport sur la soie au Se-Tchouan », in Chambre de Commerce de

Lyon, Op. Cit.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

capitalistes européens, interdits d’accéder au marché intérieur chinois comme ils le voulaient.

Décharger les fonctionnaires chinois de la collecte du likin, et confier celle-ci à une

administration essentiellement composée d’Européens semblait donc constituer à première vue

un grand pas en avant pour tous ceux désireux de précipiter la réforme de la Chine sur un modèle

extraverti.

L’élargissement du champ d’action du Service des Douanes se concevait en outre comme

une réforme de large ampleur ; par capillarité, elle devait affecter toute l’organisation

administrative chinoise pour y apporter « la précision » qui lui manquait1, notamment au travers

de productions statistiques2. Pour les représentants des intérêts financiers, les résultats probants

du Service obtenus sur ce terrain devaient être de nature « à inspirer aux futurs porteurs des

emprunts à émettre, une confiance légitime3 ». De plus, au cours des années 1860, 1870 et 1880,

Robert Hart avait assis son autorité sur son service en nouant des relations de confiance et

d’entraide avec les franges modernisatrices du pays4. Il avait notamment apporté une aide

cruciale au Tsongli-Yamen, le ministère des affaires étrangères, créé en 1861, et à sa politique

dite « d’autorenforcement ». Initiée au lendemain de la seconde Guerre de l’Opium, cette

dernière recouvrait notamment le champ du Yang-Wu, terme polysémique se référant aussi bien

à la gestion des relations avec l’occident, qu’à l’adoption et l’utilisation des savoirs

technologiques venus de l’Ouest5. Hart mit d’emblée les Douanes impériales au service de cette

dynamique nouvelle, apportant notamment les financements nécessaires à quelques-uns de ses

projets les plus ambitieux. Dans la foulée de la défaite de 1860, d’autres mouvements

concurrents à celui de l’autorenforcement émergèrent en effet dans les plus hautes sphères de

décision chinoises. Leurs promoteurs étaient partisans d’une réévaluation de la culture

confucéenne et de la distinction que cette dernière opérait entre la civilisation (hua) et la

barbarie (i) ; naturellement, ils plaçaient le régime mandchou du côté du premier terme et les

occidentaux du côté du second6. Ils mirent par conséquent tout en œuvre pour que le Tsongli-

Yamen ne trouve pas, auprès de l’Etat central, de quoi financer son entreprise de Yang-Wu.

C’est dans ce contexte particulièrement tendu qu’Hart joua un rôle majeur. C’est lui qui, en

1862, alors qu’il était encore numéro deux du Service, suggéra que les taxes à l’importation

1 « L’éducation européenne des asiatiques », Bulletin du Comité de l’Asie Française, août 1903 2 Voir le chapitre 3 3 DEEF 73449 – « Projet emprunt 1900. Brouillon » 4 HOROWITZ, Richard S., Art. Cit., 2006 5 HAO, Yen-Ping, WANG, Erh-Min, “Changing Chinese view of Western Relations. 1840-95”, in

TWITCHETT, Denis, FAIRBANK, John, Op. Cit., pp. 142-201 6 Ibid.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

soient utilisées pour financer l’école de traduction (Tongwen Guan) que le Yamen cherchait à

mettre en place1. Les Douanes Maritimes s’affirmèrent donc très tôt comme un des acteurs

centraux du mouvement modernisateur – ou du moins du mouvement d’ouverture à l’occident

– chinois. L’extension de leur champ de compétences était par conséquent, pour les diplomates

et les banquiers européens, un moyen d’accélérer cette dynamique et d’en approfondir le sens

après le grande rupture de 1895. Jusque-là, l’autorenforcement était resté assez limité en matière

de réformes institutionnelles (pien-fa)2. Accorder à l’institution de Robert Hart un pouvoir accru

en matière fiscale représentait donc une possibilité de remédier à cela.

Une fois n’est pas coutume, ce sont les clauses contractuelles d’emprunt qui permirent

de justifier la croissance du Service des Douanes. En 1898, il reçut ainsi la charge de superviser

tous les gages sur lesquels le troisième emprunt de libération nationale était adossé, soit les

likins généraux des provinces du Soochow, du Sung Hu, du Kiu-Kiang et de l’est du Chekiang,

ainsi que la gabelle des provinces d’Ichang, d’Anhui et d’Apeih3. En 1901, le paragraphe (e) de

l’article VI du « final protocol for the settlement of the disturbances of 1900 » lui transféra la

gestion d’un autre gage de créance : les douanes indigènes4. De cette manière, l’institution

dirigée par Robert Hart se développa rapidement. En 1895, ses recettes s’élevaient à 21,4

millions de Taels de Shanghai ; en 1902, elles étaient passées à 30 millions5. Cet essor ne fut

pas sans conséquence sur sa nature, et sur la manière dont les autorités chinoises la

considéraient. En adoptant une trajectoire de croissance calquée sur le niveau d’endettement de

ces dernières, le Service des Douanes perdit rapidement son statut d’institution chinoise que

Robert Hart s’était évertué à construire au cours des années. Il devint en l’espace de quelques

mois davantage une caisse de la dette, un instrument entre les mains d’une stratégie impérialiste

d’expansion. Richard Horowitz a très bien étudié ce retournement du tout début du XXe siècle6.

Constamment sur le fil du rasoir du fait de la présence systématique d’étrangers aux plus hauts

postes, les Douanes Maritimes avaient jusqu’ici réussi à se présenter comme une institution

loyale à la dynastie Qing. L’accélération du processus d’endettement en 1895 bouscula

complètement cette image. En étant impliqué à l’extrême dans les événements de cette période,

le Service fut brutalement regardé comme « un serviteur indépendant et au-delà du contrôle de

1 HOROWITZ, Richard S., Art. Cit., 2006, pp. 559-560 2 HAO, Yen-Ping, WANG, Erh-Min, Chap. Cit. 3 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., p. 108 4 Ibid., p. 282 5 DEEF – 73449, « Recettes, dépenses, service et capital de la dette » 6 HOROWITZ, Richard S., Art. Cit., 2008

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son maître », pour reprendre les mots de Gu Hongming, un haut fonctionnaire du Hunan et du

Hubei, en 19021.

Utiliser la dette pour promouvoir l’extension du domaine de compétence fiscale du

Service des Douanes, et partant la réforme toute entière de l’administration chinoise, se révéla

donc contre-productif. Déjà que, par le passé, les agents de Robert Hart avaient souvent éprouvé

des difficultés à dialoguer avec les fonctionnaires provinciaux2, voilà qu’ils étaient désormais

abandonnés par leur seul soutien : les franges de l’administration chinoise les plus engagées

dans l’ouverture à l’occident. Isolé, le Service des Douanes eut alors bien des difficultés à

transformer son contrôle de jure sur de nouvelles sources de revenus en contrôle de facto. Dans

de nombreuses régions, les fonctionnaires locaux résistèrent à la nouvelle répartition des rôles

en refusant purement et simplement de coopérer. En février 1902, six mois après le règlement

de la guerre des Boxers et quatre ans après le troisième emprunt de libération nationale, le

Bulletin du Comité de l’Asie Française faisait ainsi état des blocages qui empêchaient la prise

de cette greffe administrative. Beaucoup de mandarins locaux n’acceptaient pas de se « dessaisir

d’une partie de leur autorité pour permettre aux administrations contrôlées par les Européens

de percevoir les fonds nécessaires au paiement des annuités de la dernière indemnité chinoise3

». Les résultats de l’impérialisme par la dette se retrouvaient donc limités par ces formes de

résistances administratives, qui empêchèrent la mise en œuvre concrète des contrats d’emprunts

ou des traités financiers.

Quelques mois plus tard, le champ de compétences du Service des Douanes rétrécit

d’ailleurs de nouveau. En septembre 1902, le traité Mackay abolit en effet toutes les stations de

likin4. Les gages de l’emprunt de 1898 dont les hommes de Robert Hart avait récupérés le

contrôle étaient donc officiellement supprimés. Il faut dire que l’idée de systématiser et de

rendre plus transparente leur collecte n’était pas du goût de tous. Au chapitre 6, nous avons eu

l’occasion de montrer à quel point la question des likins cristallisa, en 1902, l’opposition entre

défenseurs de la solvabilité mandchou et partisans de l’ouverture accrue du régime impérial à

l’influence étrangère. Ces derniers semblent en fait avoir été très réticents, dès la fin des années

1890, à accroître le domaine de compétences du Service des Douanes aux taxes de transit. Pour

eux, ce n’était pas là un arrangement satisfaisant, dont l’échec quatre ans plus tard aurait

finalement justifié l’adoption d’une mesure plus radicale, à savoir le démantèlement total des

1 Ibid., p. 287 2 HOROWITZ, Richard S., Art. Cit., 2006, pp. 568-574 3 Bulletin du Comité pour l’Asie Française, févier 1902 4 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., p. 345. Voir chapitre 6.

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likins. Ils y voyaient au contraire une menace directe pour leurs affaires en Chine. La lettre de

Gaston Bézaure à Gabriel Hanotaux que nous mentionnions au début de cette section abonde

dans ce sens. Comme nous l’expliquions, elle dénonçait bien l’arbitraire de la collecte des likins

par les fonctionnaires chinois. Toutefois, elle craignait plus encore que cette taxe ne soit

administrée par des fonctionnaires occidentaux. « Il est assez singulier […] de voir aujourd’hui

ce système vexatoire consacré […] et régularisé par sa remise aux mains d’une administration

européenne, et les Européens eux-mêmes chargés de veiller au maintien d’un régime contre

lequel ils n’ont de cesse de protester », expliquait Bézaure. « Le principe admis, le changement

apporté dans le mode de perception sera-t-il du moins favorable aux intérêts du commerce

étranger ? Il est permis d’en douter », poursuivait-il. C’est que l’arbitraire et les irrégularités de

la collecte du likin, dont se plaignaient pourtant tous les marchands, avaient également du bon :

« il est en effet avéré que les officiers du likin s’accommodent très bien de fausses déclarations

de quantité à condition que l’acheteur chinois leur remette de la main à la main une partie de

l’économie qui en résulte ». En d’autres termes, la corruption active des agents du fisc chinois

permettait de bien alléger le poids du likin. Déléguer l’administration de cette taxe à des

occidentaux risquait donc bien d’avoir des effets pervers, aux dires de Bézaure : désormais, « la

rigueur européenne s’unira à la fantaisie chinoise pour les [les marchands européens]

accabler1 ».

En d’autres termes, le désir de lisibilité et de transparence, au cœur du projet de

réorganisation administrative et fiscale promue par les créanciers de l’Etat mandchou, se heurta

de plein fouet à l’ouverture du marché chinois, défendue par d’autres représentants des milieux

économiques européens. Et comme nous l’avons vu au chapitre 6, ce sont davantage ces

derniers qui triomphèrent lors du traité Mackay que les défenseurs de la solvabilité chinoise.

L’impérialisme du libre-échange l’emporta ainsi, sur ce sujet, sur l’impérialisme de la dette.

Cette dernière échoua-t-elle alors à réformer le système fiscal et administratif chinois du simple

fait de cette divergence de vues entre Européens ? Il y a lieu d’en douter. Ce serait en effet

oublier un autre des points essentiels que nous avons évoqués : la résistance des fonctionnaires

mandchous. Celle-ci explique en grande partie la faculté d’inertie du modèle administratif

chinois face aux tentatives de réorganisation occidentale, comme le montre également la

question de la monnaie.

1 Lettre de Gaston Bézaure à Gabriel Hanotaux, 20 mai 1898, 148 CP/COM - 352

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

L’épineux dossier monétaire

S’il était un thème sur lequel les avis des divers acteurs de l’expansion économique

européenne en Chine convergeaient, c’était bien celui de la monnaie. La fragmentation du

système monétaire chinois était en effet telle que toute note sur ce sujet prenait immédiatement

l’apparence d’un véritable traité de numismatique. Malgré la complexité de la question,

diplomates, banquiers ou commerçants s’efforcèrent pourtant de produire de très nombreux

essais de synthèse à son propos. Trois caractéristiques contribuaient en fait à complexifier en

permanence toute tentative de description : la dégradation et l’extrême volatilité du cours de

l’argent, la disjonction des monnaies de compte et des monnaies de paiement, et les différences

de standard entre les différentes provinces. Essayons donc d’y voir plus clair, en nous basant

sur les rapport les plus complets et les plus clairs que nous avons pu croiser, celui de M. L.

Sculfort, participant à la Mission lyonnaise d’exploration commerciale de 1895-18971, et celui

de M. Brandt, ambassadeur d’Allemagne en Chine en 18782.

La monnaie de paiement la plus couramment utilisée en Chine était la sapèque,

fréquemment dite « de cuivre » mais en fait plus souvent composée d’un alliage d’étain, de

cuivre et de zinc. La nature de cet alliage variait toutefois énormément entre les régions, ce qui

rendait son usage compliqué à l’échelle nationale. La sapèque fut de ce fait de plus en plus

concurrencée, en Chine, par des monnaies étrangère en argent. Pour les pays occidentaux

souhaitant commercer avec la Chine, l’introduction dans l’Empire du milieu de leur monnaie

nationale – ou de leur monnaie coloniale – était un enjeu de taille. En cas de succès, elle

conférait un avantage naturel à leurs ressortissants, débarrassés des frais qu’occasionnaient les

opérations de change. Dans les années 1890, la Grande-Bretagne essaya ainsi de diffuser

l’usage des roupies indiennes en Chine tandis que la France s’efforça d’en faire de même avec

la piastre indochinoise3. Dans les deux cas, ce fut un échec. Ils avaient en fait été devancés, dès

le début des années 1800, par le dollar mexicain. Représentant un poids fixe d’argent, cette

monnaie connut un succès rapide. Elle remplaça notamment quasi totalement la sapèque sur

tout le pourtour littoral. Son hégémonie fut toutefois fragilisée au début des années 1900 quand

1 La note que rédigea Sculfort pour le compte-rendu de la mission fut ensuite éditée séparément à Lyon

par la Société d’économie politique de la capitale des Gaules. SCULFORT, M. L., La circulation

monétaire en Chine et les conséquences de la baisse de l'argent, Lyon, Imprimeries Bonnaviat, 1898. 2 Lettre de l’ambassadeur de France à Pékin au ministre du commerce et de l’agriculture, le 20 juin 1878.

148 CP/COM – 343. 3 Archives diplomatiques, 148 CP/COM - 343

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le gouvernement de José Limantour envisagea de passer à l’étalon-or pour stabiliser sa monnaie

et diminuer le coût des importations nécessaires à son industrialisation1. Cette décision prise de

l’autre côté du Pacifique hâta le projet de réforme monétaire que les créanciers du Céleste

essayaient depuis plusieurs années de promouvoir.

Ce qui intéressait ces derniers n’était cependant pas le cours du dollar mexicain ou de la

sapèque, mais celui de la principale monnaie de compte en vigueur en Chine : le tael. C’était

en effet le numéraire de nombre d’emprunts chinois. Le tael était à l’origine une unité de poids,

qui servait à mesurer les lingots d’argent. Par extension, elle devint ensuite l’unité de compte

la plus répandue, bien que sa valeur n’ait cessé de fluctuer entre les diverses régions de l’empire.

Les différents taels avaient beau tous peser dans les trente grammes d’argent pur, le poids exact

auquel ils se référaient n’était guère stable. Prenant le Tael Hong Ping (pesant 36 grammes

d’argent à 992/1000 de fin) comme base, Brandt explique notamment dans son rapport que 105

d’entre eux valaient 100 Haikwan Taels (ou taels de douane, fréquemment utilisés dans les

contrats de prêt). Ce dernier correspondait donc à peu près à 37,8 grammes d’argent. En soi, de

telles conversions n’étaient pas si difficiles. Cependant, deux éléments contribuaient à rendre

le tael très impopulaire tant auprès des banques européennes créancières du gouvernement

mandchou que des industriels ou commerçants européens désireux de s’aventurer à l’intérieur

des terres. Le premier est que même ainsi fixé sur l’argent, le tael s’exposait à la dépréciation

continue, bien qu’erratique, de ce métal par rapport à l’or. Les diplomates comme les financiers

étaient donc souvent obligés de produire de grands graphiques ou tableaux retraçant l’évolution

du Tael par rapport aux monnaies-or européennes afin d’y voir plus clair2. Le second est qu’il

n’était pas toujours commode de trouver une balance reconnue de tout le monde afin de

comparer entre eux les différents taels. M. L. Sculfort rapporte ainsi que « tout bon Chinois

possède deux balances qu’il cache dans ses vastes manches, une pour l’achat, l’autre pour la

vente ; il est inutile d’insister sur l’origine de cette coutume et sur ses avantages3 ».

L’exagération est évidente, et ne fonctionne qu’au prix d’une connivence avec son lecteur quant

à l’évidente fourberie asiatique. Il n’empêche, la fragmentation des unités monétaires ne pouvait

qu’entraver le processus d’ouverture commerciale voulu par de nombreux européens.

Dans ce contexte, la « modernisation » du système monétaire chinois apparaissait comme

une urgence, et la promesse de sa réalisation fut souvent répétée par les autorités mandchoues.

1 ROSENBERG, Emily, Op. Cit., pp. 18-19 2 Lettre du Consul général de France à Shanghai au Ministre des Affaires Etrangères, 20 mai 1897. 148

CP/COM – 343. « Détermination de la valeur du Haikwan Tael », DEEF 73449. 3 SCULFORT, M. L., Op. Cit.

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En 1887, The Economist annonça ainsi que le gouvernement impérial avait décidé de passer un

contrat avec une maison de Birmingham pour la frappe d’une monnaie unique1. Moins d’un an

plus tard, une lettre de l’ambassade de France au Quai d’Orsay expliquait que l’affaire avait en

fait échoué du fait de querelles internes à la cour des Qing2. Cette situation encouragea la

Grande-Bretagne et la France à essayer, comme nous l’avons vu, d’introduire leur propre

monnaie au sein du Céleste Empire. Parallèlement à cette tentative des puissances,

l’accroissement du fardeau de la dette suite à la défaite contre le Japon incita le gouvernement

mandchou à reprendre ses efforts de réforme. En février 1899, un courrier de la Légation de

France en Chine rapportait ainsi au Quai d’Orsay l’existence de plusieurs projets de banques

d’Etat3. Toutefois, l’insurrection des Boxers mit un terme brutal à ces initiatives. Par la suite,

c’est l’imposition de l’indemnité de 1901 qui, en alourdissant considérablement la dette externe

du pays, replaça la question monétaire au centre des débats. Nous avons déjà vu à ce sujet toutes

les discussions que suscitèrent, en 1905, le niveau de parité auquel les annuités de la Boxer

Indemnity devaient être versées4. Il faut toutefois noter que les préoccupations exprimées par

les créanciers étrangers à cette occasion se retrouvaient déjà condensées dans le traité Mackay.

Etant donné l’importance des fluctuations monétaires dans le poids réel de l’indemnité imposée

en 1901, il est normal que le traité de 1902 ait abordé la question de l’avenir du tael. Il devait

après tout mettre en oeuvre les dispositions permettant d’en faciliter le paiement. Si nous avons

vu qu’en matière fiscale et administrative, le résultat avait davantage été en faveur des partisans

de l’ouverture de la Chine qu’en celle des défenseurs de sa solvabilité, en matière monétaire, le

consensus fut rapidement trouvé. L’article II du traité stipule en effet que « la Chine accepte de

déployer les moyens nécessaires pour introduire une monnaie nationale uniforme, qui devra

être un moyen légal de paiement de tous les impôts, taxes et autres obligations au travers

l’Empire5 ». En avril 1903, la réforme semblait alors en bonne voie : le premier projet

d’unification monétaire arriva au Quai d’Orsay à cette date, relayé par les diplomates français

en poste en Chine6. Concomitant du désir mexicain de passer à l’étalon-or, il était toutefois

délicat à mettre en œuvre : étant donnée l’intensité de son utilisation en Chine, le dollar

mexicain pouvait, dans l’hypothèse d’une modification de sa valeur par le gouvernement de

1 148 CP/COM - 343 2 Lettre de l’ambassade de France à Pékin au Ministère des Affaires Etrangères, 25 mars 1888. 148 CP/

COM - 342 3 Légation française à Pékin, 9 février 1899. 148 CP/COM - 343 4 Voir le chapitre 2 5 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., p. 343 6 Légation de France en Chine au Ministre des Affaires Etrangères, 23 avril 1903. 148 CP/COM - 344

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

José Limantour, faire échouer la grande réforme chinoise, qui, jusque-alors, avait prévu de

rester fidèle à l’étalon argent1. Une mission d’experts américains, dirigée par Jeremiah Jenks,

professeur d’économie à l’université de Cornell, fut alors envoyée en Chine pour tâcher de

coordonner les deux projets2. Las, elle échoua totalement et les conseillers étasuniens durent

rentrer chez eux en 1904 sans avoir réussi à faire avancer la situation d’un iota. Pour Emily

Rosenberg, les raisons de ce fiasco sont à chercher dans le ton très professoral de Jenks, qui

aurait particulièrement déplu aux autorités chinoises, et dans son refus de considérer une autre

solution pour le Céleste Empire qu’une conversion à l’étalon-or3. Ce nouvel échec fit de

nouveau basculer les espoirs de réorganisation monétaire. Aussi, en 1905, 1906 et 1907, le

corps diplomatique français n’eut de cesse de se répandre en lamentations : « la plus complète

anarchie4 » semblait être revenue en Chine en matière monétaire.

Le gouvernement mandchou ne pouvait toutefois pas laisser perdurer cette situation,

d’autant que le Mexique passa bien à l’étalon-or en 1904, sept ans après le Japon5. Divers plans

de réforme furent ainsi analysés par les décideurs mandchous à la fin de la première décennie

des années 1900. Tous butaient toutefois sur un écueil : le manque de capital à disposition du

gouvernement impérial. C’est pour pallier ce problème qu’en 1908, les officiels mandchous se

décidèrent finalement à faire appel aux services des banques américaines pour qu’elles l’aident

à lever des fonds. Malgré l’échec de Jenks, les Etats-Unis avaient en effet toujours la main sur

cette question de réforme monétaire. En outre, solliciter New-York plutôt que Londres, Paris

ou Berlin permettait à la Chine de sortir de son réseau « traditionnel » de dépendance.

Malheureusement pour elle (et pour le Département d’Etat), JP Morgan, Kuhn & Loeb et la

National Citibank décidèrent d’intégrer à cette affaire les grands établissements européens, par

peur d’être incapables de trouver seules sur les marchés les sommes nécessaires à ce grand

projet6. Le Consortium, qui s’élargit pour l’occasion aux trois banques américaines, réussit donc

à revenir par la fenêtre alors qu’il avait été dans un premier temps chassé par la porte. Surtout,

après avoir été au moteur de la réforme monétaire, la dette en devenait l’instrument : quoi de

mieux, en effet, que de lier les mains du gouvernement mandchou par un contrat de prêt, pour

1 Légation de France en Chine au Ministre des Affaires Etrangères, 25 avril 1903. 148 CP/COM - 344 2 Légation de France en Chine au Ministre des Affaires Etrangères, 13 juin 1903. 148 CP/COM - 344 3 ROSENBERG, Emily, Op. Cit., pp. 22-23 4 148 CP/COM - 344 5 SUSSMAN, Nathan, YAFEH, Yishay, “Reforms, and Country Risk: Lessons from Japanese

Government Debt in the Meiji Era”, the Journal of Economic History, Vol. 60, No. 2 (Juin, 2000), pp.

442-467 6 Voir le chapitre 5

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

l’empêcher de se dédire ou de retarder une nouvelle fois la mise en œuvre d’une réforme qu’il

s’était engagé à faire dès 1902 ? Après un accord préliminaire signé le 27 octobre 1910, c’est

finalement en septembre 1911 que le texte définitif du « currency reform loan » fut signé. il

portait sur dix millions de livres, dont cinq étaient exclusivement dédiées à la réorganisation

monétaire (les cinq autres finançaient des projets de mise en valeur de la Mandchourie). Le

contrat de prêt était alors assorti d’une liste précise des dépenses à effectuer, afin d’empêcher

toute ambiguïté1.

Tout n’était pourtant pas clair. Le statut de cet emprunt était en particulier au carrefour

de toutes les problématiques que nous avons soulevées jusqu’ici. Le contrat prévoyait qu’il soit

gagé sur de nouveaux revenus2, auxquels aucun emprunt n’avait jamais été adossé. Il stipulait

également qu’en cas de défaut de paiement, le Service des Douanes Impériales s’occuperait de

leur administration3. Il mêlait donc l’ambition de réorganisation monétaire avec le projet plus

vaste d’une extension du domaine d’action des fonctionnaires européens dans l’appareil d’Etat

chinois. Pour autant, il s’agissait à première vue d’un emprunt sollicité librement par les

pouvoirs mandchous, qui s’inscrivait pleinement dans la troisième période que nous avons

définie au chapitre 1. Celle-ci se caractérisait par un nombre réduit d’emprunts, mais tous

tournés vers des buts productifs précis. Est-ce alors que les banques occidentales utilisèrent ce

désir de réforme du pouvoir impérial pour faire progresser, en douce, la mainmise européenne

sur le développement chinois ? Pas vraiment. Dans cet emprunt de réforme monétaire, il nous

semble en effet y avoir plus qu’une simple récupération par les puissances des volontés locales

de changement. Le pouvoir impérial était-il en effet voué à contracter cet emprunt du seul fait

de la dépréciation de l’argent par rapport à l’or ? Il est permis d’en douter ; la fardeau de la dette

semble plutôt l’avoir poussé à une telle extrémité. Dans l’intérieur du pays, le développement

de la monnaie fiduciaire avait après tout permis à la population de passer largement outre les

crises de change, qui affectaient essentiellement le commerce côtier, et donc les Européens4.

Pour un gouvernement avant tout désireux d’éviter un nouveau soulèvement interne, il y avait

là un motivation valable pour favoriser le statu-quo. Seulement, les créances que les étrangers

détenaient sur le Céleste Empire voyaient leur poids réel constamment s’alourdir du fait de

l’effondrement du tael par rapport aux monnaies-or. C’est donc vraisemblablement autant, si

ce n’est plus, ce dernier phénomène qui encouragea le gouvernement impérial à se tourner vers

1 MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., p. 849 2 Les revenus de la gabelle et de l’impôt sur le tabac dans tout le pays. Ibid, p. 841 3 Ibid. 4 SCULFORT, M. L., Op. Cit.

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JP Morgan et le pool de banques américaines en 1908. Dès lors, la dette fut bien plus qu’un

instrument de la réforme monétaire. Elle en fut à l’origine, en créant les opportunités de

réorganisation politique et économique que les créanciers européens appelaient de leurs vœux.

Ainsi décrite, la dette devient un acteur historique à part entière. Cependant, c’est bien

en étant incarnée par ceux qui l’utilisaient comme ressource afin de hâter la mise en œuvre de

réformes qu’elle joua un rôle moteur dans l’histoire des dernières années de la dynastie Qing.

Nous avons souligné dans ce chapitre le déni de souveraineté que constituaient de nombreux

traités et clauses d’emprunt signés par ces hommes. Le prochain sera l’occasion de présenter

un autre des éléments qui permet de qualifier la dette chinoise comme un objet impérialiste :

l’insertion dans un réseau international et transimperial des conseillers et des experts financiers

qui accoururent au chevet d’une Chine endettée.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Chapitre 9. Money doctors en terrain impérial

En nous intéressant à la dette de la dynastie Qing, nous avons été amenés à largement

revenir sur la question du statut de la Chine dans le concert des nations de la fin du XIXe siècle.

Pour tenter de rendre compte de cette réalité, différents concepts peuvent être mobilisés. Parmi

les plus fréquemment invoqués figurent ceux de semi-colonie, de marge impériale ou d’empire

informel1. Nous avons, dans ce travail, donné la priorité à ce dernier. En cela, nous nous

sommes placés dans la continuité du cadre conceptuel fourni par Jürgen Osterhammel2.

Toutefois, au-delà des questions terminologiques, nous souhaiterions dans ce chapitre revenir

sur les caractéristiques de l’histoire chinoise qui permettent d’y accoler l’adjectif « impérial ».

Il s’agira de montrer que les hommes et les institutions en charge, du côté occidental, de

l’administration de la dette mandchoue circulèrent entre divers territoires qualifiables eux aussi

« d’impériaux ». Autrement dit, se concentrer sur l’endettement de la dynastie Qing permet

d’insérer la Chine au cœur de phénomènes de circulations qui donnent de ou des empire(s) une

définition toute relationnelle.

Notre propos n’aura cependant pas pour unique intérêt de donner du phénomène impérial

une approche davantage relationnelle que substantielle. Se pencher sur ceux qui encadrèrent la

dette du Céleste ou qui l’utilisèrent comme un prétexte pour accélérer les réformes économiques

et administratives du pays, c’est en effet observer des hommes en plein travail. C’est analyser

l’activité qui consiste à « concevoir, promouvoir ou mettre en œuvre des mesures économiques

en contrepartie de flux entrants de capitaux », ce que Marc Flandreau nomme le « money

doctoring3 ». Et à ce titre, s’intéresser à la Chine de la fin du XIXe siècle, en montrant les liens

qu’elle entretenait avec l’Egypte, le Maroc, l’Inde ou les Philippines n’est pas neutre. Cette

focale nous conduit à étudier l’institutionnalisation d’une profession sur un terrain ultra-marin

ou extra-oriental au cours des décennies précédant la Grande Guerre. Pourtant, c’est souvent

dans l’Europe de l’Entre-deux-guerres que l’on situe le foyer originel du money-doctoring. Là,

les tensions inflationnistes des années 1920, puis la crise déflationniste des années 1930 sont

censées avoir fourni les expériences naturelles servant de supports aux discussions

1 OSTERHAMMEL, Jürgen, “Semi-Colonialism and Informal Empire in Twentieth Century China:

Towards a Framework of Analysis”, in MOMMSEN, Wolfgang, OSTERHAMMEL, Jürgen (dir.),

Imperialism and After: Continuities and Discontinuities, Londres, Allen & Unwin, 1986, xii – 368 pages 2 Ibid. 3 FLANDREAU, Marc, Money Doctors. The experience of international financial advising, 1850-2000,

Londres, Routledge, 2003, 312 pages

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

académiques, et les terrains pratiques favorables à l’application des théories qui en découlèrent1.

En décalant notre regard, à la fois dans le temps et dans l’espace, nous pensons offrir une

perspective nouvelle sur la reconstruction économique et financière de l’Entre-deux-guerres.

Ceux qui en furent les grands artisans firent en effet leurs armes sur des terrains impériaux dans

les dernières années du XIXe siècle. Beaucoup passèrent notamment par la Chine, dont la dette

attirait finalement bien du monde à Pékin. C’est donc cette contribution de la dette chinoise à

la genèse des réflexions et des pratiques monétaires mises ultérieurement en œuvre en Europe

que nous analyserons ici. Pour ce faire, nous commencerons par voir que les créances détenues

par des étrangers sur le régime Qing attirèrent des money doctors qui avaient déjà l’expérience

d’autres terrains coloniaux ou impériaux. Nous verrons ensuite qu’à la faveur de la dette

chinoise, plusieurs hommes emmagasinèrent une expérience qu’ils exportèrent ensuite sur

d’autres scènes.

La dette publique chinoise, un objet sur lequel faire valoir son expertise

Ainsi que nous l’avons souligné au second chapitre, les banques étrangères furent des

protagonistes de premier plan dans l’histoire de la dette externe chinoise. Leurs dirigeants furent

ainsi amenés à jouer un rôle important dans la gestion et l’administration de ces dernières. Pour

ce faire, ils disposaient bien sûr d’indicateurs chiffrés et d’éléments plus qualitatifs, comme les

rapports sur la situation politique du pays, que les départements d’étude de leur établissement

leur fournissaient. Ils ne s’y limitaient toutefois pas et enrichissaient notamment leur approche

de la situation chinoise des diverses expériences analogues qu’ils avaient eu dans d’autres pays.

Au début de la troisième section du chapitre 1, nous mentionnions ainsi le soutien qu’Edouard

Noetzlin adressait, en 1895, à une tutelle approfondie des finances chinoises au nom de la

réussite qu’un tel protocole avait remportée sous sa direction au Mexique2. Noetzlin était alors

administrateur de la Banque de Paris et des Pays-Bas, poste auquel il ajouta quelques mois plus

tard la vice-présidence de la toute nouvelle Banque Russo-Asiatique. Homme de réseaux, il

avait la charge des relations avec les places de Londres et de New-York3. Toutefois, c’est

1 Ibid., Introduction 2 Archives du Crédit Lyonnais. DAF 88. “Dossier d’affaires sans suites”. Lettre d’Edouard Noetzlin à

Edmond Joubert, 19 avril 1895. 3 BONIN, Hubert, Le monde des banquiers français au XXe siècle, Paris, Editions Complexe,

« Questions à l’histoire », 2000, p. 48

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surtout l’homme auquel il écrivait pour évoquer la nécessité de davantage contrôler les finances

chinoises qui nous intéresse. Edmond Joubert était président de la Banque de Paris et des Pays-

Bas et il donna à plusieurs reprises son avis sur la manière dont l’emprunt de 1895 devait être

traité par les banques françaises (il préconisait notamment une alliance avec les banques

anglaises qui, comme nous le savons, ne se fit que dix ans plus tard1). Joubert prodiguait bien

sûr ses conseils depuis sa position hiérarchique et son ancienneté (il était né en 1831).

Cependant, il était aussi consulté sur la question chinoise par Adrien Mazerat, plus vieux que

lui de trois ans, et tout de même directeur général du Lyonnais2. Son expérience de situations

analogues du Céleste Empire en faisait, il faut dire, un conseiller précieux. Edmond Joubert

avait notamment été un des protagonistes marquants des tentatives de réorganisation de la dette

publique égyptienne au cours des années 1875-1880. A l’été 1876, il avait mené, en coopération

avec George Goschen, de la banque Frühling et Goschen, une mission d’enquête sur les finances

khédiviales3. Le protocole final de cette mission prévoyait un redécoupage de la dette unifiée,

le maintien de la Caisse de la dette, et…l’approfondissement du contrôle international sur

l’administration fiscale égyptienne, thématique que l’on a retrouvée à plusieurs reprises au sujet

de la dette chinoise4. Au moment où l’alourdissement de l’endettement externe des Qing

conduisait les banquiers étrangers à envisager le déploiement d’un dispositif semblable dans le

Céleste Empire, l’expérience de Goschen était donc précieuse. Le président de la Banque de

Paris et des Pays-Bas n’eut toutefois pas le temps de faire profiter la finance française de ses

lumières puisqu’il mourut quelques mois plus tard. A vrai dire, cela est symptomatique d’un

phénomène plus large : les situations égyptienne et ottomane eurent beau être fréquemment

invoquées pour mieux rendre compte des enjeux chinois, ceux qui menèrent la réorganisation

financière du Caire et de Constantinople n’eurent qu’un rôle extrêmement limité à Pékin. Ce

décalage résulte avant tout de l’écart chronologique existant entre ces deux situations : tandis

que la Sublime Porte et le régime khédivial se retrouvèrent menacés par un défaut de paiement

en 1874-1875, l’alourdissement de l’endettement chinois n’eut lieu que vingt, vingt-cinq ans

plus tard, laissant largement le temps de se retirer à ceux qui avait quarante ou cinquante ans

quand ils s’occupèrent des cas égyptien et ottoman.

Sautons donc une ou deux générations pour nous intéresser à ceux dont l’expérience ou

les connaissances préalables justifièrent l’intervention en qualité d’experts sur le sujet de la

1 Lettre d’Adrien Mazerat à M. Maretz, 22 avril 1895, DAF 88, « emprunt chinois 1895 » 2 Ibid. 3 LABIB, Malak, Art. Cit., pp. 27-28. 4 Ibid., p. 28

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

dette chinoise. Ainsi que le précédent chapitre l’a souligné, la réforme monétaire du début des

années 1900, rendue urgente par l’endettement du régime mandchou, mobilisa un nombre

particulièrement important de ces money doctors. Nous avons également déjà vu que, du fait

des liens existant entre la refonte du Tael et la réorganisation de la monnaie mexicaine, ces

derniers étaient avant tout américains. Nous n’avons en revanche pas insisté sur la manière dont

leur intervention en Chine s’encastrait dans le cadre plus général d’une promotion de l’étalon-

or par les gouvernements républicains de McKinley et Roosevelt. Si Jeremiah Jenks fut envoyé

en mission dans le Céleste Empire, c’était pourtant en qualité de membre de la toute nouvelle

Commission on International Exchange (CIE). Celle-ci avait beau avoir été fondée par le

Congrès à la demande du Mexique et de la Chine au début de l’année 1903, elle était composée

de plusieurs experts ayant déjà œuvré à la transformation monétaire d’autres pays1. Le rapport

rendu par Jenks en 1904 au sujet de son expédition traduit d’ailleurs bien la manière avec

laquelle la situation chinoise était constamment replacée dans un cadre global de diffusion de

l’étalon-or2. L’essentiel de son contenu était bien sûr centré sur le Céleste Empire (247 pages

sur 501 y étaient précisément consacrées), mais Jenks et ses co-auteurs s’efforçaient de toujours

le comparer avec ce qu’ils considéraient comme leur plus belle réussite : la réforme monétaire

des Philippines, prises à l’Espagne en 1898. Aussi, quand, en introduction, et après s’être

félicités de l’accueil que les autorités chinoises avaient réservé au professeur de Cornell, ils se

demandèrent avec quelle célérité les mandarins appliqueraient le plan de Jenks3, ce n’était que

pour mieux souligner l’efficacité des mesures déployées aux Philippines. Là-bas, en effet, grâce

à l’adoption de la grande loi du 2 mars 1903, seuls quelques décrets « mineurs4 » étaient encore

nécessaires. Il fallait donc « féliciter le gouvernement des Philippines pour avoir établi, en à

peine un an et dans toute la rigueur de sa lettre, un système à étalon-or parfaitement adapté aux

besoins de sa population5 ». Derrière le gouvernement philippin, il est toutefois assez clair que

c’est elle-même que la CIE congratulait. De cette manière, elle essayait aussi de convaincre

Pékin que le chemin emprunté par Manille était le meilleur à suivre. La participation de Charles

Conant à la rédaction du rapport de Jenks est à ce titre révélatrice. Conant ne fut en effet que

1 ROSENBERG, Emily, Op. Cit., p. 19 2 Le titre était en lui-même évocateur : HANNA, Hugh, CONANT, Charles, JENKS, Jeremiah, Gold

standard in international trade. Report on the introduction of the gold-exchange standard into China,

the Philippine Islands, Panama, and other silver-using countries, and on the stability of exchange,

Washington D.C. (Etats-Unis), Government Printing Office, 1904, 512 pages 3 Ibid., p. 20 4 Ibid., p. 22 5 Ibid.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

très indirectement impliqué en Chine. Il était en revanche le directeur de la CIE, l’ami intime

de Lyman Cage, secrétaire d’Etat au Trésor, et l’homme de la réforme philippine. Son nom fut

même officieusement donné à la nouvelle monnaie de l’archipel1 ! Le plan de Jenks épousait

d’ailleurs les contours de celui de Conant ; comme ce denier, il prévoyait l’émission d’une

nouvelle monnaie, certes concrètement en argent, mais dont la valeur devait être adossée au

stock d’or national2. Et pour le constituer, Jenks proposait que la Chine crée un fonds en dollars

(dont la parité avec l’or était fixe) et dispose celui-ci dans une banque new-yorkaise3,

exactement comme l’avait fait Conant4. L’expérience philippine fournit donc bien l’un des

cadres intellectuels à l’aune desquels la situation chinoise fut appréhendée.

L’un, mais non le seul. En même temps que la Chine et les Philippines, la CIE

s’intéressait aussi à Cuba et au Panama5. Inextricablement liée à l’endettement du régime

mandchou, la question de la réforme monétaire6 chinoise intégrait donc le Céleste dans un large

réseau de circulations internes à l’empire américain, alors en formation. Cela n’était pas sans

effrayer les puissances européennes, qui devaient déjà composer, depuis 1895, avec l’expansion

japonaise en Mandchourie7. Voir les Etats-Unis se mêler aux affaires financières chinoises était

en effet l’assurance de voir émerger un nouveau concurrent sérieux sur tous les dossiers liés à

la dette du régime impérial. La France, le Royaume-Uni et l’Allemagne accueillirent aussi avec

soulagement la décision de JP Morgan de se joindre aux établissements du Consortium pour

émettre l’emprunt nécessaire à la mise en œuvre de la réforme monétaire8 ; une émission

collégiale assurait un semblant d’équilibre des pouvoirs en Chine. Elle ne réglait cependant pas

tous les problèmes. Pour coordonner la mise en œuvre des dispositions du contrat d’emprunt, il

fallait en effet nommer un conseiller étranger auprès du gouvernement impérial. Or à Paris,

Londres, Berlin ou Washington, on craignait qu’il n’y ait là, pour celui qui serait désigné, une

occasion unique d’influencer le cours des évènements en faveur de son pays. Aussi, après

d’intenses tractations, c’est finalement un néerlandais qui fut désigné9. Gerard Vissering était

depuis 1906 le président de la banque de Java et il s’était fait remarquer pour avoir entamé le

1 ROSENBERG, Emily, Op. Cit., p. 15 2 HANNA, Hugh, CONANT, Charles, JENKS, Jeremiah, Op. Cit., pp. 123-131 3 Ibid., p. 132 4 ROSENBERG, Emily, Op. Cit., pp. 18-19 5 Ibid., p. 20 6 Jenks conseillait ainsi la conclusion d’un grand emprunt pour mener à bien cette réforme. HANNA,

Hugh, CONANT, Charles, JENKS, Jeremiah, Op. Cit., pp. 136-138 7 Légation française en Chine au Ministre des Affaires Etrangères, 13 avril 1903. 148 CP/COM - 344 8 MEULEAU, Marc, Op. Cit., pp. 240-241 9 Note du Ministère des Affaires Etrangères, 10 octobre 1911. 148 CP/COM - 355

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

processus de transition du système monétaire néerlandais vers l’étalon-or1. Sa nomination rend

compte d’un phénomène intéressant, à savoir que les rivalités entre les puissances étaient

susceptibles d’introduire dans le jeu des emprunts chinois et de leurs suites le ressortissant d’un

pays dont le gouvernement avait refusé, en 1898, de répondre à la demande de fourniture de

capitaux exprimée par Pékin, par peur des complications géopolitiques que cela impliquerait2.

Auréolé de son statut de « neutre », Vissering établit ainsi un lien entre la gestion néerlandaise

de la colonie indonésienne et les questions financières chinoises. Bien qu’il n’eut au final rien

à superviser (la révolution de 1911 reporta sine die toute entreprise de réforme monétaire), il

incarne les circulations transimpériales qu’occasionnèrent l’encadrement de la dette du Céleste

et ses épigones

Des hommes, des pratiques et des idées, tous liés à l’adoption de l’étalon-or, naviguèrent

ainsi de Java à Cuba, en passant par Manille et Washington, pour finalement poser pied à terre

à Pékin. Par conséquent, les préceptes dont se revendiquèrent les partisans d’une transformation

structurelle de la monnaie chinoise ne furent pas à première vue forgés sur le terrain asiatique :

ils s’y imposèrent plutôt. Pour Marc Flandreau, c’est là une des caractéristiques du money-

doctoring de la première mondialisation : à l’inverse de ce qui eut court dans l’Entre-deux-

guerres, mais de manière étrangement parallèle à ce que fit le FMI dans les années 1980, les

experts et les conseillers financiers de la Belle-Epoque ne cherchaient guère à saisir les

spécificités individuelles des pays où ils intervenaient3. Leur action s’inscrivait au contraire

dans un cadre conceptuel préexistant, largement informé, selon lui, par les crises monétaires

et/ou d’endettement que connut l’Europe au milieu du XIXe siècle4. En d’autres termes, plus

encore que les Philippines, Jenks, Conant et les autres membres du CIE auraient conçu la

réforme monétaire chinoise en se basant sur les leçons que les gouvernements, anglais,

américains, italiens ou austro-hongrois tirèrent des crises de 1821, 1873, 1884 et 1896

(respectivement). L’impérialisme par la dette procéderait donc également d’un impérialisme

conceptuel : les cadres cognitifs au prisme desquels la dette chinoise était appréhendée auraient

été façonnés sur un terrain occidental. La thèse est séduisante, et rend compte d’une part

indéniable de la réalité. Cependant, elle néglige aussi les nombreux banquiers, agents des

douanes ou diplomates qui arrivèrent en Chine sans prénotions et forgèrent en son sein une part

1 Biographie en ligne de Gerard Vissering par Joh de Vies pour l’institut Huygens :

http://resources.huygens.knaw.nl/bwn1880-2000/lemmata/bwn3/vissering?MenuSize=S 2 Ambassade de France aux Pays-Bas au Ministre des Affaires Etrangères, 13 février 1898, 148

CP/COM – 352 3 FLANDREAU, Marc (dir.), Op. Cit., Introduction 4 Ibid.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

importante de leurs savoirs relatifs à l’endettement public et aux désordres monétaires qui y

étaient liés. Ce sont donc vers ces derniers que nous allons maintenant nous tourner.

La dette publique chinoise, un objet grâce auquel gagner en expertise

Les banquiers qui s’occupaient quotidiennement des emprunts d’Etat chinois n’avaient

pas tous le pedigree d’Edmond Joubert ni les origines familiales de Gerard Vissering, fils d’un

économiste libéral néerlandais de premier plan1. Beaucoup arrivèrent en fait en Chine sans

connaissance préalable en économie politique ou d’expérience concrète de la gestion financière.

Les carrières bancaires étaient ainsi faites que les postes à l’étranger étaient souvent parmi les

premiers obtenus par les jeunes hommes désireux de gravir les échelons de l’établissement dans

lesquels ils s’étaient enrôlés. La trajectoire de Charles Addis (1861-1945) le montre

parfaitement. Fils d’un pasteur écossais, il entra à la Hong-Kong Bank à 19 ans comme simple

clerc, après avoir travaillé pendant trois ans dans une maison d’import-export. Quarante ans

plus tard, il quitta le groupe en qualité de London manager, soit l’un des plus hauts postes de

l’organigramme de la future HSBC2. Il poursuivit alors une carrière à mi-chemin entre la

banque et la diplomatie, entamée déjà quelques années auparavant. Nommé directeur de la

Banque d’Angleterre en 1918, il participa en 1922 à la conférence de Gênes, chargée de rétablir

l’ordre monétaire mondial, en qualité d’expert financier de la délégation britannique. Deux ans

plus tard, il prit part à la mission Montagu, au Brésil, et entra au comité Colwyn sur les dettes

et les impôts irlandais3. Aux lendemains de la Grande Guerre, Addis semblait donc s’être

imposé comme un money-doctor de premier plan, à l’expertise recherchée sur toutes les

questions de dette souveraine et/ou de réorganisation monétaire. Ce qui est fascinant dans son

cas, c’est que sa légitimité provenait essentiellement de l’expérience qu’il accumula en Chine,

puis dans le reste de l’Asie, en tant qu’agent de la Hong-Kong Bank. De ce côté praticien, il sut

faire sa force, finissant même par publier un ouvrage issu de ses réflexions de terrain sur les

1 Biographie en ligne de Gerard Vissering par Joh de Vies pour l’institut Huygens :

http://resources.huygens.knaw.nl/bwn1880-2000/lemmata/bwn3/vissering?MenuSize=S 2 KING, Frank H.H., History of the Hong Kong and Shanghai Banking Corporation, Volume 1: The

Hong Kong Bank in Late Imperial China 1864-1902, Cambridge University Press, 1988, 752 pages 3 DAYER, Roberta, Op. Cit. On pourra également se référer à la notice biographique de Charles Addis

disponible sur le site des archives nationales britanniques.

http://discovery.nationalarchives.gov.uk/details/rd/362ee1e5-6607-4129-bbff-d8572349e799

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

enjeux monétaires1. Voyons donc comment sa réflexion se structura au gré des épisodes qui

scandèrent le rythme de l’histoire de la dette chinoise. Il y a là un moyen de remettre en cause

la thèse exposée dans la première section de ce chapitre, à savoir que la Chine ne fut que le

support passif sur lequel s’appliquèrent des théories formées en terrain européen.

Addis commença à systématiser sa pensée sur les enjeux d’endettement et de monnaie

dans la seconde moitié des années 1880, période à laquelle il se mit à écrire pour le Chinese

Times, d’Alexander Michie. Nommé à Pékin en 1886, puis à Tien-Tsin en 1889, il commit là-

bas de plus en plus de tribunes ou d’articles dans lesquels il dénonçait la manipulation du cours

de la monnaie par les autorités impériales, ou analysait les relations de pouvoir qui se nouaient

entre les puissances au sujet des emprunts chinois2. A deux reprises (1891 et 1897), il eut

l’occasion de comparer, à Calcutta, la situation des monnaies indiennes et chinoises ; il en

ressortit fermement convaincu que la quantité de signes monétaires en circulation et la

confiance qu’inspiraient les institutions d’émission étaient les deux déterminants cruciaux de la

valeur de la monnaie3. Il avait échafaudé l’ébauche de ce raisonnement quelques années plus

tôt en Corée, à l’occasion d’une brève mission où il assista le conseiller financier du roi, John

McLeavy Brown, un employé du Service des Douanes Impériales Maritimes4. Son deuxième

séjour dans le joyau de l’empire britannique fut toutefois l’évènement le plus important. Selon

Roberta Dayer, c’est là qu’Addis murit son intérêt pour l’économie politique et sentit le besoin

d’étoffer son expérience par un enseignement théorique plus poussé.

En 1899, à l’occasion d’un retour en Ecosse, il demanda à la direction de la Hong-Kong

Bank le droit à un congé d’un an pour suivre à l’université d’Edimbourg les enseignements de

Joseph Shield Nicholson, le président de la Société des Economistes d’Ecosse, ce qu’il obtint5.

Toutefois, son employeur ne lui accorda cette dérogation qu’à condition qu’il aille ensuite

remplacer aux Etats-Unis pour quelques mois A. M. Townsend, le représentant habituel de la

Hong-Kong Bank à New-York. Le motif de cette mission mérite toute notre attention. Ewen

Cameron, London manager de l’établissement, attendait d’Addis qu’il partage avec les

financiers et les diplomates américains son expérience des monnaies asiatiques. En Inde, en

Corée et, surtout, en Chine, il avait accumulé une connaissance de première main sur les

spécificités des numéraires locaux. Or les Américains risquaient fort d’avoir besoin de ces

1 ADDIS, Charles, The Future of monetary policy: a report on international monetary problems,

Londres, Oxford University Press, 1935 2 DAYER, Robert, Op. Cit., chap. 1, pp. 20-34 3 Ibid., chap. 2, p. 42 4 Ibid., p. 40 5 Ibid., p. 47

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lumières, pensait Cameron. Ils se préparaient en effet…à organiser la frappe d’une nouvelle

monnaie dans leur colonie des Philippines1 ! Nous n’avons malheureusement pas réussi à en

savoir plus sur les échanges qu’eut réellement Charles Addis avec Charles Conant, Jeremiah

Jenks ou d’autres futurs membres de la CIE. Ni l’ouvrage de Robert Dayer, ni les archives

d’HSBC ne nous ont permis d’obtenir davantage d’informations à ce sujet, et nous avons passé

trop peu de temps aux London Metropolitan Archives pour parvenir à trouver des traces de ce

séjour américain d’Addis dans sa correspondance personnelle. Le simple fait que lui,

représentant emblématique de la Hong-Kong Bank en Chine, ait été envoyé à New York pour

échanger avec les promoteurs de la réforme monétaire philippine est cependant révélateur de

phénomène de circulations croisées. D’un côté, les dirigeants de la CIE apparaissaient légitimes

à intervenir sur le dossier de la monnaie chinoise du fait de leur succès aux Philippines. De

l’autre, ils avaient été mis au courant des subtilités des monnaies orientales par Charles Addis,

fin connaisseur de la numismatique chinoise pour avoir travaillé dessus plusieurs années. La

Chine apparaît donc au départ et à l’arrivée de cette chaîne d’interactions mêlant des money-

doctors aux profils divers. Face à Addis qui cherchait à acquérir une formation supérieure sur

son temps de congé, se tenait Jenks, professeur à la prestigieuse Cornell University. Le plus

informé des deux n’était toutefois pas celui auquel on pense à première vue : grâce à son

implication dans la gestion de la dette publique chinoise, Addis pouvait faire valoir une

compétence réelle, une expertise sur laquelle il ne tarda pas à baser sa fulgurante ascension du

début des années 1900.

Lors des négociations de la Boxer Indemnity, il fut ainsi l’un des seuls à s’inquiéter de la

dégradation de l’argent, et des conséquences que cela aurait sur le poids réel de l’indemnité que

l’on s’apprêtait alors à imposer à la Chine. En d’autres termes, il fut le premier à saisir les liens

qui existaient entre les questions de dette et de monnaie. A l’été 1901, les diplomates étrangers

commencèrent à saisir l’ampleur du problème. Rappelons que le texte du protocole qui mit un

terme à l’insurrection des Boxers prévoyait un paiement de l’Indemnité en taels. Seulement, la

Boxer Indemnity constituait bien une dette en or ; toute la question était donc de définir le

niveau de parité auquel les annuités allaient être versées. Pour la Chine, qui faisait face à la

dévaluation de sa monnaie, et donc à l’appréciation de son passif, il y avait tout intérêt à se

conformer à la parité d’avril 1901, consignée dans le traité. C’était cependant là une solution

qui faisait supporter le poids de la dépréciation du taels sur les créanciers étrangers2. Pour avoir

1 Ibid., p. 48 2 Voir les chapitres 2 et 8

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anticipé ce problème, Addis se retrouva projeté sur le devant de la scène. Le département d’Etat

américain lui demanda notamment une note sur le système monétaire chinois dont les

conclusions servirent de base au Traité Mackay1. Une fois celui-ci signé, Addis fut rapatrié à

Londres par l’état-major de la Hong-Kong Bank. Celui que son ami Murray Stewart

surnommait « le Bagehot de l’Extrême Orient2 » était visiblement devenu trop précieux pour

rester en Chine. C’est toutefois bien l’expertise qu’il avait gagné dans ce dernier pays qui faisait

toute sa valeur et justifiait nombre des missions que ses supérieurs et le Foreign Office lui

confièrent par la suite. En décembre 1908, il fut ainsi nommé British Censor de la Banque

d’Etat du Maroc, conseillant donc le gouvernement sur tous les dossiers liés à cet établissement.

La Banque d’Etat du Maroc avait vu le jour un an plus tôt, en 1907, et combinait peu ou prou

les fonctions d’une banque centrale, chargée de la réorganisation la monnaie nationale, avec

celle d’une caisse de la dette, seule autorisée à émettre des emprunts d’Etat et gérer les gages

auxquels ces derniers étaient adossés3. Le Maroc était effectivement gravement endetté et se

trouvait en outre au cœur de relations conflictuelles entre les puissances. « Le Maroc, comme

la Chine, était un pays où les gouvernements européens utilisaient l’arme financière pour

poursuivre des objectifs politiques4 ». La Banque d’Etat du Maroc, fille du Traité d’Algesiras

de 1906, était donc une institution taillée sur mesure pour Charles Addis : elle offrait un

contexte où il pouvait parfaitement mettre en valeur l’expertise qu’il avait acquise en Chine en

matière de négociations de prêts, de stabilisation monétaire et de dialogue entre les puissances.

La trajectoire de cet homme, qui commença, rappelons-le, à 16 ans comme employé

d’une maison de commerce écossaise, est donc révélatrice des relations complexes que la dette

chinoise entretint avec la genèse et la circulation de certains savoirs de gouvernement. Loin de

se limiter à un problème que des conseillers financiers étrangers tachèrent de résoudre en

appliquant de manière systématique des préceptes prêts à l’emploi, cette dette fut aussi un

dossier dont le traitement répété constitua l’expérience légitimatrice de certains experts de la

Belle Epoque et des Années Folles. Forts des savoirs qu’ils accumulèrent à cette occasion, ces

banquiers reçurent sur le terrain chinois leur brevet de money doctor, qu’ils purent ensuite faire

valoir sur d’autres scènes nationales. En cela, la dette chinoise fut autant le point d’arrivée que

le point de départ de circulations transimpériales ; les mesures ou les réformes que l’on mit en

1 DAYER, Roberta, Op. Cit., p. 51. CAIN, Peter, HOPKINS, Antony, Op. Cit., p. 436 2 Lettre du 21 juillet 1902, cité par DAYER, Roberta, Ibid. 3 CHAPPERT, Magali « Le Projet français de banque d'État du Maroc, 1889-1906 », Revue française

d'histoire d'outre-mer, tome 62, n°229, 4e trimestre 1975. pp. 567-593 4 DAYER, Roberta, Op. Cit., p. 61

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œuvre à son sujet s’exportèrent autant qu’elles furent importées. Arrive-t-on, pour autant, à un

portrait complet des attitudes et des pratiques suscitées par l’accroissement de l’endettement de

la dynastie Qing ? Evidemment non. Dans tout ce que nous avons dit jusqu’ici, une catégorie

d’acteurs brille par son absence : les décideurs chinois. Etudier leur point de vue au sujet des

créances impériales, des réformes qu’elles permettaient, ou au contraire limitaient, constituera

ainsi l’objectif de notre dernier chapitre.

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Chapitre 10. La dette des Qing : regards chinois

Etudier la dette publique chinoise comme une ressource de l’expansion occidentale en

Extrême-Orient comporte un risque majeur : celui de négliger le rôle des agents chinois dans

notre histoire. Bien sûr, nous l’avons déjà fait apparaître en creux, en regardant à l’intersection

de diverses sources européennes. Seulement, nous l’avons passé sous silence là où il était

pourtant évident. Les marchands de soie lyonnaise ne s’aventuraient ainsi pas eux-mêmes à

l’intérieur du Céleste pour acheter cocons et autres matières premières nécessaires à leur

industrie. Ils ne payaient donc pas directement les likins, qui attisaient pourtant tant leur colère.

Les plaintes de Paul Brunat, relayées à Gabriel Hanotaux par Gaston Bézaure1, concernaient en

fait les taxes dont devaient s’acquitter les compradors, ces intermédiaires chinois

indispensables à toute affaire étrangère prospère. Relais de l’influence occidentale en Chine, ils

assuraient sa prise sur le corps social mandchou2. Pour Roberta Dayer, la réussite de Charles

Addis en Asie s’explique ainsi par sa rapide compréhension du rôle crucial que pouvaient avoir

ces agents de liaison. Il les utilisa notamment afin de faire remonter les informations et les

rumeurs qui ne circulaient pas dans les concessions, mais qui pouvaient tout de même être d’une

importance majeure pour emporter un contrat de prêt face à la concurrence croissante des

établissements étrangers. En juin 1886, il écrivait ainsi à Ewen Cameron : « maintenant qu’ont

débarqué des syndicats français et allemands impatients de s’emparer de ce marché [celui des

emprunts d’Etat], il est d’une immense importance d’acquérir une information quotidienne de

qualité. Et on ne peut obtenir cela qu’auprès des Chinois3 ». Les relations que ses cadres

entretenaient avec des acteurs locaux pourraient alors expliquer que la Hong-Kong Bank

semblait toujours avoir un temps d’avance sur ses concurrents, qui apprenaient parfois qu’un

emprunt allait être émis quand cet établissement annonçait l’amorce des négociations4. Il est

vrai que jusqu’à ce que la Banque de l’Indochine ouvre un établissement à Shanghai à l’été

1898, la finance française pilotait les affaires chinoises depuis Paris5…

1 Lettre de Gaston Bézaure à Gabriel Hanotaux, 20 mai 1898, 148 CP/COM – 352. Voir le chapitre 8 2 BICKERS, Robert, Op. Cit., p. 39, p. 101, p. 189, pp. 288-291 et pp. 292-293. Voir également HAO,

Yen-Ping, « A "New Class" in China's Treaty Ports: The Rise of the Comprador-Merchants », The

Business History Review, Vol. 44, No. 4 (Hiver 1970), pp. 446-459 3 Charles Addis à Ewen Cameron, juin 1886. Cité par 4 Le 26 février 1898, Gabriel Hanotaux envoya ainsi un courrier particulièrement venimeux à

l’ambassadeur français en poste à Pékin, lui demandant comment il se faisait qu’il ait l’air d’avoir d’être

systématiquement en retard par rapport aux diplomates et banquiers anglais. 148 CP/COM - 352 5 MEULEAU, Marc, Op. Cit., pp. 190-193

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La Hong-Kong Bank ne fut toutefois pas la seule à comprendre l’importance que

pouvaient avoir les compradors chinois. Aussi européen qu’il fut dans ses plus hauts postes, le

Service des Douanes Impériales eut recours à de nombreux employés locaux pour assurer

l’intermédiation entre ses membres et l’administration mandchoue. Bien que relégués au second

rang dans la hiérarchie de cette institution, ils permettaient aux fonctionnaires occidentaux, loin

d’être tous familiers de l’organisation étatique impériale et de la langue chinoise, de comprendre

de manière un peu plus fine les différentes situations auxquelles ils étaient quotidiennement

confrontés1. Par manque de sources, ce chapitre ne se concentrera toutefois pas vraiment sur

ces intermédiaires locaux. Il abordera plutôt un autre point particulièrement important de

l’histoire de la dette : les regards que portaient sur elle les élites chinoises, et l’usage qu’elles

en firent dans le cadre des tensions qui existaient entre ses différentes factions. Il y a là un enjeu

majeur pour qui veut comprendre l’attitude de ceux qui se retrouvaient exposés à l’impérialisme

de la dette. Certains groupes essayèrent-ils de transformer les emprunts et les pressions

extérieures comme des ressources dans le conflit qui les opposaient à leurs ennemis internes ?

Essayèrent-ils plutôt de les retourner contre ceux qui tâchaient de leur imposer le paiement

d’indemnités ou la demande de prêt ?

Pour tenter de répondre à ces questions, nous commencerons par analyser comment,

durant la période dite « d’autorenforcement » (1861-1895), le clan en faveur d’un alignement

de la Chine sur les canons occidentaux s’efforça d’utiliser les capitaux étrangers afin de

précipiter les réformes que ses adversaires bloquaient à la cour. Nous verrons ensuite que la

guerre contre le Japon et, surtout, la révolte des Boxers provoquèrent un changement radical de

son attitude, désormais structurée par un rejet virulent du déni de souveraineté que constituait

l’accroissement de l’endettement souverain. Enfin, nous montrerons que, de 1874 à 1913, le

droit de contracter un emprunt en engageant l’Etat chinois et ses ressources constitua un conflit

de légitimité au cœur de nombreuses polémiques.

1 CHANG, Chihyun, Government, Imperialism and Nationalism in China: The Maritime Customs

Service and Its Chinese Staff, New York: Routledge, Routledge Studies in the Modern History of Asia,

2013

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Modernité ou tradition ? L’endettement externe comme ressource dans

un conflit curial

Nous avons vu au chapitre 1 à quel point les emprunts de notre première période (1874-

1895) étaient marqués du sceau des campagnes militaires et des soulèvements insurrectionnels

contre le régime en place. Suite aux deux guerres de l’Opium, la Chine traversa en effet des

temps difficiles, faits d’agressions étrangères et de contestations internes. Quelques généraux

et/ou dignitaires de haut rang, comme Li Hongzhang, Tchang Tchi-Tung ou Tso Tsung-Tang,

plaidèrent alors pour que d’ambitieux programmes militaires soient mis sur pied : humiliée et

agressée, la Chine ne pouvait répondre qu’en se dotant d’une défense digne du défi que

représentaient les armées occidentales. Le programme « d’autorenforcement » comprenait ainsi

une large composante militaire ; au côté de la nouvelle école de traduction (Tongwen Guan1),

c’est l’arsenal de Jiangnan, situé à Shanghai et également inauguré en 1865, qui fit office de

foyer de convergence des esprits modernisateurs2. Le grand chantier naval qui y fut lancé visait

notamment à fournir au Céleste une marine de qualité. Accueillant plusieurs experts européens,

il s’affirma comme « un lieu privilégié des transferts de technologie et de connaissances3 ».

Cependant, ces réformes avaient un coût. Et l’assumer était d’autant plus difficile qu’elles

devaient affronter la réticence d’influents personnages.

Tout le monde à la cour impériale ne partageaient pas les vues de Li Hongzhang et

consorts. Après la défaite de 1860, un certain nombre de mandarins développèrent un sentiment

anti-étranger, caractérisé par une attitude de repli et conduisant au refus de toute introduction

des technologies occidentales en Chine, furent-elles militaires. Liu Hsi-Hung et Weng T’ung

Ho, deux lettrés partisans d’un retour au confucianisme le plus orthodoxe pour sortir le Céleste

de ses impasses, s’opposaient en particulier à l’importation d’armes étrangères. Il n’y avait là

pour eux qu’une ruse des puissances, donnant l’impression à la Chine qu’elle se renforçait

tandis que lui était en fait revendu un matériel obsolète. Dans la province du Sichuan, qu’il

gouverna de 1886 à 1894, Liu Ping-Chang tint le même raisonnement4. Il n’était donc pas facile

pour les défenseurs de la modernisation militaire de faire avancer leurs pions au sein des jeux

1 Voir le chapitre 8 2 LIU, Kwang-Ching, SMITH, Richard J., « The military challenge: the north-west and the coast »,

Chap. Cit. Le rôle de l’arsenal de Jiangnan est également souligné par PAULES, Xavier, Op. Cit. 3 CORNET, Christine, citée par XIAO-PLANES, Xiaohong, « La difficile réforme de l’Etat chinois »,

Matériaux pour l'histoire de notre temps, 2013/1, n° 109 - 110, p. 5 4 HAO, Yen-Ping, WANG, Erh-Min, “Changing Chinese view of Western Relations. 1840-95”, Chap.

Cit.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

de pouvoir particulièrement complexes de la cour impériale. L’endettement externe représentait

par conséquent pour eux une tangente, le moyen de sortir d’une logique de confrontation

favorable au statu-quo. Encore fallait-il que l’occasion propice à la contraction d’un grand

emprunt se présente ; ceux qui étaient opposés à toute réforme militaire n’auraient en effet sans

doute pas laissé leurs adversaires faire tranquillement appel aux capitaux étrangers. C’est ainsi

que les guerres et les soulèvements internes se présentèrent comme des fenêtres d’opportunité

uniques, légitimant tout à la fois un endettement vis-à-vis l’étranger et l’utilisation des fonds

ainsi obtenus à des fins militaires.

Il fallait toutefois être astucieux. Solliciter un prêt démesurément élevé relativement aux

besoins immédiats était certes tentant, mais cela pouvait aussi attirer l’attention des plus

récalcitrants à l’établissement de tout nouveau lien avec l’étranger. Ainsi, Shen Pao-Chen,

ancien directeur de l’arsenal de Fuzhou et chargé de la défense maritime contre le Japon au

large de Formose, essaya en vain d’obtenir en 1874 un emprunt de 6 millions de Taels. Le

paiement de l’indemnité à laquelle le Japon conditionnait son départ de la future Taiwan

avoisinait « seulement » le million et demi de taels. Shen eut alors beau argumenter que les 4,5

millions restants allaient être utilisés de manière fort à propos pour le renforcement des défenses

côtières, ses demandes restèrent lettre morte : il n’obtint le droit d’endetter le gouvernement

impérial qu’à hauteur de 2 millions1. D’autres eurent un peu plus de chance. Quelques-uns des

emprunts négociés durant la guerre contre la France, en 1884-1885, furent ainsi visiblement

détournés de leur but premier pour être réalloués à l’intérieur des terres. Là-bas, divers projets

n’avaient là apparemment pas trouvé de quoi se financer, bien qu’il ne nous soit pas possible

d’en savoir beaucoup plus. David King pointe simplement du doigt qu’une partie de l’emprunt

octroyé par la Chartered Bank of India en 1885 à la vice-royauté de Canton servit ensuite au

Yunnan et au Guizhou2.

Pour trouver trace, à l’époque, d’emprunts contractés afin de contourner les blocages de

Pékin, il faut porter notre attention sur les créances n’ayant pas reçu le précieux édit impérial,

et donc adossées à la fortune individuelle de quelques vice-rois. L’un d’eux, Li Hongzhang, fut,

en particulier, particulièrement actif dans cette politique d’endettement personnel. Li

Hongzhang était l’un des plus fervents partisans de l’autorenforcement, surtout s’il était mené

à des fins militaires. Homme fort de l’offensive menée contre les Taiping dans les années 1850-

1860, il régna ensuite sur la province du Tchili et sa capitale Tien-Tsin. Bien que le port de

1 KING, David J.S., Op. Cit., pp. 33-35 2 Ibid., pp. 224-225

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cette ville n’était que de taille modeste, plusieurs établissements étrangers (Jardines dans les

années 1870 et la Hong-Kong Bank en 1881) y ouvrirent une succursale. Ce phénomène traduit

un trend que nous avons vu aux chapitres 1 et 4, à savoir la réorientation des banques coloniales

vers des enjeux plus spécifiquement financiers. Il illustre aussi toute la place de Li Hongzhang

au sein de la galaxie réformatrice : si les établissements financiers européens venaient

littéralement à lui, c’était pour pouvoir lui accorder avances et autres prêts. Court-circuitant

ainsi les oppositions qu’il rencontrait à la cour, Li paya, grâce aux emprunts qu’il négocia avec

la Hong-Kong Bank et son représentant local, le français François de Bovis, une bonne partie

de ses réformes militaires. A en croire David King, la célèbre « flotte de Beiyang » (marine

moderne qui fit, à la fin des années 1880, la célébrité de Li Hongzhang) fut notamment financée

de cette manière1.

Nous avons largement montré la pertinence qu’il y avait à décrire la dette chinoise comme

la résultante de l’expansion imposée par les puissances au Céleste Empire en Extrême-Orient.

Toutefois, il nous semblait également important de souligner que le recours aux capitaux

étrangers put aussi se concevoir, par les factions les plus investies dans le mouvement

d’autorenforcement, comme une solution alternative à l’épreuve de force contre le clan le plus

« traditionaliste » de la cour impériale. Ce n’est pas là une analyse qui cherche à alléger le degré

de contrainte extérieure qui caractérise l’immense majorité des dettes mandchoues. Les

quelques emprunts que Li Hongzhang contracta seul ne durent pas contribuer beaucoup à la

dynamique globale de l’endettement chinois. Pensons par exemple qu’en 1886, la Hong-Kong

Bank lui refusa, au motif qu’il représentait une somme trop importante, un emprunt de 750 000

Taels2. A côté des millions de livres empruntés entre 1895 et 1898, c’est une somme presque

ridicule. Ceci étant, il y a un réel risque d’anachronisme à déconsidérer les stratégies de Li

Hongzhang vis-à-vis des établissements financiers européens au nom des événements de la

décennie 1890. Si nous nous replaçons à hauteur du « champ d’expérience3 » des acteurs des

années 1870-1880, à une époque où la Hong-Kong Bank n’était pas encore HSBC, nous nous

apercevons que l’endettement public suscitait alors en Chine une large gamme d’attitudes.

Mettre au jour ce phénomène justifie ainsi en partie notre périodisation. Commencer notre récit

en 1874 permet effectivement de restituer une diversité de points de vue qu’une entame en 1895

aurait en grande partie masquée. Il faut dire qu’à partir de cette date, l’attitude des plus engagés

1 Ibid., p. 163 2 Ibid. 3 KOSELLECK, Reinhardt, Op. Cit.

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

en faveur de la modernisation chinoise changea du tout au tout, ainsi que le montre la section

suivante.

La nouvelle condamnation de la dette au début du XXe siècle

Il est fréquent de lire que la défaite de 1895, et le scramble qui en prolongea les

conséquences, forcèrent les élites chinoises à accentuer le mouvement d’autorenforcement,

apparu brutalement insuffisant. Selon les tenants de ce récit, l’humiliation subie contre le Japon

provoqua « la mobilisation sociale des élites lettrées » et le début du mouvement des réformes

(Weixin)1. Les principaux initiateurs de ce dernier prirent ensuite brièvement le pouvoir en

1898, lors des Cent jours, avant que l’impératrice douairière ne les en chasse. En 1901,

toutefois, la répression du soulèvement de la Société des poings de Justice et de la Concorde

contraignit Cixi à mettre en œuvre, sous le nom des Nouvelles Politiques (Xinzheng), nombre

de mesures initialement prônées par le mouvement Weixin2. De la fin de la guerre contre le

Japon à la conclusion de celle des Boxers, l’histoire chinoise serait donc guidée par le lent, mais

inéluctable, déploiement des réformes qu’appelaient déjà de leurs vœux (certes à une moindre

échelle) les partisans de l’autorenforcement. Se concentrer sur l’opinion des franges les plus

réformatrices des élites du Céleste fournit pourtant une vision toute autre : si l’on considère en

effet que le mouvement d’autorenforcement se caractérisa par une attitude favorable à

l’endettement externe, alors celui du Weixin se construisit en totale rupture avec son

prédécesseur. Suite à l’indemnité réclamée par le Japon, puis par celle exigée par les puissances,

Liang Qichao (l’une des figures les plus célèbres du Weixin3) développa par exemple une

critique particulièrement féroce des stratégies d’impérialisme par la dette.

Liang était pourtant l’un des intellectuels chinois les plus enthousiastes à l’introduction

des techniques et des savoirs occidentaux en Chine. En 1894, il officia comme secrétaire d’un

missionnaire anglais et traduisit à cette occasion en mandarin un ouvrage faisant l’apologie des

progrès de l’Europe occidentale4. En 1896, il créa un nouveau journal, intitulé Xiwu Bao (le

Progrès Chinois), plaidant pour l’industrialisation du Céleste et le développement d’une

1 XIAO-PLANES, Xiaohong, Art. Cit., pp. 6-7 2 Ibid. 3 Ibid. 4 MISHRA, Pankaj, From the Ruins of Empire: the Revolt Against the West and the Remaking of Asia,

Londres, Penguin Books, 2012, p. 142

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éducation moderne, sur le mode européen ou américain1. En 1898, il fit même partie avec son

mentor Kang Youwei du groupe d’intellectuels que l’empereur Guangxu rassembla autour de

lui lors la période des Cent jours2. A priori, il se plaçait donc dans la droite ligne de Li

Hongzhang et des partisans de l’autorenforcement, et souhaitait seulement approfondir leur

démarche. En 1898 toutefois, après le coup d’Etat de l’impératrice douairière, il dut quitter la

Chine pour s’exiler au Japon. Là-bas, sa pensée évolua vers une forme de nationalisme et prit,

au contact des Philippins fuyant la colonisation américaine ou des Vietnamiens critiques de

l’expansion française en Indochine, des accents de plus en plus anti-impérialistes3. C’est ainsi

que, écœuré par les dispositions du protocole des Boxers, il publia en 1902 un pamphlet au titre

ravageur : On the New Rules for Destroying Old Countries4. Dans cet opuscule, il prit

notamment violemment à partie le Royaume-Uni et la France, les accusant, en Egypte comme

en Chine, d’enfoncer, pour mieux les assujettir, des empires millénaires dans la spirale de la

dette5. Désormais, cette dernière, loin de favoriser la réforme de l’empire que Liang avait

appelée de ses vœux, se retrouva frappée d’infamie. Alors que les emprunts auprès de créanciers

étrangers étaient encore regardés comme les alliés de la modernisation lors des années 1860-

1895, voilà qu’ils devenaient ses ennemis irréductibles6.

La critique féroce de Liang n’était en outre pas celle d’un marginal. Elle ne traduisait pas

le simple point de vue d’un intellectuel isolé et en exil, mais rendait plutôt compte d’une rupture

générale au sein des élites chinoises jusqu’ici les mieux disposées à l’égard de l’Occident. Nous

avions ainsi, au chapitre 8, insisté sur les conséquences de la guerre des Boxers et des emprunts

de 1895-1898 sur le statut du Service des Douanes Maritimes aux yeux des officiels chinois.

L’opuscule de Liang s’inscrit totalement dans cette dynamique7. De même qu’On the New

Rules… vilipendait la démesure de la dette alors que son auteur défendait seulement dix ans

auparavant son augmentation, Gu Hongming, conseiller du puissant gouverneur du Hubei,

expliqua à Hippisley, numéro deux des Douanes Impériales, que leur collaboration passée,

pourtant fructueuse, n’était plus possible. L’élargissement du champ de compétence du Service

de Robert Hart suite aux événements de 1895-1901 en faisait une institution trop ouvertement

1 Ibid., p. 143 2 Ibid., pp. 149-150 3 Ibid., p. 157. Voir également ANDERSON, Benedict, Les bannières de la révolte, Anarchisme,

littérature et imaginaire anticolonial. La naissance d’une autre mondialisation, (traduit de l’anglais par

Emilie L’Hôte), Paris, La Découverte, 2009, pp. 238-240 4 MISHRA, Pankaj, Op. Cit., p. 159 5 Ibid. 6 Ibid., p. 161 7 HOROWITZ, Richard, Art. Cit. 2008, p. 287

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impérialiste1. Les essais croissants pour solliciter l’épargne domestique s’inscrivent également

dans l’évolution globale de cette période2. Le parallèle entre Yuan Shi-Kai et Li Hongzhang est

à ce titre très éclairant. Le premier fut nommé en 1901 comme successeur du second à la tête

du Tchili. Comme son prédécesseur, Yuan s’essaya à la modernisation de l’armée provinciale.

Comme lui, il manquait de moyens pour cela. Contrairement à lui, en revanche, il n’eut pas

recours aux services de la Hong Kong Bank pour tenter de surmonter ce problème. Il décida

plutôt d’émettre un grand emprunt interne3. Comme nous l’avons vu, celui-ci échoua assez

piteusement. Yuan Shikai avait pourtant bénéficié du soutien impérial, et il y a là quelque chose

loin d’être anodin à l’échelle de l’histoire de la dette publique chinoise. Beaucoup d’individus

prétendirent en effet traiter au nom de l’Empire Qing en toute légitimité avant de se retrouver

finalement désavoués depuis Pékin. Ces situations témoignent du désir qu’eut

systématiquement le gouvernement impérial de maîtriser les emprunts contractés en son nom.

Et ce sont maintenant les dispositifs qu’il mit en œuvre pour assurer le contrôle de sa signature

que nous allons étudier.

Querelles de signatures et conflits de légitimité : la ratification des

contrats de dette comme institutionnalisation des représentants de l’Etat

La question des protocoles à respecter au moment de la ratification des contrats

d’emprunt pour pouvoir, en tant que fonctionnaire impérial, engager autre chose que sa simple

personne est ancienne. En 1867, alors que Tso Tsun-Tsang procédait au premier des sept

emprunts dont il eut besoin pour financer sa campagne contre la rébellion Dungane, Robert

Hart énonça ce qui est resté comme sa « doctrine » : aucun représentant de l’empereur céleste

ne pouvait engager le revenu des Douanes maritimes comme gage d’un prêt si l’opération dans

laquelle il était impliqué n’avait pas été autorisée par un édit impérial4. Le principe eut

l’occasion d’être appliqué pour la première fois en 1875, alors que Tso Tsung-Tang cherchait

désespérément de quoi financer sa contre-offensive. Hsü Hon-Ju, taotai du Kiangsu, eut alors

l’idée de faire appel aux capitaux japonais (sans que l’on sache si Tso Tsung-Tang était au

1 Ibid. 2 Voir le chapitre 2 3 Lettre de l’ambassade de France à Pékin au Ministère des Affaires Etrangères, 29 janvier 1905. Lettre

du consulat de Tien-Tsin (capitale du Tchili) au Ministère des Affaires Etrangères, 7 février 1905. 148

CP/COM – 354. 4 KING, David J. S., Op. Cit., p. 11

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courant). Les discussions avancèrent très vite car la Banque Nationale du Japon était

particulièrement intéressée par l’affaire. Quelques semaines seulement après avoir entamé les

négociations, Hsü signait un contrat portant sur 2,5 millions de Taels à dix ans et portant intérêts

à 8,5%. Malheureusement pour lui, ce brillant succès se révéla trop précipité : Hsü avait en effet

engagé le revenu du Services des Douanes sans bénéficier d’une autorisation impériale. La

sanction fut immédiate : Hart fit arrêter le fautif et casser le contrat1. Le message était clair :

alors que l’autorité centrale était contestée par de nombreuses rébellions internes, le

gouvernement central restait maître de ses revenus. On ne plaisantait pas avec la souveraineté

en matière financière à la cour des Qing.

Au fur et à mesure que le recours des autorités provinciales aux capitaux étrangers

s’accrut2, le dispositif se complexifia. En 1892, la « doctrine Hart » fut étendue à toutes les

recettes de l’Etat. D’un côté, le gouvernement central chinois exigeait que tous les vice-rois,

gouverneurs ou taotais locaux lui demandent désormais la permission avant de contracter un

emprunt gagé sur les revenus de leur juridiction. De l’autre, il demanda à tous les créanciers

étrangers de mettre au courant leur ambassade de la demande formulée par l’autorité locale

chinoise. C’est en effet le corps diplomatique qui devait communiquer à son ressortissant si,

oui ou non, le Tsongli Yamen avait approuvé l’opération. Dans le cas contraire, le capitaliste

étranger qui décidait quand même de prêter à l’autorité locale ne pouvait se retourner vers le

gouvernement impérial en cas de défaut, ni même demander à ce que le budget ordinaire de la

juridiction à laquelle il avait prêté soit mis à contribution pour le rembourser3. L’effort déployé

pour présenter comme homogène un corps étatique qui ne l’était en fait pas (voir la première

section de ce chapitre) était donc remarquable. Il n’empêcha pas quelques ratés magistraux.

Le plus incroyable d’entre eux eut lieu à Londres, en 1895. Il est relaté par un ensemble

de lettres ubuesques que s’échangèrent le comte de Kimberley, le marquis de Salisbury (tous

deux membres du Foreign Office), Kung Ta-Jen (de la Légation chinoise au Royaume-Uni) et

W. Lander (de la Banque Impériale Ottomane)4. A l’origine du litige se trouvait un contrat de

prêt portant sur un million de livres et conclu le 30 avril 1895 entre la Banque Impériale

Ottomane et Lien Yong, attaché de la Légation chinoise à Paris. Accrochons-nous bien : Lien

Yong aurait signé le contrat pour remplacer Tching Tchang, le chargé d’affaires de la légation

1 Ibid., pp. 94-96 2 Voir le chapitre 1 3 FO 881/6160 X. China. Notification. Contracts for Loans. 1892. 4 FO 881/6653. China. Correspondence. Repudiation of a Contract of Loan for 1 000 000 £ negotiated

between Wang Ta-Jên on behalf of the Chinese Government and the Imperial Ottoman Bank. 1895.

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parisienne, malade le 30 avril et qui s’était lui-même substitué au signataire original de ce prêt,

Wang Ta-Jên, envoyé spécial de l’empereur chinois auprès du Tsar. Aussi complexe qu’elle

soit, la situation apparaissait malgré tout dans les règles. Seulement, l’édit impérial validant la

transaction, n’arriva jamais à bon port, faute d’avoir été transmis à l’ambassadeur britannique

à Pékin qui devait assurer la liaison avec la Banque Ottomane. C’est aussi pour tâcher d’y voir

plus clair qu’à la fin du printemps 1895, le Foreign Office entra en contrat avec Kung Ta-Jen.

Après enquête ce dernier répondit finalement que, depuis le départ, Wang Ta-Jên n’était pas

habilité à engager ainsi son Etat sur une transaction aussi importante. L’explication fut loin de

satisfaire Lander, mais celui-ci n’eut pas vraiment le loisir de s’expliquer avec celui qui l’avait

trompé : Wang Ta-Jên, annonça Kung Ta-Jen, avait été rappelé en Chine. En l’absence de

sources chinoises, nous sommes contraints de nous reposer sur les archives du Foreign Office

pour essayer de comprendre ce qui se déroula exactement à Londres en avril-mai 1895. Or

celles-ci sont bien maigres : tous les renseignements qu’elles donnaient à ce sujet ont été repris

dans le paragraphe ci-dessus… Que put-il donc bien se passer pour que défilèrent ainsi au sujet

d’un même emprunt autant de représentants du Céleste Empire, revendiquant tous leur

légitimité comme commis de leur pays, avant de disparaître tout aussi rapidement qu’ils étaient

apparus ? Il est pour le moment impossible de le dire. Cependant, un tel fiasco n’est pas sans

enseignement : il rend compte au minimum des difficultés qu’éprouvait parfois l’Etat chinois,

notamment en situation de crise (au printemps1895, le Céleste venait d’être défait par le Japon)

à parler d’une seule voix au sujet de son endettement. Nous retrouverions donc ici, sur la scène

internationale, ce que nous avons déjà rencontré sur la scène domestique, à savoir que

l’endettement public constituait un enjeu de luttes et de querelles entre différents clans au

pouvoir, réclamant chacun leur bon droit à agir comme représentants légitimes de la nation au

sujet des questions financières. Politique, la dette souveraine chinoise le serait donc à plus d’un

titre : parce qu’elle serait un outil au service de l’expansion des puissances tout d’abord. Parce

que, ensuite, l’usage à faire de cet outil serait un objet de rivalités et de tensions entre ces

puissances. Parce que, enfin, elle cristalliserait des conflits internes au champ du pouvoir

chinois de la fin du XIXe siècle.

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Conclusion

Ce travail nous a conduit à considérablement nuancer le discours dominant dans

l’historiographie des dettes souveraines. Nous avons d’abord souligné que la dette chinoise

n’était pas un mode alternatif ou détourné de conquête, où le contrat de prêt remplacerait la

canonnière comme emblème de l’impérialisme. Les sommes dues par le gouvernement impérial

à ses créanciers étrangers n’ont pas été récupérées ex-post à des fins d’expansion. Constituées

en majeure partie des dépenses qu’occasionnèrent les guerres contre les puissances, elles ont

dès l’origine défini la dette des Qing comme une dette de vaincus. Quatre grandes périodes

nous ont ensuite semblé se distinguer dans l’histoire de cette dernière.

Celle des années 1870 à 1895 d’abord. La majorité des emprunts d’Etat y furent

contractés pour répondre aux défis militaires que représentèrent l’insurrection Dungane et la

guerre contre la France. Dans ces années d’autorenforcement, il n’était pas rare que les plus

farouches partisans l’ouverture à l’Occident aient recours aux capitaux étrangers pour précipiter

les réformes qu’ils appelaient de leurs vœux. Le chantier naval de Jiangnan ou la flotte de

Beiyang auraient ainsi été financés par la Hong-Kong Bank.

Celle des années 1895-1901, ensuite. Il s’agit sans doute de la période la plus cruciale de

notre récit. Après le traité de Shimonoseki, l’endettement chinois s’envola en même temps que

s’aiguisaient les appétits européens en matière de contrôle de l’administration mandchoue. A

cette époque, l’image des créanciers étrangers bascula : eux qui étaient parfois considérés

comme d’indispensables alliés dans le processus de modernisation chinoise devinrent

subitement les artisans d’un impérialisme forcené. Face à ce dernier, les décideurs chinois

n’étaient toutefois pas passifs. Ils surent jouer des rivalités entre les candidats à la fourniture de

capitaux pour négocier à la baisse leurs conditions d’emprunt.

A ce que nous avons identifié comme une « résistance par le jeu » s’ajouta, durant dix

ans, le refus de rentrer plus en avant dans des relations de dépendance financière vis-à-vis de

l’étranger. La Boxer Indemnity inaugura ainsi une décennie paradoxale où, malgré le fardeau

de sa dette, le gouvernement limita son recours aux emprunts externes au strict minimum. Les

années 1901-1911 constituent ainsi une sorte de période de transition, prélude à la grande

agitation des années révolutionnaires.

De 1912 à 1913, les questions d’endettement furent en effet au cœur des préoccupations

du nouveau pouvoir républicain. Celui-ci faisait face à un dilemme cornélien, entre

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l’impossibilité de se financer ailleurs qu’à l’étranger et la volonté de ne pas retomber dans

l’infernale spirale de la dette dans laquelle le régime mandchou s’était enfermé. L’alternative

fut finalement réglée par l’emprunt de réorganisation, entre-deux qui ne satisfaisait totalement

aucune des deux parties. Du côté des républicains, ce nouvel emprunt incarnait le caractère

autoritaire et tyrannique de l’exercice du pouvoir par Yuan Shi-Kai : l’ancien vice-roi du Tchili

ne l’avait-il pas signé en outrepassant l’avis de la Chambre ? Du côté des banquiers étrangers

(essentiellement européens), la longue attente qui précéda l’accord final d’avril 1913 obligea

l’incorporation au Consortium de nouveaux éléments et le relâchement, sous la pression de

diplomates eux-mêmes pointés du doigt par l’opinion publique de leur pays, du blocus financier

sur les questions industrielles. La pression à la baisse sur les conditions d’emprunt que ces

phénomènes provoquèrent sont révélatrices des interactions complexes qui se nouèrent entre

les acteurs politiques et économiques.

La période révolutionnaire peut en fait se concevoir comme un laboratoire des tensions

qui émaillèrent les relations quotidiennes unissant banquiers et diplomates. Loin d’adopter

mécaniquement des vues convergentes sur la question des emprunts chinois, ces deux groupes

se querellèrent fréquemment sur la ligne à adopter au sein du Céleste Empire. Avec en toile de

fond la lutte pour définir ce qui constituait « l’intérêt national », ils se reprochèrent

alternativement leur trop grande prudence ou leur conduite inconsidérée. Les banquiers

n’étaient en outre pas les seuls à représenter le milieu des affaires auprès du personnel politique

de leur pays. Au sein des arènes que constituaient les chancelleries et les légations, marchands

et industriels exigèrent, eux aussi, la défense de leurs intérêts. Et contrairement à ce qu’affirme

un peu vite la thèse du gentlemanly capitalism, l’arbitrage ne fut pas systématiquement en

faveur des acteurs financiers. L’impérialisme par la dette, rendu inconstant par les fluctuations

des relations entre ses deux protagonistes, banquiers et diplomates, était donc de surcroît

concurrencé par un impérialisme du libre-échange toujours vivace. Dans ce contexte, les soi-

disant spécificités nationales ne furent souvent que des arguments mobilisés pour ramener à soi

son partenaire : financiers et hommes politiques étaient tous deux prompts à exagérer la réussite

du voisin en matière de coopération pour obtenir un soutien plus déterminé aux actions qu’ils

entreprenaient.

La dette du régime mandchou ne saurait toutefois se concevoir uniquement comme un

objet géopolitiques cristallisant conflits d’intérêts et ambitions d’influence exclusive. Elle se

construisit également comme un enjeu cognitif. Fut appliquée à son sujet par les banques

européennes un raisonnement en termes de soutenabilité qui se structurait alors à peine dans le

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

champ de l’économie politique. Pour le mener à bien, encore fallut-il toutefois parvenir à

produire et interpréter un grand nombre de données chiffrées sur le montant des intérêts, du

capital nominal, des revenus gouvernementaux… Cet intense travail statistique ne fut pas

parfait au sens où il ne permit pas de produire des indicateurs éclairant tous les pans décrits par

la théorie économique alors en vigueur. Il révèle cependant bien la manière dont l’endettement

de la dynastie Qing s’insérait dans les cadres conceptuels de son époque. Il ne faudrait toutefois

pas croire que celui-ci ne fut que l’objet d’application d’une somme de démarches extérieures

au contexte chinois. Les chiffres les plus élémentaires sur lesquels se basèrent le Crédit

Lyonnais, le Foreign Office ou le Quai d’Orsay pour évaluer le montant de la dette mandchoue

furent en effet généralement produits par le Service des Douanes Maritimes, institution

spécifique à l’Empire du milieu. La production et la diffusion de l’information économique

s’insérait donc dans un réseau oscillant en permanence entre l’échelle locale et globale.

Cette caractéristique se retrouve au sujet des « experts » qu’attira à elle la dette chinoise.

Si plusieurs d’entre eux avaient déjà travaillé sur d’autres terrains et jugèrent la situation de

l’Empire Qing à l’aune de leurs réalisations aux Philippines, au Mexique ou en Egypte, d’autres

obtinrent le statut d’expert grâce à la maitrise dont ils firent preuve lors des négociations

d’emprunt avec le Tsongli Yamen. Ils exportèrent alors ensuite leur expérience pratique et

théorique sous d’autre cieux, dont aux lendemains de la guerre, ceux de l’Europe meurtrie. La

dette souveraine chinoise peut donc s’analyser comme le maillon d’une chaine d’échange de

savoirs touchant aux questions monétaires et budgétaires à une échelle transimpériale. A côté

de cela, des phénomènes de boucle peuvent aussi être observés : la situation chinoise éclaira

par exemple celle des Philippines avant que la politique menée à Manille ne vienne prescrire le

contenu de celle à adopter à Pékin. Ces phénomènes de circulation contribuent à caractériser la

dette comme un objet impérial de manière relationnelle et non plus seulement essentielle. Ils

nous semblent à ce titre pouvoir apporter une perspective nouvelle sur l’histoire de

l’impérialisme par la dette. Celui-ci pourrait en effet se définir de manière réticulaire, en suivant

le parcours de quelques money-doctors par-delà les frontières déjà floues et superposées des

différents empires informels.

Cependant, au-delà de ces situations de circulation, nous aimerions conclure en

soulignant le succès particulièrement restreint que cet impérialisme par la dette remporta en

Chine. En 1913, le pays n’avait toujours pas de nouvelle monnaie, ni de système fiscal unifié.

Son administration n’était même plus centralisée et le commerce avec la France ou la Grande-

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Bretagne n’avait pas significativement augmenté par rapport aux années 18701. Aucun des

grands projets européens dont la dette aurait pu servir de levier pour favoriser le succès ne

semblait donc avoir réussi. A nos yeux, le seul résultat concret que produisit l’endettement

mandchou fut d’ailleurs obtenu par l’annulation d’une partie la dette Qing. En 1908, le Congrès

américain proposa de renoncer aux 2,2 millions de livres qui lui revenaient au titre de la Boxer

Indemnity. Il suspendait toutefois cette offre à une condition : que le gouvernement impérial

réalloue cette somme au financement du séjour annuel d’une centaine d’étudiants chinois dans

des universités étasuniennes. L’offre fut immédiatement acceptée. Pour préparer et sélectionner

les éléments qui seraient envoyés dans les établissements de la Ivy League, le pouvoir

mandchou bâtit alors un college du nom de Tsinghua. Plus d’un siècle plus tard, celui-ci est

encore debout et est considéré comme l’une des meilleures universités d’Asie2.

1 Le commerce avec la Chine représentait seulement 1,5% du commerce mondial sur la période 1901-

1914, contre 1,3 sur la période 1871-1884. PERKINS, Dwight H., Op. Cit., p. 27 2 KING, Frank H. H., Art. Cit. (2006), p. 678. Voir également le document envoyé par le Foreign Office

au Trésor le 3 août 1922 à ce sujet. T 160/374/1, « Boxer Indemnity ».

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Annexe graphique

Sources : KING, David J.S., China’s Early Loans (1874-1895) and the Role of the Hong-Kong and

Shanghai Banking Corporation, 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Treaties and Agreements

with and concerning China, 1921

Sources : KING, David J.S., Op. Cit., 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921

0

5

10

15

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1874 1876 1878 1880 1882 1884 1886 1888 1890 1892 1894 1896 1898 1900 1902 1904 1906 1908 1910 1912

Mil

lio

ns

Graphique 1. Montant total des emprunts contractés

par année (en £)

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1

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Graphique 2. Nombre d'emprunts contractés par année

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Sources : KING, David J.S., Op. Cit., 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921

Sources : KING, David J.S., Op. Cit., 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921

0

1

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1874 1876 1878 1880 1882 1884 1886 1888 1890 1892 1894 1896 1898 1900 1902 1904 1906 1908 1910 1912

Graphique 3. Nombre d'emprunts or et argent

Nombre d'emprunts or Nombre d'emprunts argent

0

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Graphique 4. Mode d'octroi des prêts

Nombre de prêts directement accordés Nombre de prêts émis sous forme de titres

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Graphique 5. Indice de mobilité du capital

Source : TAYLOR (1996)

Pour chacune des périodes de quatre ans, l’indice de mobilité du capital est la moyenne des valeurs

absolues du compte de transactions courantes pondérés par le PIB. L’échantillon inclue les 11 plus gros

exportateurs et ou importateurs de capitaux : Allemagne, Argentine, Australie, Canada, Danemark,

France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Suède, Etats-Unis

Source : KING, David, J. S., Op. Cit., 1985. MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921

0

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1874 1876 1878 1880 1882 1884 1886 1888 1890 1892 1894 1896 1898 1900 1902 1904 1906 1908 1910 1912

Graphique 6. Nombre de prêteurs cumulés

Nombre prêteurs britanniques cumulés Nombre prêteurs français cumulés

nombre de prêteurs russes cumulés Nombre de prêteurs allemands cumulés

Nombre d'autres prêteurs cumulés

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Source: Archives du Crédit Lyonnais, DEF 73449, « recettes, dépenses, service et capital de la dette ».

Lecture : la série 1 retrace le ratio service des intérêts de la dette/revenu du service des douanes

maritimes. La série 2 retrace le ratio service des intérêts de la dette/recettes totales du gouvernement.

Sources : KING, David J.S., Op. Cit., 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921.

L’axe de gauche donne le nombre de prêteurs cumulés. Celui de droite le spread minimal annuel (soit

la différence entre le taux d’intérêt minimal chinois et le taux d’intérêt des consols britanniques).

Sources : KING, David J.S., Op. Cit., 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921.

0%

20%

40%

60%

80%

100%

120%

140%

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1893 1894 1895 1896 1897 1898 1899 1900 1901 1902

Graphique 7. Evolution des ratios d'endettement

Série1 Série2

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3

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Graphique 8. Spread et nombre de prêteurs cumulés

SPREAD.MIN Nombre prêteurs britanniques cumulés

Nombre prêteurs français cumulés nombre de prêteurs russes cumulés

Nombre de prêteurs allemands cumulés Nombre d'autres prêteurs cumulés

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Sources : KING, David J.S., Op. Cit., 1985 et MACMURRAY, John Van Antwerp, Op. Cit., 1921 et

Global Financial Data

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Graphique 9. Spread de taux

(par rapport aux "consols" britanniques)

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Documents iconographiques

Chine : carte de la population

Source : Archives du Crédit Lyonnais. DEEF 73446. « Note économique »

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3 : Eléments de comparaison/liaison et sources d’inspiration

3.1 : Eléments de comparaison et de liaison

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3.2 : Sources d’inspiration

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- SAADA, Emmanuelle, Les Enfants de la Colonie. Les métis de l’Empire français, entre

sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, coll. « L’espace de l’Histoire », 2007, 330 pages

- SAÏD, Edward W., L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, « Points

Essais », 2013 (1978 pour la première édition en langue anglaise), 578 pages

4 : Instrument de recherche

- BENSACQ-TIXIER, Nicole, Dictionnaire diplomatique de la France en Chine 1840-

1912, Paris, Les Indes Savantes, « Le Temps colonial », 2003, 764 pages

- DENZEL, Markus A., Handbook of world exchange rates : 1590-1914, Farnham

(Angleterre), Ashgate, 2010, clii + 613 pages

- MADDISON, Angus, L'économie mondiale : une perspective millénaire, Paris, OCDE,

Etudes du centre de développement, 2001, 402 pages

- THIERRY, François, Monnaies d'Extrême-Orient. 1, Chine, Paris, Administration des

Monnaies et Médailles, « Les collections monétaires », 1986, vii + 120 pages

5 : Sources imprimées

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- La mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine, 1895-1897, Lyon, A. Rey,

1898, xxxvi + 473 pages

- Bulletin du Comité de l’Asie Française, années 1901 à 1913

- BONNET, Pierre, La banque d’Etat du Maroc et le problème marocain, Paris,

Rousseau, 1913

- CORDIER, Henri, « Les douanes impériales maritimes chinoises », T’oung Pao,

Second Series, Vol. 7, N°4 (1906), pp. 515-525

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Nourrit et Cie., 1887

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University Press, 1921, 999 pages

- MACMURRAY, John Van Antwerp (dir.), Treaties and Agreements with and

concerning China. 1894-1919, Vol.1: The Republican Period (1912-1919), New-York, Oxford

University Press, 1921, 823 pages

- PINON, René, DE MARCILLAC, Charles, La Chine qui s’ouvre…, Paris, Perrin, 1900,

xi + 306 pages

- RODES, Jean, La Chine Nouvelle, Paris, Librairie Felix Alcan, 1910, 329 pages

- Statesman’s Year-book. Statistical and Historical Annual of the States of the World for

the Year, Londres, MacMillan, éditions de 1892, 1894, 1896, 1897, 1899, 1900, 1901, 1902,

1904, 1905, 1906, 1907, 1908, 1909, 1910, 1911, 1912, 1913

Page 207: TRUONG-LOÏ, Blaise

207

Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Etat des sources

1 : Les archives diplomatiques

1.1 : Les archives diplomatiques françaises

Ces documents sont conservées sur le site des Archives Diplomatiques, au 3 rue Suzanne

Masson , 93126 La Courneuve

- Série 19ADP, « affaires diverses politiques avec la Chine, 1814-1896 ». Dont :

* 19ADP/4

* 19ADP/5

* 19ADP/7

- Série 148 CP COM, « correspondance politique et commerciale avec la Chine,

1897-1918 ». Dont :

* De 148CPCOM/343 à 148CPCOM/349 sur les « finances publiques » de 1878 à 1917

* De 148CPCOM/350 à 148CPCOM/377 sur les « emprunts »

* De 148 CPCOM/378 à 148CPCOM/381 sur « l’emprunt sino-Américain »

* De 148 CPCOM/382 à 148CPCOM/393 pour les « dommages de guerre »

* De 148CPCOM/665 et 148 CPCOM/666 sur les « finances publiques et emprunts »

1.2 : Les archives diplomatiques britanniques

Ces documents sont conservés aux archives nationales britanniques, à Kew, Richmond, Surrey,

TW9 4DU, Royaume-Uni

- Série FO 17. « Foreign Office. Political and other Departments. General

Correspondence before 1906. China ». Dont

* De FO 17/1563 à FO 17/1588. Microfilms sur la China Tariff Commission puis la mission

Mackay, devant aboutir en 1902 au traité du même nom.

- Série FO 115. « Foreign Office: Embassy and Consulates, United States of

America: General Correspondence ».

Page 208: TRUONG-LOÏ, Blaise

208

Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

* FO 115/3413. Loans: China. 1937.

- Série FO 228: « Foreign Office: Consulates and Legation, China. General

Correspondence. Série 1 ».

* FO 228/2297. Indemnity. 1905.

* Du volume 181 (FO 228/2343) au volume 197 (FO 228/2359). Loans. 1909-1914

* FO 228/3056 et FO 228/3069. Dossier 46 Loans. Vol. I et II. Dates extrêmes : 1918 et 1921.

- Série FO 233. Northern Department and Foreign Office: Consulates and

Legation, China: Miscellaneous Papers and Reports.

* FO 233/73. Volume 1. Loans. 1863-1881

* FO 233/120/96. Finance: Russo-Chinese Loan Agreement. 1895.

* FO 233/121/1. Schenck to Yamen on non-payment of Kiangsu Imperial Bonds. 1896.

* FO 233/128/54. Finance: Proposal for China Internal Loan. 1905.

* FO 233/129/25. Finance. Anglo-German Agreement of 1898.

* FO 233/131/35. Finance. Yu-Ch’uan Pu on loan agreement. 1908.

* FO 233/134 Finance. Revenus annuels des provinces et de l’Etat imperial.1910.

* FO/233/134/75. Finance: Ministry of Finance to four groups of Banks on Gold Loan. 1911.

* FO 233/134/92. Currency loan agreement, 1911.

* FO 233/240. Anglo-German Loan Agreement. 1898.

* FO 233/251. Three Bank Loan to Viceroy of the Liang Kuang. 1911.

* FO 233/252. Hupei 7% Silver Loan. 1911

- Série FO 671. Foreign Office: Consulate, Shanghai, China: General

Correspondence

* FO 671/451. Banking, loans and finance. Dates extrêmes: 1917-1922.

- Série FO 881. Confidential Prints (Numerical Series)

* FO 881/6160X. China. Notification. Contracts for Loans. 1892.

* FO 881/6653. China. Correspondence. Repudiation of a Contract of Loan for 1 000 000 £

negotiated between Wang Ta-Jên on behalf of the Chinese Government and the Imperial

Ottoman Bank. 1895.

* FO 881/7023. China: Further correspondence. Finances, &c., of China, part 2.

* FO 881/7442 et FO 881/7443. Loans to Viceroy of Wuchang. 1900

* FO 881/9616. Memo. Chinese Project for obtaining Increase of Customs Duties. 1910

* FO 881/10037. China. China state loans (memo by J. Gregory). 1912.

Page 209: TRUONG-LOÏ, Blaise

209

Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

* FO 881/10430X. Loan agreement between Chinese government and the Hong Kong and

Shanghai and Deutsch Asiatische Banks. 1898.

2 : Les archives bancaires

2.1 : Le Crédit Lyonnais

Ces documents ont été consultées aux Archives historiques du Crédit Agricole SA, au 83

boulevard Pasteur, 75013 Paris. Le site a depuis été déplacé à Montrouge.

* DAF 88. Chine. Dossier d’affaires sans suite. 1887-1903

* DEEF 73449. Service des Etudes Financières. Chine impériale depuis 1875

* DEEF 31734. Service des Etudes Financières. Chili et Chine.

* DEEF 13493. Service des Etudes Financières. Chine. Rapport et missions. 1898-1901.

* DEEF 73446. Service des Etudes Financières. Chine. Note économique.

2.2 : La Hong-Kong and Shanghai Banking Corporation

Ces documents sont conserves aux archives du groupe HSBC, au 8 Canada Square, Canary

Wharf, Londres, E14 5HQ, Royaume-Uni.

- Série: Records of London manager (Addis, Charles) 1885 - 1915

* HQ LOHII 0029 – 10002620: pressures from the British Foreign Office to cease trading with

German businesses in China; seizures of cargo; loans and investments; Chinese and Japanese

government loans.

- Série: Miscellaneous. 1870-1889

* HQ LOHII 0030 – 10002620: political situation in China. Information on government loans

- Série: Diary of payments. 1909

* HQ LOHII 0097 – 10007122: Diary of payments for Chinese Government Loans due in

Europe for interest and redemption.

Page 210: TRUONG-LOÏ, Blaise

210

Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

- Série: Correspondence relating to loans

* HQ LOHII 0705/0005 – 10008547: Chinese government loans of 1896, 1911 and 1913;

Chinese government sterling loan

- Série: Management: routine correspondence

* HQ SHGII 0039 - 10007294: Chinese Government loans.

- Série: Records of individual members of the committee (Addis, C.) 1903-1914

* HQ LOHI 0036/0001: various letters concerning Chinese government and railway loans

- Série: Reports and accounts of directors. 1864-1930

* HQ HSBCJ 0017/0003/0001: Bound volume of annual reports 1864-1930

- Série: unknown

* HQ HSBCG 0002/0003: Chinese Loans, articles on: Report upon & statistics of Short Term

Debts of the Central Government of China; History of China's Internal Loan Issues; Chinese

Sterling Loans; Foreign Loans & Investments in China; The Foreign Loans of China; Press

Cuttings (1927); China's Early Loans, 1874-95 and the role of HSBC: Vol. I-II, by D.J.S. King.

* HQ HSBCG 0002/0004/0007: China's Foreign Debt 1865-1982, by Wilhelm Kuhlmann.

* HQ HSBCK 0510/LYN/0022 : Letters – HSBC Lyon/China, 1892 - 1901

* HQ HSBCK 0510/LYN/0023 : Letters – HSBC Lyon/China, 1901 – 1912

3 : Les archives personnelles de Sir Charles Addis

Ces documents sont conservés aux archives de la School of African and Oriental Studies,

Thornhaugh Street, Russell Square, Londres WC1H 0XG, Royaume-Uni.

- Série « Business papers », notamment :

* PP MS 14/359 : documents sur les discussions avec la France autour des emprunts chinois

* PP MS 14/355 : Avis sur la lettre d’un ambassadeur britannique au ministre des affaires

étrangères sur les tentatives de réforme chinoise d’une réforme monétaire

* PP MS 14/343 : Notes sur les emprunts chinois en 1886

- Série « Speeches and articles », notamment :

* PP MS 14/480 : un rapport sur la monnaie chinoise

- Série « Correspondence with Murray Stewart » notamment:

* PP MS 14/227 : 18 lettres, dont une sur la politique anglaise en Chine vue par C. Addis

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

- Série « Correspondence with Dudley Mills », notamment :

* PP MS 14/163 : 12 lettres, dont certaines sur l’adoption par la Chine du Gold Standard

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

Index

- Addis, Charles, 93, 124-125, 127, 143,

163-166, 169

- Algesiras (traité d’), 166

- Autorenforcement (mouvement d’),

170-175, 181

- Baldensperger, Fernand, 92

- Banque de l’Indochine, 104, 106-107,

110, 120-123, 126, 130-133, 135, 169,

175

- Banque d’Etat du Maroc, 166

- Banque de Paris et des Pays-Bas, 39, 53-

54, 85, 104, 111, 120, 129, 158-159

- Banque Nationale du Japon, 177

- Banque Russo-Asiatique, 87, 122, 158

- Banque Russo-Chinoise, 53, 91, 122

- Beiyang, (flotte de), 173, 181

- Bézaure, Gaston, 71, 144, 146, 150, 169

- Bonzon, Alfred, 71

- Brandt, M. 151-152

- Brunat, Paul, 146, 169

- Boxer

(Guerre des), 35, 66, 71, 119, 145,

149, 175

(Indemnity), 29, 36-37, 39, 43, 91,

114, 153, 165, 181, 184

- Blanc, John Otway Percy, 124

- Cage, Lyman, 161

- Cambon, Paul, 106, 110

- Cameron, Ewen, 81, 128, 164-165, 169

- Casenave, Maurice, 91

- Cassini, (comte de), 87

- Claudel, Paul, 86

- Cixi (l’impératrice douairière), 35, 44,

174-175

- Cochery, Georges, 130-135,

- Conant, Georges, 160-162, 165

- Cottu, (baron de), 122

- Crédit Industriel et Commercial (CIC),

53-54

- Crisp, Charles Birch, 124-125, 133

- De Bovis, François, 173,

- Delcassé, Théophile, 96-97

- Denormandie, Ernest, 104, 130

- Doumer, Paul, 96-97

- Ferry, Jules, 58

- Gérard, Auguste, 96-97, 103, 130, 132-

135, 161-163

- Germain, Henri, 63, 128, 129

- Goüin, Eugène, 104

- Guangxu (empereur), 36, 175

- Lien Yong

Page 214: TRUONG-LOÏ, Blaise

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

- Hanotaux, Gabriel, 39, 129-130, 135-

136, 150, 169,

- Hardinge, 89

- Hart, Robert, 69-70, 72, 81, 83, 87, 89,

96, 146-149, 175-177

- Hong-Kong Bank, 17, 26, 32, 37, 44, 52,

54-55, 58, 62, 79, 81, 83-84, 89, 91-93,

96-97, 102-107, 110, 114-115, 118, 120,

122, 124-125, 128-130, 137, 163-166,

169-170, 173, 181

- Hongming, Hu, 149, 175

- Hooley-Jameson, (syndicat), 103, 120

- Hottinguer, Maison, 53

- Hsü Hon-Ju, 176-177

- Hu, Kwang-Yu, 84

- Jardines, Matheson & Co, 48, 173

- Kang, Youwei, 175

- Kimberley (comte de), 177

- Kuhn & Loeb, 55, 154

- Kung, Ta-Jen, 177-178

- Lander, W., 177-178

- Lansdowne, (marquis de), 89, 106

- Lebon, André, 130

- Leroy-Beaulieu, Paul, 67, 86, 145

- Li, Hongzhang, 83, 135, 171-173, 175-

176, 178

- Liang, Qichao, 174-175

- Limantour, José, 152-154

- Liu, Hsi-Hung, 171

- Liu Ping-Chang, 171

- MacKinley, William, 160

- MacDonald, Claude, 81-83

- MacLeavy Brown, John, 164

- Mazerat, Adrien, 129, 159

- Michie, Alexander, 93, 164

- Morel, L. V., 58

- Morgan, JP, 55, 90, 108, 154, 156

- National Citibank, 154

- Noetzlin, Edouard, 39, 129, 158

- O’Conor, Nicholas Roderick, 128

- Pou-Yi, 122

- Pritchard-Morgan, William, 135-136

- Roosevelt, Theodore, 160

- Salisbury (marquis de), 81, 83, 105, 135-

136, 177

- Sculfort, M. L., 151-152, 155

- Shen, Pao-Shen, 172

- Shield Nicholson, Joseph, 164

- Shimonoseki (traité de), 28-29, 34, 44,

53, 81, 83, 85-87, 117, 128, 181

- Société Générale, 53-54, 85, 120

- Sun, Yat-Sen, 121-122

- Tang, Chao-Yi

- Tchang, Tchi-Tung, 82

- Tching Tchang, 177

- Tieh-Kiang, 82

- Tso, Tsung-Tang, 28, 32, 84, 171, 176

Page 215: TRUONG-LOÏ, Blaise

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Blaise TRUONG-LOÏ, « La dette publique chinoise à la fin de la dynastie Qing », Mémoire IEP de Paris – 2015

- Tsongli Yamen, 69, 82-84, 96-97, 103,

116, 131, 147, 177, 183

- Vissering, Gerard, 161-163

- Wang, Ta-Jên, 177-178

- Weng, T’ung Ho, 171

- Yuan, Shi-Kai, 38, 44, 122-123, 176