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Un bébé inattendu
de Marie FERRARELLA
Collection Horizon
Shawn Michael O’Rourke se renfrogna sitôt qu’il fut sorti du pub
irlandais qu’il avait découvert quinze jours après son arrivée à Bedford,
en Californie. Il n’avait aucune envie de sourire, et il n’était plus obligé
de feindre. Personne ne le voyait. Ses amis étaient tous à l’intérieur.
D’ordinaire, boire un verre ou deux au Shamrock avec ses amis
l’aidait toujours à oublier ses tracas. O’Rourke n’était pas un homme
insouciant, mais il affrontait la vie avec ses bons et ses mauvais côtés,
et allait de l’avant. La situation actuelle n’avait toutefois rien
d’ordinaire. Il y avait de quoi s’inquiéter.
S’inquiéter « pour de vrai », comme disait sa grand-mère.
La petite pluie qui tombait lorsqu’il était entré dans le pub s’était
transformée en déluge. Il remonta le col de sa veste, mais cela
n’empêcha pas l’eau froide de mars de lui couler dans le cou. Il
redressa les épaules, conscient que ce n’était pas la violence de cette
averse qui l’accablait.
Il existait sûrement un moyen.
Il savait que s’il ne trouvait pas une solution, et vite, les rêves qu’il
caressait depuis dix ans, tous les efforts fournis durant ces dernières
années, seraient réduits à néant. Cela semblait injuste qu’un simple
certificat de naissance ait un tel impact sur la vie d’un homme, son
avenir et celui de sa famille.
O’Rourke contourna le bâtiment au pas de course afin de rejoindre
le petit parking du pub, plein ce soir-là.
S’il était né de ce côté-ci de l’Atlantique, aujourd’hui, ce serait un
jour comme les autres. Un jour de travail qui le rapprocherait du but
qu’il s’était fixé. Au lieu de cela, ce jour le rapprochait de la date à
laquelle il devrait partir, quitter ce pays, renoncer à ses espoirs et à ses
rêves. Certes, il pourrait essayer de repartir de zéro chez lui, en Irlande.
Après tout, c’était là-bas que ce rêve avait commencé à prendre forme
dans son esprit. Mais matériellement, le rêve en question existait ici,
dans un loft aménagé d’Industrial Plaza.
Shawn Michael O’Rourke considérait l’Amérique comme le pays de
toutes les opportunités. Il y avait trouvé tout ce qu’il cherchait : la
formation qui lui était nécessaire, et les hommes pour financer son
projet. Des rêveurs eux aussi qui ne se contentaient cependant pas de
rêver, mais mettaient tout en œuvre — pour que leurs rêves se
réalisent.
Dans quatorze jours, tout cela ne signifierait plus rien. C’était la
date limite. Plus que quatorze jours et il devrait quitter ces rivages pour
retourner chez lui. Il grossirait la masse des rêveurs condamnés à
l’échec.
Grommelant des mots que sa défunte et sainte mère n’aurait guère
appréciés, O’Rourke s’installa au volant de sa camionnette. Une rafale
de pluie inonda l’habitacle, mais il referma la portière sans y prêter
attention et mit le contact. Le ronflement du moteur fut accompagné
par la musique du CD qu’il écoutait quand il s’était arrêté : une
compilation de chansons des années 70 et 80. Il aimait tout ce qui était
américain.
Comme il sortait du parking, il se laissa envelopper par la voix de
Gloria Gaynor, qui clamait son besoin d’amour. Il n’avait pas besoin
d’amour, lui, mais d’un miracle.
Les yeux rivés sur le pare-brise, O’Rourke fronça les sourcils. Il ne
voyait pas grand-chose. Non pas à cause des soucis qui lui brouillaient
l’esprit, comme il l’avait cru jusque-là, mais de la pluie, qui tombait de
plus en plus dru.
Il aurait pu continuer à boire au Shamrock, jusqu’à ce qu’il oublie
tout et se sente bien. Mais cela ne lui aurait pas été d’un grand secours.
Au matin, il aurait de nouveau été confronté à ses problèmes. Et avec
une formidable migraine en prime !
Or il fallait qu’il ait les idées claires. Bon nombre de responsabilités
pesaient sur ses épaules. Et bon nombre de gens comptaient sur lui,
tant ici qu’en Irlande. Des gens auxquels il tournerait le dos dans
quatorze jours. Ils ne lui reprocheraient rien, mais il savait, lui, qu’il
manquerait à son devoir envers eux.
Bon sang, il y avait sûrement une solution…
Sans même s’en apercevoir, il toucha la médaille de saint Jude qu’il
portait, dernier cadeau de sa mère. Saint Jude, protecteur des causes
perdues… Une cause perdue, voilà ce qu’il était autrefois. Jusqu’à ce
qu’un déclic se fasse en lui et l’éloigne d’une existence superficielle et
agitée pour le guider sur une voie stable. Sa mère prétendait que saint
Jude avait fini par entendre ses prières. Il pensait plutôt, lui, que le
décès de son père était à l’origine de ce changement.
Qui sait, s’il se creusait la tête, il trouverait peut-être un moyen
d’éviter que les autorités américaines ne le renvoient dans son Irlande
natale, maintenant que son visa et toutes les prolongations de séjour
possibles touchaient à leur fin.
Il était à peine 21 heures, mais les rues qu’il traversait étaient
toutes désertes. Par une nuit pareille, les gens préféraient rester chez
eux.
C’était là qu’il devrait être lui aussi, afin de profiter de ce « chez lui
» qui ne serait bientôt plus le sien.
Il remarqua qu’il pleuvait de plus en plus fort. « Les anges pleurent
», disait sa mère. Et elle ajoutait qu’ils pleuraient à cause de lui.
Il eut l’impression de la voir devant lui, les bras croisés, ses yeux
très bleus rivés sur lui, dans cette attitude qu’elle adoptait lorsqu’il
rentrait au petit jour.
Quand te mettras-tu un peu de plomb dans la tête, Shawn Michael ? Tu
es mon fils aîné. Que vais-je bien pouvoir dire à mon Créateur quand
sonnera mon heure et qu’il me demandera ce que j’ai fait de l’être que
j’étais censée guider dans la vie ?
O’Rourke sourit dans l’obscurité tandis que les mots de sa mère
résonnaient dans sa tête.
Tu es morte avant que je te montre ce — dont j’étais capable,
maman, murmura-t-il. Mais j’ai bien peur de ne plus être en mesure de
te montrer quoi que ce soit, si ce gouvernement reste ferme sur ses
positions…
Il soupira avant de tourner à gauche.
Kitt Dawson pensa que la situation ne pouvait pas empirer. Mais
chaque fois que cette pensée lui avait traversé l’esprit ce jour-là, le
destin, avec ce sens de l’humour pervers qui lui était propre, s’était
empressé de lui prouver le contraire.
Les mâchoires serrées, la jeune femme s’agrippa au volant sans
bouger. Voilà que cela revenait. Une autre terrible contraction. Elle
retint son souffle, priant le ciel pour que la sensation de souffrance
cesse bientôt.
Elle avait l’impression que sa tête allait exploser. La contraction
commença alors à se dissiper, la laissant couverte de sueur et affolée.
Ses doigts relâchèrent le volant. La date de naissance du bébé
n’était prévue que dans quinze jours. Le fait qu’il se présente avant
l’heure ne la surprenait cependant pas. Rien ne se déroulait de façon
normale, ce jour-là.
C’était une journée à paraître dans le livre des records. Elle venait
d’être congédiée de la compagnie aérospatiale pour laquelle elle
travaillait, à cause de la perte d’un important contrat. Elle était alors
rentrée chez elle, espérant y être accueillie par quelques mots de
réconfort, pour découvrir qu’elle venait de perdre aussi le pilier de sa
vie. Jeffrey, et la moitié de son appartement —, l’homme auquel elle
avait donné son cœur — l’avait quittée. Comme si cela ne suffisait pas,
il avait aussi emporté tous les objets de valeur, y compris la nouvelle
voiture, qu’il aurait dû conduire ce jour-là chez le garagiste pour une
vidange. Au passage, il avait également vidé leur compte joint.
Compte bancaire qui était en fait le sien, vu qu’elle seule
l’alimentait. Jeffrey pour sa part ne s’en servait que pour effectuer des
retraits. Elle lui trouvait toujours des excuses, se disait que cette
situation ne s’éterniserait pas, que tout rentrerait dans l’ordre lorsqu’il
se serait ressaisi.
Il s’était ressaisi, en effet. Au point de partir avec tout ce qui lui
appartenait, et surtout, avec la jolie petite brune qu’ils avaient pour
voisine.
Elle aurait dû deviner que cela arriverait. Elle l’avait d’ailleurs
pressenti, mais avait préféré se voiler la face. Ne dit-on pas que l’amour
rend aveugle ? Et elle avait aimé Jeffrey. De tout son cœur.
A présent elle le payait.
L’amour rendait aveugle, soit, mais n’était-elle pas censée avoir un
cerveau ? Et un parapluie, aussi, ajouta-t-elle en son for intérieur tandis
qu’elle regardait avec une exaspération croissante la pluie s’écraser sur
le pare-brise de sa voiture. Voiture qui venait de déclarer forfait.
Il tombait des trombes d’eau. Rien à voir avec la petite pluie
annoncée avec un sourire par le M. Météo de la chaîne de télévision
locale. Et sa voiture, ce véhicule d’occasion jaune citron qui appartenait
en fait à Jeffrey, avait choisi ce moment pour rendre l’âme, à quelques
mètres à peine du croisement.
La voiture était aussi inerte, songea Kitt non sans amertume, que
Jeffrey le jour où elle lui avait annoncé qu’elle était enceinte.
Comme il y avait peu de chances pour que le véhicule ressuscite
soudain ou qu’il cesse de pleuvoir, la jeune femme comprit qu’elle
devait passer à l’action. En d’autres termes, sortir de cette maudite
voiture et marcher.
La situation s’améliore de minute en minute…, — marmonna-t-elle
en détachant sa ceinture de sécurité.
Elle ouvrit la portière et fit basculer ses jambes sur le côté pour
s’extraire de son siège. Au moment où ses pieds touchaient la terre
ferme, une nouvelle contraction s’annonça. Kitt se figea sur place, la
bouche ouverte. La sensation de douleur était telle qu’elle avait du mal
à respirer. Il fallait qu’elle aille à l’hôpital. Et sans plus tarder. Elle
n’avait pas la moindre envie d’accoucher à l’angle de MacArthur et de
Fairview. Mais, vu la cadence effrénée à laquelle s’enchaînaient les
catastrophes depuis le matin, elle redoutait le pire.
De plus en plus affolée, elle regarda vers le haut de la rue, puis
vers le bas. Rien.
Pourquoi diable n’y avait-il aucun taxi en maraude ? Elle avait
entendu dire que c’était fréquent dans les grandes villes. Pourquoi pas
ici ? Et pourquoi ne passait-il pas non plus la moindre voiture de police ?
Si elle n’avait pas respecté ce dernier feu rouge, un véhicule de police
se serait sans nul doute aussitôt matérialisé à son côté !
Poussée par un vent capricieux, la pluie semblait arriver de toute
part.
Au prix d’un terrible effort, la jeune femme réussit à se redresser.
Ses jambes avaient du mal à la porter. Elle fut prise de vertige. Les
pensées se bousculaient dans son esprit.
Elle devait de toute urgence trouver un téléphone et appeler le
SAMU. Pour trouver un téléphone encore fallait-il y voir, ce qui ne
s’avérait guère facile avec cette pluie qui tombait, dense, pareille à un
épais rideau. Les yeux plissés, Kitt avait du mal à distinguer le feu de
signalisation, de l’autre côté de la rue. Elle reconnut enfin un faible halo
vert, et se hasarda sur la chaussée glissante, priant le ciel pour
atteindre le trottoir opposé avant qu’une autre contraction ne se
manifeste.
S’armant de courage, elle redressa les épaules et s’efforça de
marcher le plus vite possible. Son corps alourdi et les intempéries
rendaient cette tâche fort difficile. Elle n’avait effectué que la moitié du
trajet lorsque le feu passa à l’orange. Elle accéléra l’allure, les yeux mi-
clos pour se protéger de la pluie.
Le crissement de pneus du véhicule qui arrivait la fit hurler en
retour. Elle sentit qu’elle glissait, perdait l’équilibre, et tendit les bras
pour se retenir à quelque chose. Mais il n’y avait rien. Elle crut entendre
la voix d’un homme, qui criait.
Ses mains ouvertes entrèrent en contact avec l’asphalte.
Durement.
Elle était tombée. Cette pensée s’insinuait en elle quand elle vit
quelqu’un se pencher au-dessus d’elle.
Vous allez bien ? —
Elle perçut une pointe d’accent dans cette voix. Et plus qu’une
pointe d’inquiétude.
Au prix d’un effort, Kitt réussit à reprendre pied dans la réalité. Un
inconnu la serrait contre lui.
Non, je ne vais pas bien ! lui répondit-elle d’un ton — cinglant. Je
suis enceinte.
Furieuse contre la terre entière aussi bien qu’effrayée, elle essaya
de se redresser. Sans aucun succès. L’homme qui venait de lui poser
cette stupide question la tenait fermement serrée contre lui.
Dieu du ciel ! songea O’Rourke. Il avait failli renverser une femme
enceinte avec sa camionnette… Prompt à se ressaisir, il s’écarta d’elle,
cherchant des traces de sang.
Vous avez surgi de nulle — part…
Je sortais de ma voiture, et j’essayais de traverser la rue ! — Vous
avez donc trouvé votre permis de conduire dans une pochette
surprise ?
Kitt repoussa son bras et tenta encore de se relever, sans plus de
succès que la fois précédente. Elle avait l’impression d’être une tortue
couchée sur le dos. Une gigantesque tortue enceinte.
Mon véhicule ne vous a — pas touchée, n’est-ce pas ?
Il lui passait déjà les mains sur les bras, les côtes…
La jeune femme en resta médusée. De quel droit cet individu se
permettait-il de la palper ainsi ? Il fallait qu’elle se relève. Mais à cause
de la pluie, de la douleur et de l’épuisement qui la gagnait, cette tâche
paraissait de plus en plus irréalisable.
Ecoutez, je pense que — je ne vais pas tarder à accoucher, lui dit-
elle avec un soupir. Je préférerais donc que vous me laissiez tranquille.
O’Rourke s’assit sur ses talons, ignorant la pluie.
Je cherchais seulement à m’assurer que — vous n’aviez rien de
cassé.
Puis il ouvrit grand la bouche et la fixa.
Que… venez-vous de dire ? Que vous n’allez pas tarder à —
accoucher ?
Kitt se mordit la lèvre inférieure. Il fallait qu’elle pense très fort à
quelque chose afin d’oublier la douleur qui revenait, montait en elle, la
paralysait.
Oui, articula-t-elle dans un — souffle.
Que diable faisait-elle dans les rues à cette heure, par ce temps de
chien, et sur le point d’accoucher par-dessus le marché ?
Vous ne devriez pas être dehors, par une nuit pareille, — observa-
t-il.
O’Rourke regarda autour de lui, cherchant quelqu’un qui aurait pu
accompagner la jeune femme. Mais il ne vit personne.
Et — seule, par-dessus le marché, ajouta-t-il.
Ce n’est pas moi qui l’ai — choisi !
Elle se détourna et essaya de se mettre à genoux. La sensation de
douleur était si intense qu’elle avait du mal à respirer. Et soudain, au
beau milieu de cette contraction, elle eut la curieuse impression de
flotter dans l’air. La douleur cessa aussitôt. La surprise demeura.
L’inconnu l’avait soulevée dans ses bras.
O’Rourke se redressa, tout étonné. Cette femme paraissait bien
trop légère pour porter un bébé en elle. Pourtant, à en juger par le
ventre très rond qu’il avait sous les yeux, elle était indéniablement
enceinte. Il regagna le trottoir et se dirigea vers l’auvent d’un magasin,
afin qu’ils soient momentanément à l’abri du déluge. Comme il levait le
regard, il distingua la pâle lueur de deux phares, et une vague forme de
véhicule.
C’est votre voiture ? —
Kitt hocha la tête.
Plus exactement, c’était. Il… il faut appeler le — SAMU.
La douleur se manifestait de nouveau, plus forte encore que toutes
les fois précédentes. Sans s’en apercevoir, elle posa les deux mains sur
les bras de l’homme et y enfonça les doigts. O’Rourke sentit leur
pression sous l’étoffe de sa veste. Pour une femme aussi menue, elle ne
manquait pas de vigueur.
Est-ce qu’elles sont rapprochées ? —
Comme elle le fixait, hébétée, il enchaîna :
Les contractions. Vous en avez tous — les combien ?
Elle cligna des paupières, attentive aux réactions de son corps. La
sensation de douleur semblait s’atténuer.
Je… n’ai pas — compté.
Environ ? —
En guise de réponse, elle serra les lèvres et s’agrippa de nouveau à
son bras.
Soit, je vais répondre à — votre place, dit-il. Je crois bien qu’elles
sont assez rapprochées. Très rapprochées, même.
Ebranlée par la dernière contraction, qui avait été particulièrement
violente, Kitt haletait. Jusqu’où irait la douleur ? Et jusqu’à quand la
supporterait-elle, se demanda-t-elle, transie de peur.
Par un effort surhumain, elle réussit à reprendre la parole.
C’est ce que — je pense aussi. Avez-vous un téléphone portable ?
Pas — encore.
C’était quelque chose qu’il s’était promis d’acheter. A présent, cela
ne lui paraissait plus indispensable. A quoi bon, si on l’expulsait de ce
pays ?
Kitt baissa les paupières, cherchant ainsi à puiser en elle toute la
force qui lui restait. Mais cela n’eut d’autre effet qu’accentuer sa
sensation de vertige. Elle rouvrit les yeux et les posa sur l’homme, qui
la tenait toujours dans ses bras.
Evidemment. Il — fallait que je tombe sur la seule personne à part
moi qui ne possède pas de portable en Californie !
Elle se tourna vers la droite, où elle avait cru repérer une cabine
téléphonique. Plissant les yeux, elle distingua un panneau fixé à
l’intérieur, qui annonçait que ladite cabine était en panne.
Nous — devons trouver un téléphone et… appeler le SAMU, finit-
elle d’une voix stridente, en tirant sur le col de sa veste.
O’Rourke serra les mâchoires. Moins d’une minute s’était écoulée
entre les deux dernières contractions. Elle allait accoucher d’un
moment à l’autre.
J’ai bien — peur que cela ne suffise pas, ma petite dame.
Il regarda en hâte autour de lui. Tous les commerces étaient
fermés, et il n’y avait pas âme qui vive.
Votre bébé est sur le point de naître, ajouta-t-il. —
C’est bien ce que j’essaie de vous dire ! —
Tout en elle reflétait la panique.
Allons, ne vous inquiétez pas. Je vais vous — aider.
Vous êtes médecin ? —
Encore un souhait de sa mère qui n’avait pas été exaucé. Il lui
sourit en secouant la tête.
Non. — Seulement frère.
Kitt avait la tête qui lui tournait de nouveau. Elle avait du mal à
comprendre le sens des mots qu’elle entendait. Ils s’étaient éloignés de
l’auvent qui les abritait jusque-là. Etait-ce une bonne chose ?
Frère…, répéta-t-elle. Dans un ordre religieux ? —
Sans lâcher la jeune femme, il réussit à ouvrir la portière arrière de
sa camionnette.
Non. Frère dans une famille nombreuse, ce qui m’a — permis
d’assister à bon nombre de naissances !
Drôle de spectacle — !
Aussi doucement que possible, O’Rourke la déposa sur le plancher
du véhicule. Puis il enleva sa veste, la plia et la glissa sous la tête de
celle que le sort avait placée entre ses mains.
Ne vous inquiétez pas, — répéta-t-il. Je sais ce qu’il faut faire.
Du moins espérait-il ne pas l’avoir oublié. Il lui adressa un sourire
qui se voulait confiant.
— Ma mère accouchait si vite que nous n’avions pas le temps de
la conduire chez le médecin, ni même d’appeler la sage-femme.
Kitt sentait une autre contraction arriver. Passant la langue sur ses
lèvres terriblement sèches, elle se prit à regretter de ne pas avoir six
ans. Avoir six ans et être assise dans le salon, en train de regarder les
dessins animés. Ou même dix-huit ans, et préparer son baccalauréat !
N’importe quel âge, n’importe quel moment, mais pas celui-ci.
Vous étiez donc obligé de… l’aider ? s’entendit-elle — demander
tandis qu’elle essayait, en vain, de refouler la douleur.
Elle avait les traits crispés. Des gouttes de sueur perlaient à son
front. O’Rourke lui prit la main et la serra fort dans la sienne. Elle la
serra à son tour.
Je suis l’aîné d’une famille de six enfants, déclara-t-il. —
Kitt se mit à respirer plus vite, comme si elle courait un marathon.
Vous… n’êtes pas un de ces excentriques qui… raffolent de — ce
genre de situation ?
Elle était très jolie, songea-t-il. Même dans la douleur, avec ses
cheveux longs plaqués sur le visage, elle était belle. Il se pencha vers
elle et repoussa en arrière les mèches qui lui barraient le front. Si
seulement il avait connu un moyen d’alléger sa souffrance…
La confiance règne, railla-t-il gentiment. —
Je n’ai aucune raison — de vous… Oh-oh-oh !
Elle s’était soudain cambrée, et le fixait, le regard perdu. Avec
gentillesse mais fermeté, il l’obligea à s’allonger de nouveau. Elle
tremblait de tous ses membres. Il n’avait que son pull à lui offrir.
Ce n’est pas une couverture, mais je n’ai rien de mieux à — vous
proposer.
Les yeux écarquillés, Kitt le vit se dévêtir. Elle avait bel et bien
affaire à un excentrique ! Un excentrique doté d’un ventre plat et
musclé…
Son sac. Où était son sac ? Elle avait une bombe au poivre à
l’intérieur. Si elle arrivait à mettre la main dessus…
Que… — faites-vous ? articula-t-elle.
O’Rourke posa son pull sur le buste de la jeune femme et
L’heure qui suivit fut pour Kitt la plus longue et la plus éprouvante
de toute son existence. La voix rassurante de l’homme, qui la guidait,
lui parvenait à travers un épais brouillard. A croire que le dénommé
O’Rourke était expert en accouchements. Elle se félicitait que ce même
sort qui s’acharnait contre elle depuis le matin ait placé sur son chemin
cet étrange individu.
Vous y êtes presque, Kitt ! Poussez encore un peu. — Encore…
Les yeux clos, elle serra les poings et rassembla ses dernières
forces pour s’exécuter.
Et soudain elle l’entendit. Le cri de la vie.
Son bébé était né !
Enfin…
Est-ce — que… est-ce qu’il va bien ? dit-elle d’une voix haletante.
Emerveillé par l’être minuscule qu’il tenait dans ses mains,
O’Rourke ressentit une intense sensation de joie. Ils y étaient arrivés. Ils
y étaient vraiment arrivés !
Elle m’a l’air d’aller très bien, Kitt avec deux T. C’est une très —
jolie petite fille aux cheveux clairs et aux yeux bleu saphir.
Une… — fille ? J’ai une fille ?
Le bonheur qu’elle ressentit alors effaça presque le souvenir de
toutes les souffrances endurées au cours de cette terrible soirée.
Souriant toujours, O’Rourke baissa les yeux sur la jeune femme.
Elle aurait certes besoin d’un brin de toilette, mais — il est évident
qu’elle sera aussi belle que sa mère.
Avec mille précautions, il posa le précieux petit paquet sur la
poitrine de Kitt, prenant soin de le recouvrir de son pull.
Dis bonjour à ta maman, mon — ange.
Dès qu’elle sentit contre elle la boule toute tiède, Kitt eut
l’impression que son cœur fondait de tendresse.
Voilà donc pourquoi — je me suis donné tant de mal…, murmura-t-
elle avec calme, admirant le minuscule visage tout rose.
Etait-ce possible d’aimer si vite, au premier regard ? Elle était
désormais en mesure de répondre par l’affirmative.
« Quel sombre crétin tu fais, Jeffrey ! Comment as-tu pu tourner le
dos à un moment pareil ? »
L’excitation commençait à se dissiper, et O’Rourke prit conscience
de la température qui régnait dans la camionnette. Il faisait froid au-
dehors, et ce froid pénétrait dans le véhicule.
Penché au-dessus de la mère et du bébé, il remonta le plus
possible son pull afin de les couvrir.
Kitt leva les yeux sur lui.
Et vous ? —
Pour la première fois, elle réalisa la proximité de cet homme à demi
nu.
Nous ne vous avons laissé que votre pantalon… —
Il se regarda, comme s’il avait oublié qu’il était torse nu, et son
sourire s’élargit.
Encore heureux que vous n’ayez pas eu des jumelles — !
A ce moment-là, la portière arrière de la camionnette s’ouvrit, et un
éclair de lumière y pénétra, aveuglant presque O’Rourke.
Tout va — bien là-dedans ?
La question et la lumière provenaient d’un policier charpenté, d’une
cinquantaine d’années, qui inspectait l’intérieur de la camionnette.
L’expression curieuse de l’homme fut aussitôt remplacée par la
surprise, lorsqu’il découvrit O’Rourke à demi dévêtu, et la jeune femme
étendue sur le sol.
Hé ! Mais que se passe-t-il donc, ici — ?
Prompt à réagir, O’Rourke vint se placer devant Kitt pour la
protéger des regards de l’intrus, tout en baissant sa jupe à la hâte. Il se
tourna alors vers le policier et lui adressa son sourire le plus angélique.
Vous arrivez à temps, monsieur l’agent ! s’exclama-t-il. — Auriez-
vous une boîte d’allumettes sur vous ?
Tout en posant la question, il avait sorti un canif de sa poche.
Il faudrait couper ce — cordon ombilical, et j’aimerais autant le
faire avec une lame stérilisée.
Il ouvrit le canif avant de le tendre au policier afin qu’il l’inspecte.
Celui-ci cligna des paupières et pâlit légèrement.
Vous voulez dire que… qu’elle vient tout juste de… — ?
O’Rourke acquiesça, aussi solennel qu’un enfant de chœur.
Oui, à l’instant. Vous seriez arrivé deux minutes plus tôt, vous
auriez même — pu m’aider, monsieur l’agent ! Alors, avez-vous des
allumettes ?
Le policier secoua la tête.
Ma femme a voulu que j’arrête de fumer. — Elle a appelé ça son
cadeau d’anniversaire. Remarquez, ça m’a coûté moins cher que ce
bracelet en or qui lui plaisait tant… mais c’était deux fois plus dur !
O’Rourke acquiesça avec sympathie.
Je veux bien le — croire. Eh bien, tant pis pour les allumettes !
J’utiliserai mon allume-cigares… en espérant qu’il fonctionne, vu que je
ne m’en suis jamais servi.
Mmm… —
Le policier, qui paraissait maintenant gêné de son intrusion, se
frotta le menton avant de diriger le faisceau de sa lampe vers sa voiture
de fonction, garée à quelques mètres de là.
Je vais appeler une — ambulance.
Ce serait en effet une bonne idée. —
— O’Rourke ?
Kitt venait de l’appeler, d’une voix faible.
J’arrive, mon cœur. —
Pendant les minutes qui suivirent, il mit l’allume-cigares en marche
et l’appliqua sur la lame de son canif.
Ne craignez rien, c’est parfaitement indolore, tant pour le bébé que
pour — vous, déclara-t-il comme elle le regardait avancer, effarée.
Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour en finir avec
cette tâche qu’il n’appréciait guère, mais qui s’avérait indispensable.
Où donc — avez-vous appris cela ? lui demanda-t-elle, de plus en
plus sidérée.
Il lui adressa un clin d’œil.
J’ai plus d’un tour dans mon sac — !
Kitt voulait bien le croire. Elle connaissait bien ce genre d’individu.
Beau comme le jour, et pas du tout fiable.
De retour, le policier passa la tête par la portière.
L’ambulance arrive, leur annonça-t-il. —
Cette fois il monta dans la camionnette et repoussa la portière
derrière lui, afin d’éviter que la pluie n’y pénètre. Il enleva alors son
imperméable et le tendit à O’Rourke.
Tenez, mettez ceci si vous ne voulez pas être — hospitalisé en
même temps que votre femme, à cause d’une bonne bronchite.
Manifestement très satisfait de sa boutade, le policier ponctua ces
mots d’un rire tonitruant.
Ce n’est pas ma femme, — rectifia O’Rourke en mettant
l’imperméable.
Bien qu’il ait un jour été amoureux d’une jeune personne qui
ressemblait à Kitt. Elle s’appelait Susan O’Hara. Lasse d’attendre qu’il la
demande en mariage, Susan avait épousé le fils du banquier dès la
sortie du lycée, songea-t-il avec nostalgie. La dernière fois qu’il avait
entendu parler d’elle, elle avait quatre enfants et en attendait un
cinquième. Il espérait qu’elle était heureuse.
Nous ne sommes pas — mariés, renchérit Kitt.
Le policier, qui avait les yeux rivés sur la tête du bébé, pas plus
grosse que son poing, secoua la tête en entendant cette information. Il
regarda tour à tour l’homme et la femme, l’air déçu.
Je sais bien qu’il n’est pas indispensable de se marier, de nos jours,
dit-il — avec un soupir. Mais croyez-moi, vous vous sentirez bien mieux
tous les deux si vous offrez à ce bonhomme un foyer stable, avec un
père et une mère dont il puisse profiter tous les jours.
A cette fille, corrigea — O’Rourke.
A cette fille. Dans ce cas, c’est encore plus important ! — Les filles
ont besoin d’un foyer stable pour ne pas s’écarter du droit chemin.
Il se tourna vers O’Rourke.
Ça vous plairait — qu’elle soit mère célibataire, plus tard ? Pas
d’alliance, pas de mari prévenant à ses côtés… Mmm, est-ce que ça
vous plairait ?
Non, cela ne lui plairait probablement pas. Si la poupée blottie
contre Kitt était sa fille, ce qui n’était pas le cas.
Vous ne comprenez pas…, — commença-t-il.
Le policier rit de nouveau.
J’ai quelques — années de plus que vous, soit, mais je n’ai pas
oublié pour autant ce que ça signifie d’être jeune. Je me rappelle très
bien ma jeunesse, croyez-moi. Très, très bien, même !
Il se rapprocha de O’Rourke et lui passa le bras autour des épaules
en un geste de camaraderie.
Mais le mariage est — encore mieux, mon garçon. Rien de tel que
rentrer chez soi et savoir qu’on y est attendu. Savoir qu’il y a quelqu’un
sur qui on peut compter.
Il sourit à la jeune femme.
Vous allez me dire qu’on n’a pas besoin d’un — morceau de papier
insignifiant pour cela, mais puisqu’il est si insignifiant, pourquoi ne pas
l’avoir, après tout ? Et croyez-moi, au bout d’un certain temps il devient
important, ce petit bout de papier. C’est à cause de lui qu’on décide de
faire une dernière tentative, quand on pense en avoir assez et qu’on
envisage la séparation.
Repoussant sa casquette en arrière, il lâcha un gros soupir.
Je sais de quoi je parle. Sans ce certificat de — mariage…
O’Rourke s’éclaircit la voix.
Monsieur — l’agent.
Gary. Agent Gary Brooker. —
Soit… Gary. Vous ne — comprenez pas, répéta-t-il. Nous sommes
deux étrangers l’un pour l’autre.
Ce sont des choses qui arrivent. Nous avons quelquefois — cette
impression, ma femme et moi, mais cela finit par passer.
Il marqua une pause et fixa O’Rourke avant de reporter son
attention sur la jeune femme.
Promettez-moi de réfléchir à ce que je vous ai dit. —
Kitt et O’Rourke échangèrent un regard et leurs lèvres esquissèrent
un sourire amusé.
D’accord, dit O’Rourke, conscient que c’était là le seul — moyen de
mettre un terme à ce discours bienveillant. Nous y réfléchirons, promis.
N’est-ce pas, ma chérie ?
Epuisée, le corps tout endolori, Kitt ressentit pourtant un curieux
petit frisson à s’entendre appelée ainsi.
Debout sous la pluie, devant sa camionnette, O’Rourke observait le
ballet des deux ambulanciers, qu’accompagnaient une femme au doux
regard maternel répondant au nom de Martha, et un homme d’une
trentaine d’années.
Munis du brancard, les ambulanciers s’acheminaient vers le
véhicule blanc. Comme nul ne semblait se soucier de la pluie qui
tombait sur la mère et le bébé, O’Rourke s’empressa de rejoindre le
petit cortège et enleva son imperméable afin de les protéger. Il ne
parvint à abriter ainsi que leurs têtes.
Le sourire dont le gratifia la jeune femme lui fit oublier qu’il était en
train de se tremper jusqu’aux os.
Il semblerait que — vous ayez du mal à rester couvert, mmm ?,
observa le policier.
O’Rourke se tourna vers Gary, qui lui adressa un clin d’œil, lui
signifiant ainsi qu’il appréciait son geste.
Lorsque Kitt et le bébé furent dans l’ambulance, il glissa ses bras
mouillés dans l’imperméable. Il était peut-être un peu bourru sur les
bords, songea-t-il, se rappelant les propos que lui avait un jour tenus sa
mère, mais du moins n’avait-il pas complètement perdu son esprit
chevaleresque.
Vous venez ? lança la dénommée Martha, tandis — que l’un des
ambulanciers fixait le brancard.
O’Rourke secoua la tête. Esprit chevaleresque ou pas, le rôle qu’il
avait à jouer dans cette pièce était terminé. Il était temps que le bon
Samaritain rentre chez lui.
Non, — je…
Bien sûr qu’il vient ! s’exclama Gary. C’est l’heureux papa — !
L’heure de rétablir la vérité avait sonné.
En — fait…
Mais le policier ne le laissa pas poursuivre. Il se rapprocha de lui et,
une main sur son épaule, lui chuchota à l’oreille :
Vous ne — voulez quand même pas semer le doute dans l’esprit de
la jeune mère en un moment pareil, non ? Elle vient de passer un sale
quart d’heure. Quels que soient vos différends, dites-vous qu’ils
appartiennent au passé. Elle a besoin de vous, mon garçon. Prenez-lui
la main et dites-lui qu’elle est belle.
Stupéfait, O’Rourke constata que Gary était en train de le pousser
vers l’ambulance. C’était bien la première fois de sa vie qu’il rencontrait
un policier jouant les conseillers matrimoniaux !
Comment ?… —
Belle. Dites-lui — qu’elle est belle, répéta Gary, plus fort, car une
bourrasque s’abattait sur eux. Les femmes adorent les compliments,
surtout quand elles ne se sentent pas au mieux de leur forme. Elle vient
de vous donner une magnifique petite fille. Apportez-lui votre soutien,
et croyez-moi, vous ne le regretterez pas.
La main sur la poignée de la portière, Martha eut un petit soupir
d’impatience.
Alors ? Vous venez ou non ? —
Sans lui laisser le temps de répondre, le policier le propulsa vers
l’ambulance.
Le — voilà !
Et il se retrouva dans l’ambulance, dont les portes se refermèrent
aussitôt. Kitt leva sur lui un regard déconcerté.
La voix de Gary retentit du dehors.
Je vous suis ! C’est une nuit — calme.
« Pas pour tout le monde », songea O’Rourke.
La sirène résonna au moment même où le chauffeur démarrait. Ils
étaient en route pour l’hôpital. Il ne manquerait pas de raconter cette
soirée aux autres, quand il appellerait la maison.
Ou quand il y arriverait, rectifia-t-il, pensant à l’avis d’expulsion
toujours posé sur son bureau.
Kitt pensa d’abord que son imagination lui jouait des tours.
L’inconnu à l’estomac plat et musclé venait-il vraiment de s’asseoir en
face d’elle ? Kitt cligna des paupières, mais l’image de l’homme ne se
dissipa pas.
Que — faites-vous ici ?
O’Rourke lâcha un petit rire et recula sur son siège afin de ne pas
gêner Martha, qui s’assurait, à l’aide de petits appareils, que les
organes vitaux de la jeune femme fonctionnaient tous normalement.
C’est bien ce que je me demande ! Notre cher policier a l’air de
penser que — vous avez besoin de soutien moral…
Il haussa les épaules avec désinvolture et dévisagea la femme
responsable du cours pour le moins étonnant qu’avait pris sa soirée.
Elle avait certes l’air épuisée, mais devait-il pour autant lui servir les
platitudes suggérées par Gary ? En dépit de la fatigue qu’accusaient ses
traits, il y avait en elle quelque chose de radieux. L’aura de la
maternité, soit, mais pas cela seulement. Il était persuadé que, dans
des circonstances normales, il suffisait que la jeune femme entre dans
une pièce pour susciter l’intérêt de tout un chacun.
« Du soutien moral », songea Kitt avec tristesse. Elle en avait bien
besoin en ce moment même. Elle était certes trop lasse dans
l’immédiat pour penser à la suite des événements, mais il faudrait
qu’elle ne tarde pas trop à se ressaisir et qu’elle réfléchisse à l’avenir.
A sa sortie de l’hôpital, elle pourrait sans doute aller chez Sylvia, sa
meilleure amie, qui occupait un studio à Newport Beach. Comme cette
idée lui traversait l’esprit, elle grimaça. Combien de temps deux adultes
et un bébé pourraient-ils cohabiter dans un espace aussi réduit ?
Quelques jours, pas plus. Ces quelques jours lui permettraient toutefois
d’établir un semblant de plan pour l’avenir. Car pour l’instant, elle n’en
avait aucun.
Elle s’aperçut alors que l’homme lui parlait, et tenta de se
concentrer sur ce qu’il lui disait. D’oublier combien elle souffrait, tant
physiquement que moralement.
Qui plus est, entendit-elle, vous avez — toujours mon pull et ma
veste. Je les récupérerai quand on vous aura installée dans une
chambre.
Cette excuse en valait une autre. D’autant que le pull en question
était le cadeau que lui avait offert Beth quand il était parti. La plus
jeune de ses sœurs n’apprécierait sans doute pas qu’il s’en défasse
ainsi.
Kitt baissa les yeux sur sa fille, qui était toujours enveloppée dans
le pull. Quant à la veste, les ambulanciers l’avaient prise
machinalement en l’installant sur le brancard. Elle la sentait sous sa
tête.
Elle esquissa un sourire gêné.
J’ai bien peur que vos affaires aient — besoin d’un sérieux
nettoyage avant que vous puissiez les remettre…
Ne vous faites aucun souci à ce sujet. —
Comme l’infirmière remettait le matériel médical en place, au fond
de l’ambulance, O’Rourke se rapprocha instinctivement de la jeune
femme.
Ma mère m’a appris à prendre soin — de mes vêtements, et à faire
en sorte qu’ils durent le plus longtemps possible, ajouta-t-il avec un
sourire.
Il le fallait bien. Avec six enfants…
Alors, comment allez-vous appeler cette petite princesse — ?
Kitt cligna des paupières et posa un léger baiser sur les fins
cheveux blonds. Elle n’avait pas réfléchi à un prénom. Pas à un prénom
de fille, en tout cas, persuadée qu’elle était d’avoir un garçon. Tout
comme elle était persuadée qu’un miracle s’opérerait en Jeffrey, et qu’il
deviendrait une personne responsable.
Heureusement qu’elle ne gagnait pas sa vie en lisant l’avenir…
Je ne sais pas encore, murmura-t-elle. —
Comme si elle sentait qu’on parlait d’elle, la petite fille ouvrit les
yeux et regarda O’Rourke. Ce dernier eut l’impression que son cœur
s’emballait.
Tu n’as donc toujours pas de prénom, mon ange ? chuchota-t-il
d’une — voix tendre.
L’enfant émit un petit bruit en guise de réponse, puis referma les
yeux. Du bout des doigts, il lui caressa les cheveux.
Je — suppose que l’on peut considérer cela comme notre première
conversation.
Kitt se tut. Une grosse boule venait de se loger dans sa gorge,
l’empêchant de parler.
Heureusement, ce fut le moment que choisit l’ambulance pour
s’arrêter. Ils étaient arrivés à l’hôpital. Aux urgences, manifestement, à
en juger par l’activité qui se déploya autour de son bébé et d’elle-même
dès que les portes du véhicule s’ouvrirent.
Emporté par la vague, O’Rourke se retrouva lui aussi à traverser
d’un bon pas un long couloir blanc. Sa présence n’était plus nécessaire.
Kitt et son enfant étaient désormais en de bonnes mains. Il ralentissait
l’allure quand une main se posa sur son épaule, lui rappelant une
impression de déjà-vu. O’Rourke se tourna lentement.
Que faites-vous ici ? demanda-t-il au policier, à peine — surpris de
le trouver là.
D’un geste de la tête il désigna le parking, derrière lui.
Je me suis dit que le nouveau papa aurait peut-être — besoin qu’on
le raccompagne jusqu’à sa voiture. Qui plus est, vous avez toujours
mon imperméable.
Seigneur, c’est vrai ! Je l’avais oublié… —
Il commençait à se déshabiller lorsque Gary lui posa de nouveau la
main sur l’épaule.
Non, laissez. Vous me le rendrez quand vous aurez de quoi — vous
couvrir.
O’Rourke hocha la tête avant de reporter son attention sur le
cortège, qui disparaissait au bout du couloir. Cela ne l’avait avancé à
rien de venir. Si ce n’est à remettre à un peu plus tard son propre
problème. Mais cela ne l’avait pas effacé pour autant.
Il se tourna vers le policier, qui se tenait toujours à côté de lui.
Je veux bien que — vous me reconduisiez jusqu’à ma voiture
maintenant, monsieur l’agent. Si toutefois vous n’avez rien de plus
urgent à faire…
Gary éclata de rire.
Nous sommes à Bedford, mon garçon ! L’événement auquel nous
— venons d’assister sera sans doute le plus excitant de toute la nuit.
Prêt à rebrousser chemin, le policier enveloppa O’Rourke d’un
regard paternel.
Vous ne voulez pas embrasser votre petite femme avant de partir
— ?
Tenter une dernière fois d’expliquer à Gary que Kitt Dawson n’était
pas sa petite femme, qu’ils venaient tout juste de se rencontrer, parut
soudain futile à O’Rourke. Pour simplifier les choses et parce qu’il avait
envie de rentrer chez lui, il décida de ne pas détromper le policier.
Non. Je — préfère lui laisser le temps de se remettre de ses
émotions et de faire un brin de toilette. J’envisage d’ailleurs moi aussi
de prendre une bonne douche chaude avant de revenir les voir, le bébé
et elle.
Il n’en avait pourtant pas la moindre intention, bien que Kitt fût en
possession de sa veste et de son pull. Après tout, il ne s’agissait pas de
vêtements tout neufs, et comme le lui avait fait remarquer la jeune
femme, il y avait peu de chances pour qu’ils reprennent un jour leur
aspect initial. Beth comprendrait.
Ses propos semblèrent satisfaire le policier, qui lui tapota le bras et
n’hésita pas cette fois à se diriger vers la sortie.
Parfait. Dans ce cas, — allons-y.
Comme le redoutait O’Rourke, le trajet de retour jusqu’à sa
camionnette ne se déroula pas dans le silence. A l’instar de Shamus
O’Brien, un lointain cousin de sa mère, Gary semblait considérer que
tout ce qu’il avait à dire était de la plus haute importance.
Et O’Rourke en arriva à regretter de ne pas avoir rejoint son
véhicule à pied, en dépit du mauvais temps. Car le brave homme ne
paraissait guère disposé à abandonner son sujet de prédilection : les
bonheurs du mariage et de la famille. Il était intarissable.
O’Rourke aurait eu bien des arguments à lui opposer, mais il jugea
plus sage d’opiner du chef, sans quoi la discussion se poursuivrait
jusqu’à l’aube. Ces arguments, il les énuméra en silence. A n’en pas
douter, c’étaient le mariage et les nombreux enfants qui en avaient
découlé qui avaient mené ses parents à la perte. Et s’il adorait ses
frères et sœurs, il savait bien avaient causé d’abord la ainsi que lui-
même — que ces mêmes frères et sœurs — mort de leur père, puis
celle de leur mère. Sarah O’Rourke avait péri deux ans à peine après le
décès de son mari, laissant à l’aîné de ses fils le soin d’élever les chers
bambins. O’Rourke était prêt à parier que c’était le chagrin qui l’avait
emportée.
Croyez-moi, rien ne vaut la famille en ce bas — monde, répétait
Gary pour la énième fois. Mais je ne pense pas que ce soit utile
d’essayer de vous en convaincre.
Ah ?… Pourquoi ? —
J’ai — bien remarqué comment vous regardiez cette petite. Vous
êtes déjà fou d’elle ! Prêt à tout pour qu’elle ait tout ce que vous n’avez
jamais eu. Pour qu’elle soit riche, heureuse… Une vraie princesse de
conte de fées, ni plus ni moins !
Le policier tourna une dernière fois à gauche et se gara derrière la
camionnette de son passager. Il pleuvait toujours, mais beaucoup moins
fort.
Nous voici arrivés. Alors ? Vous allez enfin vous résoudre à — faire
d’elle une honnête femme ?
O’Rourke haussa un sourcil. Cette expression, il y avait bien
longtemps qu’il ne l’avait entendue. Depuis qu’il avait quitté l’Irlande.
C’était alors Susan qui l’avait employée, pour lui annoncer que Patrick
s’apprêtait à « faire d’elle une honnête femme ». Elle attendait un
enfant de Patrick. Et lui qui, pendant tout ce temps, avait cru qu’ils
étaient destinés l’un à l’autre… Il avait eu l’impression que son cœur se
fendait, puis s’était persuadé du contraire. Il savait bien que le genre de
vie qu’il envisageait de mener ne pouvait inclure quelqu’un comme
Susan. Elle avait besoin d’une attention qu’il ne serait pas en mesure de
lui donner.
Il lui avait donc souhaité bonne chance et avait imposé le silence à
son cœur. Un sacrifice de plus pour atteindre son but.
But qu’il n’avait pas encore atteint.
Un étrange sourire aux lèvres, il se tourna vers le policier.
Etes-vous catholique, monsieur l’agent ? —
Les épais sourcils poivre et sel se rapprochèrent.
Moi ? Non. Pourquoi — ?
Dommage, observa O’Rourke en détachant sa ceinture de
sécurité. — Vous auriez fait un excellent prêtre. Le père Donelley,
qui m’a enseigné le catéchisme, ne vous arrivait pas à la cheville.
Ah ?… —
— Et maintenant, il ne me reste plus qu’à vous remercier. Pour
tout, ajouta-t-il en enlevant l’imperméable, qu’il lança sur le siège
arrière.
Vous me — promettez de réfléchir à ce que… ?
O’Rourke claqua la portière derrière lui et salua d’un signe de la
main le policier. L’air consterné, celui-ci redémarra.
Le sourire de O’Rourke se figea alors sur ses lèvres. Il venait de se
souvenir qu’il avait laissé les clés de la camionnette dans sa veste.
Cette même veste qui devait maintenant être dans la chambre d’une
certaine Kitt Dawson, à l’hôpital Harris. A une vingtaine de kilomètres
de là.
Avant de se retrouver chef de famille nombreuse, O’Rourke avait
acquis certains talents avec une bande de jeunes du quartier. Ouvrir
une voiture et la mettre en marche faisait partie de ces talents. Il ne
s’en était jamais servi que pour une petite promenade, mais cela
représentait pour lui une sorte de défi. Une rencontre malencontreuse
avec la police avait mis fin à ces activités.
A présent il se félicitait de ne rien avoir oublié de cette pratique,
qui lui permit de monter dans sa camionnette et de rentrer chez lui.
Arrivé devant la porte de son appartement, il utilisa sa carte de crédit,
et, après quelques habiles manipulations, poussa le battant en
soupirant. Heureusement, il avait un autre jeu de clés dans le tiroir de
son bureau, ce qui lui éviterait de devoir se livrer encore à ces tours de
passe-passe. Il lui faudrait néanmoins retourner à l’hôpital pour
récupérer le double de ces clés.
Ce fut sur cette dernière pensée qu’il sombra dans un sommeil
agité.
Si le problème de son expulsion imminente restait crucial, cette
nuit-là, ses rêves furent pourtant peuplés d’images de bébés. Une toute
petite fille qui l’enveloppait d’un regard sérieux. Il se réveilla souvent,
mais chaque fois qu’il se rendormit, ce fut pour retrouver l’enfant.
Sa sœur Deirdre n’aurait sans doute eu aucun mal à interpréter
cette succession de rêves identiques, songea-t-il le lendemain matin. A
vrai dire, il y parvenait lui aussi très bien. Les événements qu’il avait
vécus dans la soirée étaient assez marquants pour qu’ils reviennent le
hanter dans son sommeil.
Mais un nouveau jour s’était levé, et il était temps d’affronter la
réalité. S’il ne trouvait pas une solution, et vite, il devrait bientôt quitter
ce merveilleux pays, avec ses perspectives de succès et de richesse.
Sa tasse de café à la main, O’Rourke se dirigea vers la salle de
bains. Ce ne fut qu’après avoir tourné le robinet de la douche qu’il
pensa à laisser sa tasse sur la tablette au-dessus du lavabo. Treize
jours. Il disposait de treize jours pour résoudre ce problème.
Une fois douché et rasé, il se rendit dans le loft aménagé où
siégeaient les bureaux d’Emerald Informatique, et s’efforça d’abattre en
cinq heures une journée entière de travail.
Qui sait, une idée germerait peut-être dans son esprit pendant qu’il
travaillait. Les meilleures idées surgissaient toujours quand on s’y
attendait le moins.
Mais, comme rien ne venait, O’Rourke décida d’aller à l’hôpital afin
d’y récupérer ses clés. Clefs qui, dans treize jours, risquaient de ne plus
lui être utiles.
Il redressa aussitôt les épaules. Il était hors de question qu’il se
laisse aller à de telles pensées. Hors de question que, comme son père,
il baisse les bras. Il existait sûrement un moyen de s’en sortir.
Je sors déjeuner, Simon, dit-il à l’homme — aux cheveux bruns qui
était à la fois son associé et son meilleur ami.
Simon leva les yeux du schéma qu’il était en train d’étudier. Il
affichait un air sidéré.
Tu… sors déjeuner ? —
O’Rourke sourit. Il ne s’accordait pratiquement jamais la moindre
pause dans la journée. Sandwichs et boissons arrivaient sur son bureau
par l’intermédiaire de l’un ou l’autre de ses employés bienveillants, car
lorsqu’il travaillait, il oubliait toujours l’heure des repas.
Je dois rendre visite à quelqu’un, à — l’hôpital.
Ce fut là tout ce qu’il dit avant de partir. Quelqu’un qui était en
possession de ses clés de voiture et d’appartement.
Elle ne savait que faire. Que se passerait-il à sa sortie de l’hôpital ?
Kitt se mordit la lèvre. Elle n’avait plus d’emploi, plus d’argent. Il y
avait certes Sylvia, qui venait de partir. Son amie avait un cœur d’or et,
après avoir traité Jeffrey de tous les noms, lui avait proposé de les
héberger aussi longtemps qu’il le faudrait, le bébé et elle.
Mais Sylvia était un écrivain qui commençait à peine à sortir la tête
hors de l’eau, et Kitt n’avait aucune intention de lui imposer leur
présence plus de quarante-huit heures. Il lui en coûtait même d’user de
son hospitalité pendant un laps de temps aussi bref.
Elle soupira.
On frappa un petit coup à la porte. C’était sans doute l’heure de la
tétée, et l’infirmière amenait le bébé. Elle fit glisser sur son épaule la
chemise de nuit qu’on lui avait mise à son arrivée dans l’établissement.
Entrez. —
La personne qui apparut dans l’encadrement de la porte n’était
autre que l’homme qui était venu à son secours la veille au soir.
O’Rourke.
Il tenait dans une main un gros bouquet de roses, dans l’autre, un
tout petit bouquet de pâquerettes.
La jeune femme s’aperçut soudain qu’elle avait commencé à
dénuder son épaule, et, en dépit de l’expérience qu’ils avaient vécue la
veille, elle sentit le rouge lui monter aux joues. D’un geste vif, elle
rajusta sa chemise de nuit.
Bonjour, dit-elle, la gorge sèche. —
L’homme se tenait sur le seuil, l’air à la fois perplexe et gêné.
Que… que faites-vous — ici ?
Elle pensait ne jamais le revoir. Pourtant, elle se rappela soudain
avoir rêvé de lui pendant la nuit. Probablement à cause des
circonstances si particulières qui les avaient réunis. Sans quoi, pourquoi
rêverait-elle d’un homme qui lui était complètement étranger ?
D’ailleurs, ce rêve restait flou dans son esprit. Elle savait seulement
qu’il en faisait partie.
Mal à l’aise, O’Rourke s’éclaircit la voix.
Il se — trouve que les clés de mon véhicule et de mon appartement
sont restées dans la veste que je vous ai prêtée…
Kitt ouvrit grand les yeux avant de se tourner vers le placard, où
l’infirmière avait rangé ces vêtements. Le pull était maintenant enfermé
dans un sac en plastique.
Mon Dieu, je suis — désolée ! Comment avez-vous réussi à rentrer
chez vous ? Votre femme…
Je ne suis pas marié, mais j’ai quelques talents que ma sainte
mère a — toujours réprouvés. Si cela ne vous ennuie pas, je vais donc
récupérer ces vêtements. Ils sont encore en votre possession, n’est-ce
pas ?
Elle hocha la tête et désigna le placard d’un geste du menton.
O’Rourke remarqua alors qu’elle gardait les yeux rivés sur les fleurs.
Celles qu’il avait pensé à acheter chez le fleuriste, au rez-de-chaussée
de l’hôpital. Celles qu’il avait oubliées en voyant l’épaule dénudée de la
jeune femme.
Oh… Je vous — ai apporté des fleurs pour célébrer ma première
naissance extra-familiale.
Il avança vers le lit et lui tendit le gros bouquet.
Depuis quand Kitt n’avait-elle pas reçu de fleurs ? Cela remontait à
sa remise de diplôme. Ce jour-là, c’était son père qui lui avait offert un
ravissant bouquet printanier.
Et celles-ci ? — ajouta-t-elle, fixant le minuscule bouquet. Vos
fleurs ont-elles elles aussi fait des bébés ?
O’Rourke jugea soudain ridicule d’avoir acheté les adorables
pâquerettes. Il haussa néanmoins les épaules, d’un air qui se voulait
très naturel.
Elles sont pour la petite. De la part de son premier — admirateur !
Il se détourna, laissant ainsi à Kitt la possibilité de rire si elle en
avait envie.
Y a-t-il quelque chose qui ressemble à — un vase, dans cette
pièce ?
La jeune femme sentit des larmes lui picoter les paupières. Elle ne
se rappelait pas avoir été aussi touchée par un cadeau.
Vous pouvez prendre le pichet à eau, suggéra-t-elle avec — calme.
Et je suppose qu’un verre ira très bien pour le petit bouquet.
Luttant contre son envie de pleurer, elle se demanda pourquoi un si
petit bouquet l’émouvait à ce point. Peut-être parce que le père de
l’enfant n’avait pas même daigné attendre sa naissance.
A moins qu’elle ne soit tout simplement sujette à ce que l’on
appelait le « baby-blues ». Sans quoi, comment expliquer que de
simples pâquerettes lui fassent monter les larmes aux yeux ?
O’Rourke disposa les deux bouquets dans les récipients indiqués
par Kitt.
J’espère que votre mari ne m’en voudra pas de vous avoir — offert
des fleurs…
O’Rourke se félicita intérieurement que le mari en question ne fût
pas présent. La situation aurait été assez délicate. En pareilles
circonstances, lui-même n’apprécierait guère qu’un étranger arrive
avec un bouquet pour sa femme et un autre pour sa fille.
La gorge nouée, Kitt baissa les yeux et se traita d’idiote. Quel
besoin avait-elle de réagir ainsi en entendant parler d’un homme qui
s’était comporté de façon aussi odieuse envers elle ?
Un petit rire dénué de gaieté franchit ses lèvres.
Vous n’avez aucun souci à vous faire à ce sujet. —
O’Rourke perçut dans sa voix quelque chose qui retint son
attention. Les deux « vases » remplis à la main, il se tourna vers la
jeune femme.
Vous — n’êtes pas mariée.
Ce n’était pas une question mais une affirmation. Kitt redressa le
menton en un geste instinctif de défi. Ce n’était pas sa faute si elle se
trouvait dans cette situation. Elle était née dans une famille où on
respectait certaines valeurs, et elle avait été élevée selon ces principes.
On épousait la personne qu’on aimait pour fonder une famille ! Jeffrey
n’était pas de cet avis, mais elle était restée avec lui, espérant qu’il
change un jour. Ce qui, aux yeux de bon nombre de gens, relevait sans
doute de la stupidité.
En effet, grommela-t-elle. —
Il comprit qu’il s’était aventuré sur un terrain dangereux et décida
de ne pas s’attarder sur ce sujet. Il était préférable d’éviter tout motif
de stress à une femme qui venait tout juste d’accoucher.
Personne ne vous juge, mon cœur, — déclara-t-il après avoir posé
les vases sur une tablette de bois qui courait le long du mur. Je tenais
juste à m’assurer que je ne risquais pas de prendre un coup de poing
dans la figure de la part d’un mari jaloux.
Il l’enveloppait d’un regard bienveillant, et elle sentit sa gorge se
nouer de nouveau.
Que diable lui arrivait-il ? Cet homme se montrait gentil envers elle,
rien de plus. Pourquoi ses réactions étaient-elles aussi exacerbées ?
Vous êtes irlandais, n’est-ce pas ? lança-t-elle, pressée de —
changer de thème. Votre accent…
Exact. Du comté de Cork, pour être plus précis. J’y suis — né et j’y
ai grandi. Mais je pensais avoir perdu mon accent, depuis tout ce
temps. Il y a quatre ans que je vis ici.
Cet accent, elle le trouvait charmant, elle. Il n’était pas très
prononcé, mais toutefois distinct.
Eh bien, non, il est toujours là, déclara-t-elle avec un sourire.
Pourquoi — voudriez-vous le perdre, d’ailleurs ?
O’Rourke haussa une épaule.
Pas le perdre complètement, mais j’espérais qu’il se soit —
atténué. En affaires, les habitants d’un pays préfèrent traiter avec leurs
congénères plutôt qu’avec des étrangers. C’est logique.
Pas si les — propositions des étrangers sont plus intéressantes.
Quelle activité exercez-vous ?
O’Rourke fronça le nez. Comment se définir ? Entrepreneur ?
Visionnaire en informatique ? Rêveur ?
C’est assez difficile à — expliquer, lui dit-il enfin, préférant rester
dans le flou.
Kitt fronça les sourcils. Appartiendrait-il à cette race d’hommes qui
considèrent les femmes incapables de comprendre ou de s’intéresser à
certains détails techniques ?
Essayez toujours. Je ne pense pas que la naissance de Shawna —
m’ait privée de mes facultés mentales !
Shawna ? répéta-t-il, — ébahi.
Il ignorait en effet tout du choix de ce prénom. Elle avait pris sa
décision ce matin-là, alors qu’elle nourrissait sa fille.
— Oui, Shawna. Il m’a semblé naturel de lui faire porter un
prénom rappelant celui de l’homme qui l’a aidée à venir au monde.
J’espère que cela ne vous ennuie pas.
M’ennuyer ? Seigneur, non ! —
Il éprouva un curieux pincement à l’estomac. Identique à celui qu’il
avait ressenti la veille au soir, lorsqu’il avait pris le bébé dans ses bras.
Shawna. Cela lui plaisait. Beaucoup, même.
Euh… C’est la première fois que quelqu’un porte un — dérivé de
mon prénom.
Il y a une première fois à tout ! Mais vous — étiez en train de
m’expliquer ce que vous faites dans la vie…
O’Rourke soupira et se tourna vers la fenêtre. De là, il voyait le
port. L’océan était calme. Il en traverserait un autre dans quelques
jours s’il ne parvenait à trouver une solution à son problème.
Pas grand-chose, si le — gouvernement arrive à ses fins.
Comme elle affichait un air étonné, il ajouta :
« On » est sur le point de m’expulser. —
Kitt songea aussitôt au documentaire qu’elle avait vu à la télévision
la semaine précédente, sur de célèbres criminels des années 30.
Vous… êtes — indésirable dans ce pays ?
Les lèvres de O’Rourke esquissèrent un semblant de sourire.
Tout dépend de ce que vous entendez par « — indésirable ».
Dans la mesure où il avait évoqué ce problème devant la jeune
femme, autant lui expliquer de quoi il retournait exactement.
Mon visa expire dans treize jours. —
Elle remarqua que cela ne semblait guère le réjouir. Peut-être ne
savait-il pas où aller. Elle était bien placée pour savoir ce que cela
signifiait. Elle n’aurait eu, elle non plus, aucune envie de retourner là où
elle avait passé ses jeunes années. Ses parents n’étaient plus de ce
monde, et son seul frère était parti s’installer dans l’Oregon, deux ans
auparavant.
Vous ne pouvez pas obtenir une — prolongation ?
J’ai épuisé toutes les possibilités de prolongation, — lui dit-il avec
un petit rire sec.
Elle ignorait pourquoi, mais cela la rendait triste d’imaginer qu’il
partirait bientôt.
Vous êtes donc — obligé de quitter les Etats-Unis ?
Plongeant les mains dans ses poches, O’Rourke regarda de
nouveau par la fenêtre. De gros nuages joufflus se promenaient dans le
ciel d’azur. Il y avait sûrement un moyen d’éviter cette expulsion. Mais
lequel, bon sang ?
J’en ai bien — l’impression…
Et vous n’en avez pas envie. —
Aucune envie. Il reporta son attention sur Kitt et s’efforça de
s’exprimer avec légèreté.
Disons que je ne suis pas encore prêt à retourner chez — moi, en
Irlande. Mon travail…
A quoi bon entrer dans les détails ?
… est assez compliqué. —
Ils étaient revenus au point de départ.
C’est ce que j’ai cru comprendre. Du moins avez-vous un — endroit
où aller. Considérez-vous comme un homme chanceux.
Ces longues années à jouer les parents avec ses frères et sœurs
tout en essayant de mener sa propre vie lui avaient appris à être
attentif aux moindres mots. Il était désormais apte à saisir des nuances
indiscernables pour le commun des mortels.
Pourquoi ? Vous n’avez aucun endroit où aller, vous — ?
Bien sûr que si ! —
Consciente de lui avoir répondu trop vivement, elle fronça le nez.
De façon temporaire, en tout — cas…
Il lui avait parlé sans détour de ses problèmes, et elle ressentit le
besoin de faire de même. Parler lui serait sans nul doute salutaire.
Vous voulez comparer des histoires de malchance ? Je vais — vous
en raconter une. Je suis rentrée chez moi après avoir été congédiée de
la compagnie aérospatiale dans laquelle j’occupais un poste
d’ingénieur, pour trouver mon appartement vide. L’homme avec qui je
partageais ma vie jusque-là a décidé qu’il préférait partir avec la jeune
professeur d’aérobic qui vivait sur le même palier que nous. En
emportant au passage tous les objets de valeur, et en vidant mon
compte en banque. Un compte joint que moi seule approvisionnais.
Comme le loyer n’a pas été payé depuis trois mois, le propriétaire m’a
fait savoir que je devais quitter les lieux sans délai.
Elle reprit son souffle.
Il s’avère donc qu’à — partir d’aujourd’hui je n’ai plus de domicile
fixe.
Oubliant soudain qu’il ne s’adressait pas à l’un de ses frères ou
sœurs mais à une jeune femme qu’il connaissait depuis quelques
heures à peine, O’Rourke leva les bras au ciel.
Vous êtes complètement folle ! Quelle idée d’ouvrir un compte —
joint avec quelqu’un qui n’est pas votre mari !
Blessée, elle redressa le menton.
Chez moi, on n’appelle pas cela être fou, mais amoureux — !
Et chez moi, être idiot ! —
Kitt serra les lèvres. Elle savait bien qu’elle s’était comportée
comme la reine des imbéciles, mais elle n’avait aucun besoin qu’on le
lui rappelle. Voilà qui lui apprendrait à se confier à un parfait étranger !
Merci pour les fleurs, dit-elle — froidement. Je pense qu’il est
préférable que vous partiez, maintenant.
Il l’avait insultée. O’Rourke s’efforça de prendre un air contrit.
C’était une expression qui ne lui était pas très familière.
Excusez-moi. Je n’avais pas l’intention de m’adresser à vous en ces
termes. — J’ai l’habitude d’exprimer mes idées avec un peu trop de
brutalité.
Il crut entendre la voix de sa mère et grimaça.
Ma mère disait de moi — que je suis un peu bourru sur les bords…
Excusez-moi, répéta-t-il.
La jeune femme ravala ses larmes et se reprocha une fois de plus
son hypersensibilité. Il s’agissait probablement d’une affaire
d’hormones, et tout rentrerait bientôt dans l’ordre.
Elle renifla et balaya ses excuses d’un geste de la main.
Ce n’est pas votre faute. J’ai bien peur — d’avoir manqué
complètement de discernement à l’égard de ce triste personnage.
Vous n’êtes pas la première à qui ce genre d’histoire — arrive, et
certainement pas la dernière.
Il tendit la main vers une boîte de Kleenex et la posa à côté de Kitt.
Je me suis moi aussi — trompé, voyez-vous. J’ai cru que la fille dont
j’étais amoureux m’attendrait pendant que je construisais notre avenir.
Et il se trouve qu’elle s’est tournée vers un autre parce qu’elle en avait
assez de m’attendre.
O’Rourke s’arrêta net, surpris de s’être livré ainsi. Ce n’était pas un
sujet qu’il abordait, même avec ses amis.
Kitt s’épongea les yeux avec un Kleenex, puis fixa son
interlocuteur.
Avez-vous toujours eu ce problème de — compétitivité ? Ce besoin
d’être plus malheureux que votre prochain ?
Les sourcils froncés, il se traita de crétin. Pourquoi diable avait-il
fallu qu’il raconte ces détails de sa vie à une inconnue ? Ce problème
d’expulsion avait sans doute un effet pervers sur ses neurones.
D’un geste sec, il saisit la boîte de Kleenex et la reposa sur la
tablette.
J’essayais — seulement de vous aider à vous sentir mieux.
Désolée. —
Après s’être mouchée, elle le fixa de nouveau.
En tout cas votre — méthode est efficace. Temporairement, du
moins.
Elle en resta là car on venait de frapper à la porte.
Oui ? —
Un berceau apparut, suivi d’une infirmière aux formes rebondies et
au visage souriant.
Je vous amène de la visite ! Il me semble que cette — demoiselle a
envie de vous voir.
Son sourire s’élargit quand elle vit l’homme qui se tenait tout près
de sa patiente.
Et de voir aussi son — papa !
J’ai bien peur de… —
— Ne vous souciez pas pour les microbes, nous avons ce qu’il faut !
l’interrompit l’infirmière de son ton jovial.
Rapide comme l’éclair, elle ouvrit la porte du placard, en sortit un
paquet bleu qu’elle secoua et qui se transforma comme par magie en
une grande blouse.
Voilà. Après avoir enfilé ceci, vous pourrez prendre — votre fille
dans vos bras.
O’Rourke hésita, puis saisit la blouse. L’infirmière interpréta cette
hésitation à sa façon.
J’imagine que — ces précautions vous paraissent un peu stupides,
vu la manière dont s’est déroulé l’accouchement. Tout l’hôpital est au
courant de vos prouesses ! Et « prouesses » est le mot qui convient,
croyez-moi. Si vous saviez combien de pères s’évanouissent à la vue
d’une goutte de sang…
Elle s’était rapprochée de Kitt, à qui elle tapota gentiment le bras.
Vous avez bien de la — chance, ma jolie.
Elle se pencha alors au-dessus du berceau et souleva l’enfant.
Eh bien, qu’attendez-vous ? lança-t-elle à O’Rourke, qui — tenait
toujours la blouse dans sa main. Qu’on vous envoie un bristol ? Allons,
dépêchez-vous de mettre ceci. Et n’oubliez pas de vous laver les mains
avant de prendre votre fille. Ce sont les règles en vigueur chez nous.
Soit il obtempérait, soit il se lançait dans un récit aussi long que
complexe pour expliquer à l’infirmière qu’il n’était pas le père de cette
toute petite fille. Or il n’en avait pas la moindre envie. La veille au soir,
le policier n’avait rien voulu entendre, et il pressentait que l’infirmière
ferait de même.
Qui plus est, la perspective de tenir de nouveau le bébé dans ses
bras ne lui déplaisait pas. Il en était même ravi. Il aimait les bébés. Il y
avait en eux quelque chose de particulier qui le touchait. Ils étaient
l’innocence même.
Rien n’était plus agréable que de tenir un bébé dans ses bras.
Excepté, peut-être, diriger sa propre entreprise. Une entreprise
solvable.
O’Rourke glissa les bras dans la blouse, et noua les liens dans le
dos du mieux qu’il put. Après un bref passage dans le cabinet de
toilette, il se posta devant l’infirmière et tendit ses mains, qui fleuraient
bon le savon.
Je suis prêt. —
Elle lui plaça le bébé dans les bras, recula d’un pas et l’enveloppa
d’un regard connaisseur.
Ce — n’est pas votre premier, n’est-ce pas ?
Il pensa aux autres.
En effet. —
Il avait huit ans à peine quand il avait tenu pour la première fois un
bébé dans ses bras. Bridgette. L’expérience lui avait paru presque
mystique. Ce qu’il avait alors ressenti était unique. Un lien spécial
s’était noué entre ce bébé et lui. Un lien qui, devinait-il, quelle que soit
la distance qui les séparerait un jour, perdurerait.
Ce bébé avait aujourd’hui vingt-trois ans. Vingt-quatre le mois
prochain.
C’était étrange que ces souvenirs resurgissent en ce moment
même, alors qu’il portait l’enfant d’une inconnue, et que cette petite
fille n’était rien pour lui.
Gracieuse comme un chaton, Shawna bâilla, cligna des paupières,
puis posa sur lui ses grands yeux bleus. Et comme la première fois, il se
sentit tout bizarre.
Elle tourna doucement la tête vers sa poitrine, ouvrit la bouche, et
essaya de téter la fine blouse bleue.
Non, ma toute — belle, dit-il d’une voix un peu étranglée. Je ne suis
pas en mesure de te fournir ce que tu cherches. C’est à ta maman qu’il
faut s’adresser pour cela.
L’infirmière, qui n’avait pas bougé de place, reprit le bébé pour
l’installer contre le sein de sa mère.
Je suis toujours émue — face à un jeune papa, leur confia-t-elle
avec un petit soupir. Vous formez un couple charmant. Et maintenant,
une famille charmante ! La famille était autrefois la base de notre
culture. Il est temps qu’elle le redevienne.
Kitt baissa la tête. Difficile de la détromper en déclarant
maintenant que l’homme présent dans la chambre n’était pas le père
de Shawna. Elle aurait eu l’impression d’annoncer à une enfant de
quatre ans que le Père Noël n’existait pas.
Mais elle n’envisageait pas pour autant de nourrir sa fille devant
son prétendu mari.
Je… Je…, balbutia-t-elle — après s’être éclairci la voix.
L’infirmière hocha la tête.
N’ayez crainte, je vous comprends. Certaines femmes trouvent cela
gênant. Mais — je vais vous enseigner un petit tour de magie !
Elle vint s’asseoir sur le lit, devant Kitt et le bébé, cachant ainsi la
vue à O’Rourke, qui de toute façon se serait empressé de détourner le
regard. Il se considérait comme un homme de principes, que diable !
Et voilà ! entendit-il — l’infirmière dire à Kitt. Alors, qu’en pensez-
vous ? Grâce à ce petit subterfuge, vous pourrez même nourrir votre
fille en public sans que nul ne s’en aperçoive.
A moins qu’on ne se demande pourquoi il y a une paire de —
petites jambes qui dépasse de la couverture que j’aurai négligemment
jetée sur mon épaule…, railla la jeune femme.
C’était là une tenue de camouflage assez curieuse, songea-t-elle en
observant la manière dont était disposée la couverture.
L’infirmière lui répondit quelque chose en riant, mais O’Rourke ne
l’entendit pas. Il avait cessé d’écouter la conversation des deux
femmes, tandis que résonnaient dans son esprit les mots prononcés un
peu plus tôt par l’infirmière. Elle les considérait comme une famille. Une
base solide.
Et si c’était… l’occasion qu’il attendait, la solution qu’il cherchait ?
Pourquoi pas ?
Son pouls s’accéléra tandis que l’idée prenait forme dans son
esprit. Certes, elle n’avait rien de bien nouveau. L’un de ses amis la lui
avait même suggérée la veille, avant qu’il ne quitte le pub. Sur le
moment, il en avait ri.
Mais maintenant…
Un homme désespéré était capable de commettre un acte
désespéré. Il ne se sentait pas différent du commun des mortels.
Bridgette l’avait appelé ce matin au moment où il s’apprêtait à sortir,
pour lui annoncer que Brennan avait réussi le concours d’entrée à
l’université.
Un autre rêve en péril. Il faudrait de l’argent à Brennan pour
acheter livres et fournitures. D’où viendrait cet argent ?
De l’aîné de la famille, installé en Californie, qui était sur le point de
devenir un grand informaticien et de remporter tout le succès
escompté.
Il lui fallait un peu plus de temps, rien d’autre.
Dès que la porte se fut refermée sur l’infirmière, O’Rourke prit une
profonde inspiration. S’il ne parlait pas tout de suite à la jeune femme,
le courage lui manquerait.
Kitt, voulez-vous m’épouser ? —
Shawna poussa un cri tandis que les doigts de sa mère lui serraient
un peu trop fort le bras.
Je vous demande pardon ? —
Elle avait sûrement mal entendu. Pourtant, à sa façon de la
dévisager, on aurait juré qu’il attendait d’elle une réponse.
Vous venez bien de… ? —
O’Rourke hocha la tête.
De vous demander en mariage, oui. —
Sans quitter son interlocuteur du regard, elle serra, doucement
cette fois, son bébé contre elle. A quel jeu cruel se livrait donc cet
homme ?
Sa bouche se durcit.
Il me semble que vous êtes un peu en avance pour les — poissons
d’avril !
O’Rourke n’avait jamais eu des talents de vendeur. Il considérait
les faits ou les idées assez éloquents. Mais Kitt ignorait tout des idées
en question. Il fallait donc qu’il les lui expose, et surtout, qu’il réussisse
à la convaincre qu’il n’avait rien d’un malade mental !
Par où commencer ? Il fit ce qu’il avait coutume de faire : se jeter à
l’eau.
Ce n’est pas les poissons d’avril que j’essaie de devancer, — mais
mon expulsion. En la contournant.
A en juger par l’expression qu’elle affichait, ces propos n’avaient
fait que semer un peu plus le trouble dans son esprit.
Ecoutez, cela vous semble sans doute fou… —
Un peu, en effet, admit-elle. —
Devait-elle se sentir insultée, ou plutôt trouver cela drôle ? Comme
cet homme l’avait secourue dans un moment très difficile, Kitt choisit la
deuxième option.
Et c’est — bel et bien fou, dit-il en croisant les bras. Mais il se
trouve que nous sommes tous les deux confrontés à un problème.
La jeune femme baissa les yeux sur sa fille pour s’assurer qu’elle
était toujours dans une position confortable, puis reporta son attention
sur O’Rourke. Le ridicule de sa proposition ne lui échappait sûrement
pas…
Si je puis me permettre, — votre problème est plus grave que le
mien. Pour que vous en arriviez à demander en mariage une femme
que vous ne connaissez pas…
O’Rourke fronça les sourcils. Il s’était apparemment mal exprimé.
Ce n’est pas une — demande en mariage.
Contrairement à ce qu’il prétendait, cet homme souffrait peut-être
d’un dérèglement mental, songea-t-elle.
Ah bon — ? A mon sens, la phrase « Voulez-vous m’épouser ? »
ressemble pourtant étrangement à une demande en mariage.
O’Rourke réprima un soupir. Elle ne se marierait jamais si elle
passait son temps à interrompre les gens.
Eh bien, non ! déclara-t-il d’un ton ferme. Il s’agit d’un — marché.
D’un arrangement, si vous préférez. Vous avez besoin d’un toit et d’une
aide financière jusqu’à ce que vous vous rétablissiez. Et pour pouvoir
rester dans ce pays, j’ai besoin d’une femme.
Il n’avait pas l’air dangereux. Juste un peu… dérangé.
Elle se surprit à formuler la première phrase qui lui passa par la
tête.
Et le mariage ne vous paraît-il pas trop — radical, pour éviter
l’expulsion ?
O’Rourke salua cette remarque d’un petit rire. Bien sûr que c’était
radical, mais avait-il le choix ?
Croyez-moi, s’il existait un autre moyen j’y aurais eu recours ! —
— Comme c’est charmant…, murmura-t-elle avec un sourire
sarcastique.
Il étouffa un juron. Décidément, il s’y prenait particulièrement mal.
Je vous prie de m’excuser. Je suis bien conscient de ne pas choisir
les termes — les plus élégants, mais je me trouve dans une situation
désespérée. J’ai investi tout ce que je possédais dans l’entreprise que
j’ai créée, et si je suis obligé de partir maintenant, je perdrai tout.
Soit, mais cela ne la concernait pas. Elle n’avait pas à se sentir
coupable de ne pas accepter sa proposition. Pourtant, c’était bien un
sentiment de culpabilité qui s’insinuait en elle. Elle s’en voulait parce
que cet homme qui l’avait secourue sollicitait maintenant son aide, et
qu’elle n’était pas prête à lui rendre la pareille. Le destin de O’Rourke
reposait entre ses mains, et cela ne lui plaisait pas.
Je suis sûre que si vous vous adressiez à quelqu’un… —
Il la fixa intensément, et vit ce qu’elle représentait pour lui : sa
dernière chance.
Je m’adresse à vous. —
Kitt avala sa salive.
Je veux dire, à un dirigeant du Service d’Immigration. Il y — a
sûrement quelqu’un prêt à vous écouter, si vous lui exposez votre cas.
Elle n’avait pourtant pas l’air naïve.
Non. Et quand — bien même, il serait trop tard. Ce genre de
problème ne se règle pas du jour au lendemain. Le cas doit être étudié,
passer en commission, etc., etc. Or il s’avère que le temps est un
élément dont je ne dispose pas. Il ne me reste que treize jours pour
trouver un moyen de rester dans votre grand et beau pays.
Chaque minute qui s’écoulait le rapprochait du moment fatidique.
Treize jours, répéta-t-il d’une voix vibrante, pour — faire en sorte
que Brennan puisse entrer à l’université, que Bridgette ne doive pas
quitter son école de puériculture, que Donovan…
Comme Shawna semblait rassasiée, Kitt remit sa chemise de nuit
en place et retira la couverture qui lui avait servi de paravent avant de
tenir le bébé calé contre elle, en position verticale.
Qui sont tous ces gens ? Des amis à — vous ?
Des membres de ma famille. Mes frères et sœurs. —
Mais… combien êtes-vous ? —
Six en tout. Je crois d’ailleurs vous — l’avoir dit hier soir.
La jeune femme fronça le nez.
— Désolée, mais je ne m’en souviens pas. J’étais occupée à tout
autre chose… Six enfants ! répéta-t-elle.
Après l’épreuve qu’elle venait d’endurer, elle ressentit un élan de
sympathie pour la mère de cet homme.
Oui. Et je suis l’aîné. Celui sur lequel ils comptent — tous.
A vrai dire, il ne le regrettait pas. Cette position de patriarche lui
convenait à merveille. C’était cela qui l’avait aidé à devenir un homme,
à assumer ses responsabilités.
Il avait de nouveau les yeux posés sur elle. De très beaux yeux.
Sous ce regard, elle avait l’impression d’être un chevreuil pris dans les
phares d’une voiture. A la différence près qu’elle n’avait pas peur. Au
contraire, même. Ces prunelles bleues exerçaient sur elle une sorte de
fascination.
Donc, si vous êtes obligé de — partir…
Mon rêve restera en suspens, et les leurs aussi. —
Shawna s’était endormie, et Kitt désigna d’un signe de tête le
berceau à son interlocuteur. Il prit tout doucement le bébé dans ses
bras, l’embrassa sur le front et l’installa dans son berceau.
A moins que nous ne devions y — renoncer à tout jamais, ajouta-t-
il d’une voix tendue.
O’Rourke était conscient de noircir le tableau, mais il fallait tout
mettre en œuvre pour toucher la corde sensible de la jeune femme.
Cette dernière croisa les bras sur sa poitrine en soupirant.
Vous avez l’art et la manière de — faire culpabiliser votre prochain.
Comparée à vous, ma grand-mère était ridicule !
Pourtant, aussi grotesque fût-elle, l’idée de O’Rourke faisait son
chemin dans son esprit. Des gens se mariaient quelquefois pour bien
moins que cela. Suite à un coup de foudre, par exemple. Elle
connaissait un homme et une femme qui s’étaient mariés un mois à
peine après s’être rencontrés, et qui toute leur vie avaient regretté ce
moment de folie.
L’union que lui proposait O’Rourke était-elle pire ? Non. Elle lui
paraissait même mieux. Plus noble, en tout cas.
je dis bien, en En supposant que j’accepte — — supposant —,
combien de temps durerait ce mariage, et qu’obtiendrais-je en échange
?
Elle savait bien qu’elle se montrait froide, mais la froideur lui
semblait être le moyen le plus sûr de traiter cette affaire.
« Reste détachée. »
Avant d’aller plus loin, — qu’attendrez-vous au juste de moi ?
ajouta-t-elle.
Il avait parfaitement saisi le sens de sa question. Elle voulait savoir
quelles étaient ses intentions à son égard. En d’autres termes, s’il
envisageait de faire d’elle sa femme dans tous les sens du terme.
Que vous portiez mon nom, rien — de plus. En revanche, il faudra
que vous… me manifestiez de l’affection quand nous serons interrogés
par l’agent du Service d’Immigration.
Cette partie de leur marché avait complètement échappé à Kitt.
Nous allons — être interrogés ?
Elle réagissait plutôt bien en général, sous la pression. Mais jamais
jusque-là on ne lui avait demandé de chercher à contourner la loi.
En quelque sorte. Le Service d’Immigration traque les — mariages
« frauduleux », destinés à permettre à un étranger de rester sur le sol
américain.
Mmm, je vois. Et en quoi consistent exactement ces —
interrogatoires ?
O’Rourke n’envisageait pas de passer l’après-midi à se faire
l’attaché de presse du Service d’Immigration, et encore moins à gâcher
ses chances auprès de la jeune femme.
Ce n’est pas très important. — Si nous réussissons à les convaincre
que notre mariage est un mariage d’amour, il ne devrait pas y avoir de
problème.
Son regard se posa sur le bébé endormi. C’était amusant de
constater comment certains événements se produisaient, au moment
où on en avait le plus besoin. La veille au soir, il espérait un miracle. Et
ce miracle semblait s’être accompli. Semblait, car pour l’instant rien
n’était sûr.
En outre, vous venez tout juste — d’accoucher, ce qui rend notre
histoire encore plus crédible.
« Quel heureux hasard ! » songea-t-elle non sans amertume.
Vous envisagez — de vous faire passer pour le père de Shawna ?
Pourquoi pas ? Tout — le monde a déjà l’air de le croire…
Qui cherchait-il à convaincre, elle ou lui-même ?
Un policier bavard et une infirmière ne sont pas — « tout le monde
».
Il se rapprocha de Kitt et s’assit sur le rebord du lit.
Vous avez raison, dit-il en lui prenant les mains. Ils ne — comptent
pas. La seule qui compte, c’est vous. Si vous acceptez de me rendre ce
service, je vous remettrai une confortable somme d’argent lorsque
notre contrat s’achèvera. En attendant je vous fournirai un toit et je
subviendrai à vos besoins ainsi qu’à ceux du bébé.
Kitt sentit son sens de l’indépendance se rebeller.
C’est très gentil à vous, mais je pense — en être capable !
Je n’en doute pas un instant. Toutefois, comme — vous m’avez dit
vous-même que vous traversiez un moment difficile…
Dieu, qu’elle détestait cette situation !
Vous attendez donc de moi — que je me vende ?
Il ne s’agirait pas d’une vente mais d’une simple — location,
rectifia-t-il.
Il luttait contre son envie de lever les deux bras et de crier : « C’est
bon, n’en parlons plus ! » Il n’avait pas l’habitude de supplier qui que ce
soit. Même une femme aussi charmante que celle-ci.
Je préfère le terme « location », reprit-il. Et vous me — tireriez une
sacrée épine du pied ! Sans parler de…
… Bridgette, — Brennan, Donovan et les autres. Oui, je sais, je sais.
Elle soupira, s’aperçut que O’Rourke lui tenait toujours les mains et
les retira en maudissant Jeffrey. C’était grâce à lui qu’elle prenait la
peine d’examiner une proposition aussi absurde !
Pourtant, avait-elle le choix ? Sans emploi, sans toit, sans argent…
Il y avait Sylvia, bien sûr. Mais son amie ne représentait qu’une solution
provisoire, alors que O’Rourke lui proposait un marché. Ce serait
donnant-donnant.
Elle remarqua qu’il avait les yeux posés sur elle, et ressentit un
curieux frisson. Ce signe aurait dû l’inciter à décliner sa proposition,
mais elle décida de l’ignorer.
Vous ne revendiquerez — pas… vos droits conjugaux ?
Je considère n’en avoir aucun. Je — n’aurai que des obligations à
votre égard.
Face à son air sceptique, il crut bon d’ajouter :
Quelqu’un m’a dit un jour que je n’avais pas — le temps
d’embrasser une femme. Donc encore moins pour ce que vous
imaginez !
J’espère que ce n’est pas une petite amie qui vous a dit — cela.
Eh bien, si, justement ! lui répondit-il avec un sourire en — coin.
Elle était sur le point d’accepter.
Dans ce cas, je — ne devrais courir aucun risque.
Vous ne courrez aucun risque, Kitt — avec deux T. Je vous le
certifie. Si vous le souhaitez, je vous donnerai une liste de noms de
gens que vous pourrez joindre, et qui vous diront tous que je ne viens
pas de m’échapper d’un asile d’aliénés.
Amusée, elle esquissa un sourire. Elle commençait à se détendre.
Cette solution n’était peut-être pas aussi mauvaise qu’elle l’avait cru en
un premier temps.
Voilà qui — est réconfortant !
O’Rourke n’était pas d’un naturel bavard. Mais il se sentit soudain
si soulagé, qu’il éprouva le besoin de parler, parler encore.
Parfait, j’ai donc atteint mon but. J’ai besoin d’aide, — Kitt, et je
serai éternellement reconnaissant à la personne disposée à me prêter
main-forte. J’envisage de faire fortune ici, voyez-vous, et tous ceux qui
dépendent de moi deviendront eux aussi riches. Vous comprendrez bien
que j’aie du mal à accepter qu’une expulsion vienne se placer en
travers de mon chemin… Alors, quelle est votre réponse ? Voulez-vous
m’épouser ?
Le sourire de la jeune femme s’élargit.
Toute ma vie j’ai attendu le moment où — j’entendrais ces mots !
Je ne me doutais pas qu’ils seraient à ce point dénués de romantisme…
O’Rourke ressentit une brusque bouffée de sympathie pour Kitt
Dawson. Une femme comme elle méritait bien mieux que ce qu’il avait
à lui offrir. Elle méritait un homme qui l’aime, un vrai foyer, pas
quelqu’un qui se borne à subvenir à ses besoins et à ceux de son
enfant.
Si vous y — tenez, je peux formuler ma demande de façon plus
romantique. Mais vous savez que ce serait un mensonge.
Oui, je le sais. —
Il fallait qu’elle regarde la réalité en face, et qu’elle s’efforce de
tirer le meilleur parti de cette situation.
J’apprécie d’ailleurs beaucoup votre — honnêteté, enchaîna-t-elle.
Surtout après mon expérience avec Jeffrey.
Sa décision était prise. Ou presque. Elle voulait auparavant avoir
davantage d’informations sur cette « association ».
En supposant que — j’accepte, combien de temps devrait durer ce
mariage ?
Un peu plus — d’un an.
La loi exigeait un an de vie commune. En dépassant ce laps de
temps, il pensait supprimer tout risque.
Ensuite, nous divorcerons — quand vous le voudrez.
Un peu plus d’un an, — répéta-t-elle.
Cette période pouvait paraître bien longue à certains, mais elle
n’avait aucun projet sentimental pour l’année à venir. Ni même pour
plus tard. Désormais, seule sa fille compterait.
Un peu plus d’un an. Cela lui permettrait de consacrer du temps à
Shawna, et de ne pas se précipiter sur le premier emploi venu. Elle
s’octroierait le luxe de chercher un poste avec des perspectives
d’avenir.
Plus elle y réfléchissait, plus cette proposition lui apparaissait
comme un don du ciel. Ce mariage présentait pour elle bien des
avantages. Pour O’Rourke aussi, d’ailleurs. Il aurait ainsi le temps de
mener son projet à terme, quel que soit ce projet. Elle se promit de
l’interroger sur ce point. Mais pas tout de suite.
Très bien, Shawn — Michael O’Rourke, j’accepte.
Elle lui tendit la main pour sceller leur pacte.
Je serai votre femme… selon les termes que vous venez de me —
décrire, bien entendu.
Absolument, dit-il d’un ton solennel en — prenant la main qu’elle
lui tendait. Je ne vous toucherai que si on nous regarde.
La jeune femme plissa les yeux.
Qu’entendez-vous — au juste par « toucher » ?…
Plutôt que se perdre en explications, il préféra passer aux gestes.
Comme ceci, par exemple, dit-il en lui — prenant de nouveau la
main. Ou comme ceci.
Cette fois, il lui avait passé le bras autour des épaules.
Et devant l’agent du Service — d’Immigration, comme ceci aussi
peut-être…
Il lui caressa la joue, geste qu’il avait vu ses parents échanger, en
l’un de ces rares moments qu’ils passaient en tête à tête.
Cette fois encore, Kitt éprouva une curieuse sensation dans tout le
corps. Sensation qu’elle attribua au surcroît d’émotions qu’elle avait
vécues au cours des dernières vingt-quatre heures.
Très bien, dit-elle d’une voix calme. Faites ce que vous jugerez —
utile de faire.
Elle ponctua ces mots d’un sourire, espérant ne jamais avoir à
regretter cette décision.
A ce moment-là, heureux comme il l’était, O’Rourke dut lutter
contre son envie d’embrasser la jeune femme. Envie qu’il maîtrisa, car
ce baiser risquait de tout gâcher s’il était mal interprété.
Simon Gallagher abandonna le programme informatique sur lequel
il travaillait, et quitta son bureau. Il avait l’air de débarquer d’une autre
planète. Il dévisagea O’Rourke, qu’il avait connu presque le jour même
où celui-ci était arrivé aux Etats-Unis.
Tu voudrais que je sois… quoi ? —
Mon témoin, — répéta O’Rourke.
Il aurait préféré annoncer la nouvelle ce soir-là à son ami au
Shamrock, devant deux bouteilles de bière brune, mais le temps
pressait. Un mariage ne se préparait pas en un jour.
Je ne trouverai — personne de mieux que toi dans un délai aussi
bref, insista O’Rourke d’un ton ferme. Tu feras donc très bien l’affaire !
Stupéfait, Simon secoua la tête.
Une petite seconde, O’Rourke. Tu vas trop vite pour moi. Tu es —
au moment même où sorti déjeuner il y a deux heures et tu reviens
maintenant — je m’apprêtais à appeler la police, parce que tu ne t’es
jamais absenté plus pour d’un quart d’heure depuis que nous sommes
installés dans ce loft — m’annoncer que tu vas te marier !
Il avança vers son ami et lui posa la main sur l’épaule.
Que t’est-il donc arrivé pendant ces deux — heures ? Aurais-tu
rencontré des extraterrestres qui ont essayé de t’enlever, comme dans
cette série que ma petite sœur Mavis regarde inlassablement ?
O’Rourke fut sensible à l’ironie de la comparaison.
Non, — j’essaie simplement d’éviter qu’on m’envoie ailleurs !
Ses liens avec l’Irlande seraient toujours solides. Il voulait retourner
chez lui, mais quand il en aurait envie, pour revoir les siens. Pas parce
qu’on l’obligeait à repartir.
Simon croisa les bras, sans cesser d’observer son associé et ami.
J’en déduis donc qu’il ne s’agit pas d’un mariage — d’amour…
Je n’aime que mon travail et ma famille. Pas forcément dans — cet
ordre, d’ailleurs. Et il m’arrive aussi de te tolérer.
Ignorant la boutade, Simon se frotta le menton.
Cette femme que tu t’apprêtes à — épouser… est-ce qu’elle
comprend ta position ?
Ils étaient seuls dans cette partie du loft, mais O’Rourke baissa
néanmoins la voix.
Nous — avons passé une sorte de marché. Il n’y a que toi qui sois
au courant, excepté elle et moi. Compris ? Pour tous les autres, je me
décide enfin à assumer mes responsabilités en épousant la mère de
mon enfant.
O’Rourke se tourna vers l’autre partie du loft, où travaillaient ses
employés. Il envisageait de les inviter tous à ce mariage, avec leur
famille. Ils seraient témoins de cette union.
Bien qu’il ait lui aussi essayé de trouver une solution au problème
de son ami, Simon se fit l’avocat du diable.
Treize jours — avant la date de ton expulsion ? Les autorités
risquent de trouver cela un peu louche, non ?
Pas treize, neuf, rectifia O’Rourke. —
Le mariage à l’église ne pourrait pas être célébré avant, et il tenait
à ce que tout soit fait dans les règles de l’art.
Vois-tu, ajouta-t-il avec — un haussement d’épaules, quelquefois la
réalité dépasse la fiction.
Ma foi, tu as raison. En tout cas tu peux compter sur moi, je serai
ton — témoin. J’espère que tu sais ce que tu fais…
Sais-tu ce que tu — t’apprêtes à faire ? s’écria Sylvia Mason,
horrifiée.
Oui. A me — marier.
Sylvia était passée la voir en fin d’après-midi pour lui remonter le
moral. Elle ne s’attendait certes pas que Kitt l’invite à son mariage !
J’ignorais que les toutes jeunes mères pouvaient sombrer — dans
la folie !
Sylvia secouait la tête, médusée.
Qui est — ce type, Kitt ? Un parfait inconnu ! Qui te dit qu’il ne te
tranchera pas la gorge pendant ton sommeil ?
Ce n’était pas du tout ce qu’elle avait envie d’entendre. Elle se
posait elle-même bien assez de questions.
Assise à côté d’elle, Sylvia lui prit la main et la serra.
Je ne te — laisserai pas sortir demain de cette chambre d’hôpital si
tu ne me dis pas qui est ce type et pourquoi tu l’épouses.
Kitt savait bien que son amie était animée de bonnes intentions.
Elle s’inquiétait à son sujet, ce qui était somme toute normal.
Je te l’ai déjà dit. C’est l’homme qui m’a aidée — à accoucher.
Celui dont Shawna porte le prénom.
Et alors ? Tu n’es — quand même pas obligée de l’épouser !
Envoie-lui un panier garni pour le remercier.
Kitt se mordit la lèvre. Elle hésitait. Sylvia était toutefois quelqu’un
en qui elle avait entièrement confiance.
Il faut — que tu me promettes que ce que je vais te révéler ne
sortira pas de cette chambre.
Promis, juré ! Je t’écoute. —
Eh bien, voilà… Il — est sur le point d’être expulsé.
D’accord. Et il t’épouse pour — rester aux Etats-Unis !
Devant l’air contrarié de Sylvia, Kitt ressentit un besoin irrationnel
de prendre la défense de O’Rourke.
Ce mariage me laissera aussi le temps de me remettre des
différentes épreuves — que je viens d’endurer.
Tu pourrais très bien le faire chez — moi.
Sois raisonnable, Sylvia. Tu sais aussi bien que moi que nous — ne
tarderions pas à nous gêner. J’ai bien réfléchi, et il me semble que cet
arrangement comporte plus d’avantages que d’inconvénients. Et
maintenant, acceptes-tu oui ou non d’être mon témoin ?
Sylvia poussa un long soupir.
D’accord. Mais j’envisage de passer souvent te voir pour — vérifier
que tu es saine et sauve !
Merci. Et sois tranquille, j’ai — confiance en lui.
Si mes souvenirs sont exacts, tu avais aussi — confiance en Jeffrey
!
J’étais amoureuse de Jeffrey, je ne le suis — pas de O’Rourke. C’est
là toute la différence.
Sylvia soupira de nouveau.
Des bases idéales pour un mariage : pas d’amour, aucune —
attente…
Et donc, aucune déception ! —
J’espère que tu — sais dans quoi tu te lances, Kitt Dawson.
Elle l’espérait elle aussi.
Ce n’est pas grand-chose. —
O’Rourke glissa dans sa poche la clé de son appartement, et
s’écarta pour laisser passer la jeune femme, qui tenait le bébé dans ses
bras. Il baissa les yeux sur sa montre tandis qu’il refermait la porte
derrière eux. Il avait pris un temps qui lui était précieux pour aller
chercher Kitt à l’hôpital et la ramener chez lui avec le bébé. Il devait
impérativement être de retour à Emerald Informatique dans une heure,
pour participer à une réunion téléphonique de la plus haute importance.
D’instinct, Kitt serra sa fille contre elle. Elle avait l’impression de se
trouver dans un lieu récemment ravagé par un raz-de-marée ! Livres,
documents, journaux, vêtements, jonchaient le sol et le mobilier. Il y
avait même quelques boîtes vides provenant d’une pizzeria. Comment
diable pouvait-on vivre ainsi ? se demanda-t-elle, les yeux écarquillés.
Vous trouvez ? — murmura-t-elle enfin, en réponse à la remarque
de son compagnon. Je dirais plutôt que c’est beaucoup !
L’air chagrin, il soupira.
Je — suppose que vous voulez parler du désordre…
Il avait décidé de tout ranger la veille au soir, mais était resté plus
tard que prévu au bureau. L’ennui, c’est qu’il avait toujours de bonnes
intentions mais jamais assez de temps pour les mettre en pratique. Le
travail dévorait tout son temps.
Soupirant de nouveau, il posa à terre la valise qu’il tenait à la main,
celle que Kitt avait préparée en hâte avant de se rendre par ses propres
moyens à l’hôpital. Il était allé la chercher la veille, emmenant avec lui
un ami mécanicien, qui avait réussi à ressusciter la vieille voiture jaune.
Le véhicule était maintenant garé dans le parking de l’immeuble.
O’Rourke toussota et regarda autour de lui, essayant de se mettre
à la place de la jeune femme. « Epouvantable » fut le premier mot qui
lui vint à l’esprit.
C’est la première fois que je dispose d’autant d’espace, et je
suppose que je — me suis un peu éparpillé…
Il semblait gêné, signe qu’elle jugea encourageant. Son propre
frère, qui ne rangeait jamais rien autour de lui, n’y prêtait pas la
moindre attention. Kitt avait toujours plaint la pauvre femme qui
épouserait Perry.
J’envisageais de remettre de l’ordre, mais il y a — eu ce virus, hier
soir…
De plus en plus étonnée, elle se tourna vers lui.
Un… virus ? —
O’Rourke s’aperçut alors qu’il ne lui avait toujours pas parlé de son
activité.
Il est peut-être temps que — vous sachiez certaines choses au
sujet de l’homme que vous êtes sur le point d’épouser, déclara-t-il en se
passant la main sur la nuque.
« L’homme que vous êtes sur le point d’épouser. »
Kitt avala sa salive. Cela lui semblait presque irréel. Elle
s’engageait dans un mariage de raison, comme si elle vivait au XIXe.
Les yeux rivés sur O’Rourke, elle se força à écouter ce qu’il disait. Il
s’agissait apparemment d’innovations en informatique. Il était question
de vitesse. RAM. Connections. Tous ces termes si importants pour la
génération de la Silicon Valley, et qui étaient devenus pour elle
secondaires durant ces derniers jours. Car désormais, rien ne comptait
plus au monde que Shawna.
Ses efforts pour paraître intéressée s’avérèrent manifestement
vains, car O’Rourke la fixa et éclata de rire.
Désolé, — j’ai du mal à me contrôler quand je parle d’Emmie.
Emmie — ?
C’est le nom que nous avons donné à notre prototype d’ordinateur.
— Le diminutif d’Emerald. Notre compagnie s’appelle Emerald
Informatique.
Ah, je comprends mieux maintenant. —
Elle embrassa de nouveau la pièce du regard avant de reporter son
attention sur le maître des lieux.
Et… où allons-nous nous installer ? —
— Nous ?
Shawna et moi. —
Elle avait presque peur de quitter le salon pour s’aventurer dans le
couloir.
O’Rourke s’était laissé emporter par ses explications, au point
d’oublier le motif de la présence de la jeune femme.
Bien sûr ! Excusez-moi. Venez. —
Contournant la pile d’ouvrages techniques, dont la forme n’était
pas sans rappeler la tour de Pise, O’Rourke se dirigea vers la partie
arrière de l’appartement. Il conduisit Kitt vers une pièce dont les
dimensions étaient à peine plus grandes que celles d’un placard. Un
placard rempli à ras bord.
Il y a un lit — d’appoint quelque part, déclara-t-il. Pour l’instant,
cette pièce me sert de bureau.
Ah ?… Je ne l’aurais pas deviné. —
Cette fois, il rit aux éclats.
J’avoue que je n’ai jamais été un fervent adepte — des tâches
ménagères.
Ce n’était pas utile de me le préciser, — dit-elle avec un petit
soupir.
Il recula prudemment et pointa le doigt sur la porte située juste en
face du prétendu bureau.
Il serait sans — doute préférable que vous vous installiez dans ma
chambre.
Kitt lui décocha un regard suspicieux. Elle n’était toujours pas
certaine d’avoir opté pour la solution la plus sage en venant là. Et
encore moins en acceptant d’épouser cet homme.
La proposition de Sylvia lui paraissait même de plus en plus
alléchante. Son amie savait-elle au moins où se trouvait la poubelle !
Et vous, où dormirez-vous ? —
Sur le sofa. — Dans le salon.
Je ne garde pas le souvenir d’avoir vu le moindre — sofa.
Oh, vous exagérez ! protesta-t-il. Ce n’est tout de même pas — si
catastrophique…
Puis il fronça le nez.
Enfin, peut-être — bien que si. Mais voyez-vous, je n’ai pas disposé
de beaucoup de temps, entre mon travail et les préparatifs du mariage.
La jeune femme se tourna vers lui d’un geste brusque.
Les préparatifs du mariage ? Je pensais que nous nous —
contenterions d’un bref passage à la mairie, avec nos témoins.
Ce — sera mieux si nous nous marions à l’église, entourés de nos
amis. A ce propos, qui souhaiteriez-vous inviter ?
Il y avait un peu plus d’un an qu’ils avaient quitté San Francisco,
Jeffrey et elle, pour s’installer ici. Excepté Sylvia, elle n’avait noué des
relations d’amitié avec personne. Entre Jeffrey et son activité
professionnelle, elle n’en avait pas eu le temps.
« Pour ce à quoi cela t’a servi… », songea-t-elle non sans
amertume. Elle se promettait bien de ne plus jamais faire confiance à
un homme.
Quelques — connaissances, lui répondit-elle.
Shawna s’agita, mais au grand soulagement de Kitt, se rendormit
aussitôt. Tout en berçant le bébé, elle balaya du regard la chambre
dans laquelle ils venaient d’entrer. O’Rourke s’efforça sans aucun
succès de remettre un peu d’ordre.
Nous allons avoir — besoin d’un berceau, déclara-t-elle.
Vous n’en avez pas un, dans — votre appartement ?
Non. —
Elle eut un petit sourire embarrassé.
Ma mère était superstitieuse. Elle pensait qu’il ne — fallait rien
acheter pour le bébé avant qu’il ne soit né.
Je vois… — J’ai l’impression d’entendre la mienne !
Il traversa la pièce en enjambant quelques tas de vêtements, et
ouvrit la porte de l’armoire, dont il vida l’un des tiroirs.
Euh… Vous ne croyez pas qu’il y a déjà assez — de choses par
terre ?
Je m’en occuperai plus tard. —
Il fouilla dans un autre tiroir, en sortit deux serviettes et une taie
d’oreiller, qu’il plia avec soin et plaça dans le premier tiroir.
Parons d’abord — au plus urgent, ajouta-t-il. Un lit pour cette
demoiselle !
Ebahie, la jeune femme cligna des paupières.
Ce tiroir ?… —
Il la regarda par-dessus son épaule. De toute évidence, elle n’avait
jamais été obligée de se débrouiller avec les moyens du bord. Lui oui.
A en — croire mon père, c’est dans un tiroir que j’aurais dormi
pendant le premier mois de ma vie. Jusqu’à ce qu’ils aient assez
d’argent pour acheter un berceau d’occasion.
Vous… avez dormi dans un tiroir ? —
Comme un — bébé !
Il prit la petite fille dans ses bras et la déposa tout doucement dans
le lit de fortune.
Voilà, mon ange. C’est ton nouveau — lit. Pour ce soir du moins.
Il se redressa pour admirer son œuvre. Shawna dormait toujours.
J’ai l’impression qu’elle y est — bien.
Je suppose que cela fera l’affaire, pour l’instant. —
Puis elle posa le regard sur le grand lit qui trônait au milieu de la
pièce. Comme le reste de l’appartement, il était couvert de linge, de
livres et de documents divers.
Vous êtes sûr qu’il y a un lit, là-dessous — ?
Certain ! lui répondit-il dans un éclat de rire. J’y ai dormi pas —
plus tard qu’hier soir.
Il baissa les yeux sur sa montre. Il fallait qu’il parte sans plus
tarder, sans quoi il manquerait cette réunion téléphonique.
J’ai fait ramener votre véhicule. Il est garé en bas, — dans le
parking. Et j’ai acheté des couches. Vous devriez les trouver… par-là.
Il reculait déjà, l’index pointé dans une direction vague.
Mon Dieu, j’allais oublier ! Voici les clés de l’appartement. — Les
numéros des magasins et des restaurants qui livrent à domicile sont
inscrits à côté du téléphone, dans la cuisine. Il y a de l’argent dans un
tiroir, sous les couteaux. A plus tard !
Comment cela, « A plus tard » ?
Où allez-vous ? lança-t-elle, au moment où il tournait les talons. —
Je retourne travailler. —
Arrivé devant la porte d’entrée, il s’arrêta. Kitt avait sans doute
l’impression qu’il l’abandonnait, mais il ne pouvait pas faire autrement.
On l’appellerait très bientôt, et il fallait qu’il soit là pour prendre la
communication.
Revenant sur ses pas, il lui posa gentiment la main sur le bras.
Profitez-en pour vous reposer. — Faites comme chez vous.
Puis il disparut.
Bien sûr ! — grommela-t-elle. Comme si j’avais l’habitude de vivre
dans une porcherie !
Elle regarda une fois encore autour d’elle, et se sentit accablée. «
Alice au Pays des Horreurs ! » Du moins avait-il eu la présence d’esprit
de ramener sa voiture. Mais cette initiative et l’achat des couches ne
suffisaient pas à la réconforter.
Dieu du ciel, Kitt, dans quelle situation — t’es-tu encore mise ?…
La première pensée qui traversa l’esprit de O’Rourke quand il
rentra chez lui, tard ce soir-là, fut qu’il s’était trompé d’appartement.
Sans quoi, comment expliquer l’ordre parfait qui régnait dans le salon ?
Pour la première fois depuis bien longtemps, sofa, fauteuils et table
basse étaient débarrassés du linge sale, des livres et documents qui les
encombraient. Il grimaça, remarquant qu’il avait fini par oublier que la
moquette était vert bronze !
Subjugué, il traversa la pièce plongée dans la pénombre et se
dirigea vers la cuisine. Après avoir allumé, il constata que cette pièce-ci
également avait subi la même métamorphose. La cuisine, qui avait tout
d’un capharnaüm quelques heures plus tôt, semblait avoir été visitée
par une fée. Une fée qui n’avait pas ménagé sa baguette magique, à en
juger par qu’il atteignit sans trébucher sur quoi que ce l’état de la salle
de bains — qui ressemblait maintenant à un bureau ! et celui de son
bureau — soit ! — Bien rangé contre le mur, le lit d’appoint était
désormais visible. Il ne serait donc pas obligé de dormir dans le salon.
Epuisé, il s’y allongea pour se reposer quelques minutes.
Les pleurs le réveillèrent.
Le bruit s’infiltra dans son esprit, repoussant ses rêves, jusqu’à ce
qu’il ouvre les yeux. Ces pleurs étaient ceux d’un nouveau-né.
Deirdre ? — murmura-t-il.
Non. Deirdre n’était plus un bébé. Deirdre avait dix-huit ans à
présent.
Il se redressa sur un coude.
Beth — ?
Les pièces du puzzle s’assemblèrent soudain. Un océan le séparait
de tous ses frères et sœurs. Les pleurs provenaient de sa chambre.
Shawna.
Il se leva aussitôt, chercha la porte à tâtons et traversa le couloir.
Sur le point d’entrer dans la chambre, il se ravisa. Il l’avait cédée à Kitt.
Kitt avec laquelle il avait conclu un accord.
Un peu frustré d’être tenu à l’écart de sa propre chambre,
O’Rourke se rapprocha du battant afin que la jeune femme l’entende
sans qu’il doive pour autant crier.
Kitt. C’est moi, O’Rourke. Tout va bien là-dedans ? —
La porte s’ouvrit alors et il se retrouva nez à nez avec Kitt. Ses
cheveux ébouriffés lui tombaient sur les épaules. Elle avait les yeux
légèrement gonflés par le manque de sommeil. Sa robe de chambre
n’était pas boutonnée, dévoilant l’étoffe légère d’une chemise de nuit
bleu lavande.
Il se surprit à penser qu’elle était jolie comme un cœur.
« Du calme, mon vieux ! En échange de son aide, tu lui as promis
une union platonique, ne l’oublie pas. »
Il avait certes des défauts, mais il n’était pas menteur. Il se
considérait comme un homme de parole. Un homme capable de
respecter un marché. Même si ce n’était pas facile.
Kitt l’avait entendu rentrer un peu plus tôt, et s’était demandé s’il
frapperait à sa porte avant de se coucher. Elle avait toujours du mal à
s’endormir dans un nouvel endroit, et même si elle y était arrivée, une
certaine petite fille n’aurait guère tardé à la réveiller. Elle avait
l’impression de ne pas avoir fermé l’œil de la nuit, et cela se remarquait
sans doute. Mais celui qui se tenait devant elle n’y prêtait probablement
aucune attention.
Elle a besoin d’être changée, déclara-t-elle, le bébé — dans les
bras, avant de retourner vers le lit. Je n’aurais jamais imaginé que les
bébés mouillent aussi souvent leur couche…
O’Rourke sourit et repoussa la mèche qui lui barrait le front.
Comme vous dites, mon — cœur ! On n’a pas fini, qu’il faut déjà
recommencer !
Pendant qu’elle changeait Shawna, il regarda autour de lui. A
l’instar du reste de l’appartement, la chambre était elle aussi
métamorphosée. La fée n’avait pas chômé ! Il reporta son attention sur
elle, prêt à lui en faire la remarque. Mais aucun son ne franchit ses
lèvres.
Kitt était penchée au-dessus de l’enfant, lui offrant sans le savoir
une vue saisissante de son décolleté. Il lui fallut quelques secondes
pour se ressaisir.
Qu’avez-vous fait — dans l’appartement ? lui demanda-t-il après
s’être éclairci la voix.
Elle leva brièvement les yeux sur lui, et trouva étonnant qu’il fixe le
mur opposé.
Puisque je disposais d’un peu de temps, je me suis bornée à — le
rendre habitable.
Je croyais vous avoir suggéré de vous reposer, — pendant que le
bébé dormait.
Ce n’était pas ainsi que cela s’était passé. Incapable de supporter
la vue de ce désordre, elle avait commencé à ramasser quelques
objets. Puis de fil en aiguille, elle avait rangé et nettoyé l’appartement
de fond en comble. Et malgré tout le travail abattu en quelques heures,
elle n’avait pas réussi à s’endormir.
Je suppose que j’ai dû — finir par m’ennuyer, lui répondit-elle avec
un haussement d’épaules. Je ne suis pas du genre à rester longtemps
inactive.
Moi non plus. Mais je n’ai — jamais été poussé par un vent de folie
ménagère ! En tout cas, vous avez accompli des miracles. Cet
appartement n’a jamais été aussi propre. Même le jour où j’y ai
emménagé.
Je veux bien le croire. Il y avait dans le — réfrigérateur des…
choses qui avaient l’air de dater de l’ère préhistorique ! Vous ne le
nettoyez donc jamais ?
Je pensais qu’il suffisait de le — vider pour qu’il s’« auto-nettoie » !
répliqua-t-il, sarcastique.
Son regard fut alors attiré par la table de nuit. Lorsqu’il était parti,
elle tâche dont il disparaissait sous une pile de chemises à envoyer au
nettoyage — se promettait tous les jours de s’acquitter. Ce linge sale
avait été remplacé par une série de photographies encadrées,
disposées en demi-cercle.
Kitt remarqua ce qui avait attiré l’attention de O’Rourke, et se
mordit la lèvre. Il n’appréciait peut-être pas qu’elle ait pris de telles
libertés chez lui.
Je les ai trouvées sous le lit, dit-elle. Quand je passais —
l’aspirateur.
Il s’était souvent demandé ce qu’il était advenu de ces photos. Il
prit celle de la plus jeune de ses sœurs, Beth, l’observa quelques
instants en silence, puis se tourna vers Kitt.
Merci. J’avais — l’intention de le faire, marmonna-t-il.
Il avait toujours du mal à exprimer sa gratitude.
C’est ce que j’ai pensé. Drôle d’endroit pour — ranger ses photos…
Et au fait, si vous cherchez vos vêtements, vous les trouverez dans l’un
des placards prévus à cet effet. Impossible de me rappeler où ils
étaient, après les avoir lavés !
Il la fixa, ébahi.
Vous avez lavé mes vêtements ? —
C’était soit cela, soit les — déposer en bas, à côté de la poubelle !
Cette réplique le fit rire aux éclats.
Vous avez la langue bien acérée, Kitt avec deux T ! Vous — auriez
plu à ma mère.
Ces mots restèrent suspendus dans l’air longtemps après qu’il fut
reparti dans le bureau. La jeune femme ne savait trop qu’en penser. Ni
que penser de son « futur mari ».
Kitt repoussa en arrière le minuscule chapeau de dentelle rose que
portait Shawna pour l’occasion. Serrée contre son sein, la petite fille
s’agita et grogna.
Sans doute était-elle effrayée par le rythme accéléré des
battements de son cœur, songea la jeune femme. Elle tenait dans sa
main libre un petit bouquet de roses thé, que lui avait offert O’Rourke le
matin même. Il s’était occupé de tout. Même de leur tenue de mariage,
à Shawna et à elle.
Kitt retint son souffle. Le prêtre prononçait ces mots capitaux qui la
lieraient au séduisant inconnu qui se tenait à son côté.
Elle n’avait pas imaginé que la cérémonie la rendrait nerveuse.
Après tout, leur mariage n’avait d’autre valeur que celle d’une
association dont ils tireraient tous deux bénéfice.
Elle était ingénieur en aérospatiale, et retrouverait bientôt un
emploi. En théorie, du moins. Car il n’en restait pas moins qu’elle était
aussi jeune mère, et que les compagnies préféraient embaucher du
personnel plus disponible. Ce qui lui rendrait la tâche plus difficile, elle
le savait.
Et comme Jeffrey l’avait dépouillée de tout son argent, excepté ce
qu’elle avait ce jour-là dans son porte-monnaie…
Elle se retrouvait donc devant l’autel d’une ravissante église de
Bedford, face à un prêtre aux allures de chérubin, qui prononçait ces
mots mêmes qu’elle avait toujours rêvé d’entendre un jour. Mais pas
dans ces conditions.
Le moment crucial où ils devaient prononcer les vœux d’amour et
de fidélité, ainsi qu’échanger les alliances, arriva. Malgré la légère
sensation de vertige qu’elle éprouvait depuis le début de la cérémonie,
Kitt ne put s’empêcher de penser que O’Rourke avait fière allure dans
ce costume marine, cette chemise blanche et ce nœud papillon. Il
faisait un beau jeune marié.
Le sien.
Quel dommage que…
« Ne glisse surtout pas sur cette pente dangereuse, pauvre folle !
Ce n’est pas ce qui a été convenu entre vous. Tu dois lui témoigner de
la loyauté. Et de la reconnaissance, aussi. Rien de plus. »
… pour mari ? —
Elle s’aperçut alors que le prêtre ainsi que l’assistance attendaient
sa réponse.
Je le veux. —
Les mots s’étranglèrent presque dans sa gorge.
Mais elle n’était pas la seule à être bouleversée. O’Rourke semblait
lui aussi très ému. Une épouse. Qui aurait pensé qu’il soit un jour nanti
d’une épouse ? Il fut sur le point de secouer la tête au mauvais
moment, tandis que le prêtre continuait à prononcer les mots qui les
uniraient devant Dieu et le Service d’Immigration.
Une épouse. Jamais il n’aurait et peut-être se imaginé vivre un
moment pareil. Certes, il avait aimé Susan — seraient-ils mariés —,
mais il ne croyait pas appartenir à cette catégorie d’hommes qui
n’envisagent pas l’avenir sans femme et sans enfants. Il était bien trop
occupé par ailleurs pour pouvoir accorder une place dans sa vie à une
femme, comme le lui avait fait remarquer Susan. Quant à la famille, il
considérait être assez loti de ce côté-là !
La vie vous réservait parfois de bien étranges surprises, se dit-il en
passant l’alliance à l’annulaire de la jeune femme. L’espace d’un
instant, il eut l’impression que tout se figeait autour de lui. Etaient-ce
des larmes qui luisaient dans les yeux de Kitt ? Les femmes avaient
quelquefois des réactions étonnantes. A croire qu’elle se mariait
vraiment.
Or ce mariage était factice. Légal mais factice. Kitt était désormais
son associée. Au même titre que Simon.
Simon n’aurait toutefois jamais eu l’air aussi attirant dans ce
tailleur écru. Quand O’Rourke s’était rendu dans la boutique de
confection féminine, il avait choisi ce tailleur-là parce qu’il lui avait
semblé pratique. « Pratique » n’était pourtant pas le qualificatif qui lui
était venu à l’esprit quand il l’avait vu sur Kitt. L’étoffe soyeuse moulait
ses formes féminines de façon très suggestive. Elle avait glissé dans ses
cheveux quelques brins de gypsophile, et ressemblait ainsi à une
nymphe des bois.
Une nymphe des bois avec un bébé dans les bras. Celle qui portait
son prénom assistait au mariage de sa mère avec l’homme qui allait lui
donner son nom. Après en avoir longuement débattu avec Kitt, il l’avait
fait inscrire sur le certificat de naissance.
Shawna O’Rourke. Cela lui plaisait.
Kitt O’Rourke aussi.
Voilà qu’il s’égarait ! Cette union n’avait d’autre but que de lui
permettre de rester aux Etats-Unis pendant l’année à venir. Une année
suffirait pour assurer l’activité d’Emerald Informatique, qui deviendrait
une entreprise rentable. Ensuite, tout irait bien.
Il hasarda un autre regard en direction de la jeune femme. Il ne
s’était pas trompé. C’étaient bien des larmes qui étincelaient dans ses
yeux.
Tout irait bien pour tout le monde, rectifia-t-il. Car, sans l’aide de
Kitt, son projet aurait connu un triste sort. Aussi jugeait-il normal qu’elle
bénéficie elle aussi de ce succès qui, il en était sûr, l’attendait.
Au doigt de Kitt, l’alliance lui parut plus brillante encore et l’espace
d’un instant son cœur s’emballa.
Hé, — regardez par ici ! chuchota Jeremy Lathom, assez fort
toutefois pour qu’ils l’entendent.
Jeremy, le spécialiste en vidéo d’Emerald, braqua sur eux son
Caméscope. Par mesure de sécurité, O’Rourke avait décidé de faire
filmer le mariage. Il tenait à ce que tout soit parfait, et ne voulait rien
laisser au hasard afin d’éviter le moindre risque. Des risques, il en avait
assez pris dans ses jeunes années et cela lui avait servi de leçon. Ces
temps-là étaient bel et bien révolus.
Les mains croisées sur sa poitrine, le prêtre embrassa lentement la
salle du regard.
Si l’un d’entre vous s’oppose à cette — union entre Shawn Michael
et Katherine, qu’il le dise maintenant.
Kitt retint son souffle, priant le ciel que Sylvia ne se manifeste pas.
Le silence se fit, interminable.
Très bien, reprit enfin le prêtre. Je vous — déclare donc unis devant
Dieu et devant les hommes, par les liens sacrés du mariage.
Il se tut et attendit, tout sourires, la conclusion naturelle de la
cérémonie. Comme rien ne venait, il s’éclaircit la voix.
Vous — pouvez embrasser la mariée, Shawn Michael.
Kitt se raidit en entendant ces mots. Elle avait oublié cette partie-là
de la mise en scène. Elle n’avait cependant pas le droit de s’y
soustraire, sans quoi son rôle ne paraîtrait guère crédible aux yeux de
tout un chacun. Qui plus est, le « cameraman » attendait visiblement ce
moment clé.
Soit. Ils allaient donc s’embrasser.
Elle tendit le bébé à Sylvia, se tourna vers celui qui était désormais
son mari, et leva le visage vers lui. Elle ne savait trop ce qui allait
suivre. Elle espérait seulement ne pas fondre en larmes. Car elle avait
les nerfs à vif. Cette mascarade lui était plus pénible qu’elle ne l’avait
imaginé.
O’Rourke lui posa les deux mains sur les épaules et se pencha et
ceux qui regarderaient vers elle, résolu à convaincre toute l’assistance
— que ce mariage était un mariage d’amour. ensuite la cassette —
Ce qui se produisit alors n’était pas plus prémédité que prévu. Dans
un premier temps, O’Rourke s’évertua à ce que le baiser paraisse réel,
mais il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour s’apercevoir
qu’il était réel. Tout comme l’était la fougue que la jeune femme
suscitait en lui. D’instinct, il se rapprocha du gracieux corps féminin et
le serra contre lui.
« Oh ! Seigneur, Seigneur… »
Ces mots résonnaient dans l’esprit de Kitt, comme une litanie. Dans
quelle situation impossible s’était-elle encore mise ? Que lui arrivait-il ?
Pourquoi avait-elle la brusque impression que le sol tanguait sous ses
pieds ? Si O’Rourke ne l’avait pas tenue, elle aurait sans doute perdu
l’équilibre.
Toutes ces sensations étaient pourtant exquises. Elle était
consciente de s’abandonner avec plaisir à cette étreinte.
Elle entendit quelqu’un qui toussotait, au loin.
Mmm… Vous pouvez arrêter — d’embrasser la mariée, déclara le
prêtre, un éclat rieur dans le regard. Je ne suis pas certain d’être
autorisé à assister à de telles démonstrations d’affection…
Quelques rires fusèrent derrière eux.
Il ne — me reste plus qu’à vous souhaiter d’être heureux. J’ai le
pressentiment que cela ne devrait vous poser aucun problème !
Il leur lança un dernier regard plein de bienveillance et s’éloigna.
En proie à un sursaut de culpabilité, Kitt baissa les yeux.
Les effluves de chèvrefeuille de son eau de toilette avaient sur elle
des effets curieusement grisants. La façon dont il la tenait dans ses bras
tandis qu’ils dansaient, aussi. Chaque fibre de son corps était
consciente de la proximité de O’Rourke.
Pourtant, il ne la serrait pas de trop près. Il se comportait en parfait
gentleman.
Mais malgré cela…
Malgré cela, elle ne parvenait pas à chasser ce trouble, cette
nervosité qui augmentaient de minute en minute. C’était leur première
danse en tant que mari et femme. Ces termes étaient ceux-là mêmes
qu’avait utilisés le chanteur du petit orchestre. Encore une tradition
qu’elle aurait aimé respecter en d’autres circonstances…
Incapable de supporter plus longtemps le silence qui s’était installé
entre eux, la jeune femme formula la première pensée qui lui traversait
l’esprit.
Ce restaurant est charmant. —
« Et ta conversation des plus intéressante, ma pauvre Kitt ! »
O’Rourke acquiesça. Il s’efforçait de ne pas prêter attention aux
sensations qu’éveillait en lui le corps de sa compagne, tout près du
sien. Comme si c’était là sa place. Pensée absurde, qu’il attribua à
l’excès d’alcool. Si ce n’est qu’il n’avait bu qu’une coupe de
champagne, au moment où Simon avait porté un toast en l’honneur des
nouveaux mariés.
Il appartient à un lointain cousin de Simon. C’est — d’ailleurs lui qui
a loué la salle. Il m’a annoncé que c’était notre cadeau de noces.
Il lui avait été impossible d’en dissuader son ami, qui n’ignorait
pourtant pas que ce mariage était factice. Simon lui avait rétorqué que
si les autorités l’expulsaient, Emerald disparaîtrait et toute l’équipe se
retrouverait au chômage. Il considérait donc qu’il s’agissait là d’un
investissement.
Cousin ou pas, Kitt imaginait que la location de l’établissement
pour la réception n’avait pas dû être bon marché.
Très généreux de sa part, observa-t-elle. Est-ce que c’est lui aussi
qui a — trouvé l’orchestre ?
D’un geste du menton elle désigna le quatuor installé sur une
estrade, au fond de la pièce.
Oui. J’ai cru — comprendre que le bassiste était également l’un de
ses cousins.
Elle salua cette remarque d’un éclat de rire. Comme elle allaitait
Shawna, elle n’avait bu qu’un jus de fruits au moment du toast, mais se
sentait un peu ivre.
Quelle chance que Simon fasse partie d’une famille si —
nombreuse !
Elle aurait rêvé d’avoir une grande famille. Or il ne lui restait
désormais plus qu’un frère, qui avait la passion des voyages. Sa
dernière lettre était postée de l’Oregon. Mais cinq mois s’étaient
écoulés depuis, et Dieu seul savait où il se trouvait maintenant.
Maintenant, elle avait aussi Shawna.
Si c’était — moi qui avais été chargé de la partie musicale, il y
aurait eu un orchestre de joueurs de peigne ! déclara-t-il avec une
moue comique.
De… peigne — ?
Tu n’as jamais essayé ? On tient le peigne comme un harmonica,
et — on en fait résonner les dents avec ses ongles.
La veille au soir, O’Rourke avait suggéré qu’ils abandonnent le
vouvoiement, bien trop formel pour deux jeunes époux.
Kitt secoua la tête, amusée. Vu la façon dont il en parlait, O’Rourke
avait probablement utilisé cet instrument. Pourtant, elle avait du mal à
l’imaginer jouant du peigne !
J’ai bien peur que ma — propre expérience musicale se limite à
écouter la radio, lui dit-elle avec une grimace.
Il avait remonté le temps en esprit, et se retrouvait chez lui,
entouré de ces frères et sœurs qu’il prétendait insupportables mais qu’il
adorait.
J’interprétais souvent des chansons pour mes cadets, avec — un
peigne, afin de les divertir.
O’Rourke pensa à ces lointaines années. Il avait toujours fait de son
mieux pour aider ses parents. Mais cela n’avait pas suffi à les maintenir
en vie.
Il ferait mieux encore à présent. Il n’avait pas droit à l’échec.
Baissant les yeux sur la jeune femme, il se surprit à la fixer, et il lui
en coûta de reprendre la conversation où il l’avait laissée.
Il n’y avait pas beaucoup — d’argent à la maison quand nous
étions enfants, et il fallait bien trouver quelque chose pour amuser les
plus jeunes.
Un peigne ! Cet homme savait tirer parti de toute situation…
Tu m’as l’air très — débrouillard, observa-t-elle, sans chercher à
cacher son admiration.
Les compliments le mettaient toujours mal à l’aise. Il détourna le
regard et haussa les épaules.
« Nécessité fait loi »… —
Raison pour laquelle il lui avait proposé le mariage, songea-t-elle.
L’instant suivant, elle se demandait pourquoi cette pensée l’avait
plongée dans la tristesse. Il n’y avait aucune raison pour que ce qui
n’était qu’une constatation la rende triste. Sans doute encore une
question d’hormones. Quand daigneraient-elles la laisser en paix ?
Jusqu’à quand réagirait-elle de façon aussi exacerbée ?
Sylvia se matérialisa alors à côté d’eux, et posa une main sur
l’épaule de son amie.
Désolée de vous déranger, mais j’ai l’impression que quelqu’un —
a faim…
O’Rourke lui adressa un petit sourire.
Le buffet — n’attend que vous, Sylvia.
Je voulais parler d’une jeune fille du — nom de Shawna.
C’est bien ce que j’avais cru comprendre ! —
Il lâcha Kitt et s’éloigna sous le regard attentif de Sylvia, qui se
pencha vers Kitt pour chuchoter :
En rectifiant certains détails, il ne serait — pas si mal…
Kitt prit le bébé des bras de son amie.
Je — n’ai pas l’intention de rectifier quoi que ce soit, Sylvia. Tu
peux donc chasser ces pensées de ton esprit !
Quelles pensées ? se récria Sylvia, — image même de l’innocence.
Allons, je te connais… —
— C’était très réussi, lança Kitt d’une voix qu’elle trouva un peu
creuse, tandis qu’ils passaient le seuil de l’appartement de O’Rourke.
De leur appartement.
La porte se referma derrière elle, de manière irrévocable.
Tout lui semblait différent ce soir-là. Différent de la fois où
O’Rourke avait rapporté de son appartement les quelques objets et
effets personnels laissés par Jeffrey, afin qu’elle se sente ici davantage
chez elle. Différent aussi de la fois où il l’avait emmenée là, à sa sortie
de l’hôpital.
Kitt avait du mal à définir l’origine de ce sentiment. Elle se bornait
à le constater. A constater aussi qu’elle était tout particulièrement
nerveuse.
Après tout, elle était désormais Mme O’Rourke. Et s’il décidait
de… ?
Sans s’en apercevoir, elle retint son souffle.
Le regard dont elle l’enveloppa n’échappa pas à O’Rourke. La
tension qui habitait la jeune femme était presque palpable. Intrigué par
cette attitude, il en comprit soudain l’origine.
Elle avait peur.
De lui ?
Cette hypothèse éveilla sa colère. Que s’imaginait-elle ? Qu’il allait
profiter de la situation ?
Le baiser qu’ils avaient échangé dans l’église n’avait rien de
platonique, soit. Mais était-ce une raison pour qu’elle pense que… ?
Cette étreinte l’aurait-elle ébranlée elle aussi ? Ne serait-il pas le
seul à avoir éprouvé des sensations aussi fortes tandis qu’ils
s’embrassaient ? Voilà qui expliquerait sa gêne évidente.
Comme cette idée lui traversait l’esprit, toute trace de colère se
dissipa.
Il m’est arrivé d’assister à des fêtes d’une autre — envergure, dit-il
enfin, en réponse à la remarque qu’avait faite Kitt en entrant dans
l’appartement. Celle de Jimmy Allen, par exemple, qui a eu lieu juste
avant mon départ d’Irlande et a duré trois jours.
Trois jours ? Mais… les — mariés n’en avaient-ils pas assez ? Ne
leur tardait-il pas de…
Elle se tut soudain, consciente de ce qu’elle s’apprêtait à ajouter. Il
ne fallait surtout pas qu’elle lui mette certaines idées en tête…
S’il n’avait pas deviné ce qui allait suivre, les joues écarlates de la
jeune femme l’auraient mis sur la voie.
Le jeune couple nous a faussé compagnie — le premier soir, à
minuit. Et nous avons continué à boire en leur honneur.
Kitt n’avait jamais vu ses parents ingurgiter une seule goutte
d’alcool. Et si son frère en consommait, elle l’ignorait. De ce fait,
s’amuser en buvant était pour elle un concept totalement étranger.
C’est là ce que tu considères comme une fête réussie — ?
Au ton de sa voix, il devina qu’elle n’était pas une adepte des
boissons alcoolisées. Lui même se contentait aujourd’hui d’une ou deux
bières de temps en temps, mais il ne tenait pas pour autant à ce qu’on
lui fasse la morale. Kitt Dawson serait-elle le genre de femme à
sermonner son prochain ? se demanda-t-il en la dévisageant.
Ma foi, nous avons passé un bon — moment. Mais il paraît que ce
n’est rien, comparé à ceux que l’on passe avec l’être aimé. C’est du
moins ce qu’on m’a dit…, conclut-il avec un haussement d’épaules.
Ces mots suscitèrent la curiosité de Kitt, qui oublia combien elle
était fatiguée.
Tu n’as jamais rencontré la femme de ta — vie ?
Il n’avait pas la moindre envie de parler de Susan. Cette histoire
appartenait au passé.
Je n’ai jamais vraiment cherché non — plus.
qui Elle non plus n’avait jamais cherché son prince charmant —
s’était avéré n’être qu’un triste sire. Jeffrey et elle s’étaient rencontrés
par hasard, un jour d’orage. Ils avaient failli se percuter en se
précipitant vers le même abri.
Quelquefois on n’a pas besoin de chercher, on nous — trouve
quand même…
Eh bien, personne ne m’a trouvé ! Ecoute, il est — tard et je vois
bien que tu es fatiguée.
Shawna commençait à s’agiter dans ses bras. Elle avait dormi
pendant presque toute la durée de la réception, accumulant de
l’énergie, sans doute.
Si tu veux, je peux prendre — cette demoiselle avec moi pour la
nuit. Cela te permettrait de te reposer.
Il s’était exprimé d’un ton bourru, mais elle n’en appréciait pas
moins son geste pour autant.
Tu ne travailles pas, demain — ?
Si, mais cela ne me dérange pas. —
O’Rourke remarqua que la jeune femme hésitait. Etait-ce parce
qu’elle n’avait pas confiance en lui, ou plutôt parce qu’elle préférait ne
pas l’ennuyer ?
Ce ne serait pas — la première fois que je change un bébé, ajouta-
t-il.
Kitt soupira et enleva ses chaussures, perdant aussitôt huit
centimètres de hauteur.
Tu es un cas, Shawn Michael ! —
Sa mère seule avait coutume de l’appeler ainsi. Ses frères et sœurs
avaient tous opté pour O’Rourke.
Mon nom est O’Rourke, si cela ne t’ennuie pas. Et je ne pense pas
être un — cas, mais quelqu’un de simple et d’à peu près normal.
Simple ? Elle n’en était pas si sûre.
Merci pour la proposition, mais je pense — que je vais garder
Shawna avec moi ce soir.
Comme tu — voudras.
Il haussa de nouveau les épaules et se dirigea vers le couloir.
Kitt lâcha un petit soupir. Elle attendit qu’il ait disparu pour se
diriger vers la chambre.
Non, O’Rourke n’était décidément pas quelqu’un qu’elle qualifierait
de simple.
Avant de rejoindre les bureaux d’Emerald, O’Rourke tendit à Kitt
une feuille qu’il avait noircie durant ces longues heures de la nuit où il
avait en vain cherché le sommeil. Les pensées n’avaient cessé de
tourner dans son esprit, l’empêchant de trouver le repos. Des pensées
auxquelles était mêlée une jeune femme blonde et menue.
Cinq jours s’étaient écoulés depuis leur mariage. Une sorte de
routine s’était installée entre eux pendant ce bref laps de temps. Au
départ, O’Rourke ne savait trop qu’attendre de leur vie de couple. Sans
doute que rien ne change, puisqu’ils ne se considéraient pas vraiment
mariés l’un à l’autre.
Pourtant, il y avait eu des changements. Des changements subtils.
Il ressentait quelque chose de nouveau quand il rentrait chez lui le soir,
quelle que soit l’heure. Cet appartement n’était plus le sien. Il le
partageait avec deux autres personnes. L’une d’entre elles était certes
petite, mais cela ne changeait rien au fait qu’il ne vivait plus seul.
Et cela ne le gênait pas, bien qu’il fût très attaché à sa liberté.
D’autant que, la majeure partie de sa vie il l’avait passée entouré de
membres de sa famille. Aîné de six enfants, il n’avait eu sa propre
chambre que quand sa mère avait quitté ce monde.
Il avait toujours sa propre chambre, d’ailleurs, mais curieusement
cela le satisfaisait moins, songea-t-il en fronçant le nez. N’était-ce pas là
une réaction somme toute naturelle, pour un homme vivant sous le
même toit qu’une charmante personne du sexe opposé ? Jusqu’ici, il
avait toujours été trop occupé pour prêter attention à ce genre de
futilités.
Plus maintenant.
Qui plus est, la charmante jeune personne en question savait
cuisiner. Il ne s’y attendait pas. Il ne pensait pas trouver des repas prêts
tous les soirs, en rentrant du bureau. Cette habitude, il l’avait perdue
depuis qu’il avait quitté l’Irlande.
Pressée de découvrir le contenu de cette missive, Kitt plaça
Shawna contre son épaule et prit la feuille de papier que lui tendait
O’Rourke.
Il n’avait quasiment rien mangé au petit déjeuner, remarqua-t-elle
en lançant par-dessus son épaule un regard vers la table. Elle avait eu
l’intention de se joindre à lui, mais le bébé en avait vite décidé
autrement.
Les sourcils froncés, elle fixa la liste qu’il venait de lui remettre.
De quoi — s’agit-il ?
O’Rourke avait pourtant cru, en rédigeant cette liste, que son
propos paraîtrait évident.
Tu ne le vois donc pas ? —
De l’index, il pointa la première ligne.
« Couleur préférée : le bleu. — » J’ai noté là tout ce que j’aime, et
aussi tout ce que je n’aime pas.
Mmm… Et pourquoi as-tu jugé utile de me donner ceci ? —
Comme si cela ne suffisait pas qu’il n’ait quasiment pas fermé l’œil
de la nuit à cause d’elle, elle allait en plus le faire arriver en retard !
Parce — qu’il y a là tout ce que tu es censée savoir à mon sujet, au
cas où l’agent du Service d’Immigration déciderait de vérifier ce genre
de détail, lui répondit-il avec un soupir.
Kitt releva la tête. Ce cher O’Rourke ne semblait pas s’être réveillé
de très bonne humeur ce matin-là.
Pourquoi ne — t’es-tu pas contenté de me le dire ?
Il n’en saisissait pas l’intérêt. Les paroles s’oubliaient si facilement.
Susan n’avait-elle pas oublié les mots qu’il avait prononcés un certain
jour, à l’ombre du vieux chêne où les gens venaient depuis des
décennies échanger des serments d’amour ?
« Attends-moi, Susan. Je nous prépare une vie de rêve… »
Cette méthode — m’a paru plus efficace.
Kitt balaya la liste du regard. Elle était claire. Et froide.
Plus impersonnelle aussi, si tu veux mon — avis.
Mais après tout, si c’était là la tournure qu’il voulait donner à leur
relation…
La jeune femme soupira à son tour, plia la feuille et la glissa dans la
poche arrière de son jean.
Dois-je comprendre que — tu attends en retour une liste semblable
de ma part ?
La main sur la poignée de la porte, il s’arrêta net.
Pourquoi ? —
Comment était-ce possible qu’un homme apparemment si brillant
ait parfois une vision aussi limitée des choses ? Elle trouvait pourtant
attachante cette façon qu’il avait de se considérer comme étant le seul
problème…
« Hé là, ne t’égare pas ! Tu n’as pas à t’attendrir sur lui. Cet
homme est pour toi une sorte d’associé, rien de plus. »
Eh bien, je suppose que ce même — agent risque de te poser des
questions à mon sujet, non ? Le mariage est une route à deux voies !
Il porta la main à son front en grimaçant.
Je n’avais pas pensé à cela ! —
A quoi donc ? — Que le mariage est une route à deux voies, ou
que tu devrais connaître certaines choses à mon sujet ?
Elle affichait un sourire amusé, et il fallut à O’Rourke quelques
secondes pour se concentrer sur sa réponse.
La — dernière partie, grommela-t-il.
Il pensait à ses parents. Aux rares moments de quiétude et de
bonheur qu’ils avaient partagés.
D’ailleurs, le mariage n’est pas une route à deux voies mais une
gigantesque — autoroute, avec des bolides qui vous arrivent de toute
part ! s’entendit-il ajouter.
Kitt discerna de l’amertume dans sa voix. Elle ignorait en fait bien
des choses de cet homme pour lequel elle avait accepté de mentir.
Es-tu sûr de n’avoir jamais été marié ? —
Certain. Mon — rôle s’est borné à être une seule fois témoin.
Sur ce, il ouvrit la porte. A l’heure qu’il était, il aurait dû se trouver
à mi-chemin de son bureau.
D’accord, dresse une liste. —
Témoin… C’était là une drôle de réponse. Kitt comprit toutefois
qu’elle n’obtiendrait rien de plus si elle l’interrogeait sur ce point. Dans
l’immédiat, du moins.
J’aimerais autant te dire tout cela. —
Leur rendez-vous avec l’agent du Service d’Immigration aurait lieu
dans deux jours.
J’ai peur de — ne pas trouver le temps nécessaire à cette
conversation, lui répondit-il en toute honnêteté.
Il s’était tourné vers elle et caressa la joue du bébé, qui gazouilla.
Si tu me remets une liste, je pourrai — l’apprendre quand je
disposerai de quelques minutes de liberté.
La jeune femme le dévisagea en silence.
A t’entendre, on croirait que — tu prépares un examen.
Je prépare bel et bien un examen. —
Il disparut et elle referma la porte en soupirant. Il ne lui restait plus
qu’à finir son petit déjeuner seule.
Elle l’attendit. Il ne rentra cependant pas à 19 heures, comme il en
avait l’habitude, mais à 22 heures. Après s’être inquiétée de ce retard,
Kitt s’était moquée d’elle-même. Elle n’allait quand même pas se
comporter comme une épouse classique ? Non, bien sûr. O’Rourke était
pour elle un peu comme un ami, rien de plus, déclara-t-elle à l’intention
de Shawna, qui la gratifia d’un regard grave.
Il venait tout juste de passer le seuil, qu’elle le rejoignit et lui
présenta sa propre liste. Elle n’avait pas eu beaucoup de mal à
mémoriser celle qu’il lui avait remise le matin même, pendant les
nombreuses siestes de Shawna.
Je suppose qu’ils ne — se contenteront pas de cela, observa-t-elle.
Comme il levait sur elle un regard vide, elle précisa :
Les gens du Service — d’Immigration.
Il pensait qu’elle dormirait, à cette heure. A vrai dire, il l’espérait.
Quelque chose l’avait préoccupé pendant toute la journée, et il ne
savait pas trop quoi. Cette nervosité, il l’avait attribuée à l’imminence
du rendez-vous avec le Service d’Immigration. Mais au fond de son être,
où il avait toujours fait preuve d’honnêteté envers lui-même, il était
conscient que cette épreuve n’était pas seule en cause. Il préférait
néanmoins ne pas trop s’interroger sur ce point.
Ah ?, murmura-t-il. Mais — encore ?
Elle remarqua qu’il se dirigeait vers le salon, et le prit par la
manche pour le guider vers la cuisine, où elle avait gardé son repas au
chaud dans le four. Là, elle l’invita à s’asseoir.
Ils risquent de — nous poser des questions sur la façon dont nous
nous sommes connus, par exemple, lui répondit-elle tout en sortant du
four une marmite. Sur ce qu’il y a d’original dans notre relation. Tu sais
bien, tous ces petits détails qui constituent le quotidien d’un couple.
Tu souhaiterais donc que nous — accordions nos violons, comme
on dit.
Après s’être servi une tasse de café, Kitt s’assit en face de lui.
En quelque sorte. —
Du pot-au-feu. Elle avait préparé un pot-au-feu. Son plat préféré.
Voilà qui prouvait qu’elle avait lu sa liste. O’Rourke eut du mal à
réprimer un sourire de satisfaction.
Soit. Alors, comment nous sommes-nous rencontrés — ?
Kitt entoura la tasse de ses deux mains.
Un violent — orage a éclaté. Nous avons couru tous les deux vers
le même abri, si vite que nous avons failli nous percuter. Tu m’as
retenue, et depuis nous ne nous sommes plus quittés.
Le pot-au-feu était excellent. Il savoura lentement la première
bouchée de viande fondante.
Charmant. Tu viens d’inventer — cette histoire ?
Non. —
Remuer ainsi le passé était absurde, se dit-elle en baissant les yeux
sur sa tasse. A moins d’en tirer la leçon qui s’imposait : ne plus jamais
se fier à son cœur.
C’est — ainsi que nous nous sommes connus, Jeffrey et moi. Tout
est vrai… sauf la fin, conclut-elle avec un sourire froid.
Elle souffrait. Nul besoin d’être fin psychologue pour le deviner.
O’Rourke serra plus fort sa fourchette entre ses doigts. Il ignorait d’où
lui venait cette envie subite de protéger la jeune femme. Sans doute
une vieille habitude qu’il avait prise avec ses sœurs. Mais il n’en était
pas si sûr.
Si tu veux mon avis, ce rustre ne te méritait — pas.
Cette réaction, à laquelle elle ne s’attendait pas, lui plut.
Et pourquoi donc ? —
Un type capable d’abandonner — une femme enceinte, en la
dépouillant de ses biens par-dessus le marché, devrait être exposé sur
la place publique !
Bien qu’extrémistes, ces propos la réconfortèrent.
As-tu toujours été un preux chevalier, prêt à voler — au secours
des princesses en péril ? Si toutefois on peut me considérer comme une
princesse…
Il lâcha un petit rire.
Aux yeux de ma — mère, j’étais plutôt un ange noir ! Une canaille,
si tu préfères.
Il n’y avait aucune rancœur dans sa voix. De l’affection, plutôt. Ces
quelques jours de vie commune ne permettaient pas à Kitt de prétendre
connaître O’Rourke, mais elle avait compris qu’il était doté d’un solide
sens de la famille. Ses nombreuses allusions à ses frères et sœurs en
étaient la preuve. Il citait souvent sa mère, aussi. Et il parlait toujours
des siens avec un indéniable amour.
Je doute qu’elle l’ait pensé réellement, dit-elle avec — douceur.
Moi aussi. —
Il s’éclaircit la voix et reprit d’un ton brusque.
Bien, si nous en finissions avec cette affaire ? Que — voudrais-tu
ajouter encore ?
Il ne semblait pas étonné qu’elle prenne la direction des opérations,
ce qui, vu sa nature bourrue, la surprit. Satisfaite, elle lui raconta
l’histoire qu’elle avait inventée.
Bien. Nous nous connaissons donc depuis deux ans, mais tu — n’as
jamais eu très envie de te marier. Et puis Shawna est née, et il t’a suffi
de la regarder pour changer d’avis. Tu as décidé qu’il était temps de
faire de sa mère une honnête femme.
Ce scénario lui rappela les propos que lui avait tenus le policier, ce
fameux soir. Il éclata de rire.
Excellent ! —
Merci. Je n’utilise malheureusement pas assez mon — côté créatif,
dans ma vie professionnelle.
Pourquoi donc — ?
Parce qu’on ne demande pas à un sérieux ingénieur en
aérospatiale — de faire preuve de créativité.
Kitt remarqua qu’il avait presque fini son assiette, et s’en réjouit.
On attend de nous qu’on envisage les — pires des catastrophes, et
qu’on calcule les probabilités qu’elles auraient de se produire.
O’Rourke l’examina.
C’est un travail qui ne — te ressemble pas.
Un fois son diplôme d’ingénieur en poche, Kitt avait commencé à
prospecter dans d’autres secteurs que l’aérospatiale. Mais on lui avait
fait cette proposition, et elle l’avait acceptée parce qu’elle n’avait pas
les moyens de se montrer trop difficile, avec son crédit étudiant à
rembourser.
Je n’ai pas vraiment choisi cette voie. Et puis, de fil — en aiguille…
Pourquoi ne changerais-tu pas, si cette activité ne te — plaît pas ?
Il pensa au risque énorme qu’il avait pris lui-même en quittant la
ville minière où il avait toujours vécu, en tournant le dos au poste qui l’y
attendait à la fin de ses études. Mais il avait d’autres projets. Des
projets qui exigeaient des sacrifices de sa part et de celle de ses
proches. Des projets qui nécessitaient des études supérieures.
D’autant plus que — tu es sans emploi, en ce moment, insista-t-il.
Le moment paraissait idéal pour qu’elle se montre plus exigeante.
Kitt haussa les épaules. C’était plus facile à dire qu’à faire. Les
références inscrites sur son curriculum vitæ la bloquaient dans un
domaine spécifique. Or, faux mariage ou pas, elle ne tenait pas à
dépendre trop longtemps de O’Rourke, d’un point de vue matériel. Elle
souhaitait retrouver son indépendance financière, et ce, dès que
Shawna serait en âge d’être confiée à une nourrice.
Quand on est — dans un certain créneau…, commença-t-elle.
On en change ! Jusqu’à — ce qu’on trouve celui qui nous convient.
Elle finit sa tasse de café, et la posa devant elle.
Je n’aurais jamais vu en toi quelqu’un — d’aussi optimiste…
Ce n’est pas de l’optimisme mais du sens — pratique.
Si tu le dis… —
Je l’affirme. —
Kitt sortit de sa poche la feuille qu’il lui avait remise le matin, la
déplia et y nota en lettres capitales : « DOIT TOUJOURS AVOIR LE
DERNIER MOT. »
O’Rourke se pencha pour voir ce qu’elle avait écrit, et secoua la
tête.
Non. —
Elle esquissa un sourire, consciente d’avoir marqué un point.
O’Rourke ne la quittait pas du regard. Il soupira, puis éclata de rire.
Ma foi, il se pourrait bien que ça marche, mon — cœur ! lança-t-il.
« Il m’appelle “mon cœur” au lieu d’utiliser mon prénom », ajouta-t-
elle mentalement à la liste.
Et la sensation de bien-être qu’elle ressentait depuis qu’il était
rentré s’accentua.
Les bureaux des Services d’Immigration et Naturalisation étaient
situés dans un immeuble moderne, au cœur d’Orange County.
Il n’y avait rien d’intimidant dans cet immeuble de huit étages,
mais la jeune femme eut l’impression que ses jambes flageolaient
quand elle descendit de la camionnette. Déjà de son côté, O’Rourke
détachait les liens du siège bébé.
Comme il soulevait Shawna dans ses bras, il se rembrunit. Il avait
conscience d’utiliser la petite fille, et cela ne lui plaisait pas. Cela
donnerait certes plus de poids à leur version des faits, mais mêler un
être aussi innocent à un mensonge…
Car il n’était pas son père, contrairement à ce qu’il s’apprêtait à
déclarer devant l’agent qui les interrogerait. Et il n’était pas non plus
amoureux de sa mère. Encore que, s’il disposait d’un peu plus de
temps, leur relation pourrait…
Non ! se dit-il en refermant d’un geste sec la portière de la
camionnette. Envisager une chose pareille était ridicule. Il n’avait ni le
temps ni le savoir-faire. Il était doué pour les systèmes informatiques,
pas pour les histoires d’amour. N’en avait-il pas déjà eu la preuve ?
Ils gravissaient les premières marches de l’édifice quand Kitt lui
posa la main sur le bras.
Attends…, — souffla-t-elle.
Il baissa les yeux sur la jeune femme. Aurait-elle changé d’avis ?
Allait-elle lui dire maintenant qu’elle n’était pas prête à le suivre dans
cette aventure ? Il avait déjà obtenu un délai de quelques jours parce
que Shawna était un peu mal en point, ce qui empêchait sa mère
d’assister à cet entretien. S’il appelait pour remettre ce rendez-vous ne
serait-ce qu’au lendemain, il serait dans l’illégalité.
Que se passe-t-il — ?
Il s’était adressé à elle en s’efforçant de cacher son irritation.
Comment dois-je t’appeler ? —
Un sourcil levé, il l’enveloppa d’un regard interrogateur.
Je t’ai toujours appelé — O’Rourke jusqu’ici, mais cela me semble
un peu froid. Je doute que beaucoup de femmes appellent leur époux
par leur patronyme.
Il lui sourit.
C’est pourtant ainsi que ma mère appelait mon père, mais si — tu
juges Shawn Michael préférable, je suppose que je réussirai à le
supporter pendant la durée de l’entretien.
Pendant la durée de l’entretien. Difficile de se méprendre. Kitt se
demanda pourquoi cela l’ennuyait à ce point. Car cela l’ennuyait. A
croire qu’il essayait d’accentuer entre eux la distance qui existait déjà.
D’ailleurs, pourquoi cette distance n’existerait-elle pas ? Ils étaient
des étrangers l’un pour l’autre.
Va pour Shawn Michael, — dit-elle. J’espère que je n’oublierai
rien…
Il lui passa le bras autour de la taille et reprit la montée des
marches avec un calme délibéré. Son avenir et celui de ses proches
dépendaient de ce qui allait suivre.
Il n’y a pas tant de détails que cela à garder en mémoire. Tu verras,
ce sera — fini avant que tu t’en aperçoives.
Il lui avait menti.
Cet entretien n’avait rien d’une simple formalité. Kitt avait
l’impression d’être entrée depuis des heures dans ce bureau, et de ne
pas être près d’en sortir. Comble de malheur, O’Rourke ne se tenait pas
à son côté.
L’agent chargé de leur dossier, un homme grand et maigre aux
allures de Don Quichotte, leur avait expliqué qu’ils devaient être
interrogés d’abord séparément, puis ensemble.
O’Rourke était passé en premier et, en attendant son tour, Kitt
avait eu tout le loisir de s’énerver davantage encore.
Lorsqu’elle fut enfin invitée à entrer dans le bureau, elle garda les
yeux rivés sur le visage de l’homme qui l’assaillait de questions, afin de
deviner si ses réponses le satisfaisaient ou pas. Ses traits ne
trahissaient cependant ni froideur ni sympathie. Il était impassible.
Même quand il regardait Shawna et lui posait des questions sur le bébé.
Il notait tout ce qu’elle disait. Au bout d’un temps infini, il reposa
son stylo.
Vous — paraissez mal à l’aise, madame O’Rourke, observa-t-il en
refermant la chemise en carton où il avait rangé ses notes. Pour une
raison particulière ?
Sur le point de protester, la jeune femme se ravisa. Mieux valait
jouer cartes sur table. Elle serait plus crédible.
Comme Shawna commençait à s’agiter, elle se mit à la bercer.
Eh bien, voyez-vous, monsieur… Rutherford, — reprit-elle après
avoir lu le nom sur la plaque posée sur le bureau, cette situation me
rappelle certains films policiers que l’on passe à la télévision. On
interroge les suspects séparément afin de comparer ensuite leurs
déclarations.
Cet aveu laissa M. Rutherford imperturbable.
Vous avez l’impression d’être traitée comme « un suspect » ? —
La jeune femme redressa le menton.
Un peu, je ne vous le cacherai pas. — Et ce, parce que j’ai eu la
malencontreuse idée de tomber amoureuse d’un honnête homme, dont
le seul défaut consiste à ne pas être né aux Etats-Unis. Je n’aurais pas
été soumise à cet interrogatoire si j’avais épousé, par exemple, un
malfaiteur récemment libéré sur parole.
Comme elle parlait, elle s’aperçut qu’elle ne feignait pas
l’indignation. Elle était bel et bien scandalisée par le traitement dont
faisait l’objet O’Rourke !
Je ne — trouve pas cela très juste, monsieur Rutherford.
La vie elle-même — n’est pas juste, madame O’Rourke. Notre seul
moyen de la rendre le plus juste possible est de veiller à ce que
certaines règles soient respectées. Cet entretien entre dans le cadre
des règles en question.
Les petits yeux sombres se rétrécirent derrière les lunettes à fine
monture d’acier.
Vous n’ignorez pas, j’imagine, que nous n’apprécions pas les faux
mariages — destinés à permettre à un étranger de rester dans notre
pays.
En — effet, lui répondit-elle sans se départir de son air outragé.
Vous — savez aussi sans doute que les personnes qui acceptent,
pour des raisons X ou Y, d’aider ces étrangers sont considérées comme
coupables au regard de la loi, et risquent une peine de…
Ma fille a besoin de son père, déclara-t-elle — d’un ton ferme,
ignorant le pincement qu’elle venait de ressentir à l’estomac.
Soit. —
Avec un léger hochement de tête, Rutherford se leva et, sans
ajouter un mot, quitta la pièce.
Le cœur battant à tout rompre, Kitt embrassa sa fille sur le front. Et
si l’agent allait chercher l’un des nombreux hommes en uniforme
qu’elle avait vus dans les couloirs ?…
Il ne fut pas long à revenir. Et ce n’était pas un représentant de la
loi qui l’accompagnait, mais O’Rourke. Intérieurement, elle poussa un
soupir de soulagement.
Son regard trahissait la compassion quand il lui prit la main et
s’assit à côté d’elle.
Rutherford se réinstalla à son bureau, et les fixa en silence.
Vous avez répondu de façon identique à — toutes les questions qui
vous ont été posées, déclara-t-il enfin. Presque trop identique, diraient
certains.
Il marqua une pause, laissant à ces mots le temps de faire leur
chemin. Et il esquissa alors le sourire le plus infime qu’ait jamais vu Kitt.
Je serais enchanté que mon épouse me — connaisse aussi bien que
vous semblez connaître votre mari, madame O’Rourke. Je ne vois
aucune raison de poursuivre cet « interrogatoire ».
La jeune femme se mordit la lèvre pour ne pas laisser échapper un
cri de joie. Cette épreuve était donc terminée !
O’Rourke haussa un sourcil, puis se tourna vers elle. Kitt s’aperçut
alors que Rutherford avait employé à dessein le mot qu’elle avait elle-
même utilisé un peu plus tôt. Cela ne risquait-il pas d’avoir un effet
négatif sur le résultat de l’entretien ?
Ecoutez, — je n’avais pas l’intention…, commença-t-elle.
Mais l’agent leva la main pour l’interrompre.
Vous avez raison, ceci est une sorte d’interrogatoire. — Nous ne
pratiquons pas la torture, mais notre but est de traquer le mensonge, si
mensonge il y a.
Il marqua une nouvelle pause et les regarda longuement tour à
tour. Kitt décida alors qu’elle ne serait jamais à l’aise en présence de
cet homme.
Vous m’avez convaincu que ce mariage était — destiné à offrir un
vrai foyer à cette petite fille. Je tiens à vous informer que nous vous
rendrons visite une ou deux fois dans l’année à venir, afin de vérifier
que vous avez été loyaux envers nous.
O’Rourke acquiesça. Il n’en attendait pas moins du Service
d’Immigration.
Et si nous — découvrions qu’il s’agit d’un mariage frauduleux…
Ce n’en est pas — un, déclara Kitt.
O’Rourke, qui tenait toujours sa main dans la sienne, remarqua
qu’elle était glacée et la serra.
Je l’espère, dit — Rutherford, parce que en toute honnêteté je
trouve que vous formez un couple parfait. Comme vous vous en doutez,
j’ai vu défiler bon nombre de couples dans ce même bureau. Aucun ne
m’a jamais donné l’impression d’être aussi uni que vous l’êtes. Je
suppose que la présence du bébé n’y est pas étrangère.
Après avoir adressé un sourire bienveillant à Shawna, il darda une
dernière fois son regard sur l’homme et la femme assis en face de lui.
Bien, j’ai — décidé d’accéder à votre demande, monsieur
O’Rourke. Si vous étiez venu dans ce pays dans le seul but d’épouser
Mme O’Rourke, vous auriez dû attendre trois ans pour obtenir la
nationalité américaine. Toutefois, comme vous résidez ici depuis quatre
ans, cela annule la clause. Vous devrez bien entendu remplir un certain
nombre de formulaires, mais vous pouvez désormais vous considérer
comme un citoyen américain.
Un sourire plaqué sur ses lèvres, O’Rourke avala sa salive. Ces
mots dont il avait rêvé, il les entendait enfin !
Je — dois ajouter, reprit l’agent d’un ton sec, que si vous décidiez
au cours de l’année à venir que vous n’êtes pas faits l’un pour l’autre et
que vous désirez divorcer, vous seriez expulsé, monsieur O’Rourke. Et
dans les plus brefs délais. Ai-je été clair ?
Oui, monsieur. —
Le regard déjà posé sur un autre dossier, Rutherford tendit la main
vers la porte.
Parfait, — monsieur O’Rourke. Je crois qu’il est temps que vous
rameniez cette jolie petite fille à la maison.
O’Rourke, qui s’était levé, attira en souriant sa femme contre lui.
C’est bien mon intention, monsieur. —
Rutherford leva les yeux sur le couple.
Je faisais allusion au — bébé…
Ils décelèrent une ombre de sourire sur ses lèvres, mais
s’empressèrent néanmoins de quitter la pièce.
Sylvia, nous ne sommes pas mariés. Enfin, si, — mais…
Exaspérée, elle leva les bras au ciel.
Bon sang, — pourquoi faut-il que tu compliques davantage encore
la situation ?
J’essaie au contraire de la présenter sous son angle le plus
favorable, — répliqua Sylvia. Cet homme a la tête sur les épaules. Des
épaules carrées, sur un torse bien proportionné. Comme le reste,
d’ailleurs.
Ah, parce — que tu…
Je ne suis pas aveugle, Kitt. Et je ne sais pas comment — sont les
femmes dans son pays, mais dans le mien, quand on voit un spécimen
pareil, on lui jette un filet dessus et on ne le laisse surtout pas échapper
!
Elle savait où voulait en venir son amie. Elles avaient déjà eu ce
genre de conversation dans le passé.
Ecoute, nous avons passé un — marché, O’Rourke et moi.
Bien sûr, bien sûr. —
Mais Sylvia ne l’écoutait plus, tout occupée qu’elle était à chercher
des chaussures qui aillent avec la robe.
Ah, voilà ! s’exclama-t-elle, triomphante, en — brandissant une
paire d’escarpins à talon vert bouteille. Ce sera parfait avec cette robe
de soie. Le vert rappelle celui des motifs. Il te trouvera irrésistible, j’en
suis sûre !
Comme Kitt s’apprêtait à protester de nouveau, Sylvia avança vers
elle et lui posa la main sur l’épaule.
Il y a cent ans, les mariages de raison étaient monnaie courante.
Ceux qui en — la famille, en général — pensaient que l’amour finirait
étaient à l’origine — par sceller cette union. Tu m’as dit que tu aimais
tout ce qui avait trait à l’histoire.
A lire, pas à vivre ! Sylvia, ajouta-t-elle en — soupirant, j’apprécie
ta gentillesse, mais compte tenu de mon inaptitude à avoir une vie
sentimentale normale, je préfère m’abstenir.
Je te trouve — bien défaitiste ! Tu ne vas tout de même pas entrer
dans les ordres à cause d’une mauvaise expérience ?
Kitt eut une grimace comique.
Je n’irai peut-être pas jusque-là, en effet ! Mais tu as très bien
compris ce — que je voulais dire.
Je ne te demande pas de lui sauter au cou, — seulement de
prendre le temps de mieux le connaître. Tu mérites d’être heureuse.
Shawna aussi.
Occupe-toi bien de ma fille ce soir, et je serai très — heureuse.
Lâchant un long soupir, Sylvia la fixa, les poings sur les hanches.
Tu es têtue comme une mule ! —
Il — paraît…
O’Rourke ne se rappela que trop tard qu’il aurait dû rentrer chez lui
à 17 heures, ou même avant. Mais la réunion téléphonique prévue à 15
heures s’était éternisée, et ensuite, Alfred, le jeune génie en
informatique qu’il avait embauché récemment, était venu l’informer
d’un gros problème rencontré avec le programme sur lequel il
travaillait.
Kitt et la soirée qu’ils devaient passer ensemble s’étaient
retrouvées reléguées au fond de sa mémoire. Jusqu’à présent.
Submergé par la culpabilité, O’Rourke décrocha en hâte le
téléphone et composa le numéro de l’appartement. Il dut attendre trois
sonneries avant que la voix de Kitt ne résonne dans le combiné.
Allô ? —
Elle semblait triste, et il se demanda si le bébé était souffrant.
Je suis désolé, mon cœur, lança-t-il sans — préambule. Nous avons
été confrontés à un autre virus, et je n’ai pas vu le temps passer.
Le petit bruit qu’il entendit sur la ligne ressemblait à un soupir.
Ce n’est pas très grave. J’ai dit à Sylvia qu’elle — pouvait repartir.
Elle ne précisa pas qu’elle avait dû insister maintes fois auprès de
son amie pour qu’elle consente à quitter les lieux. A quoi bon ?
De toute façon Shawna est assez agitée, ajouta-t-elle. — Elle a
sans doute mal au ventre. Je n’aurais donc pas été de très agréable
compagnie ce soir.
Elle mettait tout en œuvre afin d’atteindre la perfection dans ce
rôle de mère, nouveau pour elle.
A plus tard, — enchaîna-t-elle avant de raccrocher.
Songeur, O’Rourke reposa lentement l’appareil. Kitt était déçue. Lui
aussi, à vrai dire. Il devait admettre qu’une soirée en tête à tête avec
elle ne lui aurait pas déplu.
Finalement, c’était peut-être aussi bien que ce soit annulé. Il ne
voyait pas l’intérêt d’ouvrir les portes de pièces dans lesquelles il
n’avait pas le droit d’entrer.
Une heure plus tard, un bouquet de roses thé les mêmes que celles
du bouquet de mariage —, une bouteille de dans une main —
champagne dans l’autre, pour fêter leur succès, O’Rourke arrivait à
l’appartement. Se sentant un peu gêné sans trop savoir pourquoi, il
referma la porte et appela Kitt. Pas trop fort, toutefois, au cas où le
bébé dormirait.
La jeune femme sortit de la cuisine, la taille ceinte d’un tablier qui
avait vu des jours meilleurs. Il se promit d’en acheter un… et s’efforça
de ne pas l’imaginer nue, dessous.
Le menton pointé sur le bouquet, qu’il avait lui-même oublié, elle
l’interrogeait du regard.
Eh bien, c’est pour célébrer l’événement… —
On lui avait appris dès son plus jeune âge à assumer les
conséquences de ses actes. Aussi ajouta-t-il :
… et aussi pour te présenter mes excuses. —
Kitt avait toujours été sensible aux excuses. Jeffrey, qui l’avait
compris, usait et abusait de ce qu’elle considérait maintenant comme
une faiblesse. Elle n’allait tout de même pas retomber dans le piège ?…
Tu n’as aucune excuse à — me présenter, dit-elle en prenant le
bouquet qu’il lui tendait. Nous pouvons très bien remettre cela à une
autre fois.
A croire qu’il s’agissait d’un rendez-vous d’affaires, songea-t-il.
Qu’y avait-il là d’anormal, d’ailleurs ? Ne lui avait-il pas présenté leur
mariage comme un marché ? S’ils respectaient les clauses de leur
contrat, ils n’auraient aucun problème.
Il se dirigea vers la cuisine pour y chercher des verres et, lorsqu’il
regarda par-dessus son épaule, remarqua qu’elle l’observait de façon
étrange. Leur relation n’était décidément pas si simple…
Tu me dis — cela dans le seul but de me faire culpabiliser ! lança-t-
il.
Un irrésistible petit sourire se dessina sur ses lèvres, et il comprit
qu’il avait vu juste.
Alors ? Est-ce que j’ai réussi ? —
O’Rourke lâcha un éclat de rire.
Bon sang ! Comment un être aussi diabolique — peut-il se cacher
derrière ce visage d’ange ?
Par mesure de prudence, elle s’efforça d’ignorer le compliment. Si
elle commençait à le croire, à croire ce qu’il lui disait, elle irait au-
devant de graves ennuis.
Simple — question d’entraînement ! lui répondit-elle avec un
haussement d’épaules. Et maintenant, si je ne sors pas ton dîner du
four, il risque d’être aussi dur qu’une pierre.
Tu as préparé à dîner ? Alors que nous devions — sortir…
C’est en effet ce qui était prévu. Mais ne te voyant pas — arriver,
j’ai décidé d’improviser avec ce qu’il y avait dans le réfrigérateur. Ma
mère m’a appris à faire feu de tout bois ! conclut-elle en sortant une
marmite qu’elle posa sur le comptoir, à côté des verres qu’il était en
train de remplir.
Ma mère raisonnait aussi de cette façon-là, — observa-
t-il en souriant. Et ma foi, j’avoue que je suis ravi que tu aies
préparé à dîner, parce que je suis affamé.
Tant mieux. Je — n’aurai donc pas à regretter de t’avoir attendu.
Tu m’as attendu ? — Notre sortie étant annulée, j’aurais pu rentrer
tard.
Elle y avait songé, bien entendu.
J’ai pris le risque. Si tu n’avais pas été de — retour à 10 heures,
j’aurais commencé sans toi.
Sur ce, elle porta la marmite jusqu’à la table de la salle à manger,
où le couvert était posé pour deux, et s’installa.
C’est agréable d’avoir de la compagnie pour — dîner, dit-elle.
O’Rourke, qui venait de s’asseoir en face d’elle, acquiesça.
Tout se passait bien.
S’il avait été aussi superstitieux que sa mère, il aurait même pensé
que tout se passait trop bien. Pour la première fois de son existence,
rien ne laissait à désirer dans sa vie. Pas plus d’un point de vue privé
que professionnel. Aucun virus informatique ne s’était manifesté
récemment, et le travail avançait vite. Tant et si bien que le succès tant
attendu arriverait peut-être plus tôt que prévu.
Et à la maison… Il savait, certes, que cette situation était factice,
mais elle lui paraissait pourtant réelle. A tel point qu’il lui arrivait parfois
d’oublier qu’ils ne formaient pas une vraie famille.
Quand il rentrait chez lui, il avait quelqu’un avec qui parler, un
repas chaud qui l’attendait, l’appartement était en ordre, ses affaires
bien rangées. C’était pour lui quelque chose de nouveau. De nouveau et
d’agréable, à quoi il lui serait très facile de s’habituer.
Mais qu’adviendrait-il alors ? L’existence lui semblerait bien vide,
bien pénible, lorsque leur marché s’achèverait et que la jeune femme
partirait avec Shawna.
O’Rourke ne croyait pas être de l’étoffe dont on fait les bons maris,
mais pensait en revanche être doté d’un sérieux sens de la famille.
D’ailleurs, bien qu’il prétende être très attaché à sa liberté, il devait
bien admettre que cette liberté était souvent synonyme de solitude.
Une solitude que Kitt et sa fille avaient brisée de façon exquise depuis
un mois, il en prenait conscience.
Lorsque l’heure de leur départ sonnerait, se dit-il, il ferait venir à
Bedford l’un de ses frères ou sœurs. Il les ferait tous venir en Amérique,
rectifia-t-il en son for intérieur tandis qu’il s’engageait dans le parking
de son immeuble. N’était-ce pas ce qui était prévu, lorsque son
entreprise serait bien lancée et que leur produit commencerait à être
apprécié du grand public ?
Mais on n’en était pas encore là. Il mettait la charrue avant les
bœufs.
Les choses se précisaient, certes. La réalisation de son rêve
approchait de jour en jour. Et une partie de lui-même redoutait que la
bulle irisée éclate au dernier moment. Que la chance l’abandonne
soudain.
O’Rourke serra les poings. Non, il ne permettrait pas qu’une chose
pareille se produise. Il ne le supporterait pas. Il avait travaillé dur, et
espérait bien que ses efforts soient récompensés. Tant pour lui que
pour les autres. Tous ceux qui lui étaient proches. Et Kitt faisait
désormais elle aussi partie de ce cercle, songea-t-il en se dirigeant vers
la porte de l’appartement.
Le bruit qu’il avait entendu lorsqu’il était entré dans l’immeuble, et
qu’il avait pris pour le lointain miaulement d’un chat qui se plaignait, se
fit soudain plus précis.
Ils n’avaient pas de chat. C’était le bébé. Cette pensée lui traversa
l’esprit à l’instant même où il glissait la clé dans la serrure.
Shawna pleurait. Jamais il ne l’avait entendue pleurer ainsi. Il se
passait quelque chose…
Kitt — ? lança-t-il, le cœur battant. Kitt, c’est moi. Où es-tu ?
Elle arriva aussitôt dans le salon. Elle avait le teint blême, les yeux
écarquillés, et tenait le bébé dans ses bras.
C’est… Shawna, articula-t-elle. Elle — a pleuré tout l’après-midi. Je
ne sais plus que faire. Il y a des heures que je la berce…
Elle avait l’air à la fois épuisée et affolée. Plus encore que le soir où
ils s’étaient rencontrés.
Donne-la-moi, dit-il, les — bras tendus. Assieds-toi et repose-toi un
peu.
Il prit la petite fille, et constata aussitôt qu’elle avait le regard vide.
Elle n’a rien mangé depuis ce matin, lui précisa — Kitt. Et elle n’a
pas dormi plus de cinq minutes d’affilée. Chaque fois que j’ai voulu la
poser dans son berceau, elle s’est réveillée et s’est mise à pleurer de
plus belle.
Il n’y avait pas de quoi s’alarmer, se dit O’Rourke. Les nouveau-nés
pleuraient souvent, sans raison particulière. Pourtant, il ne pouvait
chasser de son esprit l’image de Mme Flannery et de Tara. Tara était
morte à l’âge de deux mois, pour des motifs dont personne n’avait
jamais été certain, et Mme Flannery n’avait plus jamais été la même.
Pourquoi — n’appelles-tu pas un médecin ? suggéra-t-il.
Je l’ai fait. —
Consciente de s’être exprimée d’une voix suraiguë, elle prit une
profonde inspiration et essaya de se calmer.
J’ai appelé le pédiatre — il y a une heure. J’ai eu affaire à son
secrétariat, où on m’a dit que le message lui serait transmis. Je n’ai
toujours pas eu de réponse.
O’Rourke baissa les yeux sur le bébé, qui pleurait toujours. Shawna
lui semblait chaude. Plus chaude qu’à l’accoutumée, bien qu’il lui en
coûtât de l’accepter.
Bien. « Si la montagne ne va pas à Mahomet… » —
Il avait déjà tourné les talons et regagnait la porte.
Conduis-nous — à l’hôpital, enchaîna-t-il. Je vais m’installer à
l’arrière et garder Shawna dans mes bras.
Il fallut quelques secondes à la jeune femme pour saisir le sens de
ces mots. Jusque-là, elle avait plus ou moins espéré qu’il se moquerait
d’elle, lui dirait qu’elle s’était inquiétée pour pas grand-chose. Elle était
soulagée qu’il réagisse comme elle, qu’il partage son inquiétude, mais
cela l’effrayait aussi.
Toi ? dit-elle enfin. —
Il acquiesça.
Oui, c’est moi qui vais rester avec elle. J’ai suivi des — cours de
secourisme pour enfants.
Toi ? répéta-t-elle, étonnée, tout — en le suivant dans le couloir.
Je ne vivais pas dans un endroit si — reculé du monde. L’infirmière
locale était spécialisée en secourisme, et elle pensait que cela pourrait
toujours me servir, avec mes nombreux frères et sœurs.
Il souhaitait toutefois ne pas devoir mettre ses connaissances en
pratique.
Le juron lâché à l’arrière résonna dans les oreilles de Kitt. Son cœur
se mit à battre plus fort encore, ce qu’elle croyait impossible. Elle lança
un regard dans le rétroviseur, priant le ciel que tout aille pour le mieux,
compte tenu des circonstances.
Ce n’était pas le cas. O’Rourke était penché au-dessus du bébé.
Que… se passe-t-il ? articula-t-elle d’une voix — étranglée.
Regarde devant toi, lui répondit-il sans perdre la — seconde
nécessaire pour relever la tête.
Le temps pressait. Et il ne devait surtout pas s’affoler.
A son grand soulagement, les détails de la technique de
réanimation lui revinrent aussitôt à la mémoire. Il ne lui fallut pas plus
d’un instant pour se rappeler aussi les gestes spécifiques aux enfants
en bas âge : des petites pressions sur la poitrine avec les doigts, au lieu
du traditionnel bouche-à-bouche. Il compta dans sa tête avant de
recommencer le cycle, plus vite cette fois.
O’Rourke n’avait cessé d’observer Shawna depuis qu’ils étaient
montés en voiture. Il avait vu les lèvres de la petite fille bleuir, et, la
main posée sur sa poitrine, avait constaté qu’elle ne respirait plus.
Il n’avait pas de temps à perdre à se demander pourquoi. Il fallait la
réanimer.
La voix brisée de Kitt retentit de nouveau.
Elle… ne respire plus, n’est-ce pas ? —
Jamais elle ne s’était sentie aussi impuissante de toute son
existence. Evitant de justesse une collision avec la voiture qui la
précédait, elle la doubla et appuya sur l’accélérateur.
Est-ce que… est-ce qu’elle est… ? —
Mais elle ne se résolut pas à prononcer le mot fatidique. De façon
sans doute puérile, elle avait ainsi l’impression de tenir le danger à
distance. Et si O’Rourke ne lui répondait pas, c’était parce qu’il
consacrait tout son temps à sauver Shawna, se dit-elle. Non pas parce
que…
Le trajet jusqu’à l’hôpital lui parut interminable. Lorsqu’elle se gara
à l’entrée des urgences, elle était si ébranlée qu’elle se demanda si ses
jambes la porteraient. Mais ce n’était pas à elle qu’elle devait penser en
ce moment même. Elle sortit en trombe du véhicule, poussa la porte du
service des urgences et cria :
Mon bébé ne respire plus ! Il est dans le parking ! —
L’instant suivant, elle se plaquait contre la paroi pour laisser passer
l’équipe de secours : un médecin suivi d’une infirmière. Les événements
se déroulèrent alors pour elle dans une sorte de brouillard. Comme elle
emboîtait le pas à l’infirmière, elle remarqua que O’Rourke avançait
dans leur direction, Shawna toujours dans les bras.
J’ai réussi ! lança-t-il. Elle respire de — nouveau…
Tout en lui trahissait un soulagement intense.
Le médecin prit l’enfant dans ses bras. Les questions fusaient
autour d’eux. Des questions qui s’adressaient aussi bien à elle qu’à
O’Rourke. Elle s’aperçut alors qu’il la fixait de façon étrange. Elle avait
du mal à comprendre ce qu’on lui disait. Tout se brouillait autour d’elle.
Madame ? —
— Kitt ?
Sa vision s’obscurcit. Il ne restait plus qu’un minuscule point
lumineux. Il allait disparaître lui aussi quand deux bras solides se
refermèrent autour d’elle.
Et le point s’éteignit.
Une voix arrivait jusqu’à elle, lointaine. Puis, petit à petit, elle se
rapprocha, devint plus distincte.
Tout est rentré dans l’ordre, Kitt. Le bébé va bien. Tu —
m’entends, Kitt ? Elle est déshydratée, mais c’est désormais là son seul
problème. Nom d’un chien, réveille-toi ! Kitt ! Est-ce que tu m’entends ?
Elle discernait de l’inquiétude derrière ces paroles un peu rudes.
Mais peut-être n’était-ce qu’un effet de son imagination. Le monde lui
paraissait encore un peu flou. Elle ne se trouvait toutefois plus dans un
tunnel. Et elle entendait, elle éprouvait des sensations.
Quelqu’un lui caressait les mains.
O’Rourke.
Elle en prit conscience au moment où elle ouvrait les yeux. Elle
était étendue sur un lit. Assis à côté d’elle, O’Rourke tenait ses deux
mains dans les siennes.
Soudain, les souvenirs affluèrent.
Shawna ! cria-t-elle en essayant de se — redresser.
Mais une main ferme la maintint en position allongée.
Est-ce qu’elle… ? —
Elle va bien, lui dit le — médecin en repoussant le rideau blanc qui
isolait son lit. Je me suis arrêté pour voir comment vous vous sentiez,
vous.
Eh bien… plutôt gênée, — admit-elle.
Cette fois, nul ne l’empêcha de se redresser sur son lit. Les
contours de la pièce valsèrent encore un peu autour d’elle. Puis tout se
stabilisa, et elle constata que O’Rourke lui avait passé le bras autour
des épaules afin de l’aider à s’asseoir.
Je… suis désolée, — balbutia-t-elle en rougissant. Je ne me suis
jamais évanouie de ma vie.
Le médecin hocha la tête et se rapprocha d’elle pour lui prendre le
pouls.
C’est ce que nous a dit votre mari. S’il ne vous avait — retenue à
temps, nous aurions dû vous garder en observation pour la nuit, avec
votre fille.
Mari. C’était si bizarre d’entendre ce mot. Bizarre, et aussi
réconfortant. Sans doute parce qu’on lui avait inculqué des valeurs
traditionnelles pendant son enfance et son adolescence. Ses parents
avaient commis l’erreur de lui laisser croire que le mariage était
programmé dans l’avenir de chaque être. Un mariage heureux et réussi,
bien sûr.
Elle en était là de ses pensées quand les propos du médecin la
pénétrèrent.
Vous allez garder Shawna ? —
Pour la nuit seulement, afin de — vérifier que tout est rentré dans
l’ordre. Elle était un peu déshydratée. De plus, il y a eu une épidémie
de rhume dans la région il y a quelques semaines. De toute évidence,
votre fille a dû l’attraper sans toutefois manifester les signes qui vous
auraient permis de le déceler.
Les poings enfoncés dans le matelas, la jeune femme releva la tête.
Elle tenait à ce qu’on ne lui cache rien.
Vous êtes sûr — qu’elle va bien, maintenant ?
Presque parfaitement bien. Vous — pourrez d’ailleurs vous en
assurer si vous passez par le service de pédiatrie avant de quitter
l’établissement.
Merci, murmura-t-elle. —
Le médecin griffonna quelques mots sur la feuille de soins apposée
au bas du lit, et la signa.
Vous avez amené cette petite fille juste à temps. — Heureusement
que votre mari a des notions de secourisme. Je crois être en mesure
d’affirmer qu’il a sauvé la vie de ce bébé.
Kitt sentit un frisson glacé la parcourir.
Après avoir dit au médecin qu’ils connaissaient le chemin jusqu’au
service de pédiatrie, ils empruntèrent le couloir qui menait aux
ascenseurs. Kitt marchait en silence. Les mots du médecin résonnaient
encore à ses oreilles.
Elle aurait pu perdre sa fille. Pour un simple rhume.
Submergée de gratitude, elle prit la main de O’Rourke au moment
où ils entraient dans l’ascenseur.
Cela fait deux fois…, dit-elle — d’une voix douce.
Il fronça les sourcils.
Deux fois — ?
Que tu sauves Shawna. —
Un sourire aux lèvres, il secoua la tête.
La première ne compte pas. Je l’ai simplement aidée à voir — le
jour.
Il se montrait modeste à l’excès. C’était là un trait de son
caractère, qu’elle avait eu à plusieurs reprises l’occasion de constater.
Voilà qui en fait vraiment ta fille, — ajouta-t-elle.
O’Rourke, que les témoignages de reconnaissance gênaient
toujours, haussa les épaules.
Elle l’est déjà. Elle porte — mon nom.
Cette décision, ils l’avaient prise d’un commun accord avant de se
présenter au Service d’Immigration. Décision d’autant plus facile à
prendre, pour Kitt, que le père naturel de Shawna s’était volatilisé avant
même de la voir. Et elle n’avait jamais eu l’occasion de regretter cette
démarche, car, bourru ou pas, O’Rourke lui semblait bien plus apte à
jouer ce rôle que ne l’aurait jamais été Jeffrey.
Je le sais bien… mais c’est encore plus — réel maintenant. C’est
grâce à toi qu’elle a respiré de nouveau. Si tu n’avais pas été là…
Les larmes aux yeux, elle se tut tandis que l’ascenseur s’arrêtait à
l’étage du service de pédiatrie.
Mais j’étais là, — déclara-t-il d’un ton ferme.
Comme elle sortait de la cabine, il lui passa le bras autour des
épaules. Il aurait voulu l’enlacer, la garder serrée contre lui, mais
craignait de ne pas réussir à se contenter de cela.
Ne t’aventure pas sur cette voie, Kitt avec deux T. Ne te tourmente
pas avec — des « si ». Ce n’est qu’une perte de temps, et cela ne
résout rien.
Il baissa les yeux sur elle et la fixa, solennel, avant d’ajouter :
— Regarde toujours droit devant toi. C’est le seul moyen de s’en
sortir, dans la vie.
Elle savait pourquoi il lui parlait ainsi. Elle commençait à connaître
cet étranger que la pluie avait mis sur son chemin. Il essayait de la tenir
à distance parce que sa gratitude le mettait mal à l’aise. Dommage.
Dressée sur la pointe des pieds, elle effleura sa joue d’un baiser.
Et O’Rourke ressentit alors ce même mélange de fougue et de
tendresse qui l’avait envahi lorsqu’il l’avait embrassée devant l’autel.
Ces sensations, il décida de les ignorer. Elles n’avaient pas leur place
dans le marché qu’il avait passé avec Kitt. Il était donc hors de question
qu’il commence à se comporter comme un vrai mari.
Quelle que soit son envie de le faire.
Trois heures plus tard, il refermait derrière eux la porte de
l’appartement. Pour la première fois depuis qu’elle s’était installée là,
Kitt avait les bras vides. Le chef du service de pédiatrie leur avait
expliqué qu’il était préférable de garder Shawna en observation pour la
nuit. Elle comprenait qu’il s’agissait là d’une mesure de sécurité, mais
cela ne la rendait pas plus heureuse pour autant.
O’Rourke alluma la lumière et mit les clés dans sa poche. Tout lui
paraissait bien paisible. Bien triste. Il n’avait pas imaginé que
l’appartement lui semblerait aussi calme, sans le bébé.
Debout au milieu du salon, il glissa la main dans ses cheveux et
regarda autour de lui.
Ecoute, dit-il. —
Quoi donc — ?
Il n’y avait rien à écouter, songea-t-elle, tendant néanmoins l’oreille
au cas où quelque chose lui aurait échappé. Son instinct maternel était
tel, ces temps derniers, qu’elle se dirigeait vers la chambre une
seconde avant que Shawna ne se manifeste.
Mais elle n’entendait aucun pleur, aucun gémissement, aucun
gazouillis.
Ecoute le silence, reprit-il, — tourné vers elle. Qui aurait pensé
qu’un être si petit laisse derrière lui un tel vide ?
Que se passerait-il quand elles partiraient, sa mère et elle ? Qu’il
n’aurait d’autre compagnie, en rentrant chez lui, que les meubles et les
murs ?
Kitt fut surprise par le commentaire de O’Rourke. Il avait dit tout
haut ce qu’elle pensait tout bas.
Elle lui sourit.
Si tu continues, on va finir par te considérer comme un — homme
sensible, délicat…
Sensible, délicat. Jamais au grand jamais on n’avait usé de ces
qualificatifs pour le décrire !
Il y aurait une — ville entière, en Irlande, qui serait prête à
démentir.
La jeune femme enleva ses chaussures. Elle se demandait si le
dîner qu’elle avait laissé au chaud dans le four, à basse température,
était encore mangeable.
Eh — bien, tous ces gens se tromperaient, déclara-t-elle, en
réponse à ce que O’Rourke venait d’affirmer. Je ne suis d’ailleurs pas
aussi sûre que toi qu’ils démentiraient. Ta famille doit savoir depuis
longtemps qui tu es réellement.
C’est plutôt toi qui te trompes, mon cœur. Personne ne me —
connaît vraiment.
A l’expression de son regard, il comprit qu’elle s’apprêtait à
protester. Curieux, comme il avait appris en peu de temps à deviner ses
réactions…
Ce que j’ai écrit sur la feuille que je — t’ai remise n’est qu’une
version superficielle de moi.
Kitt le savait. Mais ces quelques semaines de vie commune lui
avaient permis de distinguer ce qui se cachait derrière ces apparences.
Alors, quelle est l’autre — version ?
O’Rourke haussa les épaules et se dirigea vers la cuisine. Il avait
soif, et sortit une canette de bière du réfrigérateur. Comme il la buvait
lentement, il s’aperçut qu’il n’était allé qu’une seule fois au Shamrock
depuis son pseudo-mariage. Il faudrait songer à y remédier.
Tu as — peur de te laisser attendrir, n’est-ce pas ? insista Kitt.
Pas toi — ?
Après avoir éteint le four, elle prit la canette de bière qu’il venait de
poser sur le comptoir, et en but une longue gorgée. D’ordinaire elle
n’aimait pas beaucoup la bière, mais ce soir elle en avait envie. Et elle
pouvait boire en toute quiétude un peu d’alcool, car elle l’aurait éliminé
quand elle retrouverait Shawna.
Dans quelques heures. Et en pleine forme, grâce à O’Rourke.
Je t’ai posé la question en premier. —
Il haussa les épaules et prit la canette qu’elle lui tendait.
Les cœurs — tendres se font malmener en ce bas monde. Et
personne ne me marchera sur les pieds !
Etrange… Tu viens d’énoncer la promesse que je me suis — faite
juste avant notre rencontre.
Pourquoi fallait-il qu’elle le fixe ainsi, avec une telle intensité ?
Voilà qui prouve que nous sommes — deux personnes intelligentes,
lui répondit-il d’un air détaché.
Tu — crois ?
La jeune femme s’était rapprochée de lui, et O’Rourke ne put
s’empêcher de tendre la main vers elle. « Erreur… », se dit-il tout en lui
caressant la joue.
Peut-être trop intelligentes pour notre propre — bien, murmura-t-il.
Elle avait la peau si douce…
L’instant suivant, il l’embrassait. Avec cette passion qu’il avait
emmagasinée en lui pendant toutes ces années, sans même le savoir.
Ce fardeau lui était devenu trop lourd à porter.
Il la prit dans ses bras, la serra contre lui, avide de sentir contre son
corps ses formes féminines, de boire le nectar de ses lèvres, de…
De faire ce qu’il n’avait pas le droit de faire.
S’il était aussi intelligent qu’il venait de l’affirmer, il fallait qu’il
mette un terme à cette étreinte. Qu’il s’écarte de Kitt, qu’il s’efforce de
se raisonner.
Malheureusement, il avait souvent eu du mal à écouter la voix de la
sagesse. Bon nombre d’enseignants pourraient en témoigner, si la
question leur était posée.
Il décida donc de s’octroyer quelques instants supplémentaires de
plaisir. D’être un homme simple, normal, avec une femme qu’il trouvait
irrésistible. Le petit gémissement qui s’échappa des lèvres de Kitt l’y
encouragea.
Etait-ce bien elle qui avait gémi ainsi ? Oui. Elle ne se sentait plus
maîtresse d’elle-même, de son corps, de ses réactions. Elle s’était
pourtant juré de ne plus jamais s’engager sur cette voie, après la façon
dont l’avait traitée Jeffrey.
Mais cet homme n’était pas Jeffrey.
Elle avait d’ailleurs du mal à définir O’Rourke. Il jouait les preux
chevaliers quand elle avait besoin de lui, et adoptait une attitude bien
peu chevaleresque quand ce besoin disparaissait. Il lui avait proposé un
marché, et paraissait, en ce moment même, vouloir vivre avec elle une
vraie relation…
« Le meilleur moyen de le faire fuir serait de lui dire que c’est ce
que tu veux, toi ! Quoi qu’ils prétendent, les hommes n’aiment pas
s’engager sentimentalement. »
Mais elle n’avait aucune envie d’interrompre ce baiser. O’Rourke
embrassait à merveille. Elle se sentait transportée dans un univers de
sensualité. Il serait si facile de s’abandonner, de…
Ses bras, qu’elle s’apprêtait à lui passer autour du cou, se
refermèrent sur le vide.
Il s’était écarté d’elle. De plus d’un mètre, pour être sûr de ne pas
succomber à la tentation. Bon sang, pourquoi était-ce si difficile ? Il
n’était pourtant pas un animal, mais un homme doté de volonté. De
mémoire, aussi. Or il avait failli oublier la promesse qu’il lui avait faite
lorsqu’il l’avait demandée en mariage.
Il est tard, Kitt avec deux — T, dit-il d’une voix tendue. Nous
devrions aller nous coucher.
Elle cligna des paupières, et il jugea utile d’ajouter :
Chacun de notre — côté.
Après avoir rempli ses poumons d’air, elle acquiesça.
Très bien. C’est une bonne idée. —
Mais elle n’était pas du tout de cet avis quand elle s’engagea dans
le couloir.
O’Rourke non plus.
Après être passé devant le compartiment considéré par tous comme
l’espace de O’Rourke, Simon revint sur ses pas et regarda à l’intérieur.
Il n’était pas encore 7 heures. Simon avait décidé de se mettre très tôt
à l’œuvre ce matin-là, mais manifestement son associé l’avait devancé.
Et à en juger par le muffin grignoté posé sur son bureau, il était arrivé
depuis un certain temps.
O’Rourke, qui avait senti une présence, releva la tête. Il avait la
mine sombre. Incapable de tourner le dos à un problème informatique,
il se battait depuis deux heures contre le tout dernier virus qui s’était
infiltré dans le programme, ce qui lui valait une sérieuse migraine.
Mmm ? — grommela-t-il.
Simon décida de considérer cela comme une invitation, et entra
dans le « bureau ».
Est-ce un effet de mon imagination, — O’Rourke, ou tu passes plus
de temps encore ici qu’auparavant, ces dernières semaines ?
La réponse de O’Rourke se limita à un vague haussement
d’épaules. Il était d’humeur massacrante et n’avait guère envie de se
montrer courtois, bien que ce ne fût pas la faute de Simon.
Ce n’était la faute de personne, à vrai dire, sinon la sienne. Il s’était
marié parce que aucune autre possibilité ne s’offrait à lui. Il ne
s’attendait certes pas à de telles conséquences. Pas un instant il n’avait
imaginé éprouver quoi que ce soit pour la femme qui avait consenti à se
prêter à ce stratagème. Rien de plus, en tout cas, que de la
reconnaissance, et peut-être aussi de l’amitié.
Il ne pensait pas être pris d’un tel désir tous les matins, à la vue de
la jeune femme ébouriffée, vêtue du grand T-shirt noir dans lequel elle
dormait. Il ne pensait pas non plus que son image vienne le perturber à
n’importe quel moment de la journée.
Drôle de façon de respecter un marché…
Il n’avait rien de plus à offrir à Kitt qu’à Susan, et Susan l’avait
délaissé pour un autre. Bien sûr, il jouirait bientôt d’une certaine
aisance financière, mais Kitt ne lui donnait pas l’impression d’être
intéressée par l’argent. C’était plutôt une femme qui avait besoin qu’on
s’occupe d’elle, qu’on l’entoure d’attentions, et cela relevait pour lui de
l’impossible.
D’ailleurs, il était peu probable qu’elle veuille d’un homme qui
l’avait utilisée afin d’éviter l’expulsion et réaliser ensuite ses ambitions.
Les mâchoires crispées, O’Rourke essaya de se concentrer sur son
travail, et, une fois de plus, n’y parvint pas. A croire que son cerveau
avait lui aussi été touché par un virus ! Un adorable virus…
Ce n’est pas un effet de ton — imagination, répliqua-t-il enfin,
agacé. Je suis ici plus souvent que d’habitude.
Et ça t’ennuie si je te demande pourquoi ? insista — Simon.
Sans lever les yeux sur son ami, O’Rourke marmonna :
Parce que j’ai du travail. —
Soit, songea Simon. Ils étaient sur le point d’atteindre leur but,
mais grâce au soutien financier apporté en début de mois par le plus
important de leurs sponsors, ils avaient pu embaucher assez de main-
d’œuvre pour que O’Rourke ne soit pas obligé de passer vingt heures
par jour à Emerald. O’Rourke était le père de cette idée. Il était temps
de déléguer, à présent.
Pourquoi ? répéta Simon. —
Le regard dont le gratifia son associé était noir, mais cela ne
l’empêcha pas d’ajouter :
Je te connais assez pour savoir que quelque chose te préoccupe.
De — quoi s’agit-il ?
Je n’ai rien ! rugit-il. —
Et il regretta aussitôt d’avoir parlé ainsi à son ami. Simon méritait
mieux que cela. Lui aussi, d’ailleurs !
S’écartant du bureau, O’Rourke se leva et se passa la main sur la
nuque. Pris au piège de sa maudite intégrité, il se sentait complètement
perdu.
D’ordinaire il se fiait à son propre avis. Cela ne fonctionnait pas,
cette fois.
Il se rapprocha de son associé, qu’il dépassait d’une bonne demi-
tête, et le regarda droit dans les yeux.
Je crois que je suis amoureux. —
Il s’attendait que Simon éclate de rire. Mais ce dernier n’en fit rien,
et cela le surprit. Tout comme le surprit la mine grave avec laquelle il
accueillit la nouvelle.
Amoureux, — répéta enfin Simon avec un soupir. Seigneur… Est-ce
que Kitt est au courant ?
O’Rourke lâcha un petit rire. C’était bien là toute l’ironie !
Je suis amoureux de Kitt. —
Surpris, Simon s’éclaircit la voix.
Dans ce cas, c’est… plutôt bien, non ? — hasarda-t-il.
Pas vraiment. —
J’ai du mal à te suivre, — mon vieux. Etre amoureux de la femme
qu’on a épousée, ça ne se fait pas, dans ton pays ?
O’Rourke soupira à son tour. Il aurait mieux fait de se taire.
Pas quand on s’est engagé à avoir une relation d’affaires — avec
la femme en question. et donc, platonique ! — —
La relation — a donc évolué… Tu sais, même en affaires, cela se
produit. Qu’y a-t-il de mal à cela ?
Elle n’a pas évolué comme tu as l’air de le croire ! assena —
O’Rourke. Ne t’imagine pas que nous avons…
D’accord, d’accord. — Calme-toi, j’ai compris : le mariage est
toujours blanc.
Exact. Et — contrairement à ce que tu as l’air de penser, cette
situation n’a rien d’anodin. Au moindre faux pas, Kitt pensera que je l’ai
trompée en lui proposant ce marché. D’ailleurs, je me sens terriblement
coupable si je dépasse les limites que j’ai moi-même fixées.
O’Rourke… —
Mais il ne l’écoutait pas. Des pensées contradictoires tournoyaient
dans sa tête. Des pensées qui finissaient par le rendre fou.
Qui plus est, je ferais un drôle de mari ! Toujours à — travailler…
Elle me quitterait.
Je crois que tu exagères un peu. Tu — ne lui as pas encore laissé
une chance de « rester », au sens propre du terme, que tu la vois déjà
te quitter.
Il posa en souriant la main sur l’épaule de son ami.
Elle sera peut-être enchantée de ne passer que — quelques heures
par jour avec toi.
Comme O’Rourke le fixait, interloqué, il expliqua :
Ici, nous appelons cela des moments — privilégiés.
Chez moi on appelle cela de l’égoïsme ! Et je suis — prêt à parier
que c’est ce qu’elle pensera de moi.
Dans ce cas, tu — pourrais changer.
A quoi bon faire des promesses qu’il ne tiendrait pas ? O’Rourke se
connaissait bien, il n’était pas du genre à pratiquer la demi-mesure.
D’autant que ce rêve n’était pas le sien seulement. Bon nombre de
gens y étaient impliqués, désormais.
Je ne changerai pas. —
Même pour celle que tu aimes ? —
Les traits tendus, O’Rourke le toisa.
Pourquoi agis-tu ainsi ? —
Simon ne détourna pas le regard. Ils s’étaient connus, O’Rourke et
lui, en première année d’université. Leur amitié s’était renforcée au fil
du temps, et il ne voulait pas le voir gâcher ses chances en amour.
Parce que, bien que je la connaisse — peu, j’apprécie Kitt. Et aussi
parce que j’ai remarqué que, à son contact, tu étais devenu moins
bourru.
Comment cela, « moins bourru » — ?
Oh, désolé ! Je voulais parler de ton charme irlandais, bien sûr… —
Sérieusement, qu’envisages-tu de faire ?
C’était bien là la question. Celle à laquelle O’Rourke ne parvenait
pas à répondre.
Aucune idée. — Il doit bien y avoir une solution.
Certainement. Mais ça — m’étonnerait que tu la trouves en restant
enfermé ici !
Ce soir-là, Simon réussit à le convaincre de rentrer chez lui à une
heure décente. En le traitant de lâche, terme qu’il abhorrait par-dessus
tout.
Dans le salon, Kitt était si concentrée sur quelque chose qui était
posé sur la table basse, qu’elle semblait ne pas l’avoir entendu arriver.
Il se demanda ce qui pouvait l’absorber à ce point.
Coucou ! lança-t-il. —
La jeune femme releva aussitôt la tête et lui sourit.
Coucou ! Je ne — t’ai pas entendu entrer.
Comme il regardait le document qu’elle remplissait, elle le
rapprocha de lui.
C’est un formulaire de — demande d’emploi, expliqua-t-elle. J’ai eu
un entretien aujourd’hui.
Un entretien d’embauche. Cela commençait. Bientôt, avec les
horaires qu’il avait ils ne feraient plus que se même s’il réussissait à
rentrer plus tôt — — croiser.
Et alors, qu’espérait-il ? Qu’elle passe sa vie à l’attendre, entourée
d’enfants ? Certainement pas. Encore que la partie concernant les
enfants ne fût pas pour lui déplaire…
« Du calme, mon garçon. Du calme. »
Ah ? fit-il, feignant un air — désintéressé.
Elle acquiesça, mais la joie qu’elle avait éprouvée cet après-midi-là,
pendant l’entretien, commençait à se dissiper. Et elle ignorait pourquoi,
alors qu’elle avait toujours accordé beaucoup d’importance au fait de
travailler. Pas uniquement parce que cela lui procurait une
indépendance financière, mais aussi parce que cela la structurait et lui
permettait de s’affirmer.
Tout à coup, cela n’avait plus grand intérêt à ses yeux. Serait-ce là
l’un des derniers effets de ce que l’on appelait la dépression post-natale
?
Les Industries Helléniques viennent d’obtenir un — nouveau
contrat dans le secteur de l’aérospatiale, reprit-elle. Je pense que je leur
ai plu.
Pourquoi ne leur aurais-tu pas plu ? —
Ces maudits loups avaient dû se frotter les mains en se demandant
lequel d’entre eux la dévorerait en premier ! Cette pensée surprit
O’Rourke. Que lui arrivait-il ? Il n’avait pas coutume de se laisser aller à
de telles dérives de l’esprit, et ne connaissait personne qui le fasse.
Les bras croisés, Kitt l’observait. Devait-elle interpréter ce
commentaire comme un compliment ? Dieu, que cet homme était
difficile à cerner ! Non qu’elle se considérât comme une experte en
psychologie. Son expérience avec Jeffrey en était la preuve.
Mais O’Rourke était pour elle une énigme. Il avait quasiment
disparu pendant ces dernières semaines. Depuis qu’il l’avait
passionnément embrassée, le soir où Shawna était restée à l’hôpital. Si
passionnément qu’elle avait pensé qu’ils… qu’ils allaient…
Mais peu importait ce qu’elle avait pensé. De toute évidence, ce
n’était pas ce qu’il pensait, lui. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas
remarquer qu’il faisait machine arrière. Point final.
Elle avait cru qu’il était différent. Le lendemain de cette fameuse
soirée où il l’avait embrassée, à leur retour de l’hôpital, il s’était montré
si attentionné envers le bébé qu’elle avait été convaincue d’avoir enfin
trouvé un homme honnête. Un homme avec qui elle pourrait construire
un avenir.
Puis il avait reculé à une vitesse telle qu’elle en avait eu la tête qui
tournait. Le cœur aussi.
Voilà qui lui servirait de leçon. Quelle idée de se laisser aller à rêver
ainsi ! Il était grand temps qu’elle comprenne qu’elle ne pouvait
compter sur nul autre qu’elle-même. Temps aussi qu’elle réintègre le
monde du travail, puisque Shawna avait désormais deux mois.
A vrai dire, mes références ne les ont peut-être pas vraiment —
convaincus, reprit-elle sur le ton de la conversation.
Mais ce n’était pas à ses références que pensait O’Rourke. Il
s’imaginait rentrant chez lui le soir et ne pas y trouver Kitt. Ce qui
finirait par se produire. Elle respecterait les termes de leur marché, et
repartirait le moment venu.
Or il lui était impossible de l’envisager.
As-tu déjà songé à changer de métier ? —
Pour faire quoi — ?
Je ne sais pas. T’installer à ton compte, par exemple. —
Monter ma propre station spatiale ? railla-t-elle gentiment. —
Non, — je veux dire…
Mais que voulait-il dire, au juste ? Il n’en avait pas la moindre idée.
Il s’égarait, et cela ne lui plaisait pas du tout.
Oh, n’en parlons plus. Ce n’est qu’une idée qui vient de me passer
par la — tête.
Kitt réprima une grimace. Elle n’aimait pas qu’on lui cache quelque
chose. O’Rourke avait manifestement quelque chose à lui dire, et, que
ce soit bon ou mauvais, elle souhaitait l’entendre.
Eh bien, exprime-la — ! Je serai ainsi plus à même de te répondre.
Il haussa les épaules, regrettant d’avoir abordé ce sujet et pressé
d’en changer.
Et Shawna — ?
Comment cela, Shawna ? —
Qui s’occupera d’elle quand — tu reprendras une activité ?
Sylvia travaille chez elle. C’est elle — qui l’a gardée aujourd’hui
quand je suis allée passer cet entretien, et elle est prête à
recommencer aussi souvent qu’il le faudra.
Il connaissait un peu Sylvia, et savait qu’elle avait une façon de
travailler très irrégulière.
La plupart du temps. Et quand elle devra sortir, ou — voudra partir
en vacances ? Confieras-tu ta fille à quelqu’un d’autre ?
Que signifie cet interrogatoire ? lança-t-elle, les yeux — écarquillés.
Quelle importance que ce soit Sylvia ou une nourrice qui garde
Shawna ?
Je trouve que… que… —
Mais il ne parvenait pas à trouver les mots justes, et la sonnette de
la porte d’entrée retentit à ce moment-là. Frustré, il foudroya la jeune
femme du regard avant de lancer :
Ce n’est pas encore terminé ! —
Kitt marqua une pause et le fixa, abasourdie. C’était bien la
première fois qu’il s’adressait à elle sur ce ton.
Qu’est-ce qui n’est pas encore terminé ?… —
Redoutant de se montrer plus désagréable encore s’il lui répondait,
il préféra se taire et se dirigea vers le couloir. Si quelqu’un lui avait
demandé pour quelle raison il se comportait ainsi, il aurait été incapable
de lui répondre. Pas plus qu’il n’aurait su expliquer pourquoi il avait une
telle hâte de tourner le dos à Kitt et d’ouvrir la porte.
L’homme qui se tenait devant lui chassa de son esprit l’idée d’une
longue promenade ou d’une visite au Shamrock.
Monsieur Rutherford ! —
Dans l’embrasure de la porte, l’agent du Service d’Immigration
paraissait plus grand et maigre encore que dans son bureau. O’Rourke
eut l’impression qu’il essayait de regarder par-dessus son épaule, bien
qu’aucun muscle de son visage ne bougeât.
Je vous dérange ? —
Le cerveau en ébullition, O’Rourke s’efforça d’afficher une attitude
sereine. Sa demande de nationalité américaine présenterait-elle un
quelconque problème ? Le document aurait-il finalement été refusé ?
Du tout, pourquoi ? —
Il m’a semblé distinguer — des éclats de voix au moment où
j’appuyais sur la sonnette.
O’Rourke lui sourit.
Je criais en effet pour me faire entendre. A cause de la — radio.
Il s’aperçut alors qu’il bloquait l’accès de l’appartement à l’agent,
et s’effaça pour le laisser passer.
Regarde qui est là, mon — cœur, dit-il à Kitt, qui se tenait au bout
du couloir.
Cette dernière chassa aussitôt la curieuse impression que lui avait
laissée le comportement pour le moins étrange de O’Rourke, et adressa
un sourire rayonnant à M. avait besoin d’elle. ce grand sot ! —
Rutherford. Son « mari » —
— Bonsoir, monsieur Rutherford, dit-elle en lui tendant la main.
Bonsoir, madame O’Rourke. —
Il lui serra la main et regarda autour de lui.
Quelle radio ? demanda-t-il à O’Rourke. Je ne vois aucune — radio.
Je l’ai éteinte dès que j’ai entendu la sonnette, intervint — Kitt.
Nous écoutons beaucoup la radio. Shawna aussi, d’ailleurs. Cela
l’apaise.
Le regard empreint de gratitude dont l’enveloppa O’Rourke la
combla de plaisir.
Comment va votre fille ? s’enquit alors — Rutherford.
Il observait tout, autour de lui, et prenait sans doute des notes dans
sa tête.
Comme la fois précédente, la jeune femme décida de jouer franc
jeu.
A merveille. Mais venez donc la — voir.
Souriant toujours, elle le guida vers la chambre.
— Elle dort dans votre chambre ?
Le bébé bougea mais ne se réveilla pas. Kitt acquiesça avant de
prendre dans la sienne la main de O’Rourke, qui se tenait à côté d’elle.
Pour le moment. Elle a été un peu souffrante, — et O… Shawn
Michael avait peur que nous ne l’entendions pas si elle pleurait, dans la
nuit.
Un sourire tendre se dessina sur ses lèvres tandis qu’elle se
remémorait le fameux soir où ils avaient dû partir en trombe pour
l’hôpital. Quelle que soit la façon dont il se comportait depuis quelque
temps avec elle, O’Rourke avait toujours été remarquable avec Shawna.
Et il avait d’autres qualités qu’elle n’était pas en droit de lui nier. C’était
un homme ô combien travailleur ! intègre, généreux, travailleur —
Enchanté, O’Rourke accentua la pression de ses doigts sur ceux de
Kitt. Il lui tirait son chapeau. Elle se sortait à merveille de cette situation
pourtant peu commode.
Il semblerait que vous fassiez finalement un excellent — père,
observa Rutherford.
Le meilleur du monde ! s’exclama Kitt au — moment même où
O’Rourke haussait les épaules.
Il la dévisagea, surpris par l’enthousiasme avec lequel elle s’était
exprimée. Et le sourire de la jeune femme l’éblouit.
Ces échanges silencieux ne passèrent pas inaperçus aux yeux de
l’agent. Comme il balayait la pièce du regard, il vit le formulaire que
remplissait Kitt au moment où O’Rourke était arrivé. Un sourcil levé, il
désigna le document d’un geste du menton.
De quoi s’agit-il — ?
D’une demande d’emploi, dit-elle en lui tendant la feuille. —
J’envisage de me remettre à travailler.
Ah… —
La feuille à la main, Rutherford s’était tourné vers O’Rourke. Ce
geste agaça Kitt. A croire que, dans une famille, ce genre de décision
dépendait du mari ! L’agent du Service d’Immigration n’aurait-il donc
jamais entendu parler de l’égalité des sexes ?
Je suis très attachée à mon indépendance, monsieur — Rutherford,
déclara-t-elle sans cesser de sourire. J’appartiens certes désormais à la
catégorie des femmes mariées, mais je ne vois pas pourquoi mon mari
devrait m’entretenir. Je trouve normal de participer aux frais de la
maison.
Rutherford l’observa pendant un long moment. Comme toujours,
son expression était indéchiffrable, et le silence qui s’éternisait avait un
effet désastreux sur les nerfs de la jeune femme.
Donc, tout va bien ? dit-il enfin. — En général.
Très bien, même, lui répondit Kitt avec — assurance.
Elle décida alors de jouer le rôle de l’épouse qui soutient son mari.
Après tout, cette affaire concernait surtout O’Rourke.
D’autant mieux que Shawn Michael vient enfin d’obtenir l’apport
financier — qu’il attendait.
Vraiment ? —
Pour la première fois, le visage de l’agent trahit un intérêt sincère.
Une certaine satisfaction, même.
Soulagé que la conversation passe à un sujet qui lui était familier,
O’Rourke précisa :
Quelqu’un que mon père a connu — autrefois en Irlande a des
contacts ici, et…
Puis, conscient de se lancer dans une histoire interminable, il
fronça le nez en une grimace comique.
Pour être bref, je dirai que nous avons enfin l’argent — nécessaire
pour mener à bien notre projet informatique. Les ordinateurs Emerald
devraient être sur le marché avant Thanksgiving.
Et qu’auront-ils de — différent des centaines d’autres marques ?
s’enquit Rutherford avec curiosité.
Les miens utilisent un autre type de processeur, bien — plus
accessible aux petites entreprises. Ils sont quatre fois plus rapides que
les ordinateurs vendus aujourd’hui, et…
Il s’interrompit de nouveau.
Etes-vous vraiment sûr de vouloir entendre tous ces — détails,
monsieur Rutherford ? Quand je commence, j’ai du mal à m’arrêter…
Ce n’est pas un mensonge, croyez-moi ! intervint Kitt en — lui
caressant tendrement la joue. Il consacre beaucoup de temps à son
travail. Mais il n’oublie pas pour autant sa famille.
Elle s’était exprimée d’une voix si vibrante d’émotion, que
Rutherford l’examina de nouveau en silence pendant un long moment.
Je vois. Et est-ce que ce mariage — correspond à tout ce que vous
en attendiez, madame O’Rourke ?
Si elle se montrait trop positive, cela paraîtrait suspect aux yeux de
l’agent du Service d’Immigration. Dressée sur la pointe des pieds, elle
effleura d’un baiser la joue de O’Rourke et lui prit le bras.
Nous en sommes — encore à nos débuts, cette période où chacun
s’efforce de s’adapter à l’autre, mais je crois pouvoir dire que nous
sommes sur la bonne voie. Celle qu’empruntent les couples solides.
Ce n’est pas ce que je vous ai — demandé, objecta Rutherford.
Mais c’est ce que je vous réponds. Et — il me semble que ma
réponse vaut mieux que votre question.
Un sourcil levé, l’homme se tourna vers O’Rourke.
Vous avez du pain sur la — planche…
O’Rourke salua cette remarque d’un éclat de rire jovial.
C’est un euphémisme ! —
Mmm… Ecoutez, je vais — être honnête avec vous deux. Quand je
vous ai reçus à mon bureau, j’avais quelques réserves. J’ai vu bien trop
de faux couples pour ne pas apprendre à me méfier. Mais j’ai distingué
quelque chose en vous qui me disait que cette fois peut-être, on ne me
mentait pas. Pour ne rien vous cacher, conclut-il avec un demi-sourire,
je suis soulagé de ne pas m’être trompé.
Kitt et O’Rourke échangèrent un bref regard. Manifestement, cette
fois encore ils avaient passé l’épreuve avec brio.
Voulez-vous rester dîner avec — nous, monsieur Rutherford ?
proposa la jeune femme.
L’agent parut très surpris, et ne répondit qu’au bout de quelques
secondes.
Il y a de — nombreuses années que je suis à ce poste, et c’est bien
la première fois qu’un couple m’invite à m’asseoir à sa table. Les gens
semblent toujours pressés de me voir partir.
Parce qu’ils ont peur de vous, lui dit-elle, sincère. — Vous êtes
l’homme qui peut anéantir tous leurs espoirs.
Et ce n’est — pas ce que vous ressentez ?
Non. Pas plus que Shawn — Michael.
Elle attendit que O’Rourke hoche la tête avant de poursuivre :
En ce bas monde, chacun de nous est responsable de lui-même.
C’est — à nous de faire en sorte que nos rêves se réalisent.
Ces propos parurent plaire à l’agent.
Vous avez là une femme merveilleuse, — monsieur O’Rourke.
J’en suis conscient, répliqua-t-il en enlaçant Kitt. Et — je
commence tout juste à l’apprécier à sa juste valeur.
Elle distingua dans sa voix quelque chose qui la fit frémir.
« Allons ! Que vas-tu encore imaginer ? »
Tourné vers la cuisine, Rutherford hésita encore un peu avant de
prendre sa décision.
Sachez qu’il m’en coûte de — décliner votre invitation. D’autant
que, à en juger par la bonne odeur qui me chatouille les narines, ce que
vous avez préparé dépasse sans doute et de loin ce qu’à dû nous
concocter Mme Rutherford… Mais voyez-vous, je considère que l’une
des recettes d’un bon mariage consiste à être chez soi à l’heure
promise.
O’Rourke l’accompagna jusqu’à la porte, et, avant de sortir, il dit :
J’espère que vous ferez vôtre cette recette, monsieur —
O’Rourke…
Absolument. Enchanté de votre visite. —
« Et plus enchanté encore qu’elle s’achève ! » ajouta-t-il en son for
intérieur.
Lorsque la porte se referma sur l’agent, le soupir de soulagement
de Kitt fit écho au sien.
O’Rourke se tourna vers Kitt et fut aussitôt assailli par une foule de
sentiments confus.
Il lui devait une fière chandelle. Mais ce n’était pas de la gratitude
qu’il éprouvait en ce moment même. C’était autre chose. Autre chose
dont il ne savait que faire. Ou plus précisément, dont il ne savait
toujours pas que faire, car il y avait un moment qu’il s’interrogeait sur
ce point.
Tu réagis vite, murmura-t-il en souriant. —
Ravie que Rutherford ait décliné son invitation à dîner, elle lui
sourit à son tour.
Je m’y efforce. Pourquoi me dis-tu cela, au juste ? —
Il suivit la jeune femme jusqu’au salon.
Tu n’as pas été longue à — trouver un prétexte pour expliquer la
présence du berceau dans la chambre.
Elle haussa une épaule, et ce geste fit glisser la fine blouse qu’elle
portait.
Ce n’était pas bien sorcier. —
Puis elle se tut et retint son souffle. O’Rourke remettait la blouse à
sa place, lentement, et le contact de ses doigts chauds sur sa peau
éveillait des sensations qu’elle n’aurait pas dû éprouver.
Il soutint son regard. Etait-elle elle aussi consciente de cette
étincelle qui jaillissait entre eux dès qu’ils se touchaient ? Une
étincelle ?… C’était plutôt une flamme qui ravageait tout sur son
passage !
Ils se dévisageaient toujours. Une femme raisonnable aurait reculé
afin de mettre entre eux une distance respectable. Mais une femme
raisonnable se trouverait-elle dans une situation pareille ? Certainement
pas.
Et quand tu as vanté mes mérites de père…, reprit-il. —
Je me suis bornée à dire ce que je pense. C’était d’autant plus
facile de — paraître sincère que je crois vraiment ce que j’ai dit.
O’Rourke luttait à présent contre son envie de baisser
complètement la blouse, de caresser la jeune femme, de l’embrasser à
en perdre haleine.
Je ne — me suis pourtant jamais considéré comme un père modèle.
Eh bien, — c’est un tort, dit-elle tout doucement, espérant qu’il ne
tarderait pas à l’embrasser.
O’Rourke ne voulait pas l’importuner, exercer sur elle une
quelconque pression. Kitt lui inspirait certes un désir fou, mais ce désir
n’était peut-être pas partagé. Qui plus est, il ne tenait pas à ce que la
jeune femme regrette par la suite ce qui ne serait pour elle qu’un
moment d’égarement. Il recula donc.
Pour quelle raison ? Parce que je sais réanimer un — enfant ? Je t’ai
déjà expliqué que…
Pourquoi mettait-il toujours autant d’espace entre eux ? Ne la
trouvait-il pas attirante ?
Elle réussit à concentrer son attention sur ce qu’il disait, et, les bras
croisés, elle le regarda droit dans les yeux.
Je répondrais à tes questions — par d’autres questions. Pourquoi
refuses-tu d’admettre qu’il y a en toi un énorme potentiel de
tendresse ? Pourquoi cela te gêne-t-il à ce point qu’on te parle de tes
qualités de cœur ? Tu t’occupes à merveille de ceux qui te sont
proches, Shawn Michael O’Rourke.
Soudain, ces mots qu’il gardait enfouis en lui depuis si longtemps
franchirent ses lèvres.
Mon père — a voulu si bien s’occuper des siens qu’il en est mort. Il
travaillait quinze heures par jour à la mine, pour nourrir des enfants
qu’il n’aurait pas dû faire. Du moins pas tous.
Ah ? Et lesquels aurait-il dû supprimer — ?
O’Rourke écarquilla les yeux, saisi par cette question et par la
brutalité avec laquelle elle avait été formulée.
Com… ment — ?
Lesquels de tes frères et sœurs n’auraient pas dû naître ? Qui —
choisirais-tu ?
Il m’est impossible de choisir, voyons ! —
Parce que tu les aimes tous. —
Bien sûr que je les aime tous. — Mais…
Il s’arrêta là, ne voyant pas où elle voulait en venir.
Peut-être que ton père les aimait tous, lui aussi. —
Soit, songea-t-il en soupirant. Elle marquait un point. Mais il ne le
lui dirait ou pas tous ses ce qui était le cas — pas. Que James
O’Rourke ait aimé — enfants ne changeait rien au résultat final.
Il est mort trop — jeune.
Tout le monde meurt trop jeune. —
Elle venait de marquer un autre point.
Je ne te savais pas aussi diabolique, — lança-t-il, mi-impressionné,
mi-agacé.
O’Rourke… Je ne cherchais pas — à t’être agréable, mais à te
démontrer que tu te trompes.
Il se raidit en entendant ces mots, et prit l’occasion au vol pour
dévier la conversation sur un autre sujet.
Pas autant que Rutherford, en tout — cas.
Ah ? Et à quel sujet ? —
En affirmant avoir vu en — nous un vrai couple.
Blessée au plus profond d’elle-même par cette remarque, la jeune
femme détourna le regard. Fallait-il qu’elle soit stupide ! Sa triste
expérience avec Jeffrey ne lui avait donc pas suffi ? N’avait-elle pas
compris que la fée de l’amour ne s’était pas penchée sur son berceau,
et que sa seule façon de se préserver était de se barder le cœur de fer ?
Shawna pleure. —
Et pour la première fois, elle l’en remercia. Voilà qui lui fournissait
une excuse pour s’éloigner de O’Rourke avant de commettre
l’irréparable. Comme fondre en larmes, par exemple.
Je n’ai rien — entendu.
Sourd en plus d’aveugle ! marmonna-t-elle avant de pouvoir —
s’en empêcher.
Pardon ? Je n’ai pas bien entendu. —
Il — n’y avait rien à entendre, lança-t-elle par-dessus son épaule.
Absolument rien !
Seul dans le salon, O’Rourke secoua la tête. Que diable s’était-il
passé ? Pourquoi cette tension soudaine ?
En tout cas, elle ne l’avait pas détrompé quand il avait fait allusion
au manque de discernement de Rutherford.
Kitt s’essuya les yeux et finit de changer le bébé. Elle ne se
rappelait pas avoir été aussi sensible durant sa grossesse. Pourquoi cela
se produisait-il maintenant, deux mois après la naissance de Shawna,
alors que tout aurait dû rentrer dans les normes.
Les normes. Qu’y avait-il de normal dans cette situation ? Etait-ce
bien normal de vivre sous le toit d’un homme bizarre, de feindre d’être
sa femme ?
Mais elle ne feignait pas. Au regard de la loi ils étaient mariés. Elle
avait prêté serment, signé les documents. Il ne manquait que…
Les sentiments ? Non. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour
tomber amoureuse de l’étranger qu’elle avait épousé. Cet amour, elle
devrait toutefois l’étouffer dans l’œuf. Car, à l’évidence, il n’était pas
réciproque.
La vue des petites jambes potelées qui s’agitaient sous son nez lui
soutira un sourire.
Te voilà toute propre, jeune fille ! —
Comme Shawna paraissait bien réveillée, Kitt décida de l’emmener
dans le salon. Sa présence détendrait un peu l’atmosphère. Elle installa
donc le bébé dans son siège et traversa le couloir.
Des bruits provenant de la cuisine éveillèrent son attention. Et elle
remarqua que le couvert était mis dans la salle à manger.
O’Rourke apparut alors dans l’encadrement de la porte. La
minuterie du four avait sonné tandis que la jeune femme était dans la
chambre, et il s’était mis à la tâche.
Tu étais occupée, — déclara-t-il en réponse à son regard
interrogateur. Et je me suis dit qu’il n’y avait rien de mal à échanger de
temps en temps les rôles.
Kitt hocha la tête et s’écarta pour le laisser passer. Il tenait un plat
contenant le rosbif découpé, entouré de petits légumes.
Maintenant, pose le siège — de Shawna à côté de toi et assieds-toi,
lui dit-il. Je vais te servir. Et cesse de me regarder de cette façon,
comme si l’homme de Neandertal que je suis venait de subir une
brusque métamorphose !
Je ne t’ai jamais considéré — comme un homme de Neandertal.
Ah ? Et que suis-je alors, pour toi — ?
Un homme droit, généreux, qui a si peur de prendre un risque
autre — que professionnel dans sa vie, qu’il s’est complètement
immergé dans son travail et serait prêt à mordre quiconque oserait
pointer du doigt la vérité.
Il servit la jeune femme en silence et resta debout à côté d’elle.
Je me suis immergé dans mon travail, pour reprendre ton
expression, afin que — cette compagnie démarre sur de bonnes bases,
et le plus tôt possible. Je serai ainsi en mesure d’envoyer de l’argent à
mes frères et sœurs afin qu’ils suivent des études, et mènent la vie
qu’ils méritent de mener.
Cette vie, — ils ont peut-être envie de la mener à leur guise. Peut-
être même qu’ils n’ont, pas plus que toi, envie qu’on la leur offre sur un
plateau d’argent.
Lentement, O’Rourke contourna la table et s’installa en face de Kitt.
Je ne voudrais pas qu’ils aient à se battre comme j’ai été obligé de
le faire. — Servir dans des pubs, nettoyer la salle ensuite jusque tard
dans la nuit, et ce, pour payer les livres qu’il nous fallait en faculté.
Kitt comprenait que cela n’avait pas toujours été facile. Mais ces
épreuves avaient contribué à faire de Shawn Michael O’Rourke l’homme
qu’il était aujourd’hui.
Il — semblerait que tu t’en sois plutôt bien sorti, observa-t-elle. Si
ce n’est cet aspect renfermé de ton caractère.
Il serra les mâchoires.
Je ne le tiens pas de ces petits jobs dans les pubs. —
De quoi, — alors ?
D’avoir vu mon père s’éteindre. Et ma mère le suivre de — peu.
D’avoir appris de Susan qu’elle en épousait un autre.
Un faible sourire aux lèvres, Kitt tendit la main par-dessus la table
et la posa sur celle de O’Rourke.
On sort rarement intact des épreuves que la vie nous — réserve,
Shawn Michael. Il semblerait que nous soyons tous deux bien placés
pour le savoir.
Bien sûr. Elle avait souffert elle aussi. Plongé dans son propre
univers, il n’y avait pas prêté grande attention. Pas assez, en tout cas.
La jeune femme assise en face de lui lui apparaissait soudain sous
un jour nouveau. Celle qu’il avait épousée avait elle aussi des
sentiments, des espoirs, des rêves. Comme lui, elle avait dû se battre.
Comme lui, elle n’était pas du genre à baisser les bras.
Cela nous aura au moins — appris une chose, dit-il enfin. A ne pas
placer notre confiance en quelque chose susceptible de nous exploser
au visage.
Il avait haussé le ton, s’était rembruni.
Pourquoi as-tu l’air en colère ? —
Je — ne suis pas en colère ! répliqua-t-il avec humeur.
Dans ce cas, — pourquoi cries-tu ?
Je ne crie pas, je parle ! —
— Fort.
Soit. Je parle fort, admit-il de mauvaise grâce. —
Kitt porta sa serviette à ses lèvres, de crainte de ne pouvoir
contenir plus longtemps son envie de rire. Elle ignorait la cause de ce
brusque accès de colère, mais trouvait attendrissants les efforts de
O’Rourke pour tenter de le contrôler.
Et tu n’es pas obligée de cacher ton sourire ! — lança-t-il, l’œil noir.
Elle reposa sa serviette.
Tu veux — que je sourie ?
O’Rourke se demandait d’où lui venait une telle rage, qu’il avait
tant de mal à maîtriser. A croire que toutes les émotions fortes qu’il
avait tenté d’étouffer au cours de son existence rejaillissaient en même
temps.
Ce que je veux, Kitt, c’est que tu fasses ce que tu as — envie de
faire ! Il me semble que nous avons assez marché sur la pointe des
pieds depuis que nous nous connaissons, et qu’il est grand temps que
nous soyons honnêtes l’un envers l’autre.
J’ai du mal à te suivre, dit-elle avec — un petit soupir.
Je vais essayer de me montrer plus clair. Cette — demande
d’emploi que tu remplissais tout à l’heure… est-ce que c’est un premier
pas ?
Un premier pas vers quoi, O’Rourke ? C’est à y perdre son —
latin !
Il en coûtait à O’Rourke de se mettre à nu. Mais le prix à payer
serait peut-être plus élevé s’il n’en passait pas par là.
Vers — ton départ.
Kitt comprenait mieux maintenant pourquoi il s’était emporté. Elle
sentait d’ailleurs elle aussi la colère poindre en elle.
C’est donc cela ? Tu as peur que je parte, et que les autorités
t’obligent à — quitter les Etats-Unis ? Nous avons conclu un marché,
O’Rourke. Et j’ai pour habitude de tenir parole !
Il se passa la main sur le visage. Décidément, exprimer ses
sentiments n’était pas facile. Bien plus complexe que l’informatique, en
tout cas.
Non, Kitt. Ce n’est pas du tout de cela — dont il s’agit. Je sais bien
que tu ne reviendras pas sur ta décision.
Dans ce cas, de quoi s’agit-il ? —
J’essaie de te parler… de — demain.
De demain ? répéta-t-elle, stupéfaite. —
Et du — jour suivant. Et de l’autre encore.
La jeune femme leva les bras au ciel avec impatience.
Si tu t’obstines à t’exprimer de façon aussi — hermétique…
D’accord. Très bien. Je n’irai pas par quatre chemins — cette fois.
Veux-tu m’épouser, Katherine Dawson ?
Aurais-tu par — hasard dormi pendant toute notre cérémonie de
mariage ? Moi pas, O’Rourke !
Allait-il y parvenir ?…
Tu ne comprends pas. M’épouser — vraiment.
Cette précision lui valut un regard étonné de la jeune femme.
C’était donc un faux prêtre qui nous a unis ? —
Incapable de rester plus longtemps assis, il bondit de son siège et
rejoignit Kitt.
Non, bien sûr que non ! Ce que je te demande… c’est de —
m’épouser pour de bon.
Il lui avait pris les mains, mais elle les retira aussitôt.
Si tu en as assez de dormir seul, adresse-toi à — quelqu’un d’autre,
O’Rourke !
Bon sang, Kitt avec deux T, je me — doutais bien que ce ne serait
pas facile, mais à ce point… C’est avec toi que je veux dormir, soit. Mais
toutes les nuits de ma vie. Et me réveiller tous les jours auprès de toi.
Tout partager avec toi. Ai-je été assez clair, maintenant ?
Mais… pourquoi ? s’entendit-elle murmurer. —
Parce que — je t’aime. Est-ce une raison suffisante, pour toi ?
Quand je t’ai proposé le mariage, j’avais besoin d’une excuse pour
rester dans ce pays. Maintenant, c’est de toi dont j’ai besoin. Je
n’attends pas de toi que tu m’aimes, mais je pense…
Kitt ne le laissa pas poursuivre. Un tendre sourire aux lèvres, elle se
leva et lui passa les bras autour du cou.
C’est bien ce que — je disais tout à l’heure : sourd et aveugle ! Je
crois que j’ai commencé à t’aimer le jour où tu m’as rendu visite à
l’hôpital, avec un grand et un petit bouquet. J’ai senti ce jour-là que tu
avais l’âme d’un poète.
D’un — poète ? C’est bien la première fois qu’on voit en moi un
poète…
Les — femmes savent plus de choses que les hommes, O’Rourke.
Nous te le prouverons jour après jour, Shawna et moi !
Je n’en attends pas moins de vous, — chuchota-t-il avant de
l’embrasser.