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UN PEU D’HISTOIRE... Madame du Châtelet, Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil Jean-Noël Terry Résumé : Madame du Châtelet (1706-1749) traduit les Principia de Newton en français et Mary Somerville (1780-1872) traduit la Mécanique céleste de Laplace en anglais. Les deux annoteront et referont les calculs. 5 ans de travail pour la première, 4 pour la seconde… N’est-il pas temps de rappeler ce que la science doit à certaines femmes ? Étant théoriquement responsable de la rubrique « Lecture pour la Marquise », je me devais de parler de celle dont le nom est indissociable de celui de Clairaut. Une biographie, au fil de la chro- nologie Émilie naît à Paris, le 17 décembre 1706. Elle est la fille de Louis Nicolas Le Tonnelier, baron de Breteuil, qui était introducteur des ambassadeurs de Louis XIV et de sa seconde épouse Gabrielle Anne de Froulay. Cinquième de six enfants, elle seule et deux frères survécurent. Elle s’entendit particulièrement avec son frère abbé, qui vint souvent à Cirey. Elle manifeste très tôt le goût pour l’étude, et elle a la chance d’avoir un milieu porteur. Son père l’instruit, fait rare pour une fille à l’époque, comme ses deux frères. Elle apprend le latin, le grec et l’allemand au lieu d’entrer au couvent ! Elle aurait commencé une traduction de Virgile. Elle lit Fontenelle qui est un cartésien. Il faut patienter avant de voir Émilie rencontrer les idées de Newton, « Neuton » comme on dit à l’époque. Elle joue du clavecin, pratique le chant et la danse. Elle apprend à monter à cheval et pratique la gymnastique. On la dit d’une beauté moyenne, mais ayant de grands yeux expressifs. Madame du Châtelet : peinture par Marianne Loir (~1713- après 1779), portrait vers 1745. Marianne Loir était émule de Nattier, qui avait déjà fait un portrait de Madame du Châtelet. 6 CC n°116 hiver 2006

UN PEU D’HISTOIRE - clea-astro.euclea-astro.eu/.../cahiers-clairaut/CLEA_CahiersClairaut_116_02.pdf · Elle est heureusement hors d’affaire. Je m’en retournerai de même dès

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  • UN PEU DHISTOIRE...

    Madame du Chtelet, Gabrielle-milie Le Tonnelier de Breteuil

    Jean-Nol Terry

    Rsum : Madame du Chtelet (1706-1749) traduit les Principia de Newton en franais et Mary Somerville (1780-1872) traduit la Mcanique cleste de Laplace en anglais. Les deux annoteront et referont les calculs. 5 ans de travail pour la premire, 4 pour la seconde Nest-il pas temps de rappeler ce que la science doit certaines femmes ?

    tant thoriquement responsable de la rubrique Lecture pour la Marquise , je me devais de parler de celle dont le nom est indissociable de celui de Clairaut.

    Une biographie, au fil de la chro-nologie milie nat Paris, le 17 dcembre 1706. Elle est la fille de Louis Nicolas Le Tonnelier, baron de Breteuil, qui tait introducteur des ambassadeurs de Louis XIV et de sa seconde pouse Gabrielle Anne de Froulay. Cinquime de six enfants, elle seule et deux frres survcurent. Elle sentendit particulirement avec son frre abb, qui vint souvent Cirey.

    Elle manifeste trs tt le got pour ltude, et

    elle a la chance davoir un milieu porteur. Son pre linstruit, fait rare pour une fille lpoque, comme ses deux frres. Elle apprend le latin, le grec et lallemand au lieu dentrer au couvent ! Elle aurait commenc une traduction de Virgile. Elle lit Fontenelle qui est un cartsien. Il faut patienter avant de voir milie rencontrer les ides de Newton, Neuton comme on dit lpoque.

    Elle joue du clavecin, pratique le chant et la

    danse. Elle apprend monter cheval et pratique la gymnastique. On la dit dune beaut moyenne, mais ayant de grands yeux expressifs.

    Madame du Chtelet : peinture par Marianne Loir (~1713- aprs 1779), portrait vers 1745. Marianne Loir tait mule de Nattier, qui avait dj fait un portrait de Madame du Chtelet.

    6 CC n116 hiver 2006

    UN PEU DHISTOIRE...

    Madame du Chtelet,

    Gabrielle-milie Le Tonnelier de Breteuil

    Jean-Nol Terry

    Rsum : Madame du Chtelet (1706-1749) traduit les Principia de Newton en franais et Mary Somerville (1780-1872) traduit la Mcanique cleste de Laplace en anglais. Les deux annoteront et referont les calculs. 5 ans de travail pour la premire, 4 pour la seconde Nest-il pas temps de rappeler ce que la science doit certaines femmes?

    tant thoriquement responsable de la rubrique Lecture pour la Marquise, je me devais de parler de celle dont le nom est indissociable de celui de Clairaut.

    Une biographie, au fil de la chro-nologie

    milie nat Paris, le 17 dcembre 1706. Elle est la fille de Louis Nicolas Le Tonnelier, baron de Breteuil, qui tait introducteur des ambassadeurs de Louis XIV et de sa seconde pouse Gabrielle Anne de Froulay. Cinquime de six enfants, elle seule et deux frres survcurent. Elle sentendit particulirement avec son frre abb, qui vint souvent Cirey.

    Elle manifeste trs tt le got pour ltude, et elle a la chance davoir un milieu porteur. Son pre linstruit, fait rare pour une fille lpoque, comme ses deux frres. Elle apprend le latin, le grec et lallemand au lieu dentrer au couvent! Elle aurait commenc une traduction de Virgile. Elle lit Fontenelle qui est un cartsien. Il faut patienter avant de voir milie rencontrer les ides de Newton, Neuton comme on dit lpoque.

    Elle joue du clavecin, pratique le chant et la danse. Elle apprend monter cheval et pratique la gymnastique. On la dit dune beaut moyenne, mais ayant de grands yeux expressifs.

    Madame du Chtelet: peinture par Marianne Loir (~1713- aprs 1779), portrait vers 1745. Marianne Loir tait mule de Nattier, qui avait dj fait un portrait de Madame du Chtelet.

    Elle ne ddaigne pas les plaisirs de la vie, collectionnant robes, chaussures, bijoux, porcelaines, got pour le maquillage, influenc peut-tre par sa visite la cour de Versailles en 1722. Paris, son pre reoit Fontenelle, qui lui donnera des leons de sciences. Le baron de Breteuil recevait aussi Voltaire, et partageait ses ides. En particulier celles portes par dipe, uvre qui est un rquisitoire contre les dieux, et qui influena certainement la jeune milie qui ne savait pas que son destin rencontrerait celui de lauteur

    1725

    Le 20juin 1725, elle est marie au marquis Florent Claude du Chtelet. Mariage arrang comme souvent. Il est militaire, passionn de chasse; elle aime la socit, les salons et la vie de cour. Elle a 19 ans, il en a 30. Son poux tant gouverneur de Semur-en-Auxois, elle y sjourne et y rencontre le mathmaticien Mzires.

    Elle eut 3 enfants de son mari. Une fille le 30 janvier 1726, Gabrielle Pauline, qui pousera un prince italien, un garon le 20 novembre 1727, Florent Louis Marie, qui sera guillotin en 1794, et un autre garon, Victor Esprit, en 1733, qui dcdera en aot 1734.

    1728

    Le 24 mars son pre dcde en son htel des Tuileries. milie en est trs affecte, sa mre se retire au chteau du Buisson Crteil o elle mourut en 1740. milie ntait pas trs proche de sa mre. Lorsquelle se rend son chevet en septembre 1735, pour cause de maladie, elle crit Maupertuis: Le devoir ma fait faire cinquante lieues en poste sans me coucher Elle est heureusement hors daffaire. Je men retournerai de mme ds que le quatorzime jour de la maladie sera pass.

    1730

    Elle a 24 ans, elle prend pour amant le duc de Richelieu, amateur de littrature et de philosophie, qui trouve en milie du rpondant. Cela dure un an et demi. Il lencourage prendre des leons de mathmatiques.

    1732

    Moreau de Maupertuis, membre de lAcadmie des Sciences, lui enseigne la gomtrie et elle devient sa matresse.

    Maupertuis est astronome et physicien. En 1732, il rdige Discours sur les diffrentes figures des astres. Une exposition abrge des systmes de M. Descartes et de M. Newton o il prsente en franais les ides de Newton. Car il faut avouer que jusquici lon na pu encore accorder, dune manire satisfaisante, les Tourbillons avec les phnomnes. Donc au-del dune certaine prudence, un engagement du ct de Newton il devra partir en expdition en Laponie pour prouver aux cartsiens que la Terre est aplatie aux ples. milie fut donc, ici, forme dans lesprit newtonien.

    Elle ne peut assister aux sances de lAcadmie du mercredi, car cest une femme. De mme pour les rencontres entre scientifiques et philosophes du caf Gradot. Elle se fait faire des habits dhomme et sinstalle la table de Maupertuis. Personne nest dupe, mais elle est accepte!

    1733

    En janvier Monsieur du Chtelet rejoint son rgiment pour la guerre de succession de Pologne.

    milie rencontre alors Voltaire chez la marquise de Saint-Pierre. Ce dernier vient de publier en Angleterre les Lettres philosophiques qui lui vaudront de fuir Paris prcipitamment.

    Ils vont ensemble lopra, au thtre et aux audiences royales sans soccuper des rgles de biensance!

    1734

    Lettre Maupertuis, le dimanche janvier 1734: Mon fils est mort cette nuit; jen suis profondment afflige; je ne sortirai point, comme vous croyez bien. Si vous voulez venir me consoler, vous me trouverez seule: jai fait dfendre ma porte; mais il ny a point de temps o je ne trouve un plaisir extrme vous voir.

    Toujours en janvier 1734: Jai pass la soire avec des binmes et des trinmes.

    1735

    Elle accueille Voltaire chez elle, Cirey-sur-Blaise en Haute-Marne. milie veillera sur Voltaire, lui vitant dcrire lirrparable, se dmenant pour plaider sa cause auprs des personnes influentes. Voltaire avait envisag de rester en Angleterre: Lamiti seule ma fait entirement changer de rsolution, et ma rendu ce pays-ci (la France) plus cher que je ne lesprais. Quaurait crit Voltaire dAngleterre?

    Cirey est un refuge o ils vont vivre 4 ans dtude, de promenade, en recevant les chtelains du voisinage. Voltaire la pousse traduire Newton et penser par elle-mme.

    Il avait dcouvert Newton Londres, il avait assist aux funrailles du savant, et avait t frapp de sa renomme. Il contacta alors Maupertuis, La Condamine, Clairaut. Maupertuis avait crit en 1732, un Discours sur les figures des astres o il prsentait les ides de Descartes et de Newton.

    Cette anne-l, milie reoit aussi Francesco Algarotti, scientifique italien, qui rdige Le Newtonianisme pour les dames. Ses entretiens avec Voltaire et milie servent de base une vulgarisation de la thorie de la lumire qumilie trouvera trop lgre, d'autant plus que louvrage ne lui est pas ddicac. On la voit cependant sur le frontispice en conversation avec Algarotti qui crivit Les attraits de la Marquise minvitaient parler dautres choses que de Philosophie.

    On tudie beaucoup, il y a deux repas par jour signals par le tintement dune cloche (le chteau est grand), le soir on lit, on discute des lectures ou on sadonne au thtre.

    Voltaire a de largent, il paie des rnovations au chteau. Il fait mme ajouter une aile avec terrasse et dessinera un jardin!

    Le soir on joue souvent une pice de thtre, milie chante des airs dopra, elle travaille une partie de la nuit. Elle dort peu, 3 ou 4 heures par nuit!

    Cirey

    1737

    Ds cette anne-l le matriel scientifique senrichit. Il y avait dj, dans une pice de lancien chteau, une pice obscure pour les expriences doptique. Une galerie contenait des appareils de physique. On achte quatre miroirs concaves, un grand miroir ardent convexe des deux cts, un baromtre, deux thermomtres, des terrines rsistant au feu le plus violent, des creusets

    Le 15 aot 1737, Maupertuis rentre Paris, aprs son expdition pour mesurer laplatissement de la terre aux ples. Il se heurte lopposition de lAcadmie et des cartsiens: Cassini, Mairan, Raumur, Fontenelle. milie lui crit: On ne veut pas en France que M. Neuton (sic) ait raison, nous sommes des hrtiques en philosophie. Voltaire soutient aussi: Songez Galile, et consolez-vous.

    1738

    Devant le refus de laisser paratre les crits de Newton, elle crit le 11 janvier 1738, Cirey: Nous sommes des hrtiques en philosophie. Jadmire la tmrit avec laquelle je dis nous; mais les marmitons de larme disent bien: nous avons battu les ennemis.

    Cirey, milie a un assez beau cabinet de physique, des tlescopes, des quarts de cercle, des montagnes, du haut desquelles on jouit dun vaste horizon; un thtre, une troupe comique et une troupe tragique (lettre Maupertuis pour linciter venir -11 dcembre 1738). Elle ne cessera de prier Maupertuis de venir il ira voir les Lapones!! Elle minaude parfois: Je me casse la tte et je ne comprends rien (22 mai 1738), Jen attrape quelque mot, par-ci, par-l, mais cela ne sert qu me faire dire des choses fort ridicules (21 mai 1738), Mon Dieu! Quil me reste encore des tnbres dissiper dans mon esprit, et que votre prsence mest ncessaire (29 septembre 1738). Elle cherchera toujours lenseignement dun mathmaticien. Il y aura Koenig, elle essaiera davoir Jean Bernoulli qui se dfilera.

    Cest lanne o elle concourt pour le prix de lAcadmie des Sciences sur la nature du feu.

    Le feu pose problme, noublions pas que nous sommes avant Lavoisier, le feu pse-t-il?

    Ce sont Lonard Euler, le Pre Lozeran de Fiesc et le comte de Crquy qui se partageront le prix. Dans une lettre Maupertuis (28 mai 1736), milie ne semble pas connatre Euler quelle orthographie Fuller. Les traits ne sont pas passionnants, nous avons du mal, aujourdhui, les considrer comme de la physique. Mme Euler considrait le feu comme un fluide lastique, mais il donnait la formule de la vitesse du son, ce qui lui valut sans doute le prix.

    Voltaire sest aussi inscrit. Il suit la thorie dAristote: le feu est une substance matrielle. Il va exprimenter, pendant prs de deux ans, aux forges de M. du Chtelet dans la fort de lAillemont, au nord de Cirey: il fait peser du fer en fusion et remarque que le poids reste le mme aprs refroidissement. Mais quil nen est pas de mme de la fonte! Alors phlogistique ou?

    milie nest pas convaincue. Elle rdige en cachette sa Dissertation sur la nature du feu, en cachette signifie aussi sans expriences. Ce qui ne lempche pas de plonger des vers luisants dans leau froide pour voir si la lumire est attnue. Le trait est une compilation de connaissances, mais napporte rien doriginal, sur prs de 150 pages!

    Contrairement ce qucrit lauteur: Je vous jure que je nesprais point le prix, je sentais merveille que la hardiesse seule de mes ides me linterdisait.

    Ses crits introduisent des postulats plutt de lordre de la mtaphysique. Le feu est un tre particulier qui ne serait ni esprit ni matire et assure au monde lgret et mouvement. Cest presque de lanti-Newton!

    La rarfaction que le feu opre sur tous les corps quil pntre parat tre une des lois primitives de la Nature, un des ressorts du crateur, et la fin pour laquelle le Feu a t cr. Sans cette proprit du Feu, tout serait compact dans la Nature; toute fluidit et peut-tre toute lasticit vient du Feu, et sans cet agent universel, sans ce souffle de vie que Dieu a rpandu sur son ouvrage, la Nature languirait dans le repos et lUnivers ne pourrait subsister un moment tel quil est.

    Lattraction ne fait que dcaler le Feu que les corps contiennent dans leur substance Tout le Feu ne vient pas du Soleil Chaque corps et chaque point de lespace a reu du crateur une portion de Feu en raison de son volume; ce Feu renferm dans le sein de tous les corps, les vivifie, les anime, les fconde.

    Le briquet reste une nigme: Cest sans doute un des plus grands miracles de la nature que le feu le plus ardent puisse tre produit en un moment par la percussion des corps les plus froids en apparence.

    Les exemples inspirs par lastronomie sont frquents avec quelques remarques intressantes:

    Il y a des corps qui nous donnent une grande lumire sans chaleur: tels sont les rayons de la Lune, runis au foyer dun verre ardent (ce qui fait voir en passant labsurdit de lAstrologie). (sic)

    Donc si le Soleil tait un globe de feu, sil ntait pas un corps solide, un seul instant dmanation suffirait pour le dtruire, et il aurait t dissip ds le premier moment quil a commenc dexister.

    milie souligne aussi le problme pos par la gravitation: si le feu a un poids, il devrait tendre vers le centre du soleil, et il ny aurait pas de lumire. Pour comprendre ce qui se passe dans le Soleil et commencer avoir des rponses, il faudra encore attendre deux sicles

    Cet essai nest donc pas lcrit le plus intressant de Madame du Chtelet. Remarquons cependant que, si elle ne gagne pas, son mmoire est publi, fait unique pour une femme. LAcadmie reconnat le travail et la culture quoiquelle ne puisse approuver lide que lon en donne (de la nature du feu).

    1739

    partir de 1739 jusqu sa mort, Madame du Chtelet va beaucoup voyager: Bruxelles, Versailles, Paris et les mondanits, le jeu, les sances publiques de lAcadmie, Fontainebleau, la cour de Stanislas Lunville, Commercy, Sceaux Plus que jamais Cirey sera ltape pour travailler et se reprendre un peu.

    Avec Voltaire, elle part, le 11 mai, pour Bruxelles afin de rgler un procs: un hritage contest des terres de Beringhen et Ham.

    Madame du Chtelet va plaider pour de petites terres (V-1739). (V signifiera par la suite Correspondance de Voltaire).

    Voltaire est accompagn de Koenig, mathmaticien recommand par Maupertuis et Bernoulli. milie est ravie: Je suis venue ici la plus forte en amenant M. de Voltaire et M. de Koenig.

    Le procs trane en longueur. Le 8 aot 1741, elle se plaint quil la empche de dormir pendant 15 jours!

    Cest Koenig qui linitiera la mtaphysique de Leibniz quelle plaa alors en ouverture de ses Institutions de physique crites pour son fils en 1738.

    1740

    Le but tait donc dcrire un ouvrage pour son fils Louis Marie Florent. Elle cherche dailleurs un prcepteur pour son fils: Cest un enfant de 14 ans qui fait dj fort rondement son Euclide (V-1740).

    Elle incite son fils tudier ds sa jeunesse: Vous tes, mon cher fils, dans cet ge heureux o lesprit commence penser, et dans lequel le cur na pas encore des passions assez vives pour le troubler. Cest peut-tre prsent le seul temps de votre vie que vous pourrez donner ltude de la nature, bientt les passions et les plaisirs de votre ge emporteront tous vos moments; et lorsque cette fougue de la jeunesse sera passe, et que vous aurez pay livresse du monde le tribut de votre ge et de votre tat, lambition semparera de votre me; et quand mme dans cet ge plus avanc, et qui souvent nen est pas plus mr, vous voudriez vous appliquer ltude des vritables Sciences, votre esprit nayant plus alors cette flexibilit qui est la partage des beaux ans, il vous faudrait acheter par une tude pnible ce que vous pouvez apprendre aujourdhui avec une extrme facilit. Leon mditer en tous temps.

    Le prologue est intressant, milie explique ce que doit tre le travail scientifique, en fait:

    Planches 6, 7 et 9 des Institutions de Physique

    Nous nous levons la connaissance de la vrit, comme ces gants qui escaladaient les cieux en montant sur les paules les uns des autres.

    Quand il sagit dun livre de Physique il faut demander sil est bon, et non pas si lauteur est anglais, allemand, ou franais.

    Elle souligne limportance de lhypothse utilise avec prudence, sans la prendre pour la ralit, donnant en exemples lvolution du systme gocentrique vers celui de Kepler ou, plus proche, Huyghens et le modle de lanneau de Saturne. Il en est de mme de limportance de lexprience: le bton que la nature a donn nous autres aveugles, pour nous conduire dans nos recherches.

    Sachant que: Une exprience ne suffit pas pour admettre une hypothse, mais une seule suffit pour la rejeter lorsquelle lui est contraire. milie veut faire une sorte de synthse de Descartes, Newton et Leibniz. Elle rend hommage Descartes. Cest justice en effet. Souvenons-nous quun sicle plus tt, sa thorie des tourbillons voulait dfinir le mouvement selon un contact et non selon une proprit intrinsque au corps. Ctait un pas franchi dans les ides. Le seul inconvnient est que, tout tant contact, il ne peut y avoir de vide!

    Elle traite de lespace, du temps, de la loi de Newton avec applications au plan inclin, aux pendules, aux projectiles, aux forces.

    Jai voulu donner une ide de la mtaphysique de Leibniz, que javoue tre la seule qui mait satisfaite, quoiquil me reste encore bien des doutes (lettre Maupertuis, 29 septembre 1738).

    Elle complte en esprant quil sera content du morceau sur la figure de la terre, et du chapitre des Forces Vives et de mme pour le systme de Monsieur de Leibniz.

    Koenig fera courir le bruit quil est lauteur. Lacadmie cartsienne sera fche, Voltaire qui naime pas Leibniz sera contrari. Par contre Maupertuis et Clairaut prennent sa dfense et Le Journal des Savants publie deux articles logieux.

    Voltaire crira, en octobre 1744, Charles-Marie de la Condamine: Cest Madame du Chtelet qui mrite toute votre attention en qualit de sublime gomtre. Elle sest mise claircir Leibniz, ce qui est trs difficile, et moi embrouiller Newton, ce qui est trs ais.

    Remarquons que cet ouvrage rend disponible en franais les ides essentielles de lpoque.

    1741

    Cest lanne de la dispute avec Dortous de Mairan, secrtaire de lAcadmie des Sciences, sur les forces vives. Mairan, dans une lettre de 52 pages, lui reproche davoir chang davis: davoir lou son raisonnement sur les forces vives dans son article sur la nature du feu, puis, tant devenue leibnizienne, davoir envoy un erratum pour aller dans lautre sens! milie dfend, dans sa rponse depuis Bruxelles en avril 1741, le calcul de Bernoulli et de Leibniz comme quoi la force correspond

    2

    mv

    alors que Mairan associe

    mv

    (Voltaire est de lavis de Mairan).

    milie crit Maupertuis, le 29 mai 1741: Je suis honteuse davoir ml des plaisanteries dans une affaire si srieuse, ce nest assurment ni mon caractre, ni mon style, mais il fallait rpondre des injures, sans en dire, sans se fcher, et cela ntait pas ais.

    La querelle est vive. Tous les grands esprits de lpoque sen mlent. Buffon ne fait pas dans la nuance Jai toujours regard lestimation de forces par le carr comme une erreur de Leibnits (sic) et un malentendu misrable de la part de ses adhrents.

    Voltaire conclut: Il est triste pour des gomtres que lon se soit si longtemps battu sans sentendre. On les aurait presque pris pour des thologiens.

    Cest lanne de la publication des lmens de gomtrie de Clairaut. On a dit que le livre avait t crit pour Madame du Chtelet, or cest un livre dinitiation qui ne correspond pas au niveau atteint par la marquise. Il aborde la gomtrie par le biais des mesures de distances sur le terrain. Dans une lettre Frdric de Prusse, Voltaire dclare avoir lu, en 1739, un ouvrage, un cours de gomtrie, par M. Clairaut Louvrage nest pas prt dtre fini; mais le commencement me parat de la plus grande facilit, et par consquent trs utile. Il sera publi en 1741. Par contre lauteur aimait enseigner, il sagit donc dun livre pdagogique.

    1743

    Les Institutions de Physique sont traduites en italien. Voltaire est de retour de Prusse. milie crit, un peu dsabuse Il y a toujours perdre pour lamour dans une absence de 5 mois, le cur se dsaccoutume daimer.

    1744

    Voltaire est infidle! Il trompe milie avec Mademoiselle Gaussin et Madame Denis. Elle ne peut retenir Voltaire qui ne pense qu aller visiter le roi de Prusse. Pourtant, elle a des dettes de jeu, et elle demande de largent Voltaire en avril. cette poque ses meubles manquent dtre saisis!

    1745

    Elle traduit Newton. Cest luvre de sa vie. Il lui faudra 5 ans de travail: traduire du latin au franais, refaire les calculs, commenter. Une partie plus technique, inspire des travaux de Clairaut tudie les orbites suivant des lois diffrentes et termine par un rsum des travaux de Bernoulli sur les mares. Ldition finale sera publie en 1759, dix ans aprs sa mort. Clairaut aidera mettre la dernire main, mais il seffacera avec lgance, ne faisant pas tat de son intervention.

    Clairaut avait beaucoup destime pour Madame du Chtelet, ayant eu aussi Voltaire comme lve, il aurait crit: Javais l deux lves de valeur trs ingale, lune tout fait remarquable, tandis que je

    Principia avec comte de 1680

    nai pu faire entendre lautre ce que sont les mathmatiques.

    Ce travail nempche pas quelques dtentes:Madame du Chtelet joue au cavagnole Versailles. (5 avril, V-1745) Et quelques soucis familiaux, avec une visite Chalon, son fils tant malade de la petite vrole.

    1746

    Cest lanne probable de la rdaction du Discours sur le bonheur qui sera publi en 1779.

    Elle est lue et inscrite sur le registre des membres de lAcadmie de Bologne, le 1er avril 1746.

    1748

    la cour du roi Stanislas Leszczynski, Lunville, milie rencontre Saint-Lambert, pote qui na rien voir avec Voltaire. Pourtant, elle perd sa lucidit et cde la passion. Elle crit alors Saint-Lambert des lettres enflammes, allant jusqu dire Je passerai ma vie avec vous, cela est sr; tout le reste deviendra ce quil pourra. ou, pire, Newton ne mest plus de rien. Un comble pour milie du Chtelet!

    1749

    milie est enceinte de Saint-Lambert, elle regagne Paris puis, avec Voltaire, Lunville en juillet pour accoucher. Lattente dure: Madame du Chtelet nest point encore accouche. Elle a plus de peine mettre au monde un enfant quun livre. (31 aot, V-1749)

    Elle accouche dune fille, le 4 septembre 1749. Aussitt, dans plusieurs lettres, Voltaire fait le rcit suivant, sans se douter de ce qui va arriver: Elle tait son secrtaire deux heures aprs minuit, selon sa louable coutume. Elle dit, en griffonnant du Newton: Mais je sens quelque chose! Ce quelque chose tait une petite fille, qui vint au monde beaucoup plus aisment quun problme. On la reut dans une serviette; on la dposa sur un gros in-quarto, et on fit coucher la mre pour la forme.

    Au-del du badinage, il est vrai qumilie a dautres proccupations lesprit.

    Elle demande alors labb Sallier, bibliothcaire du Cabinet des manuscrits de la Bibliothque royale, denregistrer son manuscrit sur Newton, afin quil soit conserv avant sa publication. Cest, en tout cas, la preuve de son travail qui fut parfois attribu Clairaut.

    Le manuscrit du commentaire est envoy le 9 septembre et elle meurt quelques heures aprs.

    Il semblerait que lt 1749 ait t tardif et chaud. Madame du Chtelet tait incommode par la chaleur, ce qui cacha la fivre. On dit quelle voulut, pour se rafrachir, boire de lorgeat la glace, elle ne leut pas plus tt bu quelle se sentit accable dun violent mal de tte..

    Cest Voltaire qui se chargera de faire publier la traduction en 1759.

    milie est alle au-del de la simple traduction. Elle ajoute des commentaires aux travaux de Newton et une solution analytique des principaux problmes qui concernent le systme du monde, cette tude mathmatique des solutions est trs moderne. Voltaire dcrit la mthode de travail pour cette partie: lgard du commentaire algbrique, cest un ouvrage au-dessus de la traduction. Madame du Chtelet y travailla sur les ides de M. Clairaut: elle fit tous les calculs elle-mme, et quand elle avait achev un chapitre, M. Clairaut lexaminait et le corrigeait. Ce nest pas tout, il peut dans un travail si pnible chapper quelque mprise; il est ais de substituer en crivant un signe un autre; M. Clairaut faisait encore revoir par un tiers les calculs, quand ils taient mis au net, de sorte quil est moralement impossible quil se soit gliss dans cet ouvrage une erreur dinattention.

    Une remarque amusante montre le souci de rigueur apport louvrage. Celui-ci souvre par une lettre en vers de Voltaire. Or Maupertuis critique deux vers: Terre, change de forme, et que la pesanteur, abaissant tes cts, soulve lquateur. Ils furent corrigs en Change de forme, terre! et que ta pesanteur, augmentant sous les ples, lve lquateur. Ce qumilie commente ainsi: Sils ne sont pas beaux, du moins ils sont plus justes.

    Voltaire dclarera Je nai point perdu une matresse, jai perdu la moiti de moi-mme, une me pour qui la mienne tait faite, une amie de vingt ans que javais vu natre. ou encore Ctait le gnie de Leibniz avec de la sensibilit. (V-1749)

    la rvolution en 1793, les patriotes de Lunville brisent la dalle de sa spulture lglise, pillent la tombe et volent les bijoux, puis dispersent ses restes.

    Un portrait physique:

    On nest jamais mieux servi que par ses amis? Voici le portrait de Madame Du Deffand : Repr-sentez-vous une femme grande et sche, sans cul, sans hanches, la poitrine troite, deux petits ttons arrivant de fort loin, de gros bras, de grosses jambes, des pieds normes, une trs petite tte, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux vert-de-mer, le teint noir, rouge, chauff, la bouche

    Elmens de Gomtrie (couverture et planches extraites de louvrage)

    plate, les dents clairsemes et extrmement gtes. Voil la figure de la belle milie. (Correspondance littraire de Grimm, Paris, 1879).

    Ce portrait si mchant ntait guid que par la jalousie. Les peintures que nous avons en sont fort loignes, et de la part de peintres comme Nattier, Loir ou La Tour, moins partisans.

    Madame du Chtelet et Voltaire:

    Au-del de la passion amoureuse, il y a l une grande complicit intellectuelle.

    Madame du Chtelet le protge, le dfend. En 1738, elle crit, propos de labb Desfontaines, auteur du libelle La Voltairomanie:Les naturalistes recherchent avec soin les monstres que la nature produit quelques fois, et les recherches quils font sur leurs causes nest quune simple curiosit qui ne peut nous en garantir; mais il est une autre sorte de monstres dont la recherche est plus utile pour la socit, et dont lextirpation serait bien plus ncessaire. En voici un dune espce toute nouvelle; voici un homme qui doit lhonneur et la vie un autre homme, et qui se fait une gloire, non seulement doutrager son bienfaiteur, mais mme de lui reprocher ses bienfaits. Par malheur pour la nature humaine, il y a eu de tout temps des ingrats, mais il ny en a peut-tre jamais eu qui aient fait gloire de ltre (Mmoires sur Voltaire).

    Un esprit tolrant:

    Elle est dj au-dessus des moqueries venant des mdiocres et des jaloux, en particulier de ces dames (de toute faon, elle ne tient pas salon).

    Elle a rsist avec courage aux impertinences des caillettes, et passera dans la postrit pour un gnie respectable. Si elle navait pas mpris les mauvaises plaisanteries, elle naurait pas fait des choses admirables que les ricaneurs nentendront pas.

    Elle est de plus trs tolrante. Alors quelle cherche un prcepteur pour son fils, Voltaire crit Vous ne doutez pas que dans le royaume de Madame du Chtelet il ny ait une libert absolue de conscience. Elle a un aumnier Cirey, mais cest plus pour prserver les apparences.

    Une passion pour ltude:

    Jaime ltude avec plus de fureur que je nai aim le monde. (lettre du 24 octobre 1738). Cette passion est aussi motive par un certain sens du devoir. Arriver la gloire et se rendre utile au pays, hors la guerre et le gouvernement rservs aux hommes: Il est certain que lamour de ltude est bien moins ncessaire au bonheur des hommes qu celui des femmes. Les hommes ont une infinit de ressources pour tre heureux, qui manquent entirement aux femmes.

    Lonchamp, qui fut au service de Madame du Chtelet, puis de Voltaire, raconte dans ses mmoires: Madame la marquise du Chtelet passait une grande partie de la matine au milieu de ses livres et de ses critures, et elle ne voulait pas y tre interrompue. Mais au sortir de ltude, il semblait que ce ntait plus la mme femme: son air srieux faisait place la gat, et elle se livrait avec la plus grande ardeur tous les plaisirs de la socit.

    La recherche de la vrit:

    Madame du Chtelet et Voltaire constiturent une bibliothque de 21000 ouvrages, dauteurs anciens et contemporains, une partie du temps tait consacre la lecture et lanalyse. Il y avait de nombreux sujets:

    La mtaphysique: Lhomme est-il libre? A-t-on des preuves de lexistence de Dieu? Que sont nos penses?

    La philosophie: Quest-ce que le bonheur? Comment cohabitent raison et passion?

    Le bonheur:

    Le Discours sur le bonheur na rien de trs original, mais il nous en apprend plus sur la marquise. On nest heureux que par des gots et des passions satisfaites.

    Et Madame du Chtelet fut une femme passionne.

    milie avait la passion de la comdie, de lopra, du jeu, o elle perdait beaucoup dargent dailleurs: Madame du Chtelet qui joue ou lopra ou la comdie ou la comte (il sagit dun jeu de cartes pratiqu la cour du roi Stanislas, et non dastronomie!) vous fait mille compliments (V1748).

    Passion extrme, son dcs elle laissait 165000 de dettes, une somme considrable.

    Elle avait la passion des jolies choses: Une bote, une porcelaine, un meuble nouveau, sont une vraie jouissance pour moi.

    Lessentiel est la sant, et on se rsout sans peine faire quelques sacrifices pour conserver la sienne. Jai un trs bon temprament; mais je ne suis point robuste, et il y a des choses qui srement dtruiraient ma sant. Tel est le vin, par exemple, et toutes les liqueurs; je me les suis interdits ds ma premire jeunesse, jai un temprament de feu, je passe toute la matine me noyer de liquides; enfin, je me livre trop souvent la gourmandise dont Dieu ma doue, et je rpare ces excs par des dites rigoureuses que je mimpose la premire incommodit que je sens, et qui mont toujours vit des maladies.

    Lautre source de bonheur, cest dtre exempt de prjugs, et il ne tient qu nous de nous en dfaire.

    Le sens de lamiti:

    Elle continue garder le lien, elle reste fidle en amiti. Il en est ainsi avec Maupertuis, le duc de Richelieu, mme Voltaire, quand il va voir en Prusse ou ailleurs.

    Avec cela, elle ne soccupe pas des mchancets qui ne manquent pas autour delles. Mais ne dit-elle pas: La plus grande vengeance quon puisse prendre des gens qui nous hassent est dtre heureux.

    En guise de conclusion:

    Laissons le dernier mot Voltaire, qui a lart de dcrire en quelques lignes cette femme passionne et combien attachante:

    Tout lui plat, tout convient son vaste gnie;

    Les livres, les bijoux, les compas, les pompons,

    Les vers, les diamants, les bibis, loptique,

    Lalgbre, les soupers, le latin, les jupons,

    Lopra, les procs, le bal et la physique.

    Le nom du Chtelet a t donn un cratre de Vnus en 1994 (lat: 21,5, long: 165, diam: 18,5km) (voir la carte ci-dessous).

    uvres:

    Institutions de la Physique (Paris-1740)

    Rponse la lettre de Mairan sur la question des forces vives (Bruxelles-1741)

    Dissertation sur la nature et la propagation du feu (Paris-1744)

    Doutes sur les religions rvles adresss Voltaire (Paris-1792)

    Rflexions sur le bonheur (dans Opuscules philosophiques et littraires-1796)

    Principes philosophiques de la philosophie naturelle (trad. de Newton, Paris-1766)

    De lexistence de Dieu ( la suite de ses lettres-1806)

    Des ditions de ses lettres en (1782-1806-1818-1878)

    Emiliana (seraient des mmoires perdues).

    Bibliographie:

    Il convient dtre prudent avec les sources. Il vaut mieux se contenter des crits des intresss, mme si bon nombre de lettres de Madame de Chtelet ont t perdues. Cela vite des dconvenues du style de celles rencontres dans une biographie o on nous montre milie dcouvrir la Croix du Sud sur la route de Cirey!

    Bibliographie astronomique de De La Lande (Paris-1803)

    Lettres indites de Madame la Marquise du Chtelet (Paris-1818)

    Mmoire sur Voltaire, par Longchamp et Wagnire (Paris-1826)

    milie, milie ou lambition fminine au XVIIIe sicle par lisabeth Badinter (1983, rdit en mars 2006) (lautre milie est Madame dpinay)

    DArouet Voltaire, par Ren Pommeau (1988)

    Avec Madame du Chtelet, par Ren Vaillot (1988)

    Correspondance de Voltaire, par Thodore Besterman

    Madame du Chtelet, la femme des Lu-mires, direction . Badinter (BnF-2006)

    Cratre du Chtelet sur Vnus. Frontispice du livre dAlgarotti.

    PAGE

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    Georges PaturelN03chatelet.doc

  • Elle ne ddaigne pas les plaisirs de la vie, collectionnant robes, chaussures, bijoux, porcelaines, got pour le maquillage, influenc peut-tre par sa visite la cour de Versailles en 1722. Paris, son pre reoit Fontenelle, qui lui donnera des leons de sciences. Le baron de Breteuil recevait aussi Voltaire, et partageait ses ides. En particulier celles portes par dipe , uvre qui est un rquisitoire contre les dieux, et qui influena certainement la jeune milie qui ne savait pas que son destin rencontrerait celui de lauteur 1725

    Le 20 juin 1725, elle est marie au marquis Florent Claude du Chtelet. Mariage arrang comme souvent. Il est militaire, passionn de chasse ; elle aime la socit, les salons et la vie de cour. Elle a 19 ans, il en a 30. Son poux tant gouverneur de Semur-en-Auxois, elle y sjourne et y rencontre le mathmaticien Mzires.

    Elle eut 3 enfants de son mari. Une fille le 30 janvier 1726, Gabrielle Pauline, qui pousera un prince italien, un garon le 20 novembre 1727, Florent Louis Marie, qui sera guillotin en 1794, et un autre garon, Victor Esprit, en 1733, qui dcdera en aot 1734. 1728

    Le 24 mars son pre dcde en son htel des Tuileries. milie en est trs affecte, sa mre se retire au chteau du Buisson Crteil o elle mourut en 1740. milie ntait pas trs proche de sa mre. Lorsquelle se rend son chevet en septembre 1735, pour cause de maladie, elle crit Maupertuis : Le devoir ma fait faire cinquante lieues en poste sans me coucher Elle est heureusement hors daffaire. Je men retournerai de mme ds que le quatorzime jour de la maladie sera pass.

    1730

    Elle a 24 ans, elle prend pour amant le duc de Richelieu, amateur de littrature et de philosophie, qui trouve en milie du rpondant. Cela dure un an et demi. Il lencourage prendre des leons de mathmatiques. 1732

    Moreau de Maupertuis, membre de lAcadmie des Sciences, lui enseigne la gomtrie et elle devient sa matresse.

    Maupertuis est astronome et physicien. En 1732, il rdige Discours sur les diffrentes figures des astres. Une exposition abrge des systmes de M. Descartes et de M. Newton o il prsente en franais les ides de Newton. Car il faut avouer que

    jusquici lon na pu encore accorder, dune manire satisfaisante, les Tourbillons avec les phnomnes . Donc au-del dune certaine prudence, un engagement du ct de Newton il devra partir en expdition en Laponie pour prouver aux cartsiens que la Terre est aplatie aux ples. milie fut donc, ici, forme dans lesprit newtonien .

    Elle ne peut assister aux sances de lAcadmie du mercredi, car cest une femme. De mme pour les rencontres entre scientifiques et philosophes du caf Gradot. Elle se fait faire des habits dhomme et sinstalle la table de Maupertuis. Personne nest dupe, mais elle est accepte ! 1733

    En janvier Monsieur du Chtelet rejoint son rgiment pour la guerre de succession de Pologne.

    milie rencontre alors Voltaire chez la marquise de Saint-Pierre. Ce dernier vient de publier en Angleterre les Lettres philosophiques qui lui vaudront de fuir Paris prcipitamment.

    Ils vont ensemble lopra, au thtre et aux audiences royales sans soccuper des rgles de biensance ! 1734

    Lettre Maupertuis, le dimanche janvier 1734 : Mon fils est mort cette nuit ; jen suis profondment afflige ; je ne sortirai point, comme vous croyez bien. Si vous voulez venir me consoler, vous me trouverez seule : jai fait dfendre ma porte ; mais il ny a point de temps o je ne trouve un plaisir extrme vous voir.

    Toujours en janvier 1734 : Jai pass la soire avec des binmes et des trinmes. 1735

    Elle accueille Voltaire chez elle, Cirey-sur-Blaise en Haute-Marne. milie veillera sur Voltaire, lui vitant dcrire lirrparable, se dmenant pour plaider sa cause auprs des personnes influentes. Voltaire avait envisag de rester en Angleterre : Lamiti seule ma fait entirement changer de rsolution, et ma rendu ce pays-ci (la France) plus cher que je ne lesprais . Quaurait crit Voltaire dAngleterre ?

    Cirey est un refuge o ils vont vivre 4 ans dtude, de promenade, en recevant les chtelains du voisinage. Voltaire la pousse traduire Newton et penser par elle-mme .

    Il avait dcouvert Newton Londres, il avait assist aux funrailles du savant, et avait t frapp de sa renomme. Il contacta alors Maupertuis, La Condamine, Clairaut. Maupertuis avait crit en 1732,

    CC n116 hiver 2006 7

  • un Discours sur les figures des astres o il prsentait les ides de Descartes et de Newton.

    Cette anne-l, milie reoit aussi Francesco Algarotti, scientifique italien, qui rdige Le Newtonianisme pour les dames . Ses entretiens avec Voltaire et milie servent de base une vulgarisation de la thorie de la lumire qumilie trouvera trop lgre, d'autant plus que louvrage ne lui est pas ddicac. On la voit cependant sur le frontispice en conversation avec Algarotti qui crivit Les attraits de la Marquise minvitaient parler dautres choses que de Philosophie.

    On tudie beaucoup, il y a deux repas par jour signals par le tintement dune cloche (le chteau est grand), le soir on lit, on discute des lectures ou on sadonne au thtre.

    Voltaire a de largent, il paie des rnovations au chteau. Il fait mme ajouter une aile avec terrasse et dessinera un jardin !

    Le soir on joue souvent une pice de thtre, milie chante des airs dopra, elle travaille une partie de la nuit. Elle dort peu, 3 ou 4 heures par nuit !

    Cirey

    1737 Ds cette anne-l le matriel scientifique

    senrichit. Il y avait dj, dans une pice de lancien chteau, une pice obscure pour les expriences doptique. Une galerie contenait des appareils de physique. On achte quatre miroirs concaves, un grand miroir ardent convexe des deux cts , un baromtre, deux thermomtres, des terrines rsistant au feu le plus violent , des creusets

    Le 15 aot 1737, Maupertuis rentre Paris, aprs son expdition pour mesurer laplatissement de la terre aux ples. Il se heurte lopposition de lAcadmie et des cartsiens : Cassini, Mairan, Raumur, Fontenelle. milie lui crit : On ne veut pas en France que M. Neuton (sic) ait raison, nous sommes des hrtiques en philosophie . Voltaire soutient aussi : Songez Galile, et consolez-vous.

    1738 Devant le refus de laisser paratre les crits de

    Newton, elle crit le 11 janvier 1738, Cirey : Nous sommes des hrtiques en philosophie. Jadmire la tmrit avec laquelle je dis nous ; mais les marmitons de larme disent bien : nous avons battu les ennemis.

    Cirey, milie a un assez beau cabinet de physique, des tlescopes, des quarts de cercle, des montagnes, du haut desquelles on jouit dun vaste horizon ; un thtre, une troupe comique et une troupe tragique (lettre Maupertuis pour linciter venir -11 dcembre 1738). Elle ne cessera de prier Maupertuis de venir il ira voir les Lapones !! Elle minaude parfois : Je me casse la tte et je ne comprends rien (22 mai 1738), Jen attrape quelque mot, par-ci, par-l, mais cela ne sert qu me faire dire des choses fort ridicules (21 mai 1738), Mon Dieu ! Quil me reste encore des tnbres dissiper dans mon esprit, et que votre prsence mest ncessaire (29 septembre 1738). Elle cherchera toujours lenseignement dun mathmaticien. Il y aura Koenig, elle essaiera davoir Jean Bernoulli qui se dfilera.

    Cest lanne o elle concourt pour le prix de lAcadmie des Sciences sur la nature du feu.

    Le feu pose problme, noublions pas que nous sommes avant Lavoisier, le feu pse-t-il ?

    Ce sont Lonard Euler, le Pre Lozeran de Fiesc et le comte de Crquy qui se partageront le prix. Dans une lettre Maupertuis (28 mai 1736), milie ne semble pas connatre Euler quelle orthographie Fuller. Les traits ne sont pas passionnants, nous avons du mal, aujourdhui, les considrer comme de la physique. Mme Euler considrait le feu comme un fluide lastique, mais il donnait la formule de la vitesse du son, ce qui lui valut sans doute le prix.

    Voltaire sest aussi inscrit. Il suit la thorie dAristote : le feu est une substance matrielle. Il va exprimenter, pendant prs de deux ans, aux forges de M. du Chtelet dans la fort de lAillemont, au nord de Cirey : il fait peser du fer en fusion et remarque que le poids reste le mme aprs refroidissement. Mais quil nen est pas de mme de la fonte ! Alors phlogistique ou ?

    milie nest pas convaincue. Elle rdige en cachette sa Dissertation sur la nature du feu , en cachette signifie aussi sans expriences. Ce qui ne lempche pas de plonger des vers luisants dans leau froide pour voir si la lumire est attnue. Le trait est une compilation de connaissances, mais napporte rien doriginal, sur prs de 150 pages !

    Contrairement ce qucrit lauteur : Je vous jure que je nesprais point le prix, je sentais

    8 CC n116 hiver 2006

  • merveille que la hardiesse seule de mes ides me linterdisait .

    Ses crits introduisent des postulats plutt de lordre de la mtaphysique. Le feu est un tre particulier qui ne serait ni esprit ni matire et assure au monde lgret et mouvement. Cest presque de lanti-Newton !

    La rarfaction que le feu opre sur tous les corps quil pntre parat tre une des lois primitives de la Nature, un des ressorts du crateur, et la fin pour laquelle le Feu a t cr. Sans cette proprit du Feu, tout serait compact dans la Nature ; toute fluidit et peut-tre toute lasticit vient du Feu, et sans cet agent universel, sans ce souffle de vie que Dieu a rpandu sur son ouvrage, la Nature languirait dans le repos et lUnivers ne pourrait subsister un moment tel quil est.

    Lattraction ne fait que dcaler le Feu que les corps contiennent dans leur substance Tout le Feu ne vient pas du Soleil Chaque corps et chaque point de lespace a reu du crateur une portion de Feu en raison de son volume ; ce Feu renferm dans le sein de tous les corps, les vivifie, les anime, les fconde.

    Le briquet reste une nigme : Cest sans doute un des plus grands miracles de la nature que le feu le plus ardent puisse tre produit en un moment par la percussion des corps les plus froids en apparence.

    Les exemples inspirs par lastronomie sont frquents avec quelques remarques intressantes :

    Il y a des corps qui nous donnent une grande lumire sans chaleur : tels sont les rayons de la Lune, runis au foyer dun verre ardent (ce qui fait voir en passant labsurdit de lAstrologie). (sic)

    Donc si le Soleil tait un globe de feu, sil ntait pas un corps solide, un seul instant dmanation suffirait pour le dtruire, et il aurait t dissip ds le premier moment quil a commenc dexister.

    milie souligne aussi le problme pos par la gravitation : si le feu a un poids, il devrait tendre vers le centre du soleil, et il ny aurait pas de lumire. Pour comprendre ce qui se passe dans le Soleil et commencer avoir des rponses, il faudra encore attendre deux sicles

    Cet essai nest donc pas lcrit le plus intressant de Madame du Chtelet. Remarquons cependant que, si elle ne gagne pas, son mmoire est publi, fait unique pour une femme. LAcadmie reconnat le travail et la culture quoiquelle ne puisse approuver lide que lon en donne (de la nature du feu).

    1739

    partir de 1739 jusqu sa mort, Madame du Chtelet va beaucoup voyager : Bruxelles, Versailles, Paris et les mondanits, le jeu, les sances publiques de lAcadmie, Fontainebleau, la cour de Stanislas Lunville, Commercy, Sceaux Plus que jamais Cirey sera ltape pour travailler et se reprendre un peu.

    Avec Voltaire, elle part, le 11 mai, pour Bruxelles afin de rgler un procs : un hritage contest des terres de Beringhen et Ham.

    Madame du Chtelet va plaider pour de petites terres (V-1739). (V signifiera par la suite Correspondance de Voltaire ).

    Voltaire est accompagn de Koenig, mathmaticien recommand par Maupertuis et Bernoulli. milie est ravie : Je suis venue ici la plus forte en amenant M. de Voltaire et M. de Koenig .

    Le procs trane en longueur. Le 8 aot 1741, elle se plaint quil la empche de dormir pendant 15 jours !

    Cest Koenig qui linitiera la mtaphysique de Leibniz quelle plaa alors en ouverture de ses Institutions de physique crites pour son fils en 1738. 1740

    Le but tait donc dcrire un ouvrage pour son fils Louis Marie Florent. Elle cherche dailleurs un prcepteur pour son fils : Cest un enfant de 14 ans qui fait dj fort rondement son Euclide (V-1740).

    Elle incite son fils tudier ds sa jeunesse : Vous tes, mon cher fils, dans cet ge heureux o lesprit commence penser, et dans lequel le cur na pas encore des passions assez vives pour le troubler. Cest peut-tre prsent le seul temps de votre vie que vous pourrez donner ltude de la nature, bientt les passions et les plaisirs de votre ge emporteront tous vos moments ; et lorsque cette fougue de la jeunesse sera passe, et que vous aurez pay livresse du monde le tribut de votre ge et de votre tat, lambition semparera de votre me ; et quand mme dans cet ge plus avanc, et qui souvent nen est pas plus mr, vous voudriez vous appliquer ltude des vritables Sciences, votre esprit nayant plus alors cette flexibilit qui est la partage des beaux ans, il vous faudrait acheter par une tude pnible ce que vous pouvez apprendre aujourdhui avec une extrme facilit. Leon mditer en tous temps.

    Le prologue est intressant, milie explique ce

    que doit tre le travail scientifique, en fait :

    CC n116 hiver 2006 9

  • Planches 6, 7 et 9 des Institutions de Physique

    Nous nous levons la connaissance de la vrit, comme ces gants qui escaladaient les cieux en montant sur les paules les uns des autres.

    Quand il sagit dun livre de Physique il faut demander sil est bon, et non pas si lauteur est anglais, allemand, ou franais.

    Elle souligne limportance de lhypothse utilise avec prudence, sans la prendre pour la ralit, donnant en exemples lvolution du systme gocentrique vers celui de Kepler ou, plus proche, Huyghens et le modle de lanneau de Saturne. Il en est de mme de limportance de lexprience : le bton que la nature a donn nous autres aveugles, pour nous conduire dans nos recherches.

    Sachant que : Une exprience ne suffit pas pour admettre une hypothse, mais une seule suffit pour la rejeter lorsquelle lui est contraire. milie veut faire une sorte de synthse de Descartes, Newton et Leibniz. Elle rend hommage Descartes. Cest justice en effet. Souvenons-nous quun sicle plus tt, sa thorie des tourbillons voulait dfinir le mouvement selon un contact et non selon une proprit intrinsque au corps. Ctait un pas franchi dans les ides. Le seul inconvnient est que, tout tant contact, il ne peut y avoir de vide !

    Elle traite de lespace, du temps, de la loi de Newton avec applications au plan inclin, aux pendules, aux projectiles, aux forces.

    Jai voulu donner une ide de la mtaphysique de Leibniz, que javoue tre la seule qui mait satisfaite, quoiquil me reste encore bien des doutes (lettre Maupertuis, 29 septembre 1738).

    Elle complte en esprant quil sera content

    du morceau sur la figure de la terre, et du chapitre

    des Forces Vives et de mme pour le systme de Monsieur de Leibniz .

    Koenig fera courir le bruit quil est lauteur. Lacadmie cartsienne sera fche, Voltaire qui naime pas Leibniz sera contrari. Par contre Maupertuis et Clairaut prennent sa dfense et Le Journal des Savants publie deux articles logieux.

    Voltaire crira, en octobre 1744, Charles-Marie de la Condamine : Cest Madame du Chtelet qui mrite toute votre attention en qualit de sublime gomtre. Elle sest mise claircir Leibniz, ce qui est trs difficile, et moi embrouiller Newton, ce qui est trs ais.

    Remarquons que cet ouvrage rend disponible en franais les ides essentielles de lpoque. 1741

    Cest lanne de la dispute avec Dortous de Mairan, secrtaire de lAcadmie des Sciences, sur les forces vives. Mairan, dans une lettre de 52 pages, lui reproche davoir chang davis : davoir lou son raisonnement sur les forces vives dans son article sur la nature du feu, puis, tant devenue leibnizienne, davoir envoy un erratum pour aller dans lautre sens ! milie dfend, dans sa rponse depuis Bruxelles en avril 1741, le calcul de Bernoulli et de Leibniz comme quoi la force correspond alors que Mairan associe (Voltaire est de lavis de Mairan).

    2mvmv

    milie crit Maupertuis, le 29 mai 1741 : Je suis honteuse davoir ml des plaisanteries dans une affaire si srieuse, ce nest assurment ni mon caractre, ni mon style, mais il fallait rpondre des injures, sans en dire, sans se fcher, et cela ntait pas ais.

    10 CC n116 hiver 2006

  • La querelle est vive. Tous les grands esprits de lpoque sen mlent. Buffon ne fait pas dans la nuance Jai toujours regard lestimation de forces par le carr comme une erreur de Leibnits (sic) et un malentendu misrable de la part de ses adhrents.

    Voltaire conclut : Il est triste pour des gomtres que lon se soit si longtemps battu sans sentendre. On les aurait presque pris pour des thologiens.

    Cest lanne de la publication des lmens de

    gomtrie de Clairaut. On a dit que le livre avait t crit pour Madame du Chtelet, or cest un livre dinitiation qui ne correspond pas au niveau atteint par la marquise. Il aborde la gomtrie par le biais des mesures de distances sur le terrain . Dans une lettre Frdric de Prusse, Voltaire dclare avoir lu, en 1739, un ouvrage, un cours de gomtrie, par M. Clairaut Louvrage nest pas prt dtre fini ; mais le commencement me parat de la plus grande facilit, et par consquent trs utile. Il sera publi en 1741. Par contre lauteur aimait enseigner, il sagit donc dun livre pdagogique.

    1743

    Les Institutions de Physique sont traduites en italien. Voltaire est de retour de Prusse. milie crit, un peu dsabuse Il y a toujours perdre pour lamour dans une absence de 5 mois, le cur se dsaccoutume daimer. 1744

    Voltaire est infidle ! Il trompe milie avec Mademoiselle Gaussin et Madame Denis. Elle ne peut retenir Voltaire qui ne pense qu aller visiter le roi de Prusse. Pourtant, elle a des dettes de jeu, et elle demande de largent Voltaire en avril. cette poque ses meubles manquent dtre saisis !

    1745

    Elle traduit Newton. Cest luvre de sa vie. Il lui faudra 5 ans de travail : traduire du latin au franais, refaire les calculs, commenter. Une partie plus technique, inspire des travaux de Clairaut tudie les orbites suivant des lois diffrentes et termine par un rsum des travaux de Bernoulli sur les mares. Ldition finale sera publie en 1759, dix ans aprs sa mort. Clairaut aidera mettre la dernire main, mais il seffacera avec lgance, ne faisant pas tat de son intervention.

    Clairaut avait beaucoup destime pour Madame du Chtelet, ayant eu aussi Voltaire comme lve, il aurait crit : Javais l deux lves de valeur trs ingale, lune tout fait remarquable, tandis que je

    Principia avec comte de 1680

    nai pu faire entendre lautre ce que sont les mathmatiques.

    Ce travail nempche pas quelques dtentes : Madame du Chtelet joue au cavagnole Versailles. (5 avril, V-1745) Et quelques soucis familiaux, avec une visite Chalon, son fils tant malade de la petite vrole. 1746

    Cest lanne probable de la rdaction du Discours sur le bonheur qui sera publi en 1779.

    Elle est lue et inscrite sur le registre des membres de lAcadmie de Bologne, le 1er avril 1746. 1748

    la cour du roi Stanislas Leszczynski, Lunville, milie rencontre Saint-Lambert, pote qui na rien voir avec Voltaire. Pourtant, elle perd sa lucidit et cde la passion. Elle crit alors Saint-Lambert des lettres enflammes, allant jusqu dire Je passerai ma vie avec vous, cela est sr ; tout le reste deviendra ce quil pourra. ou, pire, Newton ne mest plus de rien . Un comble pour milie du Chtelet ! 1749

    milie est enceinte de Saint-Lambert, elle regagne Paris puis, avec Voltaire, Lunville en juillet pour accoucher. Lattente dure : Madame du Chtelet nest point encore accouche. Elle a plus de peine mettre au monde un enfant quun livre. (31 aot, V-1749)

    Elle accouche dune fille, le 4 septembre 1749. Aussitt, dans plusieurs lettres, Voltaire fait le rcit suivant, sans se douter de ce qui va arriver : Elle tait son secrtaire deux heures aprs minuit, selon sa louable coutume. Elle dit, en griffonnant du Newton : Mais je sens quelque chose ! Ce quelque chose tait une petite fille, qui vint au monde

    CC n116 hiver 2006 11

  • beaucoup plus aisment quun problme. On la reut dans une serviette ; on la dposa sur un gros in-quarto, et on fit coucher la mre pour la forme.

    Au-del du badinage, il est vrai qumilie a dautres proccupations lesprit.

    Elle demande alors labb Sallier, bibliothcaire du Cabinet des manuscrits de la Bibliothque royale, denregistrer son manuscrit sur Newton, afin quil soit conserv avant sa publication. Cest, en tout cas, la preuve de son travail qui fut parfois attribu Clairaut.

    Le manuscrit du commentaire est envoy le 9 septembre et elle meurt quelques heures aprs.

    Il semblerait que lt 1749 ait t tardif et chaud. Madame du Chtelet tait incommode par la chaleur, ce qui cacha la fivre. On dit quelle voulut, pour se rafrachir, boire de lorgeat la glace, elle ne leut pas plus tt bu quelle se sentit accable dun violent mal de tte..

    Cest Voltaire qui se chargera de faire publier la traduction en 1759.

    milie est alle au-del de la simple traduction. Elle ajoute des commentaires aux travaux de Newton et une solution analytique des principaux problmes qui concernent le systme du monde , cette tude mathmatique des solutions est trs moderne . Voltaire dcrit la mthode de travail pour cette partie : lgard du commentaire algbrique, cest un ouvrage au-dessus de la traduction. Madame du Chtelet y travailla sur les ides de M. Clairaut : elle fit tous les calculs elle-mme, et quand elle avait achev un chapitre, M. Clairaut lexaminait et le corrigeait. Ce nest pas tout, il peut dans un travail si pnible chapper quelque

    mprise ; il est ais de substituer en crivant un signe un autre ; M. Clairaut faisait encore revoir par un tiers les calculs, quand ils taient mis au net, de sorte quil est moralement impossible quil se soit gliss dans cet ouvrage une erreur dinattention.

    Une remarque amusante montre le souci de rigueur apport louvrage. Celui-ci souvre par une lettre en vers de Voltaire. Or Maupertuis critique deux vers : Terre, change de forme, et que la pesanteur, abaissant tes cts, soulve lquateur . Ils furent corrigs en Change de forme, terre ! et que ta pesanteur, augmentant sous les ples, lve lquateur . Ce qumilie commente ainsi : Sils ne sont pas beaux, du moins ils sont plus justes.

    Voltaire dclarera Je nai point perdu une matresse, jai perdu la moiti de moi-mme, une me pour qui la mienne tait faite, une amie de vingt ans que javais vu natre. ou encore Ctait le gnie de Leibniz avec de la sensibilit. (V-1749) la rvolution en 1793, les patriotes de Lunville brisent la dalle de sa spulture lglise, pillent la tombe et volent les bijoux, puis dispersent ses restes. Un portrait physique :

    On nest jamais mieux servi que par ses amis ? Voici le portrait de Madame Du Deffand : Repr-sentez-vous une femme grande et sche, sans cul, sans hanches, la poitrine troite, deux petits ttons arrivant de fort loin, de gros bras, de grosses jambes, des pieds normes, une trs petite tte, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux vert-de-mer, le teint noir, rouge, chauff, la bouche

    Elmens de Gomtrie (couverture et planches extraites de louvrage)

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  • plate, les dents clairsemes et extrmement gtes. Voil la figure de la belle milie. (Correspondance littraire de Grimm, Paris, 1879).

    Ce portrait si mchant ntait guid que par la jalousie. Les peintures que nous avons en sont fort loignes, et de la part de peintres comme Nattier, Loir ou La Tour, moins partisans.

    Madame du Chtelet et Voltaire :

    Au-del de la passion amoureuse, il y a l une grande complicit intellectuelle.

    Madame du Chtelet le protge, le dfend. En 1738, elle crit, propos de labb Desfontaines, auteur du libelle La Voltairomanie : Les naturalistes recherchent avec soin les monstres que la nature produit quelques fois, et les recherches quils font sur leurs causes nest quune simple curiosit qui ne peut nous en garantir ; mais il est une autre sorte de monstres dont la recherche est plus utile pour la socit, et dont lextirpation serait bien plus ncessaire. En voici un dune espce toute nouvelle ; voici un homme qui doit lhonneur et la vie un autre homme, et qui se fait une gloire, non seulement doutrager son bienfaiteur, mais mme de lui reprocher ses bienfaits. Par malheur pour la nature humaine, il y a eu de tout temps des ingrats, mais il ny en a peut-tre jamais eu qui aient fait gloire de ltre (Mmoires sur Voltaire). Un esprit tolrant :

    Elle est dj au-dessus des moqueries venant des mdiocres et des jaloux, en particulier de ces dames (de toute faon, elle ne tient pas salon).

    Elle a rsist avec courage aux impertinences des caillettes, et passera dans la postrit pour un gnie respectable. Si elle navait pas mpris les mauvaises plaisanteries, elle naurait pas fait des choses admirables que les ricaneurs nentendront pas.

    Elle est de plus trs tolrante. Alors quelle cherche un prcepteur pour son fils, Voltaire crit Vous ne doutez pas que dans le royaume de Madame du Chtelet il ny ait une libert absolue de conscience. Elle a un aumnier Cirey, mais cest plus pour prserver les apparences. Une passion pour ltude :

    Jaime ltude avec plus de fureur que je nai aim le monde. (lettre du 24 octobre 1738). Cette passion est aussi motive par un certain sens du devoir. Arriver la gloire et se rendre utile au pays, hors la guerre et le gouvernement rservs aux hommes : Il est certain que lamour de ltude est bien moins ncessaire au bonheur des hommes qu celui des femmes. Les hommes ont une infinit de

    ressources pour tre heureux, qui manquent entirement aux femmes.

    Lonchamp, qui fut au service de Madame du Chtelet, puis de Voltaire, raconte dans ses mmoires : Madame la marquise du Chtelet passait une grande partie de la matine au milieu de ses livres et de ses critures, et elle ne voulait pas y tre interrompue. Mais au sortir de ltude, il semblait que ce ntait plus la mme femme : son air srieux faisait place la gat, et elle se livrait avec la plus grande ardeur tous les plaisirs de la socit. La recherche de la vrit :

    Madame du Chtelet et Voltaire constiturent une bibliothque de 21000 ouvrages, dauteurs anciens et contemporains, une partie du temps tait consacre la lecture et lanalyse. Il y avait de nombreux sujets :

    La mtaphysique : Lhomme est-il libre ? A-t-on des preuves de lexistence de Dieu ? Que sont nos penses ?

    La philosophie : Quest-ce que le bonheur ? Comment cohabitent raison et passion ? Le bonheur :

    Le Discours sur le bonheur na rien de trs original, mais il nous en apprend plus sur la marquise. On nest heureux que par des gots et des passions satisfaites.

    Et Madame du Chtelet fut une femme passionne.

    milie avait la passion de la comdie, de lopra, du jeu, o elle perdait beaucoup dargent dailleurs : Madame du Chtelet qui joue ou lopra ou la comdie ou la comte (il sagit dun jeu de cartes pratiqu la cour du roi Stanislas, et non dastronomie !) vous fait mille compliments (V1748).

    Passion extrme, son dcs elle laissait 165000 de dettes, une somme considrable.

    Elle avait la passion des jolies choses : Une bote, une porcelaine, un meuble nouveau, sont une vraie jouissance pour moi.

    Lessentiel est la sant, et on se rsout sans peine faire quelques sacrifices pour conserver la sienne. Jai un trs bon temprament ; mais je ne suis point robuste, et il y a des choses qui srement dtruiraient ma sant. Tel est le vin, par exemple, et toutes les liqueurs ; je me les suis interdits ds ma premire jeunesse, jai un temprament de feu, je passe toute la matine me noyer de liquides ; enfin, je me livre trop souvent la gourmandise dont Dieu ma doue, et je rpare ces excs par des dites rigoureuses que je mimpose la premire

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  • incommodit que je sens, et qui mont toujours vit des maladies.

    Lautre source de bonheur, cest dtre exempt de prjugs, et il ne tient qu nous de nous en dfaire. Le sens de lamiti :

    Elle continue garder le lien, elle reste fidle en amiti. Il en est ainsi avec Maupertuis, le duc de Richelieu, mme Voltaire, quand il va voir en Prusse ou ailleurs.

    Avec cela, elle ne soccupe pas des mchancets qui ne manquent pas autour delles. Mais ne dit-elle pas : La plus grande vengeance quon puisse prendre des gens qui nous hassent est dtre heureux. En guise de conclusion :

    Laissons le dernier mot Voltaire, qui a lart de dcrire en quelques lignes cette femme passionne et combien attachante :

    Tout lui plat, tout convient son vaste gnie ;

    Les livres, les bijoux, les compas, les pompons, Les vers, les diamants, les bibis, loptique, Lalgbre, les soupers, le latin, les jupons, Lopra, les procs, le bal et la physique. Le nom du Chtelet a t donn un

    cratre de Vnus en 1994 (lat : 21,5, long : 165, diam : 18,5km) (voir la carte ci-dessous). uvres :

    Institutions de la Physique (Paris-1740) Rponse la lettre de Mairan sur la

    question des forces vives (Bruxelles-1741) Dissertation sur la nature et la propagation

    du feu (Paris-1744)

    Doutes sur les religions rvles adresss Voltaire (Paris-1792)

    Rflexions sur le bonheur (dans Opuscules philosophiques et littraires-1796)

    Principes philosophiques de la philosophie naturelle (trad. de Newton, Paris-1766)

    De lexistence de Dieu ( la suite de ses lettres-1806)

    Des ditions de ses lettres en (1782-1806-1818-1878)

    Emiliana (seraient des mmoires perdues). Bibliographie :

    Il convient dtre prudent avec les sources. Il vaut mieux se contenter des crits des intresss, mme si bon nombre de lettres de Madame de Chtelet ont t perdues. Cela vite des dconvenues du style de celles rencontres dans une biographie o on nous montre milie dcouvrir la Croix du Sud sur la route de Cirey !

    Bibliographie astronomique de De La Lande (Paris-1803)

    Lettres indites de Madame la Marquise du Chtelet (Paris-1818)

    Mmoire sur Voltaire, par Longchamp et Wagnire (Paris-1826)

    milie, milie ou lambition fminine au XVIIIe sicle par lisabeth Badinter (1983, rdit en mars 2006) (lautre milie est Madame dpinay)

    DArouet Voltaire, par Ren Pommeau (1988)

    Avec Madame du Chtelet, par Ren Vaillot (1988)

    Correspondance de Voltaire, par Thodore Besterman

    Madame du Chtelet, la femme des Lu-mires, direction . Badinter (BnF-2006)

    Cratre du Chtelet sur Vnus. Frontispice du livre dAlgarotti.

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