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Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 394–398 Article original Un traumatisme majeur : le mal absolu que l’être humain fait à l’être humain A major trauma: The absolute evil that human beings inflict upon one another C. Chiland Université Paris Descartes, 31, rue Censier, 75005 Paris, France Résumé But de l’étude. Il ne s’agit pas de données expérimentales, mais d’une réflexion sur la destructivité des êtres humains à l’égard de leurs semblables qu’ils ne reconnaissent pas comme tels et le lien possible avec la disparition pathologique de l’empathie. L’inhumanité de l’être humain. Alors que les êtres humains sont ballotés comme des fétus sur la mer d’infortune des catastrophes naturelles, qu’ils sont tous voués à la maladie, la vieillesse et la mort, cette condition humaine est aggravée dans ce qu’elle a d’inexorable par le mal que certains êtres humains font gratuitement à d’autres êtres humains : la guerre et ses massacres, la torture, l’esclavage, le racisme, les univers concentrationnaires, les génocides. Nous souffrons d’appartenir à la même espèce que les bourreaux, mais sommes-nous assurés que, soumis aux mêmes circonstances qu’eux, nous aurions été capables de résister ? La perte d’empathie chez les bourreaux et les criminels. Aussi bien dans les meurtres collectifs que dans les crimes individuels, on assiste à une perte d’empathie. S’agit-il d’une forme de pathologie non reconnue par la psychiatrie parce qu’on ne peut pas la traiter par les ressources thérapeutiques de la psychiatrie et qu’elle laisse entière la responsabilité des actes ? La perte d’empathie dans l’autisme. Dans l’autisme, la perte d’empathie est peut-être liée à une atteinte des circuits neuronaux qui la rendent possible et ne conduit pas à la criminalité. Une vignette clinique éclaire les dimensions multiples du problème. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Traumatisme ; Condition humaine ; Inhumanité ; Empathie ; Normal et pathologique ; Bourreaux ; Criminels ; Autisme Abstract The aim of the study. The focus is not on experimental data, but on thinking about the destructiveness that human beings may show towards their fellow men and women whom they do not consider to be human beings and about the possible link between this and the pathological disappearance of empathy. The inhumanity of human beings. Human beings are tossed like straws upon a sea of troubles of natural disasters, with illness, old age and death forever lurking in the background, yet the inexorable nature of the human condition is worsened by the evil that some human beings needlessly inflict upon others: war and its massacres, torture, slavery, racism, concentration camps, genocide. We feel bad because we belong to the same species as the torturers yet can we be sure that, were we to be placed in situations similar to those in which they find themselves, we ourselves would be able to resist? The loss of empathy in torturers and criminals. In both group massacres and individual crimes, there is a loss of empathy. Is this a form of pathology not acknowledged as such in psychiatry because it cannot be treated by the therapeutic resources available and because it implies that the perpetrators are fully responsible for their actions? The loss of empathy in autism. In the case of autism, loss of empathy is perhaps linked to some damage to the neuronal circuits that make empathy possible, but it does not lead to criminal behaviour. A clinical example throws some light on the many facets of the problem under discussion. © 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Trauma; Human condition; Inhumanity; Empathy; Normal and pathological; Torturers; Criminals; Autism Adresse e-mail : [email protected] 0222-9617/$ see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2011.10.005

Un traumatisme majeur : le mal absolu que l’être humain fait à l’être humain

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Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 394–398

Article original

Un traumatisme majeur : le mal absolu que l’être humain fait à l’être humain

A major trauma: The absolute evil that human beings inflict upon one another

C. ChilandUniversité Paris Descartes, 31, rue Censier, 75005 Paris, France

ésumé

ut de l’étude. – Il ne s’agit pas de données expérimentales, mais d’une réflexion sur la destructivité des êtres humains à l’égard de leurs semblablesu’ils ne reconnaissent pas comme tels et le lien possible avec la disparition pathologique de l’empathie.’inhumanité de l’être humain. – Alors que les êtres humains sont ballotés comme des fétus sur la mer d’infortune des catastrophes naturelles, qu’ilsont tous voués à la maladie, la vieillesse et la mort, cette condition humaine est aggravée dans ce qu’elle a d’inexorable par le mal que certains êtresumains font gratuitement à d’autres êtres humains : la guerre et ses massacres, la torture, l’esclavage, le racisme, les univers concentrationnaires,es génocides. Nous souffrons d’appartenir à la même espèce que les bourreaux, mais sommes-nous assurés que, soumis aux mêmes circonstancesu’eux, nous aurions été capables de résister ?a perte d’empathie chez les bourreaux et les criminels. – Aussi bien dans les meurtres collectifs que dans les crimes individuels, on assiste àne perte d’empathie. S’agit-il d’une forme de pathologie non reconnue par la psychiatrie parce qu’on ne peut pas la traiter par les ressourceshérapeutiques de la psychiatrie et qu’elle laisse entière la responsabilité des actes ?a perte d’empathie dans l’autisme. – Dans l’autisme, la perte d’empathie est peut-être liée à une atteinte des circuits neuronaux qui la rendentossible et ne conduit pas à la criminalité. Une vignette clinique éclaire les dimensions multiples du problème.

2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

ots clés : Traumatisme ; Condition humaine ; Inhumanité ; Empathie ; Normal et pathologique ; Bourreaux ; Criminels ; Autisme

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he aim of the study. – The focus is not on experimental data, but on thinking about the destructiveness that human beings may show towards theirellow men and women whom they do not consider to be human beings and about the possible link between this and the pathological disappearancef empathy.he inhumanity of human beings. – Human beings are tossed like straws upon a sea of troubles of natural disasters, with illness, old age and deathorever lurking in the background, yet the inexorable nature of the human condition is worsened by the evil that some human beings needlesslynflict upon others: war and its massacres, torture, slavery, racism, concentration camps, genocide. We feel bad because we belong to the samepecies as the torturers – yet can we be sure that, were we to be placed in situations similar to those in which they find themselves, we ourselvesould be able to resist?he loss of empathy in torturers and criminals. – In both group massacres and individual crimes, there is a loss of empathy. Is this a form ofathology not acknowledged as such in psychiatry because it cannot be treated by the therapeutic resources available and because it implies that

he perpetrators are fully responsible for their actions?he loss of empathy in autism. – In the case of autism, loss of empathy is perhaps linked to some damage to the neuronal circuits that make empathyossible, but it does not lead to criminal behaviour. A clinical example throws some light on the many facets of the problem under discussion.

2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

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Adresse e-mail : [email protected]

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C. Chiland / Neuropsychiatrie de l’enfa

Dans un texte de 1917 « Une difficulté de la psychanalyse »1], Freud parle de trois blessures narcissiques que tout êtreumain subit : la terre n’est pas le centre du monde, maisourne autour du soleil ; l’homme est un animal, produit de’évolution des espèces ; le Moi n’est pas maître chez lui. En’autres termes, la théorie copernicienne de la cosmologie, lahéorie darwinienne de l’évolution des espèces et la théoriereudienne de l’inconscient et du C a portent une atteinte déci-ive aux prétentions narcissiques de l’être humain, à son amour-ropre.

Ces blessures sont un drame tout intellectuel et pourraientoncerner celui qui, à l’instar de René Descartes dans le Discourse la méthode en 1637, voudrait déclarer l’homme « maître etossesseur de la nature ».

Est-ce que je souffre de ce que la terre tourne autour duoleil au lieu de croire que le soleil tourne autour de la terre ?on, je suis convaincue par des preuves diverses qu’il en est

insi et mes vicissitudes existentielles ne sont pas liées au statutlanétaire de la terre.

Est-ce que je souffre de que les êtres humains sont des ani-aux, cousins des singes ? Personnellement non ; mais certains

e le supportent pas. On peut penser aux fondamentalistes reli-ieux ; je pense à ceux qui tentent à chaque instant de nier’animalité de l’être humain, parce qu’il parle, parce qu’il seraite seul à avoir une âme tandis que l’animal ne serait qu’une

achine (Descartes derechef). À vrai dire, ce n’était pas l’êtreumain qui avait sans discussion une âme, c’était l’homme, vir,’homme blanc, « caucasien » comme disent les Américains,

ais non la femme, ni l’Indien, ni le noir [2]. Oui, les êtresumains ont un mode de communication supérieur à celui desutres animaux. Oui, ils ont édifié un corpus de connaissan-es scientifiques dont la supériorité sur les traditions se traduitar la réussite d’un certain nombre d’actions sur le réel. Maiseur condition inéluctable d’animal humain les soumet à la

aladie, la vieillesse et la mort ; alors ils inventent des contes’immortalité de l’âme, de résurrection, de réincarnation, deuérison magique, d’arrière-mondes. . . La fragilité biologiquee l’être humain le rend vulnérable au moindre incident de’accouchement ou à un petit caillot dans un vaisseau sanguin ;u commencement à la fin de sa vie, en un instant, ses capa-ités intellectuelles peuvent être altérées ou détruites. Les êtresumains sont ballotés comme des fétus de paille sur une mer’infortune : chaque jour apporte la nouvelle d’un fléau natu-el qu’ils n’ont pas contrôlé : tremblement de terre et tsunami,écheresse ou déluge, avalanche ou incendie. Comment prédire,révenir, empêcher ?

Est-ce que je souffre d’avoir un inconscient, non paseulement au sens où physiologiquement je fonctionne sansien commander ou contrôler, mais au sens où mes motivations’échappent ? Bien sûr, mais je peux l’accepter au lieu de

énier la réalité, et j’ai la possibilité d’améliorer la maîtrise que’ai sur moi-même.

Mais, là où je suis blessée à jamais, au plus profond de l’âme,

’est que l’être humain, « animal, mon frère », ajoute à toute qu’il subit inéluctablement un mal évitable, une souffrancenfligée sans raison autre que la déraison égocentrique et eth-ocentrique. Là se trouve le mal absolu, la blessure dont aucun

Adal

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raal ne saurait nous guérir. On ne veut même pas le voir dansoute son horreur.

. Le traumatisme majeur : l’inhumanité de l’êtreumain

On banalise, on se justifie, on dit, par exemple, que lauerre est inévitable. D’une certaine manière, c’est vrai : il fautépondre à l’agression, se défendre ; on ne saurait minimiser’idéal de non violence (nous pensons à Gandhi, et aussi à nosontemporains) [3], mais pouvait-on laisser Hitler continuer deévir ? La résistance civile avait de grandes limites [4]. On n’avaitue trop tardé d’agir : 12 ans de pouvoir légitimement obtenu ontbouti à des millions de morts, à l’univers concentrationnaire,ux génocides. . . Hitler avait annoncé son programme dans Meinampf ; on n’a rien voulu entendre et, qui plus est, il y a encorees partisans du nazisme, des néonazis.

Des guerres justes ? Des guerres inévitables ? « Il faut pro-laimer l’horreur de la guerre », a dit un jour Jean-Francoisahn, lors d’une émission de télévision Agapè [5], la guerre avec

on cortège de morts, de massacres, de destruction, de viols. . .

’éprouve un soulagement qu’on ose le crier.Je ne peux pas oublier certains textes, tel celui de Jean Améry

ur la torture [6]. Jean Améry s’est exprimé dans des termes poi-nants sur la trace ineffacable des expériences qu’il avait vécuesous la torture. Le souvenir de la torture ne s’efface jamais. « Laorture est l’événement le plus effroyable qu’un homme puissearder au fond de soi. » (p 53) Le premier coup brise la confianceans le monde (p. 61). « Celui qui a été torturé reste un torturé.a torture est marquée dans sa chair au fer rouge, même lorsqueucune trace cliniquement objective n’y est plus repérable. »p. 70) « Je pendouille toujours, 22 ans après, suspendu au boute mes bras disloqués, à un mètre du sol, le souffle court. »p. 74) Améry avait survécu à Auschwitz, son visage sur leshotos est impressionnant de douleur, et il a fini par se suicidern 1978, deux ans après la publication de son livre sur « la mortolontaire », Porter la main sur soi : traité du suicide [7].

Nous sommes tous ethnocentriques et à risque de tomberans le racisme, le déni d’humanité de l’autre, simplementarce qu’il est autre : autre couleur de peau, autre langue, autresroyances, autres coutumes. . . Mais nombreux sont ceux quionnent encore quelque crédit à la notion de « races humaines ».l faut lire les ouvrages d’André Langaney qui dénonce vigou-eusement la notion de races humaines et le racisme qui affirmea supériorité d’une race sur l’autre. « Face à l’esclavage, de

ême que face au racisme, il n’y a pas de compromis possible.l n’y a pas de tolérance possible. Il n’y a qu’une seule réponse :a tolérance zéro. » [8].

De très grands esprits ne se sont pas indignés de l’esclavage.a démocratie grecque, qu’on nous présente comme un modèle,onnait la parole sur l’agora et le droit de vote à tout citoyen,ais refusait la citoyenneté aux femmes, aux métèques, aux

sclaves. La quasi totalité des philosophes anciens (Platon,

ristote. . .) n’ont élevé aucune protestation contre l’existencee l’esclavage, à l’exception d’Alcidamas (cette précision estpportée par Christian Delacampagne dans son Histoire de’esclavage) ; Alcidamas était un sophiste, disciple de Georgias

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faut-il rappeler combien les sophistes étaient critiqués par Pla-on ?), qui prend position contre l’esclavage : « La divinité a faitous les hommes libres, la nature n’a fait personne esclave. » Ilallait bien que le travail se fasse (travail, instrument de torture auens étymologique), peut-être « si les navettes marchaient touteseules » (Aristote), pourrait-on songer à se passer d’esclaves.es navettes marchent toutes seules, mais il existe encore des

ormes modernes d’esclavage « non statutaire », situations dansesquelles un être humain se trouve obligé, au lieu de vendreu de louer sa force de travail, de se vendre lui-même.

Un certain nombre d’entre nous sont stupéfaits qu’il puissepparaître légitime de lapider une femme adultère. Même agnos-iques, nous apprécions la parole du Christ dans l’Évangile :

Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! »especter la liberté religieuse n’interdit pas de dénoncer

’inhumanité d’une loi qui ordonne de couper la main du voleuru de lapider la femme (prétendue) adultère.

Paix à la mémoire de Copernic, Darwin et Freud, ils n’ont pasorté un coup irréparable au narcissisme de l’être humain. Leraumatisme majeur, la blessure narcissique la plus cruelle avecaquelle il faut vivre, c’est d’être confronté à « l’inhumanitée l’être humain », d’être sans protection contre elle. Chacune nous a le devoir de s’interroger : placé dans les mêmesonditions que les « hommes ordinaires » du Troisième Reich,omme les a appelés Christopher Browning [9], aurais-je suonserver l’humanité en moi ? Aurais-je su ne pas devenirn tortionnaire, un bourreau ou même simplement un lâche ?

ces hommes ordinaires, qui n’étaient pas des SS, on affert la possibilité de ne pas participer aux exécutions qu’onppelle aujourd’hui « la shoah par balles » ; il n’y eu aucuneanction prise contre ceux qui refusèrent, mais seulement 10 %efusèrent ; Daniel Goldhagen [10] a raison de penser que laransformation d’hommes ordinaires en bourreaux volontairese peut pas se comprendre sans leur adhésion à la visionémoniaque des juifs inculquée par le régime nazi, bien qu’on’ait vivement critiqué pour cette prise de position.

La reconnaissance de l’autre comme un être humain, quees tortionnaires nazis avaient dans leur vie privée (ils pou-aient être bons avec leur femme, leurs enfants et même leurhien), disparaissait sous l’effet de l’endoctrinement, de la pres-ion du groupe, de l’alcool. Elle disparaît aussi lors de crimesndividuels. Souvent des meurtriers ne sont pas reconnus commemalades mentaux » par les experts, de même que, à l’exception’un seul (Rudolph Hess), on a déclaré « normaux » les chefsazis accusés lors du procès de Nuremberg. Je ne peux pasonsidérer comme normal un être humain qui tue d’autres êtresumains « de sang froid », tels ces deux hommes qui font l’objetu livre de Truman Capote [11] : ils ont entendu parler d’un bonoup (un riche fermier dans une ferme isolée), s’y préparent,e trouvent qu’un coffre-fort vide et tuent sauvagement quatreersonnes.

Que veut-on dire en déclarant tous ces criminels normaux » ? Qu’ils ne sont pas atteints d’une affection psy-

hiatrique répertoriée dans les classifications (DSM, CIM) et pasccessibles aux traitements psychiatriques habituels, notammentes neuroleptiques ? Qu’ils sont capables de discerner le bien et le

al ? Qu’ils sont responsables ? Qu’ils relèvent d’une sanction ?

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ue fait la sanction ? Elle met provisoirement la société à l’abrie leurs méfaits ; prévient-elle la récidive ? Vont-ils apprendreu’il ne faut pas recommencer, comprendre pourquoi il ne fautas recommencer en dehors de la peur de la sanction, trouveres moyens de ne pas recommencer ?

. Tentative d’apporter un complément important à lasychopathologie

J’en étais arrivée à ce point de mes réflexions sur la conditionumaine au moment où j’ai fini d’écrire Sois sage, ô ma dou-eur [12]. Mais je voudrais maintenant prolonger mes réflexionsn m’interrogeant sur les conditions dans lesquelles se déve-oppe l’aptitude à reconnaître et à respecter un être humainans l’autre, en essayant ainsi d’apporter un complément à lasychopathologie.

L’être humain est un animal social ; ses virtualités depuis latation debout jusqu’au langage [cf. l’expérience de Frédéric IIe Hohenstaufen, « les enfants sauvages », l’hospitalisme] ne seéveloppent que s’il vit en société, s’il bénéficie de l’apport’un autre humain qui nourrit sa vie psychique et lui rendinsi possible l’accession au potentiel culturel accumulé dansa société où il vit. Fait partie du fonctionnement nécessaire auéveloppement de l’être humain ce qu’on appelle aujourd’hui

l’empathie ».« Il existe presque autant de définitions du concept

’empathie que d’auteurs écrivant sur ce sujet » écrit Decéty13–15]. Certains veulent en faire un processus purement cogni-if qu’on appelle la théorie de l’esprit [16], théorie qui a évoluéomme le remarque Nicolas Goergieff [17]. Il s’agirait d’êtreapable de comprendre les états mentaux et les intentions de’autre, c’est-à-dire d’être capable de métareprésentation, deeprésentation de la représentation. Dans l’ouvrage publié sousa direction d’Alain Berthoz et de Gérard Jorland, Jean Decéty13] adopte une autre définition de l’empathie : « capacité dee mettre à la place de l’autre pour comprendre ses sentimentst ses émotions », comprendre est ici à la fois « sentir » et « seeprésenter », comme le montre tout le texte.

Nous ferons une remarque sur la lignée de pensée dansaquelle se situe le cognitivisme. Le behaviourisme a considéréue, pour édifier une psychologie scientifique, il fallait expulseroute considération de ce qui se passait « dans la boîte noire »t ne s’intéresser qu’au comportement. Puis, avec le cognitivo-omportemental, on s’est intéressé au contenu de la boîte noire,ais en le réduisant au cognitif ; cependant, si l’on regarde

e qu’est la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), on’apercoit qu’on a infléchi le sens de « cognition », qui, de

acquisition d’une connaissance », en est venu à désigner toute représentation » ; la TCC explore les représentations imagi-aires tout comme les psychanalystes, mais de manière plusirigée, elle espère modifier les comportements en modifiant leseprésentations imaginaires, mais elle utilise aussi la relaxationt la relation et mobilise les affects, bref son appellation ne dit

as ce qu’elle est. Quand on se veut scientifique, l’affectif sente soufre. On méconnaît que le fonctionnement du cerveau estolistique : un énorme réseau neuronal reliant constammente cortical et le sous-cortical ; en dehors des « préparations

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C. Chiland / Neuropsychiatrie de l’enfa

e laboratoire », on n’a jamais affaire à du cognitif pur, touthénomène psychologique est « cognitivo-affectif ».

Dans un autre texte [14], Decéty distingue deux composantese l’empathie : « un partage affectif non conscient et automa-ique avec autrui, la capacité à imaginer le monde subjectif de’autre en utilisant ses propres ressources subjectives » et « laécessité de supprimer [ou réguler] temporairement et cons-iemment sa propre perspective subjective pour se mettre à lalace de l’autre sans perte de son identité ». La première estrésente dès le début de la vie et nous la partageons avec lesammifères ; elle permet l’imitation précoce et les interactions

récoces. La deuxième apparaît plus tard au cours du déve-oppement et nous ne la partageons qu’avec les grands singes.a première se comprend à partir de l’existence des neuronesiroirs, neurones sensorimoteurs trouvés dans les aires prémo-

rice, motrice et intrapariétale antérieure, la seconde met enuvre tout un circuit cortico–sous-cortical (impliquant entre

utres l’amygdale).Dès lors, nous pouvons nous interroger sur ce qui relèverait

’un déficit neuronal et sur ce qui relèverait d’un circuit malntretenu par les expériences vécues. Nous pouvons distinguer’absence d’empathie, la suspension temporaire de l’empathie,a disparition situationnelle ou générale.

Le noyau dur de l’autisme, ce qui ne disparaît pas, consiste--il seulement en un défaut dans la théorie de l’esprit, d’unempossibilité cognitive de comprendre le point de vue de l’autre ?es autistes de haut niveau et les « Asperger » rendent clair qu’ile s’agit pas uniquement de cognition. Je vais présenter uneignette concernant une patiente sur une très longue périodee temps (48 ans). Le cas de cette patiente contraste avec celuies criminels : elle manque peut-être d’empathie, mais elle neanque pas de respect de l’humain.Marie, âgée de 16 ans, est depuis le début de l’année sco-

aire dans une classe à petit effectif de 12 filles. Avec un QI de20, elle avait toujours été une bonne élève malgré ses bizar-eries. Au mois de mai, elle est accostée par deux jeunes fillesui lui demandent leur chemin ; elle est saisie d’une impossi-ilité très angoissante de décider s’il s’agit de deux filles de salasse qui veulent se moquer d’elle ou de deux inconnues qui neonnaissent pas la ville et lui demandent vraiment de les aider

trouver leur chemin. Au neuvième mois de scolarité dans unelasse de 12 élèves, Marie est incapable de reconnaître, à leurisage et leur voix, d’éventuelles camarades.

Cela me donna une idée de la solitude dans laquelle elle vivait.lle ne s’intéressait pas à ses camarades de classe et le justi-ait en stigmatisant la futilité de leurs sujets de conversation.lle était incapable de la « simulation mentale de la subjectivité’autrui », ce en quoi consiste l’empathie selon Decéty. Il n’estonc pas étonnant qu’au long de toute sa vie elle n’ait jamais puouer une amitié, à plus forte raison avoir une relation amou-euse. Elle ne vivait pas dans une solitude totale parce que sesarents l’associaient à leur vie familiale et amicale. Elle avait unerande culture et de l’humour, mais était incapable de conseiller

uelqu’un dans ses lectures.

Avec moi, elle avait une relation qui avait pour elle une impor-ance certaine. Après avoir arrêté son traitement, elle m’écrivitégulièrement pour me donner de ses nouvelles ; je répondis

cd

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oujours à toutes ses lettres ; après bien des années, je la revis ete fus étonnée du reproche qu’elle me fit : « Moi, je vous disais ceue je faisais et, vous, vous ne me parliez pas de vous. » Derrière’absence d’intérêt pour autrui, qui n’existait plus avec moi, seachait peut-être un sentiment de danger à entrer en relationvec autrui, danger si fort qu’il avait bloqué le développement’une empathie déjà fragilisée par une altération cérébrale, dontl y avait des traces neurologiques. Si je le pense, c’est, entreutres, parce que, dans son enfance, elle se réfugiait, des heuresurant, dans un pays où tout le monde était gentil, pays dontlle décrivait minutieusement toutes les caractéristiques.

Les tortionnaires ou les criminels imperméables au regrete leurs actes sont des cas de figure tout à fait différents. Cesersonnes appartiennent à « l’espèce humaine » [18], à notrerand dol ; mais peut-on les dire normales ?

Decéty dans le texte de 2005 déjà cité [14] fait référencep. 22) à un travail de Kiehl et al. de 2001 : « Une étudeRM fonctionnelle conduite chez des individus psychopathesriminels comparés à un groupe contrôle a montré un pattern’activité anormal dans le réseau (amygdale, hippocampe,triatum ventral et cortex cingulaire) lorsque ces personnesffectuent (avec succès) une tâche de mémoire affective. »t Jean-Marc Guilé et David Cohen [19] montrent que leserturbations de l’empathie sont au cœur des troubles desonduites de l’enfant et de l’adolescent.

Surtout les criminels ne peuvent être dits normaux en aucunes sens du mot « normal » :

statistique (normal parce que le plus fréquent) ; optimum, idéal ; normatif (capable d’un fonctionnement souple et varié) en se

référant au travail de Georges Canguilhem [20].

La sanction per se ne donne pas à ces criminels imperméablesu regret la possibilité de comprendre la gravité de leurs actes ;lle les met hors d’état de nuire de nouveau ; leur histoire passéeeut parfois être responsable de la destruction d’une capacité’empathie qu’ils ont eue à l’origine. À la fois, on suppose que’abolition de leur capacité d’empathie est irrémédiable et ones dit responsables et non pas malades, parce qu’on supposeu’ils avaient le choix entre commettre ou ne pas commettrees meurtres. La notion de responsabilité, la morale, le droiteposent sur le postulat de la liberté de l’être humain, concueon comme le libre-arbitre total et chimérique des philosophes,ais comme un certain gradient de liberté.Si l’on déclare le schizophrène meurtrier irresponsable, c’est

u’on suppose que son acte a été la conséquence de la mala-ie, qu’il n’avait plus ce gradient de liberté, que le traitementeut lui permettre d’arriver à un autre contrôle de ses actes si’on parvient à lui faire accepter une compliance au traitement.

la lecture de Mein Kampf, Hitler apparaît comme un para-oïaque délirant ; s’il ne s’était pas suicidé, aurait-il été déclaré,ar le Tribunal de Nuremberg, malade mental irresponsable ou,

omme tous les accusés sauf un, normal et criminel responsablee ses actes ?

Ce sont des problèmes d’une grande difficulté, je les sou-ève mais ne peux trancher. Il ne me semble pas qu’on puisse

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éclarer normal un fonctionnement psychique qui ne comporteas la possibilité de reconnaître en l’autre un être humain sem-lable à nous-mêmes et de lui porter intérêt. Simplement, il y aifférentes manières de ne pas être normal.

Marie était incapable d’une certaine empathie qui crée lesiens avec les autres, et en même temps incapable de s’aimer elle-

ême « comme un autre », de veiller sur elle-même de manièreatisfaisante. Les criminels individuels, les auteurs de crimes deuerre ou de crimes contre l’humanité, les terroristes fanatisésont capables d’assurer leur bien-être.

. Conclusion

Peut-être ces êtres inhumains n’ont-ils pas de bons neuronesiroirs, une amygdale intacte, etc. Peut-être ont-ils été mal

imés dans leur enfance (ce n’est pas toujours le cas). Peut-êtrent-ils été mal éduqués (les auteurs du Nine Eleven, l’attentatu 11 septembre 2001 à New York, étaient instruits et excellentsilotes).

Comment se protéger contre ces êtres mortifères ? Commenturvivre à la perte de confiance dans les êtres humains queous éprouvons après avoir subi l’inhumanité de certains êtresumains ? Seule la rencontre d’êtres humains aimants et fiableseut restaurer la confiance en la vie.

Comment nous protéger de devenir mortifères ? La biogra-hie de quelques grands criminels nazis (Hoess [21], Stangl22]) ne montre pas des monstres dès le départ, mais des per-onnes banales, dont une série de petits choix, mauvais parâcheté, opportunisme, médiocrité, ont infléchi la trajectoire deie. Comment casser la « désempathie » chez ceux qui y ont suc-ombé, s’interroge Francoise Sironi [23] qui propose un « travailur les processus de pensée » pour les sortir « des empreintesans lesquelles ils restent enferrés » ; mais encore faut-il qu’ilsoient « demandeurs », ce qu’ils sont rarement : les bourreauxnterrogés par Jean Hatzfeld au Rwanda ne l’étaient pas [24].

Le meilleur niveau de fonctionnement n’est jamais acquiséfinitivement et immuablement ; il suppose un travail psy-hique pour que soient maintenus en toutes circonstances’empathie et le respect de l’autre. C’est une tâche difficile etontinue ; nous ne serons sûrs de l’avoir correctement accomplievec succès qu’à la fin de notre vie.

Quant à se remettre du traumatisme lié à l’inhumanité destres humains, j’ai fait l’expérience de l’importance du travaile pensée : l’écriture de mon livre Sois sage, ô ma douleur m’apporté une sérénité qui a parachevé le travail de l’analyse.

éclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relationvec cet article.

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t de l’adolescence 60 (2012) 394–398

éférences

[1] Freud S. Eine Schwierigkeit der Psychoanalyse. 1917. GW 12 : 3-12 ; SE17: 137-144 ; OCF.P. 15: 43-51. Voir aussi 18e conférence d’introductionà la psychanalyse.

[2] Carrière JC. La controverse de Valladolid. Paris: Belfond; 1992.[3] Mellon C, Semelin J. La non-violence. Paris: PUF; 1994.[4] Semelin J. Sans armes face à Hitler, La résistance civile en Europe,

1939–1945. Paris: Payot; 1989.[5] Agapé. France 2, 6 juin 2004.[6] (a) Améry J. Jenseits von Schuld und Sühne. Bewältigungsversuche eines

Überwältigten. Stuttgart: Klett Cota; 1966;(b) Améry J. Par-delà le crime et le châtiment : essai pour surmonterl’insurmontable. Arles: Actes Sud; 1995.

[7] (a) Améry J. Hand an sich legen. Diskurs über der Freitod. Stuttgart: KlettCota; 1976;(b) Améry J. Porter la main sur soi : traité du suicide. Arles: Actes Sud;2001.

[8] Delacampagne C. Une histoire de l’esclavage. Paris: LGF; 2002.[9] (a) Browning CR. Ordinary Men. Reserve police battalion 101 and the final

solution in Poland. New York: Harper Collins; 1992;(b) Browning CR. Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve dela police allemande et la solution finale en Pologne. Bibliothèque 10/18;1998.

10] (a) Goldhagen DJ. Hitler’s willing executioners. Ordinary Germans and theHolocaust. New York: Knopf; 1996;(b) Goldhagen DJ. Les bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemandsordinaires et l’holocauste. Paris: Seuil; 1997.

11] (a) Capote T. In cold blood; a true account of a multiple murder and itsconsequences. New York: Random House; 1965;(b) Capote T. De sang froid : récit véridique d’un meurtre multiple et deses consequences. Paris: Gallimard; 1966.

12] Chiland C. Sois sage ô ma douleur. Réflexions sur la condition humaine.Paris: Odile Jacob; 2007.

13] Decéty J. L’empathie est-elle une simualtion mentale de la subjectivitéd’autrui ? In: Berthoz A, Jorland G, editors. L’empathie. Paris: Odile Jacob;2004. p. 63–88. p. 57.

14] Decéty J. Une anatomie de l’empathie. Psychologie Neuropsychiatrie Cog-nitive 2005;3(11):16–24.

15] Decéty J, Michalska KJ. Neurodevelopmental changes in the circuits under-lying empathy and sympathy from childhood to adulthood. DevelopmentalScience 2010;13(6):886–99.

16] Baron-Cohen S, Leslie AM, Frith U. Does the autistic child have a “theoryof mind”? Cognition 1985;21:36–46.

17] Georgieff N. Intérêts de la notion de « théorie de l’esprit » pour la psycho-pathologie. Psychiatrie de l’enfant 2005;48(2):3–41.

18] Antelme R. L’espèce humaine. Paris: Gallimard; 1947.19] Guilé JM, Cohen D. Les perturbations de l’empathie sont au cœur des

troubles des conduites de l’enfant et de l’adolescent. Neuropsychiatrie del’enfance et de l’adolescence 2010;58(4):241–7.

20] Canguilhem G. Le normal et le F pathologique. Paris: Les Belles Lettres;1943 [Rééd. Paris: PUF;1972; 1966].

21] Hoess R. Le commandant d’Auschwitz parle. Paris: La Découverte/Poche;2005.

22] Sereny G. Au fond des ténèbres. De l’euthanasie à l’assassinat de masse :

un examen de conscience. Paris: Denoël; 1993.

23] Sironi F. Les mécanismes de destruction de l’autre. In: Berthoz A, JorlandG, editors. L’empathie. Paris: Odile Jacob; 2004. p. 225-247.

24] Hatzfeld J. Une saison de machettes. Paris: Seuil; 2003.