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Un esprit migrateur Quelques mots pour Alan Turing B ENOÎT P EETERS (écrivain et scénariste) C’est en 1979, dans le livre fascinant de Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach: an Eternal Golden Braid, que j’ai appris l’existence d’Alan Turing 1 . Si mes souvenirs sont bons, il était surtout question de ce fameux test qui devait permettre de distinguer, par un jeu de questions insolites, une machine et un humain 2 . Le nom de Turing m’avait suffisamment frappé pour que j’achète sans hésiter, neuf ans plus tard, l’ouvrage qu’Andrew Hodges lui avait consacré : Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence. Ce livre reste l’une des meilleures biographies que j’ai jamais lues, l’une de celles qui nous permettent d’accompagner une pensée à l’œuvre tout en s’attachant à un individu. Je n’ai hélas aucune formation scientifique et ne fus au lycée qu’un élève de mathématiques as- sez médiocre. Il est donc de nombreux aspects des recherches de Turing que je suis loin d’avoir pleinement compris. Mais ce que j’ai saisi de sa trajectoire continue de m’émerveiller. J’aime cette mobilité incesssante, cette imagination qui avance de manière sinueuse, transgressant les disciplines et les institutions. C’est en cherchant à résoudre un problème de logique, en 1936, qu’Alan Turing montra l’existence d’une « machine universelle » : il s’agissait alors d’une construction purement mathématique, dans un article d’une extrême technicité 3 . Au début de la Seconde Guerre mondiale, c’est l’application de principes encore très théoriques qui lui permit de briser les codes allemands d’Enigma, jetant ainsi les première bases concrètes de l’ordinateur. Puis, au lieu de cueillir les fruits de ses intuitions géniales, Turing déplaça sa curiosité vers les questions de l’intelligence artificielle, du fonctionnement du cerveau et de la morphogenèse. Dans quelles nouvelles directions se serait-il aventuré si sa route ne s’était aussi prématurément interrompue ? Le tempérament fantasque d’Alan Turing, les persécutions que son homosexualité lui a valu, les circonstances extraordinaires de sa mort font de lui une figure mythique, à l’égal d’Évariste Galois et de Walter Benjamin. Voici un peu plus de vingt ans, m’inspirant de sa vie, mais aussi de quelques détails de celle de Wittgenstein, j’ai écrit le scénario de l’album Le Théorème de Morcom, élégam- ment dessiné par Alain Goffin. De Londres à Cambridge, nous avons marché sur les pas d’Alan Turing. Nous nous sommes aventurés jusqu’à Bletchley Park, avant d’en être refoulés sans trop de ménagements : empli de secrets, le lieu était encore inaccessible aux visiteurs. L’album me laisse quelques regrets : trop court, il ne parvenait pas à restituer Turing dans toutes ses dimensions ; et sans doute s’éloignait-il un peu trop d’une réalité plus puissante que ce que l’on peut broder autour d’elle. Mais l’image d’Alan Turing ne m’a jamais quitté : autant qu’un scientifique majeur, il représente une alliance rare de rigueur et de fantaisie, d’exigence et de liberté. Il fut un athlète de la pensée, un artiste du savoir. 1 La traduction française est parue chez Dunod en 1985, sous le titre Gödel, Escher, Bach : les Brins d’une Guirlande Éternelle. 2 Alan Turing « Computing machinery and intelligence », Mind, n 59, 1950. 3 Alan Turing « On computable numbers, with an application to the Entscheidungsproblem », Proceedings of the London Mathematical Society, Ser. 2, Vol. 42, 1937.

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1912-2012

ALAN TURING

Un esprit migrateurQuelques mots pour Alan Turing

BENOÎT PEETERS(écrivain et scénariste)

C’est en 1979, dans le livre fascinant de Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach: an EternalGolden Braid, que j’ai appris l’existence d’Alan Turing1. Si mes souvenirs sont bons, il était surtoutquestion de ce fameux test qui devait permettre de distinguer, par un jeu de questions insolites, unemachine et un humain2. Le nom de Turing m’avait suffisamment frappé pour que j’achète sans hésiter,neuf ans plus tard, l’ouvrage qu’Andrew Hodges lui avait consacré : Alan Turing ou l’énigme del’intelligence. Ce livre reste l’une des meilleures biographies que j’ai jamais lues, l’une de celles quinous permettent d’accompagner une pensée à l’œuvre tout en s’attachant à un individu.

Je n’ai hélas aucune formation scientifique et ne fus au lycée qu’un élève de mathématiques as-sez médiocre. Il est donc de nombreux aspects des recherches de Turing que je suis loin d’avoirpleinement compris. Mais ce que j’ai saisi de sa trajectoire continue de m’émerveiller. J’aime cettemobilité incesssante, cette imagination qui avance de manière sinueuse, transgressant les disciplineset les institutions. C’est en cherchant à résoudre un problème de logique, en 1936, qu’Alan Turingmontra l’existence d’une « machine universelle » : il s’agissait alors d’une construction purementmathématique, dans un article d’une extrême technicité3. Au début de la Seconde Guerre mondiale,c’est l’application de principes encore très théoriques qui lui permit de briser les codes allemandsd’Enigma, jetant ainsi les première bases concrètes de l’ordinateur. Puis, au lieu de cueillir les fruitsde ses intuitions géniales, Turing déplaça sa curiosité vers les questions de l’intelligence artificielle,du fonctionnement du cerveau et de la morphogenèse. Dans quelles nouvelles directions se serait-ilaventuré si sa route ne s’était aussi prématurément interrompue ?

Le tempérament fantasque d’Alan Turing, les persécutions que son homosexualité lui a valu, lescirconstances extraordinaires de sa mort font de lui une figure mythique, à l’égal d’Évariste Galois etde Walter Benjamin. Voici un peu plus de vingt ans, m’inspirant de sa vie, mais aussi de quelquesdétails de celle de Wittgenstein, j’ai écrit le scénario de l’album Le Théorème de Morcom, élégam-ment dessiné par Alain Goffin. De Londres à Cambridge, nous avons marché sur les pas d’AlanTuring. Nous nous sommes aventurés jusqu’à Bletchley Park, avant d’en être refoulés sans trop deménagements : empli de secrets, le lieu était encore inaccessible aux visiteurs.

L’album me laisse quelques regrets : trop court, il ne parvenait pas à restituer Turing dans toutesses dimensions ; et sans doute s’éloignait-il un peu trop d’une réalité plus puissante que ce que l’onpeut broder autour d’elle. Mais l’image d’Alan Turing ne m’a jamais quitté : autant qu’un scientifiquemajeur, il représente une alliance rare de rigueur et de fantaisie, d’exigence et de liberté. Il fut unathlète de la pensée, un artiste du savoir.

1La traduction française est parue chez Dunod en 1985, sous le titre Gödel, Escher, Bach : les Brins d’une GuirlandeÉternelle.

2Alan Turing « Computing machinery and intelligence », Mind, n◦59, 1950.3Alan Turing « On computable numbers, with an application to the Entscheidungsproblem », Proceedings of the London

Mathematical Society, Ser. 2, Vol. 42, 1937.