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AMNESTY INTERNATIONAL ÉFAI Index AI : MDE 30/23/92 DOCUMENT EXTERNE Londres, octobre 1992 TUNISIE De lourdes peines à l'issue de procès inéquitables Résumé * Deux cent soixante-cinq sympathisants du mouvement islamiste non reconnu Ennahda (Renaissance) ont été condamnés les 28 et 30 août derniers à des peines allant d'un an d'emprisonnement à la détention à perpétuité, à l'issue de deux procès inéquitables qui se sont déroulés devant les tribunaux militaires de Bouchoucha et Bab Saadoun à Tunis. Dans ce document, Amnesty International montre comment les normes internationales en matière d'équité ont été violées à maintes reprises tout au long de la procédure. Avant d'être inculpés, bon nombre des accusés avaient été détenus au secret par la police au-delà de la durée maximale de dix jours autorisée par la législation tunisienne ; les dates d'arrestation ont été falsifiées sur les documents officiels présentés devant les tribunaux afin de dissimuler l'illégalité de cette pratique. Les accusés ont affirmé avoir été torturés pendant leur détention et contraints d'avouer qu'ils avaient participé à un complot contre le gouvernement, aveux qu'ils ont ensuite récusés à l'audience. Les deux tribunaux militaires les ont néanmoins condamnés sur la base de ces aveux non corroborés, et n'ont pas ordonné l'ouverture d'une enquête sur les plaintes pour torture. Par ailleurs, les représentants d'Amnesty International ayant assisté aux procès en qualité d'observateurs ont mis en doute l'indépendance et l'impartialité de ces deux tribunaux en raison de l'attitude systématiquement hostile adoptée à l'égard des accusés et de leurs avocats. * La version originale en langue anglaise du document résumé ici a été éditée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Tunisia. Heavy sentences after unfair trials. Seule la version anglaise fait foi. La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - octobre 1992.

Tunisie. De lourdes peines à l'issue de procès inéquitables · TUNISIE. De lourdes peines à l'issue de procès inéquitables MDE 30/23/92 - ÉFAI - 5 1. Le contexte Le mouvement

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AMNESTY INTERNATIONAL ÉFAI

Index AI : MDE 30/23/92

DOCUMENT EXTERNE

Londres, octobre 1992

TUNISIE De lourdes peines à l'issue

de procès inéquitables

Résumé*

Deux cent soixante-cinq sympathisants du mouvement islamiste non reconnu

Ennahda (Renaissance) ont été condamnés les 28 et 30 août derniers à des peines

allant d'un an d'emprisonnement à la détention à perpétuité, à l'issue de deux

procès inéquitables qui se sont déroulés devant les tribunaux militaires de

Bouchoucha et Bab Saadoun à Tunis.

Dans ce document, Amnesty International montre comment les normes

internationales en matière d'équité ont été violées à maintes reprises tout au long

de la procédure. Avant d'être inculpés, bon nombre des accusés avaient été

détenus au secret par la police au-delà de la durée maximale de dix jours autorisée

par la législation tunisienne ; les dates d'arrestation ont été falsifiées sur les

documents officiels présentés devant les tribunaux afin de dissimuler l'illégalité de

cette pratique. Les accusés ont affirmé avoir été torturés pendant leur détention et

contraints d'avouer qu'ils avaient participé à un complot contre le gouvernement,

aveux qu'ils ont ensuite récusés à l'audience. Les deux tribunaux militaires les ont

néanmoins condamnés sur la base de ces aveux non corroborés, et n'ont pas

ordonné l'ouverture d'une enquête sur les plaintes pour torture.

Par ailleurs, les représentants d'Amnesty International ayant assisté aux procès en

qualité d'observateurs ont mis en doute l'indépendance et l'impartialité de ces deux

tribunaux en raison de l'attitude systématiquement hostile adoptée à l'égard des

accusés et de leurs avocats.

* La version originale en langue anglaise du document résumé ici a été éditée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Tunisia. Heavy sentences after unfair trials. Seule la version anglaise fait foi. La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY

INTERNATIONAL - ÉFAI - octobre 1992.

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Amnesty International lance un appel pour que tous ceux qui ont été reconnus

coupables et condamnés dans cette affaire bénéficient d'un nouveau procès

conforme aux normes internationales en matière d'équité, ou soient libérés.

L'Organisation demande également l'ouverture d'une enquête indépendante et

impartiale sur les irrégularités commises pendant la phase précédant le procès et

sur les plaintes pour torture formulées par les accusés.

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Index AI : MDE 30/23/92

DOCUMENT EXTERNE

Londres, octobre 1992

TUNISIE De lourdes peines à l'issue

de procès inéquitables

Sommaire

Introduction

1. Le contexte

1.1. Le "complot"

1.2. Les préoccupations d'Amnesty International en Tunisie

2. Les irrégularités de la procédure pendant la période précédant les procès

2.1. La détention prolongée au secret et la torture

2.2. Le manque de contacts avec un avocat

3. Les procès devant les tribunaux militaires de Bouchoucha et de Bab

Saadoun

3.1. Le système de justice militaire

3.2. Les tribunaux et les chefs d'accusation

3.3. La disjonction des procédures

3.4. Les interrogatoires individuels

3.5. La formulation vague et imprécise des accusations

3.6. La restriction des contacts entre avocats et clients, ainsi que de l'accès

aux dossiers

3.7. L'absence d'enquêtes sur la détention prolongée au secret durant la

période précédant le procès et sur la falsification des dates d'arrestation

3.8. L'absence d'enquêtes sur les plaintes pour torture

3.9. La présomption de culpabilité

3.10. Le manque de preuves ou de témoins

Conclusions

Recommandations

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Introduction

Les 28 et 30 août 1992, 265 des 279 membres présumés du mouvement islamiste

non reconnu Ennahda (Renaissance) mis en accusation ont été condamnés à des

peines allant jusqu'à la détention à perpétuité à l'issue de deux procès non

conformes aux normes internationales en matière d'équité.

Ces 279 personnes, accusées notamment de complot en vue de renverser le

gouvernement tunisien, ont été jugées, par contumace pour 56 d'entre elles, par

des tribunaux militaires qui siégeaient dans les camps militaires de Bouchoucha et

de Bab Saadoun, deux quartiers de Tunis proches du centre-ville. Bien que

poursuivis pour des infractions similaires, les accusés ont été répartis, sans motif

apparent, en deux groupes qui ont été jugés séparément. Les charges retenues à

leur encontre étaient formulées de manière vague, peu d'accusés se voyant

reprocher des faits précis. Les armes et autres objets présentés au cours du procès

n'ont pas été attribués aux individus en possession desquels ils auraient été saisis.

Les accusés avaient presque tous été détenus au secret pendant des semaines, voire

des mois, au cours desquels ils auraient été torturés ou maltraités pour les

contraindre de signer des procès-verbaux de police dont ils ont ensuite réfuté le

contenu. L'accusation reposait sur des déclarations non corroborées arrachées par

la police sous la torture. Les dates d'arrestation avaient été systématiquement

falsifiées de manière à dissimuler la prolongation de la garde à vue au-delà de la

durée maximale de dix jours prévue par la loi tunisienne. Au moins quatre

personnes interrogées à propos du complot sont décédées dans des circonstances

qui laissent à penser que la torture a causé ou précipité leur mort. La plupart des

accusés n'ont pas été autorisés à rencontrer un avocat pendant leur détention

préventive, qui s'est prolongée dans certains cas jusqu'à dix-huit mois. Les avocats

n'ont pu avoir accès à la procédure ou au dossier de leurs clients que quelques

jours avant l'ouverture du procès. Un seul témoin à charge a été entendu dans le

procès de Bouchoucha et trois dans celui de Bab Saadoun ; aucun d'entre eux n'a

confirmé les accusations. Des éléments qui auraient pu être favorables aux accusés

ont été passés sous silence par le ministère public.

Les procès – dossiers n° 14339 et n° 76111 – se sont respectivement déroulés

devant les tribunaux militaires de Bouchoucha et de Bab Saadoun entre le 9 juillet

et le 30 août 1992. L'accusation avait requis 28 peines de mort, dont 14 par

contumace. Le verdict a été prononcé les 28 et 30 août : 45 accusés ont été

condamnés à la détention à perpétuité (dont 24 par contumace), 220 autres (32 par

contumace) à des peines comprises entre une et vingt-quatre années

d'emprisonnement et 10 ont été acquittés. Quatre accusés avaient bénéficié d'un

non-lieu.

La Cour de cassation peut rendre un arrêt de cassation pour vice de forme et

ordonner un nouveau procès. Dans la mesure où les autorités tunisiennes ont violé

à tous les stades de la procédure le droit des accusés à un procès équitable,

Amnesty International estime que la Cour de cassation aurait dû déclarer nulles

toutes les décisions et ordonner un nouveau procès ou la remise en liberté des

accusés. L'Organisation réclame également l'ouverture sans délai d'une enquête sur

les plaintes formulées pour détention prolongée au secret, pour falsification des

dates d'arrestation, pour torture et morts en garde à vue, et enfin pour absence ou

restriction des contacts entre avocats et accusés.

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1. Le contexte

Le mouvement islamiste Ennahda a remplacé en janvier 1989, en tant que parti

politique, le Mouvement de la tendance islamique (MTI). Son dirigeant, Rachid

Ghannouchi, vit aujourd'hui en exil. Le mouvement a sollicité une reconnaissance

officielle qui ne lui a jamais été accordée ; il a toutefois été autorisé à publier un

journal, Al Fajr (L'Aube), pendant un certain temps en 1990. Des membres

présumés du mouvement Ennahda ont été arrêtés entre 1988 et 1990 et quelques-

uns d'entre eux ont été condamnés à des peines allant jusqu'à trois ans

d'emprisonnement. Plus de 20 cas de tortures infligées à des partisans d'Ennahda

ont été portés à la connaissance d'Amnesty International pendant cette période (cf.

le document intitulé Tunisie. Les principales préoccupations d'Amnesty

International, index AI : MDE 30/03/90).

Les arrestations massives d'islamistes ont débuté en septembre 1990 après la mort

de Tayeb Khammasi, un lycéen abattu par la police au cours d'une manifestation.

Cet événement a provoqué une série d'autres manifestations, qui ont donné lieu à

des interpellations, celles-ci étant à leur tour suivies de manifestations de

protestation. Les arrestations ont continué pendant l'automne. Parmi les personnes

interpellées figuraient des membres présumés d'Ennahda, dont Habib Lassoued,

accusés de participer à des complots en vue de renverser le gouvernement.

Beaucoup de personnes arrêtées dans ce cadre ont été libérées sans inculpation,

souvent après avoir été maintenues en garde à vue prolongée parfois jusqu'à

quarante jours, et avoir été torturées. En février 1991, des sympathisants présumés

d'Ennahda ont lancé une attaque à Bab Souika contre les bureaux du

Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti au pouvoir. Les

assaillants ont laissé deux gardiens ligotés à l'intérieur de l'immeuble, qu'ils ont

ensuite incendié. L'un des gardiens est mort des suites de ses blessures. En mai

1991, 28 personnes jugées pour avoir participé à cette attaque ont été condamnées

à des peines allant jusqu'à trente ans d'emprisonnement. Néanmoins, le ministère

public a interjeté appel et cinq personnes à l'encontre desquelles avaient été

prononcées en première instance des peines de vingt et trente ans

d'emprisonnement ont été condamnées à mort, deux d'entre elles par contumace.

La Cour de cassation a par la suite confirmé les cinq peines capitales et les 23

condamnations à des peines d'emprisonnement, après n'avoir consacré que deux

matinées d'audience aux plaidoiries et avoir délibéré seulement dix minutes. Les

trois condamnés à mort ont été exécutés en octobre 1991.

Au cours des premiers mois de 1991, de nombreuses manifestations violentes ont

eu lieu, opposant le plus souvent des étudiants islamistes aux membres des forces

de sécurité. Les étudiants sympathisants d'Ennahda auraient attaqué les membres

des forces de sécurité en lançant des pierres et des cocktails Molotov. Pour leur

part, les forces de sécurité, parmi lesquelles figuraient des brigades mobiles anti-

émeutes nouvellement créées, ont également attaqué les étudiants, s'en prenant

parfois à des groupes qui tenaient des réunions pacifiques ou occupaient des

locaux universitaires. Un certain nombre d'étudiants auraient été tués par des

membres des forces de sécurité entre janvier et mai 1991.

En mars 1992, plusieurs milliers de membres et sympathisants présumés

d'Ennahda avaient été arrêtés et condamnés à des peines allant jusqu'à trois ans

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d'emprisonnement pour, entre autres, appartenance à une organisation illégale ou

participation à des réunions non autorisées.

Les personnes qui ont comparu en juillet et en août 1992 devant les tribunaux

militaires de Bouchoucha et de Bab Saadoun avaient été arrêtées entre octobre

1990 et septembre 1991 et, plus précisément, entre avril et juin 1991 pour la

plupart. Quelque 300 personnes, dont environ 200 membres des forces de sécurité,

ont été interpellées. Bon nombre d'entre elles ont été maintenues en détention

prolongée au secret pendant de longues périodes. Les membres de leurs familles

qui ont tenté d'obtenir des informations ont été renvoyés d'un bureau à l'autre sans

obtenir aucun renseignement et sans pouvoir entrer en contact avec les prisonniers,

contrairement aux dispositions du droit tunisien et aux normes internationales. Les

avocats ont également été empêchés de rencontrer leurs clients ou se sont vu

refuser les examens médicaux qu'ils avaient sollicités en leur nom conformément

au droit reconnu par l'article 13 bis du Code de procédure pénale (CPP) tunisien.

Le 22 mai 1991, le ministre de l'Intérieur a tenu une conférence de presse au cours

de laquelle il a fait état d'un complot qui aurait été ourdi par le mouvement

Ennahda en vue de renverser le gouvernement. Abdelaziz Mahuashi, un

fonctionnaire du ministère de l'Intérieur appartenant à la sûreté, était déjà mort en

garde à vue, apparemment des suites de torture. Un autre cas de mort en garde à

vue est survenu quelques jours après cette conférence de presse, le 26 ou le 27

mai : il s'agit d'Abdelraouf Laaribi, dont le nom figurait sur une liste de personnes

maintenues en garde à vue prolongée, que des représentants d'Amnesty

International avaient remise le 24 mai au ministre de la Justice. Selon des témoins

oculaires, cet homme aurait été vu couvert de sang alors qu'il était détenu dans les

sous-sols du ministère de l'Intérieur situé avenue Habib Bourguiba à Tunis.

Deux autres personnes sont mortes en garde à vue dans les mois qui ont suivi,

apparemment après avoir été torturées au cours d'interrogatoires portant sur le

complot présumé. Selon les autorités, Ameur Degache se serait suicidé en sautant

d'une fenêtre du ministère de l'Intérieur. Quant à Faisal Barakat, il est mort à

l'intérieur du poste de police de Nabeul des suites de torture. Le gouvernement a

versé une indemnité aux familles d'Abdelaziz Mahuashi, d'Abdelraouf Laaribi et

d'Ameur Degache, mais les conclusions des enquêtes ouvertes sur les

circonstances de leur mort n'ont jamais été rendues publiques. En ce qui concerne

l'enquête sur la mort de Faisal Barakat, il semble qu'elle ait été rouverte en juillet

1992, quatre mois environ après qu'Amnesty International eut soumis aux

autorités tunisiennes l'avis d'un expert sur le rapport officiel d'autopsie. L'expert

indique que la mort de Faisal Barakat « résulte de l'introduction d'un corps

étranger dans l'anus sur une longueur d'au moins 15 centimètres ».

En septembre 1991, une nouvelle vague d'arrestations a eu lieu, après que le

gouvernement eut publiquement accusé Ennahda d'avoir voulu assassiner le

président Zine el Abidine Ben Ali en faisant exploser son avion au moyen d'un

missile Stinger. Le plupart des personnes interpellées ont également été

maintenues en détention prolongée au secret et torturées.

1.1. Le "complot"

Bien que beaucoup de personnes qui ont comparu devant les deux tribunaux

militaires aient été arrêtées à l'automne 1990, ce n'est que le 22 mai 1991 que le

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ministre tunisien de l'Intérieur a fourni des détails sur le présumé complot

d'Ennahda. Il a notamment affirmé qu'après l'élection de Sadok Chourou au poste

d'amir (chef) du mouvement à l'intérieur du pays, lors d'un congrès secret qui

s'était tenu à Sfax en 1988, Ennahda avait créé un certain nombre de cellules

militaires au sein des forces armées. Ces cellules auraient communiqué des secrets

militaires à la direction du mouvement et certains membres de l'organisation

auraient été entraînés au maniement des armes. Selon l'acte d'accusation dressé

pour les procès de 1992, le complot devait se dérouler en cinq étapes. L'objectif

d'Ennahda aurait été de commencer par une préparation psychologique au moyen

de slogans et de tracts antigouvernementaux, puis d'organiser des manifestations

de plus en plus violentes. Les autorités auraient alors appelé l'armée en renfort, et

les sympathisants d'Ennahda au sein de l'armée auraient saisi l'occasion pour

renverser le gouvernement. Selon les autorités, l'attaque contre les bureaux du

RCD à Bab Souika s'inscrivait dans le cadre d'une série d'attaques violentes et

d'actes de sabotage qui devaient viser différents centres et certains établissements

d'enseignement. Le bureau exécutif d'Ennahda aurait toutefois décidé de couper

court aux autres étapes en élaborant un plan exceptionnel qui devait permettre au

mouvement de prendre directement le pouvoir après avoir assassiné le président

de la République et plusieurs ministres. C'est dans le cadre de ce plan qu'Ennahda

aurait fait l'acquisition d'un missile Stinger destiné à détruire l'avion présidentiel.

Selon l'acte d'accusation, il avait également été envisagé d'utiliser des véhicules

emplis d'explosifs ou des commandos suicide pour lancer des attaques contre le

palais présidentiel.

1.2. Les préoccupations d'Amnesty International en Tunisie

Amnesty International a exprimé à plusieurs reprises au gouvernement tunisien

son inquiétude à propos de la détention prolongée au secret de suspects politiques

ainsi que des informations faisant état de recours à la torture, de morts en garde à

vue, de procès inéquitables et d'exécutions. Des représentants d'Amnesty

International se sont rendus en Tunisie en mai 1991 et en juillet 1992 pour

discuter des sujets de préoccupation de l'Organisation avec les autorités

tunisiennes. En juillet 1992, le secrétaire général d'Amnesty International a été

reçu par le président Zine el Abidine Ben Ali ; la délégation a également rencontré

les ministres de l'Intérieur, de la Défense, de la Justice et des Affaires étrangères,

de même que Aiyad Ouaderni, premier conseiller à la Présidence pour les droits de

l'homme, Rachid Driss, président du Comité supérieur des droits de l'homme et

des libertés fondamentales, ainsi que d'autres conseillers présidentiels et

personnalités. Les autorités avaient alors confirmé que les procès des personnes

inculpées de complot en vue de renverser le gouvernement et d'autres atteintes à la

sûreté de l'État seraient ouverts au public et aux observateurs étrangers. Le

ministre de la Défense s'était engagé à ce que la délégation de l'Organisation

puisse avoir accès sans restrictions aux dossiers ; toutefois les demandes réitérées

en ce sens au cours des trois semaines qui ont suivi, émanant aussi bien des

représentants d'Amnesty International que de ses observateurs aux procès, n'ont

pas abouti.

Trois observateurs d'Amnesty International ont assisté aux procès. Un membre du

Secrétariat international de l'Organisation qui avait participé aux entretiens avec le

gouvernement tunisien a assisté entre le 9 et le 13 juillet aux quatre premières

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audiences du procès de Bouchoucha et à l'ouverture du procès de Bab Saadoun le

10 juillet. Jill Heine, avocat inscrit au barreau de New York, a assisté à plusieurs

audiences du procès de Bouchoucha entre le 21 et le 23 juillet. Ezzat Fattah,

ancien procureur en Égypte et actuellement professeur de criminologie à

l'université Simon Fraser en Colombie britannique, a assisté à des audiences du

tribunal militaire de Bab Saadoun entre le 29 juillet et le 1er août ainsi qu'à une

audience du tribunal militaire de Bouchoucha le 30 juillet.

2. Les irrégularités de la procédure pendant la période précédant les procès

Les normes internationales exigent que les personnes détenues soient informées

sans délai des charges retenues à leur encontre et de leurs droits. Elles prévoient

également que les détenus puissent entrer rapidement en contact avec l'extérieur et

notamment avec leur famille, leur avocat et un médecin indépendant. La torture et

toute forme de peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant sont prohibées.

Les accusés s'étaient vu régulièrement refuser ces droits et garanties.

2.1. La détention prolongée au secret et la torture

La grande majorité des accusés jugés lors des deux procès avaient été maintenus

en détention prolongée au secret, parfois pendant plusieurs mois. Ils ont affirmé

qu'on les avait torturés ou maltraités pendant cette période pour leur arracher des

aveux. C'est ainsi que Nejib Louati avait été arrêté en novembre 1990 et maintenu

en garde à vue pendant trois semaines au cours desquelles il avait été torturé. Il

avait ultérieurement été placé en détention préventive jusqu'au 24 avril 1991, dans

la Prison du 9 Avril, à la suite de quoi il avait été remis au secret et aurait été

torturé dans les locaux du ministère de l'Intérieur. La famille de cet homme, qui

n'avait pas été autorisée à lui rendre visite pendant plus de deux mois, a affirmé

qu'il portait des traces de torture sur le corps et la plante des pieds lorsqu'elle a été

finalement autorisée à le voir en juillet. Makhlouf Bouraoui, arrêté le 26 avril

1991, avait été détenu au secret dans les locaux du ministère de l'Intérieur jusqu'à

sa comparution devant le juge d'instruction le 26 juin, soit deux mois plus tard.

Ses proches ont affirmé que, lorsqu'ils avaient été autorisés à lui rendre visite pour

la première fois le 3 juillet 1991, il leur avait paru très malade ; selon eux, il ne

pouvait bouger le bras droit et éprouvait des difficultés à marcher.

La garde à vue prolongée et la torture constituent des violations flagrantes des

traités internationaux auxquels la Tunisie est partie ainsi que des lois et de la

Constitution tunisiennes.

L'article 9-3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ICCPR)

dispose à propos de la détention au secret : « Tout individu arrêté ou détenu du

chef d'une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge

ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires... »

L'observation générale 8-16 du Comité des droits de l'homme précise le sens de

l'expression « dans le plus court délai » en indiquant que « ces délais ne doivent

pas dépasser quelques jours ».

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Le Code de procédure pénale tunisien, qui permettait jusqu'en novembre 1987 la

garde à vue illimitée, a été modifié par la loi 87-70 de novembre 1987 : la période

pendant laquelle un suspect peut être retenu par la police sans pouvoir entrer en

contact avec sa famille ou un avocat est désormais limitée à dix jours maximum.

Aux termes de cette loi, la garde à vue dans les locaux de police est en fait

normalement limitée à quatre jours, mais une prolongation écrite peut être

accordée par le procureur de la République, « en cas d'absolue nécessité », jusqu'à

un maximum de dix jours.

Les dates d'arrestation des personnes jugées par les tribunaux militaires ont été

systématiquement falsifiées par les autorités, apparemment de façon à dissimuler

leur maintien en garde à vue au-delà de la durée limite de dix jours. Les familles

des détenus et leurs avocats se sont vu refuser tout contact avec eux et les requêtes

qu'ils ont introduites en leur nom pour obtenir des examens médicaux n'ont pas

abouti ; ces droits sont pourtant reconnus aux détenus par le Code de procédure

pénale tunisien.

Presque toutes les personnes arrêtées ont été torturées ou maltraitées dans les

commissariats de police et dans les locaux du ministère de l'Intérieur. Amnesty

International a recueilli des informations circonstanciées qui indiquent que

plusieurs centaines de sympathisants présumés d'Ennahda ont été arrêtés et

torturés depuis 1990. Certains de ces cas sont exposés dans le rapport de

l'Organisation daté de mars 1992 et intitulé Tunisie. Détention prolongée au secret

et torture, index AI : MDE 30/04/92. Au moins huit sympathisants présumés

d'Ennahda sont morts en garde à vue depuis avril 1991 dans des circonstances qui

laissent à penser que la torture a causé ou précipité leur mort. Quatre d'entre eux

ont apparemment été interpellés et torturés dans le cadre de l'affaire du complot

présumé ; il s'agit d'Abdelaziz Mahuashi mort le 29 avril 1991, d'Abdelraouf

Laaribi mort le 26 ou le 27 mai 1991, d'Ameur Degache mort vers le 10 juillet

1991 et de Faisal Barakat mort le 8 octobre 1991. Bien que le nom d'Abdelaziz

Mahuashi ait été mentionné dans des communiqués du ministère de l'Intérieur

relatifs au complot présumé, il est à noter qu'il n'était pas cité dans les actes

d'accusation lus au cours des deux procès qui viennent de se dérouler. Quant aux

charges qui pesaient sur Faisal Barakat, dont le nom figurait sur la liste des

accusés au procès de Bab Saadoun, elles ont officiellement été annulées « pour

cause de décès ».

Après avoir passé des semaines, voire des mois, en détention au secret, les accusés

avaient signé des procès-verbaux de police sur le contenu desquels ils étaient

revenus à l'audience. La plupart d'entre eux avaient comparu devant le juge

d'instruction sans être assistés d'un avocat et ont affirmé qu'ils avaient été menacés

en prison d'être ramenés au ministère de l'Intérieur s'ils tentaient de rétracter les

déclarations enregistrées dans les procès-verbaux précédents. Samir Tili, jugé par

le tribunal militaire de Bouchoucha, a affirmé qu'il avait comparu devant le juge

d'instruction sans être assisté d'un avocat, que ses déclarations lui avaient été

dictées par la police et qu'il les avait apprises par cœur. Chedli Mahfoudh, ancien

employé du ministère de l'Intérieur, a déclaré qu'il avait été torturé pendant sa

garde à vue. Il a ajouté qu'il avait signé le procès-verbal d'interrogatoire devant le

juge d'instruction, car celui-ci l'avait averti qu'il le remettrait en garde à vue s'il

persistait à réclamer un examen médical et refusait de signer.

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2.2. Le manque de contacts avec un avocat

Le principe 18-3 de l'Ensemble de principes des Nations unies garantit « le droit

de la personne détenue ou emprisonnée de recevoir la visite de son avocat et de le

consulter et de communiquer avec lui sans délai ni censure ».

Selon la procédure tunisienne, à la fin de la garde à vue, le dossier du détenu est

transmis au procureur de la République, qui peut désigner un juge d'instruction

chargé d'étudier le dossier. Lors de la première comparution, le juge d'instruction

doit notifier au détenu les charges retenues à son encontre et l'informer de ses

droits, notamment celui d'être assisté d'un avocat (art. 69 du CPP). Le détenu doit

indiquer s'il confirme la teneur des procès-verbaux de police. L'inculpé ayant le

droit d'être assisté d'un avocat pour les interrogatoires, le juge d'instruction ne doit

pas l'interroger lors de la première comparution, sauf si l'inculpé est en danger de

mort imminente ou s'il a été appréhendé en flagrant délit. Si l'inculpé désigne un

avocat, il doit pouvoir le consulter sans restrictions (art. 70 du CPP) et ce dernier

doit être avisé vingt-quatre heures avant tout interrogatoire (art. 72 du CPP).

Le juge d'instruction doit décider s'il faut laisser l'inculpé en liberté ou le placer en

détention préventive. L'article 84 du CPP dispose que la « détention préventive est

une mesure exceptionnelle ».

Tous les accusés jugés dans le cadre des deux procès avaient, sans exception, été

placés en détention après leur première comparution devant le juge d'instruction.

La plupart d'entre eux n'ont pas bénéficié de l'assistance d'un avocat pendant leur

détention préventive, qui a duré dans certains cas jusqu'à dix-huit mois. Quant à

ceux qui avaient été en mesure d'obtenir un avocat, ils n'ont pu avoir avec lui que

des contacts très limités. Les avocats se sont plaints de s'être rendus maintes fois à

la prison sans pouvoir rencontrer leurs clients. Toutefois, lorsque des entretiens

ont pu avoir lieu, ils ont dû se dérouler en présence des gardiens et n'ont duré que

quelques minutes. Hedi Ghali, le premier accusé du procès de Bouchoucha, s'est

plaint de n'avoir pas été autorisé à rencontrer son avocat pendant plus d'un an. De

nombreux accusés ont affirmé qu'ils avaient renoncé à l'assistance d'un avocat car

ils craignaient d'être remis en garde à vue. C'est ainsi que Rida Frigui a déclaré

que lorsqu'il avait demandé au juge d'instruction de lui attribuer un avocat, celui-ci

lui avait dit qu'il resterait en garde à vue jusqu'à ce qu'on lui désigne un conseil ;

cet homme avait alors préféré se passer d'avocat plutôt que de prendre le risque

d'être à nouveau torturé.

3. Les procès devant les tribunaux militaires de Bouchoucha et de Bab Saadoun

3.1. Le système de justice militaire

Selon le Code de justice militaire tunisien, promulgué en 1957 et amendé maintes

fois depuis cette date, tous les membres des forces armées peuvent être jugés par

des tribunaux militaires, quels que soient les faits qui leur sont reprochés. Les

civils accusés d'avoir commis des infractions avec un membre des forces armées

peuvent également être jugés par des tribunaux militaires. Les détenus qui relèvent

de la justice militaire sont officiellement incarcérés dans les mêmes lieux que ceux

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qui relèvent des juridictions civiles ; ils comparaissent cependant devant un

procureur militaire de la République et devant un juge d'instruction militaire.

Les articles 10 à 14 du Code de justice militaire énoncent les diverses dispositions

relatives à la composition des tribunaux militaires. Ceux-ci sont présidés par un

juge civil de la Cour de cassation, assisté de quatre assesseurs appartenant aux

forces armées. Le code dispose que les assesseurs doivent être d'un grade

supérieur à celui de l'accusé du grade le plus élevé.

Les articles 13, 24 et 38 du Code de justice militaire prévoient que les tribunaux

militaires tunisiens appliquent les règles de procédure énoncées par le Code de

procédure pénale. Les condamnés disposent d'un délai de trois jours après le

prononcé du jugement pour former un pourvoi devant la Cour de cassation, qui ne

peut toutefois statuer que sur des questions de procédure. Cela signifie que la

matérialité des faits retenus à l'encontre des accusés n'est plus réexaminée une fois

que le tribunal militaire a rendu sa décision.

3.2. Les tribunaux et les chefs d'accusation

Deux tribunaux militaires ont siégé en même temps dans les camps militaires de

Bouchoucha et de Bab Saadoun, à Tunis.

Lors du procès qui s'est déroulé devant le tribunal militaire de Bouchoucha – le

procès du "groupe de Sadok Chourou" –, 171 accusés, dont 37 jugés par

contumace, étaient poursuivis pour avoir, entre autres infractions, tenté de changer

la forme du gouvernement et comploté contre la sûreté de l'État. Ces crimes sont

passibles de la peine capitale aux termes de l'article 72 du Code pénal tunisien.

Outre les 41 personnes poursuivies de ce chef, les autres, qui étaient accusées de

complicité aux termes des articles 32, 33 et 72 du Code pénal, risquaient

également la peine de mort.

Lors du procès de Bab Saadoun – le procès du "groupe de Habib Lassoued" –, 94

des 108 accusés, dont 19 ont été jugés par contumace, étaient également

poursuivis aux termes de l'article 72 du Code pénal pour avoir comploté contre la

sûreté de l'État et avoir tenté de changer la forme du gouvernement ou, aux termes

des articles 32, 33 et 72, pour complicité, et risquaient la peine de mort.

Il était reproché à l'ensemble des accusés d'avoir aussi fondé une organisation

illégale, de l'avoir fait fonctionner ou d'en avoir été membre. Certains d'entre eux

étaient en outre poursuivis pour d'autres infractions comme le vol ou la détention

d'armes à feu ou d'explosifs.

Les deux présidents – Béchir Kdous pour le tribunal de Bouchoucha et Najib Ben

Youssef pour celui de Bab Saadoun – étaient assistés de quatre assesseurs

appartenant aux forces armées. Ceux-ci n'ont pas été nommément identifiés et on

ignore s'ils avaient reçu une formation juridique ou étaient compétents ; un

document publié par l'Agence de communication extérieure du gouvernement a

cependant précisé que les assesseurs des tribunaux militaires « étaient souvent des

juges recrutés en tant que tels par le ministère de la Défense parmi des juristes

titulaires au minimum d'une maîtrise en droit ».

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3.3. La disjonction des procédures

Les raisons pour lesquelles les autorités ont réparti les accusés en deux groupes

jugés séparément restent peu claires. Les principaux chefs d'accusation étaient les

mêmes dans les deux dossiers. Les personnes jugées dans le procès de

Bouchoucha étaient des civils pour la plupart ; on trouvait parmi eux la quasi-

totalité des dirigeants d'Ennahda, dont Rachid Ghannouchi, qui était l'une des

personnes jugées par contumace. Toutefois, une cinquantaine des accusés

appartenaient à l'armée, à la police ou à l'administration pénitentiaire, ou en

avaient fait partie. Un nombre plus important de militaires ou d'autres

fonctionnaires, en service actif ou ayant appartenu à l'administration, ont comparu

dans le procès de Bab Saadoun, mais des civils membres de la direction

d'Ennahda, comme Ali Laaridh et Ziad Doulatli, figuraient également au nombre

des accusés.

Les avocats de la défense ont demandé la jonction des deux affaires en invoquant

les articles 130 et 131 du Code de procédure pénale, qui disposent que les

infractions commises dans un but commun par plusieurs personnes peuvent être

réunies dans le même dossier. Le caractère artificiel de la division en deux

procédures est apparu lorsque des accusés ont été confrontés à des déclarations

faites par des accusés jugés dans le cadre de l'autre affaire. Les avocats qui

assistaient Ali Laaridh et Sahnoun Jaouhari dans le procès de Bab Saadoun ont

protesté contre l'utilisation à l'encontre de leurs clients d'éléments de preuve et de

documents versés au dossier examiné dans l'autre procès ; leur objection se fondait

sur l'article 151 du Code de procédure pénale, qui prévoit que la décision rendue à

l'issue d'un procès ne doit être fondée que sur les éléments soumis à la discussion

orale pendant ce procès. Toutefois, lorsque le conseil de Sahnoun Jaouhari s'est

élevé contre l'utilisation par le juge d'une déclaration faite par des accusés du

procès de Bouchoucha, le magistrat lui a répondu que la totalité des éléments de

preuve étaient recevables en précisant : « Vous [l'avocat] ne pouvez pas empêcher

le tribunal d'utiliser des éléments de preuve versés à l'autre dossier si, pour des

raisons pratiques, les deux affaires ont été disjointes. »

Les procès se sont respectivement ouverts le 9 juillet devant le tribunal militaire

de Bouchoucha et le 10 juillet devant celui de Bab Saadoun. Les avocats de la

défense s'étant plaints des difficultés considérables qui résulteraient de la

simultanéité des débats, ceux-ci ont été organisés de façon à ce que les deux

juridictions ne siègent généralement pas le même jour.

3.4. Les interrogatoires individuels

L'article 14-1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ICCPR)

dispose : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et

publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la

loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée

contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. »

L'article 14-3-d prévoit que toute personne accusée « a droit à être présente au

procès ».

Bien que les procès aient été publics et se soient déroulés en présence

d'observateurs étrangers, les observateurs d'Amnesty International estiment que le

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fait que les tribunaux siégeaient dans des camps militaires et que les membres de

ces tribunaux aient manifesté de l'hostilité envers les accusés pendant presque

toute la durée de la procédure avait mis leur impartialité en doute et clairement

indiqué que les accusés ne bénéficieraient pas d'un procès équitable.

Les observateurs étrangers ainsi que les journalistes tunisiens et étrangers

accrédités ont été autorisés à assister aux deux procès après s'être faits enregistrer

auprès de l'Agence de communication extérieure du gouvernement et avoir reçu

un badge. Les proches des personnes jugées à Bouchoucha ont affirmé qu'un

membre de chaque famille était accepté dans la salle d'audience. Les membres des

familles étaient beaucoup moins nombreux à Bab Saadoun, où le nombre de bancs

réservés au public était plus restreint ; on ignore les critères d'admission dans la

salle d'audience. Les deux tribunaux siégeant dans des camps militaires, les

personnes qui ont assisté aux procès ont dû se soumettre à un certain nombre de

contrôles. Le grand public n'était pas admis et les observateurs et journalistes

étrangers n'étaient pas autorisés à être accompagnés d'interprètes. La raison

officielle de ces restrictions était le manque de place. Pourtant, hormis le premier

jour, où tous les accusés détenus, leurs avocats et un certain nombre de

journalistes étrangers étaient présents, de nombreuses places restaient libres.

Le manque de place a également été invoqué par les autorités pour justifier le fait

que les accusés n'aient pas été autorisés à assister à l'intégralité des débats. Ils ont

été amenés un par un dans la salle d'audience pour être interrogés

individuellement en l'absence de leurs coaccusés et ont dû sortir lors de

l'interrogatoire des personnes suivantes. Cette procédure constitue une violation

flagrante des normes internationales en matière d'équité. Elle semble également,

comme l'ont fait observer les avocats de la défense, contraire aux dispositions de

l'article 143 du Code de procédure pénale tunisien, qui dispose : « Les débats sont

publics et ont lieu en présence du représentant du ministère public et des parties. »

Les deux tribunaux ont toutefois rejeté cette objection. Les accusés n'ont donc pas

pu entendre les déclarations faites par leurs coaccusés au sujet de leur rôle

présumé et de leurs activités.

La pratique consistant à interroger les accusés individuellement a entraîné de

nombreuses demandes de confrontation de la part des avocats et de leurs clients.

Les tribunaux y ont accédé dans certains cas seulement, faisant alors comparaître

des accusés ensemble afin de les confronter. Les observateurs d'Amnesty

International estiment que le fait que les accusés n'aient pas été autorisés à

entendre ce que leurs coaccusés disaient à leur propos ni à être présents lorsqu'ils

étaient mis en cause dans des déclarations, ainsi que la difficulté rencontrée, tant

par les accusés que par leurs conseils, pour avoir accès au dossier, ne leur ont pas

permis de préparer efficacement leur défense.

Selon les observateurs de l'Organisation, une atmosphère lourde régnait la plupart

du temps dans le tribunal, ce qui a pu intimider les accusés et leurs conseils. Les

accusés, qui tournaient le dos aux avocats et au public, n'avaient pas la possibilité

de s'entretenir avec leur conseil ni de voir si un de leurs proches était présent sur

les bancs placés au fond de la salle d'audience. Les accusés étaient amenés au

tribunal dès quatre heures du matin et devaient rester en cellule, parfois jusqu'à

dix-huit heures dans la chaleur étouffante du mois d'août. Les accusés, les avocats

et le public ont été filmés par des caméras vidéo et les caméras du tribunal ont été

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fréquemment utilisées. Toutes les personnes qui tentaient de s'entretenir avec des

proches des accusés ont constaté que des individus en civil, apparemment

membres des forces de sécurité, s'approchaient pour écouter la conversation.

3.5. Le caractère vague des accusations

L'acte d'accusation a été lu sommairement par le juge de Bouchoucha et

intégralement par celui de Bab Saadoun (toutefois, certains des accusés,

notamment Ali Laaridh, se sont plaints de n'avoir pas saisi bon nombre de détails

en raison de la rapidité de la lecture). Dans les deux procès, les charges n'ont été

exposées lors de l'interrogatoire individuel des accusés que de manière

extrêmement sommaire. Les articles du Code pénal n'ont jamais été mentionnés et

il n'en a pas davantage été donné lecture. Les accusés n'ont pas eu connaissance

des faits précis qui leur étaient reprochés et qui avaient motivé leur inculpation.

Ceux qui étaient poursuivis pour incitation de l'armée, par exemple, n'ont jamais

su précisément quels contacts ils étaient supposés avoir établis, à quelle date, en

quel endroit et avec qui. On leur a simplement demandé s'ils connaissaient telle ou

telle personne, sans leur préciser quelle forme particulière l'incitation ou

l'instigation avaient pu prendre. D'autres accusés se sont vu reprocher une

incitation au moyen de discours, de tracts ou d'inscriptions sur les murs, mais on

ne leur a pas indiqué quels étaient les termes employés qui constituaient

l'infraction et pour quel motif.

Un grand nombre d'objets, parmi lesquels des fusils, des grenades artisanales et du

matériel de bureau, notamment des photocopieuses et des machines à écrire,

étaient exposés à l'extérieur des salles d'audience de Bouchoucha et de Bab

Saadoun. Ce matériel n'était cependant pas étiqueté et aucun des accusés ne s'est

vu présenter les armes et explosifs ou autres objets qu'on lui reprochait d'avoir eu

en sa possession et qui auraient été saisis. Lorsque l'avocat d'Emad Mansour

(procès de Bab Saadoun) a demandé à voir l'arme dont il était fait état dans

l'interrogatoire de son client, le juge a répondu qu'il ne pouvait pas dire

spontanément où elle se trouvait et qu'il appartenait à l'avocat de trouver le

numéro de scellé sur l'inventaire et d'essayer ensuite de localiser l'arme parmi les

objets exposés. Huit accusés poursuivis pour « vol à main armée » ont été

interrogés ensemble, mais le juge n'a pas précisé lesquels d'entre eux étaient

armés, alors qu'il ressortait clairement de l'interrogatoire que tous ne l'étaient

manifestement pas. Les avocats de la défense ont demandé, tant à Bouchoucha

qu'à Bab Saadoun, des copies des procès-verbaux de saisie dressés par la police

ainsi que des précisions quant aux détenteurs des armes et l'endroit où celles-ci

avaient été saisies ; tous les avocats se sont plaints que les procès-verbaux de

saisie ne figurent pas aux dossiers de leurs clients.

3.6. Les restrictions imposées aux avocats pour rencontrer leurs clients et consulter leurs dossiers

L'article 14 de l'ICCPR dispose : « Toute personne accusée d'une infraction pénale

a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes : [...] b) À disposer du

temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer

avec le conseil de son choix... »

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Les accusés qui comparaissaient devant les tribunaux militaires de Bouchoucha et

de Bab Saadoun ont été privés de la possibilité de préparer véritablement leur

défense. Les avocats, souvent désignés quelques jours seulement avant l'ouverture

du procès, n'ont pas pu rencontrer librement leurs clients ni avoir accès sans

restrictions au dossier. Lors du procès de Bab Saadoun, les accusés, qui n'avaient

dans la plupart des cas pas été autorisés à consulter un avocat pendant toute la

durée de leur détention préventive – soit parfois plus de dix-huit mois –, ont été

privés à l'audience de la possibilité de parler de leur détention ou d'exposer leurs

opinions politiques ou encore leur rôle au sein d'Ennahda.

Les avocats se sont plaints amèrement et régulièrement, tant dans le tribunal qu'à

l'extérieur, des difficultés et des obstacles qu'ils rencontraient lorsqu'ils tentaient

d'entrer en contact avec leurs clients et plus particulièrement de consulter le

volume considérable de documents accumulés sur une période de près de dix-huit

mois. Il était évident pour les observateurs d'Amnesty International que les avocats

ne pouvaient préparer une véritable défense qu'en étant autorisés à consulter

l'intégralité du dossier et à examiner avec soin tous les documents annexes ou

pièces à conviction.

Un représentant de l'Ordre des avocats de Tunis chargé de faire une copie du

dossier a déclaré, lors d'entretiens avec les observateurs de l'Organisation, que

l'Ordre n'avait été informé qu'à la fin de juin 1992 de la possibilité de copier les

pièces de la procédure. Le dossier remplissait 25 cartons. Après avoir trié les

documents, l'Ordre des avocats a constitué un dossier qui contenait les pièces

considérées comme les plus importantes pour les avocats de la défense. Chaque

avocat n'a toutefois reçu que le dossier de son propre client et, comme le dossier

complet n'était fourni qu'aux membres de l'Ordre, les avocats qui souhaitaient en

obtenir une copie auraient dû consacrer plus d'une journée à la faire eux-mêmes.

Les avocats de la défense ont donc reçu, deux ou trois jours seulement avant

l'ouverture des procès, des dossiers ne contenant que les documents censés

concerner directement leurs propres clients. Comme la plus grande partie des

accusations reposaient sur des déclarations dans lesquelles certains des accusés en

auraient incriminé d'autres, les avocats de la défense se sont plaints à l'audience de

n'avoir pu obtenir une copie de l'intégralité du dossier. Lors de l'ouverture du

procès de Bouchoucha le 9 juillet, les avocats ont sollicité le renvoi afin de

disposer du temps nécessaire pour rencontrer leurs clients et étudier le dossier. Les

tribunaux tunisiens accordent généralement le renvoi demandé par la défense,

même lorsqu'une seule personne est en cause et qu'il s'agit de faits moins

compliqués et passibles de peines moins lourdes que dans le procès de

Bouchoucha. Le président n'a pourtant accepté qu'un ajournement d'une demi-

journée. Dans le procès de Bab Saadoun, les avocats ont argué du fait qu'il leur

était impossible de défendre correctement leurs clients si les deux procès se

déroulaient en même temps et le renvoi leur a été accordé.

Le président du tribunal militaire de Bouchoucha avait annoncé une suspension

avant le début des plaidoiries, mais l'interrogatoire des accusés a été terminé avant

que les avocats n'aient eu accès au dossier dans son intégralité et n'aient disposé

du temps suffisant pour le consulter afin d'avoir une vue d'ensemble des éléments

de preuve. Comme l'a écrit l'un des observateurs d'Amnesty International au

procès : « Il semble évident que la consultation du dossier doit intervenir avant que

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les accusés n'aient été interrogés sur les charges ou qu'on leur ait présenté les

éléments retenus à leur encontre, et non après. »

Les contacts des avocats avec leurs clients, qui n'avaient dans bien des cas pu

avoir lieu pendant la détention préventive, ont été restreints pendant le procès de

Bouchoucha. Le premier renvoi, d'une demi-journée, avait pour objet de permettre

à l'avocat de Hedi Ghali, qui n'avait pas rencontré son client au cours de l'année

précédente, de s'entretenir avec lui avant son interrogatoire. Bien que le juge ait

promis aux avocats qu'ils pourraient s'entretenir librement avec leurs clients, le

conseil de Hedi Ghali n'a pas pu rencontrer le sien l'après-midi même dans la

Prison du 9 Avril. Il a tenté de le voir le lendemain matin avant le début de

l'audience, mais n'a été autorisé à lui parler que pendant moins de cinq minutes

dans une pièce où se trouvaient des membres de la police militaire. Ce n'est qu'à la

suite d'une intervention du bâtonnier que les avocats ont été autorisés à rencontrer

leurs clients sans témoins. Par ailleurs, une avocate a affirmé qu'on lui avait

interdit d'entrer dans la prison parce qu'elle était voilée.

Tous les accusés n'étaient pas assistés d'un avocat. Un certain nombre de ceux qui

étaient jugés à Bouchoucha, entre autres Ali Chniter, Sahbi Atig, Karim Harouni,

Noureddine Amrouni, Abdelmajid Jlasi et Mohamed Mahjoub, qui avaient

initialement refusé de parler parce qu'ils n'avaient pu consulter leur avocat, ont été

rappelés pour être interrogés. Bien que Karim Harouni ait déclaré qu'il n'avait

toujours pas rencontré son avocat, le tribunal l'a interrogé en lui lisant à voix haute

les déclarations qu'il était censé avoir faites devant les policiers et le juge

d'instruction.

Dans certains cas, il était patent que les avocats de la défense, soit en raison des

restrictions qui leur étaient imposées pour rencontrer les accusés et consulter les

dossiers, soit par manque de temps, ne connaissaient pas parfaitement les charges

qui pesaient sur leurs clients. D'autres avocats ont dû, dans un temps trop bref,

prendre connaissance à la fois de la nature des accusations et des éléments de

preuve disponibles. C'est ainsi que tard dans la soirée du 1er août, le tribunal a

décidé de ne suspendre l'audience qu'après avoir terminé l'interrogatoire de tous

les accusés. Certains des avocats commis d'office étant absents, le juge a sollicité

la collaboration de ceux qui étaient présents, en leur demandant de se substituer à

leurs confrères. Dans de telles circonstances, il est évident que les accusés ne

pouvaient bénéficier d'une assistance adéquate.

Des avocats commis d'office assistaient bon nombre des accusés. Désignés par la

section de Tunis de l'Ordre des avocats, ils n'avaient été informés qu'à la fin de

juin 1992 que 148 accusés avaient besoin d'avocats. Dans un premier temps, la

plupart des avocats commis d'office étaient des stagiaires. Un représentant de

l'Ordre des avocats a déclaré à Amnesty International que cela tenait au fait que de

nombreux avocats plus expérimentés avaient prévu de prendre leurs vacances ou

devaient plaider d'autres affaires à la date des procès. Cependant, des plaintes

ayant été formulées, un certain nombre d'avocats plus expérimentés ont été

désignés. Les observateurs de l'Organisation ont constaté que, par rapport aux

avocats choisis par les accusés, les avocats commis d'office n'intervenaient que

sporadiquement, parlaient peu et limitaient généralement leurs demandes au

minimum. Ils ne protestaient que rarement lorsque, comme ce fut le cas à Bab

Saadoun, le président ne cessait d'interrompre leurs clients ou de les réprimander.

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Les avocats commis d'office se contentaient presque toujours de réclamer un

examen médical et/ou une confrontation avec les accusés qui auraient mis leurs

clients en cause.

Selon un observateur d'Amnesty International : « S'il existait un doute quant à la

différence de la qualité de la défense des intérêts d'un accusé du fait de la

présence d'avocats choisis par lui, s'agissant notamment d'avocats de renom, ce

doute aurait été balayé lors de l'interrogatoire d'Ali Laaridh. Cet homme était

assisté de plusieurs avocats, dont certains des plus connus bondissaient chaque

fois que le président essayait de l'interrompre ou de le faire taire. Ali Laaridh a

donc réussi à s'exprimer bien plus longtemps que tout autre accusé sur les

charges retenues à son encontre. Son interrogatoire a duré trois heures, soit

beaucoup plus que les vingt ou trente minutes consacrées à la plupart des autres

personnes jugées. Dans l'ensemble, sans aucun doute du fait de la présence des

avocats et de leurs protestations, le président a fait preuve d'une plus grande

retenue lors de l'interrogatoire d'Ali Laaridh que lors de celui de tout autre

accusé auquel il m'a été donné d'assister. »

Au cours du procès, les avocats de la défense ont adressé un certain nombre de

requêtes, oralement et par écrit, au tribunal. Ils ont notamment demandé que les

deux procédures soient jointes, que tous les accusés assistent à l'ensemble des

débats et qu'ils puissent être confrontés aux témoins à charge, y compris lorsqu'il

s'agissait de coaccusés. Les avocats ont également demandé à consulter les

registres de la police afin d'enquêter sur les plaintes formulées pour garde à vue

prolongée ; ils ont réclamé un examen médical de leurs clients et la comparution à

titre de témoins du ministre de l'Intérieur et de Rachid Driss, le président de la

commission désignée par le gouvernement en juin 1991 pour enquêter sur les

plaintes pour torture. Conformément à l'article 199 du Code de procédure pénale,

qui dispose que « tous les actes et décisions contraires aux règles de procédure de

base et aux intérêts légitimes de la défense » sont nuls, ils ont aussi sollicité un

nouveau procès en raison des transgressions répétées de la durée maximale de dix

jours de la garde à vue.

3.7. L'absence d'enquêtes sur la détention prolongée au secret durant la période précédant le procès et sur la falsification des dates d'arrestation

Les tribunaux de Bouchoucha et de Bab Saadoun n'ont pas examiné les preuves de

la falsification systématique des dates d'arrestation en vue de dissimuler la

détention prolongée au secret.

L'exemple de certaines personnes interrogées les 20 et 21 juillet par le tribunal de

Bouchoucha illustre l'ampleur des divergences entre la date réelle d'interpellation

et celle portée sur les procès-verbaux de police. Ali Ben Hrabi a affirmé qu'il avait

été arrêté le 6 avril 1991, mais le procès-verbal figurant au dossier mentionne le

10 juin 1991. Ali ben Ammar Chniter a déclaré qu'il avait été arrêté le 13 avril

1991, toutefois le procès-verbal porte la date du 28 juin 1991. Noureddine

Amrouni a affirmé qu'il avait été interpellé le 8 juillet 1991, mais selon le procès-

verbal il n'aurait été arrêté que le 17 août 1991.

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Abdellatif Mekki, ancien secrétaire général de l'Union générale tunisienne des

étudiants (UGTE), syndicat étudiant dominé par les islamistes, a déclaré qu'il avait

été arrêté le 14 mai 1991. Sa famille a adressé une lettre recommandée aux

autorités le 18 mai 1991 pour s'enquérir de son sort. Quatre jours plus tard, le 22

mai, Abdallah Kallel, le ministre de l'Intérieur, a publiquement annoncé

l'arrestation de cet homme au cours d'une conférence de presse convoquée pour

dénoncer le présumé complot d'Ennahda. La date d'arrestation figurant sur le

procès-verbal est toutefois le 11 juillet 1991.

Ajmi Lourimi, membre du Majlis ech Choura (conseil exécutif) d'Ennahda, a été

arrêté le 4 avril 1991. Son cas a été rendu public par Amnesty International le

19 avril, soit quatre jours après l'expiration de la durée maximale légale de la garde

à vue. Sur la base du récit d'un témoin oculaire, l'Organisation exprimait sa

préoccupation à propos d'informations selon lesquelles cet homme avait été

torturé. Les délégués d'Amnesty International qui se sont rendus en Tunisie en mai

1991 ont évoqué la détention prolongée au secret d'Ajmi Lourimi avec des

ministres et des personnalités gouvernementales. Cet homme a enfin été présenté

pour la première fois au juge d'instruction le 9 juin 1991, après avoir été maintenu

au secret pendant deux mois. Les autorités tunisiennes ont affirmé au cours de

l'année qui a suivi qu'Ajmi Lourimi niait avoir été torturé ; cet homme a toutefois

affirmé lors de son procès qu'il avait été arrêté le 4 avril 1991 et torturé pendant sa

détention. Le juge n'a cependant ordonné aucune enquête.

3.8. L'absence d'enquêtes sur les plaintes pour torture

Les informations parvenues à Amnesty International au cours des trois dernières

années prouvent sans conteste que la détention prolongée au secret est

fréquemment utilisée pour favoriser la torture. Dans les procès qui se sont

déroulés récemment, la détention au secret semble avoir été pratiquée pour torturer

ou maltraiter les détenus en vue d'obtenir les aveux sur lesquels a reposé

l'accusation.

Le gouvernement tunisien a ratifié en 1988 la Convention des Nations unies

contre la torture, dont aucun des articles ne peut être soumis à dérogation quelles

que soient les circonstances. L'article 12 de cette convention dispose : « Tout État

partie veille à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une

enquête impartiale chaque fois qu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un

acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction. »

L'ICCPR et la Convention contre la torture prévalent sur la législation nationale,

ainsi que cela a été rappelé lors de la ratification de ces deux instruments par la

Tunisie et comme le prévoit l'article 32 de la Constitution tunisienne. L'

« inviolabilité de la personne humaine » est garantie par l'article 5 de cette même

constitution. Par ailleurs, les articles 101 et 103 du Code pénal disposent que les

fonctionnaires qui usent de violence contre un individu ou le privent

arbitrairement de la liberté sont passibles d'une peine allant jusqu'à cinq ans

d'emprisonnement.

Cependant, les tribunaux de Bouchoucha et de Bab Saadoun se sont montrés

indifférents aux plaintes pour torture formulées par les accusés. Comme l'a écrit le

professeur Fattah, observateur d'Amnesty International au procès de Bab Saadoun :

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« Un observateur averti (et même une personne non avertie) ne pouvait manquer

de constater que certains des accusés n'étaient pas dans une condition physique

excellente ni même normale. Bien qu'aucun d'entre eux n'ait dû être porté ou

amené dans un fauteuil roulant jusqu'à la salle d'audience, certains éprouvaient

des difficultés à marcher. D'autres, qui ne pouvaient pas rester debout pendant

leur interrogatoire, ont demandé l'autorisation de s'asseoir, qui leur a été

accordée [...] Il faut également noter que bon nombre de ceux qui ne présentaient

pas de signes visibles de douleur ou d'infirmité se sont plaints d'avoir été torturés

par les membres des forces de sécurité. D'autres ont affirmé qu'ils avaient été

menacés par les policiers et le juge d'instruction. En réalité, pendant que je me

trouvais dans la salle d'audience, très rares ont été les personnes interrogées qui

n'ont pas fait état de contrainte, bien que la question n'ait été posée à aucune

d'entre elles. »

Les accusés qui ont comparu devant le tribunal de Bouchoucha ont été

fréquemment autorisés à évoquer longuement leur détention au secret et les

tortures qui leur avaient été infligées, mais ce ne fut pas le cas pour les personnes

jugées par le tribunal de Bab Saadoun. Selon un observateur d'Amnesty

International qui a assisté au procès qui s'est déroulé dans ce dernier tribunal,

« aucun des accusés qui se sont plaints d'avoir été torturés ou menacés n'a été

interrogé sur les détails, les méthodes, les modalités et les circonstances dans

lesquelles les tortures auraient été infligées ; on ne leur a pas davantage demandé

s'ils pouvaient identifier leurs tortionnaires ni si l'un de leurs coaccusés avait été

témoin des faits ou en avait eu connaissance ». Ceux qui ont tenté d'expliquer au

tribunal « comment ils avaient été torturés ont été immédiatement interrompus par

le président et n'ont pas pu s'exprimer. Certains ont toutefois réussi, avant d'être

interrompus ou en dépit des tentatives pour les réduire au silence, à dire comment

ils avaient été déshabillés et suspendus par les pieds pendant des heures, ou à

décrire les sévices sexuels qu'ils avaient subis. Lotfi El Amdouni a juste pu dire

qu'il avait été brûlé au fer rouge avant d'être interrompu par le président ».

« Le juge a constamment affirmé qu'il suffisait que les accusés disent que leurs

déclarations avaient été obtenues sous la contrainte ou la menace et que les

détails et les modalités n'étaient ni importants ni pertinents. Chaque fois que l'un

des accusés tentait de montrer au juge des traces de torture, celui-ci l'en

empêchait en lui disant qu'il n'était pas expert en médecine. Bien que le président

ait accepté, devant l'insistance des avocats, qu'il soit fait état de torture dans le

procès-verbal, il a catégoriquement refusé que les détails soient exposés

oralement et encore moins retranscrits. Ce fut notamment le cas lorsque l'un ou

l'autre des accusés affirmait que ses proches parentes avaient été humiliées par

des membres de la sûreté, notamment en étant déshabillées ou insultées en sa

présence. Plutôt que d'ordonner l'ouverture d'une enquête, le magistrat a menacé

les accusés de les inculper de diffamation ou d'outrage envers les forces de

sécurité. Emad Mansour a reçu la même menace quand il a affirmé que Faisal

Barakat avait été tué par des membres des forces de sécurité. »

L'observateur de l'Organisation a ajouté que le président « avait systématiquement

refusé de faire examiner les accusés par un médecin, sauf lorsqu'ils affirmaient

avoir toujours des traces de torture, dix-huit mois après les faits. Par conséquent,

les plaintes formulées par ceux qui ne présentaient pas de cicatrices ou qui ont été

victimes de tortures psychologiques ne seront pas suivies d'enquêtes ».

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Comme nous l'avons indiqué plus haut, certains des accusés ont affirmé que

lorsqu'ils avaient comparu devant le juge d'instruction et avaient sollicité un

examen médical ou l'assistance d'un avocat, le juge leur avait répondu que cela

impliquait leur replacement en garde à vue en attendant d'être examinés par un

médecin ou de pouvoir rencontrer un avocat. Les accusés ont déclaré que,

craignant d'être à nouveau torturés en garde à vue, ils s'étaient résignés à ne pas

réclamer d'examen médical et à se passer de l'assistance d'un avocat. Sahbi Atig,

qui comparaissait devant le tribunal de Bouchoucha, a affirmé que son avocat

n'était pas présent lors de sa première comparution devant le juge d'instruction et

que, lorsqu'il avait réclamé un examen médical ainsi que la possibilité de

rencontrer son conseil, il avait été remis en garde à vue et ramené dans les locaux

du ministère de l'Intérieur, où on l'avait, selon ses dires, atrocement torturé.

Les plaintes concernant la détention au secret et la torture avaient été soumises à la

Commission Driss, instaurée en juin 1991, et qui avait rendu son rapport au

président Ben Ali en septembre 1991. Les juges de Bouchoucha et de Bab

Saadoun ont déclaré aux accusés que la Commission Driss avait été créée un an

auparavant pour enquêter sur les plaintes pour torture et qu'il n'était donc pas

nécessaire qu'elles soient examinées par le tribunal. Toutefois, ni le rapport de la

commission ni la liste des détenus qu'elle avait interrogés ou examinés n'ont été

rendus publics et on ignore donc dans quelle mesure la commission d'enquête a

reconnu que certains des accusés avaient été torturés. Les démarches entreprises

par les avocats pour que le rapport de la Commission Driss soit joint au dossier

n'ont pas abouti.

Au cours des procès, les autorités tunisiennes ont prétendu que les accusés avaient

reçu pour instructions, dans le cadre d'un plan de défense élaboré par Ennahda, de

dire qu'ils avaient été torturés. Elles ont précisé que ces instructions étaient

contenues dans le "document n° 24" rédigé par le mouvement. Amnesty

International n'a toutefois pas encore réussi à obtenir des autorités une copie de ce

document. Il semble étonnant, alors que les autorités nient catégoriquement que

des tortures aient été infligées, qu'elles fassent preuve d'une telle réticence pour

ordonner des enquêtes exhaustives et impartiales sur les plaintes pour torture

formulées par les sympathisants d'Ennahda. Il est tout aussi surprenant que les

tribunaux aient eu le même comportement s'ils étaient persuadés que les

accusations étaient mensongères. Amnesty International pense que la conclusion

la plus évidente que l'on puisse en tirer est que les autorités savaient pertinemment

que les détenus avaient été torturés et qu'elles ont constamment cherché à

dissimuler ce fait.

Les juges de Bouchoucha et de Bab Saadoun ont fini par accepter, après les

demandes réitérées d'examen médical déposées par les avocats de la défense, que

les accusés qui présentaient toujours, plus d'un an après les faits, des traces de

tortures présumées soient examinés par des médecins. Parmi les 69 personnes

examinées figurait Abdellatif Mekki, cité plus haut, et dont la date officielle

d'arrestation était postérieure de deux mois à la date réelle – le 14 mai 1991 – et de

plus de six semaines à l'annonce publique de son interpellation par le ministère de

l'Intérieur. Cet homme a dit lors de son interrogatoire par le tribunal le 20 juillet

qu'il avait été torturé pendant sa détention prolongée au secret dans les locaux du

ministère de l'Intérieur. Il a affirmé avoir reçu des coups sur les oreilles et les

organes génitaux et a ajouté qu'il avait signé le procès-verbal sans même l'avoir lu,

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après avoir été torturé et menacé d'autres sévices. Abdellatif Mekki a déclaré qu'un

autre étudiant détenu au même étage était mort des suites de torture et qu'il avait

craint de subir le même sort s'il refusait de signer le procès-verbal.

L'examen médical pratiqué le 28 juillet sur Abdellatif Mekki par trois professeurs

de médecine a révélé, outre la présence d'un ulcère probablement lié à la tension

nerveuse, « une atrophie du testicule gauche avec hydrocèle » et « des cicatrices

correspondant à des lésions traumatiques anciennes sur différentes parties du

corps, sans qu'il soit possible d'en déterminer la date exacte ». Un médecin légiste

qui a examiné le rapport pour l'Organisation a fait observer que « [les trois

professeurs] avaient interprété leurs conclusions sans tenir compte du récit fait

par la victime. S'ils avaient choisi de le faire, ils auraient pu facilement décider si

les cicatrices pouvaient ou non correspondre aux dires de la victime. En prenant

le parti de ne pas le faire, ils ont sciemment rendu leur examen inutile ».

3.9. La présomption de culpabilité

L'article 14-2 de l'ICCPR dispose : « Toute personne accusée d'une infraction

pénale est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement

établie. »

La présomption d'innocence est également garantie par l'article 12 de la

Constitution tunisienne, qui dispose : « Tout prévenu est présumé innocent jusqu'à

l'établissement de sa culpabilité à la suite d'une procédure lui offrant les

garanties indispensables à sa défense. »

Les accusés sur lesquels pèsent de lourdes charges, dont certaines sont passibles

de la peine capitale, devraient avoir la garantie d'être jugés par un tribunal

indépendant et impartial. Cela est tout particulièrement important dans les procès

politiques, où l'État, qui mène l'accusation, est également présent en tant que

victime.

Le magistrat qui présidait le tribunal de Bouchoucha a mis l'accent, lors de

l'ouverture du procès et à plusieurs reprises au cours des débats, sur son désir

d'ouverture et s'est déclaré prêt à écouter les doléances des accusés et de leurs

conseils. Les accusés jugés à Bouchoucha ont donc eu la possibilité de s'exprimer

longuement pendant leur interrogatoire et de décrire les tortures qui leur avaient

été infligées ainsi que les irrégularités de procédure relevées pendant la période de

détention précédant le procès.

Cependant, à Bab Saadoun, les accusés ont été traités comme si leur culpabilité

était déjà établie. L'observateur d'Amnesty International qui a assisté au procès a

déclaré : « Le juge posait les questions d'une manière qui était très intimidante

pour les accusés [...] Il a, un nombre incalculable de fois, exprimé son indignation

face à ce qui leur était reproché, en faisant des commentaires personnels (parfois

sarcastiques). Il posait des questions manifestement orientées, de manière à faire

apparaître la moindre reconnaissance partielle des faits comme un aveu de

l'ensemble des charges [...] Le juge accordait une confiance illimitée au contenu

des procès-verbaux de police et à ceux de l'instruction, bien que les accusés ne

cessent de se plaindre d'avoir fait des aveux sous la torture ou d'avoir signé sous

la contrainte. Les déclarations des accusés à l'audience qui ne correspondaient

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pas à celles qu'ils auraient faites devant la police ou le juge d'instruction étaient

accueillies avec incrédulité, scepticisme, voire tournées en dérision. »

3.10. Le manque de preuves ou de témoins

L'accusation reposait presque exclusivement dans les deux procès sur des aveux

non corroborés qui, selon les accusés, leur avaient été arrachés sous la torture ou

étaient faux. Un seul témoin à charge a été entendu à Bouchoucha et trois à Bab

Saadoun. Aucun n'a confirmé les accusations de participation à un complot en vue

de renverser le gouvernement. Les accusés ont déclaré que le ministère public

avait passé sous silence les éléments qui auraient pu leur être favorables.

Le deuxième jour du procès de Bouchoucha, le ministère public a tenté de réfuter

les affirmations des accusés selon lesquelles leurs déclarations avaient été

obtenues sous la contrainte, en présentant au tribunal un enregistrement vidéo des

accusés au moment où ils étaient supposés faire des aveux. Les avocats de la

défense se sont opposés à cette initiative, déclarant qu'il s'agissait d'un élément

totalement nouveau qui ne figurait pas au dossier. Ils ont indiqué, comme leurs

clients, que rien ne permettait de savoir à quel moment le film avait été réalisé et

s'il s'agissait de déclarations recueillies par la police ou par le juge d'instruction.

Les accusés semblaient figés et avaient le regard fixé sur l'enregistrement. Hedi

Ghali a fait observer que seule la partie supérieure de son corps apparaissait à

l'écran et que, si on avait montré ses membres inférieurs, des traces de torture

auraient été visibles. Le tribunal a fait droit à la requête de la défense et

l'accusation a retiré les films.

Un témoin à charge a été entendu à Bouchoucha et trois à Bab Saadoun.

Abdelkader Jdidi, le témoin à charge de Bouchoucha, s'est présenté dans la salle

d'audience sans avoir été régulièrement cité ; il a toutefois été autorisé à faire une

déposition à la demande du ministère public. Cet homme a déclaré qu'il avait

assisté à une réunion importante d'Ennahda, mais qu'il n'avait pas été question de

complot en vue de renverser le gouvernement. Selon les personnes présentes, il a

fondu en larmes durant son témoignage et a été récusé par l'accusation. La défense

a ultérieurement demandé qu'il soit rappelé pour être entendu comme témoin à

décharge, mais le tribunal a refusé.

Deux des trois témoins de l'accusation à Bab Saadoun travaillaient dans des

carrières et l'un d'entre eux a identifié un des 108 accusés comme ayant utilisé des

explosifs dans le cadre de son travail. Le troisième témoin, qui était policier, a

affirmé avoir été attaqué par des personnes dont le visage était recouvert d'une

cagoule. La défense a demandé la citation d'un certain nombre de témoins à

décharge, parmi lesquels Rachid Driss, qui avait présidé la commission chargée

d'enquêter l'année précédente sur la détention prolongée au secret et sur les

tortures infligées à certains des accusés. Ces demandes ont été rejetées.

Quelques-uns des accusés ont affirmé que la police avait fait une sélection

minutieuse des éléments de preuve, en laissant de côté tous ceux qui auraient pu

atténuer les charges. Ali Laaridh s'est plaint devant le tribunal de Bab Saadoun que

la police avait saisi des cassettes dans lesquelles il prônait la patience et la

tolérance, mais qu'elles ne figuraient pas parmi les éléments fournis au tribunal par

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l'accusation, car elles n'allaient pas dans le sens de la thèse du ministère public.

L'un des avocats a demandé que ces cassettes soient versées au dossier, mais le

juge a refusé au motif qu'il n'existait pas d'autre preuve de leur existence que les

assertions de l'accusé. L'avocat a plaidé que la police ne cherchait pas à recueillir

des éléments favorables à la défense et a fait observer que le tribunal devait réunir

tant les éléments à charge que ceux à décharge ; le juge a refusé de répondre.

Conclusions

1. Pratiquement tous les dirigeants d'Ennahda, y compris ceux qui vivent à

l'étranger, ont été jugés par les tribunaux militaires de Bouchoucha et de Bab

Saadoun. Les procès ont fourni à l'État l'occasion d'essayer de présenter des

éléments de nature à prouver qu'Ennahda est une organisation qui tente de

renverser le gouvernement par la violence. Les observateurs d'Amnesty

International ayant assisté aux procès pensent qu'aucun élément convaincant

n'a été présenté pour prouver qu'un tel complot ait existé.

2. La plupart des personnes jugées avaient été détenues illégalement au-delà de la

limite de dix jours prévue par la loi tunisienne pour la garde à vue ; elles

affirment qu'on les a torturées ou maltraitées pendant cette période pour leur

arracher des aveux. Les dates d'arrestation ont été falsifiées en vue de

dissimuler la détention prolongée au secret. Les autorités ne semblent pas avoir

pris d'initiatives pour expliquer ce recours systématique à la détention illégale

au secret ou pour que ceux qui l'avaient imposée ou avaient falsifié les dates

d'arrestations de manière à dissimuler cette pratique aient à répondre de leurs

actes.

3. De nombreux accusés se sont plaints d'avoir été torturés ou maltraités pour

signer des aveux mensongers. Aucune de ces plaintes n'a cependant fait l'objet

d'une enquête satisfaisante et les tribunaux ont retenu à titre de preuve les

aveux contestés. C'est sur la base de ces aveux qu'ils récusaient que les accusés

ont été condamnés.

La Commission Driss, nommée en juin 1991, a enquêté sur les plaintes pour

torture formulées par des prisonniers politiques, mais ses conclusions n'ont

toujours pas été rendues publiques par le gouvernement. S'agissant de la seule

enquête qui ait été effectuée, il est impératif que le rapport intégral de la

commission et ses conclusions soient rendus publics sans délai.

4. Les récents procès ne se sont pas déroulés conformément aux normes

internationales. La plupart des accusés se sont vu refuser tout contact avec

leurs conseils durant la période précédant les procès et les avocats n'ont pas

bénéficié des facilités requises pour leur permettre de défendre correctement

leurs clients à l'audience. L'endroit où siégeaient les tribunaux, l'attitude des

présidents et l'atmosphère qui régnait dans les salles d'audience laissent à

penser que les magistrats n'étaient pas impartiaux et que les accusés ne

pouvaient pas bénéficier d'un procès équitable. La disjonction de la procédure

semble avoir eu pour objet de rendre la tâche particulièrement difficile aux

avocats et aux accusés. Le fait que les tribunaux se soient abstenus d'enquêter

de manière exhaustive sur les plaintes pour torture formulées par les accusés et

qu'ils aient été apparemment enclins à accepter sans restriction des aveux non

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corroborés et contestés indique également que les accusés n'ont pas bénéficié

d'un procès équitable. Ce sujet de préoccupation est renforcé par l'absence

d'autres éléments de preuve et notamment de témoins à charge.

Recommandations

Au vu des conclusions et constatations ci-dessus, Amnesty International prie

instamment les autorités tunisiennes de prendre immédiatement des mesures pour

:

1. ordonner un nouveau procès qui se déroulerait conformément aux normes

internationales ou remettre en liberté toutes les personnes déclarées coupables

et condamnées à des peines d'emprisonnement à l'issue des procès qui se sont

déroulés récemment devant les tribunaux militaires de Bouchoucha et Bab

Saadoun ;

2. effectuer une enquête exhaustive, indépendante et impartiale, dont les

conclusions devraient être rendues publiques, sur les irrégularités durant la

période précédant le procès et notamment la détention prolongée au secret, la

falsification des dates d'arrestation et le manque de contacts entre les détenus

et leurs avocats. Les personnes coupables de violation des droits des détenus

devraient être identifiées et faire l'objet de poursuites pénales ou de mesures

disciplinaires ;

3. faire en sorte que toutes les plaintes pour torture formulées par les accusés

fassent sans délai l'objet d'une enquête exhaustive et impartiale. Cette enquête

devrait également porter sur les circonstances de la mort en garde à vue de

Faisal Barakat et d'autres détenus.

Les conclusions de cette enquête devraient être rendues publiques, de même que

celles de la Commission Driss. Les tortionnaires présumés devraient être traduits

en justice et leurs victimes indemnisées.

La version originale en langue anglaise de ce document a été éditée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 8DJ, Royaume-Uni, sous le titre Tunisia. Heavy Sentences after Unfair Trials. Seule la version anglaise fait foi.

La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - octobre 1992.

Pour toute information complémentaire veuillez vous adresser à :