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@ Florence AYSCOUGH UN MIROIR CHINOIS (A travers la Chine inconnue) Traduit de l’anglais par MAURICE THIERRY Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ” fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi. Site web : http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi. Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

Un Miroir Chinois. La Chine Inconnue

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DESCRIPTION

Florence Ayscough offers a detailed description of the unknown China, a fascinating empire in the classical age.

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  • @Florence AYSCOUGH

    UN MIROIR CHINOIS (A travers la Chine inconnue)

    Traduit de langlais par MAURICE THIERRY

    Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, bnvole, Courriel : [email protected]

    Dans le cadre de la collection : Les classiques des sciences sociales fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi.Site web : http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi.

    Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole,Courriel : [email protected]

    partir de :

    UN MIROIR CHINOIS,(A travers la Chine inconnue)

    par Florence AYSCOUGH (1878-1942)traduit de langlais par Maurice THIERRY

    Librairie Pierre Roger, Paris, 1926, 298 pages.

    Police de caractres utilise : Verdana, 12 et 10 points.Mise en page sur papier format Lettre (US letter), 8.5x11.

    [note : un clic sur @ en tte de volume et des chapitres et en fin douvrage, permet de rejoindre la table des matires]

    dition complte le 15 dcembre 2006 Chicoutimi, Qubec.

    Un miroir chinois

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  • T A B L E D E S M A T I R E S

    Introduction.

    CHAPITRE PREMIER : La Cabane de Verdure sur ltendue jaune.

    CHAPITRE II : La Grande Rivire. Sa lgende et sa posie.

    De Shanga Chinkiang De Chinkiang Nanking De Nanking

    Anking DAnking Hankow DHankow Yochow De Yochow

    Ichang De Kweichow Chungking.

    CHAPITRE III : LIde chinoise dun Jardin.

    CHAPITRE IV : Symbolisme de la Cit pourpre dfendue.

    CHAPITRE V : Tai Chan La Grande Montagne.

    CHAPITRE VI : Culte des Magistrats Spirituels des Murs et Fosss de la Cit.

    CHAPITRE VII : Synopsis de lhistoire de la Chine depuis les temps

    lgendaires jusqu la fondation de la Rpublique.

    Un miroir chinois

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  • INTRODUCTION

    @

    Un miroir en Chine nest pas simplement une surface de

    verre, dos de mercure, et dont le but pratique est de rflchir

    dans leur perfection les adorables traits dun visage de femme ;

    on sen sert, videmment, pour daimables contemplations,

    mais, outre cet usage, un miroir a des attributions plus leves.

    Ses pouvoirs supposs nous sont rvls de la manire

    suivante dans le Po Kou Tou Lou, un ancien livre chinois crit au

    dbut du douzime sicle :

    Dans les jours dantan, lEmpereur Jaune, souverain

    auguste, fit fondre du mtal prcieux et en fit des

    vaisseaux imprgns des divines influences qui rvlent

    lhomme toutes choses transcendantes. Parmi ces

    vaisseaux se trouvaient des miroirs, quinze en tout,

    pour lesquels il choisit les essences vitales de Yin,

    principe des Tnbres, et de Yang, principe de la

    Lumire ; et il incorpora en parts gales les pouvoirs

    crateurs du ciel et de la terre.

    Voil pourquoi lclat des miroirs reprsenta la lumire

    combine du soleil et de la lune ; et ils transmirent les

    desseins des puissances souterraines et des esprits

    clestes. Ils protgrent des dmons face dhomme et

    au corps de bte et ils cartrent la mchante crature

    quatre pieds qui vit dans la fort et dont le visage

    ressemble celui dun tre humain.

    Un miroir chinois

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  • Outre cela, les miroirs gurirent les maladies.

    Le miroir moderne verre plat a mme le don prsum de

    transformer en bien les influences mauvaises, et son

    prdcesseur de mtal devait, dans la profondeur de sa

    perspective, dvoiler la pure ralit se cachant derrire toute

    image projete sa surface. Cest un peu le rle de ce dernier

    miroir que je vais tcher de jouer vis--vis du lecteur, en

    exposant dans ce livre certaines ralits de la vie chinoise, telles

    quelles se sont manifestes moi pendant ce dernier quart de

    sicle.

    La Chine est un pays de contre-balance . Ses habitants

    pensent en termes de compensation et sa philosophie est base

    sur la croyance en lintervention efficace de deux essences qui

    sont appeles Yang et Yin. Yang correspond la lumire, aux

    montagnes, au soleil et la virilit en gnral ; tandis que Yin

    correspond aux tnbres, leau, la lune et tout ce qui est

    faible. Dans lide chinoise, un parfait ensemble consiste en la

    fusion complte des deux essences. Les expressions courantes

    de la vie quotidienne manifestent cet amour de contrepoids. Si

    on senquiert de la grandeur dune chose quelconque, on

    demande combien grande-petite cette chose peut tre ; si

    cest de sa longueur, combien longue-courte , et si cest de

    son poids, on se renseigne sil est lourd-lger .

    Ainsi donc, le contrepoids et lquilibre sont peut-tre les plus

    typiques de toutes les caractristiques chinoises. Or, en gnral,

    la comprhension des Occidentaux lgard de la Chine ne

    Un miroir chinois

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  • remplit aucune des conditions ncessaires pour former un

    ensemble parfait, car elle manque totalement de contre-poids.

    Les premiers marchands, par exemple, ont fait des affaires

    avec Canton, o le climat est semi-tropical. Le rsultat est que,

    pour neuf Europens sur dix, le seul mot de Chine voque

    des jours brlants et des nuits touffantes. Les vents glacs de

    Mongolie peuvent sinfiltrer par chaque fente de la maison ; on

    peut saccroupir ct dune superbe flambe dans le vain

    espoir dun peu de chaleur, quimporte ! Une lettre de chez vous

    se terminera srement par de sincres condolances pour la

    chaleur que vous devez endurer. Dautre part, des voyageurs

    plus rcents ont, tout naturellement, fait de Pkin leur but, et on

    voit des artistes, des crivains et des touristes sunir dans un

    chur dadmiration pour clbrer la capitale du Nord. Et cela na

    rien dtonnant ; les majestueux remparts, les palais dont la

    couleur est celle des roses rouges, les toits tincelants, jaunes,

    bleus et verts, mls dun gris sobre, les clatantes terrasses de

    marbre blanc et les merveilleux sapins dargent, tout cela

    concorde faire un unique et inoubliable tableau. Mais Pkin

    nest pas purement chinois ; il nest pas mme caractristique de

    la plus grande partie de Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel ,

    expression idiomatique qui veut dire tout le pays . Pour des

    yeux chinois, Pkin est vraiment trs moderne. Aux sicles o la

    civilisation dExtrme-Orient tait en plein panouissement et

    portait ses fruits les plus glorieux, la prsente Cit ntait rien

    quun avant-poste de lEmpire, proximit des tribus barbares.

    Une chane de circonstances fortuites en fit, il y a quelques

    sicles, Pei King, capitale du Nord, o lempreinte de linfluence

    Un miroir chinois

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  • mongole est encore trs profondment marque. Les foules qui

    scrasent dans les rues sont un mlange confus de tribus

    tartares avec un ferment de Chinois. La contre environnante

    nest pas, non plus, typique des dix-huit provinces. Par exemple,

    leau fait presque totalement dfaut. Or, sil y a, par-dessus tout,

    une chose laquelle le Chinois attache de limportance, cest

    bien leau. Celle-ci reprsente le principe de la terre, et sa

    prsence dans chaque scne de la nature est considre comme

    ncessaire labsolue beaut. Quoi ! aucun jardin nest complet

    sans eau et le mot dfinitif pour les peintres de paysage est

    Chan Chouei, Collines et Eaux.

    La plus grande partie de ma vie en Chine sest passe

    Shangha sur le Wangpoo, cest--dire dans la Ville-au-dessus-

    de-la-mer sur ltendue Jaune.

    Shanghai slve lembouchure du grand cours deau qui

    forme la route fluviale conduisant la vote du monde et quon

    peut dcrire comme la principale artre de voyage dans ltat

    central. Jcris donc dune partie du pays purement chinoise et

    o leau joue un rle essentiel.

    Des bateaux qui viennent de tous les coins de la Chine

    sassemblent sur ltendue Jaune et ceux qui peuplent ces

    bateaux les considrent gnralement comme leurs maisons.

    Naissance, mariage, mort, les trois plus importants vnements

    de la vie, prennent place sur ces demeures flottantes. La gent

    batelire de la Chine est donc immense et les bateaux chinois

    sont dune infinie varit. On dirait que ceux qui vivent au bord

    de chaque baie, de chaque crique, de chaque anse et de chaque

    Un miroir chinois

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  • rivire construisent un bateau leur got et capable de

    sadapter aux conditions locales. Chaque modle a sa beaut

    propre. Beaucoup dentre ces barques sont couvertes de claires

    peintures reprsentant des scnes historiques et des cratures

    fabuleuses, animaux et oiseaux. Beaucoup ont la proue orne de

    figures et presque toutes sagrmentent de quelque chose qui

    correspond un il. Les Europens aiment rpter ce sujet

    la phrase traditionnelle : Les Chinois disent : celui qui ne voit

    pas, comment peut-il marcher ? Je ne sais comment cette ide

    a pris naissance, mais je pense quelle est compltement

    errone. On veut simplement donner aux bateaux lapparence

    dun monstre marin, qui, par son aspect terrifiant, cartera les

    mauvais esprits.

    Les Europens dsignent gnralement ces embarcations

    sous le nom de jonques , et cette appellation a t consacre

    par lusage. Tout le monde sait aujourdhui quune jonque est

    un bateau chinois, mais le mot est hybride ; il ne signifie rien et

    il nappartient aucune sorte de langage. Dyer Bali dit : Il est

    driv du portugais junco , qui lui-mme tait une corruption

    du malais ajong , qui fait jong en abrg et qui veut dire

    navire ou grand vaisseau ! Maintenant le mot sapplique

    faussement aux bateaux de toute taille qui, comme je le dis,

    fourmillent dans le Kiangsu.

    Je ne connais pas de plus dlicieux passe-temps que de

    consacrer quelques jours ou quelques semaines naviguer sur

    les cours deau du Delta du Yangtze. Le bateau glisse sur les

    canaux miroitants et un mouvant panorama de lancienne Chine

    Un miroir chinois

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  • agricole se droule devant les yeux du voyageur. Les habitants

    du Delta sont justement fameux pour leur habilet construire

    des ponts, et les arches quils btissent sont dune incroyable

    perfection. Lorsque, par un jour calme et sans brise, la pierre

    semi-circulaire de larche, se refltant dans leau, devient un

    cercle complet, on a le symbole de cette harmonie parfaitement

    quilibre, qui est la clef de la culture chinoise. Des champs

    fertiles sont ponctus de villages et, de longs intervalles,

    slvent des villes fortifies. Soochow est une des plus

    intressantes parmi ces villes purement chinoises et elle est de

    beaucoup la plus accessible. Elle se dispute avec Shaohsing dans

    le Chkiang le nom de Venise de la Chine. Les deux cits

    revendiquent le titre ; dans les deux, en effet, les canaux et les

    cours deau tiennent souvent la place de rues. Il y a cependant

    un point, me semble-t-il, o il ny a pas de comparaison possible

    et cest en matire de ponts. Le premier voyageur europen qui

    a visit Soochow fut aussi frapp par leur nombre, leurs

    dimensions et leur architecture que nous le sommes aujourdhui.

    Jen rfre au vaillant Marco Polo qui dit :

    Et vous devez savoir que dans cette ville il y a six

    mille ponts, tous de pierre et si levs quune galre ou

    mme deux galres de front pourraient passer sous lun

    dentre eux.

    Le bon Marco, qui crivait au treizime sicle, donnait-il le

    nombre exact des ponts qui existaient de son temps ? Il est

    impossible de le savoir. Un crivain du dix-neuvime sicle dit

    dans un langage plus mesur :

    Un miroir chinois

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  • Il y a dans la cit six canaux du nord au sud et six

    canaux de lest louest, se coupant quatre ou huit

    cents mtres environ de distance. Il y a cent cinquante

    ou deux cents ponts intervalles de deux ou trois cents

    mtres ; quelques-uns de ces ponts ont des arches, les

    autres sont faits de dalles de pierre jetes de rive

    rive. Beaucoup de ces ponts ont vingt pieds de

    longueur. Les canaux ont de dix quinze pieds de

    largeur et cest en perr que sont faites leurs berges.

    En tout cas il y a dinnombrables cours deau qui refltent la

    lumire et absorbent lombre de la plus merveilleuse manire. Le

    gris, en gammes infinies, y est la couleur dominante, mais la

    patine dveloppe par des sicles dhumidit est extrmement

    brillante et varie.

    Un mystre enveloppe toujours les maisons qui surgissent des

    canaux comme ces maisons de la Chine centrale. Tandis que le

    bateau glisse sur leau et quon les approche dans un silence

    complet, elles semblent parfois inhabites, mais souvent un

    visage de femme apparat la fentre et souvent aussi cest un

    fort joli visage. Soochow est not pour ses beauts fminines et

    pour la grande proportion de chanteuses quon dit venir de cette

    partie de la province. Li Tai Po a chant :

    Beaucoup de jeunes filles de Wou sont blanches, dune blancheur blouissante ;

    Elles aiment samuser en flottant sur leau. Avec un regard oblique, elles repoussent le cur o fleurit le

    printemps.En cueillant des fleurs, elles se moquent du passant.

    *

    Un miroir chinois

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  • Et maintenant, quelques mots propos de mon Miroir

    Chinois.

    La Chine est gnralement traite par les Occidentaux dun

    point de vue purement acadmique. Je veux dire par l que son

    art, sa littrature et son archologie sont tudis comme on

    tudie les mmes sujets dans les civilisations mortes. Mais la

    Chine est vivante et elle est virile ; de plus, ses antiques

    croyances et ses vieilles penses sont jamais incorpores la

    vie de ses habitants. Cest pourquoi jai essay de faire du pays,

    tel que je le connais, une entit vivante pour mes lecteurs.

    Un des moyens dont je me suis servie pour arriver cette fin

    est la stricte observance de lidiome dans la traduction ; je crois

    fermement que le gnie dune langue se manifeste dans ses

    idiomes et jai fait de mon mieux pour laisser intacts ceux des

    Chinois. Jai tent dexpliquer ma mthode de traduction dans

    lintroduction des Fir-Flower Tablets (pomes chinois). Je ny

    insisterai donc pas ici.

    Nous avons vcu de nombreuses annes Shangha, dans la

    Maison-Heureuse-de-lOie-Sauvage qui slevait au milieu

    dun grand jardin, et quand vint le moment de transporter nos

    pnates hors de la Chine, nous avons senti le besoin de nous

    rserver une petite place, capable de nous accueillir pendant les

    alles et venues des futures annes. Alors nous avons bti la

    Cabane de Verdure qui est toujours prte nous recevoir.

    Je puis dire que la construction de cette maison ma appris

    beaucoup de choses. Laide de mon personnel et les conseils de

    mon professeur chinois, M. Nong Tchou, cest--dire Monsieur-le-

    Un miroir chinois

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  • Cultivateur-de-Bambous, mont t infiniment prcieux pour

    btir et orner cette demeure. Je leur dois une profonde

    gratitude.

    Les habitants de la Chine mont toujours vivement intresse

    et je me suis toujours efforce de pntrer leur point de vue, qui

    diffre bien souvent du ntre, surtout en ce qui concerne la

    valeur pratique de linstruction par elle-mme. Le systme

    dducation, en usage depuis si longtemps, et grce auquel les

    lettrs de lEmpire sont automatiquement devenus la classe

    dirigeante, a tellement frapp limagination de tous les illettrs

    que ceux-ci, quelle que soit leur ignorance, ont la ferme

    conviction que linstruction est le plus dsirable de tous les biens.

    Il ny a pas trs longtemps, jai eu un curieux exemple de ce

    sentiment. Mon jardinier numro trois avait perdu sa fiance, ce

    qui fut pour lui une rude preuve, du moins au point de vue

    financier, car, nayant jamais vu sa future pouse, la blessure de

    son cur se trouvait limite. Les fianailles sont naturellement

    onreuses, aussi me demanda-t-il darranger pour lui un mariage

    par lentremise de quelque orphelinat, ce qui lui reviendrait

    moins cher que lhabituelle procdure. Il dsirait seulement que

    la jeune lue ne ft ni trs jolie, ni trs coureuse. Avec quelque

    difficult, due aux minutieuses investigations des directeurs de

    lorphelinat, je fis sa commission et visitai la maison en temps

    voulu, afin de voir la jeune fille dsigne. Jtais accompagne

    par Amah, ma femme de chambre chinoise, sous la domination

    svre mais dvoue de laquelle jai pass vingt-cinq heureuses

    annes. On nous fit visiter lorphelinat en dtail. Je marchais

    Un miroir chinois

    12

  • devant avec une directrice et Amah me suivait avec une autre.

    Je les entendis qui parlaient de moi avec prolixit. Pas une

    seconde, Amah ne fit mention des biens matriels que je pouvais

    possder, mais, avec une profonde fiert, elle ne cessait de

    rpter :

    La Dame-de-la-Maison-qui-est--lEst connat

    beaucoup de caractres et elle crit pendant tout le

    temps que le soleil donne sa lumire.

    *

    Jespre que ceux qui tudient la vie et la langue chinoises

    pourront trouver matire intrt dans Un Miroir Chinois ,

    mais jai tch, cependant, de ne pas rendre le livre trop

    technique et je nai pas perdu de vue le voyageur occidental ;

    jai insr son profit quelques cartes et diagrammes.

    Puisse le Miroir Chinois que jai projet rflchir dans sa

    profondeur quelques ralits qui aideront mieux faire

    comprendre le Pays des Fleurs.

    19 avril 1925.

    Baie de la Pche Miraculeuse,New Brunswick (Canada).

    @

    Un miroir chinois

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  • CHAPITRE PREMIER

    La Cabane de Verdure sur ltendue Jaune

    @

    Il y a onze cent soixante-quatre ans, le pote Tou Fou et sa

    famille faisaient leur entre Chngtu, capitale du Szechuen. Ils

    avaient fui devant les tribus mongoles qui dvastaient lEmpire et

    avaient rencontr mille obstacles sur leur chemin. Aussi, quand

    ils arrivrent dans la Ville Brode, comme les crivains appellent

    Chngtu, ils furent heureux de trouver un coin paisible dans un

    tranquille faubourg. L, Tou Fou construisit sa Cabane-de-

    Verdure-sur-la-Rivire-des-Fleurs-Laves . Les tudiants

    dsignent souvent leurs maisons sous le nom de Tsao Tang

    (Cabanes de Verdure), que ce soient ou non des chaumires.

    Pour moi, jai pris celle de Tou Fou comme modle et jai nomm

    la mienne la Cabane de Verdure sur ltendue Jaune . Je

    voudrais seulement me rgler sur ses principes en btissant ma

    maison. Quand il arriva Chngtu, il choisit un emplacement,

    grce des moyens divinatoires et il crivit ensuite de

    charmants petits pomes ses nombreux amis, leur demandant

    ceci et cela pour placer dans son Tsao Tang. Les mthodes en

    vigueur sur ltendue Jaune sont plus prosaques. Le Conseil

    municipal dlivre un permis et envoie des inspecteurs pour

    surveiller les travaux, qui doivent remplir certaines conditions.

    Quant aux pomes, mme si je pouvais en crire, je crois bien

    quils resteraient aujourdhui sans rponse. Donc, toutes les

    Un miroir chinois

    14

  • formalits prliminaires ont t accomplies et pendant que

    jcris, la chanson des ouvriers senvole jusqu moi, travers la

    chaleur scintillante dune journe de juillet. Ceux-ci travaillent

    aux fondations. La marche de leur ouvrage est intressante

    suivre et la chanson quils chantent est pleine de rythme. Une

    bande dhommes, sous la direction dun contrematre, lvent et

    baissent alternativement un lourd bloc de bois, et cest par la

    chanson quon prserve lunit de leffort. Le contrematre chante

    un vers improvis sur le premier sujet qui lui passe par la tte et

    pendant quil chante les hommes tassent la terre dun geste

    rythmique et mcanique ; mais quand il sarrte, ceux-ci

    poussent en chur des cris frntiques et inintelligibles qui font

    doubler les coups quils donnent et font danser la pesante masse

    sur les briques casses et le mortier demi liquide. Je me

    demande quel est le sujet de leur chanson au Tsao Tang ?

    Lautre jour, un de mes amis rencontra une jeune Anglaise

    charmante prs dun terrain o lon btissait. Les cheveux de la

    jeune fille taient du proverbial or fil et ses yeux comme

    des violettes sous leau ; et voici la chanson quil entendit

    chanter par les ouvriers :

    LE CONTREMAITRE. Il y a une femme trangre, une

    femme trangre.

    LES HOMMES. Ah-ai-ah-ai-ah.

    LE CONTREMAITRE. Ses cheveux, ses cheveux, ses

    cheveux, cest la couleur, la couleur de la paille.

    LES HOMMES. Ah-ai-ah-ai-ah-ai.

    LE CONTREMAITRE. Ses yeux, ses yeux, ses yeux.

    Un miroir chinois

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  • LES HOMMES. Ah-ai-ah-ai-ah.

    LE CONTREMAITRE. Ses yeux sont comme un vieil

    habit bleu.

    LES HOMMES. Ah-ai-ah-ai-ah.

    LE CONTREMAITRE. Comme un vieil habit bleu dont

    un mendiant ne voudrait pas.

    Les plans de ma cabane sont bien simples. Une srie de cours

    et de btisses alternes. La premire maison comprendra deux

    salles de rception, la seconde, les chambres coucher et les

    deux autres serviront de cuisines et de logements pour les

    domestiques. Il ny aura pas dtage, en sorte que les pices

    intrieures et extrieures seront toutes au rez-de-chausse. Je

    ne cesse de rpter que ma cabane doit tre comme les cottages

    du Kiangsu et que je veux observer toutes les coutumes

    traditionnelles.

    Lentrepreneur parat tre un brave homme, mais comme il

    parle seulement le dialecte de Shanga, je cause avec lui par

    lintermdiaire du boy, en anglais petit-ngre. Son nom est Ping

    Yong, et il est extrmement dramatique quand il parle. Bien quil

    ne puisse ni lire ni crire, cest, je crois, un merveilleux

    raconteur. Il se lance dans de longs rcits historiques, et il

    personnifie hommes ou femmes, vieillards ou braves guerriers

    avec une gale facilit. Nous avons eu une discussion au sujet de

    lemplacement du garage, quon ne trouve pas ncessairement

    dans les cottages du Kiangsu, et finalement nous avons dcid

    de le mettre dans un coin appropri, face la route, ct de la

    Grande Porte. Je suggrai quil ft du modle le plus simple et

    Un miroir chinois

    16

  • que, contrairement au reste, il ft vierge de toute dcoration.

    Ping Yong sabma quelque temps dans ses penses, puis il dit :

    Comment la Dame-de-la-Maison-qui-est--lEst peut-

    elle demander une pareille chose ? Le garage sera prs

    de la route ; tout le monde le verra ; et on pensera que

    la maison est comme une personne qui porte un bel

    habit, mais a un pauvre gilet. Non, le garage doit

    paratre aussi coquet quun pavillon du jardin, nest-il

    pas vrai ?

    Son argument tait sans rplique. La Dame-de-la-Maison-qui-

    est--lEst acquiesa docilement et il fut dcid que le garage

    aurait un joli toit avec une grue, symbole de longue vie, perche

    au centre.

    Ici jouvre une parenthse pour faire remarquer que la Dame-

    de-la-Maison-qui-est--lEst est une formule de politesse

    lgard de la matresse de la maison. Un hte sassied toujours

    face au Midi et la place dhonneur est sa gauche. LEst est donc

    une position honorable et le matre de la maison est appel Le-

    Chef-de-Famille-qui-est--lEst . Mais revenons la

    construction de la cabane.

    Les Chinois supposent toujours quil y a un certain danger

    faire btir. Le seul fait de remuer la terre est suspect leurs

    yeux. On ne sait jamais quels esprits on peut dranger et si on

    les drange, ils chercheront, selon toute probabilit, se venger

    sur quelquun. Cest pourquoi les ouvriers attachent un bouquet

    de branches au bout de chaque perche des chafaudages,

    esprant ainsi que les elfes malfaisants, prenant lendroit en

    Un miroir chinois

    17

  • construction pour un bouquet darbres, passeront leur chemin. Je

    remarque galement que les habitants du village voisin ont

    dress une haute perche en bambou et ont pendu son sommet

    un grand tamis plat en vannerie, comme ceux dont on se sert

    pour passer la terre au crible. Tout le monde sait que les bonnes

    influences peuvent passer travers un tamis et quun miroir a le

    pouvoir de changer en bien les mauvaises influences. Jespre

    que tel sera le cas et que nos bons voisins, derrire le rseau de

    leur barricade en bambou, pourront viter le dsastre dont les

    menacent nos oprations constructives.

    Ces superstitions ainsi que les principes Yin et Yang sont la

    base de la vie populaire en Chine. Tout ce qui est lumineux et

    brillant est Yang, tout ce qui est noir et sombre est Yin. Nous

    vivons dans le monde de Yang, et sous celui-ci, on croit que

    stend un autre monde, qui en est la contre-partie exacte, avec

    cette seule diffrence que le soleil ny brille point. Cest le Yin

    Che au Monde de lOmbre. Les esprits des morts et des autres

    tres surnaturels sont supposs passer librement entre les deux

    mondes, et la considration que lon a pour ces esprits entre

    dans presque chaque manifestation de la vie sociale des Chinois.

    La Pose de la Crte

    Daprs le calendrier chinois, cest aujourdhui le vingt-

    sixime jour de la sixime lune en lanne de Jen Sin ; daprs le

    ntre, cest le 18 aot 1922.

    Un miroir chinois

    18

  • Ce jour a t choisi dessein pour poser la crte de ma

    Cabane de Verdure, crmonie la plus importante de la

    construction et qui, par consquent, doit tre accomplie selon les

    rites.

    Les maisons chinoises sont bties daprs le mme principe

    que nos btiments de bton arm, cest--dire que lon pose

    dabord la charpente qui supporte le toit et que lon maonne les

    murs ensuite. La charpente, qui, en Chine, est de bois, doit tre

    soigneusement prpare et mortaise en mme temps, en sorte

    que la crte ne peut tre pose que quelque temps aprs que les

    fondations aient t dames. En principe, on ne se sert pas de

    clous dans la construction dune maison chinoise et ceux dont on

    a besoin pour clouer les planchers non chinois que nous voulons

    avoir sont compts part dans le contrat.

    En Chine, les personnes fortunes se servent dun carrelage

    de terre cuite ou de pierres de belle qualit, et les pauvres se

    contentent du plancher que leur fournit la terre maternelle. La

    boiserie est assez longue terminer, car, dans le Kiangsu, les

    poutres transversales de la salle de rception sont gnralement

    ornes de motifs sculpts, reprsentant des scnes historiques

    et des figures lgendaires ou contemporaines. La coutume veut

    que la principale poutre, qui fait face au midi, reprsente la vie

    dun hros pour lequel on a une spciale admiration. Tchou-ko

    Leang, le sage et modeste ministre de Lieou Pei, est trs

    populaire, de mme que Kouo Tseu-yi, le sauveur de la dynastie

    Tang ; mais jai choisi Yo Fei qui est pour moi un des caractres

    les plus sympathiques de lhistoire chinoise. Il a vcu au dclin

    Un miroir chinois

    19

  • de la dynastie Song et fut terriblement afflig de la conduite

    nonchalante de lEmpereur qui ne voulut point le soutenir dans

    son effort repousser les Tartares jaunes qui envahissaient alors

    la Chine. En fait, lEmpereur tait compltement sous linfluence

    du premier ministre Tsin Kouei qui tait la solde des Tartares

    jaunes. Un des officiers de ceux-ci crivit secrtement Tsin

    Kouei, lui disant : Vous parlez toujours de paix, paix, paix ,

    et en mme temps, ici, dans le Nord, Yo Fei ne fait que guerre,

    guerre, guerre . Tuez-le et alors rgnera la paix. Aussitt Tsin

    Kouei ourdit contre Yo Fei une trame perfide et sarrangea pour

    quil ft jet en prison sur des accusations forges de toutes

    pices. On investigua son cas immdiatement et quand lenvoy

    imprial le questionna, Yo Fei retira son habit et montra quatre

    grands caractres que sa mre lui avait tatous sur le dos quand

    il tait petit : Tsin Tchong pao kouo (loyal jusquau bout pour la

    dfense de son pays). Aucune preuve ne put tre apporte

    contre lui ni contre son fils Yo Yun, qui tait aussi en prison ;

    alors, un jour, Tsin Kouei appela un messager et lui confia un

    crit adress au gardien chef de la prison ; l-dessus, le

    gelier, dans un Mmoire au trne, annona la mort de Yo Fei.

    Cela se passait le vingt-neuvime jour de la douzime lune de

    lanne 1141 de notre re. La neige tombait et le froid tait vif.

    La poutre de ma salle de rception reprsente la scne o Yo Fei

    se met le dos nu. Dautres motifs historiques ornent les autres

    poutres, et sur les plus courtes, stale toute la thorie de mes

    amis comme Li Tai Po le pote, Wang Hi-tche le merveilleux

    calligraphe ; les frres jumeaux Ho Ho qui sont morts de rire,

    dans leur joie davoir invent labaque ; les Huit Immortels qui

    Un miroir chinois

    20

  • vivent parmi les pchers du Paradis occidental, et ainsi. de suite.

    Les sculptures sont en relief assez accentu et les figures qui ne

    sont pas colores ressortent trs clairement sur le fond peint en

    noir. Les ouvriers sont venus de la ville pour sculpter les poutres

    et ils ont apport dans leur travail une grande diligence,

    beaucoup de sret et de matrise. Un lger contour lencre

    noire tait leur seul guide. A un moment donn, on a craint que

    les sculptures ne fussent point termines pour le jour fix, alors

    dnormes lampes arc furent pendues dans le hangar et les

    sculpteurs sur bois travaillrent plusieurs nuits sans arrt. Tout

    tait prt ce matin pour la crmonie.

    *

    Ctait un jour merveilleusement clair, de chaleur intense, un

    de ces jours o le principe de Yang semble son sommet. Le ciel

    tait de ce lumineux bleu tendre quon voit souvent dans la

    Chine centrale et une forte brise venant de la mer Jaune roulait

    dnormes nuages arrondis. A dix heures, tous les gens

    dalentour staient rassembls et, sans arrt, battaient des

    gongs, frappaient des cymbales et faisaient partir des ptards.

    La lumire et le feu sont supposs tre des parties intgrantes

    du grand principe de Yang et sont par l destructeurs des esprits

    qui frquentent le Monde de lOmbre. Cest pourquoi le feu, les

    bougies et les lanternes servent toute la nation chinoise de

    protection contre le mal. Pour augmenter leffet redoutable des

    feux de joie, on dit que, dans lge des Tnbres, des morceaux

    de bambou produisant des crpitements et des dtonations

    taient jets dans les flammes. Plus tard, des tubes de papier

    Un miroir chinois

    21

  • remplis de poudre prirent la place des bambous et ces tubes, en

    se transformant, sont devenus les ptards dinfinie varit dont

    on se sert aujourdhui. Je suppose que leffet terrifiant du bruit

    est la base de la conviction que les tambours, les cymbales et

    les gongs sont une protection contre les dmons. Quoi quil en

    soit, faire du bruit en Chine est un travail mritoire. Le vacarme,

    ce matin, tait bien organis et, esprons-le, effectif.

    Devant lespace destin devenir la salle de rception, une

    chaise se trouvait place, face au midi ; elle portait une longue

    bande de papier o tait imprim, en brillantes couleurs, le

    portrait de Lou Pan, le Saint Patron des Charpentiers. Celui-ci,

    lorsquil vivait, tait un jeune homme nomm Pan, du Clan

    Kong, habitant dans ltat de Lou, aux environs de 400 avant

    Jsus-Christ. Pendant son apprentissage, il se consacra la

    sculpture, au dessin et au ciselage des mtaux ; il fit des plans

    de palais, construisit des bateaux, des charrettes et mit la main

    plusieurs inventions. On dit aussi quil pousa une dame

    nomme Nuage, qui tait experte dans la fabrication des vases

    artistiques. Le P. Dor, dans ses Superstitions de la Chine,

    raconte une grande partie des lgendes qui se sont cres

    autour du nom de Lou Pan. A lge de quarante ans, il vcut en

    ermite sur le mont Li et cest l quil fut initi aux secrets de

    sorcellerie grce auxquels il pouvait parcourir le monde en

    planant sur un nuage et se transporter, sans encombre,

    jusquaux rgions clestes ; on lui attribue, en outre, la cration

    de pies en bois, capables de voler. On raconte que Lou Pan et

    Tchang Pan, le Saint Patron des Maons, ont bti un palais dans

    les jardins de lEmpereur de Jade, o fleurit le pcher ; les

    Un miroir chinois

    22

  • charpentiers disent que lorsque les piliers du ciel furent menacs

    de ruine, on confia Lou Pan la tche de les rparer. Sous la

    dynastie Ming, en lanne 1415 environ, il reut le titre

    posthume de Grand Matre et Soutien de lEmpire et son esprit,

    croit-on, ne restera jamais sourd aux prires des artisans.

    Le festin qui se droula ce matin devant leffigie de Lou Pan

    fut dune nature extrmement complique. Chaque point du

    menu avait sa raison dtre. Le boy numro deux, en vertu de

    son ancienne carrire dinstituteur, joue toujours le rle de

    Matre de Crmonies, dans les occasions solennelles ; ds les

    premiers rayons de laube, il tait sur les dents et veillait tous

    les dtails. Il me donna la liste suivante, ainsi conue :

    Lou Pan, le premier matre. Pose de la crte en un jour

    propice.

    Numros prpars :

    Un bonheur complet : Ceci est une bande de papier carlate

    sur lequel sont crits les mots : Puisse une grande joie venir

    en levant la poutre. Le papier est coll sur la crte avant que

    les rites ne commencent.

    Une paire doies : Emblmes de la flicit conjugale.

    Une paire de poissons : Parce que le mot yu, poisson, est un

    homonyme de yu, surplus ou excs, le poisson est devenu un

    symbole de richesse.

    Une tte de porc : Par un calembour on change la tte de

    goret en un symbole de prosprit commerciale.

    Un miroir chinois

    23

  • Boulettes garantes de prosprit : Des gteaux cuits au bain-

    marie et faits de farine de riz. Ces gteaux ont jou un rle

    important durant la crmonie.

    Haricots au lait caill : Le mot fou, lait caill, est un

    homonyme de fou, bonheur, et on sen sert pour suggrer la joie.

    Bougies doffrande : Les bougies sont gnralement rouges,

    mais, dans ce cas, on prfra le vert. Le rouge voque le feu et

    aurait pu donc tre dangereux.

    Lingots dargent : Argent pour lEsprit, destin tre brl et

    servir Lou Pan pour son voyage de retour au Monde de

    lOmbre.

    Parfum de bois de santal : Btons dencens destins au mme

    voyage de retour.

    Parfum de longue vie : Des morceaux de bois de santal

    remplissaient un brle-parfums, plac au centre de la table. On

    les alluma avant le commencement de la crmonie, de sorte

    que, lorsque la foule sassembla, lair tait embaum par les

    nuages de fume qui montaient dans la lumire en traant de

    gracieuses volutes.

    Gravir les hauteurs : Dnormes ptards, capables de faire un

    bruit dont nimporte quel dmon puisse tre infailliblement

    terrifi.

    Cordonnets de Han : Des files de ptards minuscules qui

    lorigine taient une spcialit de Hankow.

    Oignons sou, haricots au lait caill et sel : Ces aliments sont

    considrs comme les ingrdients dune nourriture rationnelle et

    Un miroir chinois

    24

  • servent, par l, exprimer le souhait vent harmonieux, pluie

    en rapport . Cela veut dire le vent et la pluie en quantits

    convenables et des poques convenables , ce qui est un

    souhait normal pour ceux qui considrent lagriculture comme la

    premire occupation de lexistence.

    LHerbe favorable, gage de prosprit : Un grand bouquet de

    feuilles diris parfums.

    Rouge du Laurat Classique : Le nom dun vin dlicieux. Tous

    les trois ans, les examens des tudiants du troisime degr

    avaient lieu dans le palais et celui qui tait reu le premier tait

    appel tchouang yuan, laurat classique.

    Avant la pluie : Nom dun th trs dlicat., fait de feuilles

    cueillies trs tt dans la saison.

    Vert dix mille annes : Un bouquet de feuilles du toujours

    vert Rodhea Japonica ; cest un emblme de longvit dont on

    se sert aussi comme formule de flicitations cause dun jeu de

    mots : tsing, vert, se prononce comme tsing, fliciter.

    Nid du sommet : Un ornement de la forme dune feuille de

    lotus dor, destin tre plac au milieu de la crte.

    *

    La crte elle-mme tait pose derrire la chaise de Lou Pan.

    Un charmant dessin en dcorait le centre. Une bande verte aux

    bords dors sentrecroisait sur un fond carlate, formant ainsi

    des espaces ovales, o taient crits en caractres verts qui

    loignent le feu ces phrases antithtiques :

    Un miroir chinois

    25

  • Sur la crte suspendue au-dessus, mille annes de richesse

    et de rang.

    Sur le poteau qui se dresse, dix mille gnrations de

    splendeur et de gloire.

    Aprs que les chssis, destins soutenir la crte, eurent t

    soigneusement mortaiss ensemble, la crmonie commena.

    Ping Yong remplit une toute petite tasse avec le Rouge du

    Laurat Classique et la posa devant Lou Pan, aprs en avoir bu

    quelques gouttes lui-mme ; alors il vint lextrmit sud de la

    table et sagenouilla longtemps sur un tabouret plac devant le

    saint patron, en inclinant., par intervalles, la tte jusqu terre. Il

    tait vtu dun lgant costume marron fonc d toffe

    grave . Cette toffe est faite de soie tisse jours, dun fort

    joli modle. Quand sa fabrication est acheve, on lenduit dun

    vernis vert ou marron fonc, qui lui donne une certaine raideur

    et lempche de coller au corps. On porte, sans aucun dessous,

    lhabit et les pantalons dtoffe grave, pendant la grande

    chaleur. On a ainsi un costume trs frais. Lair passe librement

    travers les jours, qui, tant opaques, ne donnent aucune

    indcence au vtement. Ping Yang accomplit tous les rites avec

    une grande solennit et quand il se leva, les chssis furent

    hausss leur base de granit, tays et solidement fixs. Une

    formidable salve de ptards et un violent battement de gongs

    carta les mauvais esprits pendant la crmonie. Le Nid du

    Sommet, qui tait un don de Ping Yong, fut alors fix sur la crte

    et lHerbe favorable, gage de prosprit, aussi bien que le Vert

    dix mille annes, lis par de longs rubans de soie rouge et verte,

    Un miroir chinois

    26

  • furent attachs son milieu. La crte fut hisse en position au

    moyen de cordes et fut fixe par des chevilles de bois

    superbement sculptes, qui avaient au moins trois pieds de long.

    Pendant ce temps, les gongs et les ptards jouaient fidlement

    leur rle. Alors sensuivit la partie la plus intressante de la

    crmonie. Une planche fut mise sous la crte et un des jeunes

    charpentiers y grimpa, puis se plaa juste sous le Nid du

    Sommet ; on lui remit un plateau dcor en vert, pas en rouge,

    et rempli de Boulettes garantes de prosprit ; il jeta celles-ci,

    en chantant, aux quatre points cardinaux. Les Boulettes

    tombrent dans la foule en extase qui se prcipita pour les

    ramasser. Quant au jeune homme, vtu seulement dune paire

    de pantalons bleu clair et dun foulard, il dressait sous les rubans

    rouges et verts son corps cuivr qui tincelait au soleil et qui se

    dtachait sur un immense nuage blanc, formant ainsi un tableau

    extraordinaire. Il chanta alors une longue chanson o il invoqua

    les Saints Patrons et o il appela sur la maison des prosprits

    infinies.

    *

    Une fois la chanson termine et les boulettes distribues, le

    jeune charpentier descendit et on enleva la planche. A ce

    moment, Amah, qui me soufflait ce que javais faire, me mit

    dans la main des petits paquets remplis dargent donner

    que je prsentai dment aux diffrents contrematres, lesquels,

    changeant en sous les dollars dargent, les distriburent leurs

    hommes : les charpentiers, les maons et les sculpteurs sur

    bois. Il y avait aussi un prsent pour lhomme couleur de

    Un miroir chinois

    27

  • mastic qui avait dcor la crte. Les entrepreneurs et les

    contrematres sinclinrent ensuite plusieurs reprises devant le

    clair portrait de Lou Pan. Il ne restait plus qu prendre cong de

    lesprit son dpart ; aussi prpara-t-on une pile dargent pour

    lesprit. Leffigie de Pan fut dpose respectueusement sur cette

    pile et on y mit le feu. Pendant que les flammes rouges lchaient

    le petit tas, Ping Yong et ses assistants se tenaient aux quatre

    coins, en saluant avec nergie, chaque homme se serrant les

    mains lui-mme selon la coutume chinoise. Nous avions

    command cinq cents Boulettes garantes de prosprit ; toutes

    navaient pas t jetes aux quatre points cardinaux, aussi lon

    distribua ce qui restait parmi la foule ; le festin fut transport

    ailleurs et consomm plus tard par les ouvriers et nos

    domestiques ; ce fut la fin de la crmonie.

    *

    Je rentrai lentement dans la Maison-Heureuse-de-lOie-

    Sauvage avec Yo Fei, lhomonyme du hros dont jai dcrit dj

    la biographie. Le prsent Yo Fei est un chien Lo-sseou tte de

    tigre qui vient du Shantung, la province o Confucius vcut et

    mourut. Ces chiens furent probablement le prototype du carlin

    anglais. Ils ont la gueule plate , les poils courts et la peau

    trs lastique ; ils sont dune intelligence extraordinaire et sont

    trs priss des Chinois qui les traitent absolument comme

    membres de la famille. Ils sont difficiles trouver et presque

    impossible acheter. Il y a plusieurs annes, dans une ville du

    Shantung, je rencontrai un homme misrablement vtu, qui se

    promenait dans la rue avec un superbe spcimen de Lo-sseou. Je

    Un miroir chinois

    28

  • marrtai et admirai le chien. Voudrait-il le vendre ? Non, le chien

    ntait pas vendre. Il semblait impossible de croire quune

    personne videmment si ncessiteuse ne ft point tente par du

    bon or, bien luisant. Javoue, ma honte, que je discutai

    longuement et que je finis par offrir une somme qui devait

    paratre fabuleuse. Alors, le paysan qui jusqualors stait montr

    dune parfaite rserve et dune grande politesse, perdit son

    calme et hurla : Le chien nest pas vendre. Puis, tournant

    les talons, il sloigna grands pas dans la rue. Cette histoire

    sest passe il y a nombre dannes. Jai peine, en lvoquant,

    croire que jaie pu me conduire dune manire aussi indigne. Je

    nai pas dexcuse. Je puis seulement dire que jtais encore

    lesclave des prjugs occidentaux lgard des Chinois. Oh !

    un Chinois vendra nimporte quoi ! Lorsque le petit Yo Fei me

    fut donn, jai racont mon professeur, Monsieur-le-

    Cultivateur-de-Bambous, ce triste incident qui fut pour moi une

    salutaire leon ; celui-ci remua mlancoliquement la tte et dit :

    Je pense que la Mre-Amante-de-la-Posie ne

    comprend pas tout fait le sentiment que nous,

    habitants du pays du Milieu, prouvons lgard de nos

    petits chiens. Un homme qui en a un le laissera dormir

    sur son oreiller. Sil a un ami quil aime, il peut lui

    donner un jeune chien comme prsent. Un petit chien

    nest pas une chose que nous aimons acheter ou

    vendre, bien que naturellement la pauvret puisse

    rduire un homme se dpartir de ses biens mme les

    plus prcieux.

    Un miroir chinois

    29

  • Yo Fei appartenait, dans sa prime jeunesse, une dame

    irlandaise, qui il avait t donn par le directeur dun hpital

    chinois. Elle lavait baptis Buster. Ayant entendu dire que je

    dsirais un Lo-sseou, elle menvoya un mot pour maviser

    qutant oblige de quitter la Chine, elle me donnerait son chien

    qui navait encore que quelques mois. Jacceptai loffre sans voir

    Buster et attendis patiemment linstant de son dpart. Par une

    aprs-midi pluvieuse, comme nous nous promenions sur la

    grve, je remarquai un horrible roquet qui dvorait des queues

    de poissons sur le rivage, et jentendis mon compagnon me

    dire : Voici le chien que vous allez avoir. Jeus un choc ;

    lanimal tait si sale et paraissait tellement abandonn ! Malgr

    tout, un beau jour il arriva chez nous, comme un hte fort

    indisciplin. Il y eut ensuite des semaines de lutte sur lesquelles

    nous ninsisterons pas. Buster avait beaucoup de mal sadapter

    une existence de contrainte. Il sentait en lui lappel du rivage

    et des queues de poissons. Le bain fut pour lui un supplice, bien

    que ce lui ft un grand soulagement dtre dlivr dau moins un

    million de puces. Il tomba malade et fut drogu comme il faut.

    Son nom fut chang. Il dut porter un petit harnachement avec

    des grelots afin quon pt suivre plus facilement sa trace, lors de

    ses frquentes escapades. Tout cela fut trs difficile, mais petit

    petit son pelage mouchet samliora, sa queue, qui navait pas

    t courte dune manire ordinaire, se retroussa en spirale et

    Yo Fei commena goter les splendeurs de la civilisation, que

    Buster avait trouves intolrables. Le changement tait si

    remarquable quun jour o le petit chien trottait firement le

    long du quai, au son joyeux de ses grelots, le poil luisant dun

    Un miroir chinois

    30

  • clat dor et la queue triomphante, jentendis un pcheur, qui

    lavait connu dans le temps o les queues de poissons

    composaient le menu de ses festins, faire un autre la remarque

    suivante : Comme nous sommes riches ! Tout comme la

    Grande Vieille Oreille ! Ta lao ye (Grande Vieille Oreille) est le

    titre respectueux donn aux hauts fonctionnaires.

    *

    Si je me suis perdue dans tant de dtails au sujet de Yo Fei,

    cest parce que mes amis mont accuse davoir fait construire la

    Cabane de Verdure pour labriter, aprs notre dpart de Chine.

    En tout cas, les travaux lintressent normment et jusquici il

    na encore mordu aucun des petits apprentis qui semblent difier

    la plus grande partie du btiment.

    Il y a deux groupes dapprentis, les petits maons et les petits

    charpentiers ; leur ge va de huit quinze ans environ. Amah

    sintresse beaucoup eux. Elle me dit quils ne reoivent aucun

    salaire, mais quils sont nourris, habills et instruits dans leur

    profession. La priode de lapprentissage varie avec lge de

    lenfant, mais dure toujours trois ou quatre ans.

    Les ouvriers sont pays le premier et le quinze de chaque

    lune, ou plutt la veille de ces jours, dans la soire. Alors, selon

    Amah, tous laver, laver, faire paratre beaux ; mettre beaux

    habits ; partir la maison . Les petits apprentis, au contraire,

    nont pas de paye et par consquent restent o ils sont. Amah

    dit quelle leur a demand sils avaient de largent. Ils sont rests

    silencieux, mais ont tristement fait non de la tte ; aussi

    nous avons dcid de donner chaque enfant, le jour de paye,

    Un miroir chinois

    31

  • une trentaine de sous. Cela leur permettrait dacheter des ufs

    de canes enterrs, au got dlicieux, ou quelque autre douceur

    qui lverait la monotonie du riz bouilli et du chou quotidiens.

    Amah les fait placer en deux ranges, les plus petits devant et

    les autres derrire ; ensuite, elle et Yo Fei distribuent les sous

    avec autant de soin que dimpartialit. Aussitt un groupe de

    petits garons, trs heureux, groupe qui, je crois bien, grossit

    chaque quinzaine, sen va faire des achats au village voisin.

    Il est extrmement intressant de les regarder travailler. Les

    petits charpentiers manient des haches aussi longues que leurs

    bras et les petits maons portent le mortier, depuis lauge

    jusquau mur, au moyen de deux petits seaux qui pendent

    chaque bout dun flau, en quilibre sur leurs paules. Ils aident

    aussi le sculpteur qui dessine et modle les figures de pltre

    pour les ornements du toit.

    Dans le Kiangsu, les toits, bien quils ne soient pas aussi

    travaills et aussi fortement courbs que ceux des provinces du

    Sud, sont cependant plus dcors que ceux de la Chine du nord.

    Jai choisi un modle trs typique pour la Cabane de Verdure.

    Nous navons pas de terme architectural pour dcrire sa forme.

    Le toit est profondment courb au nord et au sud, et chaque

    extrmit, au lieu des pignons en usage dans les maisons

    occidentales, un parapet slve en rangs gradus, chaque rang

    se terminant avec la tte conventionnelle du Faisan dAmour. De

    la crte slve un large cordon dornements ayant au bout tche

    wei, le fameux poisson dont la queue ressemble une tte de

    hibou. Lorsque, dit-on, ces monstres tte de dragon montent

    Un miroir chinois

    32

  • des profondeurs et lorsque leurs queues en spirale serre

    mergent de la surface de leau, immdiatement surgissent de

    grandes vagues cumeuses et la pluie tombe torrents. Cest

    pourquoi on les regarde comme une protection contre le feu.

    Lornement central du toit est gnralement constitu par des

    personnages. Dans notre cas, Kouo Tseu-yi, sauveur de la

    dynastie Tang, et sa femme sont reprsents en train de

    recevoir des flicitations loccasion de lanniversaire du

    premier. Des invits chargs de prsents approchent de chaque

    ct dune route borde darbres. Les plus petits dtails de ces

    groupes, les petits hommes et les petites femmes, les chaises,

    les tables, les fleurs, etc., sont models en bas sur une table et

    sont mis ensuite leur place respective ; mais les grands motifs

    comme le fameux poisson sont models, dans une masse de

    glaise informe, lendroit qui leur est assign. Notre sculpteur

    sassied califourchon sur la crte avec son oiseau chanteur

    prfr, dont la mignonne cage pendue ct de lui pendant son

    travail est soigneusement ombrage sous une toffe bleue. Cest

    un vritable artiste sa manire. Ping Yang le traite avec une

    considration infinie. Les Chinois considrent quil est dune

    importance capitale de garder en constante bonne humeur les

    ouvriers et apprentis qui soccupent de ce genre de travail. La

    raison en est que, daprs la croyance populaire, ils dtiennent

    en leurs mains un pouvoir remarquable. On me raconta ce

    sujet la lgende suivante :

    Le chef dun riche clan, nomm Yang, fit construire une vaste

    kia ou maison de famille Nanking et y installa les membres de

    toutes les branches de sa famille. Nobles taient leurs traditions.

    Un miroir chinois

    33

  • Les fils passaient les examens de lettres et devenaient

    fonctionnaires de ltat ; les filles, toujours irrprochables,

    pousaient des hommes de marque ; ils avaient derrire eux une

    longue ligne danctres, qui, tous, avaient t des hommes et

    des femmes distingus. Peu de temps aprs leur entre dans la

    nouvelle kia, un changement subtil se produisit. Les fils, hlas !

    sadonnrent au jeu et petit petit dissiprent le patrimoine. Le

    temps passa et linsidieux poison se glissa dans les

    appartements intrieurs ; le bruit courut que les filles aussi

    staient mises jouer. Les plus gs taient profondment

    peins de cette situation, mais ny trouvaient point de remde

    dcisif. Finalement, on suggra quon tcherait de retrouver les

    ouvriers qui avaient bti la maison, afin de voir sils ne

    pourraient pas jeter un peu de lumire sur le dsastre. Nombre

    dannes avaient pass depuis les jours de la construction, aussi

    la tche tait-elle difficile ; mais, la longue, on dcouvrit un

    vieillard qui se souvenait avoir t prsent lors de la pose de la

    crte, et qui, cependant, prtendait ne pouvoir apporter aucun

    claircissement quant la cause dun tel malheur. Pourtant,

    aprs beaucoup dinsistance, il consentit essayer de trouver la

    clef du mystre, stipulant seulement quon devrait le laisser

    entirement seul et tranquille pour passer une nuit dans la kia.

    La famille acquiesa aussitt, et au moment fix, la Grande Porte

    se ferma derrire tous les membres du clan. Le vieillard resta

    seul dans la demeure ; il sassit sur une grande chaise carre

    dans la haute salle de rception et caressa lentement sa longue

    barbe en pointe. Des chandelles rouges mouraient dans les

    candlabres dtain et leur tremblante lumire projetait des

    Un miroir chinois

    34

  • ombres sur sa robe bleue, pendant quil se remmorait la

    crmonie dantan. Enfin il poussa un faible soupir et sappuyant

    sur sa canne, qui tait comme celles dont se servent les

    vieillards, cest--dire un long bton surmont dun pigeon

    sculpt, il se mit examiner soigneusement toute la pice,

    sarrtant de temps autre pour couter attentivement. Il passa

    de salle en salle, de cour en cour, ne relchant pas son attention

    un seul instant. Soudain, il tressaillit. Quel bruit avait frapp son

    oreille ? Tout son corps tait tendu dans lexpectative, et sa

    canne tait leve en lair. Il avait entendu un bruit faible, mais

    persistant ; ctait, ne pas sy mprendre, le son produit par

    les ds quon secoue et quon jette sans arrt. Il suivait

    maintenant le bruit ; ici ctait plus fort, l ctait plus faible. Les

    rayons de lune tremblaient au rythme des bambous ; les hauts

    arbres Wou Tong faisaient entendre le bruissement de leurs

    larges feuilles ; les fleurs du petit cassier jaune embaumaient

    lair de leurs dlicates senteurs, lorsque le vieillard arriva enfin

    dans la premire cour, debout sous la lune du huitime mois. A

    cet endroit, le son persistant tait plus fort et plus prcis. Il

    marcha lentement le long de lalle qui tait pave de cailloux

    formant par leurs dispositions des dessins tranges et

    symboliques, et il sarrta sous lombre de la Grande Porte elle-

    mme. videmment, ctait l le but. Dposant son bton

    terre, il tira dans langle du mur un sige de jardin, de forme

    ronde et son corps se courba deux fois plus sous leffort. Il

    grimpa lentement sur le sige et passa sur le mur, en haut, en

    bas, en avant et en arrire, ses longues mains maigres et

    transparentes, qui cherchaient soigneusement. Pendant ce

    Un miroir chinois

    35

  • temps le bruit de livoire devint plus fort et plus continu. Enfin la

    surface, polie en apparence, cda son contact et une grosse

    brique lui tomba dans la main, faisant apparatre une petite

    chambre claire, pour le moment, aux rayons mourants de la

    lune. Cette faible lumire rvla ce que le vieillard avait espr

    trouver. Des groupes de petits personnages de pltre, comme

    ceux dont on se sert pour les scnes historiques qui, en Chine,

    ornent les murs, taient assembls devant des tables

    minuscules. Quelques-uns jetaient les ds consciencieusement,

    dautres manipulaient les dominos, tous tremblaient dexcitation.

    Dun geste rapide, le vieillard sempara des petits hommes, tous

    ensemble et, les retirant avec soin de la cavit, il en fit un petit

    tas sur le sentier de pierre. Il pitina le tas jusqua ce quil ft

    rduit en poussire, et il cacha prudemment celle-ci parmi les

    arbustes en fleurs. Bien que haletant sous leffort, il replaa la

    brique dans son trou et se penchant sur sa canne, retourna en

    chancelant la salle de crmonie ; puis, comme les premiers

    rayons du soleil dautomne caressaient, au-dessus de la Grande

    Porte, le poisson dont la queue est comme une tte de hibou, il

    scroula sur son sige.

    A partir de ce jour aucun fils ni aucune fille du clan Yang nont

    plus rpondu lappel sducteur des petits cubes divoire.

    Jespre que notre artiste se bornera pour nous aux symboles

    de la bonne fortune et aux figures de nobles hros. Le plan de la

    Grande Porte est trs beau, et nous discutons maintenant, un

    par un, les ornements proposs.

    Un miroir chinois

    36

  • Septime Lune, Quinzime Jour. Fte des Esprits

    @

    Cest la Fte des Esprits, le jour o lon doit penser tous les

    Esprits solitaires. Le Magistrat Spirituel des Murs et Fosss de la

    Cit fera sa tourne estivale dinspection. Le jeune frre de Ping

    Yong, homme corpulent qui est contrematre chez nous pendant

    les travaux, a un lien quelconque avec le Temple de la Cit et

    joue un rle important dans la crmonie. Les ouvriers sont

    partis hier soir aprs un extra laver, laver et aujourdhui il ny

    a sur les lieux que des petits garons. Amah et Yo Fei leur ont

    garni la bourse ce matin et nous avons ensuite inspect le festin

    prpar pour nos propres Esprits solitaires. Lhistoire de ces

    esprits est assez intressante. Il y a de nombreuses annes,

    quand nous avons achet le terrain o se dresse maintenant la

    Maison-Heureuse-de-lOie-Sauvage, le vaste tumulus dune fosse

    funbre en occupait un des coins. Au nord se trouvait une trs

    bonne ferme, habite par les gardiens et qui avait beaucoup de

    chambres libres dont se servait la famille la saison de la Claire

    Lumire, quand les tombes doivent tre balayes. Dans la cour

    intrieure, ombrage par un immense cassier, tait place la

    Salle des Anctres, grande armoire dore, remplie de tablettes

    des esprits, lesquelles dataient de nombreuses gnrations. Pour

    suivre la coutume prescrite, quand nous avons fait lacquisition

    de la place, les cercueils furent tirs de la fosse par les vendeurs

    de la terre, qui taient les descendants des morts. Cependant,

    pour une raison inexplicable, ils ne vinrent point chercher les

    tablettes. Les semaines se changrent en mois et les tablettes

    Un miroir chinois

    37

  • restrent, ce qui tait fort incommode. Nous avions lintention de

    convertir la ferme en logements pour les domestiques, mais

    naturellement, aucun deux ne voulait songer une minute y

    habiter, puisquune salle des anctres nglige se trouvait dans

    la cour. Finalement, dans mon embarras, je consultai le

    charpentier de Canton. Il fut terriblement choqu de la situation.

    Plus mal faire, personne pouvoir ! dit-il gravement, en

    secouant la tte. Ctait, en vrit, incroyable quune famille pt

    tre amene un abme dinsensibilit assez profonde pour

    abandonner les tablettes sacres o reposaient les esprits de ses

    anctres. tant lpoque trs jeune et manquant compltement

    dexprience, je suggrai que la dcorative salle des anctres

    avec son prcieux contenu ft place intacte dans notre

    vestibule. Laspect que prit alors la figure du charpentier de

    Canton fit plus que nimporte quel torrent de mots, pour

    illuminer les tnbres de mon ignorance. Pendant un instant,

    lme chinoise rvla ses profondeurs.

    Jamais pouvoir, fut tout ce quil dit.

    Quelle chose pouvoir faire ?, demandai-je en

    dsespoir de cause, pouvoir jeter ?

    Pas pouvoir jeter, fut la rponse laconique.

    Pouvoir brler ? fis-je encore.

    Brler ; pouvoir brler. Beaucoup mieux pas brler.

    Jtais la fin de mes ressources imaginatives ; nous

    paraissions tre chargs jamais de gnrations dinvisibles

    fantmes. Un sentiment de terreur menvahit. Finalement, je me

    Un miroir chinois

    38

  • renseignai si ce serait convenable, mme possible, de btir une

    petite chapelle dans le jardin et dy mettre les tablettes des

    esprits.

    Vrai ; voil manire numro un !

    La figure du charpentier de Canton rayonna de la joie du

    soulagement. On construisit donc la petite chapelle dans un

    endroit soigneusement choisi, o les influences vent et eau

    taient favorables, et depuis ce jour-l, nos domestiques nont

    jamais manqu doffrir les sacrifices ncessaires aux temps fixs.

    Il va sans dire que les esprits viendront avec nous au Tsao

    Tang, lorsque le moment sera venu. Aujourdhui, un festin

    spcial fut servi sur une table carre devant la petite maison. Du

    poisson, des ufs, du porc, des choux, des poulets, du riz et du

    vin furent prpars dans les meilleurs plats et les meilleurs bols

    en notre possession ; des brle-parfums blancs et bleus, o se

    consumaient de petits btons de bois de santal, senvolaient de

    longues boucles de fume qui rpandaient dans lair une

    dlicieuse senteur, et la flamme ple des bougies rouges vacillait

    dans lclatant soleil de midi. Les domestiques vinrent, un par

    un, sagenouiller sur un paillasson, en frappant leurs fronts

    contre la terre. Un tas tincelant dargent pour lesprit fut

    gnreusement prpar dans le but dtre envoy, par

    lintermdiaire du feu, au Monde de lOmbre et destin l-bas

    nos propres Esprits solitaires.

    Quand la crmonie fut termine, la nourriture fut

    transporte ailleurs et consomme par le personnel. Ceci est

    conforme aux lois qui se trouvent marques au Livre des Rites,

    Un miroir chinois

    39

  • dans lequel il est formellement ordonn que les offrandes du

    sacrifice soient consommes avec respect par les sacrificateurs

    eux-mmes.

    *

    La Septime Lune peut tre appele le Carnaval des Esprits.

    On prtend que ceux-ci passent entre les deux mondes avec plus

    de facilit qu nimporte quelle autre poque de lanne.

    Cependant, leur course se termine lorsque la lune est sur son

    dclin et que rgne lobscurit. Le vingt-neuvime jour de la

    lune, quand tout est sombre, a lieu la Fte de lEsprit de la Terre,

    Ti Tsang Wang. Daprs la croyance populaire, ses yeux ne

    souvrent que ce jour-l et pour que son regard sarrte sur un

    monde agrable voir, on place, devant chaque maison, en

    longue file, des paquets de petits btons dencens que lon fait

    brler et entre lesquels on met des bougies allumes. Ce sont

    les enfants qui ont la charge dtablir, au crpuscule, ces

    lumineuses barricades. Ce furent donc les petits apprentis qui les

    posrent devant mon Tsao Tang. A lencontre des autres

    crmonies, celle-ci se passe dans un silence complet, et je

    noublierai jamais la calme douceur de cette nuit dt, au ciel

    paillet dtoiles qui semblaient se reflter sur la terre en

    dinnombrables petits points de lumire, do slevait une fume

    exquisement aromatise.

    Huitime Lune, Quinzime Jour. Fte de la Lune

    @

    Un miroir chinois

    40

  • La Fte du Milieu de lAutomne, de la Moisson, ou de la Lune

    est une des quatre importantes clbrations quinoxiales de

    lanne. Tous les ouvriers sont absents. Chacun est parti chez lui,

    parce que le quinzime jour du huitime mois, quand la lune est

    au maximum de son clat et que son cercle parfait est un

    symbole dunit, on considre comme trs important que le mari

    et la femme soient ensemble. Cette fte est le jour de gala des

    femmes, mais les hommes prennent une part active aux

    rjouissances qui battent leur plein dans la soire. Les

    crmonies varient suivant les diffrentes parties du pays, mais

    elles ont certains points en commun. Par exemple, tout le monde

    mange les gteaux de la lune, dune exquise rotondit, et qui

    sont de dlicieuses ptisseries faites de farine mle avec des

    noix et des fruits, et le festin que, dans toute la Chine, les

    femmes prparent en lhonneur de la lune est toujours compos

    de fruits et de graines symboliques. Ceux-ci varient

    considrablement, mais ils sont toujours rattachs lide de

    mariage et de postrit. Les melons deau y figurent, parce quils

    ont quantit de graines, et que les graines suggrent toujours

    des fils ; parce quils sont verts et que le vert est la couleur de la

    jeunesse ; et parce quils sont ronds et que la forme ronde

    signifie un tout parfait, ce qui doit tre le cas pour mari et

    femme. On offre aussi une racine de lotus, couleur de jade

    blanc, parce que ses fibres tant dune remarquable tnacit, on

    la regarde comme un emblme de constance. Les chtaignes

    deau ne manquent jamais au festin. Leur couleur rouge voque

    le bonheur ; leur habitude de pousser sous leau, une purification

    de tout le mal, et leur forme, une paire harmonieuse. Bref, tout

    Un miroir chinois

    41

  • ce qui est un symbole dunit, de bonheur et de postrit stale

    sur la table du festin, ct des gteaux de la lune. Ceux-ci sont

    parfois au nombre de treize, de diffrentes grandeurs et dresss

    en pyramide ; ils suggrent un cercle de bonheur pour chaque

    mois de lanne. Des branches de lolea fragrans forment la

    populaire dcoration, universellement employe. Larbre est

    cette poque de lanne en plein panouissement et la dlicieuse

    odeur des mignonnes fleurs jaunes pntre dans chaque coin de

    la maison. Le plus parfait spcimen de cet arbre crot, dit-on,

    dans la lune, et celui qui en casse net une brindille est certain

    dtre reu aux examens suprieurs des lettres. Daprs une

    lgende du huitime sicle, un certain sorcier, nomin Wou Kang,

    commit une faute quelconque envers les pouvoirs suprieurs et

    fut condamn abattre cet arbre merveilleux qui a quinze cents

    pieds de haut. Il est perptuellement engag dans sa tche

    dsespre, car chaque coup de sa hache fait seulement une

    incision qui se referme instantanment, ds que loutil est

    enlev.

    Un crapaud trois pattes est aussi suppos rsider dans la

    lune. Cet animal fut autrefois une belle dame nomme Tchang

    Ngo, femme du clbre archer Hou I, qui fut assez fort pour

    abattre et dtruire un monstre qui dvorait, en se courbant, le

    globe de la nuit. Ctait un favori de lImpratrice Mre de

    lOuest qui tient sa cour dans les montagnes de lAsie Centrale et

    qui lui envoya, comme marque de sa faveur, une plante

    dimmortalit. Tchang Ngo vola la plante et senfuit avec elle

    dans la lune, o elle fut change en crapaud trois pattes. Un

    lapin est un autre des habitants lgendaires du grand luminaire

    Un miroir chinois

    42

  • Yin. Il passe une existence utile broyer dans un immense

    mortier les drogues de limmortalit. Dans le Nord, on vend

    cette saison, dans les rues, de charmants petits lapins dargile,

    mais je nen ai point vu dans la valle du Yangtze. Les Chinois et

    les Japonais croient que tous les animaux de la famille des

    livres engendrent leurs petits simplement en regardant la lune,

    et lart dcoratif les reprsente souvent les yeux fixs sur le

    disque lumineux.

    Un membre trs important de la population lunaire est le

    Vieillard qui prside tous les mariages terrestres. Mayers

    raconte lhistoire suivante dans son fascinant magasin de

    lgendes, The Chinese Readers Manual :

    Wei Kou tait le hros dune lgende, qui fleurissait sous la

    dynastie Tang. Passant un jour dans la ville de Song Tcheng, il

    vit, assis au clair de lune, un vieillard occup tourner les

    feuilles dun livre et qui, en rponse sa question, lui dit que ce

    volume contenait les destines matrimoniales de toute

    lhumanit. Tirant de sa besace une corde rouge, le vieillard dit :

    Avec cette corde jattache ensemble les pieds du

    mari et de la femme. Bien que ns dans des maisons

    hostiles ou dans des pays profondment loigns, leur

    destine finit invitablement par saccomplir. Votre

    pouse, je vous dirai, est la fille dune vieille femme

    nomme Tchen, qui vend des lgumes dans la boutique

    que voil.

    Ayant entendu ces paroles Wei Kou sen fut, le lendemain, la

    boutique et vit la femme, qui portait dans ses bras un enfant,

    Un miroir chinois

    43

  • fort laid, g de deux ans. Il paya secrtement un assassin pour

    tuer lenfant, et cet homme, comme ctait convenu, frappa le

    bb, mais manqua son coup qui ne laissa quune cicatrice sur le

    sourcil. Quatorze ans plus tard, Wei hou devint le mari dune

    jolie jeune fille et aprs le mariage il remarqua quelle portait

    une mouche sur le sourcil. Aprs stre renseign, il dcouvrit

    quelle tait exactement la mme personne dont lunion avec lui

    avait t prdite. Cette lgende, qui date de la dynastie Tang,

    est probablement la premire forme vivante donne la

    croyance chinoise daprs laquelle il existe un lien invisible

    (symbolis par la corde rouge) entre les poux, comme il est dit

    dans cet adage : Les mariages sont faits dans le ciel et les

    chanes du destin sont forges dans la lune.

    *

    Ladoration de la Mesure du Nord, comme les Chinois

    appellent notre constellation de la Grande Ourse, prend place

    galement la Fte du Milieu de lAutomne. On prtend que le

    Saint Patron de la Littrature habite une des toiles de la

    constellation. Suivant une des nombreuses lgendes qui ont trait

    ce sujet, ctait un tudiant des plus brillants, mais atrocement

    dfigur. LEmpereur avait coutume de remettre, de sa main

    propre, une rose dor, ltudiant qui obtenait le premier rang

    lexamen triennal. Ce fut le cas pour ltudiant en question, mais

    le Fils du Ciel fut si terrifi par sa prodigieuse laideur quil garda

    la rose ; alors linfortun quitta immdiatement le salon imprial

    et se jeta dans la rivire. Il ne se noya point, cependant, car un

    monstre marin, qui nageait dans les parages, lamena la

    Un miroir chinois

    44

  • surface et lui sauva la vie. Il monta ensuite au ciel et prit en

    main le contrle des littrateurs terrestres. On le reprsente

    sous une forme conventionnelle, tenant de la main droite son

    pinceau crire et de la main gauche une mesure de superficie ;

    une de ses jambes est leve en lair et il a la tte dun dmon.

    On le dsigne gnralement sous le nom de ltoile de la

    Littrature. Sa figure est naturellement trs populaire parmi les

    hommes de lettres, qui aiment garder dans leur cabinet de

    travail une petite statue ou un portrait peint de leur Saint Patron.

    Neuvime Lune, Neuvime Jour.Fte des Nombres Impairs Rpts

    @

    Encore une autre crmonie ! Il est extraordinaire que la

    maison se construise aussi vite. La maonnerie et les murs sont

    termins ; le toit est par de ses tuiles ; les ornements sont en

    place ; il ne reste plus que les menuisiers qui mettent la dernire

    main lintrieur.

    La Fte daujourdhui est connue sous le nom de Tchong Yang

    (Nombres Impairs Rpts). Les numros impairs appartiennent

    au principe de Yang. Les numros pairs au principe de Yin. Un

    Yang fait deux Yin ; Yang plus Yin fait trois et, pour les Chinois,

    tout drive de cette combinaison. Trois est donc en lui-mme un

    symbole dintgration. Par une dduction logique, trois fois trois

    est devenu lemblme de la perfection, lextrmit de Yang. Il y a

    neuf divisions dans la sphre cleste, neuf degrs reconnus de

    Un miroir chinois

    45

  • parent mle et le mot neuf lui-mme est un synonyme de

    perfection ou de rang suprme.

    La fte consiste servir, devant Lou Pan, un petit festin

    accompagn des rites habituels.

    *

    Les autres clbrations ont pris place dans la cour, mais

    aujourdhui, pour la premire fois, nous nous sommes assembls

    dans la salle de rception. On peut enfin persuader le petit

    garon de Ping Yong, enfant dorlot, sil en fut, poser devant

    mon objectif. Il trotte du matin au soir, coiff de son chapeau

    rouge, mais disparat, comme par enchantement, sitt quil est

    question de photographier. Aujourdhui, cependant, linstinct de

    la masse prit le dessus et il joignit le groupe la table de Lou

    Pan.

    Une des plus curieuses manifestations de la vie sociale en

    Chine est la manire dlever les enfants. Les Occidentaux ont

    une ferme croyance dans la discipline. Fais comme je dis, pas

    comme je fais , disent trop souvent les parents europens. Pour

    les Chinois, cela semble le comble de labsurdit. Leur systme

    social est bti sur les piliers de lexemple et jusquau moment o

    lenfant est assez g pour apprcier ce dernier, on ne lennuiera

    pas avec des ordres incessants. Il fait ce quil veut, comme il

    veut ; en un mot, il est honteusement gt. Je nai jamais

    exactement pu saisir la cause du changement, mais il est un fait

    absolu, cest quaprs un certain ge lenfant gt, garon ou

    fille, devient un modle de pit filiale et que, jusquau moment

    o les parents vnrs vont reposer dans le cimetire de la

    Un miroir chinois

    46

  • famille, il prte une oreille attentive chacune de leurs paroles

    et sefforce de raliser leurs moindres dsirs.

    Monsieur-le-Cultivateur-de-Bambous ne peut pas comprendre

    pourquoi je suis intrigue. A son avis, un enfant a une impulsion

    naturelle dsobir un ordre et une impulsion galement

    naturelle imiter ses ans ; pour lui, la question dducation est

    simplicit mme, si lon prend garde ces impulsions en temps

    opportun.

    Le fils de Ping Yong a environ cinq ans et sera bientt envoy,

    je suppose, dans une cole pour petits enfants. Autrefois, son

    ducation aurait commenc sept ans avec le livre canonique

    des Trois caractres, un manuel lmentaire de connaissances

    en trois cent cinquante vers aux rimes alternes, de trois

    caractres chacun et que les enfants chinois apprennent par

    cur. Lauteur de ce livre, dont le professeur Giles a fait une

    magnifique traduction, est un certain Wang Yin-lin qui vcut de

    1223 1296. Le texte commence ainsi :

    Les hommes leur naissance sont naturellement

    bons.

    Leurs natures se ressemblent beaucoup, leurs habitudes

    deviennent profondment diffrentes.

    Si, par malheur, il na pas dinstruction, la nature se

    dtriore. La bonne manire dinstruire est dattacher

    une importance capitale la minutie.

    Aprs plusieurs exemples de personnages qui, par lexercice

    de la minutie, sont devenus fameux, le texte continue :

    Un miroir chinois

    47

  • Nourrir sans instruction est la faute du pre.

    Instruire sans svrit est la paresse du professeur.

    Si lenfant napprend pas, ce nest pas normal.

    Sil napprend pas quand il est jeune, que sera-t-il, une

    fois devenu vieux ?

    Viennent ensuite les conseils de pit filiale et damour

    paternel, puis linstruction pratique :

    Les Trois Forces sont le Ciel, la Terre et lHomme.

    Les Trois Lumires sont le Soleil, la Lune et les toiles.

    Il y est question aussi des points cardinaux, des cinq

    lments, leau, le feu, le bois, le mtal et la terre ; des cinq

    vertus, des six crales que lhomme mange et des six animaux

    quil utilise, et des sept passions, la joie, la colre, la piti, la

    peur, lamour, la haine et le dsir. On y parle galement des

    obligations de parent ; on y donne un aperu des livres qui sont

    la base de lducation et un rsum en vers de lhistoire,

    depuis les temps lgendaires qui datent de trois mille ans avant

    notre re jusqu lpoque o le livre a t compos.

    Wang Yin-lin aborde ensuite la Biographie quil considre

    comme trs importante et il tudie la vie des grands savants,

    qui, malgr leur pauvret, se sont levs, grce leur

    persvrance, jusquaux hautes positions de ltat. Lun deux,

    qui navait pas les moyens dacheter une bougie, tudiait la

    lumire de la lune reflte sur la neige ; un autre, qui se trouvait

    dans le mme cas, attachait des lucioles ct de son livre ; un

    porcher, qui ne pouvait acheter des livres, grattait, lge de

    Un miroir chinois

    48

  • cinquante ans, des tablettes de bambou pour copier des textes

    dhistoire.

    Le livre se termine enfin de la manire suivante :

    Les hommes lguent leurs enfants des coffrets

    dor ;

    Je vous ai seulement donn vous, enfants, le savoir

    de ce seul livre.

    Lassiduit a sa rcompense ; le jeu na pas

    davantages.

    Oh ! soyez sur vos gardes et dployez votre force.

    Dans tout le livre, il ny a pas une seule allusion aux

    prouesses militaires ni aux hros conqurants ; aucun gnral

    victorieux, aucun vaillant guerrier ny sont mentionns. Donner

    les principes dune bonne instruction et les rgles dune bonne

    conduite : voil le but sincre que se propose le livre des Trois

    caractres.

    Les mthodes modernes peuvent avoir plus de charme, mais

    je me demande si lempreinte morale quelles laissent est aussi

    durable que celle du vieux systme.

    *

    Maintenant que les ouvriers sont occups lintrieur de la

    maison, nous avons pu travailler dans les cours. Bien que celles-

    ci soient trs petites, on peut y assembler, grce un judicieux

    arrangement, les lments essentiels des jardins chinois.

    Dabord, il y a lcran des esprits. Ainsi que je lai dj dit, il

    faut se garder des mauvaises influences ; or, comme il est trs

    Un miroir chinois

    49

  • difficile, sinon impossible pour ces influences de faire un dtour,

    il suffit simplement de placer un cran, soit juste devant, soit

    juste derrire la grande porte. Comme le conseil municipal ne

    dlivrerait jamais un permis pour lrection dun cran desprit au

    milieu dune route publique, le ntre est plac dans la cour. Jai

    eu la chance de trouver de superbes rochers, creuss par leau

    et de forme fantastique. On les empile en petits monticules de

    pierre, la manire chinoise et on a engag un vieillard qui est

    spcialiste en la matire. Il a soigneusement considr la

    position dans tous les dtails et a ensuite dirig les ouvriers.

    Comme il est trs vieux, il a amen un aide, qui se tient derrire

    lui et transmet ses ordres, pendant que lui-mme tire des

    bouffes de sa petite pipe, en pensant profondment. Ni lun ni

    lautre nont garde de toucher une seule pierre ; ils se contentent

    dtre le cerveau directeur de cette opration.

    Le Mur Est de la cour principale est ncessairement arrondi,

    car il se trouve au milieu dun carrefour municipal ; aussi la-t-on

    surmont dun dragon roul sur lui-mme. Les courbes

    sinueuses de son corps suggrent les collines, sa queue balaye la

    grande porte et sa noble tte protge les maisons. Entre ses

    lvres repose cette mystrieuse balle de signification inconnue

    que je dcris plus loin. Dans la courbe du mur, nous avons bti

    une montagne, surmonte dun splendide conifre et couverte

    dazales et dautres arbustes en fleurs. Un minuscule sentier

    conduit au sommet, o se dresse une chapelle btie de rocs

    rugueux et ddie lesprit des collines. Dans une pareille

    chapelle, une statue serait dplace, aussi Monsieur-le-

    Un miroir chinois

    50

  • Cultivateur-de-Bambous a-t-il crit le seul mot esprit sur une

    pierre curieuse quil a mise ensuite dans le petit temple.

    Je me suis servie de quelques souches et de quelques vieux

    troncs darbres pittoresques pour donner lendroit un air

    dantiquit.

    Comme jen tranais un sa place, jentendis un ouvrier dire

    son camarade : Ngai-ya, cest un dragon !

    Des pruniers, des sapins et des bambous, les trois amis qui

    ne craignent pas le froid de lhiver , sont groups autour de

    lcran de lesprit ; une chute deau tombe en cascade par-

    dessus des rochers et se perd dans un petit tang ; le tronc dun

    arbre fossile forme un haut pic son ct et les plantes

    groupes du Vert Dix Mille Annes font un pais tapis ses

    pieds. Des morceaux de tuile casse, verts, mauves et bleu-

    turquoise reprsentent le site dun ancien palais dans le dsert.

    Jai ramass ces dbris un jour que je me promenais dans cette

    triste solitude quest aujourdhui le Yuan Ming Yuan ou le Clair

    Jardin Rond. Celui-ci fut autrefois le magnifique palais dt des

    Souverains Mandchous et fut dtruit par les commandants des

    armes allis, en guise de reprsailles, la fin de la guerre de

    lArrow, en 1860.

    *

    A louest de lcran des esprits, entre celui-ci et lalle de

    gravier, restait un espace vide, et un matin, Monsieur-le-

    Cultivateur-de-Bambous dit :

    Un miroir chinois

    51

  • La-Mre-Amante-de-la-Posie, qua-t-elle lintention

    de mettre ici ?

    Je ne sais pas, rpondis-je, que conseillez-vous ?

    Un sapin, fut la prompte rponse.

    Un sapin, demandai-je, ne serait-ce pas trop grand ?

    Cependant, si vous pensez que cest bien, nous en

    trouverons un.

    Nous cherchmes donc un arbre dans le vieux jardin et je

    dcouvris enfin un joli spcimen qui semblait tout fait

    appropri ; mais je noublierai jamais lexpression que prit le

    visage de mon professeur, lorsque je le lui dsignai, une

    expression mle de piti et de patience rsigne. Il parla

    doucement et paisiblement comme un enfant :

    Je ne veux pas dire un arbre comme celui-l, Mre-

    Amante-de-la-Posie, pas un arbre joli comme une belle

    jeune fille. Quelle figure ferait un tel arbre ct des

    troncs de votre fort et prs des tuiles casses de votre

    vieux palais. Non, je veux dire un vieil arbre, un arbre

    recourb, un arbre comme un prtre Bouddhiste ou

    Toiste.

    Avec quelque difficult, nous en trouvmes un son got.

    Ctait un arbre trs noueux et trs dnud, mais mon

    professeur passa toute une matine donner des ordres au petit

    jardinier, qui le rogna sans piti, pour lui donner le plus possible

    laspect dun antique vieillard.

    Un miroir chinois

    52

  • Il est trs difficile pour un Occidental de pntrer la subtilit

    dune imagination orientale.

    *

    La cour est garde par deux lions de pierre, lions Lamaques,

    ou chiens de Fo. Le mle, qui reprsente le principe de Yang, est

    plac lest et la femelle, qui reprsente le principe de Yin, est

    place louest. On ne trouve pas de lions en Chine et leur

    usage dans la religion et dans lart vient de lAsie centrale.

    Daprs le livre passionnant de Collier sur les Chiens de la Chine

    et du Japon, les attributs de gardien quon prte au lion ont pris

    naissance dans les incidents de la vie de Bouddha, raconte par

    le moine Pao Tcheng :

    Devadatta tourna le cur du roi Ajatasatru contre

    Bouddha et le persuada de venir dans sa ville, afin de

    lcraser, lui et ses disciples, sous les pieds dlphants

    enivrs. Le jour suivant, lheure de la viande,

    Bouddha et ses arhats entrrent dans la ville. Aussitt,

    une troupe dlphants quon avait griss de vin, se

    prcipita sur eux avec des barrits farouches, renversant

    murs et maisons. Les arhats se mirent labri en

    slevant dans lair. Anandha, qui seul tait rest avec

    Bouddha, tendit une main dont les doigts se

    changrent en cinq lions, lesquels se mirent pousser

    des rugissements qui branlrent ciel et terre. Les

    lphants se prosternrent, remplis de terreur,

    manifestant leur repentir en rpandant des larmes.

    Un miroir chinois

    53

  • Les chiens de Fo, avec leur joyeux sourire, sont dun usage

    tellement courant en Chine quon ne voit plus leur trangets et

    quon les regarde avec une affectueuse intimit. Jadore, pour

    ma part, ceux qui gardent le Tsao Tang.

    *

    Une porte ovale conduit de ma cour principale un bosquet

    de bambous o notre tablette desprits familiale a trouv un

    asile. Je voulais la porte compltement ronde, une porte comme

    une lune, vrai dire, mais il y a eu un malentendu ce sujet, et

    je dois me contenter dune porte ovale. Peut-tre est-ce pour le

    mieux. Le Ciel ne tolre pas la perfection. Les Chinois disent que

    si une maison contient quelque chose dabsolument complet,

    comme toute la srie de lalmanach pendant un cycle de soixante

    annes, srie laquelle il ne manquerait pas un seul volume, ou

    bien une collection entire de monnaies anciennes, sans une

    seule lacune, cette maison sera alors srement dtruite par la

    volont du Ciel. Le cas nest pas tout fait identique, mais je ne

    puis mempcher de croire que la porte de mon rve aurait pu

    tre un danger.

    Le bosquet de bambous est tout fait sauvage ; on croirait se

    trouver au flanc dune montagne, peuple seulement par les

    esprits des morts. A ct de la chapelle o repose la tablette

    desprits, il y a une dalle de pierre leve lImpratrice de la

    Terre, la Terre, comme je lai dj dit, appartient au principe

    fminin dans la Nature, et aussi une paire de bliers de pierre

    qui provient de la tombe de quelque dignitaire Ming. Deux

    remblais de terre, couverts dherbe et de fleurs sauvages,

    Un miroir chinois

    54

  • reprsentent les tombes quil serait naturel de trouver dans un

    pareil lieu.

    Une autre porte ovale, que je voulais aussi de forme ronde,

    conduit dans une seconde cour sur laquelle donnent les

    chambres coucher et o lon a plant beaucoup darbustes en

    fleurs et quelques beaux arbres. Un vieux frne pleureur se

    dresse dans un coin et un olea fragrans dans un autre. Un des

    aspects les plus charmants et les plus caractristiques dun

    cottage du Kiangsu vient de larrangement de la pente nord du

    toit. La portion centrale en est plus courte que le reste ; cest--

    dire quelle sarrte 4 ou 5 pieds du mur extrieur. On construit

    une cloison intrieure pour clturer la chambre qui aboutit dans

    cet endroit, lequel reste dcouvert, formant ainsi un petit puits

    de Ciel. Des arbres y sont plants. Un groupe de bambous du

    Ciel ou nandina domestica y est dispos de telle manire quon

    peut le voir de la salle de rception ; des magnolia conspicua les

    dominent, dressant leurs couronnes travers louverture et

    faisant clater leurs fleurs dun blanc de jade contre les tuiles

    grises du toit.

    Les Chinois considrent quil est important de garder dans un

    endroit appropri un mur tout blanc, pr