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AMNESTY INTERNATIONAL ÉFAI Index AI : EUR 44/010/02 ÉFAI 02 RN 015 DOCUMENT PUBLIC Londres, février 2002 TURQUIE Torture et garde à vue prolongée dans la région sous état d’urgence Résumé * Dans la région sous état d’urgence, les personnes en garde à vue dans les locaux de la police et de la gendarmerie sont torturées et soumises à d’autres formes de mauvais traitements de manière généralisée et systématique. Celles qui sont détenues pour des infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l’État – pour l’essentiel des infractions à caractère politique – risquent particulièrement de subir des tortures, car elles sont placées au secret et ne sont pas autorisées à consulter un avocat durant les premiers jours de leur garde à vue. * La version originale en langue anglaise du document résumé ici a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 0DW, Royaume-Uni, sous le titre TURKEY. Torture and prolonged detention in the Region under State of Emergency. La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - mars 2002. Vous trouverez les documents en français sur LotusNotes, rubrique ÉFAI – IS documents. Vous pouvez également consulter le site Internet des ÉFAI : www.efai.org Le 17 octobre 2001, une modification de la Constitution a apparemment réduit à quatre jours la durée maximale durant laquelle une personne peut être gardée à vue sans être présentée à un juge, la restriction suivante étant cependant maintenue : « Cette période peut être prolongée en cas d’état d’urgence, d’instauration de la loi martiale ou en temps de guerre. » Entrée en vigueur le 19 février 2002, la Loi n 4744 dispose que les individus soupçonnés de crimes collectifs relevant de la compétence des cours de sûreté de l’État peuvent voir leur garde à vue passer d’une durée maximale de quarante-huit heures à un maximum de quatre jours. Dans la région placée sous état d'urgence, cette période peut être prolongée jusqu’à sept jours, sur requête du procureur et décision d’un juge. En outre, dans la région sous état d’urgence, l’article 3-c du décret n 430 prévoit la possibilité de renvoyer des personnes en garde à vue dans les locaux de la gendarmerie ou de la police pour interrogatoire pour une période maximale de dix jours,

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AMNESTY INTERNATIONAL ÉFAI Index AI : EUR 44/010/02 ÉFAI 02 RN 015

DOCUMENT PUBLIC Londres, février 2002

TURQUIE Torture et garde à vue prolongée dans la

région sous état d’urgence

Résumé * Dans la région sous état d’urgence, les personnes en garde à vue dans les locaux de la police et de la gendarmerie sont torturées et soumises à d’autres formes de mauvais traitements de manière généralisée et systématique. Celles qui sont détenues pour des infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l’État – pour l’essentiel des infractions à caractère politique – risquent particulièrement de subir des tortures, car elles sont placées au secret et ne sont pas autorisées à consulter un avocat durant les premiers jours de leur garde à vue.

* La version originale en langue anglaise du document résumé ici a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 0DW, Royaume-Uni, sous le titre TURKEY. Torture and prolonged detention in the Region under State of Emergency. La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - mars 2002. Vous trouverez les documents en français sur LotusNotes, rubrique ÉFAI – IS documents. Vous pouvez également consulter le site Internet des ÉFAI : www.efai.org

Le 17 octobre 2001, une modification de la Constitution a apparemment réduit à quatre jours la durée maximale durant laquelle une personne peut être gardée à vue sans être présentée à un juge, la restriction suivante étant cependant maintenue : « Cette période peut être prolongée en cas d’état d’urgence, d’instauration de la loi martiale ou en temps de guerre. » Entrée en vigueur le 19 février 2002, la Loi n 4744 dispose que les individus soupçonnés de crimes collectifs relevant de la compétence des cours de sûreté de l’État peuvent voir leur garde à vue passer d’une durée maximale de quarante-huit heures à un maximum de quatre jours. Dans la région placée sous état d'urgence, cette période peut être prolongée jusqu’à sept jours, sur requête du procureur et décision d’un juge.

En outre, dans la région sous état d’urgence, l’article 3-c du décret n 430 prévoit la possibilité de renvoyer des personnes en garde à vue dans les locaux de la gendarmerie ou de la police pour interrogatoire pour une période maximale de dix jours,

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même après qu’un juge a ordonné leur placement en détention provisoire dans un établissement pénitentiaire. L’article 3-c du décret n 430 a déjà été appliqué dans le passé pour maintenir en garde à vue prolongée des individus étant passés aux aveux. Ces deux dernières années, il a notamment été utilisé à l’encontre de personnes soupçonnées d’appartenir au Hezbollah (Parti de Dieu), organisation islamiste armée. Après l’amendement à la Constitution d’octobre 2001, il a également été utilisé contre des membres du Halkin Demokrasi Partisi (HADEP, Parti démocratique populaire) et des personnes soupçonnées d’apporter leur soutien au Partiya Karkeren Kurdistan (PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan).

Le présent rapport expose les cas de personnes qui ont été maintenues en garde à vue plus de quarante jours et qui auraient subi des tortures et des mauvais traitements. Les détenus qui sont de nouveau placés en garde à vue dans les locaux de la police ou de la gendarmerie en vertu du décret n 430 sont particulièrement exposés au risque de torture et de mauvais traitements.

Le 29 janvier, la Turquie a retiré sa dérogation à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme dans la région sous état d’urgence, en indiquant que cette mesure entraînait la réduction de la période de garde à vue avant la présentation à un juge. Cependant, l’article 3-c du décret n 430 continue d’être appliqué. Amnesty International demande instamment aux autorités turques de veiller à ce que les personnes placées en détention provisoire ne soient pas renvoyées en garde à vue dans les locaux de la police ou de la gendarmerie, autrement dit à ce que l’article 3-c du décret n 430 ne soit plus appliquéou à ce qu’il soit aboli.

En outre, la détention au secret, qui contribue pour une très grande part à la pratique de la torture, n’a toujours pas été abolie. La Loi n 4744 prévoit que les personnes soupçonnées de crimes collectifs relevant des cours de sûreté de l’État peuvent maintenant consulter un avocat au bout de quarante-huit heures de détention, et non plus quatre jours. Or, cette mesure est manifestement insuffisante pour combattre efficacement la torture puisque dans la majorité des cas signalés, celle-ci se produit apparemment au cours des premières vingt-quatre heures de détention dans les locaux de la police ou de la gendarmerie.

De plus, les détenus se voient souvent refuser dans la pratique le droit de rencontrer leur avocat. La détention au secret facilite la torture ; c’est pourquoi Amnesty International exhorte les autorités turques à l’abolir totalement, en droit et dans la pratique, et à donner des directives claires afin que dans la pratique tous les détenus puissent consulter un avocat sans délai.

Amnesty International se félicite des initiatives qui ont déjà été prises par le gouvernement turc pour combattre la torture et l’impunité. Des réformes de grande ampleur devraient toutefois

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être entreprises sans délai étant donné que la torture continue d’être pratiquée en violation des obligations de la Turquie découlant du droit international. Ce rapport se termine par une liste de recommandations détaillées dont la mise en œuvre permettrait d’accomplir des progrès considérables dans la lutte contre la pratique de la torture et des mauvais traitements dans ce pays. Amnesty International exhorte les autorités turques à appliquer ces recommandations en se conformant aux normes internationales relatives aux droits humains et aux recommandations des organismes internationaux chargés de veiller au respect de ces droits.

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DOCUMENT PUBLIC Londres, février 2002

TURQUIE Torture et garde à vue prolongée dans la

région sous état d’urgence

SOMMAIRE

Le contexte : l’état d’urgence permet aux autorités ................. 2de disposer de très larges pouvoirs

et s’accompagne d’atteintes aux droits humains ..... 3systématiques imputables à la police et à la gendarmerie

La modification de la Constitution.............................. 3et les réformes législatives sont insuffisantes

et la pratique de la garde à vue prolongée se ....... 4poursuit, en application d’un décret pris il y a onze ans

Le cas de Fehime Ete .................................................................................................................. 4

Le décret n 430 est critiqué ....................................................................................... 5

mais il est toujours appliqué .................................................................................... 6

La région sous état d’urgence et la dérogation de la .......................... 6Turquie à la Convention européenne des droits de l’homme

Le décret 430 est toujours appliqué, .... 7malgré le retrait de la dérogation

La récente réforme législative n’a pas mis un terme ........... 7à la détention au secret

Recommandations d’Amnesty International .............................................. 9

Annexe ......................................................................................................................................................... 13 Cas de torture et de garde à vue prolongée dans la région sous état d’urgence

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« Ce que j’ai vécu, c’est un crime contre l’humanité. »

Emrullah Karagöz

Emrullah Karagöz, étudiant en archéologie âgé de vingt-trois ans, a été arrêté par la gendarmerie dans sa ville natale de Diyarbakir le 28 octobre 2001. Il a été maintenu en garde à vue pendant quarante-quatre jours au total avantd’être finalement conduit en prison le 11 décembre 2001. Il affirme que durant cette période, il a subi des tortures et d’autres formes de mauvais traitements presque quotidiennement :

« J’avais en permanence les yeux bandés []. Tous les jours, ils m’emmenaient dans une pièce pour m’interroger []. Ils me frappaient pendant une trentaine de minutes, puis ils me posaient des questions []. Ils m’ont forcé à me déshabiller entièrement [puis] ils m’ont aspergé pendant une heure avec de l’eau froide sous pression. Ensuite, ils m’ont contraint à me tenir devant un climatiseur soufflant de l’air froid et ils ont continué à me poser des questions.

« Ils m’ont fait allonger sur le sol, sur lequel avaient été placées des couvertures. Ils m’ont enroulé les bras et les jambes dans ces couvertures, afin que je ne puisse plus bouger du tout. Quelqu’un s’est assis sur mes jambes et sur mes coudes et ils m’ont enfoncé du coton dans la bouche. Une autre personne a alors commencé à m’écraser les testicules. J’ai ressenti une douleur terrible et j’ai cru que j’allais mourir. Après une demi-heure environ de ce traitement, je me suis évanoui.

« Lorsque je suis revenu à moi, ils ont recommencé []. J’ai eu de nouveau très mal. Je ne sais pas combien de temps cela a duré, j’ai perdu toute notion du temps. »

Le contexte : l’état d’urgence permet aux autorités de disposer de très larges pouvoirs

Le département de Diyarbakir est l’un des quatre départements turcs actuellement placés sous état d’urgence. Le sud-est de la Turquie, à dominante kurde, est soumis à des mesures d’exception depuis décembre 1978, où la loi martiale a été instaurée dans 13 départements. Le 12 septembre 1980, jour du coup d’État militaire, la loi martiale a été décrétée sur l’ensemble du territoire. De mars 1984 à juillet 1987, elle a été graduellement levée et remplacée par l’état d’urgence. Un poste de préfet de la région sous état d’urgence a été créé par un décret publié le 10 juillet 1987, afin de lutter contre l’insurrection armée du Partiya Karkeren Kurdistan (PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan). À l’origine, ce préfet était responsable des départements de Bingöl, Diyarbakir, Elazig, Hakkari, Mardin, Siirt, Tunceli et Van, mais ses compétences ont été ultérieurement étendues aux départements voisins d'Adiyaman, de Batman, Bitlis, Mus et Sirnak. L’état d’urgence a été levé dans la plupart de ces départements mais il reste en vigueur dans ceux de Diyarbakir, Hakkari, Sirnak et Tunceli. Le

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rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires a fortement recommandé au gouvernement turc d’envisager de lever l’état d’urgence dans tous les départements du pays1.

et s’accompagne d’atteintes aux droits humainssystématiques imputables à la police et à la gendarmerie

1. Doc. ONU E/CN.4/2002/74/Add.1, 18 décembre 2001.

Les personnes placées en garde à vue dans les postes de police ou de gendarmerie de ces départements sont soumises à la torture et à des mauvais traitements– comme Emrullah Karagöz – de manière généralisée et systématique. Les policiers et les gendarmes y ont recours afin de leur arracher des « aveux » et des informations sur des organisations illégales, afin de les amener, en les intimidant, à devenir leurs informateurs ou afin de les sanctionner de façon non officielle en raison de leur soutien présumé à des organisations illégales. Les personnes détenues pour des infractions qui sont du ressort des cours de sûreté de l’État– essentiellement des délits politiques – risquent tout particulièrement d’être victimes de tels actes car elles sont placées au secret et ne sont pas autorisées à consulter un avocat durant les premiers jours de leur garde à vue.

D'après les informations recueillies par Amnesty International, les méthodes de torture employées en Turquie consistent, entre autres, à passer les détenus à tabac, à les dénuder entièrement et à leur bander les yeux, à les exposer à un jet d'eau glacée sous haute pression avant de les placer devant un appareil qui souffle de l’air froid, à les suspendre par les bras ou par les poignets attachés derrière le dos, à leur infliger des décharges électriques, à leur asséner des coups sur la plante des pieds, à les menacer de mort et à leur faire subir des violences sexuelles. Ces derniers mois, on a signalé à de nombreuses reprises une nouvelle technique consistant à faire allonger la victime sur le dos, à lui envelopper les bras et les jambes dans des couvertures et à s’asseoir sur ses genoux et ses épaules. Ce traitement peut apparemment provoquer la perte de conscience.

La modification de la Constitution et les réformes législatives sont insuffisantes

Selon les informations reçues, en Turquie, la torture est plus couramment pratiquée dans les postes de police et de gendarmerie que dans les prisons ; les personnes maintenues en garde à vue de façon prolongée par la police ou la gendarmerie risquent donc d’autant plus d’être torturées et soumises à des mauvais traitements. L’instauration de l’état d’urgence a notamment eu pour effet de prolonger la durée des gardes à vue et d’accroître, en conséquence, le risque d’actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements. Ainsi, le Code de procédure pénale prévoyait, jusqu’à une date récente, que les personnes soupçonnées d’une infraction relevant de la

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compétence des cours de sûreté de l’État pouvaient être placées en garde à vue par la police ou la gendarmerie durant sept jours avant d’être présentées à un juge. Dans la région sous état d’urgence, cette période pouvait être prolongée jusqu’à dix jours.

La modification de la Constitution turque qui est entrée en vigueur le 17 octobre 2001 a apparemment réduit à quatre jours la durée maximale de la période durant laquelle une personne peut être détenue sans être présentée à un juge, en maintenant cependant la restriction suivante : « Ces périodes peuvent être prolongées en cas d’état d’urgence, d’instauration de la loi martiale ou en temps de guerre. »

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La Loi n 4744, qui a été adoptée par le Parlement turc le 6 février 2002, a transposé dans la loi certaines des modifications apportées à la Constitution en octobre 2001. Elle prévoit que les détenus soupçonnés de crimes collectifs relevant de la compétence des cours de sûreté de l’État peuvent voir la durée maximale de leur garde à vue passer de quarante-huit heures à quatre jours, sur décision écrite du procureur. Dans la région sous état d’urgence, cette période peut même être prolongée jusqu’à sept jours, sur requête du procureur et décision d’un juge.

et la pratique de la garde à vue prolongée se poursuit, en application d’un décret pris il y a onze ans

Cependant, dans la région sous état d’urgence, des personnes placées en détention provisoire dans un établissement pénitentiaire par un juge peuvent être de nouveau gardées à vue par la police ou la gendarmerie à des fins d’interrogatoire. Aux termes de l'article 3-c du décret n 430 pris en décembre 1990, le ministère public peut – sur proposition du préfet de la région sous état d'urgence – demander à un juge d'ordonner qu'une personne déjà en détention provisoire ou emprisonnée soit de nouveau confiée à la garde de la police ou de la gendarmerie, pour une durée maximale de dix jours renouvelable à plusieurs reprises. Ces dispositions sont applicables dans les affaires liées aux types de crimes ayant entraîné l'instauration de l'état d'urgence.

Ainsi, à l’issue de sa première garde à vue, Emrullah Karagöz a été placé en détention provisoire à la prison de Diyarbakir le 1er novembre 2001, sur décision d’un tribunal. Il a cependant été immédiatement reconduit dans les locaux du quartier général de la gendarmerie de Diyarbakir pour une période de dix jours, en vertu de l’article 3-c du décret n 430. Sa garde à vue a été prolongée à trois reprises. Il a donc été maintenu en garde à vue à la gendarmerie pendant quarante jours au total, en application de ce décret.

L’article 3-c du décret n 430 était auparavant utilisé pour maintenir ceux qui étaient passés aux aveux en garde à vue prolongée. Ces deux dernières années, il a été utilisé en particulier à l’encontre de personnes soupçonnées d’appartenir au Hezbollah (Parti de Dieu), organisation islamiste armée2. Cependant, après l’amendement à la Constitution d’octobre 2001, il a été utilisé contre des membres du Halkin Demokrasi Partisi (HADEP, Parti démocratique populaire) et contre des partisans présumés du PKK.

Le cas de Fehime Ete Fehime Ete, une Kurde mère de six enfants, a été arrêtée le 2. Pour de plus amples informations, voir les Actions urgentes suivantes : EXTRA 64/01 du 14 septembre 2001

(Haci Bayancik), AU 218/01 du 4 septembre 2001 (Haci Elhunisuni), AU 209/01 du 22 août 2001 (Yasin Karadag, AU 194/10 du 31 juillet 2001 (Edip Balik), AU 317/00 du 17 octobre 2000 (Fesih et Hatice Güler), mise à jour du 5 juillet 2001, EXTRA 30/00 du 3 avril 2000 (Fahrettin Özdemir). Voir également le document index AI : EUR 01/003/00.

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21 octobre 2001 à son domicile, à Siirt, dans le sud-est de la Turquie, et conduite au siège de la gendarmerie de Van. Le 25 octobre, elle a été inculpée de « soutien à une organisation illégale » et placée en détention provisoire à la prison de Van sur ordre de la cour de sûreté de l’État. Une semaine plus tard, elle a été transférée, avec sa fille de cinq ans, Sahadet Ete, dans le quartier des femmes de la prison de type E de Bitlis.

Toutefois, le 25 novembre, Fehime Ete a été conduite pour interrogatoire dans les locaux du quartier général de la gendarmerie de Diyarbakir. Elle était accompagnée de sa fille. Ce transfert a été effectué en vertu de l’article 3-c du décret n 430, bien que ni Van (où elle avait été inculpée), ni Bitlis (où elle était incarcérée) se trouvent dans la région sous état d’urgence. Malgré ses demandes répétées, l’avocat de Fehime Ete n’a apparemment pas été informé de l’endroit où elle et sa fille se trouvaient. Le décret a de nouveau été appliqué le 5 décembre afin de prolonger de dix jours sa garde à vue à la gendarmerie, et elle n’a été renvoyée en prison que le 14 décembre.

Au cours de sa garde à vue dans les locaux du quartier général de la gendarmerie de Diyarbakir, consécutive à l’application du décret n 430, Fehime Ete aurait subi des tortures et des mauvais traitements. Elle aurait eu les yeux bandés et aurait été frappée à coups de matraque sur la tête, entièrement dévêtue et aspergée d’eau sous pression. Elle aurait perdu connaissance à plusieurs reprises et souffrirait à présent de problèmes de santé. Elle-même et sa famille ont été menacées de torture si elle se plaignait du traitement qui lui avait été infligé. On l’aurait également menacée de torturer sa fille.

Sahadet Ete aurait entendu les cris de sa mère lorsque celle-ci a été torturée. Après avoir passé six jours au quartier général de la gendarmerie, la fillette a été conduite chez un proche. Il aurait été médicalement établi qu'elle se trouvait en état de choc. Fehime Ete souffrirait actuellement d’essoufflement et de difficultés à mouvoir ses bras suite aux sévices qui lui ont, semble-t-il, été infligés.

Le décret n 430 est critiqué Les prisonniers renvoyés en garde à vue dans les locaux de la police ou de la gendarmerie en vertu du décret n 430 risquent manifestement de subir des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements. Selon Cihan Aydin, avocat de la section de Diyarbakir de l’Insan Haklai Dernegi (IHD, Association turque pour la défense des droits humains), « la garde à vue aux fins d’interrogatoire de prisonniers ou de détenus sur la base de l’article 3-c du décret n 430 pour une durée indéterminée laisse craindre – et indique même – un recours à la torture, aux mauvais traitements ou aux traitements cruels, inhumains

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ou dégradants3 ».

Dans une déclaration faite le 10 décembre 2001 à l’occasion de la Journée des droits de l’homme, le chef de l’État turc, Ahmet Necdet Sezer, aurait critiqué le recours fait à l’article 3-c du décret n 430 dans le but de maintenir des personnes en garde à vue prolongée dans les locaux de la police ou de la gendarmerie. Il a déclaré : « lorsqu’elles se succèdent, ces périodes de garde à vue peuvent durer en tout jusqu’à trente ou quarante jours. Cela montre que les droits humains ne sont pas respectés. » Il a ensuite proposé que ce décret soit réexaminé par la Cour constitutionnelle4.

mais il est toujours appliqué

3. Yedinci Gündem, 12 janvier 2002

4. Cumhuriyet, 11 décembre 2001

Depuis cette déclaration du président, des prisonniers ont cependant été de nouveau placés en garde à vue en vertu des dispositions de ce décret. Arrêté le 20 décembre 2001, Naif Demirci a été placé en détention provisoire à la prison de type E de Diyarbakir le 24 décembre 2001. Il a cependant été renvoyé pour interrogatoire à la gendarmerie pour une période de dix jours, en application de l’article 3-c du décret n 430. Naif Demirci a été reconduit en prison à la fin de sa garde à vue à la gendarmerie, au cours de laquelle il aurait été torturé. Il aurait notamment eu les yeux bandés et les testicules écrasés, été passé à tabac et menacé, et il aurait reçu des décharges électriques. Son épouse, Mekiye Demirci, a été arrêtée le 21 décembre 2001 et renvoyée en garde à vue à la gendarmerie le 26 janvier 2001, malgré une ordonnance de placement en détention provisoire dans un établissement pénitentiaire. Elle n’a été reconduite en prison que dix jours plus tard. Au cours de sa garde à vue dans les locaux de la gendarmerie, elle aurait également subi des tortures. Elle aurait notamment eu les yeux bandés, reçu des décharges électriques, été menacée et frappée, et subi des violences sexuelles. Une procédure a été engagée à l’encontre de Mekiye et de Naif Demirci mais aucune enquête n’a été ouverte par les autorités sur leurs plaintes concernant ces actes de torture.

La région sous état d’urgence et la dérogation de la Turquie à la Convention européenne des droits de l’homme

La Turquie est partie à la Convention européenne des droits de l’homme, dont l’article 3 prévoit que « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Si l’article 15 prévoit la possibilité pour les pays signataires de déroger à certains articles de la Convention « en cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation », il n’autorise « aucune dérogation » à l’article 3. Le droit de ne pas être soumis à la torture doit par conséquent être pleinement respecté en toutes circonstances, et il ne peut pas être suspendu en cas d’état d’urgence.

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Dans une lettre en date du 6 août 1990 adressée au Conseil de l’Europe, la Turquie avait indiqué qu’elle dérogeait à plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme dans la région sous état d’urgence. Ces articles concernaient notamment le droit à la liberté et à la sûreté, le droit à un procès équitable et le droit à la liberté d’expression et d’association. En 1992, la Turquie a limité sa dérogation au seul article 5, relatif au droit à la liberté et à la sûreté. L’article 5-3 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit le droit d’être traduit sans délai devant un juge. La Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’une détention de quatre jours et six heures constituait un manquement à cette obligation.

Le 29 janvier 2002, la Turquie a informé le Conseil de l’Europe qu’elle retirait sa dérogation à l’article 5 de la Convention. Il a été annoncé que ce retrait entraînait la réduction de la durée de la garde à vue dans la région sous état d’urgence. Cependant, cette réduction ne peut concerner que la période de garde à vue qui a lieu avant la présentation devant un juge, et non la garde à vue prolongée dans les locaux de la police ou de la gendarmerie à laquelle une personne peut à nouveau être soumise alors même qu’elle a été envoyée en prison sur décision d’un juge.

Le décret 430 est toujours appliqué, malgré le retrait de la dérogation

Ekrem Kilavuz a été arrêté le 21 janvier 2002 à la suite d’une confrontation armée qui a opposé à Batman des membres du Hezbollah, organisation islamiste armée, et des policiers. Deux jours plus tard, il aurait été placé en détention provisoire dans la prison de type E de Batman. D’après les informations reçues, son père a voulu lui rendre visite mais on lui a dit, le 29 janvier 2002, qu’il avait été renvoyé en garde à vue à la section antiterroriste du siège de la police de Diyarbakir,où il se trouve toujours. Ekrem Kilavuz aurait été soumis à « toutes les formes habituelles » de torture lors de sa première garde à vue à Batman, qui a duré deux jours. Amnesty International est préoccupée par le fait qu’il risque desubir des tortures et des mauvais traitements durant sa garde à vue dans leslocaux de la police.

Dans une circulaire du 4 février 2002, le ministre turc de la Justice a adressé aux procureurs des directives concernant l’utilisation de l’article 3-c du décret n 430, ce qui signifie que ce décret continuera d’être appliqué dans la région sous état d’urgence. Amnesty International demande instamment aux autorités turques de veiller à ce que les personnes placées en détention provisoire ne soient pas renvoyées en garde à vue dans les locaux de la police ou de la gendarmerie, autrement dit à ce que l’article 3-c du décret n 430 ne soit plus appliqué ou à ce qu’il soit aboli.

La récente réforme législative n’a pas mis un terme à la

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détention au secret

L’abolition de la détention au secret, réforme juridique essentielle pour le combat contre la torture, ne figure pas parmi les amendements à la Constitution ni parmi les mesures à court terme promis par la Turquie dans son Programme national pour l'adoption de l’acquis communautaire (PNAA)5.

Parmi les recommandations formulées au gouvernement turc par le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture figurent les suivantes : « a) La législation [turque] devrait être modifiée afin d'assurer que nul ne soit détenu sans avoir rapidement accès à un avocat de son choix, comme le veut la loi applicable à la criminalité ordinaire, ou, en cas de raison impérieuse, accès à un autre avocat indépendant. b) La législation devrait être modifiée pour veiller à ce que toute prolongation d'une garde à vue soit ordonnée par un juge, devant lequel le détenu devrait comparaître en personne ; ces prolongations ne devraient pas dépasser au total quatre jours à partir du moment de l'arrestation ou, en cas de situation véritablement exceptionnelle, sept jours, à condition qu'existent les garanties mentionnées dans la recommandation précédente6. »

5. Pour de plus amples informations, voir les rapports d’Amnesty International intitulés Turkey: Constitutional

amendments: Still a long way to go [Turquie. Amendements constitutionnels : encore un long chemin à parcourir] (janvier 2001, index AI : EUR 44/007/02) et Turquie. Il est plus que temps de mettre fin à la torture et à l’impunité ! (octobre 2001, index AI : EUR 44/072/01). 6. Doc. ONU E/CN.4/1999/61 Add.1, § 113, 27 janvier 1999

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Depuis 1992, les détenus en Turquie peuvent bénéficier de l’assistance d’un avocat à n’importe quelle étape de la procédure, à l’exception des personnes soupçonnées de crimes relevant de la compétence des cours de sûreté de l’État, qui pouvaient être maintenues en détention au secret pendant quatre jours. La Loi n 4744 prévoit désormais le droit pour un détenu de consulter son avocat une fois qu’il a été placé en détention sur décision du juge ou, dans le cas des détenus soupçonnés de crimes collectifs qui sont du ressort des cours de sûreté de l’État, après que le procureur a décidé de prolonger la garde à vue. Les personnes soupçonnées de crimes relevant de la compétence des cours de sûreté de l’État peuvent donc être privées de l’accès à un avocat et détenues au secret pendant quarante-huit heures. Cette mesure est manifestement insuffisante pour combattre efficacement la torture puisque dans la majorité des cas signalés, celle-ci se produit apparemment au cours des premières vingt-quatre heures de garde à vue dans les locaux de la police ou de la gendarmerie.

En outre, l’article 16 de la Loi n 2845 relative aux cours de sûreté de l’État prévoyait, depuis sa modification en 1997, le droit pour un détenu de consulter son avocat après la première décision du juge de prolonger la garde à vue, c’est-à-dire au bout de quatre jours. Cependant, ce droit a rarement été respecté. Si un avocat est autorisé à voir un détenu, la rencontre a généralement lieu en présence de policiers ou de gendarmes et elle peut ne durer que cinq à dix minutes. La détention au secret facilite la torture ; c’est pourquoi Amnesty International demande aux autorités turques son abolition totale en droit et dans la pratique, ainsi que l’élaboration de lignes directrices claires garantissant à tous les détenus la possibilité de contacter immédiatement un avocat.

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Recommandations d’Amnesty International Amnesty International accueille favorablement les initiatives qui ont été prises par le gouvernement turc pour combattre la torture et l’impunité. Des réformes de grande ampleur devraient toutefois être mises en œuvre sans délai étant donné que la torture continue d’être pratiquée en violation des obligations de la Turquie découlant du droit international. Amnesty International exhorte les autorités turques à mettre en application les recommandations énoncées ci-après en se conformant aux normes internationales relatives aux droits humains et aux recommandations des organismes internationaux chargés de veiller au respect de ces droits, notamment celles du Comité européen pour la prévention de la torture, du Comité des Nations unies contre la torture et du rapporteur spécial des Nations unies sur la torture. Certaines de ces recommandations sont très simples et peuvent être mises en œuvre immédiatement.

Détention au secret

La détention au secret devrait être abolie et des directives claires devraient être données afin que, dans la pratique, tous les détenus puissent consulter un avocat sans délai.

L’article 3-c du décret n 430 doit cesser d’être appliqué ou être aboli

Des mesures devraient être prises afin les détenus ne puissent plus être renvoyés en garde à vue dans les locaux de la police ou de la gendarmerie après avoir été placés en détention provisoire.

Réduction de la période de garde à vue dans la région sous état d’urgence

Tout individu privé de liberté devrait être présenté dans les plus brefs délais à un juge. Les procureurs et les juges ne devraient prolonger la garde à vue qu'après avoir vu personnellement les détenus et s'être assurés qu'ils ne sont ni torturés ni maltraités.

Condamnation du recours à la torture

Les plus hautes autorités turques devraient faire la preuve de leur opposition totale à la torture et condamner sans réserve cette pratique en toutes circonstances. Elles devraient indiquer clairement à tous les membres de la police, de l'arméeet des autres branches des forces de sécurité que le recours à la torture ne seraen aucun cas toléré.

Possibilité pour les familles des détenus et leurs avocats de consulter les registres de détention

Les familles des détenus et leurs avocats devraient être en mesure de savoir immédiatement où et par quelle autorité leurs proches sont détenus. Il est important que les registres de détention soient tenus scrupuleusement à jour, non seulement pour établir les responsabilités en cas de violations commises pendant la garde à vue mais aussi, plus directement, pour empêcher les « disparitions ». Le formulaire standard d'inscription sur le registre de détention, prévu par le règlement

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en matière d’arrestation, de garde à vue et d’interrogatoire, pris conjointement par les ministères de la Justice et de l'Intérieur le 1er octobre 1998, constituerait une importante innovation s'il se présentait sous la forme d'un volume relié aux pages numérotées, mais une telle présentation n'est pas mentionnée dans le règlement.

Interdiction de la détention secrète ou non reconnue

L'article 10-1 de la Déclaration des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées dispose : « Toute personne privée de liberté doit être gardée dans des lieux de détention officiellement reconnus. »

Interdiction de la pratique qui consiste à bander les yeux des personnes placées en garde à vue

L'interdiction de cette pratique devrait faire partie des mesures concrètes destinées à mettre un terme à la torture et à rendre les policiers responsables de leurs actes. Cette pratique, qui constitue en soi une forme de mauvais traitement, rend plus difficile une identification fiable des auteurs de sévices.

Enregistrement des interrogatoires sur vidéocassette

Conformément à la recommandation adressée au gouvernement turc en 1999 par le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, les autorités turques devraient sérieusement envisager de mettre en place l'enregistrement des interrogatoires sur vidéocassette, afin de protéger les personnes détenues au secret ainsi que les responsables de l'application des lois qui risquent d'être accusés à tort d'actes de torture ou de mauvais traitements.

Une définition de la torture conforme aux normes internationales

La définition de la torture dans la législation turque devrait au minimum reprendre celle qui figure dans la Convention contre la torture.

Une définition du viol et des autres violences sexuelles conforme aux normes internationales

Tous les agents de l'État chargés de la détention, des interrogatoires ou des soins médicaux dispensés aux détenus devraient être informés que le viol et les autres violences sexuelles constituent des actes de torture ou des mauvais traitements. La définition du viol devrait être conforme aux normes internationales7. Les « tests de virginité » pratiqués sur des détenues sans leur consentement sont une forme de violence spécifiquement infligée aux femmes qui constitue un acte de torture ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Des

7. Il n'existe pas de définition unique du viol dans le droit international. Le Tribunal pénal international pour le

Rwanda et le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie ont conclu que le viol était une forme d'agression et que les éléments centraux de ce crime ne pouvaient être appréhendés par une description mécanique d'objets et de parties du corps. Ces juridictions ont donné la définition suivante du viol : « une invasion physique de nature sexuelle commise sur la personne d'autrui sous l'empire de la contrainte. L'agression sexuelle, dont le viol est une manifestation, est considérée comme tout acte de nature sexuelle commis sur la personne sous l'empire de la contrainte. »

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mécanismes destinés à garantir que cette pratique ne sera pas tolérée devraient être mis en place.

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Fin du régime d'isolement dans les prisons

Un terme devrait être mis immédiatement, notamment dans les prisons de type F, au régime de réclusion cellulaire, à l'isolement ou en petits groupes. Les prisonniers devraient être autorisés à participer au moins huit heures par jour à des activités collectives en dehors de leur unité de vie, comme le demande le Comité pour la prévention de la torture.

Enquêtes sur les plaintes

Les autorités turques devraient veiller à ce que les plaintes pour torture ou mauvais traitements, « disparition » et exécution extrajudiciaire, ainsi que les informations relatives à de tels actes, fassent l'objet dans les plus brefs délais d'une véritable enquête. Des investigations devraient être entreprises, même en l'absence de plainte formelle, chaque fois qu'il existe des raisons de penser qu'un individu a été victime d'actes de torture ou de mauvais traitements. Les enquêteurs devraient être compétents, impartiaux et indépendants vis-à-vis des responsables présumés et de l'organisme auquel ces derniers appartiennent. Ils devraient avoir accès à des enquêtes confiées à des experts indépendants et impartiaux, entre autres des médecins experts, ou être habilités à ordonner de telles enquêtes. Les méthodes utilisées pour mener ces investigations devraient être conformes aux normes professionnelles les plus strictes et les conclusions des enquêtes devraient être rendues publiques.

Certificats médicaux

Les détenus devraient avoir accès sans délai à des médecins experts indépendants, impartiaux et compétents. Des expertises médicales et psychiatriques indépendantes devraient être recevables dans le cadre de l'enquête. Un matériel approprié devrait être fourni pour les examens médicaux concernant les différentes formes de torture et de mauvais traitements. Les examens médicaux devraient se dérouler en privé sous le contrôle du médecin expert et en l'absence de membres des forces de sécurité ou d'autres agents de l'État. En cas de viol ou d'autres formes de violences sexuelles, le personnel de santé qui procède à l'examen devrait être du même sexe que la victime, à moins que celle-ci n'ait émis un souhait contraire.

Protection des témoins

Les victimes présumées, les témoins, les personnes chargées de l'enquête et leurs proches devraient être protégés contre les actes ou les menaces de violence et toute autre forme d'intimidation dont ils pourraient être l'objet suite à l'enquête. Les responsables présumés de violations des droits humains devraient être écartés de toute fonction leur conférant une autorité, directe ou indirecte, sur les plaignants, les témoins et leurs familles ainsi que sur les personnes chargées des investigations.

Poursuites

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Les auteurs de violations des droits humains, y compris ceux qui les ont ordonnées, devraient être traduits en justice. Ainsi que l'a recommandé le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture à l'issue de sa visite en Turquie, « les procureurs et les magistrats devraient accélérer les procès et les appels des fonctionnaires inculpés pour torture ou mauvais traitements. Les peines devraient être proportionnelles à la gravité des infractions ».

Suspension des fonctionnaires soupçonnés d'actes de torture

Les policiers et les gendarmes qui font l'objet d'enquêtes ou de poursuites judiciaires pour des faits de torture, de mauvais traitements, de « disparition » ou d'exécution extrajudiciaire devraient être suspendus de leurs fonctions et révoqués en cas de condamnation.

Indépendance des décisions sur l'opportunité des poursuites

La Loi relative aux poursuites à l'encontre des fonctionnaires et les lois similaires devraient être modifiées de façon à ce que toute décision quant à l'opportunité d'engager des poursuites contre un agent de l'État pour torture, mauvais traitements, « disparition » ou exécution extrajudiciaire, ou pour abus de pouvoir pouvant entraîner de telles violations, ne puisse être prise que par les procureurs et les juges.

Déclarations obtenues sous la torture

L'article 15 de la Convention des Nations unies contre la torture oblige les États parties à « veiller à ce que toute déclaration dont il est établi qu'elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n'est contre la personne accusée de torture pour établir qu'une déclaration a été faite ». Les autorités devraient mettre en place un organisme chargé de réexaminer les condamnations basées sur des éléments de preuve qui auraient été obtenus sous la torture et, le cas échéant, d’organiser un nouveau procès dans les meilleurs délais.

Fonds de données sur les cas de torture

Le ministère de la Justice devrait dresser une liste des plaintes, poursuites, déclarations de culpabilité et condamnations pour actes de torture et autres violations des droits humains.

Indemnisation et réhabilitation

L'article 14 de la Convention contre la torture prévoit que les victimes d'actes de torture et leurs ayants droit doivent être indemnisés équitablement et de manière appropriée par l'État. Ils devraient notamment bénéficier des soins médicaux et psychologiques que nécessite leur état et recevoir une indemnité et les moyens nécessaires à leur réadaptation.

Formation

Tous les agents de l'État chargés de la détention, des

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interrogatoires ou des soins médicaux dispensés aux détenus devraient être clairement informés au cours de leur formation que le recours à la torture constitue une infraction pénale. Ils devraient être avertis qu'ils ont le droit et le devoir de refuser d'obéir à tout ordre de recourir à la torture.

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Annexe

Cas de torture et de garde à vue prolongée dans la région sous état d’urgence

Emrullah Karagöz et Mustafa Yasar, tous deux membres du parti légal pro-kurde HADEP, ont été arrêtés à Diyarbakir le 28 octobre 2001 pour complicité présumée avec le PKK, organisation d’opposition armée. Bien qu’un juge ait ordonné, le 1er novembre, qu’ils soient placés en détention provisoire à la prison de Diyarbakir, ils ont été reconduits dans les locaux du quartier général de la gendarmerie pour une durée de dix jours, en application de l’article 3-c du décret n 430. Leur garde à vue a encore été prolongée à trois reprises et ils n’ont été transférés à la prison de Sanliurfa que le 11 décembre. Au cours de ces quarante-quatre jours, ils ont été soumis à des interrogatoires répétés, au cours desquels ils auraient été torturés et auraient subi d’autres formes de mauvais traitements. Ceux qui les ont questionnés leur auraient bandé les yeux, les auraient dévêtus entièrement, frappés, étouffés, leur auraient écrasé les testicules, les auraient aspergés d’eau sous pression et les auraient laissés dans le froid. On les aurait également privés de sommeil et empêchés de s’allonger. Ils auraient été contraints de signer des feuilles en blanc ainsi que des déclarations dont ils ignoraient le contenu.

Hatip Alay, commerçant et membre du bureau de l’HADEP à Diyarbakir, a été arrêté le 11 novembre 2001. Il a été inculpé de complicité avec le PKK et placé en détention provisoire dans un établissement pénitentiaire le 14 novembre. Il a cependant été reconduit dans les locaux du quartier général de la gendarmerie à Diyarbakir, où il a été maintenu en garde à vue jusqu’au 24 novembre 2001, en application de l’article 3-c du décret n 430. Pendant toute la durée desa garde à vue, il aurait été torturé et soumis à des mauvais traitements. On lui aurait bandé les yeux puis on l’aurait notamment frappé, menacé, on luiaurait écrasé les testicules et on l’aurait aspergé d’eau froide sous pression avantde le laisser entièrement dévêtu pendant plusieurs heures devant un climatiseur soufflant de l’air froid. Il aurait aussi apparemment été suspendu par les brasavec les mains attachées dans le dos. Il est actuellement soigné pour les suites des tortures qui lui auraient été infligées.

Fehmi Ak a été arrêté le 13 novembre 2001. Le 16 novembre, la cour de sûreté de l’État de Diyarbakir a ordonné son placement en détention provisoire, mais alors qu’il arrivait à la prison de type E de Diyarbakir, il a été de nouveau confié à la garde de la gendarmerie, en vertu du décret n 430. Le 24 novembre, le décret n 430 a de nouveau été utilisé pour prolonger de dix jours sa garde à vue. Il n’a été reconduit en prison que le 7 décembre. À l’exception des trois derniers jours de sa garde à vue, qui en a totalisé vingt-quatre, il aurait subi des tortures et des mauvais traitements quotidiennement. Il aurait notamment été entièrement dévêtu, aspergé d’eau sous

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pression et laissé devant un climatiseur soufflant de l’air froid, et on lui aurait écrasé les testicules. Aucune enquête n’a été ouverte sur ces allégations de torture.

Medeni Kavak a été arrêté à Diyarbakir le 10 décembre 2001. Quatre jours plus tard, un tribunal a ordonné son placement en détention provisoire à la prison de type E de Diyarbakir pour appartenance à une organisation illégale. Il a cependant été reconduit à la gendarmerie en vertu du décret n 430. Durant sa garde à vue, il aurait eu les yeux bandés en permanence et aurait été torturé. On lui aurait notamment écrasé les testicules, infligé des décharges électriques,on l’aurait menacé et frappé. Il aurait également été empêché de se rendreaux toilettes et partiellement privé de nourriture. Il a finalement été transféréen prison le 24 décembre 2001. Le procureur a ouvert une enquête sur ces allégations de torture.

La garde à vue dans les locaux de la police ou de la gendarmerie peut être prolongée d’une autre manière que sur la base du décret n 430. Tekin Ülsen affirme avoir été arrêté le 23 juin 2001 par quatre policiers en civil ; son témoignage a été corroboré par des témoins. Il a ensuite été conduit dans les locaux de la section antiterroriste du siège de la police de Diyarbakir. La police locale et les procureurs ont affirmé à plusieurs reprises à sa famille qu'il n'était pas détenu et son nom n'apparaissait pas dans les listes de personnes gardées à vue dans les postes de police locaux. Durant cette période de garde à vue, non-reconnue par les autorités, il affirme avoir eu les yeux bandés et avoir été interrogé sur le Hezbollah. Il a, semble-t-il, été torturé : il aurait été soumis à décharges électriques et à des jets d'eau froide, l'un de ses poignets aurait été tailladé et on lui aurait écrasé les testicules. Les policiers l'auraient conduit au bord du Tigre où ils auraient menacé de les tuer, lui et sa famille, s'il n'avouait pas des assassinats. Le 13 juillet, des policiers ont conduit sa sœur au siège de la police pour qu'elle l'identifie au milieu d'un groupe de personnes arrêtées avec de faux papiers d'identité. Tekin Ülsen aurait eu des difficultés à reconnaître sa sœur et il aurait été incapable de se tenir debout. Il a été maintenu en garde à vue jusqu'au 19 juillet, date à laquelle un juge a ordonné son placement en détention provisoire. Sa famille, qui l'a vu à l'entrée du tribunal, a déclaré que ses sourcils avaient été arrachés et qu'il ne paraissait pas pleinement conscient. Malgré la décision du juge, il a été reconduit dans les locaux du siège de la police, en application du décret n 430. Il n’a été transféré à la prison de Diyarbakir que le 20 juillet 2001.

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La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty International, Secrétariat international, 1 Easton Street, Londres WC1X 0DW, Royaume-Uni, sous le titre TURKEY. Torture and prolonged detention in the Region under State of Emergency.

La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - mars 2002.

Vous trouverez les documents en français sur LotusNotes, rubrique ÉFAI – IS documents.

Vous pouvez également consulter le site Internet des ÉFAI : www.efai.org

Pour toute information complémentaire, veuillez vous adresser à :