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Un clair de lune à Maubeuge - Numilog

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un clair de lune

à maubeuge

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— Adapté du film « Un Clair de Lune à Mau- beuge », qui a été réalisé par Jean Cherasse.

— D'après un scénario de Pierre Perrin.

— Adaptation de J. Cherasse, Cl. Choublier et G. de La Grandière.

— Dialogues de Claude Choublier.

— Les photographies extraites du film sont de Jami Blanc.

— Une production E.D.I.C.

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pierre perrin

1

u n

c l a i r d e l u n e

à m a u b e u g e

EDITIONS GALIC

16, AVENUE HOCHE, 16 PARIS V I I I

Page 5: Un clair de lune à Maubeuge - Numilog

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays

(C) by Editions Galic 1962

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PREFACE

MAUBEUGE, sur la route internationale Paris- Bruxelles, à deux pas de la frontière belge, est le « Malbodium » que fondait sainte Aldegonde au V I I siècle.

Placée sur le chemin des invasions, MAU- BEUGE (la Belle Balafrée), devenue depuis « la Ville Fleurie », fut quinze fois assiégée, brûlée, démolie, puis reconstruite par la volonté de ses habitants.

C'est dans cette ambiance de ville neuve et fleurie qu'éclata tout à coup, joyeuse et ironique, cette pochade qui chantait MAUBEUGE.

Rencontrant aussitôt ce chauffeur de taxi-com- positeur, je fus frappé par sa simplicité ; « un bon gamin », tout surpris de ce que le premier magistrat d'une ville de France vienne le félici- ter, plus surpris encore d'apprendre que sa chan- son avait en fait d'authentiques quartiers de noblesse.

Si la chanson était le fruit de son imagination un peu folle, l'image de son caractère gavroche, sa fantaisie, sans fondement semblait-il, avait bel et bien une réalité historique extraordinaire,

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remise sur le plan de l'actualité par le non moins extraordinaire Pierre PERRIN.

En effet, l'historien A. JENNEPIN, dans son « Histoire de MAUBEUGE », raconte les origines de la fondation du chapitre de sainte Aldegonde et parle d'un : « CLAIR DE LUNE FANTAS- TIQUE DANS LA VALLEE DE LA SAMBRE EN AVAL DE MAUBEUGE ».

Je reprendrai donc le passage qui nous inté- resse : « Le miracle de sainte Aldegonde était » comme l'on pense resté dans tous les esprits et » l'on commentait fort diversement le fait d'avoir » traversé la Sambre, afin que fût épargnée la » ville par les Barbares en marchant par-dessus » l'eau, laquelle, selon la chronique, restoit à » hauteur de cheville, estoit légère et comme flot- » tante par grâce divine la bonne Aldegonde ».

« En commémoration d'un tel prodige, il fut » décidé et édicté par mandement épiscopal et par » autorisation locale qu'aurait lieu chaque année, » en temps, jours et heures prescrits, un pèleri- » nage avec cérémonie rituelle, comportant pro- » cession nocturne, avec étendards de chevauchée, » bannières, torchères, récits et cantiques, l'on » irait en cortège d'apparat, mitre en tête, crosse » en main, se tremper les pieds à hauteur de che- » ville à l'instar de la bienheureuse Patronne » dans les étangs proches du Chapitre.

« Ce fut donc pendant les chaudes et lumineuses » nuits d'août qu'eurent lieu ces évocations » rituelles au cours desquelles la nature elle- » même semblait avoir pour mission d'associer sa

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» foi dans le miracle par les faits de quelque » signe venu d'En Haut.

« C'est pour cela sans doute que dans l'horizon » vaporeux la lune monstrueuse apparaissait » comme drapée de pourpre et bordait les fron- » daisons et bosquets environnants d'auréoles » lumineuses aux tons variés allant de l'or blond » traité au miel à l'airain vermeil en fusion.

« On croyait tout proches des parvis de tem- » pies en marbre rose et des colonnades de por- » phyre découpant un ciel de nuit dont le bleu » verdâtre était aussi profond, aussi transparent » et velouté que les plus précieux saphirs des » Indes...

« Et tandis que vers la ville la procession se » démembrait lentement dans une pénombre de » silence, tandis que les blanches chanoinesses » rentraient au couvent pour chanter matines, la » lune revêtait sa chasuble d'argent en laissant » pâlir les lointains ».

Voilà bien une relation de visionnaire suscep- tible de tenter la palette d'un nouveau Goya ou, même avec des tonalités et un mode d'expression tout différents, de quelque moderne Puvis de Cha- vannes.

Il n'en reste pas moins vrai que la tradition des bains de pieds au Clair de Lune allait se perpé- tuer longtemps car on en retrouva des échos et des allusions dans divers conteurs du Hainaut.

Sans doute allez-vous demander ce que devint après cela le magique Clair de Lune ? Eh bien,

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il nous plaît à dire qu'il subsiste toujours et sub- sistera bien longtemps encore !

Cependant, avant de clore ces réminiscences, qu'il me soit permis de rapporter une anecdote puisée dans les souvenirs d'un autre chansonnier, pur Maubeugeois, notre regretté Georges DUBUT.

« Lorsqu'en 1914 les Allemands entrèrent en » vainqueurs dans MAUBEUGE vers la mi-sep- » tembre, ils ne manquèrent pas d'observer notre » magnifique Clair de Lune, dû à un été excep- » tionnel.

« En admirant les clartés étranges apparaissant » vers l'est, c'est-à-dire en direction de Charleroi, » ils en attribuèrent la cause à leurs seuls bons » offices, ayant incendié cette ville trois semaines » auparavant. Mais comme il n'est guère admis- » sible que le feu ait pu brûler aussi longtemps, » c'est donc que le Dieu germanique aura fait » transporter le brasier au WALHALLA, le » confiant aux soins des Walkyries pour solenniser » brillamment la victoire de nos provisoires » conquérants ».

Ce retour sur le folklore historique vous expli- que pourquoi les Maubeugeois ont accepté si allè- grement le « Clair de Lune » de Pierre PERRIN.

Et quand vous viendrez nous visiter, ne quittez pas MAUBEUGE sans avoir vu le CLAIR DE LUNE.

Docteur Pierre FOREST, Membre de l'Assemblée nationale,

Conseiller Général du Nord, Maire de MAU BEUGE.

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C'était avril à Paris. Le printemps rendait les filles plus belles sous les frondaisons du Cours-la- Reine, et dans les allées du bois de Boulogne les couples d'amoureux menaient l'éternelle faran- dole du bonheur à deux. Avenue de Neuilly, par les fenêtres largement ouvertes d'un grand immeuble moderne, s'échappaient les rythmes syncopés d'une guitare. Et les voix étranges de deux garçons et d'une fille jetaient aux échos de la ville les paroles d'un twist endiablé :

Dédé sert des desserts Dédé sert des desserts Dédé sert des desserts Où ? Où ? Au snack-bar

— C'est idiot, murmura le balayeur de la ville de Paris qui avançait lentement sur le trottoir.

— C'est idiot, mais cette musique-là ça rap- porte !

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Celui qui venait ainsi de rectifier le propos était un homme d'environ trente ans, long et mai- gre tel le Désossé de Toulouse-Lautrec. Raffiné jusqu'au bout de ses ongles vernis, l'allure pré- cieuse, il était habillé avec recherche comme une figure de magazine londonien et sa cigarette à bout doré laissait dans son sillage le parfum des alcôves bourgeoises à l'heure du cinq à sept.

Ronald Danton entra dans le grand immeuble et le portier le salua respectueusement.

Le conseiller artistique de la société Superdisco, la grande maison de disques, the first in the world, traversa le hall et monta directement dans le bureau directorial. C'était l'heure sacrée où le grand patron passait chaque jour les auditions. Personne ne pouvait alors le déranger. Les télé- phones étaient bloqués, les portes closes. La terre aurait pu s'écrouler, Charlie Bank n'était là pour personne. Mais Ronald, c'était le cousin du grand patron et, depuis que Superdisco avait fait cons- truire en plein cœur de l'avenue de Neuilly cet immense building devant lequel les Parisiens s'ar- rêtaient avec admiration, c'était toujours en pré- sence de son neveu Walter. de son petit-cousin Ronald et de sa secrétaire Charlotte que Charlie Bank, le roi du disque, faisait passer les audi- tions.

A vrai dire malgré son regard vif et perçant, malgré l'impression de force qu'il se donnait, mal- gré ses allures d'homme d'affaires de style amé- ricain, malgré la puissance qu'il avait acquise en quelques années à Paris, Charlie Bank ne connais-

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sait rien à la musique : ni à la musique classique, ni à la musique moderne. Son neveu Walter, un joyeux drille d'une trentaine d'années, bavard et gavroche, était le premier à le savoir, mais il était chargé des rapports avec la presse et il ne cessait de fournir aux grands hebdomadaires et aux magazines des informations sensationnelles sur cet oncle qu'il avait lui-même surnommé « le Napo. léon de la chanson ».

Ce jour-là, lorsque Ronald Danton entra dans le bureau directorial, le grand patron était en train d'admirer une fille fort jolie qui dansait le twist au son d'une guitare électrique. Les deux garçons qui l'accompagnaient, l'un avait le physique d'un jeune godelureau mexicain et l'autre une tête d'intellectuel fatigué. Et tous les trois, tout en sueur, répétaient inlassablement depuis une ving- taine de minutes :

Dédé sert des desserts Dédé sert des desserts Dédé sert des desserts

— Où ? Où ? interrogeait d'une voix grave le garçon aux grosses lunettes d'écaille.

— Au snack-bar, répondait la fille en jouant des hanches.

Walter Bank applaudit très fort. Ronald ne put s'empêcher de sourire. Il y avait quinze jours déjà que le cousin Walter se promenait à travers les huit étages de bureaux de l'immeuble en répé- tant que ce truc-là était idiot mais qu'on en tire-

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rait de l'or. Il en criait de joie le Walter : — Mais c'est très bien, mes petits poussins,

c'est très bien !... Votre petite chanson, je trouve ça jeune, frais et puis ça fait du bruit. Il y a là- dedans tout ce qu'il faut pour faire un succès !

Le grand patron, à cheval sur une chaise de bureau, tourna lentement la tête vers la porte d'entrée. Un grand silence tomba dans la pièce. Les deux garçons et la fille attendaient son juge- ment. De ce qu'il allait dire dépendait leur réus- site. Un mot de lui pouvait mettre fin pour eux à la saison des harengs marinés et des sandwiches à la bière. Mais Charlie Bank regardait longue- ment sans rien dire le petit-cousin Ronald. Le scé- nario était écrit depuis longtemps et la scène se jouait chaque jour. Pour rien au monde le grand Charlie Bank n'aurait failli à la tradition. Après chaque audition il y avait toujours les cris d'en- thousiasme du neveu Walter puis l'approbation distinguée condescendante du petit-cousin Ronald. A ce moment seulement, quand il daignait, le grand patron donnait son avis. Ronald prit alors entre ses doigts aux ongles vernis sa cigarette à bout doré, en fit tomber la cendre sur le tapis d'un léger mouvement de la main et, se tournant vers Charlie Bank, il déclara simplement :

— C'est assez dans le vent, dites-moi ? Maintenant c'était au « Napoléon de la chan-

son » de trancher. Alors il fouilla dans la poche gauche de son gilet, en sortit un énorme havane, en sectionna le bout, l'alluma avec précaution.

Le neveu commençait à s'impatienter :

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— Alors, tonton Charlie, on se l'enregistre ce twist ?

La petite Vera, la pin-up du trio, eut pour Walter un sourire reconnaissant. L'oncle s'en aperçut et comprit qu'une fois de plus son coquin de Walter avait sans doute pris une option sur les prochaines soirées de la demoiselle.

Aussi, il décida qu'il n'était pas permis à un businessman de sa qualité de se rendre à la pre- mière sommation.

Charlie Bank réfléchit encore un long moment puis il laissa tomber, comme à regret :

— Oui... Oui... Ce n'est pas mal... Pas mal... Je dirais même que c'est bien. Très bien.

Un sourire apparut sur les lèvres de Vera. Elle ne connaissait pas le grand patron. Walter, qui le pratiquait chaque jour, avait déjà compris où il voulait en venir.

— Mais il y a un mais, ajouta le grand Charlie Bank.

C'était alors à Ronald Danton de jouer. Il fit un pas vers la chaise directoriale, s'inclina légè- rement et à voix basse, avec un rien de respect dans la voix, il lui demanda :

— Le tempo, peut-être ? — Le tempo ? Charlie Bank ne savait pas ce qu'était le tempo. Le tempo, ça n'entrait pas dans les colonnes du

doit et de l'avoir. Le tempo, il n'en avait encore jamais acheté ni vendu.

— Le tempo ? Imperturbable Ronald Danton précisa :

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— Une question de rythme... Alors, le grand patron se redressa. Enorme, il

écrasa de sa stature tous ceux qui se trouvaient dans la pièce et, pointant un index accusateur vers le trio qui croyait l'heure venue de sa condamna- tion à mort, il hurla d'une voix qui fit trembler tous les carreaux de l'avenue de Neuilly :

— Le rythme ! Le rythme ! C'est exactement ce que je disais... Le rythme, c'était ça.

Il se retourna vers son neveu. — Je ne serai donc jamais secondé ici ? Il fau-

dra donc toujours tout vous dire ? Walter Bank adressa à Vera un coup d'œil

complice. A vrai dire, chaque jour, il était pris d'un sentiment d'admiration devant le grand talent de son oncle qui jouait toujours à la per- fection ce numéro du directeur compétent.

Sur le trottoir de l'avenue de Neuilly, il y avait maintenant plusieurs centaines de personnes qui levaient la tête avec angoisse vers les fenêtres de l'immeuble Superdisco. Un cyclone passait sur le quartier. La voix du grand Napoléon de la chan- son s'échappait par les fenêtres ouvertes, traver- sait les murs, faisait trembler les feuilles des arbres et allait se perdre très loin dans le ciel au-dessus de la ville.

— Du rythme ! clamait-il, du rythme ! Ah ! sans le rythme, mes enfants, que serions-nous ? Pour faire marcher le monde, pour faire tourner la terre, il faut du rythme, il faut du dynamisme. Il faut de la jeunesse. Ne l'oubliez jamais quand

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vous m'apportez vos salades... Il faut réveiller le monde.

Charlie Bank se frappa alors la poitrine à grands coups de poing :

— Moi, je suis ici pour réveiller la terre qui dort... Vous, vous chantonnez, vous susurrez et vous croyez qu'avec ça je vais vous tirer des mil- lions de la boîte à musique ?... Allons, mes enfants, remettez-vous à l'ouvrage... Il faut vous arracher les tripes !...

Dans sa cabine, l'ingénieur du son, tout en dévorant son sandwich, suivait la scène avec plai- sir. Dans ce rôle, Charlie Bank était inimitable.

— C'est pas des slows que veut le public, entendez-vous, c'est du rythme.

Le grand directeur se dirigea vers la porte : — Vous allez me chanter ça deux fois plus

vite, entendez-vous ! Que dis-je ?... Cinq fois plus vite !

Et il sortit dignement. L'ingénieur du son remit son casque. Il allait

falloir recommencer le travail. Walter se retourna vers le trio, leva les bras au ciel et il eut envie de consoler Vera qui croyait déjà que tout était perdu. Mais à ce moment la porte se rouvrit len- tement, la tête du grand directeur apparut et d'une voix très douce il interrogea sa secrétaire :

— Dites-moi, Charlotte, où avez-vous mis le dernier numéro de Spirou ?

— Dans le tiroir de droite de mon bureau, boss.

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Alors Charlie Bank se redressa, pointa un index vers le plafond et répéta lentement :

— Cinq fois plus vite, mes garçons, vous avez bien compris, n'est-ce pas ?

On l'entendit alors s'éloigner dans le couloir en chantant à tue-tête sur un rythme endiablé :

Des desserts, des desserts, des desserts Des desserts, des desserts, des desserts

Chaque jour, vers la fin de l'après-midi, la mai- son était envahie par une foule d'artistes, de journalistes, de directeurs de cabarets, tous les représentants du grand et du petit monde de la chanson. On guettait le patron. On voulait le voir. On tentait de lui arracher une promesse. Car Charlie Bank était un personnage avec lequel il fallait compter.

Une réussite comme la sienne, on en parlait dans tout Paris. Mais aussi à New-York, à Tokyo et à Buenos-Aires. Encore, tous ceux qui par- laient de lui, tous ceux qui vendaient à la presse la plus indiscrète des échos dont il était le héros, ne connaissaient-ils pas le plus beau de sa légende. Seuls peut-être deux ou trois garçons de café des Champs-Elysées, ceux de la génération d'avant-guerre, auraient-ils pu raconter comment ils avaient vu débuter le petit Charlie quand il vendait des marrons à la terrasse du Fouquet's. Car Charlie Bank, le businessman que l'on disait originaire de Fort Worth dans le Texas, se nommait en réalité Charles Bancaud et il était

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arrivé un matin en sabots à Paris de son village natal du Cantal.

Il manquait sans doute de culture. Il ne con- naissait rien à la musique classique ni à la musi- que moderne. Il prenait facilement le Pirée pour un homme et Lamartine pour une vamp de la nouvelle vague. Mais il savait vendre. Il aurait vendu n'importe quoi à n'importe qui. Et avant de s'essayer dans le disque il avait gagné son pre- mier million en soldant un lot de bibles alle- mandes à une tribu de nègres iconoclastes. Et il avait fait fructifier cet argent en inventant au lendemain de la guerre la femme de ménage à formes compensées pour vieux messieurs miso- gynes.

Charlie Bank, devenu le grand patron de Superdisco. vendait du twist en disques comme il aurait vendu des camemberts en boîtes.

Ce jour-là, au pied du grand escalier en spirale de l'immeuble, Nathalie Grandier, la jolie jour- naliste, le guettait, son petit carnet de notes à la main.

— Oh ! Monsieur Bank, dit-elle en se précipi- tant vers lui, je m'excuse de vous déranger... Mais mon journal, Elle et Lui, aimerait savoir quels sont les projets de Superdisco pour la ren- trée.

D'un coup de pouce sur le rebord de son cha- peau, le grand Charlie le fit glisser sur l'arrière de son crâne puis, devant la blonde Nathalie stu- péfaite, il jeta à voix très forte, de façon à être

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entendu par tous ceux qui se pressaient dans les couloirs de la maison :

— Pas de projets !... Superdisco ne fait jamais de projets... Seulement des réalisations ! Tou- jours des réalisations.

Et Charlie se remit à marcher très vite pour- suivi par la jeune femme qui avait bien du mal à prendre des notes sans se laisser distancer.

— Pourrai-je savoir, Monsieur Bank, ce que seront ces réalisations ?

Le boss eut un geste très large de la main : — Eh bien, mon petit, vous connaissez ma

devise. Elle est affichée sur les murs de toutes les capitales du monde : Superdisco, toujours plus haut... Cette année encore nous allons la justifier. Nous la justifierons dans tous les domaines, de Josquin des Prés à Sacha Distel...

Tout en parlant, Charlie Bank s'arrêtait fré- quemment pour signer des papiers que lui ten- daient des employés, et chaque fois il mettait dans sa poche le stylo-bille que lui tendait la journaliste. La malheureuse Nathalie Grandier voyait venir avec terreur l'instant où il ne lui serait plus possible de prendre des notes. Elle poursuivait malgré tout son reportage :

— Avez-vous de nouvelles vedettes, Monsieur Bank ?

Alors, là, il fut sublime. Des nouvelles vedettes, il en avait à revendre dans chacune de ses poches. Des nouvelles vedettes, il allait en jeter par cen- taines sur le marché du disque.

— Ah ! jeune fille profane, vous me deman-

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dez à moi, Charlie Bank, si j 'ai des nouvelles vedettes. Mais chez nous, nous les fabriquons. Nous prenons des jeunes débutants, des incon- nus et nous jetons à la foule des prodiges, des garçons et des filles dont les noms seront demain sur toutes les lèvres et aux premières pages de tous les magazines. Tenez, belle demoiselle, j'of- frirai demain au public une petite Italienne de dix ans extraordinaire...

Il hésita un instant avant de poursuivre comme s'il cherchait dans son vocabulaire le mot le plus juste pour exprimer son enthousiasme.

— Cette petite-là, savez-vous ? elle est fantas- tique !

La rédactrice d'Elle et Lui notait toujours consciencieusement.

— Et j 'ai encore une vieille dame américaine, quatre-vingt-sept ans, mais une vieille dame très bien, respectable, la veuve d'un amiral, une vedette à cheveux blancs qui chante des airs de cow-boys : elle obtiendra un gros, un énorme suc- cès... De nouvelles vedettes ? Je suis en ce moment en train de faire enregistrer au nouveau théâtre municipal de Limoges la chorale des dictateurs en exil. Je vous offrirai la messe pour deux églises écrite spécialement par un habitant de Colombey et enregistrée par l'amicale des fonctionnaires de l'Elysée. Je vais sortir également Marcel Achard et Jean Cocteau dans le duettino de Pelléas et Mélisande.

Que de révélations ! Les lecteurs d'Elle et Lui

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a l l a i e n t ê t r e g â t é s c e t t e s e m a i n e . M a i s N a t h a l i e

G r a n d i e r v o u l u t e n c o r e e n s a v o i r d a v a n t a g e : — P r é v o y e z - v o u s d e n o u v e a u x r y t h m e s ? C h a r l i e B a n k s ' a r r ê t a , s ' a d o s s a a u m u r , fit s i g n e

d e la m a i n à t o u s les g e n s q u i e n v a h i s s a i e n t l e c o u l o i r a f in q u ' i l s se r a p p r o c h e n t a u t o u r d e lu i . I l a l l a i t é m e t t r e u n e o p i n i o n f o r t i m p o r t a n t e . E t i l e n t e n d a i t q u e le m o n d e e n t i e r e n f û t a u s s i t ô t i n f o r m é :

— J e c ro i s , j e c r o i s t r è s s i n c è r e m e n t , d é c l a r a a l o r s l e N a p o l é o n d e la c h a n s o n , j e c ro i s q u e la m u s i q u e s u d - a m é r i c a i n e es t t e r m i n é e , f in ie . . .

O n e n p a r l e e n c o r e a u c o m p t o i r d u B a t i f o l e t d a n s t o u s les b a r s d u f a u b o u r g S a i n t - M a r t i n q u e f r é q u e n t e n t h a b i t u e l l e m e n t l e s g e n s d e la c h a n - son . O n e n p a r l e e n c o r e d a n s les ca fé s d e s C h a m n s - E l y s é e s e t d e la r u e M a r b e u f . C e f u t ce

j o u r - l à , p a r ces s i m p l e s m o t s , q u e N a p o l é o n S u p e r d i s c o a t o m i s a la r u m b a e t p u l v é r i s a la s a m b a . I l d e v a i t d ' a i l l e u r s a j o u t e r :

— E n r e v a n c h e , c h è r e m a d e m o i s e l l e G r a n d i e r ,

j e c ro i s m a i n t e n a n t à la m u s i q u e a f r i c a i n e o r ig i - n a l e . J e v i e n s d e d é c o u v r i r u n o r c h e s t r e b a n t o u

p r o d i g i e u x . D i t e s - m o i , c o n n a i s s e z - v o u s la m u s i - q u e b a n t o u ?

— O n m ' a v a i t p a r l é d e m u s i q u e z o u l o u , c r u t d e v o i r r e c t i f i e r la j o u r n a l i s t e .

C h a r l i e B a n k é c l a t a d ' u n r i r e é n o r m e . — Z o u l o u ? . . . B a n t o u ? . . . Z o u l o u ? . . . E s t - c e

q u e v o u s a v e z d é i à f a i t l a d i f f é r e n c e , m a d e m o i - se l le , e n t r e u n z o u l o u e t u n b a n t o u ? D i t e s - m o i d o n c si r i e n n e r e s s e m b l e d a v a n t a g e à u n b a n t o u

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qu'un zoulou ? Dans l'histoire des sociétés la civi- lisation bantou et la civilisation zoulou se recou- pent très exactement à l'instant où moi, Charlie Bank, je les reçois dans mon studio d'enregistre- ment pour livrer leurs secrets communs aux civi- lisations les plus modernes.

Puis il fit claquer ses deux doigts de la main gauche pour faire comprendre que cette inter- view avait assez duré:

— D'ailleurs, mademoiselle, si vous voulez davantage de détails, adressez-vous à mon neveu, Walter Bank. Il répondra à toutes vos questions. C'est lui, vous le savez, qui est chargé des rap- ports avec la presse.

Le grand Charlie traversa alors le salon d'at- tente où dix-huit personnes de tous âges et de tous sexes l'attendaient. Il y avait là des hommes, des femmes, des hommes qui étaient presque des femmes, des femmes qui étaient presque des hommes. Et les dix-huit visiteurs étaient assis sur une grande banquette circulaire attendant le moment de comparaître devant celui qui allait décider de leur destin.

Charlie Bank ne les vit même pas. Il s'arrêta devant le bureau de Jolie Charlotte :

— Rien de spécial, mignonne ? La mignonne ne daigna même pas lever les

yeux vers son patron. Elle lisait le dernier numéro de Spirou. Et ce fut d'une voix très calme qu'elle lui répondit :

— J'en suis à l'instant précis où le chevalier de