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UN MYSTIQUE LYONNAIS

ET LES SECRETS DE LA FRANC-MAÇONNERIE

1730-1824

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Déjà paru aux mêmes Éditions

Rituel de l'Ordre Martiniste dressé par Téder, 1985.

Reproduction de l'édition de 1913. Tirage limité à 600 exemplaires numérotés.

Martines de Pasqually, sa vie, ses pratiques magiques, son œuvre, ses disciples suivis des Catéchismes des Élus Coens... augmenté de Martinézisme, Willermozisme, Martinisme et Franc-Maçonnerie par PAPUS, 1986. Reproduction des éditions de 1895 et 1899.

Si vous désirez être tenu au courant de nos publications, veuillez nous adresser votre carte.

ÉDITIONS DÉMÉTER

51, rue La Condamine, 75017 PARIS

ISBN : 2-906031-02-X

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Alice JOLY ARCHIVISTE-PALÉOGRAPHE

UN MYSTIQUE LYONNAIS

ET LES SECRETS

DE LA FRANC-MAÇONNERIE

JEAN-BAPTISTE WILLERMOZ 1730-1824

AVANT-PROPOS et INDEX par

Antoine FAIVRE

D E M E T E R PARIS 1986

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Il a été tiré de cet ouvrage 60 exemplaires hors commerce sur vergé ivoire numérotés de

I à V Grands Papiers réservés aux Editeurs, et de 6 à 60 constituant le tirage de tête.

Exemplaire N° ≡

Reproduction intégrale de l'édition de Mâcon, 1938. TOUS DROITS RÉSERVÉS

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AVANT PROPOS

On trouvait encore ce livre en librairie voici une vingtaine d'années. Devenu depuis longtemps un classique en matière d'histoire maçonnique et d'Illuminisme au X V I I I siè- cle, il n'était pourtant pas épuisé; mais lorsqu'il le fut, cette disparition coïncida malen- contreusement avec l'apparition d'un public de plus en plus nombreux et de plus en plus exigeant en ces domaines. Sur les rayons des libraires, il se mit à faire cruellement défaut.

L'auteur, archiviste-paléographe, a su profiter des facilités que lui procurait la Biblio- thèque Municipale de Lyon qui abrite la majeure partie du fonds Jean-Baptiste Willer- moz. Son intérêt pour le sujet lui fut de bonne heure inspiré par son époux, Henry Joly, Conservateur de cette Bibliothèque; mais surtout par son maître et ami, René Le Fores- tier, qui lui fit découvrir les richesses humaines et spirituelles de cette Franc-Maçonnerie lyonnaise à l'histoire de laquelle il travaillait également. Tout au long des années trente une chaleureuse et fructueuse collaboration a uni ces deux chercheurs. René Le Fores-

tier avait déjà publié Les Illuminés de Bavière et la Franc-Maçonnerie allemande (Paris, Hachette, 1914), et pour notre propos : La Franc-Maçonnerie occultiste au XVIII siècle et l'Ordre des Elus-Cohens (Paris, Dorbon, 1928). Il préparait alors son gros opus, ache- vé après la guerre et publié seulement en 1969 (La Franc-Maçonnerie templière et occul- tiste aux XVIII et X I X siècles, Paris, Aubier-Nauwelaerts). La date de parution du pré- sent ouvrage coïncide de façon significative avec celle d'un autre classique, dont l'auteur, Gérard Van Rijnberk, est avec Alice Joly et René Le Forestier l'un des trois pionniers de cette époque en matière de Franc-Maçonnerie illuministe; il s'agit du second volume de son diptyque Un thaumaturge au XVIII siècle: Martines de Pasqually (Lyon, Raclet, 1938), dont le premier avait paru en 1935 (Paris, Alcan).

Malgré l'existence de la monumentale étude de René Le Forestier, éditée en 1969, celle que voici, consacrée à Jean-Baptiste Willermoz, ne fait nullement double emploi. Si Le Forestier a su présenter Willermoz dans le contexte général de la Franc-Maçonnerie européenne de son temps, Alice Joly s'est intéressée à lui en tant que personnalité atta- chante et complexe dont elle nous restitue la vie entière à travers sa correspondance, ses amitiés, ses relations maçonniques et professionnelles, en suivant les méandres d'une existence qui dépasse le cadre de la Franc-Maçonnerie proprement dite. Voici donc une étude qui, jusqu'à ce jour, reste l'ouvrage de base sur ce grand Lyonnais. Nous avons la chance, aussi, de lire un texte dont l'érudition et l'exigence scientifiques ne sont pas les seules mérites; cette archiviste écrit dans un style alerte, clair, avec ici et là une note d'humour jamais déplacée.

Au lecteur soucieux de se documenter sur l'état actuel de la recherche et des travaux

depuis 1938 en ce qui concerne Jean-Baptiste Willermoz et la Franc-Maçonnerie ésoté- rique lyonnaise, l'on doit quelques précisions. En son temps, à la Bibliothèque de Lyon,

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l'auteur disposait certes de la documentation essentielle et suffisante pour écrire la très bonne monographie que le présent livre reproduit. Mais depuis lors, d'autres documents ont été découverts; ils ne modifient pas grand chose à ce qu'on peut savoir de la vie et de l'œuvre de Jean-Baptiste Willermoz lui-même, mais complètent notre connaissance des relations maçonniques complexes qui se sont tissées, pendant le dernier tiers du XVII I siècle et même au-delà, entre la plupart des Obédiences, des Loges, et des personnages évoqués ici. Pour l'essentiel, il s'agit des documents suivants.

Ceux du château Le Brigon, d'abord, dont la Bibliothèque de la ville de Lyon se rendit acquéreur le 25 janvier 1956. Alice Joly les a utilisés en partie dans son étude "Jean- Baptiste Willermoz et l'Agent Inconnu des Initiés de Lyon", in: Robert Amadou et Alice Joly, De l'Agent Inconnu au Philosophe Inconnu (Paris, Denoël, 1962), qui complète ain- si les chapitres XI et XII du présent ouvrage. Au demeurant, sur l'histoire du fonds Wil- lermoz à Lyon, et l'acquisition des archives du château Le Brigon, on consultera utile- ment les publications suivantes : Henry Joly, "Les Archives maçonniques de J.-B. Willer- moz à la Biliothèque Municipale de Lyon", p. 420-424 in : Bulletin des Bibliothèques de France, juin 1956; et Robert Amadou, "Les Archives de Papus à la Bibliothèque Munici- pale de Lyon", p. 75-91 in : L'Initiation, avril-juin 1967. Il s'agit, ensuite, de la découverte que j'ai faite du fonds Bernard Frédéric de Turckheim (ami de Willermoz et son frère en Maçonnerie), en 1968. Un inventaire établi par Jules Keller et moi-même en a été publié dans la revue Renaissance Traditionnelle (Paris, Loge Nationale Française, 1978, 1979, 1982). Une autre partie importante de ce fonds, contenant elle aussi de nombreuses let- tres de Willermoz, a été découverte par Jules Keller en 1984. L'ensemble fait l'objet d'un ouvrage actuellement en préparation par Jules Keller et moi-même. Signalons aussi que la revue L'Initiation publie actuellement, depuis le nr. 3 de l'année 1985, une étude de Robert Amadou consacrée à Jean-Baptiste Willermoz, accompagnée de textes de celui- ci jusqu'alors inédits.

Enfin, évoquer ici la mémoire d'Alice Joly appelle l'expression d'une reconnaissance personnelle. Peu avant la grave maladie qui devait lui être bientôt fatale, elle et son époux m'avaient à plusieurs reprises reçu à Asnières, en 1966, et utilement conseillé, guidé, dans les travaux que je poursuivais alors. Avec confiance et générosité, ils me remirent tous les manuscrits et archives que René Le Forestier leur avait confiés. Sans cette mar- que d'amitié, la grande œuvre de celui-ci n'aurait sans doute pas vu le jour trois ans plus tard. Voici ce livre épuisé à son tour. En attendant sa réimpression, saluons avec d'autant plus de reconnaissance l'heureuse initiative des Editions Demeter grâce auxquelles l'œu- vre irremplaçable d'Alice Joly est maintenant accessible en dehors des rayons d'occasion et des bibliothèques. Et unissons, dans un même hommage, les noms d'Alice Joly et de René Le Forestier.

L'index qui termine le livre a été établi et présenté par mes soins en 1969; il a paru cette année-là dans le t. V de la revue maçonnique Travaux Villard de Honnecourt (Edi- tions de la Grande Loge Nationale Française).

Antoine FAIVRE

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PL. 1

JEAN-BAPTISTE WILLERMOZ EN 1782

B i b l i o t h è q u e de l a Vi l le d e L y o n , m s . 6426 .

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A J O L Y A R C H I V I S T E - P A L É O G R A P H E

UN MYSTIQUE LYONNAIS

ET LES SECRETS

DE LA FRANC-MAÇONNERIE 1730-1824

MACON

M CM XXXVIII

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INTRODUCTION

Les éléments de ce livre ont été rassemblés presque involontairement, afin d'éclaircir les points obscurs d'une intéressante correspondance entre le député Périsse Duluc et son ami Jean-Baptiste Willermoz, durant la période des États Généraux et de l'Assemblée Constituante. Ainsi, d'une étude des premiers

temps de la Révolution à Lyon comme à Paris, en suis-je venue à celle de la Franc-Maçonnerie au XVIII siècle, à essayer de comprendre de fort étranges

doctrines et de pénétrer dans les loges mystiques les plus secrètes. Le pauvre Périsse Duluc, en cette entreprise, fut vite oublié, et l'édition de ses lettres remise à un temps plus favorable.

Si mon ouvrage déplaît à quelque spécialiste des questions maçonniques, partisan ou adversaire de l'institution, si quelqu'un l'incrimine pour quelque raison que ce soit, qu'il sache que je plaide non coupable, tout au moins de préméditation, et que je l'ai entrepris sans aucune idée préconçue et sans aucun parti pris.

Le travail qu'on va lire est d'abord une mise au point de l'histoire de la Ma- çonnerie mystique. Celle de la Franc-Maçonnerie en général a été déblayée par d'excellents ouvrages en Angleterre, en Allemagne et en France. Les mou-

vements mystiques du XVIII siècle ont suscité, à notre époque, des études re- marquables : il n'est que de citer celles de MM. Le Forestier, Dermenghen et Viatte. Plus spécialisés dans l'histoire de l'occultisme, MM. Vuillaud et Van Rijnberk ont édité des textes extrêmement précieux.

Cette étude est surtout appuyée sur des documents originaux, venus des archives de Jean-Baptiste Willermoz et de celles de la Triple Union de Mar-

seille, que conserve la Bibliothèque de la Ville de Lyon, des papiers Prunelle de Lière, que conserve la Bibliothèque de la Ville de Grenoble et des archives particulières du prince Charles de Hesse, dont je dois la connaissance à l'ex- trême obligeance de M. Le Forestier.

Citer les sources de ce travail, c'est également citer les personnes aux bonnes grâces de qui j'en dois la communication, c'est-à-dire les directeurs des Biblio-

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I N T R O D U C T I O N

thèques de Lyon et de Grenoble, M. René Le Forestier, dont l'aide précieuse a par instants frisé l'abnégation ; le livre qu'il prépare sur l'histoire géné- rale de la Maçonnerie mystique et sur le Rite Templier mettra définitivement

au point tout ce qu'on peut savoir sur cette curieuse institution et précisera bien des points que mon étude, plus restreinte, n'a fait qu'effleurer.

Je dois exprimer aussi ma reconnaissance à M. Gabriel Willermoz et aux membres de la famille Willermoz, qui portent un intérêt éclairé à la mémoire de leur arrière-grand-oncle. Je remercie enfin MM. Van Rijnberk, Chevillon et M J. Bricaud pour les intéressants renseignements que je leur dois.

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UN MYSTIQUE LYONNAIS

ET LES SECRETS DE LA FRANC-MAÇONNERIE

CHAPITRE PREMIER

Un jeune marchand lyonnais en 1750. — Initiation à la Franc-Maçonnerie. — Les plus anciennes loges de Lyon. — Jean-Baptiste Willermoz fondateur de loges. — La Grande Loge des Maîtres Réguliers à l'instar de Paris. — La Franc-Maçonnerie écossaise. — Le grade templier G. I. G. E. de Metz. — Les secrets des Rose-Croix. — Expériences alchi- miques de Pierre-Jacques Willermoz. — Le Chapitre de l'Aigle Noir Rose-Croix.

Le 15 février 1745, Claude-Catherin Willermoz, marchand mercier, qui au début du siècle, avait quitté Saint-Claude en Franche-Comté pour venir chercher fortune à Lyon, donnait son fils Jean-Baptiste en apprentissage à Antoine Bagnion, commerçant en soieries.

L'enfant n'avait pas encore quinze ans, étant né le 10 juillet 1730. Il entrait en qualité de «facteur», pour la nourriture que son patron était tenu de lui assurer les jours ouvriers, et aussi pour la promesse qu'on l'instruirait des méthodes du commerce de la soie. Deux ans plus tard, le jeune homme avait monté en grade ; c'est en qualité de commis de magasin et pour le bénéfice un peu plus important de son logement et de sa nourriture que nous le trouvons engagé par la maison Liotard, Manéchalle et compagnie, marchands et maîtres fabricants 1 Nul doute qu'il ait eu le sens des affaires, puisqu'en 1754 il est déjà installé à son compte comme maître fabricant, « dans l'allée qui traverse de rue de l'Arbre sec en rue Bas d'argent » 2

Le jeune Willermoz avait été élevé dans le milieu actif des marchands et des artisans. Leurs maisons anciennes et noires se pressaient en un dédale de rues autour de l'église Saint-Nizier, cœur de la cité, où se célébraient les fastes reli- gieux de la vie municipale. Toute sa jeunesse s'était passée entre Saône et Rhône, entre l'ancien quartier des merciers et celui de la soie, dont les rues plus récentes s'étendaient vers le fleuve, entouraient l'hôtel de ville, escaladaient la Croix-Rousse. Il n'avait pas eu grand temps à consacrer à des études désin- téressées, à un semblant de formation intellectuelle. Jean-Baptiste était l'aîné d'une nombreuse famille ; à douze ans, il avait déjà quitté le collège de la Tri- nité pour la boutique paternelle, ayant juste eu le temps d'acquérir de l'ensei- gnement de ses maîtres, sinon une orthographe bien assurée, du moins une écriture élégante et nette. Dans le milieu austère de la petite bourgeoisie mar-

1. Bibl. Lyon, ms. 5525, pièces 5 et 6. Contrats d'apprentissages de J.-B. Willermoz. 2. Telle est l'adresse que portent la plupart des lettres écrites à Willermoz de 1754 à 1772.

Un mystique lyonnais. 1

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chande, sous l'influence de parents bons paroissiens, très fiers d'avoir un frère prêtre et vicaire à Saint-Nizier, mais soucieux surtout d'élever matériellement et moralement leur famille 1 Jean-Baptiste Willermoz prit, avec de solides habi- tudes d'ordre et de travail, un profond attachement aux pratiques de la religion catholique.

C'est un fait, assez surprenant au premier abord, que le petit facteur devenu fabricant et commissionnaire en soieries, au milieu de la foule de ses conci- toyens, ne se distingue pas par son importance industrielle ou son action sociale, mais par l'application qu'il mit à connaître les doctrines occultes et par le rôle important qu'il joua dans les sociétés maçonniques du XVIII siècle.

J e a n - B a p t i s t e W i l l e r m o z f u t r e ç u F r a n c - M a ç o n d è s 1 7 5 0 . I l a v a i t v i n g t a n s 2

Dans quelle loge entra-t-il ? Il ne nous l'a pas dit et il est difficile de le savoir sûrement. Depuis 1739 au moins, la société anglaise avait trouvé à Lyon des sectateurs 3 Mais tout ce qui ressort de la lettre qu'il écrivit le 28 pluviôse de l'an 13, pour évoquer ses débuts dans l'Art Royal de la Maçonnerie, c'est qu'il n 'y avait à cette époque, dans sa ville, qu'une seule loge. Du moins n'en con- naît-il pas d'autres. On sait que ce fut cette année-là aussi que, si l'on en croit ses mémoires, Casanova, pendant un séjour à Lyon, jugea utile à sa carrière de se faire recevoir Franc-Maçon.

Ni Casanova ni Willermoz ne nous ont transmis le nom que portait cette ancienne loge. S'appelait-elle le Petit Élu, l'Amitié ? Était-elle une filiale de la Mère-Loge Écossaise de Marseille ? Bord, consciencieux fouilleur d'archives, signale qu'en 1744 existaient au moins trois loges lyonnaises. Mais il ne donne pas les sources de ce renseignement 4 En tout cas, Lyon ne figure pas sur une « Liste des Loges régulières du Royaume de France faite à l'assemblée de la Grande Loge tenue le 6 novembre 1744 » 5 Ce qui ne veut pas dire que Lyon n'avait pas à cette date de loges non régulières ; comme dans le reste de la France, le succès de la société maçonnique ne s'y affirma qu'après 1750. A moins de nouveaux documents nous ne savons rien auparavant sur son déve- loppement 6

1. Claude-Catherin Willermoz eut treize enfants. L'aînée étai t une fille Claudine-Thérèse qui devint M Provensal (1729-1810). Jean-Baptis te étai t l 'aîné des fils, citons ses deux frères : Pierre-Jacques (1735- 1799) et Antoine (1741-1793). Cf. G.-M. TERME, Notice sur M. Willermoz, Lyon, 1824. — Louis DE COMBES. Les illuminés Martinistes de Lyon, 1906. — E. DERMENGHEN, Jean-Baptiste Willermoz. Les Sommeils, 1906.

2. Let t re de Willermoz à la Triple Union de Marseille, 28 pluviôse an 13. Bibl. Lyon, ms. 5456, p. 12. 3. Le Livre de la très noble et très illustre société et fraternité des maçons libres, petit opuscule anonyme

sans lieu ni date, donne Lyon sur une liste de ville possédant des loges à la date de 1739. 4. G. BORD, La Franc-Maçonnerie en France, Paris, 1908, p. 437-448. Ces trois loges auraient été

l 'Amitié, la Parfai te Amitié, les Amis Choisis. 5. Liste ancienne e t nouvelle des maîtres de loges régulières de la ville de Paris et du royaume de France,

dont le très respectable et très illustre comte de Clermont, prince du sang, est Grand Maître, 1762. Ce pet i t cahier manuscri t contient une liste de 1744 et une autre de 1762. E n 1744, vingt loges régulières existaient à Paris e t vingt-quatre dans les provinces.

6. Pour les questions de la Franc-Maçonnerie lyonnaise, voir Éphémérides des loges maçonniques de Lyon, E . Vacheron, 1875. Ce livre sert de source à tous les ouvrages qui ont ensuite t rai té la même ques- t ion : J . BRICAUD, La Franc-Maçonnerie lyonnaise, Rev. Hist. de Lyon, 1905, t . IV, p. 199-200. — E. DER- MENGHEN, op. cit., p. 27-30. — P. GROSCLAUDE, La vie intellectuelle à Lyon au X V I I I siècle, Paris, 1933, p. 383 et suiv. Tout le passage de ce dernier livre, qui t rai te de la maçonnerie, est d'ailleurs si rempli de petites erreurs, qu'il ne fait qu 'a jouter à la confusion de l'histoire déjà très embrouillée des loges lyonnaises.

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Mais si nous ne savons pas dans quelle loge le jeune Frère fit ses premiers pas, nous savons qu'ils furent rapides. Évoquant, nous l'avons dit, ces anciens souvenirs, il conte qu'il fut tout de suite « affublé de tous les cordons et de toutes les couleurs possibles ». Il écrit d'ailleurs avec dédain de cette loge et de ces temps révolus, et se dépeint comme ayant très vite été dégoûté de la frivolité et de l'indiscipline qui régnait dans la Franc-Maçonnerie. Il ajoute même que, sans l'amitié et les soins particuliers qu'eut pour lui le Vénérable de sa loge, il n 'y fût pas resté. Devons-nous le croire tout à fait ? Sans doute, écrivant cin- quante ans plus tard, exagère-t-il, avec son expérience acquise, la déception que lui causa son initiation.

Comme la plupart de ceux qui désiraient être admis parmi les Maçons, il avait été séduit par la réputation de cette société déjà fort en vogue. Elle était secrète par définition, mais on savait qu'il était d'usage d'y fraterniser avec des membres distingués de la noblesse et de la haute bourgeoisie dans la plus parfaite égalité. C'était là, dans le monde si hiérarchisé encore du XVIII siècle, une perspective flatteuse pour un marchand. Le désir de suivre la mode, celui de frayer avec des gens importants n'avaient pas seuls attiré Jean-Baptiste Willermoz. Un motif plus puissant l'avait conquis : le prestige du secret maçonnique. Le silence que gardait toute l'institution au sujet de ses occupations semblait cacher un dépôt de connaissances importantes et par cela même désirables.

Qu'était, en réalité, cette science que protégeait tant de discrétion ? Com- ment se présenta-t-elle au jeune Lyonnais ?

A vrai dire, on ne sait pas du tout quels grades dispensait sa loge en 1750. Il est probable qu'elle avait déjà compliqué la progression des trois degrés : Apprenti, Compagnon et Maître, de la Maçonnerie symbolique, à l'imitation de toutes celles du royaume qui compliquaient de plus en plus des formes importées d'An- gleterre.

Les premiers rituels apprenaient à l'Apprenti et au Compagnon la légende du temple de Salomon et ils les engagaient à se considérer comme les successeurs de ceux qui avaient bâti le merveilleux édifice sous la direction de l'architecte Hiram, en l'honneur de Dieu, le Grand Architecte de l'Univers. Ils exposaient que cet Hiram avait orné le portique du Temple de deux colonnes de bronze : l'une nommée Jakin et l'autre Boaz. Inspecteur général des travaux, chef de chantier autant qu'architecte, Hiram était un administrateur ingénieux ; il avait eu l'idée de distinguer les nombreux ouvriers de l'entreprise en trois groupes distincts : Apprentis, Compagnons, Maîtres. Chaque classe recevait un salaire spécial. Pour éviter les tricheries et les contestations, chaque employé dut con- naître un mot secret, le mot de passe de son grade et savoir faire les signes et les attouchements qui y correspondaient. Les Apprentis avaient pour mot Jakin et devaient se ranger, le jour de la paye, à côté de leur colonne, à gauche en entrant dans le Temple. Les Compagnons avaient pour mot Boaz et se rassemblaient à la colonne Boaz. Les Maîtres se tenaient dans la chambre du milieu et leur mot, qui était Jehovah, ne fut changé qu'après la mort d'Hiram. C'est du moins ce que conte le rituel du grade de Maître que conserve la Bibliothèque de Lyon 1 Mais

1. Bibl. Lyon, ms. 5457, p. 2.

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l'histoire se compliquait et devenait dramatique. En effet, Hiram fut assassiné. Il tomba victime de ses scrupules et de ses précautions sous les coups de trois Com- pagnons qui prétendaient obtenir, de gré ou de force, leur promotion au grade de Maître. L'un des assassins était armé d'une règle, le deuxième d'un maillet, le troisième d'un levier. Après quoi, il était question des recherches entreprises par l'ordre du roi Salomon pour retrouver son architecte disparu, et de la décou- verte du corps que les meurtriers avaient enterré sous un acacia, au pied du mont Hébron. Certains grades de Maîtres faisaient des allusions peu claires à un certain mot perdu à la suite du funeste crime et qu'il était extrêmement urgent de retrou- ver. Tout un luxe de mots de passe, d'explications, et de précisions parfois sau- grenues, accompagnait la légende dramatique du malheureux Hiram. Les déco- rations des Maçons, les ornements et les tapis des loges s'efforçaient de symbo- liser les étapes de cette histoire, avec plus ou moins de luxe et plus ou moins de goût. Cette anecdote était présentée de façon à piquer la curiosité du récipien- daire, comme si elle contenait l'essence même du mystère qu'il convenait de dérober aux simples mortels.

Mais la première surprise passée, après ces révélations bizarres, l'enthousiasme du néophyte se refroidissait. Quel sens avaient, en fin de compte, toutes ces his- toires mises en action dans les cérémoniaux de réception avec plus ou moins d'in- térêt spectaculaire ? Joseph de Maistre a exprimé, en termes excellents, cette désillusion dont il avait personnellement fait l'expérience : « Il n'existe peut-être pas de Maçon un peu capable de réflexion qui ne se soit demandé, une heure après sa réception : « Quelle est l'origine de tout ce que je vois ? D'où viennent ces «cérémonies étranges, cet appareil, ces grands mots, etc... ? » Mais, après avoir vécu quelque temps dans l'Ordre, on fait d'autres questions : « Quelle est l'ori- « gine de ces mystères qui ne couvrent rien, de ces types qui ne représentent rien ? « Quoi ! des hommes de tous les pays s'assemblent (peut-être depuis plusieurs « siècles) pour se ranger sur deux lignes, jurer de ne jamais révéler un secret qui « n'existe pas, porter la main droite à l'épaule gauche et la ramener vers la droite « et se mettre à table ? Ne peut-on extravaguer, manger et boire avec excès, sans « parler d'Hiram, du Temple de Salomon et de l'Étoile Flamboyante ? etc..., etc. » Ces questions sont très naturelles, très sensées. Malheureusement, on ne voit pas que l'histoire, ni même la tradition orale, ait daigné répondre 1 »

Si l'on prenait au sens symbolique la construction du Temple auquel le Franc- Maçon devait collaborer, il était clair que la société engageait par là ses membres à travailler à leur perfectionnement personnel et aussi au perfectionnement de la société dans laquelle ils vivaient. Était-il besoin de tant de mystère et de tant de patronages lointains pour prôner la pratique des vertus humanitaires, qui étaient à cette époque le programme des gens éclairés et les délices des cœurs sensibles ? Faut-il rappeler que la fraternité maçonnique était avant tout l'idée toute chrétienne que tous les hommes également rachetés par le sang du Christ sont par cela même égaux ? Si les Français avaient tendance à étendre à toute l'humanité cette notion d'égalité, ce n'était nullement là une idée venue des loges,

1. Joseph DE MAISTRE, La Franc-Maçonnerie, Mémoire au duc de Brunswick, Publ. par E. Dermen- ghen, 1924, p. 55-56.

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PL. II

A S S E M B L É E D E F R A N C S - M A Ç O N S A U X V I I I S I È C L E

Bibliothèque de la Ville de Lyon. Cabinet des Estampes. F . 42.

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mais le reflet de ce que professaient des penseurs et des philosophes 1 Il était flatteur de pratiquer l'égalité à huis clos, entre Frères de classes sociales diffé- rentes, de banqueter de compagnie, de se livrer ensemble à des tournois d'élo- quence ; mais rien de tout cela ne nécessitait une discrétion absolue. Tout esprit pondéré devait s'étonner du peu de raison de tant de serments solennels. De là à se détacher d'une société manifestement absurde et dont le mystère n'était que mystification, il n'y avait qu'un pas à faire.

Ce pas, Jean-Baptiste Willermoz ne le fit jamais. Ses doutes furent calmés par le Vénérable de sa loge. Nous aurions aimé connaître les arguments employés. Lui fit-il remarquer que si les Frères de Lyon ne savaient que des futilités, il était imprudent de juger d'après eux tous les Francs-Maçons de France, et d'après eux tous ceux du monde ? L'Orient prestigieux, où justement Salomon avait bâti son temple, avait toujours passé pour le lieu où se conservaient de très anciennes traditions. La Franc-Maçonnerie se réclamait d'une telle origine et d'une antiquité vénérable. Peut-être que parmi les Frères associés pour per- pétuer le souvenir d'Hiram, quelques-uns savaient le vrai secret, le sens de la parole perdue transmise aux plus dignes à travers les âges ? On pouvait tout au moins l'espérer.

C'est ce que firent la plupart des Maçons du XVIII siècle. Il leur était évi- demment beaucoup plus difficile qu'à nous de s'informer sérieusement, et de juger que l'édifice de leur Temple n'était étrange que parce qu'il avait été désaf- fecté de son primitif usage, qui était d'abriter une association de gens de métier, et que son mystère n'était qu'un souvenir du secret des méthodes de con- struction que désiraient se réserver les compagnons du bâtiment. Ils aimaient mieux penser qu'une révélation se cachait sous ces apparences compliquées et que quelque part, il existait des Frères qui en étaient instruits. Il fallait d'abord les trouver, ensuite mériter leur confiance pour les amener à s'expliquer. Les Maçons zélés mêlaient donc un vif souci d'information avec le goût du prosé- lytisme et des réformes.

En suivant Jean-Baptiste Willermoz dans le petit monde des loges lyonnaises, nous voyons que si la loge dont il fait partie le déçoit, la société maçonnique continue à l'intéresser vivement. Il déploie une grande activité dans l'organi- sation des loges de sa ville.

En 1752, lorsque le Vénérable qui l'avait instruit quitta Lyon, ce jeune homme de vingt-deux ans remplaça son maître à la tête de l'assemblée. L'année suivante, lassé des occupations frivoles du cercle qu'il présidait, avec neuf de ses amis, épris comme lui de sérieux et d'ordre, il fonde la Parfaite Amitié 2 Il en fut élu Vénérable le jour de la Saint-Jean-Baptiste 1753. La loge fut vite florissante.

1. Au sujet des débuts de l 'Ordre et de ses doctrines, nous renvoyons au livre de W. BEGEMAN, Vor- geschichte und Anfaenge der Freimaurerei in England, et à l 'ouvrage de M. R. LE FORESTIER, Les plus secrets mystères des hauts grades..., Paris, 1916, en a t t endant l 'ouvrage extrêmement impor tant que pré- pare cet historien sur la Franc-maçonnerie templière, œuvre à laquelle nous devons par avance tan t de précisions et de vues fécondes sur les faits et sur les doctrines de l'illuminisme maçonnique.

2. Constitutions... de la Grande Loge de Lyon des Maîtres réguliers. Bibl. Lyon, ms. Coste, 453. Les neuf frères qui composaient la Parfaite Amitié en 1765 étaient : Willermoz, Veulty, Claudy, Marchand, Muller, Sellonf, Briquel, Poulle, Bouchet. Ibidem, fol. 62 v°.

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Le nombre des Frères s'élève déjà à 29 en 1760; il atteint la cinquantaine trois ans plus tard : milieu d'ailleurs peu aristocratique, groupant presque uniquement des bourgeois et des négociants. Dès 1756, Willermoz avait montré son goût pour les bienfaits d'une autorité supérieure, en faisant reconnaître sa fondation par la Grande Loge de France. Elle se rattachait désormais au comité des Maîtres parisiens qui, sous le patronage décoratif du comte de Clermont, s'efforçaient de diriger — voire d'épurer — la Maçonnerie Française 1 La patente de consti- tution que Willermoz obtint, le 21 novembre 1756, pour la Parfaite Amitié, est le plus ancien document lyonnais de l'activité organisatrice de la Grande Loge de Paris.

On a plusieurs fois rapporté les nombreuses fondations que Jean-Baptiste Willermoz fit à Lyon entre 1753 et 1760. Je me demande même si l'on n'a pas ten- dance à lui en prêter un peu trop. On lui attribue généralement, sur la foi des « Éphémérides des Loges lyonnaises », la création d'une société, connue sous le titre de la Sagesse. M. P. Vuillaud 2 lui fait grief d'avoir ainsi formé lui-même un milieu de Maçons crédules et ignorants : cette Sagesse si peu sage que, vingt ans plus tard, Cagliostro n'eut aucune peine à la séduire. C'est aller un peu vite et enchaîner des hypothèses sur un renseignement incertain. Willermoz, esprit précis et qui aime à l'occasion étaler son passé maçonnique, n'a jamais fait allusion à cette f o n d a t i o n Lorsqu'en 1763 la Sagesse demande à se faire constituer en loge, elle déclare comme son fondateur un certain Eynard de Cru- zolles 4 Willermoz passe aussi parfois pour avoir créé les Vrais Amis. Mais c'est là aussi une erreur. Cette loge fut fondée en 1759 par un certain Hébert, dentiste ambulant, que les Frères de Lyon excommunient en 1762, avec toutes sortes d'attendus qui prouvent copieusement que cet Hébert manquait à toutes les vertus maçonniques et à quelques autres, surtout à la plus élémentaire honnêteté.

Revenons à des créations plus réelles. Ce fut à l'instigation de Jean-Baptiste Willermoz qu'en 1760 trois loges,

régulièrement reconnues par le comité parisien que présidait le comte de Clermont, s'unirent « à l'instar de Paris » 5 La Parfaite Amitié avait à cette date environ

trente membres ; l'Amitié, avec Jacques Grandon comme Vénérable, en avait vingt ; les Vrais Amis étaient douze seulement, sous la direction de Jean Paga- nucci. Le 4 mai, les trois Maîtres déclaraient fonder entre eux une loge supérieure, qui était destinée à garder les archives et à surveiller le bon fonctionnement de

1. N o u s r e n v o y o n s , p o u r t o u t ce q u i e s t d e l ' h i s t o i r e g é n é r a l e d e l ' O r d r e en F r a n c e , a u x l iv re s s u i v a n t s : G . BORD, op. ci t . , A. LANTOINE, H i s to i r e de l a F r a n c - M a ç o n n e r i e f r a n ç a i s e , P a r i s , 1929. G a s t o n MARTIN,

L a F r a n c - M a ç o n n e r i e f r a n ç a i s e et la p r é p a r a t i o n de l a Révolu t ion , P a r i s , 1926, e t d u m ê m e a u t e u r , M a n u e l d ' h i s t o i r e de la F r a n c - M a ç o n n e r i e f r a n ç a i s e , P a r i s , 1932.

2. P . VUILLAUD, Le s R o s e s - C r o i x l y o n n a i s a u X V I I I siècle, P a r i s , 1929, p . 139-141. 3. Au m o i n s e n t r o i s o c c a s i o n s : e n 1772, L e t t r e à C h a r l e s d e H u n d p u b l i é e p a r S TEEL-MARET, Archives

secrètes de la F r a n c - M a ç o n n e r i e f r a n ç a i s e , p . 148-149 : e n 1773, p o u r o b t e n i r d u G r a n d O r i e n t

des p a t e n t e s r é g u l i è r e s (Bibl . L y o n , m s . C o s t e , 453, fol. 122 r°), enf in en 1805 : l e t t r e d e p l u v i ò s e - v e n t ò s e à la T r i p l e U n i o n d e M a r s e i l l e (Bib l . L y o n , m s . 5456 , p . 12).

4. B i b l . L y o n , m s . fds C o s t e n° 453, fol. 60. 5. D a n s le m s . d u f o n d s Cos te n° 453, que c o n s e r v e la B i b l i o t h è q u e d e L y o n , s o n t c o n t e n u s les l e t t r e s d e

r é g u l a r i s a t i o n d e s loges, les s t a t u t s , les t a b l e a u x e t les p r o c è s - v e r b a u x d e s s é a n c e s d e la G r a n d e L o g e

d e 1760 à 1783. C ' e s t à lui q u e n o u s r e n v o y o n s p o u r t o u t e l ' h i s t o i r e d e la G r a n d e L o g e d e L y o n .

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l'Ordre dans la région lyonnaise. Avec l'autorisation de la Grande Loge de France, ils se proposaient de jouer, sur un terrain plus modeste, le rôle régulateur qu'elle s'efforçait d'exercer dans tout le Royaume. Il fut convenu que les futurs Maîtres des loges régulières viendraient augmenter le nombre des membres de la Mère- Loge, et que d'autres Frères, seulement députés de leurs cercles respectifs, pour- raient assister aux délibérations. Constitutions de loge, règlements, statuts furent envoyés à Paris pour être reconnus, paraphés, signés, scellés, timbrés, authen- tifiés autant que pouvaient le désirer ces bons bourgeois amoureux de la forme.

Si nous en jugeons par la belle tenue de son registre, la Grande Loge des Maîtres Réguliers mena une existence bien réglée, et réussit parfaitement à être le mentor du monde maçonnique lyonnais. Les membres étaient six en 1760, trois Maîtres et trois Députés ; en 1765, ils sont en tout quarante-neuf. En 1763, la loge s'était installée dans ses meubles rue Saint-Jean. Elle avait des correspondants dans toutes les loges de France, mais son action est surtout sensible sur celles du Midi. A Lyon même, le nombre de ses filiales ne cessait d'augmenter. De 1763 à 1767, elle s'agrégea successivement la Sagesse, les Amis Choisis, la loge militaire Saint-Jean de la Gloire, le Parfait S i l e n c e enfin la Parfaite Réunion, fondée par l'abbé de Culty.

Cette loge prospère est sans histoire ou presque. Car, on ne peut conter comme scandales l'exclusion du dentiste Hébert, ou l'accueil flatteur fait au frère Zobii, prince héréditaire de Zibii dans l'Arabie heureuse, qui n'était qu'un aventurier; ni même l'indélicatesse du frère Legris, qui profitait de ses fonctions de trésorier à l'Amitié pour offrir au siège même de la loge, montée du Chemin-Neuf, à quelques individus de la plus basse classe, une réception scandaleuse aux grades symbo- liques, suivie d'un dîner non moins scandaleux.

Jean-Baptiste Willermoz fut Grand Maître de la Mère-Loge pendant les années 1 7 6 2 - 1 7 6 3 ; i l d e v i n t e n s u i t e s o n G a r d e d e s s c e a u x e t A r c h i v i s t e 2

L a f o n c t i o n é t a i t é v i d e m m e n t c o m m o d e p o u r s a t i s f a i r e s a c u r i o s i t é a r d e n t e

p o u r t o u t c e q u i p o u v a i t l u i a p p o r t e r e n f i n l e « v r a i s e c r e t » d e l ' O r d r e . E l l e s a t i s -

f a i s a i t a u s s i l e c ô t é o r d o n n é e t o r d o n n a t e u r d e s o n c a r a c t è r e . I l é t a i t n é , c o m m e i l

l'écrit, « prompt à s'enflammer au moindre signe de désordre » 3 Son esprit métho- dique était attentif aussi aux petits détails. Il devait trouver une grande satis- faction à rédiger de clairs procès-verbaux, à composer des listes et des tableaux bien ordonnés ; il classait la correspondance et les papiers, annotait chaque lettre des dates de la réception et de celle de la réponse ; en quelques lignes il faisait de petites analyses des documents qu'il conservait. La création d'une Grande Loge provinciale régulatrice correspond au souci d'ordre qui fut une de ses qua- lités les plus marquées. Il avait une nature double ; comme l'a dit excellement M. Dermenghen, « ce qui fait le fond de son caractère, c'est un mélange de réa-

1. L'acceptation du Parfait Silence resta pendante de 1763 à 1766. Cette loge, dont le fondateur était le frère Lenoir, était considérée comme mal composée, elle avait eu sans doute le tort de s'adresser direc- tement à Paris pour se faire admet t re parmi les loges régulières.

2. Nous ne voyons pas sur quels faits s 'appuie M. P. GROSCLAUDE, op. cit., p. 387, pour écrire que Jean- Baptiste Willermoz se brouilla en 1762 avec la Grande Loge de France. Un pet i t cahier des «Listes anciennes et nouvelles des maîtres des loges régulières », daté de 1762, aussi bien que le registre de la Grande Loge de Lyon, montre des rapports fort corrects, du moins à cette date, entre elle et la Grande Loge de France.

3. Let t re à la Triple Union de Marseille, pluviôse-ventôse an 13. Lyon, ms. 5456, p. 12.

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lisme pratique et d'idéalisme m y s t i q u e » Ajoutons que son sens pratique va jusqu'à la minutie et que son mysticisme est fort aventureux. En même temps qu 'il assurait à Lyon la police de la Franc-Maçonnerie régulière, il profitait des relations de sa Grande Loge avec divers Francs-Maçons du Royaume pour se renseigner sur les usages qu'ils observaient, sur les grades qu'ils conféraient, sur les buts qu'ils pensaient poursuivre. État d'esprit qui n'aurait rien de par- ticulièrement original, si, dans la foule des Maçons anxieux de trouver « le vrai but de l'Ordre », Jean-Baptiste Willermoz ne se distinguait par le sérieux et la méthode qu'il apporta à ses recherches.

Il avait, à ce moment-là, fort à faire. Ces années étaient celles où la Franc-Maçonnerie se compliquait comme à

plaisir. Les loges augmentaient le nombre de leurs dignitaires. Les grades se mul- tipliaient, tous prétendant ne contenir que de vrais secrets. Bon nombre d'aven- turiers profitaient de l'engouement général pour une société qui leur offrait un champ d'action si favorable. Ils créaient des secrets inédits, des loges particu- lières, et procédaient à des initiations moyennant finances. Personne ne pouvait se retrouver au milieu de ces fantaisies.

Le cas de la Grande Loge de Lyon est très typique. En 1760, elle reconnaissait officiellement sept grades : Apprenti, Compagnon, Maître, Maître élu, Maître parfait, Maître écossais et Chevalier d ' O r i e n t En cela d'ailleurs, elle se montrait déjà beaucoup plus large et sensible aux titres et à la mise en scène que la Grande Loge de France qui, à cette date, ne reconnaissait théoriquement que les trois grades symboliques. Mais il est probable que Lyon supportait, à côté de ses distinctions officielles, beaucoup d'autres de provenances diverses ; en 1762, elle déclarait en connaître vingt-cinq 3

La liste est longue et pittoresque. Elle contient, après les trois grades sym- boliques, quelques variétés du grade de Maître : Illustre, Parfait, Irlandais, Secret, Anglais, Favori. Puis venaient des titres d'élu : Maître élu, Second Grade d'Él u, Élu Suprême. Ces grades illustraient les circonstances de l'arrestation et du supplice des assassins d'Hiram. Le cérémonial exploitait la vengeance des Maçons avec le mauvais goût le plus parfait. Ce n'était que tentures et rubans noirs, accessoires menaçants ou lugubres, poignards, cercueils, cadavres de carton et de chiffons, à défaut de cœurs d'animaux achetés chez le boucher, tout cela barbouillé de peinture rouge simulant le sang.

D'autres grades développaient non l'histoire de l'architecte, mais celle du Temple. C'étaient les titres d'Écossais et d'Architectes : Écossais des trois I, Écossais de Paris, Petit Architecte, Grand Architecte, Sublime Écossais. Leurs rituels attribuaient l'Ordre de la Maçonnerie aux successeurs d'Hiram, surtout à ces sages guerriers protecteurs et reconstructeurs du Temple de Salomon après la captivité du peuple d ' I s r a ë l Descendants supposés des sages Israélites,

1. DERMENGHEN, Sommeils, p. 24. 2. Bibl. Lyon, ms. Coste 453, f° 13 v°. 3. STEEL-MARET, Archives secrètes de la Franc-Maçonnerie française, 1 1 fasc., Lyon, s. d., pp. 72-78.

Rituels de hauts grades. Bibliothèque de Lyon, ms. 5457, p. 4 à 11. 4. Sous l'influence du discours de Ramsay, en 1737, qui eut la plus grande popularité, les Maçons apprirent

même à confondre ces chevaliers israélites avec les chevaliers chrétiens, mieux connus, qui avaient com- ba t tu en terre sainte pour la défense du tombeau de Jésus-Christ .

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les Francs-Maçons devaient s'attendre tout naturellement à trouver dans le secret maçonnique quelque trace de la science d'Israël. C'est à ce désir que s'ef- forcèrent de répondre les fabricateurs des rituels dits Écossais. Il ne leur était pas très difficile de s'inspirer des nombreux travaux qui avaient été écrits sur ce sujet depuis l'époque de la Renaissance. Les traits les plus caractéristiques recueillis par la Franc-Maçonnerie furent de vagues principes de calcul cabalis- tique, l'importance attachée au sens symbolique des nombres et surtout cette croyance que le nom divin, le tétragramme sacré, était pour l'initié, un instrument de miracle.

Parmi les grades des Frères de Lyon se trouvent aussi ceux de Chevalier du Soleil ou des Adeptes, de l'Aigle, du Pélican, de Saint-André ou Maçon d'He- redon. Ces noms portent la marque fort claire de leur inspiration : les adeptes sont les alchimistes, philosophes appliqués à la recherche du Grand Œuvre ; le Pélican, animal supposé généreux, qui s'épuise à nourrir ses enfants de son sang, représentait la Pierre Philosophale qui s'épuisait, elle aussi, à opérer la transmu- tation du métal en or ; l'Aigle, au redoutable pouvoir destructeur, était le sym- bole du mercure ; quant à saint André, il passait pour être le patron des initiés parce qu'il avait été désigné le premier par Jésus pour être l'un des Apôtres.

Le grade suprême de Lyon était, en 1761, justement le grade de Chevalier de Saint-André. C'est assez dire qu'à cette époque, Lyon considérait les révélations alchimico-cabalistiques comme le sommet de la science maçonnique. Ce qui ne signifie pas que les Lyonnais acceptaient sans contrôle toutes les nouveautés. Bien au contraire. En étudiant les statuts de 1760 de la Mère Loge lyonnaise, nous voyons qu'on avait prévu deux sections spéciales : la Grande Loge Écos- saise et la Souveraine Loge des Chevaliers d'Orient, qui devaient avoir la res- ponsabilité de tous les titres qui dépassaient les sept grades officiellement reconnus. c'était une sélection, une sorte de noblesse parmi les Maîtres de la Grande Loge, comprenant ceux qui avaient assez de goût et d'argent pour rechercher les décorations nouvelles et les secrets inédits. Quelques traces de l'activité de ces deux chapitres distingués se retrouvent dans les registres de la Grande Loge de 1760 à 1765 1

Jean-Baptiste Willermoz analyse son état d'esprit et les démarches qu'il fit à cette époque, dans une lettre qu'il écrivit en 1772 au baron de Hund et que Steel Maret a reproduite dans ses Archives secrètes : « Depuis ma première admission dans l'Ordre, j'ai toujours été persuadé qu'il renfermait la connais- sance d'un but possible et capable de satisfaire l'honnête homme. D'après cette idée, j'ai travaillé sans relâche à le découvrir. Une étude suivie de plus de vingt ans, une correspondance particulière fort étendue avec des Frères instruits en France et au dehors, le dépôt des archives de l'Ordre de Lyon confié à mes soins depuis dix ans, m'en ont bien procuré les moyens. A la faveur desquels j ' a i t r o u v é n o m b r e d e s y s t è m e s , t o u s p l u s s i n g u l i e r s l e s u n s q u e l e s a u t r e s » 2

On ne saurait mieux dire.

1. B ib l . L y o n , m s . fds C o s t e 453 : S t a t u t s d e 1760 , f° 14 v°, 3 5 v° , 37 v° , 44. L e s M a ç o n s É c o s s a i s é t a i e n t

d i t s les s u r v e i l l a n t s d e l a M a ç o n n e r i e , l es C h e v a l i e r s d ' O r i e n t e n s o n t les « s o u v e r a i n s e t l es p r i n c e s ». O n c o n n a î t les n o m s d e F e l z , Se l lonf , C o u r t o i s , p a r m i les m e m b r e s d e s C h e v a l i e r s d ' O r i e n t .

2. STEEL-MARET, op. cit . , p . 150.

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Un échange de lettres entre la Grande Loge de Lyon et une loge de Metz, la Vertu alliée à celle des Parfaits Amis, le mit, au printemps de 1761, sur la piste d'un mystère à éclaircir 1 Les Frères messins avaient envoyé la liste de leur vingt et un grades rapprochés de ceux des Lyonnais. Jean-Baptiste Willermoz, qui était en relations d'affaires avec Meunier de Précourt, ancien Vénérable de la Vertu, fut peut-être le promoteur de l'enquête officielle. La Loge de Metz était moins riche que celle de Lyon en hauts grades mystiques ; mais elle possédait le grade suprême de Grand Inspecteur Grand Élu, dont elle était extrêmement fière et qui renfermait naturellement le secret de la vraie tradition. Si les Lyonnais ne le connaissaient pas, c'est qu'ils n'étaient pas en somme de vrais Maçons, et l'on ne pouvait par conséquent rien leur expliquer. Aussi, pour éprouver leurs correspondants, les Messins envoyaient une sorte de devinette : le dessin d'une échelle mystérieuse à sept échelons « que tout bon Chevalier doit connaître ».

Les Lyonnais ne comprirent qu'assez mal cet emblème indispensable, et l'an- née suivante, Jean-Baptiste Willermoz profita des relations qu'il avait avec Meu- nier de Précourt pour obtenir à titre personnel les révélations qu'officiellement la prudente Vertu n'avait pas encore accordées. Ce Vénérable de Metz semble avoir été une sorte de représentant de la maison de commission de Willermoz. Ses lettres mêlent les affaires commerciales et les renseignements maçonniques d'une façon fort embrouillée ; il y a beaucoup de Francs-Maçons mêlés à leurs affaires communes. Rien de plus naturel. Pour un homme d'affaires il était très commode d'être avantageusement connu dans les loges et de posséder ainsi en de nom- breuses villes du Royaume un cercle de relations toutes faites. Jean-Baptiste Willermoz, commerçant avisé, profitait de l'aide qu'il pouvait trouver parmi ses Frères pour son instruction maçonnique, mais ne dédaignait pas un bénéfice simplement matériel.

Meunier de Précourt n'avait rien à lui refuser. Il paraît avoir été mêlé à des circonstances fort obscures où le négociant de Lyon avait été lésé, et n'avoir pas réussi à faire arrêter les coupables. Il prend soin de le mettre en garde contre le danger qu'il y a à faire du commerce avec les Liégeois, «voleurs privilégiés de toute l'Europe » 2 D'autre part, il avait grand besoin d'une aide financière pour « une banque qu'il va lever ». Aussi le voyons-nous, dans sa lettre du 22 avril 1762, faire son possible pour payer son correspondant en secrets maçonniques, à défaut d'autres satisfactions plus tangibles. Il lui annonce l'envoi du caté- chisme de « Grand Inspecteur Grand Élu » avec des explications « que peu de personnes possèdent ». Une autre lettre, dans le courant de l'été, vint préciser ses révélations.

Les Francs-Maçons sont les descendants des Chevaliers du Temple et plus par- ticulièrement de ceux qui, connaissant le secret du Grand Œuvre, ont contribué

1. STEEL-MARET, op. cit . , p. 72-78 . L e t t r e d u 9 a v r i l 1761.

2. P . VUILLAUD, op. cit . , p. 141-142 . M. P a u l V u i l l a u d , d a n s s o n l i v r e s u r les R o s e - C r o i x l y o n n a i s , a p e n s é q u e les L i égeo i s é t a i e n t des F r a n c s - M a ç o n s d e L iége , e t il s ' a m u s e d e l ' o p i n i o n p e u f a v o r a b l e q u e les F rè res a v a i e n t les u n s des a u t r e s . C ' e s t , n o u s s e m b l e - t - i l , u n e p e t i t e e r r e u r . Il y e u t s u f f i s a m m e n t d e f r i p o n s d a n s

l a f r a n c - m a ç o n n e r i e a u X V I I I s ièc le s a n s q u ' o n e n a j o u t e p a r i n a d v e r t a n c e , e t J e a n - B a p t i s t e W i l l e r m o z

a é c h a n g é d e s l e t t r e s a v e c a s s e z d e loges s a n s q u ' o n lu i a t t r i b u e u n e h y p o t h é t i q u e c o r r e s p o n d a n c e a v e c des f r a n c s - m a ç o n s f l a m a n d s .

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à procurer à leur Ordre tant de richesses fameuses. Willermoz avait déjà pu deviner que tel était le secret des Frères de Metz 1 Il avait encore à apprendre que le but de l'Ordre était de venger la mort inique de Jacques de Molay. Précourt précisa même qu'il convenait de tenter une action au prochain concile œcuménique, pour obtenir, en compensation du dommage causé, les biens que possédait l'Ordre de Malte. Le grade de Grand Inspecteur Grand Élu avait donc pour objet de rap- peler la mort du Grand Maître des Templiers. L'échelle mystérieuse que devait gravir le postulant symbolisait les sept conditions que Philippe le Bel aurait imposées à Bertrand de Got, pour le faire pape.

Nous possédons encore ce petit l i v r e t Willermoz l'annota d'une courte esquisse répartissant la légende templière entre les différents grades d'un sys- tème maçonnique possible. Le catéchisme était très discret. Il avait bien besoin de commentaires pour préciser quels chevaliers chrétiens avaient été les pré- décesseurs des Francs-Maçons et à quelle vengeance pratique ils étaient conviés. L'échelle était présentée comme un symbole moral représentant les vertus que devait acquérir le parfait Maçon 3 La vengeance que l'on devait exercer n'était dirigée que contre un ennemi tout spirituel : le péché.

Willermoz fut sûrement intéressé par les précisions de son correspondant ; la preuve en est qu'il conserva les lettres que ce dernier le priait de détruire. Il n 'y attacha cependant qu'une importance modérée, peut-être parce que le rite de Metz était peu important et que ce secret fut alors peu connu parmi les loges françaises 4 En Allemagne au contraire, il avait alors plein succès. La ville de Metz était fort bien placée pour en recueillir les échos 5 et Meunier de Précourt n'ignorait pas que son secret vînt d'outre Rhin. Il cite les Chevaliers Teutoniques et les Rose-Croix allemands comme ayant été les intermédiaires entre l'Ordre du Temple et la Franc-Maçonnerie. Il sait que des Rose-Croix existent encore en Allemagne et qu'ils sont dépositaires de « mille secrets merveilleux ».

Le nom de Rose-Croix avait vivement excité la curiosité au siècle précédent. Il paraît être tiré de romans moitié philosophiques, moitié romanesques attribués à Valentin Andreae, professeur de Tubingue, au début du XVII siècle. Ces livres décrivaient une société d'hommes sages et parfaits, dépositaires d'une science cachée 6 En France, aucune signification plus précise ne s'attacha au nom mystérieux, mais en Angleterre et surtout en Allemagne, de nombreux petits cénacles qui pratiquaient l'alchimie l'adoptèrent.

1. Un Lyonnais, J.-G. Lorin, Vénérable de l 'Amitié en remplacement de Grandon en 1761, possédait déjà le grade de Grand Inspecteur Grand Élu, mais, selon Meunier de Précourt , n 'avait pas été instruit à fond de tout ce que signifiait la dignité reçue.

2. Bibl. Lyon, ms. 5483. 3. L'échelle avait d'ailleurs sept explications différentes, selon Meunier de Précourt. Celui-ci exposait

à Willermoz les t ravaux historiques et archéologiques auxquels il se livrait à propos de l 'Ordre du Temple. Il avait eu la joie de trouver l'échelle aux sept degrés dans l'ancien Temple de Paris.

4. La Vertu déclarait n 'avoir de correspondants « instruits » du secret qu 'une loge de Mayence, une autre à Sedan, et celle du corps des chasseurs de Berchiny.

5. Metz était un centre de créations maçonniques avec le fameux Tschoudy qui, de 1756-1765, séjourna dans sa ville natale après des voyages en Europe Centrale et en Russie. Bord, p. 254-255.

6. On sait que la vogue de ce nom et de la réputat ion des Rose-Croix donna lieu à une mystification en 1623, où un manifeste énigmatique avait été affiché à Paris. On sait aussi que Descartes profita de ses voyages en Allemagne pour chercher, avec insuccès d'ailleurs, ces fameux Rose-Croix qui suscitaient la curiosité du public.

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Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle environ, les occultistes étaient attirés par la Franc-Maçonnerie, soit qu'ils désirassent profiter de cette société à la mode pour s'y tailler des rôles importants et profitables, en vendant les recettes du Grand Œuvre comme secrets maçonniques, ou que plus sincères et plus naïfs ils espérassent trouver parmi les Maçons quelques initiés possédant d'impor- tantes connaissances. C'est à partir de 1760 environ qu'apparaît parmi les hauts grades français le titre de Rose-Croix. Sur ce point Meunier de Précourt se mon- trait bien informé de l'actualité maçonnique.

Mais si le nom était relativement nouveau, les secrets eux ne l'étaient guère. Ils étaient déjà contenus dans les rituels que possédaient les loges de Lyon. Si l'on admettait que la Maçonnerie conservait la science des alchimistes et qu'elle ne se cachait si soigneusement que pour dissimuler au profane le secret de la transmutation des métaux, le but suprême de l'Ordre était de dominer la nature et le monde. Le Maçon était assuré d'être éternellement bien portant grâce à la Panacée, aussi bien que riche grâce à la Pierre Philosophale. But tout matériel, mais infiniment plus captivant et à peine plus chimérique qu'une action entre- prise contre l'Ordre de Malte.

Ce vaste champ d'expériences ouvert devant l'initié pouvait-il tenter Jean- Baptiste Willermoz ? Quelques années auparavant son frère cadet Pierre-Jacques, au lieu de suivre la carrière commerciale, s'était dépensé fiévreusement à essayer de faire de l'or 1 On ne sait si ce n'était pas Jean-Baptiste qui l'avait orienté vers ces recherches, en tout cas, il lui avait fourni les fonds nécessaires et atten- dait les résultats avec une grande impatience. Trois fois, l'apprenti alchimiste de dix-neuf ans avait allumé ses fourneaux, espérant qu'avec un mélange bien combiné d'argent, de mercure et d'antimoine, il allait, après une cuisson bien réglée, pouvoir accroître le précieux métal ; trois fois, l'expérience avait été une déception. Loin de pouvoir accroître l'or, Pierre-Jacques n'arrivait qu'à le dimi- nuer considérablement. Mais les échecs ne découragent pas un chercheur bien né. La confiance du jeune homme n'était pas entamée ; il redoutait seulement que le pessimisme de son frère aîné et la colère paternelle ne vinssent interrompre ses passionnants essais, pour l'obliger à se mettre « sur le métier ». Par un beau matin du début d'août 1754, laissant une lettre fort décousue remplie d'excuses, de reproches et de promesses, il quitta la maison paternelle pour aller à Paris pour- suivre sa chimère.

Pierre-Jacques Willermoz y vécut d'une façon minable et d'ailleurs assez mys- térieuse sous un nom d'emprunt ; son frère, au nom de sa famille, s'inquiétait d'où il pouvait tirer ses ressources. Il éludait les questions embarrassantes. Autour de lui, des hermétistes, des chercheurs obstinés travaillaient depuis vingt, trente et cinquante ans à l'œuvre qu'il se donnait trois ans pour accomplir. Son ambi- tion ne s'était pas simplifiée bien au contraire. Ses recherches embrassaient tout le domaine de la « philosophie pratique ». Il désirait posséder « en même temps, les biens, la santé, la connaissance de la nature et celle de moi-même et m'ap- procher par là, autant qu'il est au pouvoir de l'homme de l'Etre éternel » 2 Au

1. Lettres de Pierre-Jacques Willermoz adressées à son frère depuis le 9 août 1754. Lyon, ms. 5525 (bis). 2. Lettre de P.-J . Willermoz à J.-B. Willermoz, 14 août 1754. Lyon, ms. 5525 (bis).

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milieu de ces espoirs vertigineux, Pierre-Jacques ne manquait pas de bon sens, comme on pourrait le croire. « L'homme, écrivait-il, erre de folies en folies jus- qu'à ce qu'il ait trouvé celle qui lui est la plus propre, comme j'étais un grand fol il n'y a eu qu'une grande folie qui ait pu me fixer »

La sienne lui fit un moment désirer aller en Allemagne où il savait trouver des adeptes sérieux. Mais l'argent lui manquait pour entreprendre ce voyage d'études et Jean-Baptiste fit la sourde oreille. Le jeune homme se contenta d'échouer sous l a p r o t e c t i o n d ' u n c e r t a i n M . P e r n e t t i , à S a i n t - R i g a u d 2 S o n p r o t e c t e u r

l ' i n v i t a i t , l e 1 2 j u i n 1 7 5 5 , p a r u n e l e t t r e p l e i n e d ' e f f u s i o n s , e t d ' o f f r e s d e « s e l s

a d m i r a b l e s » q u i l e u r p e r m e t t r a i e n t d ' o p é r e r e n s e m b l e s e s b e l l e s d é c o u v e r t e s

e t « a v e c l ' a i d e d u S e i g n e u r » d e v e n i r à b o u t d e l e u r s d e s s e i n s .

Q u i é t a i t c e P e r n e t t i ? P r o b a b l e m e n t A n t o i n e - J o s e p h P e r n e t y 3 b é n é d i c t i n

c o n v e r t i a u x s c i e n c e s h e r m é t i q u e s q u i , a l o r s , p o u r s u i v a i t a v e c u n s u c c é s i n é g a l

l a f a b r i c a t i o n d e l ' o r e t l a r e c h e r c h e d e s o l i d e s b é n é f i c e s e c c l é s i a s t i q u e s .

P e n d a n t t o u t e u n e a n n é e P i e r r e - J a c q u e s W i l l e r m o z m e n a d e f r o n t d i v e r s e s

é t u d e s q u i a l l a i e n t d e l a m é c a n i q u e à l a c h i m i e e t à l a p h a r m a c o p é e . I l f a b r i q u a i t

d e « l ' A l c a h e s t » c e t e s p r i t c a p a b l e d e t r a n s f o r m e r e n o r t o u s l e s m é t a u x , e t l ' o r

p o t a b l e , m e r v e i l l e u s e p a n a c é e . P o u r t a n t à f o r c e d e t r a v a i l l e r e t d ' e x p é r i m e n t e r ,

l e j e u n e h o m m e p e r d a i t b e a u c o u p d e s e s i l l u s i o n s p r e m i è r e s . L e m i l i e u d e S a i n t -

R i g a u d , l a s i t u a t i o n i n f é r i e u r e o ù i l s e t r o u v a i t , c o n v e n a i e n t m a l à s o n c a r a c -

t è r e i n d é p e n d a n t . I l n e p o u v a i t p l u s s u p p o r t e r P e r n e t y , « h o m m e a u p r è s d e q u i

on passe pour savant quand on ne le contredit pas » 4 Il quitta son refuge et prit enfin un parti raisonnable, celui d'aller étudier la médecine à Montpellier.

Jean-Baptiste Willermoz fut enchanté de la décision de son frère. Autre chose était d'employer des termes alchimiques dans une réception maçonnique, autre chose était de voir un des siens vouer sa vie à cette science douteuse. Il avança l'argent qu'il fallait pour que Pierre-Jacques pût entreprendre de sérieuses études. Le fabricant ne s'était pas marié et ne se sentait aucune envie de le faire, il pou- vait donc apporter aux siens son appui. Son père était souffrant et sa mère était morte en 1756, il se sentait de plus en plus charge d'âmes. Il faut dire que, pour ce qui concerne son « physicien » de frère, la charge s'allégea. La médecine etla chimie médicale convenaient parfaitement à ce tempérament de chercheur. Pierre- Jacques Willermoz passa son doctorat en 1761 et fut nommé préparateur et démonstrateur royal de chimie à la Faculté de Montpellier.

Chez Jean-Baptiste, un prosélytisme, bien ordonné comme sa charité, com- mençait à la maison. Aussi fit-il admettre ses deux frères cadets parmi les Francs- Maçons : Pierre-Jacques, membre de la Parfaite Amitié, fut reçu à la Grande Loge en 1759 et Antoine le fut en 1763.

On pourrait croire que la science des alchimistes n'ayant guère de secrets

1. 2 juin 1755. Lyon, ms. 5525 (bis). 2. Commune de Charolles, Saône-et-Loire. Au XVIII siècle, c 'était le siège d 'une abbaye bénédictine

qui avait été fondée au XI I siècle.

3. Antoine-Joseph Pernety, né en 1716, à Roanne, se fit Bénédictin. Après de sérieux travaux, part i- culièrement dans le 8 vol. de la Gallia Christiania, il s 'occupa d'occultisme, en 1758, il publia les Fables égyptiennes et grecques dévoilées et le Dictionnaire Mytho-Hermétique. Il fut aumônier de l 'expédition de Bougainville, puis bibliothécaire à Berlin en 1768, ensuite fondateur du Rite des illuminés d'Avignon.

4. Lettre de P.-J . Willermoz, 28 mai 1756. Lyon, ms. 5525 (bis).

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pour l'aîné des Willermoz, il aurait tenu à en écarter les loges sur lesquelles il avait quelque influence. Il n'en est rien. Nous le voyons au contraire fonder un chapitre rosicrucien, celui des Chevaliers de l'Aigle Noir Rose-Croix. Le chapitre existait déjà en 1763 1 bien que Willermoz lui-même ait placé sa fondation deux ans plus tard. Ce cercle n'est nullement ce qu'on peut appeler un chapitre tem- plier 2 Les rituels qui nous ont été conservés 3 remplis de dessins et de pré- cisions alchimiques, cabalistiques, astrologiques et arithmosophiques ne font allusion ni à Jacques Molay ni à aucune espèce de chevalerie chrétienne. Les Rose-Croix lyonnais ne recommandent que des secrets de la « philosophie pra- tique » du roi Salomon. Seuls les noms des officiers de la loge ont assez d'ana- logie avec ceux d'une Franc-Maçonnerie templière : le chef du chapitre est le Grand Maître ; il a deux lieutenants : le souverain Grand Surveillant et le Souverain Grand Prieur, puis viennent les Baillis, Commandeurs et les simples Chevaliers. Les Lyonnais connaissaient, nous le savons, la légende templière mais ne se souciaient pas encore de l'adopter.

Ne nous y trompons pas. Le titre de cette loge, le choix des frères qu'on y admettait, — il fallait pour entrer dans le Temple avoir reçu tous les grades jus- qu'au titre de Chevalier du Soleil — tout cela ne doit pas donner grande illusion sur son activité et sur son importance. La société était peu nombreuse. Elle était présidée par le D Pierre-Jacques Willermoz, parfaitement qualifié, on le recon- naîtra, pour guider un cercle d'alchimistes. Mais si le docteur avait toute l'expé- rience désirable, il était à ce moment à Montpellier plusieurs mois de l'année pour faire ses préparations et son cours de chimie ; cela ne lui permettait guère, à Lyon, une présidence effective et des travaux suivis.

Quels travaux ? Jean-Baptiste Willermoz, écrivant en 1772 à Charles de H u n d 4 a d é p e i n t l e c h a p i t r e d e l ' A i g l e N o i r , n o n c o m m e u n l i e u d ' e x p é r i e n c e s ,

m a i s c o m m e u n e s p è c e d e c o n s e r v a t o i r e d e s H a u t s G r a d e s , o ù l ' o n e x a m i n a i t l a

v a l e u r d e s s e c r e t s m a ç o n n i q u e s . L ' a l l u r e d e s c i e n c e h e r m é t i q u e q u e d o n n a i e n t l e s

C h e v a l i e r s à l e u r s r i t u e l s é t a i t d o n c u n d é g u i s e m e n t , q u i c a c h a i t d e s o c c u p a t i o n s

p l u s c r i t i q u e s q u e p r a t i q u e s . C e t t e l o g e d o u b l a i t c e l l e d e s S o u v e r a i n s C h e v a l i e r s

d ' O r i e n t . O n n e v o i t p a s t r è s b i e n à q u o i e l l e r é p o n d a i t s i n o n à c o m p o s e r u n c e r c l e

p l u s s e c r e t o ù c h a c u n p o u v a i t p a r l e r à c œ u r o u v e r t . N o u s n e c o n n a i s s o n s a u c u n e

liste de cette association intime 5 ; il est probable qu'elle comprenait des Maçons amis des deux Willermoz, déjà revêtus de multiples grades et initiés à ces questions complexes. Parmi eux se trouvaient sans doute l'abbé Rozier, fort lié avec Pierre- Jacques et comme lui plongé dans l'étude des sciences naturelles ; Bacon de La Chevalerie, un officier d'origine lyonnaise député de Saint-Jean de la Gloire et peut-être aussi quelques membres de la Grande Loge Écossaise et Souveraine Loge des Chevaliers d'Orient : Sellonf, négociant suisse, Monge, Belz et Paganucci.

Le conservatoire de Hauts Grades, quels que fussent ses membres, ne manquait

1. B ib l . L y o n . Ms. C o s t e 453 , f° 97 v°, 10 d é c e m b r e 1763.

2 . A i n s i q u e s e m b l e n t le c ro i r e J . B r i c a u d e t d ' a p r è s lui , M. G r o s c l a u d e , d a n s les o u v r a g e s q u e n o u s a v o n s d é j à c i t és .

3. B ib l . L y o n , Ms. 5457 , p i èce s 14 à 16. R i t u e l s des g r a d e s d e s C h e v a l i e r s d e l 'A ig le No i r . 4 . STEEL-MARET, loc. cit . , p . 149.

5. P . GROSCLAUDE, op. cit . , p . 395 , n o t e 1, s i g n a l e u n e l is te d e m e m b r e s d ' u n « S o u v e r a i n C h a p i t r e d e R o s e - C r o i x », m a i s il n e d o n n e ni d a t e p r é c i s e , n i m a l h e u r e u s e m e n t d e r é f é r e n c e .

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pas de sujets de méditation, si nous en jugeons par les rituels qui nous ont été con- servés 1 Willermoz nous a dit, qu'après maintes réflexions, il condamna les grades de vengeance comme contraires aux principes de la morale. Ceux qu'il admit composent encore un mélange fort indigeste. Avec un éclectisme voisinant l'inco- hérence, le mysticisme hébraïque s'y associe avec les principes des alchimistes aussi bien qu'avec la doctrine chrétienne et des souvenirs romancés de l'histoire des Croi- sades. La liste serait longue de ces rapprochements d'idées ingénieux qui arrivent à donner un sens magique aux symboles chrétiens et à transformer le Christia- nisme en une religion à tendance ésotérique, où le Christ est vénéré non comme le Rédempteur des hommes mais à cause du pouvoir miraculeux de son nom, comme le maître des prodiges.

Cependant, il serait exagéré de croire que les Chevaliers de l'Aigle Noir Rose- Croix prenaient au sérieux toutes ces fantaisies. Ils se contentaient sûrement d'une vue superficielle des doctrines secrètes, comme les amateurs de crimina- listique se satisfont à la lecture d'un roman policier. Jean-Baptiste Willermoz y trouvait une diversion à ses soucis d'affaires. Je pense qu'il collectionnait les Hauts Grades méthodiquement, comme on collectionne les timbres-poste, par délassement, mais en y mettant néanmoins une certaine passion et beaucoup d'amour-propre.

Le passage d'une lettre de Pierre-Jacques, du 25 août 1762, me semble tout à fait caractéristique de l'amusement et de l'émulation que mettaient, à la recher- che de leur secret, les Francs-Maçons des loges de Lyon : « Quand j'ai écrit à l'abbé (Rozier) à qui je viens de répondre que je vous porterai des grades que vous ne connaissez pas, j'avais mes raisons. Indépendamment de ceux dont je vous ai parlé, qui sont je crois votre ros. c. et votre ch. d'o., que Monge m'a con- firmé être les mêmes, on m'en a communiqué un autre qui développe le fonds de maçonnerie dont je ne vous ai jamais entendu parler et sur lequel je ne puis m'expliquer. Marquez-moi cependant si vous connaissez ces lettres G.I.G.L.ch.K et une double échelle... je vous dirai aussi que votre ch. d'or. n'est pas parfait, l'on ne dit pas d'Orient, mais d'Oriont et vous ne savez absolument pas pour- quoi. Ce serait plaisant si votre écolier devenait votre maître, méritez mes bontés ! »

Jean-Baptiste a laissé le témoignage qu'il n'était au fond de lui-même guère satisfait de tous ces systèmes plus étranges les uns que les autres. Pierre-Jacques d e s o n c ô t é a v a i t m e s u r é l ' i n a n i t é d e l a s c i e n c e d e s a l c h i m i s t e s 2 D a n s u n e l e t t r e

d e 1 7 6 7 , i l é c r i v i t u n e c o n d a m n a t i o n t r è s l u c i d e d e t o u s c e s H a u t s G r a d e s q u ' i l

a v a i t é t é à m ê m e d e b i e n c o n n a î t r e . « J e m e s o u c i e t r è s p e u d e d é c o r a t i o n s , d e

g r a n d s m o t s , d e g r a n d e s c l a r t é s , d e c h i f f r e s , d e f i g u r e s s i n g u l i è r e s p a r l e s q u e l l e s

o n a m u s e , d a n s t o u t c e q u i e s t c o n n u j u s q u e s à p r é s e n t , e t a u b o u t d e m a n d e r

t o u j o u r s : c u i b o n o 3 ? »

L'avenir allait faire bon marché de ce pessimisme et de cette sagesse.

1. Bibl. Lyon, Ms.5457, p. 4 à 16 : Grand Écossais trinitaire, Grand et parfait Architecte, Parfai t Archi- tecte, Fondateur ou Sacrifiant, Souverain Commandeur du Temple, Chevalier Templier Grand Élu, Che- valier Élu de Rose-Croix, Chevalier du Soleil, Chevalier de l'Aigle Noir Rosé-Croix.

2. Du moins le dit-il, en 1768, à Martinès de Pasqually. Bibl. Lyon, ms. 5471, p. 5. 3. Lettre de P.-.J. Willermoz, 22 mai 1767. Lyon, ms. 5525 (bis).

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CHAPITRE II

Une société maçonnique nouvelle. — Méfiance du docteur Willermoz. — L'Ordre des Che- valiers Élus Coens et son fondateur Don Martinès de Pasqually. — Initiation aux devoirs et aux espérances des Réaux-Croix.— Les Opérations d'Équinoxe.— Épreuves de J.-B. Willermoz. — L'ultimatum d'avril 1770. — Résignation des Coens.— Claude de Saint- Martin. — Le Traité de la Réintégration des Êtres.

Jean-Baptiste Willermoz était obligé par ses affaires à de fréquents voyages. Presque tous les ans, il allait à Paris, à la fin du printemps, s'informer de la mode, et visiter ses clients. Ces séjours dans la capitale ne servaient pas uniquement les intérêts de son commerce ; il en profitait aussi pour s'instruire auprès des Frères parisiens de tout ce qui se passait dans les loges de la capitale.

Cela lui était d'autant plus nécessaire que la Franc-Maçonnerie régulière se trouvait, en 1766, dans un gâchis parfait. La Grande Loge de France n'avait jamais eu, qu'en apparence, l'existence ordonnée qu'on aurait pu attendre d'un comité régulateur. Le comte de Clermont, Grand Maître de toute la Société, n'était, en réalité, qu'un directeur fort indolent ; ses substituts autour de lui menaient à leur gré les affaires. Il se formait des partis ; des intrigues se dévelop- paient. La mort du danseur Lacorne, en 1762, dont l'influence avait été si dis- cutée, n'amena pas la paix parmi les F r è r e s Ces disputes n'empêchaient nul- lement la Grande Loge de France de continuer à étendre en province sa juri- diction sur le plus grand nombre de loges possible. Elle s'efforçait aussi, du moins théoriquement, de restreindre la prolifération des Hauts Grades ; en 1766, elle imagina toute une série de règlements pour la Maçonnerie Régulière. Dans chaque ville importante, des Mères-Loges devaient être organisées pour veiller sur tous les ateliers de la région et exercer un droit de surveillance, au nom du pouvoir central de la Maçonnerie française.

Devant ces prétentions, la Grande Loge de Lyon des Maîtres Réguliers se fâcha 2 Les Lyonnais prétendaient garder leur champ d'action fort large, nous l'avons vu, puisqu'il s'étendait jusqu'à Aix-en-Provence et jusqu'à Montpellier ; ils entendaient surtout rester maîtres chez eux et recevoir de Paris non pas des directives, mais des ratifications décoratives qui augmentaient leur ima- ginaire importance sans les gêner aucunement. Ils firent signifier par l'abbé Rozier, dès 1766, leur « rupture entière ».

1. Les Maçons lyonnais firent faire un service mortuaire pour le repos de son âme dans la chapelle des Minimes le 25 juin 1762. L'oraison funèbre fut prononcée à la loge de l 'Amitié, toute tendue de noir pour la circonstance. Lyon, ms. Coste 453, fol. 83 v°.

2. Lyon, ms. Coste 453, fol. 107. Délibération du 4 sept. 1766.

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CHAPITRE XIV

Une idylle tardive. — J.-B. Willermoz agriculteur et propriétaire. — Charges et honneurs d'un notable lyonnais. — Fin de l'Agent Inconnu. — Isolement de Willermoz des cercles maçonniques et mystiques du XIX siècle. — La Triple Union de Marseille. — Espoirs et vicissitudes du rétablissement de l'Ordre Rectifié. — Soucis et deuils. — Dernières corres- pondances mystiques. — La « sainte lumière » de Gottorp. — La légende de Pasqually. Mort de Jean-Baptiste Willermoz.

Tandis que le pays se reprenait à vivre dans un tourbillon d'affaires et de plaisirs, Willermoz assuma la tâche de liquider de son mieux l'affaire commer- ciale qui constituait la fortune de sa sœur et belle-sœur, et dans laquelle il avait lui-même engagé une importante somme d'argent. La maison Willermoz Provensal, Dausse et C qui faisait le commerce de la mercerie et de la quincaillerie et la commission en Espagne, avait été ébrarlée par la mort des deux principaux associés, Antoine Willermoz et Jean Provensal. La tran- saction finale du 14 fructidor an V constata l'appauvrissement de moitié que subissait la fortune des associés 1

Au foyer des Willermoz, si occupé qu'on fût de transactions commerciales, le temps n'était pas uniquement consacré à d'austères devoirs, ni à dresser le bilan des pertes d'argent par quoi se soldaient les années de Terreur ; le souve- nir des jours de panique et de deuil s'effaçait. Était-ce la réaction naturelle du péril passé ? L'attendrissement provoqué par la joie de retrouver sa famille, de se reprendre à vivre ? Le fait est, qu'en cette fin d'année 1794, Jean-Baptiste Willermoz se laissait aller à écouter la muse badine des compliments de cir- constances. C'était en l'honneur de Jeannette Pascal que s'exerçait sa verve poétique, le 26 décembre 1794.

Jeannette ! en ce jour l'amitié t'offrait des fleurs Ce souvenir hélas coûte à ta maman des larmes

Dans le fils qu'elle pleure tu perdis un ami Ne puis-je être pour vos cœurs ce fils, cet ami. Ah ! c'est du mien le plus vrai et le plus cher désir.

Aimable fille de ma tendre et chère sœur, Chère Jeannette, reçois donc de moi ces fleurs C o m m e l e g a g e d ' u n e a m i t i é é t e r n e l l e 2 !

1. C'est du moins ce qu 'on peut supposer d 'une note, où J.-B. Willermoz constate que, de 42.000 1. engagées le 4 juillet 1793, il retira seulement 23.330 1. le 14 fructidor an V. Lyon, ms. 5525, p. 98. De nom- breux papiers d'affaires concernant les affaires commerciales de Willermoz sont conservés dans ce même dossier : pièces 97 à 112.

2. Lyon, ms. 5525, p. 53.

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On ne sait s'il faut davantage sourire de cette prosodie balbutiante, ou de cet attendrissant désir que montrait un homme de plus de soixante ans de prendre la place de son neveu dans le cœur d'une fille de vingt ans ! Une autre pièce intitulée : Pour le Premier de l'An, montre de légers progrès tant pour le style, que pour la chaleur des sentiments exprimés. Il y avait toute apparence que Jeannette Pascal, toute raisonnable et sage qu'elle parût, était en train de ramener sur la terre le cœur et l'esprit de Jean-Baptiste Willermoz, si longtemps égarés dans les cercles surcélestes.

Parée des grâces de son âge Et des beaux dons de la nature, Elle dédaigne, en fille sage, L'art de charmer par des parures, Aimable autant que vertueuse, Elle plaît, sans songer à plaire, Quand on la voit l'âme est heureuse Le cœur sent mais il faut se taire 1

Jeannette Pascal ne demandait pas un tel silence. Elle ne parut pas fâchée de l'attendrissement de sor vieil ami et lui envoya, le 1 janvier 1795, pour le remercier de son cadeau et de ses vers, une paire de pantoufles avec un petit billet tout entortillé de sentiments reconnaissants et tendres. « S'il ne tenait qu'à ma volonté, écrivait-elle, les vœux que je forme pour vous seraient promp- tement exécutés et vous jouiriez d'un bonheur qui ne serait mêlé d'aucune crainte. »

L'idylle eut sa conclusion seize mois plus tard. Au mois de floréal de l'an IV, c'est-à-dire en mai 1796, Jean-Baptiste Willermoz, âgé de soixante-cinq ans, épousait Jeanne-Marie Pascal, qui en avait v i n g t - q u a t r e M Provensal contribuait au mariage de son frère et de sa jeune pupille en constituant une dot à l'épousée ; Périsse Duluc signa le contrat avec le frère et les sœurs de son ami 3 Puis le nouveau ménage s'en alla à Collonges passer sa lune de miel au bord de la S a ô n e Ainsi se termina, d'une façon heureuse, quoique un peu sur- prenante, la période la plus dramatique de la vie de Jean-Baptiste Willermoz.

Si les gens heureux, comme les peuples, n'ont pas d'histoire, nous possédons l'explication simple du peu de renseignements qu'on peut rassembler sur la vie de Willermoz pendant les temps du Directoire et du Consulat. Heureux, à cette époque notre homme le fut certainement. Comme pourtant d'autres gens en France au sortir de la Révolution, de cette griserie de généreuses espérances qui s'était fondue en haines et en désordres sanglants, il suffisait alors d'oublier pour retrouver la joie de vivre. Mais il y avait encore, pour contribuer à son bonheur, de meilleures raisons. Toute ambition matérielle ou mystique, tout

1. Lyon, ms. 5525, p. 51. 2. Willermoz a écrit, dans la petite « notice » qu'il composa pour résumer les principaux événements

de l 'histoire de sa famille, que son mariage fut célébré le 8 mai 1796. Lyon, ms. 5525, p. 1. M. E. Dermenghen donne la date du 19 avril et précise qu'il fut célébré religieusement à l 'Hôtel-Dieu. Sommeils, p. 65, note 2. p. 72.

3. Lyon, ms. 5525, p. 56. 4. Laissez-passer du 4 floréal, pour le citoyen J.-B. Willermoz et sa femme. Lyon, ms. 5525, p. 57.