Un Art de La Célebration

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  • Le thatre

    On ne cesserait pas de glaner dans le chapitre de l'Histoire des specta-cles de l'Encyclopdie de la Pliade, intitul : Les spectacles de partici-pation. Rites et liturgies , qui montre comment la structure dramatique s'est peu a peu dgage de la Fete religieuse, et qui, des prcolombiens jusqu'a la crmonie chrtienne, nous fait saisir une continuit axe sur un certain nombre de communs dnominateurs. L'Extreme-Orient, l'gypte ancienne, la Grece classique, le judalsme, !'Islam, nous offrent en effet des caracteres identiques a travers leurs singularits respectives, et permettent dja de dfinir sinon l'essence de la liturgie, au moins des lignes de force fondamentales de toute clbration.

    Ce n'est pas par gout du paradoxe que nous emprunterons a un texte de Jean Duvignaud sur la rete civique de la priode rvolutionnaire une approche qui nous semble rsumer, pour peu qu'on le resacralise, le fonctionnement meme de l'action clbratrice.

    Commmorer un vnement ou un hros en rassemblant une grande masse de citoyens, crer une communion autour d'un symbole2

    Que l'on accorde ou non a l'vnement et au symbole une valeur surnaturelle, on rejoint le processus crmoniel de toutes les civi-lisations, y compris la civilisation chrtienne. Les analyses d'un Mircea Eliade et de tous ceux qui son cits dans le numro des Cahiers de I'Herne consacr a !'historien de Naissances mystiques recouperaient celles des spcialistes de telle ou telle priode. Cration d'un espace a la fois centripete (rassemblement et convergence des attentions) et centri-fuge (dilatation dans le temps et hors du temps jusqu'a la dimension mythique). Structuration vigoureuse d'une communion des assistants entre eux, qui doit etre indissoluble d 'une communion avec les grandes prsences perptues prcisment par la mmoire religieuse. Ractualisa-

    2. }ean DUVIGNAUD.

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    tion de quelque chose de fondamental (de totalement inoccultable, puisque son occultation entrainerait des chutes et des catastrophes abso-lues). Ce quelque chose appartient a la ralit mythique dans le monde prchrtien et a une ralit historique date dans le monde christique, mais le caractere commun, c'est l'urgence de cela dans la vie du groupe et de chacun des participants. Enfin, orientation de la crmonie vers l'hommage et vers le don. Avec ou sans intervention de sacrifice com-mmoratif et unifiant, cette attitude oblative et adoratrice assure la des-cente du divin parmi les hommes, et la transmutation de la substance mortelle en une vitalit soustraite a la mort.

    Assurment 1a diffrence qui se manifeste entre les crmonies de la Grece antique par exemple et celles du christianisme primitif (et qu'a lucides de fa9on dcisive un Mircea Eliade) ne doit jamais etre occulte. Mais pour nous c'est prcisment la mention de cette diff-rence indniablement ontologique qui nous autorisera a souligner les lments communs a toutes les formes de clbration. Jacques Lacar-riere dans l'Histoire des spectacles revient souvent sur le terme de concentration . Et il nous apparait que ses affirmations pourraient s'appliquer aux usages religieux de l'Afrique noire et d'autres continents :

    L'efficacit du sacrifice, comme celle de la parole sacre, comme celle de l'espace sacr, vient de ce que le sang de la victime est cens concentrer une certaine nergie qu'on libere grace au meurtre, et qu'on offre au dieu en change de prestations diverses en rapport avec la nature du sacrifice : propitia-toire, purificatoire, funraire, etc.

    11 ne peut done y avoir assistance passive a la crmonie ; de la (( procession solennelle ll a la (( possession dionysiaque )) c'est toujours une manifestation collective qui est ici implique et dont l'esprit se retrouve dans le chreur de la tragdie, tres proche en sa fonction comme en sa structure de la crmonie liturgique. Mais c'est ici qu'il faut rap-peler que dans tout office antrieur au christianisme (religieux ou tha-tral) le tremblement devant les puissances caches, le souci de respecter minutieusement le rituel et l'obsession de l'efficacit immdiate ne sont pas sublims par ce qui composera l'essentiel de la priere de 1' Anden et du Nouveau Testament: l'amoureuse confiance en un Sauveur.

    De ce fait subsiste a travers toutes les civilisations prchrtiennes une activit magique qui s'exprime par le dsir violent, et allant parfois jusqu'a l'orgia mentionne par Virgile, de rgnrer l'univers dont les forces vives risquent de s'puiser. Ce dsir est commun a Sumer, a Babylone, a la Syrie, a la Grece, a Rome comme au monde africain. 11 peut etre combl, selon la conviction des autochtones, par les pratiques

    VISAGES DE LA CLBRATION 17

    et les manifestations sacrificielles qu'un officiant impose aux vcttmes dsignes, non sans s'etre soumis lui-meme a une mutation fondamen-tale. Au contraire, dans la tradition vanglique, ainsi que le mentionne Mircea Eliade dans !'ensemble de son reuvre, la restauration d'un Ordre origine!, qui ne doit pas obligatoirement passer par le chaos, se fait par l'intervention aimante et misricordieuse du Seigneur, dont la puissance cratrice est prsente a la fois au dbut du monde, tout au long du droulement de l'Histoire, et au seuil de l'Apocalypse. Que cette divine volont s'accomplisse, telle est la priere unique et globalisante du peuple chrtien.

    En son prncipe, la Fete, depuis les crmonies primitives jusqu'a la manifestation empreinte d'un formalisme religieux en l'honneur de l'etre supreme , la rete (( princiere ll tout comme la rete populaire, n'est pas d'une autre nature que la clbration elle-meme. L'apparat qui s'y dploie n'est pas seulement inspir par le got d'une somptuosit spec-taculaire. Quand J ean J acquot dit que la rete a pour principal e raison de clbrer la continuit d'une socit , il emploie le terme qui est au creur de notre enquete, et i1 !'explicite d'ailleurs quelques lignes plus loin en crivant :

    Elle est un spectacle complet ou l'ordre social reprsent se trouve rattach a un ordre providentiel par un rseau complexe de correspondances. .. Elle inscrit l'vnement prsent dans les perspectives chrtiennes de la Chute, de la Rdemption et du Jugement dernier3

    C'est bien ce meme mot qui revient a la fois sous la plume de Robert Flaceliere analysant les grands jeux grecs et sous celle de Bernard Gillet dfinissant le propos de Pierre de Coubertin. Dans le premier cas, i1 nous est rappel que prieres, processions et sacrifices taient centrs autour des quatre sanctuaires panhellniques : Le tombeau de Plops restait au centre de la solennelle clbration. Et dans le second cas, i1 y avait lieu de mentionner, comme le fait !'historien, que l'instigateur des jeux Olympiques modernes, instaurs en 1896, avait parl d'une clbration mondiale .

    Revenons au thatre grec pour rappeler que les plus comptents des exgetes de l'hellnisme, de Georges Mautis jusqu'a Jacqueline de Romilly, sans oublier Marie Delcourt et Jean-Pierre Vernant, ont reli la dimension tragique d'Eschyle, Sophocle et Euripide a une proccupa-tion nettement mtaphysique, entrainant a son tour une criture et une mise en scene essentiellement liturgiques. L 'Orestie, CEdipe roi, Les

    3. Jean }ACQUOT.

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    Troyennes sont d'authentiques rituels ou la catharsis est a la fois esthtique et spirituelle.

    Quelles pourraient etre en notre XX siecle les reuvres thatrales qui, dans la foule d'un Antonin Artaud (avec Le Thatre et son double il a t comme le prophete de la dramaturgie moderne), se situeraient au niveau clbrateur tant du point de vue de la ralisation scnique et du dcor que sur le plan de l'inspiration dramatique? Celles que nous mentionnerons (et dont la liste ne prtend etre a coup siir ni exhaustive ni dpourvue de subjectivit) nous semblent offrir ce trait commun de s'loigner du ralisme dans la tradition d'un Antaine - ce qui ne veut pas dire qu'elles sont trangeres a la ralit contemporaine - et de rejoindre le hiratisme universel. Au hasard de nos souvenirs nous rencontrerons : Roger Blin (dont la disparition fut loin d'etre dplore comme il eiit t juste) qui monta plusieurs reuvres de Beckett ainsi que Les Negres et Les Paravents, de Jean Genet; Andr Reybaz (Quoat-Quoat d'Audiberti et Pastes d'Enfer de Ghelderode); Jacques Mauclair (Le roi se meurt de Ionesco); Jeap-Louis Barrault (Histoire de Vasco de Schhad) ; Georges Vitaly (Les Epiphanies de Pichette et La Pete naire d'Audiberti); Antaine Vitez (Le Partage de Midi de Claudel); Jean-Marie Serreau (Le Cadavre encerc/ de Kateb Yacine): Jerzy Grotowski (Acropolis de Wyspianski); Patrice Chreau (La Ttralogie). Bob Wilson a soulev l'enthousiasme d' Aragon et de toute la presse avec Le Regard du Sourd, spectacle de sept heures mont a Nancy en 1971, et suivi l'an d'apres par A Story about a Pamily and some People changing, cr a Chiraz-Perspolis.

    Si les crations du Thatre-Fran~ais concernant les classiques et cer-tains contemporains sont dans !'ensemble assez contestables (mis a part le magnifique Port-Roya/ de Montherlant et La Mort de Sneque de Tristan l'Hermite, atteignant au sublime du baroque), le travail men par Jean Vilar en Avignon et au Thatre national populaire (T.N.P.) reste un grand moment de l'apostolat thatral, tout comme l'activit exemplaire de Jean Dast inspir par les Grecs et par le No japonais4

    L'opra

    11 est remarquable de voir que le numro de L 'Are consacr a l'opra dfinit l'excution des grandes reuvres musicales en termes tres rigou-reux, qui dlimitent la part respective du metteur en scene, du chef

    4. Nuremberg a t sous le nazisme la monstrueuse parodie d'une clbration, tout comme les films de Leni Riefenstahl.

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    d'orchestre, de la troupe, du dcorateur, et de tous ceux qui modelent l'espace comme lieu plastique et dramatique ... sans jamais prononcer le terme de clbration. Pourtant, ce dernier peut sembler sous-jacent aux analyses ici contenues de Bernard Dort, Michel Leiris, Marcel Mor, Ren Leibowitz, Nina Gourfinkel, etc. Retenons seulement a titre d'exemple l'excellente formulation de Michel Leiris:

    troite alliance de la musique non seulement avec le monde fictif des situa-tions dramatiques et des caracteres assigns aux divers rersonnages, mais avec cette ralit concrete : la situation spatiale des interpretes .

    Les multiples rfrences aux grands metteurs en scene d'opras tels Visconti, Strehler, Gunther Rennert, Wieland Wagner (auxquels il fau-drait ajouter naturellement Patrice Chreau) rvelent bien que la ralisa-tion finale est transfiguratrice. Des reuvres au premier abord aussi ancres dans le sordide que les deux chefs-d'reuvre d' Alban Berg, Lulu et Wozzek, ont dgag en leur excution rcente un coefficent de magie et (reprenons un mot baudelairien) de surnaturalisme qui nous situe bien au-dela du quotidien. Que la Messe soit noire ou blanche, c'est une autre affaire. Ici comme dans le thatre contemporain, on peut trouver une exaltation des forces souterraines. Mais qu'il s'agisse des tnebres ou de la lumiere, ne per~oit-on pas un commun dnominateur que Marcel Mor explicitait dans Verdi, mais qui, en fait, peut s'tendre a tous les opras :

    Le monde de la terreur sacre apparait... avec cette m eme puissance de sug-gestion que ce monde n'avait pas eue sans doute au thatre depuis les tragiques grecs6

    Si nous nous fions a nos impressions personnelles en meme temps qu'aux apprciations formules par les minents spcialistes, il semble qu'on pourrait tablir sans trop de tmrit une slection initiale, a pre-miere vue un peu disparate, mais qui offrirait ce commun dnominateur de hausser et d'amplifier le lyrisme musical jusqu'a un point qui laisse entrevoir la relation de l'homme avec toute la Cration visible et impal-pable, en le saisissant dans la plnitude de sa destine terrestre et cos-mique. Citons tout de suite, pour justifier ce critere, des reuvres telles que l'Alceste de Gluck, La Flute enchante de Mozart, Tannhauser de Wagner, Nabucco de Verdi, Boris Godounov de Moussorgski (et La Kovantchina du meme auteur), Promthe et Pnlope de Faur, Le R oi

    5. Michel LEIRIS, op. cit. 6. Maree! MOR, op. cit.

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    David et Jeanne au bUcher de Honegger, La Femme sans ombre de Richard Strauss, Porgy and Bess de Gershwin.

    Dans la mesure ou chacune de ces reuvres offre soit dans son ensemble, soit dans des fragments une sorte d'hymne a une totalit vivante, ethnique ou transcendantale, elle rejoint l'orientation clbra-trice de telle symphonie classique, comme Les Saisons de Haydn, ou moderne, comme la huitieme de Dvofk dont on a pu dire qu'elle tait une vritable clbration de la nation tcheque. N'en est-il pas ainsi de Boris Godounov ou les chreurs expriment avec une ampleur qu'on n'hsitera pas a qualifier de sacre ce que Moussorgski crivait a un de ses amis :

    C'est le peuple russe que je veux peindre. Quand je mange ... , quand je bois, i1 passe devant mes yeux dans toute sa svrit, grand, norme, sans fard et sans clinquant ... Ce que je veux, c'est fouiller a ma guise un sol vierge; je ne cherche pas a faire connaissance mais a fraterniser avec le peuple.

    De l'imploration du dbut jusqu'aux hourras finaux entonns en l'honneur du tsarvitch, sauv par Dieu, pargn par Dieu , c'est un grave et vibrant office qui se droule ici.

    Le concert

    Si, tout au long de son histoire, le concert a t, tout comme l'opra, li a un contexte, parfois futile et snob a maints gards, il reste que dans des circonstances privilgies et en tout cas fort souvent depuis un siecle, l'audition d'une partition clebre a revetu tous les caracteres d'une clbration. En dehors meme des cits qui sont consacres par les festivals, toute grande ville accueillant un orchestre ou un virtuose devient pour un soir le lieu d'une crmonie, qui peut etre selon le cas intime ou grandiose, mais dont le droulement est toujours l'occasion d'une effervescence, d'une exaltation pleine de ferveur et de gratitude. Ainsi de ce lundi de 1' Athne en 1982 ou Gundula Janowitz tint pen-dant pres de deux heures les auditeurs envouts par son interprtation du poeme de Rilke, Das Marienleben, mis en musique par Hindemith, et fut l'objet, apres quelques secondes de silence religieux, d'une ova-tion prodigieuse.

    S'i1 est difficile d'tablir une hirarchie entre une grande chanteuse et une autre, tout comme entre un pianiste mrite et un autre de meme valeur, il semble bien que le pouvoir d'incantation et de solennisation d'une Gundula Janowitz l'emporte sur celui de telle cantatrice fran~aise ou espagnole qui a pu recueillir les tmoignages les plus glorieux mais

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    non pas la meme qualit d'attention quasi sacre. Ainsi d'un Arthur Brendel par rapport a d'autres spcialistes de Liszt ou de Schubert. Mais la question est encore plus passionnante quand i1 s'agit d'un chef d'orchestre. L'intret d'une mission comme la tribune des critiques de disques est qu'il apparait bien, a l'occasion d'un dbat finalement con-vergent, que tel Maitre est sensiblement plus clbrant que tel autre, dont les qualits sont pourtant dignes de la meme admiration. Comment oublier cette investigation lucide et passionne qui conduisit cet Aro-page a confronter l'excution d'une symphonie de Mozart sous les baguettes respectives de sir Thomas Beecham, Toscanini, Bruno Walter, Karl Bohm, Herbert von Karajan, le plus sacerdotal de tous peut-etre ?

    Il faudrait interroger un grand nombre de musicologues pour se per-mettre d'amorcer une comparaison concernant le degr de puissance spi-rituelle et transfiguratrice de tel chef par rapport a tel autre, et i1 fau-drait surtout les couter l'un apres l'autre dans l'excution d'un mor-ceau qui selon le cas glisse vers le pathos ou s'leve au sublime. Ainsi, la symphonie Pathtique de Tchai"kovski dgage de tout autres effiuves selon que son coefficient dramatique est seulement accentu ou au contraire sublim et, si l'on ose dire, purifi. A qui donner la palme, quelle est parmi tant d'auditions auxquelles le mlomane a pu assister (et quand l'lectricit se propageait dans tout le public, participer avec tout son etre) celle ou s'est pleinement accomplie la solennit liturgique ? Il faut encore tenir compte de la subjectivit et des prf-rences de l'auditeur. Celui-ci pourra citer en fonction du choc qu'il aura

    re~u: Furtwangler, Charles Munch, Bruno Walter, Klemperer, Karajan, Ferenc Fricsay, Ozawa. 11 serait bien imprudent de continuer sur cette lance. Au moins, l'ide est-elle mise, et l'orchestre sympho-nique attest comme le mdium privilgie d'une communication du Sacr.

    Le flamenco

    C'est apres avoir consult des spcialistes et en particulier des organi-sateurs espagnols et fran~ais que nous nous hasardons a affirmer ceci: le flamenco ne prtend ni par ses actants ni par ses aficionados a institu-tionnaliser un mode de clbration, mais par ses racines, son chemine-ment et la mystique incluse dans sa texture, il peut etre considr comme un art de vivre qui amene les uns et les autres a un degr de communion profonde en la meme aspiration, ce qui peut par certains cts quivaloir a une clbration cultuelle.

    Tout un pan de ce qu'on appelle le cante jondo (le chant profond) est directement li a une thmatique religieuse, avec les saetas ,

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    chants de procession de la Semaine Sainte. Dans sa totalit, il est imprgn d'une eschatologie de la connaissance que rvele le terme : la verdad . La vrit est perptuellement poursuivie, et meme tra-que, avec un mlange remarquable de lucidit et d'ivresse. Vivre jondo , c'est vivre authentiquement. En parlant d'un homme vrai, on dit es un Flamenco .

    Il est un autre terme encore plus significatif; le duende ( qui fut magnifi par Lorca) est un tat de dpassement de soi du cantaor qui se livre dans un total oubli de lui-meme, de nudit existentielle. La transe, loin d'etre suspecte, exprime ce dpassement et cet abandon, qui est aussi oblation.

    Le duende selon le grand chanteur Pepe de la Matrona, mort en 1980 a quatre-vingt-treize ans, est a comparer a ce qu'on appelle le mys-tere, quelque chose que personne n'a vu, mais dont tout le monde parle, une dimension qu'on ne peut rcuser. C'est sans doute ce sens du mystere qui permettrait de rapprocher les runions d' aficionados des socits secretes de 1' Antiquit et de la franc-ma~onnerie. Non seule-ment en effet les grands artistes du flamenco sont entours d'une sorte de respect religieux par leur entourage, mais le climat qui impregne ces crmonies est quasi dvotionnel. Il en est ainsi en tout cas dans les cercles constitus en Andalousie. Il ne serait pas exagr de parler ici d'esprit initiatique.

    Nous avons recopi presque textuellement certains passages d'un texte de Frdric Deval, organisateur pour toute la France de manifesta-tions consacres au flamenco. Mais comment peut-on parler de ces moments de haute tension spirituelle sans y avoir assist, au Zambra de Madrid, ou dans d'autres lieux ou souffie l'inspiration flamenca? On est tent de reprendre, en lui donnant le sens qu'il avait au XVII< siecle, le mot de ravissement. Si peu initi qu'on soit, le fait de dpasser le niveau touristique (ici comme dans la corrida) permet, des la premiere approche, de sentir fortement la prsence d'un chant profond . Et des lors c'est la communaut de vibration qui relie le myste a ceux qui cle-brent cette Fete a la fois tragique et exalte. Il est certain que toute clbration n'est pas absolument russie (et cela tient hlas ! aux specta-teurs le plus souvent) mais chaque fois que l'unit viscrale est accom-plie, on peut affirmer que le duende envahit d'abord le cantaor, sujet a un vritable endieusement , et ensuite les participants qui, eux aussi, sortent d'eux-memes et vivent une transcendance, dont le vertige ne peut etre assurment baptis, mais c;omporte un indniable coeffi-cient de Sacr.

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    La danse

    En relisant L Ame et la Danse, on est amen a se convaincre que la danse est la quintessence de la clbration. Et encore Valry ne parle-t-il que d'une chorgraphie occidentale. Il faudrait (mais cela dpasserait les limites de cette tude) associer aux ouvrages de Maurice Emmanuel sur la danse grecque et a celui de J acques Chailley sur la danse religieuse au Moyen ge les recherches effectues sur l'poque du palolithique et du nolithique. Relisons d'abord ces phrases loquentes que le poete de Charmes prete a Socrate mu par la contemplation d 'une danseuse:

    Elle tait jeux et pleurs et feintes inutiles. Charmes, chutes, offrandes ; et les surprises et les oui et les non, et les pas tristement perdus. Elle clbrait (c'est nous qui soulignons) tous les mysteres de l'absence et de la prsence ; elle sem-blait quelquefois effieurer d'ineffables catastrophes.

    Et apres l'avoir assimile a l'amour et a l'onde, cette formule dcisive (que reprend Jean Mitry a propos du cinma):

    Ne sentez-vous pas qu'elle est l'acte pur des mtamorphoses ?

    Enrichi d'une excellente bibliographie, le livre de Paul Bourcier7 nous a paru un de ceux qui sous une forme succincte donne a la fois l'historique le plus heureux de la chorgraphie et le graphique spirituel le plus attachant de la danse. Aussi bien est-ce sur cet aspect qu' il nous convient d'insister, mais non sans avoir reli cette perspective a la fin de L Ame et la Danse. Le premier chapitre de cette tude ne dit-il pas la meme chose que les dernieres lignes du trait potique de l'crivain, en rappelant les effets psychosomatiques (mais on peut extrapoler) de ce tournoiement :

    La perte du sens de la localisation dans l'espace, le vertige, une sorte de dpossession de soi-meme, une extase au sens tymologique du mot .

    Il est remarquable de voir qu'en dpit du long entracte et de la fasti-dieuse profanation que crera le ballet de cour il y a une belle conti-nuit depuis les danses antiques (gyptienne, hbraique, crtoise, hell-nique) lies toutes a un acte crmoniel jusqu'aux thories de la danse made in USA, dont la technique meme et le propos qu'elle implique - tomber et se ressaisir - miment en quelque sorte une liturgi~. Le hiratisme tait la marque des adorants crtois et aussi des Egyp-

    7. Paul BOURCIER, Histoire de la danse en Occident, d. du Seuil, 1978.

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    tiens, des danseurs dionysiaques, des trusques et on retrouve chez les soufis cette gestuelle adoratrice8

    Martha Graham, dont l'activit culminera de 1944 a 1975 avec les grands ballets mythiques , affirmait : La danse a son origine dans le rite, cette aspiration de tous les temps a l'immortalit. Or en dfinis-sant la danse acadmique, notre historien s'exprime dans des termes analogues:

    L'impondrabilit, le saut hors de l'espace et du temps, la gratuit symboli-que sont aussi une liturgie qui met l'homme en accord avec son reve perma-nent d'aneindre au moins un instant l'illusion d'etre devenu immortel.

    Doris Humphrey, Carolyn Carlson et quelques autres cites par Paul Bourcier se sont exprimes daos leurs propos comme dans leur art en termes identiques. Mais c'est videmment jusqu'a Isadora Duncan (Vanessa Redgrave l'a incarne a l'cran) qu'il faut remonter. Soucieuse, comme le sera sa disciple Ruth Saint-Denis, de faire merger les pul-sions les plus profondes de la vie intrieure et de la participation a la vie cosmique, elle fit de la danse un acte essentiellement clbratoire, et notre critique (galement historien de l'orchestique) rappelle que pour elle le retour aux sources de l'etre est con0l comme la redcouverte de la parcelle de divinit que, croit-elle, tout homme porte en soi . C'est ce qu'elle dclare souvent en termes qui clairent de fa~on dci-sive ce processus (celui que dcrira a son tour Roger Garaudy9) .

    Le jazz

    Ren de plus facile que de citer les exgetes qui, en France, se sont acquis une inaltrable gratitude aupres des amateurs de jazz : de Hugues Panassi aJean Wagner, en passant par Michel Perrin 10, Andr Hodeir, Robert Goffin, Luden Malson, sans oublier les tres nombreux chroniqueurs des revues spcialises. Pourtant, quelles que soient les qualits dont ils ont tmoign dans l'historique du jazz et l'analyse musicale, il demeure dans leurs travaux une lacune, celle que regrettera prcisment l'amateur de clbration. Or il nous semble bien que cette lacune est comble par les deux premiers chapitres du livre de Grard

    8. Pour les sources et les modalits de la danse, voir le livre monumental d' Andr VIREL, Corps en Jete. Cf. aussi les films sur les derviches tourneurs.

    9. Roger GARAUDY, Danser sa vie, Ed. du Seuil, 1973. , 10. Signalons l'intrt de son livre : Le jazz a cent ans, paru fin 1984 aux Editions

    France-Empire.

    VISAGES DE LA CLBRA TION 25

    Legrand 11 qui fut, on s'en souvient, cordacteur avec Andr Breton de L'Art magique avant d'etre l'esthticien pntrant de Cinmanie. 11 nous apparait done plus opportun de reprendre les vues contenues dans ce livre plutt que de dnombrer une fois de plus les lments multiples d'une substance auditive ne de la rencontre des rythmes africains et de la musique europenne. Legrand rappelle la part fondamentale prise non seulement par le blues, phrase musicale de douze mesures crant un climat de mlope, mais aussi par le negro-spiritual, qui reste ontologi-quement, si l'on peut dire, la matrice royale. C'est le lien essentiel du jazz avec la rete qui permet sans doute d'aller au fond des choses. Le disque nous a familiariss avec ces manifestations de caractere sacr qui vont des offices chants et mims par les communauts noires jusqu'aux crmonies et plus particulierement aux crmonies funebres se drou-lant a la Nouvelle-Orlans, en parcourant toute une gamme de com-plaintes inspires par un authentique esprit vanglique. Notre exgete voit tout cela domin par ce qu'il appelle la magie :

    Le jazz me semble prsenter au moins trois caractristiques de l'activit magique. .. agressivit, manifestations de sympathie par changes nergtiques, dualit fonciere lie a des considrations physiologiques.

    Peut-etre des historiens plus stricts rcuseront-ils ces traces de magie diffuse , pour la raison que les Noirs ont vu disparaitre, avec l'esclavage, les rites clbrs en commun et se sont en outre converts au christianisme. Ce a quoi on peut rpondre que, au-dela de l'impuret ethnique des danses et des retes ultrieures, celle de Congo Square par exemple, il demeure un rsidu magique qui survivra meme dans le tuf le plus sordide de Storyville et dont la prsence diffuse, si dsacralise qu'elle ft, anima les rjouissances de toute sorte de la Nouvelle-Orlans : bals, retes champetres, pique-niques, batailles d'orchestre, dfils.

    En tout cas, la modalit de l'excution jazzistique englobant naturelle-ment toutes les formes d'improvisation nous orienterait aux antipodes de la voie scurisante et balise de la musique dite classique (ce qu'a souvent moqu Panassi) et nous plongerait dans un monde dionysiaque : le mot est de Legrand qui, par ailleurs, a propos de l'intervention de Buster Bailey dans You can depend on me, s'exprime en ces termes :

    Y sont entrelaces la notion d'attente et celle d'un merveillement presque craintif, comme elles sont lies magiquement, daos les cas de participation

    11. Grard LEGRAND, Puissance du jazz .

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    totale, a la vie cosmique (tats paniques devins par les Anciens) ou a la sexua-lit la plus insondable, celle qui tend au sacrifice et a l'anantissement.

    En fait on parcourt en ce domaine toute la gamme affective et lyrique du sortilege musical, mais nous voudrions privilgier !'admirable Jam-min 'the Blues ralis en 1944 par Gjon Mili qui, sur un theme de Lester Y oung, a ralis un court mtrage qui le la modulation du no ir et blanc aux dveloppements sonores pour composer un office d'une beaut exceptionnelle.

    La corrida

    Il faut saluer chaleureusement le courage quand il s'unit a la lucidit : un chroniqueur de Tlrama, Pierre Veilletet, a os crire dans un hebdomadaire qui doit compter des milliers de lecteurs hostiles a la corrida, des lignes succulentes qui dnoncent le sentimentalisme des bonnes gens qui par ailleurs se dlectent sans remords du homard bouillant et de l'escargot grill vif- on pourrait ajouter qu'il doit y avoir parmi eux bon nombre d'amateurs de peche et de chasse, bon nombre de fanatiques des combats de coqs, de la boxe, du catch et du rugby. Soyons srieux comme nous y invite cet article et dplorons seu-lement que si les Mridionaux (comme le prouve la feria de Nimes) sont ouverts a la beaut de cette liturgie tout comme les Espagnols, et les citoyens du Mexique, du Prou, du Venezuela, de l'quateur, les

    Fran~ais du nord (en particulier les Parisiens) mais aussi ceux de la Cote d' Azur et la plupart des Europens tmoignent d'une incuriosit et d'une allergie qui les cantonnent dans un registre culture} assez limit.

    C'est ce qui s'est dgag de fa~on quasi indcente de l'mission de tlvision du 9 juin 1981 ou en dpit d'un tres beau montage de la prestation d'El Cordobes et d'une gerbe de tmoignages pondrs et intelligents mis par des toreros comme celui que nous venons de signaler, paul par Ordonez, Frdric Pascal, Simon Casas, directeur des arenes de Nimes et par des amateurs clairs comme Jean Perrin et Catherine Clment, un nombre impressionnant d'auditeurs ont mis les plus vives protestations contre ce spectacle barbare . Ajoutons pour etre honnete que les pseudo-aficionados qui, a Dax comme a Madrid, vocirerent a contretemps et dgradent le grand rituel taurin par des interventions incongrues rvelent un manque de gout tout aussi dplo-rable. On apprend a voir une corrida comme on apprend a couter un Opra ; on apprcie les passes d'un matador seulement apres avoir appris le code de la tauromachie. Mais cela ne suffit pas : Ernest Hemingway des 1932 rattachait ce rituel tragique a celui de la tragdie

    VISAGES DE LA CLBRATION 27

    grecque. Une connaissance srieuse de L'Orestie ou d'(Edipe ro serait prcieuse (au moins a des Fran~ais) pour viter de choir soit dans le snobisme hatif, soit dans la ccit esthtique.

    Il faut meme remonter plus loin ( comme le faisait Catherine Clment, parlant d'une pulsion lointaine et irrationnelle) et relire, pour mieux s'imprgner de la fonction immmorialement sacrificielle de ce spec-tacle, tout ce qui touche prcisment aux sacrifices archa1ques, par exemple le livre de Ren Girard, La Vio/ence et le Sacr. Ne peut-on avancer aussi que la vision de la Mde de Pasolini nous met dans une meilleure condition mentale pour sentir la dignit fondamentale de cette crmonie grandiose qui avait dja frapp Montherlant ?

    Nombre de volumes consacrs a l'Espagne ont dcrit les trois actes, ou plus exactement les trois suertes (mot intraduisible qui peut vou-loir dire chance, action du torero, moment), dont chacune ne doit pas durer plus de vingt minutes, ce qui est essentiel pour l'ordonnance et le maintien du rituel. On se souvient qu'elles sont prcdes par le paseo ou dfil des trois matadores scintillants dans leur habit de lumiere et de leurs quadrillas, dfil annonc par une sonnerie de trompette. Des les passes de cape s'affirme la dualit dynamique de l'institution; d'une part, l'homme doit affirmer des qualits viriles de maitrise et de courage (il doit, comme le rappelaient Montherlant et Hemingway) atteindre au surhumain; d'autre part, l'enchainement des passes, en particulier dans la vronique, laisse place a la souplesse, a la distinction, au sens rythmique, de celui qui les signe en quelque sorte de son tem-prament. Vaillance et technicit sont done bien au service d'une cl-bration.

    La moto

    Nous passons a un tout autre registre. Comment ne pas voquer ici la derniere squence de Fellini Roma qui a t transcrite minutieuse-ment dans L'Avant-Scene cinma 12 ? Recopions-en au moins quelques passages, encore qu'il soit bien dommage de mutiler cette description. Mais nous la citons surtout pour interroger cette manifestation elle-meme, puisqu'on sait que depuis L 'quipe sauvage jusqu'aux dmons-trations multiples qui ont eu lieu, pour de vrai , dans plusieurs cits du monde, il y a la quelque chose avec quoi il faut compter.

    Sur le pont dsen, les gros phares d'une cinquantaine de motocyclettes qui avancent a toute vitesse dans un bruit sourd, agressif... Les gros phares

    12. L'Avant-Scene dnma, n 129.

  • 28 UN ART DE LA CLBRATION

    envoient des rayons de lumiere qui illuminent les fa~ades solennelles des vieilles maisons, les monuments, les glises... Les phares des motos trouent le brouillard. A Piazza del Popolo, les motards font plusieurs fois le tour de la fontaine avec l'oblisque Flaminio ... La statue de Marc-Aurele a cheval [ ... ] semble bouger frntiquement sur elle-mme, assige par l'abrutissant vacarme des motards... L'incursion bruyante et nocturne continue. Va des Forums impriaux. Sur l'asphalte la longue raie blanche comme avale par le vacarme des motards ... En combinaison de cuir et casque d'acier, les motards avancent impassibles au milieu des lumieres aveuglantes des phares.

    Cette parade folle et provocatrice, on l'a bien sur interprte de mainte fa~on, et la plus tentante c'est d'y voir une vision prophtique ou, a tout le moins, un affrontement brutal du pass et du futur. Mais ce qui pour l'instant retient notre intret, c'est qu'on ne peut pas ne pas trouver la une expression moderne (et pourtant indissociable des plus archaiques festivits) d'un clatement dionysiaque aspirant a pulv-riser toutes les transgressions et, de ce fait, a atteindre un au-dela de la vie qui et peut-etre tent Rimbaud.

    Sous le titre La Grande Messe de la moto, un journal du Midi com-mentait le 15 septembre 1979 le rassemblement de cent soixante motards qui, parmi les clameurs de milliers de jeunes spectateurs fana-tiss, le vrombissement paroxystique des machines, les odeurs meles de frites, de merguez et de pneus brls, s'taient lancs dans une compti-tion a la fois frntique et fraternelle (c'tait le Woodstock de la moto). Une recension fidele en fut donne dans J'informe13 Mais ce n'est pas le pittoresque intense et troublant de la chose qui nous retient ici. 11 y a une authentique dimension mythique dans cet vnement qui permet de le rattacher aux manifestations dcrites par Georges Bataille14, et, plus prcisment encore, chez Jean Duvignaud15 L'minent sociologue rap-pelait le dsir de plus en plus fort chez toute jeunesse d'chapper a un dterminisme social caractris par l'alliance du profit et du gaspillage. Le ren ne va-t-il pas etre sinon un antidote, a tout le moins une issue dans l'immdiat ? Les tudes prcdentes de Duvignaud avaient dja dcel dans la Fete une forme de subversion, un phnomene des-tructeur des socits, une ngation insolente, mais si l'on peut dire mthodique, de l'institu, un ren effa~ant le tout, ne ft-ce qu'un moment.

    13. ]'informe, 0 33. 14. Georges BATAILLE, La Part maudite, voir le premier chapitre, La notion de

    dpense . 15. Jean DUVIGNAUD, Le Don du rien, 1977.

    VISAGES DE LA CLBRA TION 29

    Cette libration sans but de l'imaginaire, de l'affectivit, du geste, cet anan-tissement (c'est moi qui souligne) des contraintes sociales, confreraient une chance d'inventer le futur, seraient un par sur l'impossible.

    Voila qui dfinirait la grande messe de la moto . Comme on le voit, c'est d'une messe noire et tragique qu'il s'agit : nous en retrouve-rons d'autres avatars dans le courant nocturne du cinma qui s'est manifest en de multiples directions et semble aujourd'hui aussi fort que jamais.

  • LA CLBRATION DES VALEURS C'est une certaine solennisation de l'criture qui fait qu'un pisode

    de guerre, l'vocation de la lutte entre l'homme et le cosmos, la pein-ture de la vie en communaut, un soulevement rvolutionnaire, l'amour, la souffrance, le monde de l'enfance, la mort, qu'elle soit paisible ou tragique, le sacrifice des innocents, enfin tout , comme dit Pierrot le Fou, acquierent a l'cran une seconde dimension. 1860 de Blasetti, L'Homme du Sud et Le Fleuve de Renoir, Le Courage du peuple de San-jines, Espoir de Malraux, Maria Candelaria d'milio Fernandez, Ton-nerre sur le Mexique d'Eisenstein, Pafsa de Rossellini, Le Chemin de la vie de Nicolas Ekk, L 'Enfance de Gorki de Donskoi, Los Olvidados de Buuel, en seraient des exemples privilgis. Mais alors, dira-t-on, tout le cinma ? Pourquoi non, est-on tent de rpondre. Et si le coefficient de clbration tait le critrium infaillible du degr de beaut, de force, d'efficacit d'un film ? ... Il y a peut-etre dans les grands classiques de l'cran comme dans des productions rcentes (Pars Texas) que/que chose dont d'autres films sont dpourvus.

    Eh bien, nous rsisterons a cette tentation : il faut refuser de dire qu'il y a deux niveaux d'existence du cinma dont l'un serait suprieur a l'autre. On doit se contenter d'affirmer qu'il a toujours exist deux catgories, deux orientations, de valeur et de qualit gales, mais qui diflerent par le propos et par le style. Parmi les chefs-d'reuvre de l'cran, on ne peut considrer comme clbrateurs des ouvrages tels que Les Rapaces, La Regle du Jeu, Citizen Kane, Les Raisins de la colere, L 'Avventura, Les Fraises sauvages, M. le Maudit, et plus pres de nous : Quand la vil/e dort, Salvatore Giuliano, La Maman et la Putain, Provi-dence, Nashville, L'Enfance nue, L'tat des choses, Le Mariage de Maria Braun, Le Dernier Mtro, L'Homme de marbre, Zelig et combien d'autres qui feront date sans aucun doute dans l'histoire du septieme art.

    vitons done toute quivoque au seuil de notre investigation : l. La liste des films clbrants qui se dveloppera ici n'est pas exhaustive ... Et elle peut meme etre conteste. 2. Les productions qui nous paraissent ne pas relever de ce mode esth-tique sont a nos yeux d'aussi grande valeur que les autres.

    Le Fleuve de Jean Renoir ne se contente pas de montrer des clbrations . ....,. Par sa composition meme il est un film magnifiquement clbrateur.

  • 34 UN ART DE LA CLBRATION

    (( L'Homme d'Aran ,, En 1960, Frances Flaherty, qui fut la compagne et la collaboratrice

    du grand cinaste, crivait dans The Odyssey of a Film-Maker ces lignes qui dfinissent non seulement toute l'reuvre du ralisateur de Nanouk, mais tout un aspect du septieme art :

    L' Amour est une clbration. Roben Flaheny clebre !'esprit libre des peu-ples. Il clebre son propre combat pour la libert de raliser ses films. Mais avant tout il clebre un fait nouveau, trange et peut-i!tre de mauvais augure dans l'histoire et dans l'histoire de l'art : a savoir que la libration de !'esprit qui vient de l'exprience de tout grand an vient a nous dans un mass-medium " pour un age de la machine, a travers la mdiation d'une machine.

    Texte inspir et inespr pour tous ceux qui ont toujours regard le cinma comme autre chose qu'un divertissement, une forme de suspense ou un moyen de propagande. Telle est d'ailleurs la pense profonde de Frances, qui, dans une confrence prononce en 1964, dira :

    Hollywood prcon~oit ses films pour le box-office . Mais il y a d'autres films et parmi eux ceux de Flaheny, et ce qu'ils glorifient, ce qu'ils clebrent (notons au passage ce rapprochement si conforme a la signification du mot : clbrer) purement et simplement, spontanment et librement, c'est l'objet, l'vnement lui-meme.

    Une visite que je fis a Madame Flaherty et a sa fille au cours de l'anne 1965 confirma ces affirmations et m'apprit que le cinaste s'tait senti de plus en plus attir par la Grece, dans la mesure ou la lumiere de l'Hellade favorisait le sentiment d'un accord, d'une rconciliation avec le grand Tout. Cela ne veut pas dire que l'auteur de Moana se dtournait (non plus qu'Homere ou Hsiode) des peines et des travaux des hommes. Au contraire, mais c'est prcisment a travers les preuves memes qui mettent l'individu aux prises avec les forces telluriques que s'accomplissait, pour le contemplateur merveill, que son pouse com-parait aux poetes des Haiku , cette merveille exaltante et rassrnante a la fois : le dploiement de l'nergie humaine en contact avec les ner-gies cosmiques. Alors que la plupart des productions du cinma occi-dental (et assurment quelques-unes des plus belles) inspires par le sen-timent tragique de la vie (que dfinirent tour a tour parmi d'autres Nietzsche, Unamuno, Camus, Luden Goldmann, Maurice Blanchot) expriment l'opposition violente entre le monde et le moi, Flaherty, irraliste peut-etre mais en tout cas incurablement poete, voulait dire que l'homme participe a l'accomplissement d'une harmonie globale. Il

    L'CRAN CLBRATEUR 35

    me faut citer une fois de plus ce texte de Barthlemy Amengual qu reste a mes yeux un des plus vrais que le cinma ait suscits :

    Comment chanter, clbrer (c'est moi qui souligne) un monde avec lequel on ne serait pas d'accord ? La dimension contemplative, panthistique , l'qui-libre du cinma de prsence, viennent de la. Les vrais ralistes, les chantres viscraux de la ralit - Flaherty, Dovjenko, Renoir, Satyajit Ray, Donskoi, De Sica, Tarkovski (il est permis d'ajouter Mizoguchi et Ozu) - di-fient toute leur reuvre a partir de cet accord de fond 1

    Parlant des conditions dans lesquelles a t amorc le tournage de Louisiana Story, Frances Flaherty runit trois mots qui sont pour elle le Ssame ouvre-toi de la russite : dcouverte, exploration, merveille-ment. Et c'est le dernier de ces termes que valorisait Richard Griffith dans The World of Robert Flaherty :

    Un sens de l'merveillement et de l'enchantement devant la cration obligea Flaheny a avoir confiance en sa camra avant qu'il n'ait confiance en lui.

    Dix ans plus tard, Arthur Calder-Marshall intitulera son tude consa-cre au Maitre The Innocent Eye, et il faut donner a ce mot : innocent >> une rsonance semblable a celle qu'il avait sous la plume de Melville dcouvrant les primitifs. Par la suite, ou a la meme poque, Mario Gromo, Fuad Quinta, Marcel Martin ont dt en termes analogues la dignit mythique de cette reuvre; et le dernier, mettant en relief le theme du combat que les autres commentateurs ont peut-etre tendance a occulter, a vu en notre cinaste le chantre des valeurs morales ter-nelles de 1 'homme, un homme qui est a la fois Promthe et Sisyphe .

    C'est a partir de cette phrase que l'on pourrait aborder L'Homme d'Aran. On sait que c'est a bord du bateau qui le ramenait en Angle-terre apres la ralisation d'Industrial Britain que le cinaste apprit d'un jeune Irlandais de Cork ce qu'taient les iles d' Aran, rochers arides et sans arbres ... a quinze heures de Londres. Tous les hstoriens du cinma ont racont les difficults d'acclimatation des Flaherty, les condi-tions archaiques de vie et de travail. Aujourd'hui, les choses ont bien chang, ne serait-ce qu'en raison de la vogue touristique suscite par le film 2 Mais alors (nous sommes en 1932) le primitivisme du paysage et des modalits d'existence qui font penser au chef-d'reuvre de Jean Eps-tein, Finis terrae, tout comme a Terre sans pain, tait extraordinairement

    l. Barthlemy AMENGUAL, Cls pour le cinma. 2. Il faut voir le beau film de Georges Combe, Aran, qui confronte le prsent et le

    pass avec humour.

  • 36 UN ART DE LA CLBRATION

    inhospitalier. Et il faudrait le lyrisme d'un Hugo pour voquer le mou-vement des vagues qui se brisent sur cette cote raboteuse et s'levent parfois jusqu'aux quatre-vingt-dix metres d'une falaise avant de s'taler sur la mer. Entre les soulevements de l'Ocan et l'aridit de l'ile qui fait que piocher la terre est une entreprise quasi surhumaine, les insu-laires pourraient apparaitre comme des damns. Et ce que reproche pr-cisment l'auteur de Documentary Film, Paul Rotha, a l'ouvrage de Fla-herty, ce fut de nous avoir livr au contraire un documentaire idyllique ~. La svrit de cef'istorien engag est grande pour notre explorateur : Les hros de Nanouk et de L 'Homme d'Aran taient des figures de cire jouant le role de leurs ai:eux. On ne peut dire plus cruellement combien ces films peuvent sembler inefficaces et inactuels. Mais le propos et surtout le temprament de Flaherty taient d'une autre sorte que ceux de l'minent cinaste de World of Plenty.

    A u fond, ce qui spare le ralisateur de L 'Homme d'Aran des docu-mentaristes britanniques des annes 1928, c'est que le premier s'int-resse davantage aux rapports interpersonnels qu'aux problemes de carac-tere collectif. Tout le film en fait est centr sur trois personnages : le marin que jouait un insulaire a la fois fermier, pecheur et constructeur; la femme d' Aran (Maggie Dillane); et le petit gar~on, son fils Mike Dillane.

    La fiche de Jean-Louis Bory3 est doublement prcieuse, d 'abord par son intelligence, ensuite paree que, venant apres les multiples exgeses consacres au cinaste, elle permet au rdacteur tout comme au lecteur de faire le point. Une des notions les plus importantes de ce texte con-cerne les gestes des insulaires.

    Ils sont justes, dit Bory, paree qu'ils rpondent a une exigence ne du mat-riau ou de l'lment - et ils sont beaux par surcroit paree qu'ils sont justes.

    Or un des fondateurs de l'cole du Documentary Film, John Grierson, crivait en 1932 :

    La beaut viendra au moment opportun pour habiter ce qui est honnete et lucide et profondment sen ti. ..

    En fait, il y a lieu de se demander si un seul des documentaires bri-tanniques se soumet a cette ascese, fiit-ce parmi les plus accomplis comme Night Mail et Goal Pace. Pour L'Homme d'Aran comme pour Nanouk, le travail du cinaste est, si l'on peut dire, d'une fidlit seconde, ce que notre critique exprime tres finement :

    3. In Dossiers Casterman.

    L'CRAN CLBRA TEUR 37

    La plupart du temps, il procede a une recration des conditions naturelles, recration qui lui permet l'exposition exemplaire, aussi parfaite que possible. La camra n'pie plus, ne surprend plus, elle recompose par collaboration avec l'objet.

    De la sans doute le reproche adress a Flaherty de truquer , ce qui ne serait pas inexact pour certains passages de Louisiana Story. Mais Bory rpond implicitement a cette objection et d'une maniere d'autant plus remarquable qu'il a souvent affirm son athisme :

    Nous passons ... a un autre ordre de vrit, ou le rel n'est plus que l'appa-rence d'une vrit qui lui est transcendantale. Nous passons du documentaire a l'art. Retour au sacr, si camoufl soit-il.

    On ne peut mieux faire entendre que le film n'est pas un reportage, mais une clbration.

    Le metteur en scene chante, ajoute Bory, la simplicit biblique de l'individu exil du reste du monde, install dans un milieu, qui le domine ou non, mais avec lequel il a fini par s'tablir en symbiose done en harmonie, harmonie que Flaherty ne peut pas ne pas respecter. Harmonie intouchable, immuable.

    Qu'on qualifie ce regard de panthiste, d'humaniste, il reste que nous ne sommes pas loin des analyses contenues dans le livre de Rudolf Otto, Le Sacr. Gardons-nous bien toutefois d'vangliser le monde fla-hertien et rappelons-nous la fascination que la Grece a exerce sur ce contemplateur qui en un sens n'avait jamais quitt, comme le dira Gr-millon, le monde enchant de l'enfance . Mais c'est une Grece prso-cratique dont releve l'univers recompos par Flaherty et si on devait lui trouver des reperes, ce serait peut-etre du cot de Xnophane et de Par-mnide.

    Que l'on associe ou non le cinaste de L'Homme d'Aran a ces philo-sophes de l'Etre et de l'Unit, on ne peut nier que ce qui est propre-ment hllnique ici, comme dans Moana et dans les premieres images de Tabou (qui lui reviennent certainement autant qu'a Murnau), c'est cette capacit de transfiguration du quotidien en une substance que Marcel Martn a raison de caractriser par deux lments insparables dans toute son reuvre : la noblesse et la beaut. De son cot, Gilles Marsolais dans L 'Aventure du cinma direct voit en lui un poete, un eth-nographe et un sourcier, et rejoint les dires de Frances Flaherty quand il crit que l'explorateur lyrique de la planete qui marquera non seule-ment l'cole anglaise, mais aussi le cinma de Jean Rouch (La Chasse au !ion a !'are est a certains gards un film flahertien) tait quelqu'un qui dpassait le strict rendu documentaire pour atteindre une vrit

  • Robert Flaherty, sa femme et Picasso.

    plus profonde que la ralit immdiatement perceptible. Hugo aurait admir Man of Aran.

    Cette vrit plus profonde nous avons vu qu'elle est obtenue par une certaine fa~on d'approcher et de rendre la gestuelle des autoch-tones. Mais la trouvaille du cinaste c'est non pas d'avoir fait partager au spectateur la vie collective de ceux-ci, mais de l'avoir focalise sur un groupe familial qui de ce fait donne au rcit un caractere a la fois universel et intimiste. On a souvent confront le film avec L '/le nue de Kaneto Shindo. Mais le Japonais n'a su viter ni la mollesse plastique ni le pathos. Au contraire, Flaherty, chez qui l'expression de la ten-dresse se teinte toujours d'une pudeur virile, sait nous montrer avec une constante justesse comment l'preuve existentielle partage par les trois membres de la famille soude leur unit et fortifie leur amour. Le dbut du film est a cet gard comme une ouverture de style musical :

    L'CRAN CLBRATEUR 39

    on voit d'abord le gamin pecher un petit crabe et le fourrer dans son bret. Puis c'est la mere vaquant aux soins du mnage. Et voici les marins rentrant de la peche ; la mere et le petit gar~on qui sont alls a leur rencontre les aident a tirer la barque et a remonter le filet. Plus tard, quand les hommes affronteront le monstre, la camra nous mon-trera l'attente fbrile de la famille qui suit de loin ce combat. La squence qui dure assez longtemps pourrait n'etre qu'un suspense, et c'est la que l'reil du cinaste transfigure la ralit et lui donne une int-riorit et une grandeur exceptionnelles. 11 nous fait voir en montage parallele la lutte des marins contre le Pelerin et, cadre en plein ciel, la femme qui arpente anxieusement la falaise. L'alternance de ces deux images est donne a plusieurs reprises, ce qui fait qu'a l'articulation eisensteinienne est substitu un droulement d'une fluidit tres particu-liere. Le ralentissement et la solennisation du rythme sont dus a la lon-gueur des plans (qui sont souvent des plans d'ensemble) et au retour en leitmotiv des images qui finissent par relier les deux centres d'intret l'un a l'autre si troitement que c'est l'unit du groupe qui est clbre, tout autant que le combat viril.

    C'est a Homere que nous songeons car l'Iliade non plus que l'Odysse ne sont des popes au sens troit, mais la tendresse du poete pour ses hros est indissociable des preuves guerrieres qu'ils doivent assumer. Une fois encore nous pensons a Rugo et aux premieres strophes des Mages ou le poete nous dit que l'ocan des ides, la mer pleine de tous les infinis

    J ette aux rochers 1 'cume amere Et lave les pieds nus d'Homere Avec un flot d'ternit.

    En relisant ces vers immenses, je vois se dessiner une scintillante constellation ou se rejoindraient l'lliade et L'Homme d'Aran. Assur-ment on a le droit de parler de Sisyphe mais, tout comme Camus a la fin de son livre\ on peut rcuser l'obsession de l'absurdit, car le theme qui se dveloppe symphoniquement au long de ces images - qui sont en un sens comme une rponse a Terre sans pain et a Gomons - c'est que la vie apre et rigoureuse des gens de l'ile - casser des pierres dans un sol non arable, chercher de la terre dans les crevasses de rocher, essuyer des tempetes mortelles - prend son sens quand elle assure la survie d'un foyer dont les membres sont souds par cette difficult meme. C'est ce souffie exaltant qu'a senti Fran~ois Bardet crivant dans

    4. Albert CAMUS, Le Mythe de Sisyphe, 1942.

  • 40 UN ART DE LA CLBRA TION

    sa fiche pour l'Institut des hautes tudes cinmatographiques (IDHEC): Les personnages vivent dans un climat de charit. Le mot tant entendu bien sur au sens d' agap.

    On sait par ailleurs que notre cinaste a toujours t extremement sensible au probleme de la communication humaine (de Nanouk a Loui-siana Story). Ce qui retient son attention ici comme ailleurs c'est le sens du rapprochement naturel, ncessaire et fcond. Il s'exprime la-dessus de fa~on tres prcise :

    Le sujet de mon film, c'est celui des combats fondamentaux de l'homme pour sa nourriture, qui donne une communaut de vie possible et qui construit la dignit de la tribu.

    Il y a dans le film une squence ou cette existence en quelque sorte spirituelle de la tribu est suggre avec une dlicatesse de touche qui ne se retrouverait guere que dans le cinma de DonskoL Nous voyons l'enfant et les animaux domestiques dormir paisiblement et comme envelopps par cette lumiere que fournit le foie du monstre, de ce monstre qui nous est prcisment montr, en montage parallele, assailli par l'homme et ses compagnons. Je dis : l'homme, au sens quasi biblique du terme, car, une fois de plus, c'est au-dela de l'historicit et de la singularit que nous transporte Flaherty. La encare, la reprise des images en leitmotiv, le ralentissement de la cadence, la beaut du cadrage et de la clart voile conrerent a ce tableau une sorte de palpita-tion qui peut faire penser au dbut des Pauvres gens de Hugo. Rien de littraire toutefois en ce passage, puisque c'est le glissement d'un plan a un autre qui cre la sensation de cette unit familiale qu'il faut dfendre et prserver. Le montage ne donne pas seulement une relation de cause a effet, mais offre une modulation lyrique, un chant intime et sourd, qui clebre avec une ferveur retenue l'union d'etres unis par les liens de la tendresse et de la sollicitude les plus profondes.

    Ainsi, la vie de la population d' Aran est rsume dans le comporte-ment et dans le groupement de trois protagonistes. Mais dans la mesure ou leur activit respective se rduit a quelques gestes lmentaires, et leur affectivit, a quelques dominantes simples, ils sont dcants (un peu comme les personnages du thatre grec) et rduits a un certain nombre d'lments fondamentaux ou, plus exactement, magnifis sans etre idaliss, sans perdre leur vrit quotidienne. C'est prcisment cela qui, en les simplifiant noblement, fait leur grandeur. Impossible de ne pas temer ici une comparaison entre Man of Aran et La Terra trema. Sans malice aucune, nous devons constater que les plus chauds admira-teurs de Visconti reconnaissent que le film se dveloppe a la fa~on d'un opra, opra du travail et de la nature , dit Freddy Buache. Et plus amplement Andr Bazin :

    L'CRAN CLBRATEUR 41

    Les pecheurs de Visconti sont de vrais pecheurs mais ils ont la dmarche des princes de tragd~e ou d~s ~ros d'opra, et la dig~it de la photographie prete a leur haillon l'anstocraue d un brocart de la Rena1ssance5

    Avec le recul du temps, n'est-il pas possible de retourner cet loge comme un gant, et d'en tirer les lments d'une critique portant sur l'artificialit ou, tout au moins, l'esthtisme du film ? Dans son analyse, Jean Cabourg6 se montre prudent et rserv, en rappelant que maint critique a dnonc un lment plus idaliste que marxiste dans cette reuvre. Notre propos est plus modeste. I1 nous parait qu'avec La Terra trema dja Napolon per~ait sous Bonaparte , en d'autres termes, que la somptuosit plastique de films comme Le Gupard ou Ludwig est peut-etre le vrai fond du cinaste, et que, plutt qu'un modele d'qui-libre, ce film, qui est (Sadoul le reconnait) aux antipodes d'un nora-lisme a la fa~on de Rossellini, peut apparaitre comme une sorte de com-promis (d'ailleurs gnial) entre le document polmique et la thatralit.

    Est-ce a dire que L'Homme d'Aran chappe a cet esthtisme? On se souvient des critiques acerbes de Paul Rotha qui accusait l'auteur de ne point se soucier de l'analyse sociale et d'etre tout compte fait un ractionnaire . Si la peinture du protagoniste est aussi fonctionnelle que celle du Southerner de Renoir (on sait qu'a Hollywood on appelait les deux cinastes : les brothers ), si la mise en scene privilgie opportunment tantt le labeur de l'homo faber, tantt les menaces de l'Ocan, si les efforts dmesurs de l'insulaire pour subsister sont souli-gns de fa~on pertinente (mis a part l'accompagnement sonare parfois bien indiscret), si la raret des paroles compase un lment remarquable d'authenticit, il reste que le reveur, l'amoureux des grands espaces syl-vestres, lacustres ou marins qu'tait Flaherty n'a pas su toujours rsister au plaisir de jouer avec le soulevement des vagues ou le scintillement des flots. Assurment, la composition est musicale plus que narrative et, pour reprendre les termes de notre propos, i1 s'agit d'une clbration de la vie (au fait, ne peut-on pas dire qu'a certains gards Terre sans pain est une clbration ambigue de la mort et nous fascine par une sorte de contradiction interne : ce qui est dnonc est aussi magnifi). Assur-ment, il s'agit dans L'Homme d'Aran d'une adhsion a la vie et la splendeur du monde, si terrible soit-il pour certains. Mais notre rserve serait d'un autre ordre: tout comme un musicien n'a pas su ou voulu

    r~trancher les sublimes longueurs ou il s'est complu, le cinaste (il n :st pas le seul dans ce cas) s'est attard sur le paysage marin au-dela meme d'une ncessit symphonique.

    5. Andr BAZIN, Qu'est-ce que le cinma ?, d. du Cerf, rd. 1987. 6. Jean CABOURG, Antho/ogie du cinma, t. 10.

  • 42 UN ART DE LA CLBRA TION

    Ce grief une fois exprim, on en est plus a l'aise pour aimer dans cette reuvre comme dans Louisiana Story et Elephant Boy l'approche fla-hertienne de l'enfance. N'y a-t-il pas un rapport a tablir entre le gamin de Man of Aran et le petit Boggy du Fleuve? Tous deux vivent un accord privilgi avec leur environnement, avec l'immensit meme qui pourrait donner a d'autres le vertige. Il y a la encore une harmonie entre le paysage et cette petite silhouette qui semble parfois fragile et menace. En fait le gar~on a dja les qualits de hardiesse et de patience du pere, mais en lui ces qualits gardent une fraicheur de source. Nous venons de parler de Renoir, mais il y a aussi un cousinage entre Flaherty et Satyajit Ray, et le petit Bengalais de Pather Panchali est un peu de la meme famille que le jeune pecheur accord a son envi-ronnement.

    Nous voudrions dore cette approche de L'Homme d'Aran par une des analyses les plus rcentes (elle date de 1980) et les plus qualifies, puis-qu'elle est due a Jean Mitry7 Le grand historien admire sans rserve la description de la tempete ocane qui est pour lui une des visions les plus grandioses du cinma universel . Mais surtout il tudie minutieu-sement le rythme rptitif-alternatif qui amorce ici, dit-il, une cadence a trois temps8 Cette lecture nous rvlerait que, pour diffrent qu'il soit du montage d'Eisenstein, celui de Flaherty est tout aussi fine-ment modul. Et je risque pour finir une extrapolation peut-etre bien hasardeuse, en partant de Mitry qui nous signale que les plans qui reviennent nous sont offerts avec des cadrages et des points de vue chaque fois diffrents . N'est-ce pas ainsi qu'a t compose La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer ? Il y aurait la une rencontre bien exaltante pour les amoureux du cinma .. .

    Je n'en ai pas encore fini avec L 'Homme d'Aran. Grace a la gentil-lesse du flahertien Fran~ois Bardet, j'ai pu rcuprer la fiche qu'il avait rdige pour l'IDHEC et qui a mystrieusement disparo du catalogue de l'Institut. Cette fiche m'appara1t d'autant plus prcieuse qu'apres avoir tudi la composition et la structure dramatique du film elle sou-ligne un aspect que je n'ai peut-etre pas suffisamment mis en valeur : l'honnetet d'un artisanat exemplaire, unie a une sret de cadrage et d'angles de prises de vues qui est un des caracteres majeurs du gnie de Flaherty (encore qu'elles se retrouvent chez tels grands ralisateurs am-ricains comme Howard Hawks ou Raoul Walsh).

    7. Jean MITRY, Histoire du cinma, t. IV, d. universitaires. 8. Id., p. 689 et suivantes.

    L'CRAN CLBRATEUR 43

    11 y a chez lui, lisons-nous dans la conclusion, un net mpris pour les astuces techniques, tant est grand son souci d'objectivit, d'authenticit et de simplicit.

    Pour notre analyste ren de didactique dans cette reuvre (c'est sans doute ce qui impatientait Paul Rotha), une description loyale et - il n'y a pas de mot en fran~ais pour le dire - genuine de ce que voit le cinaste, tmoin attentif et dou de sympathie. Cela serait vrifi en particulier par la belle squence de la tempete :

    La mer est immense, l'homme tout petit dans ces lments furieux ... Dans cette disproportion norme toute l'attention se porte - visuellement et senti-mentalement - sur le tout petit bateau ballott dans les flots, seul signe tan-gible de la prsence de l'homme dans cet univers, petit point perdu dans l'Ocan a partir duque! rayonne toute l'humanit que veut exprimer Flaherty.

    Serguei Mi.khai1ovitch Eisenstein

    Si Alexandre Nevsky est un des chefs-d'reuvre les plus accomplis de l'cran, on peut dire sans hyperbole que le chapitre de Jean Mitry sur ce film est un des chefs-d'reuvre de l'exgese cinmatographique. On ne peut isoler dans cet ensemble si serr un paragraphe plutt que l'autre; les intertitres (structure dramatique, structures plastiques, structures symboliques et dynamiques, construction audiovisuelle) soudent les ana-lyses au lieu de les atomiser. Et on ne peut pas ne pas etre d'accord avec les vues pntrantes de !'historien qui dgage la mythologie agissante )) du film (( a travers la transfiguration symbolique des l-ments et des choses, a travers la transfiguration pique des individus et de leurs actes . Mais ou il peut y avoir dsaccord complet avec le grand esthticien du septieme art (et je l'ai souvent constat, pour avoir prsent le film une quarantaine de fois) c'est quand i1 affirme :

    Par la grandeur et la signification d'un contenu constamment sublim, il atteint a une sorte de mystique ou d'expression mystique, a un art sacr , a ~ne vritable incantation, au travers de laquelle l'ide d' extase ,., de participa-tlOn totale, prend son sens le plus noble et le plus lev9

    Nous pourrons en revanche tomber d'accord, moyennant quelques rserves, avec Amengual employant les memes termes a propos de

    9. Jean MITRY, S.M. Eisenstein, d. universitaires, 1955 ; nouv. d., J.-P. Delarge, 1978.

  • 44 UN ART DE LA CLBRATION

    Qu viva Mexico !, mais il nous semble impossible de voir dans Alexandre Nevsky une clbration authentique, comme le laisse entendre le texte que nous avons transcrit. Et cela pour trois raisons. l. L'esthtisme d'Eisenstein qui avait t absorb de fac;:on gniale dans le Potemkine est ici apparent, au point que le film peut etre tudi presque uniquement en fonction de sa gomtrie mouvante. L'excellente fiche IDHEC de Gaston Bounoure, tout comme l'analyse de Jean Mitry, peuvent etre ici une clatante confirmation. 2. Le dsir de signification est si pouss tout au long des squences que le didactisme loin d'etre vit s'tale amplement, ce qui n'est d'ailleurs pas tonnant pour un film de commande. 3. Le nationalisme et l'agressivit sont ici tellement insistants que Bar-deche et Brasillach ont pu admirer en Nevsky un film fasciste . Ce qui est sur, c'est qu'il y a dans l'reuvre une sorte de haine concentre, de ressentiment implacable, tempr certes ici et la par un certain humour, mais cet humour lui-meme est assez pesant. L'un ou l'autre de ces trois caracteres suffit pour crer un malaise : les trois runis don-nent a l'reuvre un aspect si oppressant que 1' extase invoque peut apparaitre a la rflexion bien suspecte, et, en tout cas, fort loigne d'une attitude mettrice-rceptrice qui se rclame de la clbration.

    C'est prcisment cette attitude qu'il faut bien considrer une fois pour toutes avec le plus grand soin. On pourra voir quelque inconve-nance a reprendre pour les contester les vues souvent magistrales qui de Lon Moussinac a Barthlemy Amengual ont t mises sur le thori-cien puissant et subtil de l'cran, dont les rflexions enfin traduites en franc;:ais ont elles aussi rec;:u un accueil chaleureux (j'ai envie de dire ftichiste) aupres de certains diteurs et de certaines revues. Mon point de vue sera tout a fait fonctionnel : en dpit des affirmations de Jean Mitry qui a certes crit le premier livre fondamental sur Eisenstein, je . pense que ni Alexandre Nevsky, ni La Ligne gnrale, ni surtout !van le Terrible ne relevent de la clbration. La confusion qui s'est tablie du strict point de vue psychologique est due en partie au cinaste lui-meme qui a commis des extrapolations auxquelles prcisment Mitry et d'autres commentateurs ont souscrit.

    Notre confrere qui a souvent parl de ces questions des 1929 avec le ralisateur d'Octobre nous dit que toutes ses recherches avaient le pathtique pour objet, qu'il fallait dterminer chez le spectateur un tat de batitude ou d'extase afin d'entrainer les foules dans une meme adhsion quasi religieuse . Cela est dja fort ambigu, mais Mitry poursuit:

    Ce qui l'attirait, ce qui le passionnait, c'tait le cot liturgique hors de toute croyance, cette polarisation d'une mystique ou d'une foi en un ensemble de symboles sur lesquels se reportait - par transfert - l'extase.

    Rigueur et plastique des cadrages dans La Li'gne gnrale.

    Je veux bien que l'crmeuse soit un des moments sublimes de La L igne gnrale, mais la description meme qu'en fait notre critique, par-lant a juste titre de joie dionysiaque , rattacherait plutt ce moment blouissant et claboussant aux grandes orgies10 sacres qu'a une quelconque clbration liturgique, aussi bien celle des mysteres orphi-ques que celle de l'glise orthodoxe. Venons-en a !van le Terrible. Et sachons gr a Mitry de rejoindre Jean-Pierre Chartier dans son apprciation : une reuvre crasante et fige . Mais alors pourquoi ajouter: C'est moins un film au sens dramatique du mot qu'une cr-monie religieuse. Une transfiguration liturgique qui exalte la grandeur impriale ... Ici on peut etre en dsaccord sur tous les points : une crmonie religieuse, une transfiguration liturgique, dans le monastere de Zagorsk comme dans une abbaye cistercienne de Fr_!lnce, n'ont rien d'crasant ni de fig. Si la pompe thatrale a envahi l'Eglise catholique au XVII et au XVIII siecle, il y a eu par la suite une remarquable

    10. Nous entendons naturellement ce mot au sens latin : orga.

  • 46 UN ART DE LA CLBRATION

    mutation. En tout cas, ce que Romano Guardini appelait !'esprit de la liturgie n'a rien a voir avec l'criture, par ailleurs passionnante a tu-dier, d'lvan le Terrible. Ensuite le film, comme l'a bien vu Louis Mar-corelles, est la a la fois ractionnaire et rvolutionnaire dans la mesure ou le pouvoir supreme apparait comme la mystification par excellence . Peut-etre toutefois serait-il plus exact de dire que ce film, a certains gards shakespearien, en meme temps qu'il exalte le pouvoir en montre le tragique et nous met ainsi de fa~on puissante devant !'insoluble. En tout cas, i1 nous semble tres tmraire d'affirmer que les arcanes de l'art eisensteinien sont les memes que celles de la liturgie classique . Pour aller au bout de ma pense, je dirai que c'est prcisment la solen-nisation a outrance de la composition plastique qui fait de ce film une reuvre parfaitement anachronique ... et, en dpit des apparences, fort peu liturgique.

    Le texte du grand historien de l'cran a t crit en 1955 et repris en 1978. Barthlemy Amengual a publi une tude dans Premier Plan en 1962 et l'a considrablement enrichie dans le volume monumental a tous gards qU:'il a fait paraitre en 1980 : Qu viva Eisenstein !. Les deux ditions contiennent un chapitre intitul : Rapports avec le sacr . Le point de dpart de ce chapitre nous parait aller tout a fait dans le sens de notre recherche personnelle :

    11 (le cinaste) transrere le travail d'exaltation, de magnification, de potisa-tion et de dpassement - religieux - de l'homme alin, dja produit par l'art sacr, sur le travail de dpassement - politique - de l' homme rvolutionnaire.

    Voila qui serait confirm non pas seulement par le cinma sovitique de la grande poque, mais aussi par les reuvres les plus fortes inspires par les combats pour la libert. Amengual poursuit en s'appuyant sur les films d'Eisenstein :

    Ainsi entendu, le sacr n'est rien d'autre que la dimension

  • 48 UN ART DE LA CLBRATION

    des plus clbrantes qu'il ait con~ues. Deux tres beaux textes se font cho a son sujet : l'un date de 1962 et a t rdig par Barthlemy Amengual; l'autre crit en 1980 est du a Claude-Michel Cluny. Com-

    men~ons par celui-ci. A partir du plan inoubliable des trois infortuns jeunes pons enfoncs dans la terre et sculpts avec le ciel comme le Saint Sbastien d'Antonello de Messine ))' le critique dfinit de fa~on prcise la perspective qui est celle d'Eisenstein.

    Avec ce plan ... on est pass de la reprsentation religieuse a son corollaire politique, et de la symbolique chrtienne a la clbration (c'est nous qui souli-gnons) de l'homme.

    Encore que le mot n'apparaisse plus dans la suite de cet article, l'exa-men de l'criture eisensteinienne nous parait l'impliquer :

    Qu viva Mexico ! s'oriente alors naturellement vers une composition archi-tecturale de l'image, une recherche et une mise en valeur des contrastes, des oppositions du no ir et du blanc, de la plastique des volumes... La beaut, une vision sensualise en meme temps que le sens d'une prcarit de l'instant, qui n'tait plus le temps de l'Histoire que convoquaient ses premiers films, font irruption dans l'univers d'Eisenstein - comme une soif soudaine d'accder au monde sensible du Beau intemporel et dlivr du dire (non du sens) qui fut si totalement investi par la Renaissance.

    La clbration (impossible, on le voit, d'chapper au mot} n'y est pas com-mmoration pure ; elle est reprise sur un plan symbolique mais nanmoins rel, poursuite, prolongement de l'vnement clbr.

    Vingt ans apres, Qu viva Mexico! reste pour Amengual l'reuvre d'Eisenstein la plus accomplie dans l'approche de ce merveilleux qui-libre entre... logique et posie )) dont il a toute sa vi e tent la ralisa-tion. Le commentateur, se rfrant a la fois aux pages d'lie Faure sur la cathdrale et aux dfinitions que saint Ignace de Loyola donne des exercices spirituels ))' est amen a voir dans le sacr tel que le pense et le structure notre cinaste la mise en forme d'un ordre cosmique ramen a un centre, rassembl autour d'un seul prncipe unificateur )). Mais ce ne sera pas le Dieu des croyants, ce sera l'actualisation la plus acheve du socialisme. On ne peut rappeler ici !'ensemble des textes parfaitement cohrents tirs par le critique du chapitre de La non indif-frente nature, intitul Le lion devenu vieux . I1 est indniable que les crits thoriques d'Eisenstein, tout comme les grands moments de ses films, tendent a retrouver ce qu'il appelle soit le ravissement, soit l'extase, qui, tous deux, connotent une sortie de soi en faveur de l'adh-sion a ce qui nous dpasse. I1 y a la certes une difficult pour le lecteur chrtien qui s'efforcerait d'etre a la fois conciliant et fidele a sa foi : il

    ~~!!!!~!!: .G. ~-~ ..... ~ -

    Alexandre Nevski: le sacr absorb par l'historicit.

    ne pourra s'empecher de penser que le commentateur des thories eisensteiniennes nous offre un discours qui s'attache a des conceptions, si l'on veut a des entits, de caractere religieux plutt qu'a des ralits transcendantes. Le sacr n'est pas entendu par le disciple du Christ de la meme fa~on que le socialisme, meme profondment vcu, par un lec-teur de Marx. Et la preuve que l'assimilation a l'extase se fait de l'ext-rieur, c'est la place rduite donne a ce phnomene qui, selon tous les mystiques europens, est accidente! et accessoire dans la vie spirituelle. I1 y a au fond ici rduction de la foi a une idologie, ce qui est peut-etre invitable de la part de ceux qui ne saisissent pas de l'intrieur le processus de l'adhsion fervente a une Personne avec laquelle le mys-tique entretient des rapports d'amour et de gratitude. Confirmation de cette diffrence: suivant les analyses d'Erwin Panowski dans L'CEuvre d'art et ses sigmfications, Amengual peut crire a propos de La Ligne gnrale:

    Si le Graal fut toujours autre chose qu'une vaisselle espagnole c'est a l'art et a l'idologie (religieuse) qui le sous-tendait, qu'on le doit . Ce qui manque a une crmeuse pour devenir Graal sovitique, il faut done qu'Eisenstein le lui ajoute esthtiquement. Le theme prend corps glorieux dans un objet.

    -

  • 50 UN ART DE LA CLBRATION

    Mais le Graal, tout comme le corps glorieux , ne sont pas des l-ments socio-mythiques, mais des ralits surnaturelles pour un croyant. I1 apparait bien que le passage de la notion marxiste a la notion mys-tique s'opere ici sans nul doute en pleine sincrit mais indniablement de fa~on formelle quand Amengual crit :

    Tous les films d'Eisenstein [ ... ] sont des appels, des invites pressantes a nous intgrer par l'motion et par la conscience a la ralit rvolutionnaire toujours ouverte, toujours en marche, toujours a faire; de ce fait nous pouvons voir, dit-il, combien l'esprit de ces reuvres devait spontanment retrouver l'attitude et l'accord du sacr.

    Toutefois, ne soyons pas sectaires : si l'extrapolation qui se dessine ici occulte la transcendance, tout comme la ralit historique et ternelle de l'vangile (la-dessus, Mircea Eliade a pourtant fait une mise au point dcisive a travers tous ses livres), i1 reste que le terme de sacr, au sens oii l'entend Jean-Claude Renard que nous retrouverons plus loin, peut contenir la localisation thorique de ce point idal oii se rejoindraient les paralleles.

    Cette absorption de l'Historicit dans une autre dimension qui appa-rait comme un au-dela du temporel, c'est bien ce qui permet aujourd'hui d'invoquer des historiens des religions comme Mircea Eliade a propos du grand cinaste russe et meme de parler de la pr-sence charnelle du sacr dans ce film comme dans ceux qui le prcde-rent, ce que fait prcisment Amengual, rappelant l'obsession eisenstei-nienne du liturgique, du crmonial, du processionnel et si l'on veut du sacr . Et cela s'exprime a deux niveaux: humain et sociologique (le film n'est pas une pope, car l'auteur chante moins ceux qui se dpassent et qui luttent que ce vers quoi, ce pour quoi ils luttent et se dpassent ). Et aussi, et surtout au sens eliadien, mythique, puisqu'une fois de plus l'ceuvre dpasse le plan de la reprsentation et fait accder a la participation.

    La clbration (dcidment le mot est ici invitable) n'y est pas commmora-tion pure, elle est reprise sur un plan symbolique mais nanmoins rel, pour-suite, prolongement de l'vnement clbr.

    L'exgese fondamentale reste toutefois celle d'un homme dont nous sentons douloureusement la disparition et qu'a titre personnel nous tenons a saluer ici, d'autant plus chaleureusement que dans notre pre-miere dition des Grands Cinastes nous avions mentionn l'importance de son texte sur Eisenstein u . Jean Domarchi a t tout au long de sa

    11. Cf. Les Cahiers du cinima, n 96.

    L'CRAN CLBRATEUR 51

    fervente activit critique un des esprits non seulement les plus profon-dment cultivs que nous ayons connus, mais un des plus libres et des plus ouverts. Dans une suite d'articles 12, il crivait ces lignes a notre sens dcisives :

    Ce conflit permanent du sacr et du prfane (qui est celui d'lvan) Eisenstein le vit a son tour... Ce conflit insoluble ne peut etre dpass que symbolique-ment c'est-a-dire ni et affirm dans l'reuvre d'art. Toute l'reuvre d'Eisenstein s'inscrit dans cette antinomie 13

    Il y a done dans Qu viva Mexico! (et c'est !'avis de !'ensemble des spectateurs de cin-clubs qui dcouvrent le film) quelque chose qui chappe a la simple orchestration plastique d'un crmonial qui aurait fascin le cinaste.

    En fait on est loin d'en avoir fini avec cette fascination : le tmoi-gnage d'un homme integre et loyal comme Jean Mitry ne coincide pas du tout avec les pages que Marie Seton a consacres a l'volution du cinaste et qui rendent elles aussi un son vridique. Peut-etre a-t-on aujourd'hui un peu trop tendance a les occulter. Nous en rappellerons done quelques lignes qui s'accordent avec les vues de Domarchi:

    Eisenstein dclara qu'il avait a ce moment prouv la vrit sur laquelle reposait la composition. La colncidence le persuada que certaines formes originelles, par exemple la pyramide ou le triangle, symbolique de la relation entre Dieu, l'Homme et l'Univers, sont le signe de cette supreme vrit.

    Et ceci qui se rattacherait directement a un discours sur la clbration et embrasserait l'architecture, la peinture et le cinma :

    Ces formes taient le moyen d'mouvoir les hommes jusqu'a leur faire prouver les mysteres d'un univers ordonn, bien qu'ils n'aient pas une cons-cience claire des concepts mtaphysiques sous-jacents 14

    Cette rvlation aurait t pour Marie Seton au point de dpart du sentiment que composer c'tait suivre l'inspiration de !'Esprit. En allant dans ce sens et en tudiant la composition du film en fonction de figures fondamentales qui sont inscrites dans le paysage, l'architecture, les festivits du Mexique, on pourrait dire que la rfrence au cercle, a la pyramide, au triangle dans Qu viva Mexico ! releverait autant d'un systeme symbolique que d'une obsession thmatique du crateur.

    12. Jean DOMARCHI, Les Secrets d'Eisenstein. 13. Jean DOMARCHI, op. cit., chap. 1, L'ancien et le nouveau . 14. Marie SETON, Eisenstein, d. du Seuil, 1957.

  • 52 UN ART DE LA CLBRATION

    D'autres Russes

    11 est difficile de parler d'Eisenstein sans le rattacher a la production sovitique, celle de 1939 (Le Grand Citoyen, Pierre le Grand, Lnine en 1938} comme celle de 1946 et des annes suivantes (Amiral Nakhimov, Le Serment, La Jeune Garde, Histoire d'un homme vritable, La Chute de Berlin).

    Le numro 55 de Cinmatographe nous a paru tres prcieux pour cla-rifier la question. 11 faut lire !'ensemble des textes d'Emmanuel Decaux, Renaud Bezombes, J acques Fieschi, J ean-Claude Bonnet, pour pouvoir tenter une meilleure approche d'une production qui s'est videmment dgrade a partir de 1945, mais qui des l'poque hroi:que melait curieusement le didactisme, l'hymne lyrique de haute envole, le triom-phalisme acadmique, et confondait constamment le ftichisme et le sens du sacr (a hauteur d'homme naturellement). On ne peut que sous-crire a l'affirmation de Decaux : Lnine n'allait cesser d'etre embaum une seconde fois dans la glatine du cinma. En fait, tour a tour et en des styles diffrents mais qui comportent tous le meme coefficient de sincrit, Dziga Vertov, Mikhall Romm, Youtkevitch auront t les thu-rifraires d'un homme dont l'activit politique est aujourd'hui approuve par les uns et conteste par les jeunes philosophes . Ce qui de toute fa~on serait plus intressant a dbattre, c'est de savoir dans quelle mesure un montage vertovien ou un dcoupage eisensteinien est conforme a ce que l'on peut entendre par clbration, car la liturgie, le tract, l'pope, l'clatement lyrique, la dmonstration se fondent ici de

    fa~on souvent noble et puissante mais esthtiquement batarde. On pour-rait sans doute avancer que le part pris de dramatisation qui par ail-leurs fait dater beaucoup de ces reuvres n'est pas en accord avec cet archtype qui se droule, si l'on peut dire, de Dreyer a Mizoguchi. Dans le cycle des numros consacrs pour la plus grande part a l'auteut du Potemkine et a la production russe, Les Cahiers du cinma ont eu l'occasion de souligner un fait capital :

    Le cinma sovitique est des le dbut un cinma jubilaire de la clbration et de la commmoration (J.-C. Bonnet).

    Cela est vrai des meilleurs films signs par des hommes comme Dziga Vertov, Eisenstein, Kozintsev et Trauberg, Poudovkine, Dov-jenko, Donskoi, et maint autre. Toutefois, des que la commmoration, aggrave du virus dogmatique, submerge la pousse lyrique, la densit plastique faiblit nettement. Et cela prend des proportions regrettables des l'instant ou !'ensemble des artisans sont amens a illustrer la con-signe donne par Lounartcharski dont le projet ducatif tait dfini des

    L'CRAN CLBRATEUR 53

    1919 : Le cinma racontera l'histoire de l'humanit et clbrera les hauts faits de ses hros. Jean-Claude Bonnet tablit une heureuse dis-tinction entre les films d'Eisenstein et de Dovjenko ou les hros fonctionnaient comme archtypes et comme emblemes , et les ralisa-tions signes par Guerassimov, Ermler, Kosintsev et Trauberg, parmi bien d'autres, dans lesquelles les hros ont une fonction d'incitation et proposent aux spectateurs comme modele de russite sociale d 'etre ins-crits au tableau des travailleurs mritants 15 . Reste a savoir si, en Russie des 1920, le matraquage didactique n'tait pas dja latent et in-vitable dans les plus belles reuvres que produisait le cinma russe de cette priode.

    Pour nous rsumer, l'expression lyrique d'un temprament plus vibrant que le temprament latn, un messianisme idologique incitant le peuple russe a se croire lu pour revigorer un monde pourrissant, un credo sociologique en accord avec la dialectique marxiste, tous ces l-ments convergents furent fondus et magnifis par une pousse gniale qui put s'incarner en quelques chantres exceptionnels : Eisenstein, Pou-dovkine, Vertov, Dovjenko. Ce dernier maintint jusqu'en 1958 avec Le Poeme de la mer (film posthume i1 est vrai et ralis par Solnteseva) une ampleur et une magnificence qui avaient fait la splendeur de La Terre et d'Arsenal. Mais a cette poque, et cela malgr la beaut de certains films de Donskoi, Ermler, Raisman, Barnett, la production sovitique pouvait susciter une apprciation comme celle d' Albert Cervoni (le contraire d'un critique ractionnaire) :

    Les remaniements exigs par la Censure stalinienne, la volont d'un art monumental de prestige [ .. . ] avaient abouti a une vritable pratique mal-thusienne. Non seulement une alchimie bureaucratique prtendit tracer une sorte d'eugnisme culturel, mais encore une tatillonne limitation quasi policiere des naissances artistiques devait en rsulter.

    On voudrait esprer que les quelques beaux films qui nous viennent de l'Est depuis ces dernieres annes rvelent un assouplissement des conditions de production. Mais ce que nous avons a retenir ici, c'est la

    fa~on dont s'est dgrad en acadmisme et en monumentalit btonne un processus de clbration qui avait atteint les cimes. Puisque nous savons par mille tmoignages et par nos sjours en Russie que sous les pavs la plage subsiste et que le creur continue de battre sous le carean, il y a lieu de penser que les reuvres d'un Tarkovski ne resteront pas

    15. On ne peut gnraliser ce manichisrne : Ermler et Kosintsev par exernple ont ii leur actif de fort belles reuvres, d'une inspiration dlicate.

  • 54 UN ART DE LA CLBRATION

    une douloureuse exception et que le chant profond continuera a se faire entendre envers et contre tout.

    De toute fas:on, c'est dans le cinma sovitique du muet et des pre-mieres annes du parlant que nous pouvons admirer le summum d'une activit clbratrice. Nous laissons de cot les reuvres d'Eisenstein inter-prtes par ce tres grand acteur que fut Tcherkassov : la thatralit pique n'est pas la vraie clbration. Et c'est a notre sens a un tout autre niveau que se manifeste la splendeur mystique de la Russie. Dans La Nouve//e Babylone, de Kosintsev et Trauberg, ce n'est pas seulement le montage explosif qui fait de cette vocation de la Commune de Paris un monument glorieux et pathtique, c'est, en particulier dans les squences qui nous montrent la fraternisation du peuple avec les soldats ou les premiers morts sur les barricades, une exploration des visages, de tous les visages, investis d'une sublimit dchirante. On peut en dire autant de ces plans d'acteurs anonymes qui, d'Arsenal au Potemkine et de Kino-Pravda a Turksib, en passant par La Terre de Dovjenko, font des documents et des vocations qu'on nous offre les grands mouve-ments symphoniques d'une musique de caractere sacr, qui se retrou-vera une quinzaine d'annes plus tard dans les grandes compositions de Chostakovitch. C'est bien la que se vrifiera la prdiction de Lautra-mont, selon laquelle la posie doit etre faite non par un, mais par tous >~ .

    Il est intressant de voir que c'est le terme symphonie >> qui revient le plus souvent sous la plume des critiques qui ont revu La Nouvelle Babylone en 1971. Le numro 217 de L'Avant-Scene cinma contient un florilege des ractions enthousiastes suscites par la redcouverte de ce chef-d'reuvre : il est exact que c'est a la fois une pope, une composi-tion musicale, un tableau impressionniste, un torrent visuel, le produit d'un langage nouveau. Est-ce aussi une clbration ? Pour en revenir au jeu des interpretes - dont le travail s'inscrit dans la foule de la FEKS (Fabrique de l'acteur excentrique) -, sa puissance contribue amplement a dpasser toutes les catgories esthtiques pour atteindre a une sorte de sublimit incarne.

    Un lyrique exceptionnel : Donskoi"

    La sublimit slave est multiple. Aux antipodes de cette orientation dramatique, il est un cinaste qui au moins de 1938 a 1959 a su main-tenir une qualit de tmoignage qui le hausse au niveau des plus grands, c'est Mark DonskoY : avec la Trilogie, Are-en-ce~ La Mere, Le cheval qui pleure, Thomas Gordefev, il a gagn l'admiration de tous les cin-clubs et des critiques spcialiss parmi lesquels Roger Manvell, Jay

    L'CRAN CLBRA TEUR

    En gagnant mon pain: l'enfance vue par DonskoY atteint toujours une plnitude lyrique.

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    Leyda, Albert Cervoni, Philippe Haudiquet, Barthlemy Amengual, Jean Mitry . . Je n'aurai pas scrupule a reprendre les termes memes que j'employais 11 Y a quelques annes dans Cinma et nouve/le naissance a propos de La Mere. Tout d'abord il est bien vident que les rfrences quasi explicites aux Livres saints ne comportent ici aucun lment transcendant mais sont, pour reprendre les analyses d' Amengual, la transposition, sur le plan humaniste et rvolutionnaire, de l'vangile. Ce qui compte, c'est la beaut d'une criture qui magnifie une prise de conscience et un ~ombat pour la justice. La couleur est constamment exalte et vibrante JUsqu'a l'irralisme. Le montage d'une souplesse et aussi d'une ampleur

  • 56 UN ART DE LA CLBRATION

    prodigieuses fait alterner les plans rapprochs avec les espaces dilats par de puissants mouvements de camra. La musique prend ici autant d'importance que dans L 'Enfance de Gorki et contribue a donner a !'ensemble la solennit d'un office orthodoxe. La beaut et la limpidit des gros plans crent un intimisme qui dit pleinement la ferveur, l'amour fraternel, la foi en un avenir meilleur que l'on ne peut cons-truire que dans le don de soi-meme et la confiance. Oui, on accede vrai-ment et de tout autre fa~on que chez Eisenstein au registre du sacr, et le mouvement symphonique du film peut etre identifi avec celui d'une clbration.

    Qu'il y ait ici, comme le notent des critiques soucieux de nuances, des relents d'acadmisme ou de conformisme, rien d'tonnant a cela, et en tout cas ce n'est pas ce qui empeche l'reuvre de trouver son souffie. De toute fa~on, avec Le cheva/ qui pleure, nous tenons un chef-d'reuvre absolu, ou s'exprime selon Jacques-Andr Bizet dans sa fiche pour les Dossiers du cinma le contenu latent, profond, inconscient de l'art de DonskoY . Inconscient ou non, l'art du cinaste atteint a ce point de perfection esthtique qui peut l'apparenter a Mizoguchi comme a Renoir. Une fois encore, l'orientation lyrique et meme onirique du film est indissociable de son contenu affectif.

    Ce que nous aimons, nous l'aimons jusqu'a notre mort.

    Cet exergue est emprunt a Gorki, mais il pourrait etre extrait aussi bien de Tristan et Yseut que du Cantique des cantiques. Et le fminisme de DonskoY, sensible dans toute son reuvre, atteint avec l'histoire de Salomia, hroine de l'amour fou, mais d'un amour fou qui conduit au sublime, une puret, une transparence, qui, sans draliser les squences lgiaques, piques ou picaresques qui forment la trame du film, nous investissent comme une inoubliable mlodie.

    Transfiguration de l'impressionnisme , dit Marcel Martn. Et Ber-nard Cohn, lyrisme essentiellement musical . En dfinissant ngative-ment les caracteres de l'reuvre, J.A. Bizet nous mene au seuil de son mystere:

    Ren n'est moins purement dcoratif que la musique, les chants, le folklore et les paysages naturels qui donnent sa chair vivante au film.

    Toute l'histoire est voque a travers le souvenir d'Ostape devenu un vieillard douloureux mais encore merveill par !'aventure qu'il a vcue. Le flash-back qui compose le rcit est de ce fait invest d'un charme et d'une noblesse quasi feriques. 11 devient un hymne, tour a tour tendre, grave, joyeux, dchirant.

    L'CRAN CLBRATEUR 57

    La dominante, c'est l'amour de la libert, du pays natal, du corps et de l'ame de l'etre choisi et protg. C'est cette dominante qui relie des pisodes qui pourraient sembler disparates comme le long et tincelant passage de l'hospitalit donne par les Tziganes. Le cot rutilant et baroque du cinaste, qui a toujours aim le