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BENOÎT BAUSSON Un père, sa fille et l'enfer judiciaire Histoire vraie Fondation littéraire Fleur de Lys

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  • BENOT BAUSSON

    Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Histoire vraie

    Fondation littraire Fleur de Lys

  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

  • BENOT BAUSSON

    Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Histoire vraie

    Fondation littraire Fleur de Lys

  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire, Histoire vraie, Benot Bausson, Fondation littraire Fleur de Lys, Lvis, Qubec, 2010, 402 pages.

    dit par la Fondation littraire Fleur de Lys, organisme but non lucratif, diteur libraire qubcois sur Internet. Adresse lectronique : [email protected] Site Internet : http://manuscritdepot.com/ Tous droits rservs. Toute reproduction de ce livre, en totalit ou en partie, par quelque moyen que ce soit, est interdite sans lautorisation crite de lauteur. Tous droits de traduction et dadaptation, en totalit ou en partie, rservs pour tous les pays. La reproduction dun extrait quelconque de ce livre, par quelque moyen que ce soit, tant lectronique que mcanique, et en particulier par photocopie et par microfilm, est interdite sans lauto-risation crite de lauteur. Disponible en version numrique uniquement. ISBN 978-2-89612-363-6 Copyright 2010 Benot Bausson Dpt lgal 4e trimestre 2010 Bibliothque et Archives nationales du Canada Imprim sous format PDF au Qubec.

    mailto:[email protected]://manuscritdepot.com/

  • Table des matires

    Prsentation............................................................. 8

    Avis au lecteur ...................................................... 10

    Avant propos......................................................... 11

    * * *

    Chapitre 1.............................................................. 24

    Chapitre 2.............................................................. 33

    Chapitre 3.............................................................. 44

    Chapitre 4.............................................................. 56

    Chapitre 5.............................................................. 69

    Chapitre 6.............................................................. 80

    Chapitre 7.............................................................. 93

    Chapitre 8............................................................ 104

    Chapitre 9............................................................ 118

  • Chapitre 10.......................................................... 133

    Chapitre 11.......................................................... 155

    Chapitre 12.......................................................... 180

    Chapitre 13.......................................................... 207

    Chapitre 14.......................................................... 234

    Chapitre 15.......................................................... 257

    Chapitre 16.......................................................... 337

    Chapitre 17.......................................................... 363

    * * *

    Communiquer avec lauteur................................ 399

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  • Marie, ma fille

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  • Prsentation

    Sil y a une tche qui est trs difficile pour un auteur, cest bien celle de rdiger une page de prsentation de son uvre. Tche difficile, mais oh ! combien ncessaire puisque quen quelques mots, quelques phrases il doit donner lenvie aux lecteurs potentiels de se plonger dans la lecture du texte quil a mis des mois rdiger et dans lequel il a tout donn de lui-mme.

    Ce livre nest pas un roman, mais le rcit dune histoire vraie qui se droule sur prs dune dcennie. Le terme saga serait sans doute le plus appropri.

    Pour attirer et captiver le lecteur, je nai rien trouv de mieux que le style tlgraphique pour prsenter cette histoire. Voici donc les quelques mots qui, jespre, inciteront les lecteurs embar-quer pour une longue navigation et traverser les terribles temptes motionnelles et judiciaires quun

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    pre a vcues tout au long du combat quil a men pour sa fille.

    Arrive au Qubec rencontre amoureuse quelques mois de bonheur usure du temps. La relation se dlite grossesse non planifie sur fond de dsir de rupture avortement avort naissance dune petite fille extrmement prmature long combat pour la vie miracle de la mdecine, le bb sen sort rupture du couple maltraitance de la mre sur sa fille terrible bataille judiciaire bonheur et descente aux enfers !

    Bonne lecture !

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  • Avis au lecteur

    Afin de respecter les obligations lgales quant la protection de l'identit de ma fille, j'ai chang son prnom, le nom de sa mre, ainsi que le mien. Le nom du village o ma fille vit, actuelle-ment, sur la Cte-Nord, avec sa mre, a galement t chang. Pour ce qui est de l'histoire, tout est vrai. Je me suis abstenu d'crire quoi que ce soit que je ne puisse prouver. Les lments sur lesquels je mappuie dans mon rcit proviennent dans leur trs grande majorit du dossier judiciaire : transcriptions du procs de premire instance, dossiers mdicaux, enregistrements de conversations tlphoniques (d-poss en preuves), etc. En prenant connaissance de cette histoire, vous allez souvent sursauter, vous allez passer travers des moments dincrdulit, et pourtant, tout cela est arriv !

    Rien na t invent, tout ce qui a t crit dans ce livre peut-tre justifi; les lments de preuve sont disponibles.

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  • Avant propos

    Jeudi 26 aot 2010 Cela fait maintenant presque un an et demi

    que jai termin la rdaction de ce livre; beaucoup de mes proches, amis et membres de ma famille lont lu. Tous mont dit lavoir apprci et mme sils connaissaient dj lhorreur de lhistoire, ils mont peu prs tous fait le mme commentaire : quand on commence la lecture du livre, on a quune hte, cest de tourner la page pour connatre la suite . Je suis cependant bien conscient que cette remarque flatteuse doit tre tempre par le fait que ces gens sont proches de moi et que par consquent leur jugement peut tre altr par une forme de complaisance. tout le moins, jai considr leur commentaire comme un encouragement aller plus loin et le plus loin, ctait de faire publier le livre pour le mettre la disposition dun plus large public.

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Au fil des mois, donc, jai envoy mon manuscrit plusieurs maisons ddition, Paris et Montral, et jai attendu, parfois plusieurs semaines, une rponse. Peu peu, les rponses sont arrives; de bien belles lettres ma foi, trs bien rdiges, mais qui disaient toutes sensiblement la mme chose : histoire bouleversante, mais qui, cependant, ne correspond pas nos critres de slection quant aux textes que nous souhaitons diter . Ces belles lettres se terminaient aussi de la mme manire, en minvitant persvrer dans mes dmarches !

    La leon que jai tire de tout cela, cest que si la rdaction dun livre peut tre difficile, trouver un diteur qui accepte de le mettre sur le march lest plus encore !

    En cherchant analyser les causes de ces checs relatifs, une chose me revenait en perma-nence lesprit : les diteurs que jai contacts ont-ils eu peur du caractre explosif de lhistoire et des consquences de sa publication ? Cette peur est-elle la mme que celle exprime par beaucoup de mes proches, ayant lu le livre, et qui sinquitaient des ractions potentielles que certains protagonistes de cette saga, dont les noms sont cits, pourraient avoir ?

    Bien que tout, absolument tout ce que jai crit soit vrai et repose sur de la preuve vrifiable en tout temps, je conois fort bien que les protago-nistes en question puissent se sentir bouriffes la lecture du livre. Vu les lments du dossier mis de lavant et le ton employ, cest presque une vi-dence !

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  • Avant-propos

    Devant un tel constat, il ne me restait donc quune chose faire pour dissiper mes doutes et mes craintes : consulter des professionnels du droit pour avoir lheure juste et savoir jusquo je pouvais aller dans ma volont de raconter cette histoire.

    Avril 2010 Ce matin, jai rendez-vous avec deux jeunes

    femmes, juristes de profession; elles ont reu le livre il y a quelques semaines et lont lu. La ren-contre daujourdhui en est une de dbriefing. Une de ces femmes est spcialiste en droit de la famille et connat trs trs bien le sujet qui est la base du livre; elle matrise tous les tenants et aboutissants de lhistoire et est mme de constater que tout ce que jai crit repose sur de la preuve. Sa collgue, elle, est spcialiste en droit civil; je ne la connaissais pas auparavant. Par le plus curieux des hasards, cette dernire mannonce, sous le sceau de la confidence, que la problmatique mdicale qui est la ligne conductrice du livre lui est trs familire. Le sujet lintresse vivement. Le style lui a plu, elle aussi.

    Mais voil, il y a un mais ! Les deux juristes sont inquites ! Le livre, sil est publi ainsi, va faire des vagues ! Pour elles, certaines personnes, celles que je qualifie de potentiellement bourif-fes, dont le nom apparat en clair dans le texte, vont ragir ! Belle mise en matire, ma foi ! Moi qui voulais tre rassur, je suis servi !

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Une discussion bton rompu commence alors; nous parlons de la libert dexpression, garan-tie par la Charte canadienne des droits et liberts, elle-mme enchsse dans la Constitution du Cana-da. Nous parlons de la problmatique de la diffama-tion; jargumente, jcoute le point de vue des deux juristes, je contre- argumente. La vracit des faits avancs dans lhistoire ne fait pas dbat; la discus-sion porte plutt sur les axes dattaques que pour-raient prendre les personnes dites bouriffes.

    Mes deux interlocutrices constatent que jai fait mes devoirs quant aux recherches sur la notion de diffamation et les moyens prendre pour me prmunir contre des attaques de ce type.

    Voici le rsum de la situation : Au Canada, pour faire simple et compliqu la fois, il y a 2 lgislations qui rgissent les affaires civiles en gnral et le domaine de la diffamation en parti-culier : 1. Toutes les provinces canadiennes sauf le Qu-

    bec sont rgies par un systme de loi dins-piration britannique que lon appelle : Le Com-mun Law. Dans ce systme, en matire de dif-famation, la vrit constitue le moyen de d-fense absolu. Autrement dit, si jhabitais en On-tario ou en Colombie Britannique, je naurais pas avoir tout ce questionnement. Lhistoire est vraie, elle repose en totalit sur de la preuve, donc je publie !

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  • Avant-propos

    2. Seulement voil ! Je ne vis pas Toronto ou Vancouver, je vis et au Qubec ! Et le Qubec, en tant que socit distincte dispose de son propre Code civil, lui mme dclinaison du Code civil franais, anciennement appel Code Napolon (puisque rdig en 1804 sous le 1er Empire). Et voici ce que dit le Code civil du Qubec au sujet de la diffamation : La vrit ne constitue un moyen de dfense que si les pro-pos ont t publis dans lintrt du public et sans lintention de nuire . Vaste programme ! Et qui porte bien des interprtations !

    Cela fait maintenant presque une heure que

    la discussion sest engage, la problmatique est bien circonscrite; il est temps pour moi de demander mes interlocutrices de me formuler leurs recom-mandations. Et l, pour moi, la surprise est grande !

    Pour des questions de prudence et de prcau-tion, les deux spcialistes me demandent de changer tous les noms des personnes impliques au dossier : mdecins, psychologue, avocats et juges. Elles me demandent aussi de supprimer tous les dtails qui pourraient permettre aux lecteurs les plus curieux de retrouver les bonnes identits partir du moteur de recherche du site internet Jugements.qc.ca qui r-pertorie toutes les dcisions de justice prononces au Qubec (dont les deux jugements reproduits dans ce livre).

    En clair, on me demande de transformer mon histoire vraie en roman. Je suis compl-tement dsaronn !

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Mon texte ne tient que parce quil est tay par des lments vrifiables. Si je lui retire tous ces supports, il ne veut plus rien dire; il ne ressemblera plus qu un amoncellement de choses incroyables, au premier sens du terme, et ce titre il nint-ressera personne.

    Cest donc dans un grand tat de perplexit que je prends cong de mes interlocutrices, leur promettant cependant de rflchir aux recommanda-tions quelles mont faites.

    Les semaines et les mois passent, je ne sais trop quoi faire avec mon manuscrit. Peu peu, lide de le mettre en libre accs sur Internet germe dans mon esprit. Le besoin que jai de le mettre la disposition du public surpasse de loin lattrait de la perception ventuelle de droits dauteur. Je nai pas crit ce livre pour gagner de largent, mais bien pour tmoigner de lhistoire dhorreur dont ma fille et moi avons t victimes. Voil pour le fond ! Pour la forme, les choses sont toujours aussi com-pliques !

    Certains matins, je me lve en me disant : Cest bon ! Je publie le livre tel quil est ! Quelques heures plus tard, je suis envahi par la peur. Jai limpression que si jagis ainsi, je men vais labattoir , avec des poursuites au civil nen plus finir, pour atteinte la rputation ! Les forces qui me font face sont puissantes, bien organises, et surtout beaucoup plus fortunes. Je suis en quelque sorte victime dune sorte dintimidation passive (parce que non exprime), une intimidation de sim-ple prsence qui induit, cependant, elle aussi, la peur et donc linaction et la soumission.

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  • Avant-propos

    Mardi 24 aot 2010, tard en soire Comme je lai fait maintes et maintes re-

    prises dans le pass, jallume mon ordinateur et men vais surfer sur le site internet Juge-ments.qc.ca, pour prendre connaissance de ce qui est sorti sur le march des jugements , tel un consommateur qui scrute avec avidit le nouveau catalogue de vente par correspondance quil vient de recevoir par la poste. Depuis toujours, les dos-siers en matire familiale sont ceux qui ont ma pr-frence, mais depuis quelque temps, dj, les juge-ments au civil, notamment ceux traitant de la libert dexpression aiguisent ma curiosit; et aujourdhui, nous avons droit un grand cru !

    Mon attention se porte ainsi sur un jugement rendu le 18 aot 2010, par lHonorable Gilles Blan-chet, juge la Cour Suprieure. Il sagit dun dos-sier au civil : Affaire Bui contre Bzeau. Une justi-ciable en attaque une autre pour des motifs allgus datteinte la rputation et la vie prive. Bref, du classique !

    Laffaire en elle mme est banale, mais les attendus du jugement agissent, en fait, sur moi, comme une rvlation !

    Et voici ce que dit lHonorable Gilles Blan-chet dans le paragraphe 30 de son jugement : D-noncer ce que lon croit injuste, tord ou raison, cest exercer lun des droits les plus fondamentaux la base dune socit libre et dmocratique, en loccurrence le droit la libert dexpression. Or, avec une rare unanimit depuis ladoption de la

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Charte comme partie intgrante de notre Constitu-tion, la Cour Suprme a insist sur limportance pour les tribunaux dassurer une protection jalouse de la libert dexpression, sur laquelle repose toutes les assises fondamentales dune socit vritable-ment dmocratique .

    Plus loin, au paragraphe 33, le mme juge cite son collgue, lHonorable Juge Cory de la Cour dAppel de lOntario dans le dossier : Sa Majest La Reine contre Kopyto. En rfrence au ton acri-monieux des propos reprochs lintim Kopyto, qui avait t reconnu coupable doutrage au Tribu-nal pour avoir suggr que la police et les tribunaux ntaient pas indpendants les uns des autres, voici ce qucrivait le juge Cory : La frustration quentrane les mthodes dpasses donnera sou-vent lieu des plaintes vigoureuses et inappro-pries. Un discours hyperbolique et color, parfois mme irrespectueux, peut tre la pierre de touche ncessaire pour stimuler lintrt et limagination du public lendroit des besoins de rforme et pour suggrer la faon dont il est possible de procder la rforme.

    Je nattendais rien de mieux ! Ces citations agissent sur moi comme un dsinhibiteur. Je nai plus peur ! Je suis mme oblig de refrner une cer-taine euphorie qui commence menvahir !

    Ce soir l, les yeux rivs sur mon cran dordinateur, je veille tard comme on dit au Qubec. Cette navigation au long court sur internet memmne trs vite vers dautres horizons, entre

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  • Avant-propos

    autres celui dune trs rcente et importante dci-sion de la Cour Suprme du Canada en date de d-cembre 2009, concernant la libert de la presse. Voici ce qucrit le juge rdacteur du jugement :

    Il faut viter que les poursuites ou les me-naces de poursuites en diffamation servent darmes permettant aux riches et aux puissants dentraver la diffusion dinformation et le dbat essentiel une socit libre.

    partir de maintenant tout semble plus clair pour moi !

    Je repense alors aussitt aux axes de dfen-ses contre une ventuelle poursuite en diffamation, tels qunoncs dans le Code civil du Qubec : V-rit des faits, intrt public, non-intention de nuire; et jessaye dapporter une rponse claire chacun de ces points.

    Vrit des faits : jai dj tout dit sur le sujet. Intrt public : Ce livre est-il dintrt pu-

    blic ? mon avis, un seul fait est suffisant pour

    quil soit considr ainsi. Pas moins de 11 juges ont mis leur nez dans cette histoire ! Certains de prs en prononant un jugement, dautre dun peu plus loin en rdigeant un acte de procdure. Il sagit donc clairement dune histoire de justice; et par essence la justice est dintrt public.

    En France, on a lhabitude de dire que la jus-tice est rendue au nom du peuple franais; ici, au Qubec et au Canada, il ny aurait donc rien de choquant de dire, tant donn quil sagit aussi de socits libres et dmocratiques, que la justice est rendue au nom des peuples qubcois et canadiens !

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Mais encore faudrait-il que les citoyens sachent ce qui se passe dans les tribunaux !

    Dans la littrature juridique franaise, jai trouv cette belle phrase :

    La justice est publique. Ce principe, consacr par la Convention europenne des droits de lhomme et des liberts fondamentales, insr dans le Code de procdure franais, permet tout citoyen de vrifier dans quelles conditions les dci-sions de justice sont rendues.

    Ce principe est valable aussi au Qubec et dans les autres provinces canadiennes, mais tout comme en France, il y a une exception la rgle : les dossiers en matire familiale ! Le huis clos est alors impos pour protger lidentit des enfants et des parents pour leur procdure de divorce. Sur le principe, rien dire ! Dans les faits, il ne faudrait pas que le huis clos serve cacher au public les btises faites et les fautes commises par des person-nes participant aux procs, dans leur gestion du dos-sier et durant leurs prestations aux audiences de la Cour. Il en est de mme pour certains rglements dordre administratif et certaines dispositions lgi-slatives qui, sils taient connus ou mieux connus des citoyens, en feraient bondir plus dun !

    Parlons maintenant du dernier point ana-lyser : La non-intention de nuire.

    Je vais aborder ce thme en le prenant en sens inverse. Prenons lhypothse selon laquelle je ne veuille nuire personne, mme de faon non intentionnelle ! Mon droit la libert dexpression

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  • Avant-propos

    et sa dclinaison mon droit de revendiquer pour-raient-ils sexercer ? Clairement, non ! Revendi-quer, cest demander la modification dun ordre tabli, qui convient certaines personnes. De-mander et obtenir des changements, cest changer le point dquilibre et donc frustrer voir nuire ces personnes qui saccommodaient fort bien du systme prcdant et qui maintenant y retrouvent un peu moins leur compte ! Sexprimer, cest aussi potentiellement dnoncer une personne pour son comportement que lon juge critiquable, voire mme rprhensible; il y a donc, forcment, l aussi, une forme de nuisance.

    Tout le monde connat lexpression : On ne fait pas domelette sans casser dufs. En crivant ce livre, jai cass un certain nombre dufs, suffi-samment pour confectionner une belle omelette et rassasier le plus de lecteurs possible, mais je nai pas cass toute la production de la ferme avicole !

    En fait, ma dmarche dcriture se rapproche beaucoup de celle des journalistes dinvestigation et de grands reportages : rapporter des faits, les analy-ser et amener le public ragir.

    Cest l que la forme intervient ! Je le confesse bien volontiers, en rdigeant mon livre, jai, loccasion, mani lironie et le sarcasme. Parler de ton acrimonieux serait correct. Est-ce acceptable aux yeux de la loi ? Nous avons vu prcdemment que oui, si cest fait dans le but de secouer le cocotier , pour amorcer des prises de conscience, pour initier des changements, et faire avancer les choses. Tel tait mon but !

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Pour employer encore une fois une mta-phore, je dirais que la rdaction de ce livre relve dun processus vaccinal !

    Rappelons le principe : Pour immuniser une personne contre une maladie infectieuse, le mdecin lui injecte une solution contenant les germes att-nus dune maladie afin que son systme immuni-taire scrte des anticorps qui eux seront plus tard capable de lutter contre linfection, si elle se pr-sente. limage de ce procd, jai racont cette histoire, que lon peut qualifier dhorreur, en utili-sant loccasion un style corrosif, pour clairer le public sur ce qui se passe parfois dans nos tribunaux en matire familiale et le faire ragir. Le but ultime tant que plus jamais une petite fille et son papa naient subir un tel enfer !

    Pour finir, jaimerais citer la devise que jai dsormais faite mienne, celle du Canard Enchan, clbre hebdomadaire satirique franais et pilier de la vie dmocratique du pays qui a vu natre Vol-taire : La libert dexpression ne suse que si on ne sen sert pas !

    Voil, le temps est venu pour moi de passer laction et daller de lavant. Mais, malheureuse-ment pour moi, je ne peux y aller seul ! Mes pro-ches semblent toujours aussi inquiets. Mme sils ne sexpriment pas avec des mots, leurs visages parlent pour eux et semblent me dire : Ne fais pas ce-la ! . Lditeur, avec qui je suis en contact, est aus-si sur la mme longueur donde; je sais quil ne me suivra pas si je ne suis pas les recommandations de mes avocates.

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  • Avant-propos

    Alors oui ! Je cde. Je nai pas le choix ! Dans ce livre, donc, amis lecteurs, tous les noms propres qui apparatront seront des noms de substitution; les numros de dossier lentte des jugements reproduits seront quant eux biffs.

    Bonne lecture ! Et rappelez-vous une chose : tout est vrai !

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  • Chapitre 1

    En ce 8 juin 1997, jatterris laroport Mi-rabel de Montral. Cest un grand jour pour moi, jai 33 ans et un visa dimmigration en poche. Je viens de quitter mon pays natal, la France, et jarrive dans un nouveau pays, le Qubec, un pays o javais envie de vivre, un pays qui maccepte, qui maccueille. Je vis intensment lvnement, jai lmotion fleurs de peau.

    En rejoignant le centre-ville de Montral par autobus, je regarde le paysage dfiler devant mes yeux, mon esprit dcroche quelque peu et je repense tout ce qui sest pass pour moi depuis un an et demi. Changements professionnels et personnels; je mesure lampleur des choix que jai faits et des dfis auxquels je dois maintenant faire face.

    Retour vers le pass, pourtant tout proche. Depuis plusieurs annes, je travaille dans la rgion parisienne en tant que reprsentant pour le compte

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  • Chapitre 1

    dune entreprise internationale, auprs dune clien-tle de la grande distribution. Cest un travail bien rmunr, partir du moment o on atteint les ob-jectifs fixs par la hirarchie, ce qui est mon cas; et un travail qui me laisse somme toute beaucoup dautonomie. Mais la pression des objectifs de vente toujours plus levs et des changements dans la structure du march dans lequel jvolue font en sorte que le stress devient de plus en plus important. Je narrive plus dcompresser; soir et fin de se-maine je pense au travail. Seules les vacances me permettent de dcrocher, et encore plusieurs jours sont alors ncessaires avant que cela puisse se faire.

    Dun point de vue priv, je suis officiel-lement clibataire, mais je ne suis pas seul. Jai une compagne, elle se prnomme Franoise. Fait noter, nous vivons notre relation dans la plus totale discrtion. Et pour cause ! Franoise est aussi repr-sentante, et dans lentreprise la plus concurrente de la mienne ! Nous travaillons sur le mme secteur gographique. Elle habite Paris et moi dans une petite ville 90 km au sud-ouest de la capitale. Nous nous croisons rgulirement chez nos clients; elle connat mon directeur des ventes et moi le sien. Mais personne, clients, collgues et hirarchie, per-sonne nest au courant de notre relation; cest prfrable dans mon cas, parce que si cela venait se savoir, je perdrais assurment mon travail. Perte de confiance , comme on dit dans le milieu.

    Les soires et les fins de semaine que nous passons ensemble, bien que trs harmonieuses, sont sans cesse parasites par notre travail, qui est le

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    mme, tout en tant concurrent. Les objectifs pro-fessionnels quon me donne sont en contradictions avec ceux quelle reoit. Au dbut, nous trouvons cela amusant et nous arrivons toujours ngocier ces diffrends en douceur. Cette situation per-dure plusieurs mois, une anne peut-tre, mais le ras-le-bol vis--vis de mon travail samplifie. Jai envie de faire autre chose, de sortir de ce milieu trs stressant.

    Depuis quelque temps, dj, lide de me mettre mon compte me trotte dans la tte; mais dans quel domaine ? La restauration mintresse, la restauration crperie en particulier; mes racines bre-tonnes ne sont pas trangres ce centre dintrt. Mais je nai aucune comptence particulire dans ce domaine, il me faut donc une formation.

    Je maccorde quelques semaines de r-flexions, je consulte des amis, des membres de ma famille en Bretagne; et en septembre 1995 ma dci-sion est prise. Je ngocie avec ma hirarchie une rupture de notre relation de travail et je minscris aussitt dans un centre de formation spcialis en restauration crperie dans le sud Finistre. Ma rela-tion avec Franoise prend aussi fin ce moment-l; elle comprend ma dmarche; nous nous quittons en trs bons termes et nous nous souhaitons bonne chance.

    Ma formation commence presque aussitt; elle est intensive et intressante. Elle se terminera fin mai 1996, aprs avoir rpondu toutes mes at-tentes. Je ne regrette pas les choix que jai faits.

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  • Chapitre 1

    Lors de lexamen de fin dtudes, une exa-minatrice remarque ma prestation et est trs satis-faite de mes rsultats. Elle est propritaire dun gros restaurant crperie situ dans une petite station bal-naire des environs et, tout de suite, elle me propose un emploi pour la saison estivale qui sen vient. Jaccepte sur-le-champ. Cest donc dans son ta-blissement que je vais parfaire ma technique nou-vellement acquise. Je vais beaucoup apprcier lexprience. Travail et bord de mer; en plus, cet t-l, il fait trs beau !

    La fin de lt arrive, les touristes sen vont peu peu, la petite station balnaire va bientt entrer en hibernation; mon emploi saisonnier se termine. Que vais-je faire ? Chercher tout de suite un autre employeur dans un nouveau secteur go-graphique ? Certainement. Je ne me sens pas encore prt commencer les prparatifs pour me mettre mon compte ; je manque encore dexprience.

    Septembre, trop tt pour partir vers les Alpes et faire une saison dhiver, dans une station de ski. Mais septembre, cest aussi le temps des ven-danges ! Ah ! Les vendanges, cela fait des annes que jy pense. Mes amis qui les ont faites nen ont rapport que de bons souvenirs. Cette anne, cest loccasion rve de les faire !

    Coup de tlphone Nolla, une cousine. Es-tu partante ? Oui ! OK, on fonce !. Sur le champ, jentreprends une recherche tlphonique, jappelle dans le bordelais, en Champagne, en Bourgogne. Mais, rien, les vendanges ont toutes commenc, les quipes sont dj constitues. Trop tard ! Au moment o jallais abandonner, je pense

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    par hasard lAlsace; oui, pourquoi pas lAlsace, je sais que les vendanges y sont plus tardives. Nouveaux appels tlphoniques; trs rapidement, je suis en contact avec un viticulteur de Marlenheim, il est prt nous engager, mais il nous faut tre l bas dans 2 jours. Nous y serons !

    Aprs avoir travers la France douest en est, 1100 km, nous arrivons Marlenheim. Prise de contact, emmnagement dans une auberge de jeu-nesse; demain nous commenons jouer du sca-teur pour trois semaines. Et les vendanges commen-cent. Elles sont telles que je les imaginais, merveil-leuses, et reintantes. Mon Dieu que cest dur pour le dos !

    Les jours passent; une petite routine se met en place, le mal de dos se fait moins pressant. Japprcie beaucoup lambiance qui rgne parmi les vendangeurs. Pour maintenir la bonne humeur, le pre du viticulteur sait y faire. Deux fois par jour, la pause du matin et de laprs-midi, il arrive entre les rangs de vignes, avec ses bouteilles de sylvaner ou de riesling. Un petit coup de blanc, quelques biscuits et cela repart !

    Si lambiance est bonne, le paysage, lui, est magnifique, surtout le matin, alors que la brume se dissipe. Nous travaillons flanc de coteaux; face nous stend la plaine dAlsace; lhorizon se des-sine la flche de la cathdrale de Strasbourg; der-rire, il y a le Rhin, puis lAllemagne.

    Et dire quil y a un an peine, jtais encore dans la rgion parisienne, entre bouchons autorou-tiers et sances de ngociations avec les acheteurs

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  • Chapitre 1

    de Auchan et autres Carrefour. Tout un change-ment !

    De temps en temps, les discussions et les plaisanteries entre vendangeurs sinterrompent; le seul bruit que lon entend alors, cest le cliquetis des scateurs qui coupent frntiquement les grappes de raisin; mes gestes sont automatiques, le mental nintervient plus et mon esprit se met vagabonder. La nature qui mentoure et les couleurs dautomne font alors remonter la surface des souvenirs de vacances au Qubec, la mme priode de lanne, en 1988 et 1989. Que de beaux souvenirs !

    1989, justement. Ctait la fin de mon deuxime voyage que javais envisag la possibilit de demander un visa dimmigration, pour mins-taller dans la Belle Province , comme on dit. Et, je ne sais trop qui, rencontr laroport ou dans lavion du retour, mavait alors compltement re-froidi dans ma rflexion, en me disant qu cette poque, limmigration tait compltement bloque et que donc, je perdais mon temps. Le dossier, peine entre ouvert, stait referm aussitt.

    1996, les annes ont pass. Je viens de faire une grosse reconversion professionnelle; jai quitt lagitation de la rgion parisienne, et suis rentr temporairement en Bretagne en attendant un nou-veau point de chute; je suis libre, sans attache go-graphique ou sentimentale, et jai un projet profes-sionnel dans la tte. Alors pourquoi pas le Qubec !

    Pour retourner en Bretagne, la fin des ven-danges, il me faut passer par Paris; et Paris, rue de La Botie, tout prs des Champs lyse, il y a la

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Dlgation gnrale du Qubec, une sorte dambas-sade qui ne porte pas son nom. Le Qubec, seule province officiellement francophone du Canada, a obtenu le privilge de slectionner ses propres im-migrants; cest donc par la rue de La Botie quil faut que je passe pour commencer mes dmarches.

    Les vendanges sont maintenant termines. Pour marquer lvnement et remercier ses ven-dangeurs, le viticulteur organise un banquet; il sera mmorable : cuisine alsacienne, vin volont, am-biance garantie. Une bonne nuit de sommeil et il est temps de mettre le cap louest, direction Paris.

    Larrt y sera de courte dure. larrive lambassade du Qubec Paris , je constate quil y a l, plusieurs personnes, qui comme moi, envi-sagent de faire un grand bond et de traverser lAtlantique. Lhtesse de service ne parat pas stresse par laffluence qui rgne ce matin-l; elle distribue les dossiers de pr-slection et demande aux personnes prsentes de les remplir et de les re-tourner par la poste. Elle prcise que chaque candi-dature sera analyse en fonction de critres prcis : diplme, profession, expriences professionnelles, ge. Qui ne tente rien na rien ! Demain, je rempli-rai ce dossier et je le renverrai. On verra bien !

    Quelques semaines plus tard, je reois un courrier de la Dlgation gnrale du Qubec min-diquant que mon dossier a pass avec succs la pre-mire tape et que je suis maintenant convoqu Paris pour un entretien avec un fonctionnaire qu-bcois. Le jour convenu, je monte donc Paris, en TGV, pour y rencontrer le monsieur en question; la discussion est cordiale et porte principalement sur

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  • Chapitre 1

    mes motivations, mes projets. Tout se passe bien et je repars confiant vers la Bretagne.

    Fin fvrier 1997, la rponse arrive par la poste, elle est positive; je suis prslectionn par le Qubec et le dossier est alors transfr vers lam-bassade du Canada pour finalisation. Une nouvelle tude y est faite, sur dautres critres : antcdents judiciaires (nant), visite mdicale, frais de dossier. Laffaire est rondement mene. Fin mai, je reois mon visa dimmigration. Je peux maintenant aller au Qubec, my installer et y travailler.

    Une anecdote mamuse alors beaucoup. Tout heureux du papier que je viens de recevoir, jappelle une agence de voyages pour acheter un billet all simple pour Montral; lagente me rpond dun ton sec et dtermin : Je ne peux pas vous le vendre, il faut absolument que vous achetiez un billet all et retour ! . Laffaire sarrange par la suite, aprs que je lui ai expliqu le but de ce voyage.

    8 juin 1997, jarrive donc laroport Mira-bel, au nord de Montral; et comme tout passager, je fais la file pour passer la douane. Mon tour ar-rive; jchange des salutations avec le douanier; il me demande mon passeport et mon billet davion. Je mexcute et lui remets en plus mon visa dimmigration; il les regarde puis lve les yeux vers moi et me dit, dun ton bien veillant : Bienvenu au Canada !

    Cet accueil est bien diffrent de celui que javais reu en septembre 1988, lors de mon premier voyage touristique au Canada. La douanire qui javais alors remis mes documents de voyage ne rpondit pas au bonjour que je lui avais

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    adress. Elle consultt mes papiers, leva les yeux et me demanda : Est-ce que vous avez du camembert avec vous ?

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  • Chapitre 2

    Ma premire semaine au Canada se passe Montral; jai trouv un pied terre, pour quelques jours, chez Patrick E., le cousin dune amie bre-tonne. Informaticien de mtier, il a immigr cela fait maintenant dix ans; il maccueille trs gentiment et me fait visiter la ville. En plus daccepter que je donne son adresse comme lieu de domicile pour finaliser les dernires dmarches administratives que jai faire (numro dassurance sociale), il est pour moi de trs bon conseil. Mon objectif nest cependant pas de rester Montral; jai quitt la rgion parisienne, ce nest pas pour minstaller dans une autre grande mtropole. Qubec mintresse beaucoup plus et cest une ville que je connais dj.

    En route donc pour Qubec ! 300 km dau-tobus et jy suis. Qubec a un cachet europen; cest une ville qui a de lhistoire, une histoire quelle porte dans ses murs et ses fortifications. En dam-bulant dans le quartier du Petit Champlain, on se

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    croirait presque St Malo. Je me sens vraiment bien ici !

    Aussitt arriv, jemmnage lauberge jeunesse pour quelques jours et je vais minscrire une session daccueil des nouveaux arrivants, orga-nise par le Ministre de lImmigration. Jintgre un groupe trs cosmopolite; il y a l des gens du Maghreb, dAfrique noire, des Suisses, des Belges et trois Franais. Nos discussions sont trs int-ressantes, et je prends alors conscience que nos motivations dimmigration sont bien diffrentes. Pour les Europens dont je suis, cest simple, nous sommes des gens qui ont envie de changer dair, de voir du pays. Nous avons des diplmes, une exp-rience de vie et bien souvent un projet en tte; nous quittons un pays qui a le mme niveau de vie et de protection sociale que celui dans lequel nous arrivons, la transition est facile. Pour les autres, ce nest pas la mme chose. Il y a dans le groupe trois Rwandais; pour eux, le Canada est un pays dasile et de paix, o ils vont essayer de se reconstruire une vie. Ils laissent derrire eux un lourd pass. Je suis particulirement marqu par lhistoire de cette jeune femme, mre dun petit garon et qui avait vu son mari se faire trucider devant elle coups de machette. Dans un autre domaine, une autre histoire va aussi me toucher; celle de cette femme, alg-rienne; elle vient dapprendre que son diplme de mdecine nest pas reconnu au Qubec et quil lui faut refaire pratiquement toutes ses tudes uni-versitaires, si elle veut pratiquer son mtier ici.

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  • Chapitre 2

    Lanimatrice du groupe met tout le monde laise, elle fait parler les gens, surtout les plus ti-mides ou rservs. Son but : faire en sorte que tous et toutes sinsrent le mieux possible la socit qubcoise. Tous les sujets de la vie quotidienne sont abords, les problmes administratifs, ce quil faut faire ou ne pas faire; on nous donne des infor-mations sur les organismes et services communau-taires auprs desquels on peut sadresser pour ob-tenir de laide, ne serait-ce que pour rdiger un CV la mode locale.

    En mme temps que je participe ces jour-nes dacclimatation, je commence mes recherches demploi. Nous sommes la mi-juin, la saison esti-vale sapprte commencer, il faut que je me dp-che. Bottin tlphonique; le nombre de restaurants crperie, ici, est beaucoup plus limit quen Breta-gne, je le savais. Il y en a bien quelques une Qu-bec, mais jai envie daller en rgion. Aprs quel-ques coups de tlphone non fructueux, jentre en communication avec une dame de Ste Clothilde; elle gre deux restaurants, dont une crperie, dans ce charmant petit village de la Cte-Nord. Elle est trs intresse par mon profil professionnel et comme elle vient le lendemain Qubec, elle me propose une rencontre. Rendez-vous est donc pris. Elle arrive comme prvu lauberge de jeunesse et minvite aussitt djeuner dans un restaurant du centre-ville. Elle me parle du poste pourvoir; il sagit dun poste de chef de cuisine dans un de ses tablissements. Le concept est original; crperie le midi, restaurant de grillades le soir. Les conditions

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    de salaire quelle me propose sont bonnes; jac-cepte, mme si son tablissement nest pas 100% crperie.

    Le lendemain, jembarque dans lautobus, direction la Cte-Nord. La route 138, que nous em-pruntons monte en direction nord est, et longe le St Laurent. Il fait beau et les paysages sont magni-fiques. Je les connais, je suis dj pass par l, il y a quelques annes, mais ctait en septembre et les couleurs taient diffrentes. Nous traversons la belle rgion de Charlevoix, paysage de petites montagnes couvertes de fort; plus loin, les premiers lacs et enfin le Saguenay. Ce fjord est impressionnant par sa profondeur, plus de 200 mtres, et par les falaises qui lenserrent. Il nous faut emprunter un traversier pour passer de lautre ct, il ny a pas de pont. Le Saguenay est une barrire naturelle, mais cest aussi la porte dentre de la Cte-Nord, cette trs vaste rgion administrative qui stend le long de la Rive-Nord du St-Laurent. La route 138 en constitue lpine dorsale. Tout au long de ses 800 kilomtres, de nombreux villages se succdent, trois ou quatre petites villes, pour un grand total de 130000 habi-tants. On ne peut pas dire que les gens se marchent sur les pieds !

    Jarrive enfin Ste Clothilde, je descends larrt dautobus situ lextrmit du village; Philippe, un des copropritaires du restaurant my attend; nous faisons connaissance et il memmne aussitt la petite auberge o il est prvu que jhabite dans les premiers temps. Direction ensuite le restaurant crperie, pour une prise de contact. Philippe mannonce que la saison touristique ne

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  • Chapitre 2

    commencera rellement que dans 2 ou 3 jours, la St Jean, jour de la fte nationale du Qubec. Jaurais donc une petite priode dadaptation.

    La St Jean arrive et, effectivement, lactivit commence. Un flot de touristes dbarque, un peu comme lanne dernire, alors que jtais dans la Sud Finistre; le calme absolu, puis, soudainement, la grosse agitation des vacanciers. Mais l, je suis dans un autre pays, tout est nouveau pour moi.

    Aprs quelques jours, une routine se met en place; mes horaires de travail sont chargs, mais je peux quand mme profiter de la vie. Mme si je nai pas encore de voiture, il me suffit de faire quelques dizaines de mtres pour me retrouver en pleine na-ture. Dun ct du village, il y a un lac o lon peut faire du cano, de lautre, la marina, trs anime en t. Ce charmant petit port, comme bien dautres sur la Cte-Nord, sert de point de dpart pour des petits bateaux chargs de touristes qui sen vont observer les baleines sur le St Laurent. Il y a un petit air de Bretagne, ici; je my sens bien.

    Les seules choses qui me gnent un petit peu, ce sont mes conditions dhbergement. Non pas que lauberge o jai pos mes valises ne soit pas correcte, bien au contraire, mais cest lactivit trpidante qui y rgne qui me drange; le rythme de vie des touristes est parfois diffrent de celui des gens qui travaillent. Jai envie dun peu plus de tranquillit; une chambre chez lhabitant me con-viendrait beaucoup mieux.

    Trs rapidement, on minforme quune femme du village, Mme Stone, a des chambres louer. Sa maison est toute proche du restaurant o je

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    travaille; je peux la voir depuis la terrasse. La pers-pective de rsider prs de mon lieu de travail min-tresse. Je dcide donc, un midi, aprs le service, de me diriger vers cette maison blanche larchitecture originale. Elle a une forme de T et semble avoir t construite en plusieurs priodes; elle accuse aussi le poids des annes. Il y a trois portes dentre, deux donnant sur des petites terrasses, et la troisime, abrite sous ce quon appelle ici un solarium, en faite un auvent ferm et vitr. La pelouse qui borde la maison prsente un joyeux dsordre, vlo, planche roulettes, il doit y avoir des enfants ici.

    Je ne sais pas trop quelle porte frapper; au hasard, je me dirige vers celle situe sur le ct du solarium. Derrire, il y a une autre que je devine tre lentre principale de la maison. Jappuie donc sur la poigne de la premire porte, pour pouvoir, pensais-je, ensuite frapper lentre principale, et bingo, la poigne me reste dans les mains; a com-mence bien ! Cest ce moment-l que Mme Stone apparat. Je la salue et mexcuse auprs delle pour la poigne de porte; elle me rpond que ce nest rien, que la porte que jai voulu emprunte tait condamne, et quil aurait fallu que je passe par lautre ct. Ouf !

    Ds nos premiers changes, je maperois quelle na pas un accent qubcois pure laine ; elle me confirme, alors, quelle aussi est dorigine franaise et quelle a immigr, au Qubec, dans le dbut des annes 80. Tout en continuant la conver-sation, elle me fait visiter sa maison et les deux

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  • Chapitre 2

    chambres quelle propose la location; elle me pr-cise que les clients, qui occupent ces chambres, ont accs toutes les commodits : salle de bain, cui-sine, et salon. Tarif : 200$ par mois pour la petite chambre, 250 pour la grande. Je me dcide trs ra-pidement et je choisis la grande. Souhaitant rgler sur le champ mon premier loyer mensuel, je remets aussitt, Mme Stone, trois billets de 100 $. Je la sens tonne et demande des explications. Elle mapprend alors que ces coupures sont peu utilises dans les transactions prives, parce que souvent contrefaites; elles ont, ce titre, mauvaise presse. Je la rassure en lui disant que cest ma banque, en France, qui me les a remises et que, normalement, il ne devait pas y avoir de problmes.

    Une heure plus tard, mon dmnagement est ralis. La location dun camion na pas t nces-saire; tout ce que je possde tient dans un sac dos et un gros sac de voyage.

    Fini pour moi lagitation de lauberge, je vais pouvoir vivre et relaxer dans un cadre familial, aprs mes journes de travail. propos de famille, il y a bien une; Mme Stone a deux enfants, Frdric, 13 ans et Maud, 8 ans. Il y a aussi son mari, Mr T., 56 ans. Ce monsieur est paraplgique, en fauteuil roulant depuis le dbut des annes soixante, suite un accident de voiture. Avec sa grosse chevelure touffue, poivre et sel, et sa longue barbe, il semble plus vieux que son ge. ce petit monde sajoute une chatte dun ge canonique et qui ne sait plus trop bien dans quel univers elle se trouve et un gros chien blanc, genre berger des Pyrnes, trs excit, qui, lui, ne semble pas briller par son intelligence.

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    Cest donc dans cet environnement que je pense vivre pendant quelques mois, en fait pendant la saison estivale, avant ventuellement de repartir ailleurs. Une excellente faon pour moi de maccli-mater au mode de vie qubcois.

    Je minstalle donc. Jessaie dtre le plus discret possible afin de ne pas trop perturber la vie familiale par ma prsence; bien que la maisonne soit trs habitue la prsence de chambreurs , comme on dit ici.

    Une chose mintrigue cependant. Avant demmnager dans ma nouvelle rsidence, des gens du village mavaient inform que Mme Stone et son mari taient spars. Ce que je constate, cest quils vivent sous le mme toit. Mr T. couche dans la seule chambre du rez-de-chausse, handicap oblige, Mme Stone et ses deux enfants, occupe des cham-bres ltage, juste ct de la mienne.

    Le rez-de-chausse a t parfaitement adapt aux exigences lies la prsence dun handicap. Mme Stone est fire de me dire quelle a obtenu de haute lutte des subventions gouvernementales pour pouvoir faire ces travaux dadaptation et de rno-vation. Elle est plus particulirement fire de sa salle de bain; cest vrai quelle est belle sa salle de bain ! Sans doute la plus belle pice de la maison, avec ses bois lambrisss, son mobilier assorti, ses spots de lumire et son grand bain-tourbillon. Et de mexpliquer quelle avait du se battre avec les fonc-tionnaires, parce que ceux-ci voulaient lui imposer des plans type hpitaux en contrepartie de

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  • Chapitre 2

    loctroi de la subvention; une solution qui ne lint-ressait pas du tout, considrant que cela constituait une moins-value pour sa maison, en cas de revente. Elle avait donc russi imposer ses propres plans tout en respectant les impratifs de fonctionnalit pour handicaps. Beau succs technique et esth-tique. Elle sait se dbrouiller la dame !

    Les jours et les semaines passent, je travaille et profite de mes temps libres pour dcouvrir la rgion. Je fais des randonnes en fort en em-pruntant des sentiers parfaitement baliss et je fais la rencontre de ce que lon peut appeler la terreur des touristes et autres nouveaux arrivants : les maringouins , nom local pour qualifier les mous-tiques. Ma premire sortie en fort ma particuli-rement marqu, dans tous les sens du terme. ILS mont vu arriv, en tee-shirt et bermuda, sans aucune protection : un vritable massacre ! Ils sen sont donn cur joie; jai mis trois semaines cicatriser. Jamais plus je ne me ferai prendre. Il parait que tous les nouveaux se font avoir; cest le pays qui rentre dans le corps !

    Quand je raconte toutes mes pripties de nouvel arrivant, Mme Stone et ses enfants, cest le fou rire gnral. Lambiance la maison est bonne. Je note cependant un froid entre Mme Stone et son mari; ils ne se parlent pas ou peu prs pas; chacun vaque ses occupations et travaille de son ct. Mr T. est trs charismatique, grand communi-cateur, mais aussi quelques parts, assez nigmati-ques. Mme Stone est beaucoup plus jeune que son mari elle vient datteindre la quarantaine cest une personne qui semble avoir un grand sens de

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    lcoute; mais en contrepartie, elle ne se confie que trs peu. Je sens aussi, en elle, des nigmes.

    Comme Mme Stone est trs porte sur lcoute, et que moi, de mon ct, jai beaucoup de choses raconter, sur ce que je ressens en tant que nouvel arrivant, sur mon exprience de vie en France, sur mes motivations dimmigration, tout cela fait en sorte que ds le dpart nous avons, en-semble, une trs bonne communication. En plus de cela, elle est aussi Franaise dorigine, elle semble donc plus encline me comprendre; elle est aussi passe par l.

    Du ct des enfants, deux personnalits bien diffrentes. Frdric : cest un jeune adolescent hy-peractif, difficile suivre. Intelligent, il a cependant de gros problmes de comportement, notamment lcole; ses rsultats sen ressentent. Il passe dun tablissement scolaire lautre. Maud, de son ct, est une blondinette studieuse qui fonctionne trs bien lcole; elle a un caractre bien tremp et a un sens de la rpartie qui, souvent, est assez raide.

    Lt savance peu peu. Il fait trs beau, la temprature est excellente, mme tard en soire. Quand jarrive du travail, je retrouve souvent Mme Stone, seule la maison, dans son salon; toutes les portes et fentres sont ouvertes; les enfants jouent dans le village, et Mr T. ne rentre gnralement que trs tard de son travail. Une belle communication se met en place entre nous. Peu peu, jen apprends un peu plus sur sa vie, par brides cependant et de faon incomplte, laissant place, encore, une bonne part de mystre. Elle me confirme que par dcision de justice elle est bel et bien spare de corps et de

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  • Chapitre 2

    bien avec Mr T, et quils ne sont pas encore di-vorcs parce quil ne veut pas en entendre parler; elle me prcise aussi quelle a obtenu une ordon-nance de la Cour intimant lordre son mari de quitter la maison dont ils sont dailleurs copropri-taires. Elle vit en plus, avec lui, un conflit propos de la pension alimentaire quil doit payer pour les enfants. Cest compliqu tout cela !

    Dautant plus compliqu que Mr T. est lour-dement handicap, quen tant que copropritaire de la maison il se sent aussi chez lui, cela peut se com-prendre, et que la maison vient de subir de grosses rnovations, grce de gnreuses subventions gouvernementales, pour la rendre fonctionnelle et lui permettre dy vivre avec son handicap.

    Petit petit, sans trop men rendre compte, je tombe sous le charme de Mme Stone, je compatis ces problmes et jprouve beaucoup de bonheur dtre en sa compagnie; je crois dceler en elle quelle ressent la mme chose vis--vis de moi.

    Et ce qui devait arriver arriva. Un beau soir du mois daot, nous sommes devenus amants.

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  • Chapitre 3

    Mme Stone et moi vivons alors de grands moments de bonheur, comme le vivent tous les couples au dbut de leur relation.

    Ce nest cependant pas une situation facile vivre pour moi. Mme si jprouve des sentiments pour Mme Stone, je suis quand mme assez gn de ce qui se passe.

    Tard le soir, quand les enfants sont en-dormis, Mme Stone vient me rejoindre dans ma chambre; elle en repart le lendemain matin laube, alors quil ny a encore pas de bruit dans la maison. En bas, Mr T. dort toujours, il ne se rend compte de rien. Il ne peut monter lescalier cause de son handicap. Alors !

    Alors oui ! Je suis troubl ! Mme si je sais que Mme Stone et Mr T. sont spars lgalement, la situation est pour moi embarrassante. Jen parle avec Mme Stone; elle mcoute et ne sait pas trop

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  • Chapitre 3

    quoi me rpondre. La situation va perdurer une dizaine de jours, puis un beau soir, en rentrant du travail, Mme Stone mannonce quelle est alle au poste de police avec son ordonnance de la Cour; elle a demand aux policiers dagir et de faire en sorte que Mr T. quitte la maison en application de la dcision de justice. Les policiers, ne pouvant faire autrement et connaissant la condition physique du monsieur, sont alls discrtement le voir sur son lieu de travail et lui ont demand, avec beaucoup de tact, de dmnager. Il obtempra et Frdric ras-sembla les effets personnels de son pre pour aller les lui porter. Mr T. choisit alors, comme domicile, lauberge que je venais de quitter quelques se-maines auparavant.

    Ce rcit que me fait Mme Stone renforce mon embarras. Notre relation continue cependant son petit bonhomme de chemin, dans la discrtion. Les enfants ne saperoivent de rien; Mme Stone a rcupr la chambre du bas, et moi je garde la mienne en haut pour linstant.

    Une amie de ma nouvelle conjointe , qui ignore tout de notre relation, vient la voir et lui fait part de ses doutes me concernant. Elle a observ que je suis trs rserv et que lorsque je vais prendre une bire, loccasion, dans un des bars du village, aprs le travail, elle ne me voit jamais cruiser les filles. Connaissant ma situation de clibataire, elle pense que ce nest pas normal et elle en est sre, je suis un homosexuel ! Mme Stone sourit et moi quand elle me rapporte ces propos, jclate de rire. Cela me fait du bien et cela me fait vacuer un peu la tension que je ressens.

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Au bout de quelque temps, je migre moi aussi vers la chambre du bas. Sans que les enfants en soient officiellement informs par leur mre, du moins je le pense, ils saperoivent que celle-ci a entam une nouvelle relation de couple. Trs prag-matique et dun ton dtermin, la petite Maud sadresse alors son frre : Est-ce que Benot paye plus cher, maintenant quil couche avec ma-man ?. Frdric se tord de rire en entendant cela et sempresse de rapporter ces propos sa mre, la-quelle me les rapporte son tour. Malaise, malaise !

    Septembre est bien avanc, la saison touris-tique va bientt se terminer. Japprends par un ami que les billets davion pour la France ne sont pas chers en ce moment. Je dcide donc de retraverser lAtlantique pour aller voir ma famille, un peu plus de trois mois aprs lavoir quitte. Jai hte de revoir mes proches; de leur ct, ils attendent tous, avec impatience, que je leur fasse un compte rendu de mes tribulations canadiennes.

    Mme Stone en profite pour me suivre dans ce voyage, elle veut elle aussi revoir sa mre qui vit dans une charmante ville du bord de Loire, une ville que je connais assez bien, parce que situe sur mon ancien secteur dactivit, alors que jtais repr-sentant. Mme Stone ne viendra pas en Bretagne, mais moi, jirai la voir pour un sjour de deux trois jours, au cours duquel elle me prsentera sa mre. Les choses vont vite.

    Au bout de trois semaines, nous repartons pour le Qubec; le temps est beaucoup plus frais, nous sommes en automne et Ste Clothilde sest compltement vide de ses touristes; les rues sont

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  • Chapitre 3

    dsertes. Une bonne partie des gens du village embarquent sur le chmage comme ils disent : trois quatre mois de travail durant la belle saison et le reste de lanne sur le chmage . Certains on fait cela toute leur vie. On mapprend trs vite le mcanisme : lobjectif est de faire ses timbres , c'est--dire atteindre le quota dheures de travail ncessaire pour bnficier de lassurance emploi et pouvoir faire le tour , jusqu la nouvelle saison.

    Personnellement, je suis loin davoir fait mes timbres , il aurait fallu pour cela que je tra-vaille au moins 900 heures; cest loin dtre le cas. Il faut donc que je travaille, mais Ste Clothilde, cette priode de lanne, et pour de longs mois, il ny a quasiment plus dactivit conomique. Pour trouver du travail, il faut aller lextrieur, peut-tre mme trs loin; je me mets donc en mode recher-che. La situation nest pas dextrme urgence; je peux, en effet, tenir quelques semaines sur le pcule que javais en poche, en arrivant.

    Ma relation avec Mme Stone continue bien se passer, de locataire, je suis pass au statut de conjoint discret. La chose commence se savoir un petit peu dans le village; il marrive de temps en temps de rencontrer Mr T. Jai toujours une bonne relation avec lui; il est cordial et mme chaleureux avec moi; il a lair de ne pas tre au courant ou alors il sen moque compltement, je ne sais pas. Je ne me sens pas capable daborder le sujet avec lui.

    Pendant ce temps l, jour aprs jour, nous nous dirigeons un petit peu plus vers lhiver. Les feuilles des arbres sont maintenant tombes, les tempratures deviennent ngatives, mme de jour.

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Dbut novembre, on tape dj un -10. Pour le breton que je suis, cela sort dj de lordinaire, et je nai encore rien vu, me dit-on.

    Chaque jour, je vais voir mon petit lac, de lautre ct de la route; une fine couche de glace commence se former partir du bord; de jours en jours elle paissit et se propage vers le milieu du lac et puis trs rapidement aprs un premier coup de -15 nocturnes, le voila pris en glace, bord en bord . Cela me fascine. Dans quels temps, aprs le feu vert des habitus, garant de ma scurit, je pourrais marcher sur les eaux sans risque de passer au travers du couvert de glace. Au cur de lhiver, le lac sera recouvert dune carapace de plusieurs dizaines de centimtres dpaisseur.

    La neige, son tour, fait son entre, et elle tient au sol ! Pas comme en Bretagne o, si, par chance, un matin dhiver, il y en a; mon pre sem-pressant alors de la prendre en photo parce que, en gnral, midi, il ny a plus rien !

    Dcembre arrive, les grands froids avec; la temprature ne cesse de chuter; si le vent sen mle, cela peut devenir infernal. Le summum est atteint pour les ftes de fin danne, qui semblent redonner un peu de vie au village. Le mercure descend jus-qu -30, les narines et la gorge piquent; jai envie de tousser. Tout est tellement gel que, dans la rue, sur le sol mal dneig, jai limpression de marcher sur un lit de vaisselle casse. Tout craque !

    Les nouveaux immigrants doivent apprendre lhiver. Mme Stone est ma professeure. Depuis quelque temps, jai une petite voiture, que je suis

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  • Chapitre 3

    all magasiner Qubec; ma professeure map-rend les techniques de conduite hivernale. Des-cendre une cte sur une chausse glace peut tre assez effrayant pour un nophyte; il faut trs vite apprendre oublier le frein et utiliser la compres-sion du moteur. La souplesse de conduite simpose.

    Question habillement, jai d me constituer une garde-robe pour passer travers les grands froids. Je suis particulirement fier de mes bottes Sorel, celles quon mavait conseilles, garanties confortables jusqu 70 degrs ! Waouh ! Chauss avec a, jai lair dun astronaute, mais cest vrai quelles sont confortables !

    Je suis heureux dans tout a; les ftes de fin dannes se sont bien droules; je frquente quelques personnes du village. Depuis quelque temps dj, jai fait la connaissance de Denis, un gars trs sympathique originaire de la Rive-Sud du St Laurent et qui est arriv Ste Clothilde, qua-siment en mme temps que moi; il a aussi dcid de passer lhiver ici. Mme Stone ma aussi prsent ses amis. Donc tout va pour le mieux. Profession-nellement les choses sarrangent aussi; jai trouv du travail pour le dbut janvier, Roberval, petite ville situe sur le bord du Lac St Jean. Compte tenu de lloignement, je dois partir pour la semaine et ne reviendrai Ste Clothilde que pour mes deux jours de cong hebdomadaires. Mme Stone est daccord avec mon choix. Pour ce qui est du travail, il sagit encore dun poste de chef de cuisine, dans un restaurant spcialis en grillade, un Steak House comme on dit ici. On va oublier un petit peu la

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    crperie pour le moment; je prends ce qui se pr-sente !

    Me voil donc parti pour le Lac St Jean; route 138 toujours, puis je mets le cap au nord en empruntant la route qui longe le fjord du Saguenay. La chausse est glace. Le paysage est magnifique. Les rsineux saccrochent, je ne sais trop comment, aux parois parfois trs abruptes de la montagne; les branches ploient sous la neige tombe durant les dernires heures. Il ny a pas grand monde qui cir-cule sur la route. On ma bien averti de faire le plein avant de partir, il ny a pas de station essence avant un bon moment; je dois traverser un bout de fort, 70 km, pas une maison, pas un tlphone. Jai em-men avec moi un sac de couchage, au cas o.

    Jarrive Chicoutimi, une belle cite; un peu la capitale de la rgion, avec tout autour une indus-trie bien dveloppe dans le domaine de lalu-minium, du bois et de la pte papier. Cest aussi un ple commercial, o bien des gens de la Haute-Cte-Nord viennent faire leurs achats.

    Je continue ma route; plus loin encore, voil le Lac St Jean, immense; on dirait une mer int-rieure, plusieurs dizaines de km en longueur et en largeur; si on embarque dessus et quon sloigne dune centaine de mettre de la rive, on a trs vite limpression de trouver sur la banquise, au ple Nord !

    Roberval est un peu plus loin encore; il me faut contourner le lac, par la gauche. Enfin jarrive. Il sagit dune petite ville bien tranquille, endormie, elle aussi, cause de lhiver. Le restaurateur mac-cueille et mindique une adresse o je pourrais louer

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  • Chapitre 3

    une chambre au mois. Laffaire est vite rgle et je commence travailler le soir mme.

    Le travail en cuisine est agrable; il y a des clients en salle, ni trop ni trop peu, en tout cas rien de comparable avec la frnsie des deux saisons dt que je viens de passer Ste Clothilde et en France lanne prcdente. Cest donc Roberval que je vais passer lhiver.

    Une routine se met en place, je fais 35 heures de travail par semaine, rparties sur 5 jours. Mes loisirs se limitent frquenter une salle de conditionnement physique pour tenir la forme et faire quelques marches le long du Lac. Chaque semaine, jai hte de retourner St Clothilde pour retrouver Mme Stone et lambiance du village.

    Un de ces retours sest rvl tre une vri-table expdition. Dimanche, fin janvier ou dbut fvrier; comme chaque fois, je pars de Roberval vers 22h00, aprs mon service; ce soir l, il neige et vente fort, une bonne tempte comme on dit ici. Trs vite, je maperois que cela ne va pas tre de tout repos pour moi. Aprs la ville, la route sen-gage dans une grande zone agricole; des champs patate, compltement plats, qui sarrtent pratique-ment sur les bords du lac; il ny a pas darbre. Le vent projette des masses de flocons de neige quasi-ment l'horizontale; les quelques asprits du paysage, les fosss le long de la route, se remplis-sent de neige et le tout est liss par le vent. Jai limpression de me retrouver seul sur une immense surface blanche. Je ne sais plus trop bien si je me trouve sur la route, dans le champ de patate ou sur

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    le lac; les frontires ont disparu, jai perdu mes re-pres. Cest assez angoissant. Les poteaux lec-triques qui longent la route constituent finalement ma planche de salut. En suivant lalignement de ces poteaux et en restant sur une ligne parallle eux, toujours la mme distance, je parviens rester sur la route. Si je fais le moindre cart, ma voiture va se planter dans le foss, invisible sous la neige. Au bout dun certain temps, je me fais doubler par une dneigeuse qui me donne limpression de foncer dans le tas. Sagement, je dcide de la suivre; au moins le chauffeur, lui, sait o il va.

    Cette nuit-l, jarrive trs tard Ste Clo-thilde. Dans les faits, je narrive qu deux cents mtres de la maison; je ne peux aller plus loin. Une congre me barrant la rue, jai voulu passer en force; mal men a pris ! Ma voiture sest affale dedans. Et cest donc contraint et forc que je rejoins la maison, pied, dans la neige paisse, en tranant pniblement derrire moi, mon sac de voyage. Ma voiture va passer la nuit l; demain matin, jirai la chercher, aprs que la gratte soit passe. Ce soir, je comprends mieux, pourquoi certains Qubcois, lorsquils parlent de la neige, la qualifient de merde blanche !

    chacun de mes retours, pour Mme Stone et moi, cest un peu comme des retrouvailles. Rien de plus normal; nous nous voyons que deux jours par semaine. Tout se passe bien. Toutefois le com-portement de Frdric commence me gner un petit peu. Il entre dans ladolescence et est toujours aussi hyperactif; il enchane btise sur btise. Sa mre semble perdre le contrle de la situation; elle a

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  • Chapitre 3

    mme tendance rire de ses incartades et tre en admiration devant lui; rien donc pour rfrner les ardeurs du jeune. Jessaie den parler Mme Stone, tout en sachant bien que ce nest pas moi de grer le problme.

    Par ailleurs, Mme Stone minforme avoir commencer des procdures judiciaires contre Mr T., afin de rcuprer des arrrages de pension alimen-taire quil lui doit, pour ses deux enfants; une d-marche sommes toute normale. Pourtant il y a des choses qui mintriguent. Quand je lui pose des questions sur le sujet, son visage trahit un certain malaise; elle sesquive trs rapidement. Je ninsiste pas, chacun a droit ses jardins secrets.

    Les semaines se passent, mon activit pro-fessionnelle et mes chevauches parfois chaotiques en voiture ne mempchent pas de profiter des joies de lhiver qubcois. Mon initiation se continue. Je dcouvre les marches en raquette, dans la neige folle, en sous-bois; tout y est calme et tranquillit. La motoneige mattire beaucoup moins; cest bruyant, polluant et lorsquon a termin la ran-donne on a toujours limpression dtre envelopp dune fragrance puante, faite base dhuile moteur deux-temps.

    Lhiver commence dj tirer sa fin. Les tempratures se radoucissent; Roberval, les gens commencent faire des paris sur le jour o le Lac va caller . Je demande des explications et un suppos expert, de me dire que cest le moment o leau embarque sur la glace et que celle-ci coule sous son poids. Je suis assez dubitatif; de vieux souvenirs dcole me reviennent lesprit; la glace

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    a une densit plus faible que leau, elle ne peut donc pas couler, elle fond tout simplement ! Jai beau argumenter mon point, je narrive pas convaincre mon expert et ceux qui lentourent. Chaque anne le dbat fait les choux gras des mdias locaux; les croyances populaires ont la vie dure.

    Cest ce moment-l que je trouve un autre emploi dans la rgion de Chicoutimi. Deux inves-tisseurs qui veulent ouvrir un restaurant crperie, dinspiration bretonne, et qui cherchent un profes-sionnel capable de lancer le projet. Pour eux cest comme un peu chercher une aiguille dans une botte de foin. En lisant loffre demploi, je sais tout de suite que la job est pour moi. Jappelle le gars, je me prsente rapidement et il me rpond tout de go : Ah ! Lhomme providentiel . Le lendemain, je vais le rencontrer; nous nous entendons sur les conditions salariales et il me demande de com-mencer le travail rapidement; tout est faire.

    Sans vouloir aucunement faire preuve de vantardise, je peux quand mme dire quil est temps que jarrive. Les deux associs ont dcid de se lancer dans cette affaire sur un coup de tte; ils ont leur disposition une magnifique salle avec terrasse donnant sur le Saguenay, la vue est superbe; ils ont achet du matriel professionnel et commenc organiser lespace de production comme ils pen-saient quil devait tre. Leur dernier investissement a t lachat dun livre de cuisine crperie dit en Bretagne ! Ils nont aucune exprience en cuisine de restauration et encore moins en crperie.

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  • Chapitre 3

    Parce quils pensent sans doute tre un peu dpasss par leur projet, ils me donnent carte blanche pour tout ce qui concerne la cuisine. Pour un chef de cuisine, cest fabuleux. La feuille est blanche, je btis le menu. Je leur demande de faire les modifications pour que lespace de production soit plus oprationnel, ils le font; je leur demande de me trouver tel type de farine ou matire premire, ils se mettent en quatre pour rpondre mes de-mandes.

    Et tout est enfin prt pour le grand soir, la rptition gnrale comme on dit au thtre; les associs ont invit leur famille au sens large, il y a du monde. Je me lance; tout y passe, les crpes de sarrasin, classiques et spcialits, les crpes desserts, les flambes; tout le monde est enchant; les gens ne restent pas en salle et se regroupent autour de lespace de production, ils sont fascins parce que je suis capable de faire avec mes plaques de cuisson et la vitesse laquelle je travaille. Et comme je lai dj remarqu dans le pass, il y a toujours un gars plus courageux que les autres qui dclame : Moi aussi, je suis capable ! . Et moi, de rpondre : Va y mon homme ! . Je laisse alors la place au valeureux candidat, qui comme dha-bitude choue lamentablement sous les hues des spectateurs; il est alors remplac par une autre personne qui nest gnralement gure plus brillante et ainsi de suite.

    Les deux associs sont tout sourire, ils ont lhonntet de dire quils lont chapp belle. eux de jouer pour la publicit et le lancement de la cr-perie; on est parti pour un bel t !

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  • Chapitre 4

    Et effectivement lt va tre beau. La crpe-rie connat un franc succs. Il y a beaucoup de monde; les clients sont trs satisfaits et par con-squent les deux propritaires aussi.

    Comme Roberval, jai pris une chambre en ville et chaque fois que jai des jours de cong, je retourne Ste Clothilde pour y retrouver Mme Stone et lambiance si particulire de ce petit vil-lage.

    Au cours dune de ces visites, par un beau soir dt, Mme Stone me fait alors une demande qui rsonne chez moi comme un lectrochoc; elle veut savoir si jaccepterais davoir un enfant avec elle. Les choses se bousculent alors trs vite dans ma tte. Je nai jamais t rfractaire lide davoir des enfants et je vais bientt avoir 35 ans; je suis conscient que pour moi, il serait bientt temps dy penser. Mais voir arriver un bb dans notre famille reconstitue, alors que les tensions entre

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  • Chapitre 4

    Frdric et moi saccentuent et quelles com-mencent rejaillir sur la vie de couple que jai avec sa mre, entrane chez moi un profond question-nement et me rend mme mal laise. Voyant cela, Mme Stone clt le sujet, trs rapidement, en disant : Oublions cela !

    Nous oublions cela, effectivement. Plus tard, pendant lt, Mme Stone vient me voir, dans la petite bourgade, o je travaille. Son fils laccom-pagne, il est particulirement surexcit; il me fait mme honte au restaurant. Je ne dis rien et laisse les choses se drouler. Au bout dun moment, ne tenant vraiment plus en place, Frdric dcide de sortir du restaurant et daller faire de la planche roulette sur le trottoir den face. Je demande alors sa mre sil continue de prendre son Ritalin; elle me rpond quil sy refuse parce que dit-elle : a lui coupe ses nergies , et dajouter, aprs un moment de silence : Tu ne laimes pas ! . Je ne rponds rien, ne voulant pas envenimer la discussion.

    Et cest ainsi que lt 1998 se termine. Pour ce qui est du restaurant, cette anne se terminera mme en eau de boudin. Tout avait pourtant si bien commenc ! Voici ce qui sest pass :

    Septembre, les touristes, comme partout, sen vont : la clientle se rarfie. Je prends cons-cience que lactivit de la crperie nest peut-tre pas viable lanne, lendroit o elle se situe. Jen parle aux deux associs et jessaie de les convaincre de navoir quune activit saisonnire pour linstant, de mai dbut octobre. Mon argumentation ne porte pas fruit, ils veulent tout de mme tenter le coup dune ouverture lanne. On verra bien !

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    Dbut novembre, lactivit baisse toujours; mes patrons deviennent de plus en plus tendus. Bientt, ils me demandent de former un jeune tu-diant mes techniques et rduisent mes heures de travail de faon drastique; jexprime alors mon d-saccord parce que mes conditions dembauche ne sont plus respectes. Cest ce moment-l quun des deux associs semporte et me dit; Si tu ne fais pas ce quon te dit, je te dnonce limmi-gration !. Me sentant profondment insult, je tourne les talons, ramasse mon matriel et quitte le restaurant. Je ny remettrais plus jamais les pieds; et je rentre Ste Clothilde.

    Dans les jours qui suivent, je fais une demande de prestation dassurance chmage en plaidant ma cause de dmission pour motif lgitime. Une enqute est diligente par les services com-ptents et tout de suite un de mes deux ex-employeurs reconnat que son collgue a eu des mots qui dpassaient sa pense ! Ma demande de prestation est donc accepte.

    Me revoil donc Ste Clothilde. Aprs presque un an daller et retour hebdomadaires, je vais y vivre plein temps pour quelques mois. Cela modifie un peu le rythme de vie de la famille.

    Frdric est de plus en plus dysfonctionnel; pas une semaine ne se passe sans quil nait un problme lcole. On le voit souvent revenir, seul, par ses propres moyens, de son tablissement scolaire, pourtant situ plusieurs dizaines de kilomtres; il a t renvoy pour la journe. La communication que jai avec lui est minimale; elle est cependant presque toujours conflictuelle.

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  • Chapitre 4

    Ma relation avec Mme Stone en ptit de plus en plus et je commence prendre conscience quelle prend une direction qui pourrait nous amener un cul-de-sac.

    Janvier 1999, cela fait maintenant plus de 15 mois que je ne suis pas all en France; ma mre est malade, je pense quelle a envie de me voir. Cela va me faire du bien, moi aussi. Je traverse donc lAtlantique. Je passe une quinzaine de jours en Bretagne, puis il est temps de revenir.

    Le printemps arrive; je pense de plus en plus partir travailler Qubec. Jai trouv cet hiver pnible traverser, un sentiment que je navais pas du tout ressenti lanne prcdente pour mon tout premier hiver qubcois, celui des dcouvertes et de lmerveillement, celui o javais tant de choses apprendre. Dun point de vue professionnel, lanne 1998 avait t trs intressante, mais stait mal termine. Ma vie de couple bat de laile, je com-menais ressentir de lennui.

    Je me rappelle de la demande-choc de Mme Stone, il y a quelques mois, lors quelle mavait alors demand si je voulais avoir un enfant avec elle; avec le recul, je maperois que cette demande avait rveill, en moi, le dsir den avoir un; mais plus le temps passe, plus je prends conscience que ce ne serait pas avec elle. Il me faut donc en tirer les conclusions et lui annoncer que je souhaite mettre un terme notre relation.

    Un soir, en dbut davril, alors que je suis en train de faire la vaisselle et que le repas qui vient de se terminer, a une nouvelle fois t le thtre dune querelle entre Frdric et moi, jai senti quil tait

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    temps, pour moi, de partir et de dire Mme Stone que je souhaitais la quitter.

    Je madresse alors Mme Stone et lui dit : Je voudrais te parler ! . Moi aussi ! me r-pond-elle et elle rajoute : Jai quelques choses te dire ! .

    Il fait beau dehors, les jours allongent, nous dcidons donc daller faire une marche; nous serons plus tranquilles pour discuter.

    Et la discussion reprend; je lui dis : Qui commence ?. Moi rpond-elle, suivi dun long silence et puis elle enchane : Je suis enceinte !

    Choc terrible ! Moi qui mapprtais lui dire que je voulais la quitter, la voil quelle mannonce quelle est enceinte ! Tout de suite, la marche est interrompue, je me prends la tte entre les deux mains, compltement abasourdi par la nouvelle; je me sens quand mme oblig de lui annoncer ce que javais lintention de lui dire; elle mcoute puis tranche : Il ny aura pas de bb !

    La nuit qui sen vient va tre trs mauvaise pour moi, je narrive pas trouver le sommeil, les choses se bousculent dans ma tte. Ds le lende-main, je crois, Mme Stone prend contact avec le centre de planning familial de Jonquire, ct de Chicoutimi. Rendez-vous est pris, pour la mi-avril, avec une psychologue de ltablissement; elle me demande si je veux laccompagner. Jaccepte.

    Entre-temps, la communication entre Mme Stone et moi devient quasiment inexistante; je suis dans le brouillard le plus complet.

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  • Chapitre 4

    Le jour du rendez-vous arrive et nous prenons la direction de Jonquire, tout prs de Chicoutimi. La route est longue; nous sommes assis lun ct de lautre, mais personne ne parle. En fin de matine, nous arrivons au centre de planning familial et nous rencontrons presque aussitt la psychologue. Elle fait parler longuement Mme Stone puis minvite mexprimer mon tour et me demande ce que je ressens. Je lui rponds que jaimerais avoir un enfant, mais pas dans ces conditions. Je suis trs confus dans lexpression de ma pense. La psychologue ne dit pas grand-chose, elle coute, prend des notes et fin de lentretien, elle nous demande daller rencontrer linfirmire dans le bureau d ct.

    Cette infirmire nous accueille et tout de suite nous prsente ce que cest quun avortement, comment cela se droule. Son discours semble bien rder. Premire tape, pose dun btonnet dilatateur dans le col de lutrus pour le dilater elle nous montre un petit btonnet en bois , puis le len-demain, le col tant suffisamment dilat, lavor-tement est finalis par laspiration du ftus. Et linfirmire de prciser quune fois que le btonnet dilatateur est pos, il nest plus possible de faire marche arrire.

    Je suis compltement boulevers par la pr-sentation que je viens dentendre; une terrible an-goisse menvahit. la fin de lentretien, linfir-mire donne un rendez-vous Mme Stone, trois semaines plus tard, le 10 mai, pour un avortement, prcisant quelle avait ce dlai pour rflchir.

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    Nous rentrons Ste Clothilde. Comme laller, nous nchangeons aucune parole. Arriv la maison, cest la mme chose. Puis peu peu une petite communication se remet en place. Les jours passent, je chemine dans ma tte; jai 35 ans, je voulais un enfant et en voil un qui sannonce; je naurais peut-tre plus loccasion den avoir, alors pourquoi ne pas vivre cette aventure, car a en sera une. Je commence verbaliser ce que je ressens; Mme Stone mcoute, mais ne me rpond rien, mme si je linvite plus dune fois le faire. Pour ce qui est de la vie de tous les jours, ce qui est assez trange, cest que les choses ont lair de se replacer; nous changeons, la bonne humeur semble mme revenir, nous avons nouveau une vie de couple; les amis qui viennent nous visiter ne saperoivent de rien, personne nest au courant de la situation.

    Le jour du rendez-vous approche, les choses sont de plus en plus claires dans ma tte, jai envie quelle garde le bb; un matin, la voix teinte dmotion, je trouve les mots pour le lui dire, je lui demande de ne pas retourner Jonquire, tout en prcisant que cest elle que revient la dcision. Elle ne me rpond rien.

    Le 10 mai au matin, elle mannonce quelle a pris la dcision daller rencontrer la psychologue. En regardant sloigner sa voiture, je ne sais pas si elle va uniquement rencontrer la psychologue ou si elle va avorter.

    Jattends de ses nouvelles ou tout simple-ment quelle revienne. Vers 18h00, le tlphone sonne; cest Mme Stone ! Tout de suite, elle se met

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  • Chapitre 4

    parler et me dit : Je me suis fait poser le bton-net dilatateur, on flush celui-l et on recommencera dans six mois, cela nous permettra de rflchir , puis elle raccroche. Je suis effondr; malgr mon souhait exprim quelle garde lenfant, elle a dcid davorter; cest son choix, cest son droit; mais elle rajoute on recommencera dans six mois , sans me demander si javais le got de recommencer. Je suis compltement vid motionnellement; je mal-longe sur le lit et prends un puissant somnifre pour dormir.

    Je me rveille, le lendemain matin, aprs une bonne nuit de sommeil chimique. Presque aussitt, le tlphone sonne. Cest Mme Stone; je suis trs surpris de lentendre. Elle me dit quelle est dans la salle davortement et me demande tout de go : Est-ce que tu veux le garder, lenfant ?. Totale-ment interloqu, je lui rappelle les propos de linfirmire du centre de planning familial, trois semaines plus tt; et elle me rpond : ''le mdecin vient de me dire que si jarrte lavortement main-tenant, lenfant a 50% de chance de vivre et 50% de chance de mourir par fausse couche !'' Je sens alors quil faut que je ragisse trs vite; je lui avais dj exprim mon souhait quelle garde lenfant, je ne peux maintenant que lui confirmer ce souhait. Je lui demande donc darrter lavortement et de revenir la maison. Elle ne me dit rien dautre et raccroche. Je ne sais pas si elle va terminer lavortement ou linterrompre et rentrer la maison. Et si telle est sa dcision, va-t-elle faire une fausse couche sur le chemin de retour ?

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    Je suis assis sur le lit, compltement hbt; hier soir, je me suis couch, je navais plus denfants, et ce matin, je me rveille, jai encore un enfant, moiti vivant, moiti mort, cest selon. Une image me vient lesprit : Mme Stone se comporte comme un officier qui commande un peloton dexcution. Feu ! La salve part, et tout de suite aprs, lofficier lve la main et dclame : Euh ! Est-ce quil y a quelquun qui peut dvier les balles ?

    Les heures passent, Mme Stone arrive fina-lement; elle est enjoue et fait comme si rien ne stait pass; elle mannonce tout de mme quelle na pas finalis lavortement et que le mdecin lui a ordonn 15 jours de repos complet pour esprer que son col de lutrus se referme et quelle puisse mener terme sa grossesse.

    Pour parler de repos, on ne peut pas dire que cest ce quelle privilgie. Elle devient, alors, tota-lement hyperactive; elle court littralement dans tous les sens; mme une amie de passage lui en fait la remarque. part moi, personne nest au courant de ce qui sest pass. Jessaye de la conscientiser, rien ny fait; limpression quelle me donne cest quelle veut que la nature finisse le travail quelle na pas voulu terminer.

    Dans les jours qui suivent, un procs en responsabilit civile commence au Tribunal de Baie-Comeau sur la Cte-Nord. Mr T. est lintim dans cette affaire. Sil est condamn, il risque davoir payer une trs forte somme dargent. Laffaire met le village de Ste Clothilde en bul-lition; tout le monde en parle. Mme Stone est en

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  • Chapitre 4

    premire ligne, elle prend le dossier trs cur et elle veut absolument assister au procs; pourtant elle nest absolument pas implique. Je trouve ce comportement bien trange. Compte tenu de son tat et des demandes du mdecin, jessaye de la dissuader daller Baie-Comeau; cest tout ce que je peux faire. L encore, rien ny fait. Et elle part pour plusieurs heures de route. Puis elle revient. Le bb est toujours l !

    Je nai aucune prise sur tout ce cirque. Je vis cela et suis dans limpossibilit totale de communi-quer avec quelquun dautre. Je souffre en silence.

    Mme Stone dispose de son corps, elle peut faire ce quelle veut. Elle peut mme retourner Jonquire pour avorter, si elle le souhaite. Au Cana-da, le ftus na pas dexistence lgale. Un bb nobtient une existence lgale que lorsquil nat, c'est--dire quil est compltement sorti du ventre de sa mre et que le cordon ombilical est coup. Techniquement, une femme peut avorter au Canada jusqu la 24e semaine de grossesse, mais lgale-ment, si elle le souhaite, elle peut le faire jusquau terme prvu de sa grossesse. Ces avortements l-gaux ne sont pratiqus quaux tats-Unis, mais ils sont alors rembourss par la RAMQ1. Cela se passe en deux tapes : 1- une injection est faite au bb travers lutrus de la mre. Il sagit dune substance ltale destine arrter son cur et donc de le faire mourir. 2- Les mdecins provoquent ensuite un ac-couchement forc dun bb mort.

    1 Rgie de lAssurance Mdicale du Qubec.

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    Je sais tout cela. Je ne peux rien faire, je nai rien faire. Je trouve simplement le comportement actuel de Mme Stone compltement incohrent, par rapport la dcision quelle a prise il y a quelques jours de garder finalement lenfant quelle porte.

    puis motionnellement, jen viens pen-ser quil serait peut tre bon pour Mme Stone et pour moi que jaille travailler lextrieur de Ste Clothilde, pendant quelques mois, afin de faire re-tomber la poussire, de calmer les choses. Je nai aucune prise sur ce qui se passe, autant ne pas rester trop prs de ce spectacle afin den souffrir le moins possible.

    La date de naissance du bb est prvue pour le 1er dcembre (1999). Mme Stone compte faire, dici l, sa saison de travail, comme chaque anne. Je lui parle de mon projet, cela na pas lair de la dranger et elle me donne son accord. Cette fois-ci, ce sera Montral; jai vraiment besoin dair ! Toute une volte-face, quand mme, pour quelquun qui ne voulait plus travailler dans une grande mtropole !

    Montral donc. Nouvelle chambre en ville, nouveau restaurant crperie. Enfin crperie, cest vite dit. Cest suite la lecture dune offre demploi et dune premire discussion tlphonique que je vais la rencontre du propritaire de cet tablisse-ment; il est intress par mon profil et mon exp-rience de lanne passe. Il souhaite que japporte des modifications son menu et aux faons de faire en cuisine; il me fait visiter sa cuisine et l, je tombe littralement sur le cul. Lespace de travail est trs petit, quatre personnes y travaillent; le mur est ta-piss de four micro onde, six dun ct, trois de

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  • Chapitre 4

    lautre; en dessous de ces appareils, des meubles rfrigrs sont aligns. La tche des cuisiniers consiste garnir des crpes froides, cuites la veille, avec des garnitures froides -sauce y compris- et de rchauffer le tout au micro-ondes. Ail ! Et les clients mangent , et il y a du monde en salle ! Je suis estomaqu !

    Jaccepte le travail, dabord parce quil faut que largent rentre et puis parce que le dfi me para-t intressant. Je commence ds le lendemain. Petit petit, jessaye de faire accepter de nouvelles recet-tes, de changer des faons de faire; mais je constate trs vite que les habitudes ont la vie dure, surtout pour du personnel sans formation de base, qui fait la mme chose depuis des annes et qui ne veut pas se remettre en cause. Il faut faire preuve de patience et de diplomatie.

    Tous les soirs, je parle au tlphone avec Mme Stone; je la sens trs nerveuse. Elle me dit quelle est fatigue, mais layant observe avant de partir, je peux comprendre pourquoi. Jessaie de la calmer, de la rassurer, mais jai du mal la com-prendre. deux occasions, nous nous reverrons Qubec, chacun dentre nous faisant un bout de chemin. Ces retrouvailles seront trs agrables; elle commence avoir quelques rondeurs; je prends de plus en plus conscience que je vais tre papa !

    Dbut aot, mon travail mintresse de moins en moins, jen ai assez de chauffer des crpes au micro-ondes; le propritaire na pas accept les modifications que je lui ai proposes quant lagencement de la cuisine et aux modifications de techniques de production qui vont avec. Trop

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  • Un pre, sa fille et l'enfer judiciaire

    dinvestissement, me dit-il. Je sens ds lors que ma place nest plus ici, et dun commun accord nous mettons un terme notre collaboration. Je rentre Ste Clothilde.

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  • Chapitre 5

    Me voil donc de retour Ste Clothilde. Mme Stone est surprise de me voir arriver, elle sa-vait cependant que mon environnement profession-nel ne me plaisait plus. En fin de compte, je pense que ma dcision de revenir plus tt la satisfait; je vais pouvoir laider dans les affaires de la vie quoti-dienne, tout en reprenant un travail dans le village pour finir la saison. Et dans quelques mois, notre petite fille va natre ! Car il sagit dune petite fille. Mme Stone en a eu la confirmation suite aux rsul-tats de lamniocentse quelle a passe. Je reois cette information comme une immense bouffe de bonheur.

    Le surlendemain, laube, Mme Stone me rveille en me secouant vigoureusement le bras et en panique, elle scrit : Benoit ! Jai mal au ven-tre, jai des contractions. Emmne-moi lh-pital !

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    Instantanment, mon cur se met battre une vitesse folle, un sentiment de panique men-vahit aussi; je me d