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C et article cherche à montrer que l’urbanisation de la Chine rurale, ré- gionale et périphérique, implique une évolution des discours et une réécriture de l’histoire au moins autant que la modification de l’es- pace et la refonte des habitudes de la vie quotidienne. La mise en scène of- ficielle de l’urbanisation en Chine est intimement liée aux récits plus globaux sur la modernisation, le développement et la « civilisation ». Aux marges de l’État chinois, cette mise en scène cherche simultanément à maintenir la stabilité et à renforcer l’intégration culturelle et économique avec les ré- gions centrales du pays. Pour le dire autrement, l’urbanisation se déploie en poursuivant à la fois des objectifs tangibles et intangibles, qui sont intriqués, interdépendants et fondamentalement politiques. Nous allons illustrer notre propos en nous appuyant sur les transforma- tions sociales et spatiales ayant affecté Korla, une ville petite mais relative- ment aisée, située au nord du bassin du Tarim dans le Xinjiang, dans l’ouest de la Chine. Korla est le centre administratif pour l’exploitation du pétrole et du gaz dans le bassin du Tarim (Xinjiang du sud) ; avec une population composée à 70 % de Han, c’est la zone urbaine connaissant le développe- ment le plus soutenu au Xinjiang. Deux grandes institutions d’État ont eu une influence capitale dans le dé- veloppement de Korla d’un point de vue social et spatial : le Corps de Construction et de Production du Xinjiang, que l’on désigne en chinois par l’abréviation bingtuan (1) , et la filiale de China National Petroleum Corpora- tion (CNPC) dédiée au bassin du Tarim, appelée également Tazhi (2) . Le bing- tuan évoque l’agriculture, les bas salaires, le labeur, et est considéré comme un dispositif « archaïque ». Aux yeux des citadins chinois de l’est, le bingtuan concentre à lui seul tous les aspects qui font du Xinjiang une région arriérée (luohou 落後) et déserte. À l’opposé, la compagnie pétrolière est liée à l’élite politique et économique chinoise, à la modernisation du pays et à la mo- dernité per se. Bien que Korla ait obtenu le statut administratif de ville en 1979, le déve- loppement urbain n’a réellement décollé qu’avec l’expansion de la produc- tion de gaz et de pétrole dans le bassin du Tarim vers le milieu des années 1990. La présence de la compagnie pétrolière signifie que les niveaux d’édu- cation et de consommation au sein de la classe supérieure urbaine de Korla sont assez élevés par rapport aux standards nationaux. De même, l’espace urbain est doté de caractéristiques politico-esthétiques que l’on rencontre dans bien d’autres villes émergentes en Chine : de longs et larges boulevards, d’imposants immeubles emblématiques, des fontaines et des bassins arti- ficiels, le tout agencé en orbite autour du siège du gouvernement. À travers ce décor, Korla se présente comme « à l’avant-garde » d’une zone « arrié- rée », un poste avancé de l’urbanité. La démographie est un élément clé de cette histoire. Les Han de Korla sont arrivés dans la région par vagues successives depuis 1949 ; les deux principales sont d’une part les migrations impulsées par l’État tout au long des années 1950 pour alimenter le bingtuan en main-d’œuvre, d’autre part les migrations économiques individuelles qui ont commencé au début des années 1990, concomitamment à la croissance rapide de la compagnie pé- trolière du Tarim. Pour le reste, le sud du Xinjiang est majoritairement peuplé de Ouïghours turcophones et il existe une tension sous-jacente entre Ouï- ghours et Han au Xinjiang qui donne lieu à des violences sporadiques. Dans la bataille sur fond de tensions ethniques qui a constamment lieu au Xinjiang pour le contrôle des cœurs et des esprits, l’histoire et le déve- loppement urbain (3) sont des armes de première ligne. On attend des ci- toyens de Korla qu’ils « tiennent leur rang » dans l’histoire officielle et dans la hiérarchie de la modernité. L’histoire officielle locale est particulièrement préoccupée par la colonisation Han de Korla et par les relations du Xinjiang avec les régions centrales de la Chine. Cette histoire, nous le verrons, ne fait pas seulement l’objet d’un récit, elle prend également des formes institu- tionnelles, spatiales et monumentales à Korla. Nous exposerons également comment, au cours du processus d’urbanisation, les perspectives et la vie quotidienne de la population ont été réformées et refaçonnées. C’est à tra- vers la refonte des habitudes qu’une zone « en friche » se civilise, et qu’un espace « sans culture et sans histoire » devient une zone qui en dispose. N o 2013/3 • perspectives chinoises article évalué anonymement 15 L’auteur remercie Ben Hillman et Jonathan Unger pour l’avoir aidé à la mise en forme de cet article, ainsi que les deux lecteurs anonymes pour leurs commentaires et les conseils inestimables qui lui ont permis de l’améliorer. 1. Xinjiang shengchan jianshe bingtuan (新疆生產建設兵團). 2. Tazhi est l’abréviation de Talimu youtian gongsi zhihuibu (塔里木油田公司指揮部). À la fois le bingtuan et la compagnie pétrolière en réfèrent directement à Pékin, plutôt que de relever du gouvernement de la province du Xinjiang. 3. Nicolas Becquelin a noté l’importance de l’urbanisation dans l’assimilation des périphéries, citant le grand William G. Skinner. Voir Nicolas Becquelin, « Xinjiang in the Nineties », The China Journal, vol. 44, 2000, p. 75. perspectives chinoises Dossier Un urbanisme à la périphérie Écrire l’histoire à la frontière nord-ouest de la Chine TOM CLIFF RÉSUMÉ : Cet article analyse les causes, les processus et les effets de l’urbanisation de Korla, une petite ville du nord-ouest de la Chine ayant connu une expansion rapide, et dans laquelle l’auteur a conduit une enquête de terrain pendant plus de deux années. Il cherche à démontrer que, dans cet environnement urbain, les monuments historiques sont les manifestations physiques d’un pro- gramme de changements idéologiques et socio-économiques profonds, et parfois même violents, qui affecte la périphérie de la Chine et tous ses résidents – bien que certains de ces résidents soutiennent et participent à ces transformations en cours. MOTS-CLÉS : modernité chinoise, historiographie, wenming, esthétique politique, coutumes, Xinjiang, relations interethniques.

Un urbanisme à la périphérie - Open Research: Open ... · De même, l’espace ... qu’elle est perçue par le gouvernement central comme un acteur majeur dans le maintien de

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Cet article cherche à montrer que l’urbanisation de la Chine rurale, ré-gionale et périphérique, implique une évolution des discours et uneréécriture de l’histoire au moins autant que la modification de l’es-

pace et la refonte des habitudes de la vie quotidienne. La mise en scène of-ficielle de l’urbanisation en Chine est intimement liée aux récits plus globauxsur la modernisation, le développement et la « civilisation ». Aux margesde l’État chinois, cette mise en scène cherche simultanément à maintenirla stabilité et à renforcer l’intégration culturelle et économique avec les ré-gions centrales du pays. Pour le dire autrement, l’urbanisation se déploie enpoursuivant à la fois des objectifs tangibles et intangibles, qui sont intriqués,interdépendants et fondamentalement politiques.

Nous allons illustrer notre propos en nous appuyant sur les transforma-tions sociales et spatiales ayant affecté Korla, une ville petite mais relative-ment aisée, située au nord du bassin du Tarim dans le Xinjiang, dans l’ouestde la Chine. Korla est le centre administratif pour l’exploitation du pétroleet du gaz dans le bassin du Tarim (Xinjiang du sud) ; avec une populationcomposée à 70 % de Han, c’est la zone urbaine connaissant le développe-ment le plus soutenu au Xinjiang.

Deux grandes institutions d’État ont eu une influence capitale dans le dé-veloppement de Korla d’un point de vue social et spatial  : le Corps deConstruction et de Production du Xinjiang, que l’on désigne en chinois parl’abréviation bingtuan (1), et la filiale de China National Petroleum Corpora-tion (CNPC) dédiée au bassin du Tarim, appelée également Tazhi (2). Le bing-tuan évoque l’agriculture, les bas salaires, le labeur, et est considéré commeun dispositif « archaïque ». Aux yeux des citadins chinois de l’est, le bingtuanconcentre à lui seul tous les aspects qui font du Xinjiang une région arriérée(luohou 落後) et déserte. À l’opposé, la compagnie pétrolière est liée à l’élitepolitique et économique chinoise, à la modernisation du pays et à la mo-dernité per se.

Bien que Korla ait obtenu le statut administratif de ville en 1979, le déve-loppement urbain n’a réellement décollé qu’avec l’expansion de la produc-tion de gaz et de pétrole dans le bassin du Tarim vers le milieu des années1990. La présence de la compagnie pétrolière signifie que les niveaux d’édu-cation et de consommation au sein de la classe supérieure urbaine de Korlasont assez élevés par rapport aux standards nationaux. De même, l’espaceurbain est doté de caractéristiques politico-esthétiques que l’on rencontre

dans bien d’autres villes émergentes en Chine : de longs et larges boulevards,d’imposants immeubles emblématiques, des fontaines et des bassins arti-ficiels, le tout agencé en orbite autour du siège du gouvernement. À traversce décor, Korla se présente comme « à l’avant-garde » d’une zone « arrié-rée », un poste avancé de l’urbanité.

La démographie est un élément clé de cette histoire. Les Han de Korlasont arrivés dans la région par vagues successives depuis 1949 ; les deuxprincipales sont d’une part les migrations impulsées par l’État tout au longdes années 1950 pour alimenter le bingtuan en main-d’œuvre, d’autre partles migrations économiques individuelles qui ont commencé au début desannées 1990, concomitamment à la croissance rapide de la compagnie pé-trolière du Tarim. Pour le reste, le sud du Xinjiang est majoritairement peupléde Ouïghours turcophones et il existe une tension sous-jacente entre Ouï-ghours et Han au Xinjiang qui donne lieu à des violences sporadiques.

Dans la bataille sur fond de tensions ethniques qui a constamment lieuau Xinjiang pour le contrôle des cœurs et des esprits, l’histoire et le déve-loppement urbain (3) sont des armes de première ligne. On attend des ci-toyens de Korla qu’ils « tiennent leur rang » dans l’histoire officielle et dansla hiérarchie de la modernité. L’histoire officielle locale est particulièrementpréoccupée par la colonisation Han de Korla et par les relations du Xinjiangavec les régions centrales de la Chine. Cette histoire, nous le verrons, ne faitpas seulement l’objet d’un récit, elle prend également des formes institu-tionnelles, spatiales et monumentales à Korla. Nous exposerons égalementcomment, au cours du processus d’urbanisation, les perspectives et la viequotidienne de la population ont été réformées et refaçonnées. C’est à tra-vers la refonte des habitudes qu’une zone « en friche » se civilise, et qu’unespace « sans culture et sans histoire » devient une zone qui en dispose.

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L’auteur remercie Ben Hillman et Jonathan Unger pour l’avoir aidé à la mise en forme de cetarticle, ainsi que les deux lecteurs anonymes pour leurs commentaires et les conseils inestimablesqui lui ont permis de l’améliorer.

1. Xinjiang shengchan jianshe bingtuan (新疆生產建設兵團).

2. Tazhi est l’abréviation de Talimu youtian gongsi zhihuibu (塔里木油田公司指揮部). À la fois lebingtuan et la compagnie pétrolière en réfèrent directement à Pékin, plutôt que de relever dugouvernement de la province du Xinjiang.

3. Nicolas Becquelin a noté l’importance de l’urbanisation dans l’assimilation des périphéries, citantle grand William G. Skinner. Voir Nicolas Becquelin, « Xinjiang in the Nineties », The China Journal,vol. 44, 2000, p. 75.

perspectives c h i n o i s e sDossier

Un urbanisme à la périphérieÉcrire l’histoire à la frontière nord-ouest de la Chine

TOM CL IFF

RÉSUMÉ : Cet article analyse les causes, les processus et les effets de l’urbanisation de Korla, une petite ville du nord-ouest de laChine ayant connu une expansion rapide, et dans laquelle l’auteur a conduit une enquête de terrain pendant plus de deux années. Ilcherche à démontrer que, dans cet environnement urbain, les monuments historiques sont les manifestations physiques d’un pro-gramme de changements idéologiques et socio-économiques profonds, et parfois même violents, qui affecte la périphérie de la Chineet tous ses résidents – bien que certains de ces résidents soutiennent et participent à ces transformations en cours.

MOTS-CLÉS : modernité chinoise, historiographie, wenming, esthétique politique, coutumes, Xinjiang, relations interethniques.

L’histoire et son écriture

La première urbanisation de Korla

L’urbanisation initiale de Korla découle du bingtuan. Le bingtuan, crééaprès 1949 sous la forme d’un système de colonies militaro-agricoles, a étéle principal vecteur de migration Han et de la transformation culturelle duXinjiang jusqu’à la fin des années 1970. La population Han de Korla est engrande partie constituée par les pionniers des bingtuan et par leurs descen-dants, si l’on inclut tous ceux nés au Xinjiang et ceux arrivés dans la régionavant 1980. Les pionniers et leurs descendants ont lutté dans toute la pro-vince pour s’établir dans des zones urbaines, afin d’échapper aux conditionsdifficiles des fermes du bingtuan.

Le bingtuan contemporain est presque entièrement civil, et constitueune force sociale, économique et politique moins forte que par le passé,même s’il reste néanmoins une composante importante de la société lo-cale. C’est à la fois une entreprise publique et un quasi-gouvernement pa-rallèle au Xinjiang (4). Ses membres, au nombre de 2,5 millions,représentent 12 % de la population du Xinjiang mais occupent 30 % desterres arables. Bien que le bingtuan soit situé au sein de la juridiction ad-ministrative du Xinjiang, il dispose de son propre budget, de sa propre po-lice et de son propre système juridique – constituant une sorte de

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4. Yubin Zhou et Ke Chen, « Xinjiang shengchan jianshe bingtuan xinxing chengzhenhua daolu jiexiyiqi cheng-xiang guihua tixi goujian tansuo » (Une étude de la nouvelle urbanisation et de laconstruction d’un système de planification dans le Corps de Construction et de Production duXinjiang), Chengshi fazhan yanjiu (Études sur le développement urbain), vol. 19, n° 5, 2012, p. 38.

Dossier

Carte 1 – Carte du Xinjiang en Asie. Le carré recouvrant la région de Korla (carte principale) marque les frontières de la carte n° 2.Cette carte montre la centralité de Korla dans le Xinjiang, et la centralité du Xinjiang en Eurasie. La plupart des routes et des voies dechemin de fer sont neuves, ou nouvellement asphaltées et élargies.

souveraineté limitée (5). En son sein, le bingtuan est certainement, parmi lesentités bureaucratiques de taille équivalente, la structure la moins réforméede la Chine contemporaine. La résilience de son organisation vient de cequ’elle est perçue par le gouvernement central comme un acteur majeurdans le maintien de la stabilité sociale et politique au Xinjiang. Cela est par-tiellement dû au fait que la population du bingtuan, à 94 % han, occupedes espaces clé dans des régions périurbaines, rurales et frontalières.

Les soldats fermiers du bingtuan ont été mobilisés au début des années1950 pour « défendre la frontière et conquérir le désert » en établissantdes colonies agricoles dans des positions stratégiques au Xinjiang. Les com-munistes victorieux percevaient alors cette région comme une zone vierge,exactement comme les empereurs de la dynastie Qing se l’étaient repré-sentée avant eux (6). Le fait qu’au moment de la fondation de la Républiquepopulaire de Chine en 1949 le Xinjiang était déjà un épais et poussiéreuxpalimpseste de cultures, de conflits et de communautés politiques, à la foisimaginaires et réelles, ne représentait aucun obstacle à cette conceptionsurannée. C’était, après tout, la prérogative du conquérant (7). Pendant lesdécennies suivant la fondation du bingtuan, son évolution a structuré l’en-vironnement politique, social et économique du Xinjiang. Toute tentative

de comprendre le Xinjiang contemporain doit nécessairement prendre encompte le bingtuan (8).

Korla a été modelée par la migration han depuis 1949. Au commencementde la « Nouvelle Chine », les Han représentaient seulement 1,4 % de la po-pulation de Korla, qui était à l’époque un bourg d’un peu moins de 30 000habitants. Quelques villages ouïghours épars s’étiraient au sud de la munie-

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5. On peut établir ici un parallèle entre le bingtuan contemporain et la Compagnie ferroviaire deMandchourie du sud de l’entre-deux-guerres. La notion développée par Prasenjit Duara de « néo-impérialisme » – la coexistence de la domination et de l’exploitation avec le développement etla modernisation qui a été expérimentée au Manchukuo présente des points communs avec larelation entre le Xinjiang et la métropole chinoise, en particulier si l’on considère l’accroissementmassif de l’investissement public au Xinjiang suite aux révoltes de 2009. Prasenjit Duara, The NewImperialism and the Post-Colonial Developmental State: Manchukuo in comparative perspective,1715, 30 janvier 2006, www.japanfocus.org/-Prasenjit-Duara/1715 (consulté le 22 août 2012).

6. James A. Millward, Beyond the Pass: Economy, Ethnicity, and Empire in Qing Central Asia 1759-1864, Stanford (Californie), Stanford University Press, 1998, p. 110.

7. Jeff Sahadeo, Russian Colonial Society in Tashkent: 1865-1923, Bloomington, Indiana UniversityPress, 2007, p. 3-4 ; Bradley J. Parker et Lars Rodseth (éds.), Untaming the Frontier in Anthropology,Archaeology, and History, Tucson, University of Arizona Press, 2005, p. 3.

8. Pour l’analyse de l’histoire et des rôles politiques du bingtuan, cf. Nicolas Becquelin, « Xinjiang inthe Nineties », art. cit ; Gardner Bovingdon, « Autonomy in Xinjiang: Han Nationalist Imperativesand Uyghur Discontent », Policy Studies, vol. 11, 2004 ; Thomas Matthew James Cliff, « Neo Oasis:The Xinjiang Bingtuan in the Twenty-first Century », Asian Studies Review, vol. 33, n°1, 2009.

Tom Cliff – Un urbanisme à la périphérie

Carte 2 – Carte administrative de la région de la ville de Korla. Les canaux d’irrigation des 29ème et 30ème régiments bingtuan sedistinguent dans le quart supérieur gauche de la carte. Les zones rurales peuplées de Ouïghours se trouvent au sud et à l’ouest de laville de Korla, autour du village d’Awati. La ville de Korla elle-même se trouve dans le quart supérieur droit de l’image.

cipalité, enclos et en quelque sorte protégés par un vaste bras de la rivièredu Paon, avant que celle-ci n’entre dans l’aride désert de pierre et disparaissedans les étendues désertiques de l’est. Après 1955, l’arrivée de plus de55 000 migrants han a triplé la population locale, et en 1965 les Han attei-gnirent une majorité de 56,4 % (9). Une réorganisation administrative ex-plique en partie cette croissance rapide  : Korla a remplacé en 1960 lamunicipalité voisine de Yanqi comme capitale de la Préfecture autonomemongole de Bayingguoleng (10) tandis qu’au même moment, la deuxièmeDivision agricole du bingtuan y déménageait son siège (11).

L’incomparable influence transformatrice du bingtuan sur l’espace socialet sur l’économie de la région de Korla a commencé en 1950 avec laconstruction d’un grand canal d’irrigation. La construction du Grand canald’irrigation du 18ème régiment a mobilisé 7000 personnes pendant neuf moiset a rendu possible l’irrigation de 3 335 hectares (12). La carte n° 2 témoignede l’organisation géométrique de l’espace dans les zones nouvellement ou-vertes associées au bingtuan : comparez les lignes droites des canaux d’ir-rigation et les champs du bingtuan avec les entrelacs formés par les coursd’eau naturels saisonniers et les deltas d’irrigation des villages (pour la plu-part peuplés essentiellement de Ouïghours) du sud de Korla. Bien qu’ils’agisse d’une carte récente, l’organisation de l’espace rural (ressources en

terre arable et en eau) qui y est illustrée remonte aux années 1960. Cettezone plate ne présentait aucun obstacle à la mise en place d’une agricultured’État organisée et de grande échelle, et permettait un aménagement géo-métrique tel que nous le montrent ces images.

L’idéologie maoïste désignait la terre comme une friche et faisait de la na-ture « l’ennemi » à conquérir par une lutte sans merci (13). Pour les soldatsdémobilisés transformés en pionniers bingtuan, ce nouveau combat étaitprésenté comme tout aussi difficile et honorable que la guerre civile, qu’unemajorité avait connue et menée pendant une grande partie de leur vieadulte. Les vagues suivantes de colons bingtuan, pour la plupart composéesde civils, sont parvenues au Xinjiang au cours des années 1950 et 1960,constituant ce que Mette Hansen a appelé des « colons subalternes » (14).Ils établirent leurs colonies « aux marges de la civilité » (15). À Korla, cela re-venait à tenter de cultiver les franges salées et inhospitalières du désert si-tuées à l’ouest de ce qui à l’époque était un bourg agricole.

Les colons du bingtuan, et son organisation, ont cherché pendant long-temps à souligner l’influence de leur contribution collective au type de dé-veloppement mis en place au Xinjiang par le gouvernement central (16). Enmai 1966, la responsable d’un groupe de « jeunes instruits » qui étaientvenus de Shanghai pour travailler dans une ferme bingtuan au Xinjiang dé-clarait : « L’image constamment en mouvement de la construction [du Xin-jiang] est marqué par notre passage. C’est notre plus grand bonheur (17) ».Ce faisant, elle s’appropriait le récit officiel vantant le sacrifice altruiste etla transformation historique de cette région arriérée que l’État utilisait pourlégitimer ses mesures, et réclamait une place de premier plan dans cettemise en scène pour elle-même et ses pairs (18).

Une revendication souvent formulée aujourd’hui par les résidents han deKorla, allant de pair avec la représentation historique de la frontière commeune zone déserte, consiste à affirmer qu’« avant la libération [1949], il n’yavait pas grand-chose à Korla, seulement une petite rivière boueuse et

18 p e r s p e c t i v e s c h i n o i s e s • N o 2 0 1 3 / 3

9. Qiu Yuanyao (éd.), Xinjiang 50 Years 1955-2005, Xinjiang Uyghur Autonomous Region Bureau ofStatistics, Pékin, China Statistical Press, 2005, p. 505.

10. Bazhou Government Net, Bayinguoleng Menggu zizhizhou lishi yange (L’évolution historique dela préfecture mongole autonome de Bayinguoleng), 23 juin 2004, www.tianshannet.com/GB/channel59/401/403/200406/23/94774.html (consulté le 24 novembre 2008).

11. Bingtuan Second Agricultural Division, Er shi gai kuang (La situation générale de la seconde divisionagricole), 2006, Nong er shi xinxi zixun zhongxin, www.nes.gov.cn/ (consulté le 25 janvier 2010).

12. Xianghong Jin, Bayinguoleng Menggu zizhizhou zhi (Les annales de la Préfecture mongole auto-nome de Bayinguoleng), Pékin, Dangdai Zhongguo chubanshe, 1994, p. 497.

13. Judith Shapiro, Mao’s War against Nature: Politics and the Environment in Revolutionary China,New York, Cambridge University Press, 2001.

14. Mette Halskov Hansen, Frontier People: Han Settlers in Minority Areas of China, Vancouver, UBCPress, 2005, p. 7.

15. Mark E. Workman, « Tropes, Hopes, and Dopes », The Journal of American Folklore, vol. 106, n° 420,1993, p. 179.

16. Environ 50 000 « jeunes instruits » de Shanghai étaient présents au Xinjiang en 1965, et leurnombre atteignit 450 000 en 1972, parmi lesquels au moins 160 000 étaient employés dans des« fermes de l’armée » appartenant presque exclusivement au bingtuan. Cf. Thomas P. Bernstein,Up to the Mountains and Down to the Villages: The Transfer of Youth from Urban to Rural China,New Haven, Yale University Press, 1977, p. 69 and p. 191 ; Lynn T. White, « The Road to Urumchi:Approved Institutions in Search of Attainable Goals during Pre-1968 Rustication from Shanghai »,China Quarterly, n° 79, 1979, p. 505-06.

17. Survey of People’s Republic of China press, Hong Kong, Consulat général américain, 9 mai 1966,p. 27.

18. Le même type de discours circule couramment entre colons dans diverses situations géogra-phiques et historiques, depuis l’Inde britannique jusqu’à l’Asie Centrale russe ou jusqu’à « l’empireinformel » japonais au nord-est de la Chine et à Sakhalin/Karafuto. Cf. Peter Duus et al. (éds.), TheJapanese Informal Empire in China, 1895-1937, Princeton, Princeton University Press, 1990 ; TessaMorris-Suzuki, « Modernity and Authority in Colonial Karafuto: the Architecture of Power in anIndigenous Village », n.d. ; Sahadeo, Russian Colonial Society in Tashkent: 1865-1923, op. cit ; AnnLaura Stoler et Carole McGranahan, « Refiguring Imperial Terrains », in Ann Laura Stoler et al.(éds.), Imperial Formations, Santa Fe, School for Advanced Research Press, 2007.

Dossier

Photo 1 – Le siège de la compagnie pétrolière du bassin duTarim. L’importante place ouverte qui entoure l’immeublesouligne que le manque d’espace n’a pas été la raison pour la-quelle la compagnie a choisi de construire en hauteur. © Tom Cliff

quelques fermiers ouïghours ; même les Ouïghours sont venus après que lesHan ont commencé à construire la ville ». Ces Han mesurent directementle développement à l’aune des attributs physiques de l’urbanisation et dela taille des immeubles les plus hauts de la ville. À plusieurs reprises, la dis-ponibilité et la qualité des restaurants à Korla, lieux publics de consomma-tion (au sens littéral), m’ont également été présentées comme desbaromètres de la modernité et du développement :

Un dimanche, juste après notre arrivée à Korla [en 1991] et quelquessemaines passées à travailler [pour la compagnie pétrolière], des ca-marades d’université et moi avons décidé d’aller ensemble au res-taurant. À l’époque, les transports étaient peu développés à Korla :nous roulions dans des carrioles tirées par des mules, tu sais, lesmêmes que celles dans lesquelles les Ouïghours roulent encore au-jourd’hui. Les rues étaient poussiéreuses. Il y avait seulement deuxmagasins pour faire les courses, et presque aucun immeuble n’avaitplus d’un étage. Nous avons passé une heure dans cette carrioleavant de trouver un restaurant. Les restaurants et les endroits où onpouvait manger étaient très rares (…) À cette époque, Korla était en-core très arriérée.

La transfiguration de Korla s’est accélérée pendant les deux décenniessuivantes, en raison du développement de la production de pétrole dans lebassin du Tarim et de la présence croissante de la compagnie pétrolièredans la ville. Entre autres, la compagnie a construit de hauts immeublesdans l’enceinte de son siège, manifestant ainsi l’élévation de l’horizon deKorla et signalant par là même le statut éminent de l’entreprise dans laville (Photo 1).

La compagnie pétrolière Tarim – Tazhi – est le noyau dur géographique etesthétique de l’urbanisation de Korla. L’ensemble immobilier de la compa-gnie affiche une modernité et un style de vie d’ordinaire associés aux com-munautés résidentielles fermées réservées à l’élite dans la Chine orientaleurbanisée et représente un idéal à atteindre pour les habitants qui ne tra-vaillent pas pour la compagnie. La vie dans cet ensemble immobilier esttranquille, disciplinée, physiquement et économiquement très sécurisée etavant tout exclusive. Un manager de Tazhi remarque qu’« une fois qu’onrentre dans cette entreprise d’État, on a une bonne situation pour la vie ».D’après un vice-directeur du Département d’urbanisme local, « Tazhi est leseul complexe résidentiel qui fonctionne bien à Korla », parce que les coursd’eau et les jardins des complexes résidentiels commerciaux ne sont pasentretenus et sont maintenant séchés et décrépits. Tazhi est unanimementreconnue comme « la meilleure unité de travail de Korla » ; toutefois, lacompagnie pétrolière n’engage presque jamais des ressortissants locauxcomme employés permanents. Les nouvelles recrues sont sélectionnéesparmi les meilleurs et les plus brillants jeunes diplômés des universités deChine, ce qui donne aux autochtones (à la fois han et non-han) la sensationd’être tenus à l’écart de la richesse et des privilèges associés à la compagniepétrolière. Un certain nombre d’habitants locaux m’ont expliqué que « Tazhin’est pas vraiment une partie de Korla. Tazhi appartient au centre », autre-ment dit au gouvernement central.

La production d’énergie et la forte demande de biens de consommationcourante par les employés très bien payés de la compagnie ont toutes deuxcontribué à accroître le statut politico-économique de Korla. La ville associeson identité à la production de pétrole et de gaz, et de la sorte se positionnecomme acteur principal du développement économique de la Chine. La plu-

part des sites de production, toutefois, sont loin, en-dehors de la ville, etseulement la moitié des revenus annuels du gouvernement urbain en 2009provenait des taxes portant sur les industries premières et secondaires, quiincluent l’agriculture, l’extraction minière et l’exploitation gazière. L’autremoitié provenait de taxes sur les industries tertiaires, notamment l’immo-bilier, la vente de détail, et les services (19). Un cadre du gouvernement localcaractérise Korla comme une ville de consommation (xiaofei chengshi 消費城市), consommation provenant en grande partie des salariés de la com-pagnie pétrolière. Du point de vue des standards économiques nationauxet internationaux, un haut niveau de consommation des ménages est unsigne d’avancement et de modernité (20). En d’autres termes, aujourd’hui les

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19. Le nouveau barème de l’impôt sur le revenu mis en place en juillet 2010 a augmenté les revenusen provenance des industries primaires, mais les dépenses dans la construction d’infrastructuresont également augmenté de façon importante sur cette période. L’augmentation du prix des ma-tières premières qui s’en est suivie a eu comme répercussion un accroissement de la contributiondes industries tertiaires aux revenus de l’impôt. Pour aller plus loin, cf. Thomas Cliff, « The Part-nership of Stability in Xinjiang: State–Society Interactions Following the July 2009 Unrest », TheChina Journal, vol. 68, 2012.

20. Les pays occidentaux développés et les institutions financières internationales, de même que leséconomistes du gouvernement central chinois, en appellent à la croissance rapide du marché in-térieur de biens de consommation pour équilibrer l’économie chinoise. Pour d’autres références,cf. Rod Tyers, « Looking Inward for Growth », in Huw McKay et Ligang Song (éds.), Rebalancingand Sustaining Growth in China, Canberra, ANU E-Press, 2012.

Tom Cliff – Un urbanisme à la périphérie

Photo 2 – La statue de Wang Zhen à Korla. Des pionniers dubingtuan à la retraite amènent ici leurs petits-enfants pour(dans leurs propres termes) « leur enseigner quelque chosesur ce grand homme, le vieil oncle Wang ». © Tom Cliff

« bâtisseurs » (jianshezhe 建設者) les plus exaltés, et les consommateursles plus acharnés sont une seule et même entité. Et l’une des manières dontce récit historique – du développement d’une zone « arriérée » – est sou-tenu et renforcé aujourd’hui est la création et la consommation de monu-ments historiques.

La refonte de l’histoire à travers les monuments

Les monuments publics de Korla représentent de manière explicite lesétapes clé du méta-récit qui situe la ville historiquement, en particulier enrelation avec le centre de la Chine et les entreprises han au Xinjiang. À septkilomètres au nord de Korla, par exemple, se trouve un monument particu-lier, le « Col de la porte de fer », qui représente la présence d’une adminis-tration en provenance de Chine centrale datant de la dynastie Han, une desbases des revendications chinoises contemporaines sur le Xinjiang. À l’inté-rieur de la ville, trois autres monuments grandioses arquent les jalons cléde l’histoire officielle de Korla. Ces monuments sont des représentations ducommandant du bingtuan de 1950 Wang Zhen (Photo n° 2), du géologue

et explorateur Peng Jiamu (arrière-plan, Photo n° 3) et de la flammeolympique des Jeux de Pékin de 2008(Photo n° 3). La contribution de WangZhen a été de construire le grandcanal d’irrigation qui a donné vie auxfermes bingtuan des alentours et quia donné son importance politique ré-gionale à Korla. Peng Jiamu a perdu lavie dans le désert à l’est de Korla lorsd’une expédition en direction de l’an-cienne cité autrefois « perdue » deLop Nur en 1980. Il est tenu pour unmartyr, et l’on considère qu’il a jouéun rôle capital dans le succès du dé-veloppement de l’exploitation pétro-lière dans le bassin du Tarim. Laflamme olympique illustre la gloiremondiale de la civilisation Han et lagrande déclaration de montée enpuissance chinoise qu’ont représentéles Jeux olympiques de Pékin pour les

périphéries ethniques. Il s’agit aussi d’une déclaration d’allégeance de Korlaà l’égard du cœur de la nation et une affirmation de la fierté de Korla defaire partie de cet essor. Le nationalisme exacerbé du relais de la torche etles manifestations des séparatistes et des défenseurs des droits de l’Hommeconfèrent à ce monument un surcroît de puissance émotionnelle dans lecontexte particulier du Xinjiang. À travers ces monuments et d’autres quidominent les points de vue clés de Korla, le développement urbain chercheà façonner ou refaçonner les récits futurs tout autant que passés de l’éta-blissement des Chinois Han au Xinjiang.

Un cinquième monument rend l’histoire de Korla explicite. La violenceinhérente aux projets civilisateurs, et à ce projet civilisateur en particulier,est résumée dans un récit visuel par un grand panneau en relief qui orne uncôté du musée nouvellement construit (voir Photo n° 4). Cette œuvre poli-tique est une célébration de la violence et de son rôle central dans l’histoirede la région de Korla et plus généralement dans le projet de modernisa-tion (21). En partant du sommet, le panneau commémore les victoires mili-taires de la dynastie Han, la « guerre contre le désert » menée par lespionniers du bingtuan, le développement par la Chine de la technologie dela bombe atomique dans un site désormais bien connu des montagnes aunord de Korla (récemment réouvert comme site de « tourisme rouge »), etla campagne des pionniers de la compagnie pétrolière visant à extraire le

20 p e r s p e c t i v e s c h i n o i s e s • N o 2 0 1 3 / 3

21. L’expression visuelle de cette idée remonte au moins aux mouvements artistiques radicaux, enparticulier aux futuristes italiens du début du XXème siècle. Cf. F.T. Marinetti, The Founding and Ma-nifesto of Futurism, Unknown.nu, www.unknown.nu/futurism/manifesto.html (consulté le 3 dé-cembre 2012). Pour une critique socio-historique du processus de civilisation, cf. Norbert Elias,The Civilising Process: Sociogenetic and Psychogenetic Investigations, Eric Dunning et al. (éds.),Oxford, UK, Blackwell Publishers, 2000 [1939].

Dossier

Photo 3 – La « rivière du coucou » et des monuments dansle quartier de la nouvelle ville de Korla. Prise de vue vers lenord, depuis le pont de l’Avenue du pétrole, septembre 2009.Une réplique de 25 mètres de haut de la flamme olympiquede Pékin repose sur son propre ponton au milieu de la portionla plus large de la rivière. Au loin, on peut apercevoir la statue,haute de 20m, de Peng Jiamu. © Tom Cliff

Photo 4 – Fresque au muséede Bazhou. Ce bas-relief me-sure 5m de long sur 20m dehaut et sa partie inférieureest à 15m du sol. © Tom Cliff

pétrole du bassin du Tarim, représentés tenant le marteau piqueur commeune mitrailleuse.

Le second élément à noter à propos de cette œuvre et des autres quatremonuments est l’occultation de toute contribution non-Han, voire mêmede toute présence autre. Il y a une ellipse de près de 2000 ans entre les ex-péditions de la dynastie Han et l’arrivée des pionniers bingtuan en 1950.Les Ouïghours et les représentants des autres minorités officielles du Xin-jiang n’apparaissent nulle part – ce sont des objets invisibles et négligeablesde la transformation, en aucun cas ses acteurs. Les seuls événements dignesd’être évoqués sur la fresque sont ceux qui concordent aisément avec l’his-toire que l’on préfère raconter aujourd’hui et dans laquelle tous les agentsdu changement historique sont des Han. Même la dynastie mandchoue desQing est occultée, bien que, et sans doute en raison du fait que, l’extensionterritoriale actuelle de la RPC doit beaucoup à l’expansionnisme Qing. C’estcomme si les Qing n’étaient qu’un faible écho de la grandeur de la dynastieHan, et que leur importance n’était pas comparable avec celle de la résur-gence de l’ethnie Han au milieu du XXème siècle. Le méta-récit proclame etglorifie la conquête initiale, l’hégémonie moderne et la légitimité de la force.Tout ceci, mais également la modernité affichée dans le développement deKorla, les immeubles clinquants, les larges boulevards, les cours d’eau arti-ficiels, sont glorifiés avec emphase par l’État-Parti, et le mérite en est attri-bué à l’action des intervenants institutionnels au Xinjiang : le bingtuan,l’armée et de manière plus évidente encore la compagnie pétrolière.

Planification urbaine et l’idéal de la modernité àKorla

Le statut politique et économique relativement élevé de Korla au Xinjiang,ajouté à l’importance du Xinjiang pour l’économie de la Chine et pour lemaintien de la stabilité sociale interne (22), impose à cette ville d’être perçuecomme un modèle de développement urbain. Les modèles de planificationurbaine sont, en tant qu’outils de gouvernance, la manifestation physiqued’idéaux préconçus, et doivent pouvoir être aisément dupliqués. L’analysede James Scott dans « Seeing like a State » est utile pour éclairer cet aspect :

Un vaste empire polyglotte pourrait trouver quelque utilité symbo-lique à avoir ses camps et ses villes ordonnés selon une formule quiincarne l’ordre et l’autorité. Toutes choses égales par ailleurs, une villeconçue selon une logique simple, répétitive, sera plus facile à admi-nistrer et à sécuriser. (23)

James Scott considère cette formule comme une partie intégrante de« l’idéologie haut-moderniste », et il note que « les porteurs du haut-mo-dernisme tendent à voir l’ordre rationnel dans des formes hautement es-thétiques » (24). Par conséquent, nous utiliserons des analyses visuelles etspatiales pour rendre compte du développement de ce modèle.

Les photographies et les cartes de cet article montrent que l’organisationde l’espace et de l’environnement bâti à Korla est de plus en plus en har-monie avec « l’ordonnancement administratif de la nature et de la société »que Scott appelle « lisibilité » (25). Jusqu’au début des années 1990, tout àl’exception du centre de la « vieille » ville, dominée par le bingtuan, étaitencore rural en termes d’organisation et d’utilisation de l’espace (Photo 5).Les champs, leurs limites irrégulières et les maisons des familles étenduesqu’on aperçoit dans la partie inférieure de la Photo 5 sont typiques d’uneorganisation rurale de l’espace. Par le passé, les proportions et les positions

respectives de la terre cultivée, des jardins et des logements en brique deterre cuite dépendaient de la croissance démographique et économique deces unités familiales individuelles, majoritairement ouïghoures. La Photo 6illustre la transformation de Korla d’un centre rural à un modèle urbain. Cesdeux photographies, et d’autres que nous verrons plus loin dans cet article,montrent qu’au XXIème siècle, Korla se conforme de plus en plus à un cadreplanifié et ordonné géométriquement imposé du sommet de la hiérarchiepolitique. Les matériaux employés ont également changé : le paysage, où

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22. Xinhua, « Zhou Yongkang qiangdiao: yange luoshi zeren quebao Xinjiang shehui daju wending »(Zhou Yongkang souligne : Responsabiliser résolument ; garantir la stabilité globale du Xinjiang),13 juillet 2009, www.gov.cn, www.gov.cn/ldhd/2009-07/13/content_1364384.htm (consulté le18 juillet 2012) ; Xue Zhang, « Xinjiang shixing jiceng ganbu gangwei butie deng 4 xiang zhengce »(Au Xinjiang, quatre programmes mis en œuvre pour favoriser l’émergence de cadres locaux), 30septembre 2011, www.shache.gov.cn/ReadNews.asp?NewsId=4149 (consulté le 18 novembre2011).

23. James C. Scott, Seeing like a State: How Certain Schemes to Improve the Human Condition HaveFailed, New Haven, Yale University Press, 1998, p. 55.

24. Ibid., p. 4.

25. Ibid., p. 5-6.

Tom Cliff – Un urbanisme à la périphérie

Photo 5 – Korla, fin des années 1980. La parcelle qui devien-dra le siège de la compagnie pétrolière est au premier plan àcôté de la rivière. © Hou Jian

Photo 6 – La nouvelle Korla, 2004. Tout ce qui se trouve aubord de la rivière appartient à la compagnie pétrolière duTarim. © Hou Jian

autrefois abondaient la brique, le bois et la terre, est aujourd’hui dominépar l’acier, le béton et le bitume. L’accélération de l’organisation géomé-trique de l’espace, à la fois dans la carte à deux dimensions et dans l’envi-ronnement construit en trois dimensions, est aussi une transition vers lalisibilité. Bien que ce soit le bingtuan, et non la compagnie pétrolière duTarim, qui a initié le projet de lisibilité, le poids politique et économique duTazhi a rendu possible une intensification de la lisibilité et de la modernitéidéale dans la nouvelle zone urbaine. La lisibilité et la modernité de la façadesont, dans le contexte de la Chine contemporaine, des conditions pour êtreconsidéré comme civilisé. Grâce au boom économique apporté par l’extrac-tion gazière et pétrolière qui a commencé à la fin des années 1980, Korlaest désormais une « Ville Chinoise Civilisée ».

Civilisation : Refonder les habitudes

Civiliser la ville est un processus téléologique, dans la mesure où un certainnombre d’étapes doivent être franchies avant d’atteindre la destination fi-nale. La destination finale est imaginée connue, souvent idéalisée, et sup-posée imminente, reflétant ce que Immanuel Wallerstein appelle «  laconsidérable force souterraine de la foi dans l’inévitabilité du progrès ». (26)

Dans le discours actuel de la RPC, la civilisation possède à la fois des as-pects matériels (wuzhi wenming 物質文明 : c’est-à-dire l’espace urbain, l’en-vironnement bâti, la consommation et le niveau la vie) et spirituels (jingshenwenming 精神文明). Ce dernier aspect se rapporte à ce que le discours del’État chinois désigne comme « personnes civilisées » : la civilité dans lesqualités personnelles et le comportement – à l’opposé de la vulgarité –consiste à être bien éduqué, à avoir de bonnes manières, du goût, un langagecorrect, un accent standard et à témoigner de la loyauté à l’égard de laconception officielle de la nation. Michel Foucault et Norbert Elias ont tousdeux démontré que la mission civilisatrice implique toujours une entreprisede normalisation et de standardisation (27). Ainsi que l’affirme implicitementcette pancarte de 2007 de Korla (Photo 7), la civilisation dans ces termesest évaluée par les habitudes, les habitats et les habitus de la population, etc’est là le fondement d’une « société harmonieuse ». En d’autres termes,une seule forme de civilisation, et partant, une seule voie vers la modernité,sont posées comme valables, et ce sont celles des Han chinois.

Le gouvernement de la ville de Korla et le comité du parti ont commencéà revendiquer le titre de « ville civilisée » en 1996, en déclarant le 2 avril« Journée de mobilisation pour la fondation d’une civilisation spirituelle ».Les années suivantes, plusieurs récompenses prestigieuses ont été conféréesà la ville, parmi lesquelles : en 1997 « ville chinoise shuangyong [armée etpeuple] modèle » (28) ; en 1998 « ville touristique remarquable » ; en 1999« ville hygiénique de niveau national » ; en 2004 « ville modèle de déve-

loppement technologique » et « ville modèle pour la protection de l’envi-ronnement » ; en 2005, « ville pionnière de la construction de la civilisa-tion » et enfin « une des 10 plus belles villes de Chine » dans le classementCCTV 2006 (29). Toutefois, en pratique, il est admis, par les officiels commeles résidents de Korla, que cet idéal n’est jamais atteint, l’objectif, telle unecible en mouvement, ne cesse de s’éloigner. Une récompense encore à at-teindre aujourd’hui est le statut de « ville écologique », désignant une zoneurbaine dans laquelle les hommes et la nature vivent en harmonie.

Accompagnant cette surenchère rhétorique sur le style du développement,le directeur-adjoint du Département d’urbanisme nous a également fait partde ses objectifs de croissance démographique en nous décrivant, en 2008,le plan de développement de 2005 de la ville. Il affirmait catégoriquementque « la population de la ville devait croître continuellement » pour passerdes 550 000 habitants attendus en 2010 à près de 800 000 en 2015. Bienque ces chiffres paraissent astronomiques, près de la moitié de l’objectifpourrait être réalisée en régularisant les migrants temporaires qui ne sontpas officiellement recensés à Korla. En termes d’aménagement de l’espace,le plan prévoit des zones spécifiques, comme par exemple des espaces verts(40 % au minimum), des cours d’eau, des résidences, des immeubles offi-ciels, et inclut une expansion de l’aire urbaine qui passera de 38 km² à60 km² sur la période 2010-2015.

Korla a connu une période de construction particulièrement intense entre2007 et 2009. En juillet 2007, nous avons été frappés par le grand nombrede publicités pour des ensembles résidentiels pas encore réalisés. Leur stra-tégie de promotion s’appuyait sur le désir bien identifié des acheteurs po-tentiels pour un style de vie européen, urbain, de cadres supérieurs : desimages de parking, de lieux de consommation pour classes moyennes ainsique des icônes technologiques dominaient l’ensemble. L’orientation pros-pective inhérente aux projets de civilisation et aux entreprises colonisatrices,ou encore la frontière, étaient également des éléments fortement représen-tés. Un ensemble résidentiel de standing nommé Future Zone en est unexemple, mais un autre (Photo 9) est à la fois beaucoup plus subtil et plus

22 p e r s p e c t i v e s c h i n o i s e s • N o 2 0 1 3 / 3

26. Immanuel Wallerstein, Historical Capitalism, Londres, Verso, 1983, p. 8.

27. Thomas Boutonnet, « From Local Control to Globalised Citizenship: The Civilising Concept of Wen-ming in Official Chinese Rhetoric », in Corrado Neri et Florent Villard (éds.), Global Fences: Litera-tures, Limits, Borders, Université Jean Moulin – Lyon 3, 2011, p. 4.

28. En 1997, le Département politique de l’Armée populaire de libération a attribué à Korla le titre de« Ville chinoise shuangyong modèle ». Shuangyong (雙擁) signifie « soutien pour l’armée et ap-portant un traitement préférentiel aux familles des militaires et des martyrs ». En pratique, il s’agitlà d’une reconnaissance du rôle de Korla en tant que quartier général de l’armée au Sud Xinjiang ;l’armée à Korla a un statut bureaucratique de préfecture (de même que la compagnie pétrolièredu Tarim et la deuxième division agricole du bingtuan), un niveau au dessus du statut du gouver-nement de la ville.

29. Wenmingban, Ku’erle shi jingshen wenming chuangjian zhidao shouce (Le guide pour la fondationd’une civilisation spirituelle à Korla), Korla, Ku’erle shi chuangjian quanguo wenming chengshibangongshi (Le Bureau pour la fondation d’une ville civilisée à Korla), juillet 2007, p. 1.

Dossier

Photo 7 – Pancarte dans le quartier de la ville nouvelle, 7 mètres de haut sur 80 mètres de long. © Tom Cliff

spécifiquement chinois du point de vue de sa stratégie. Le nom de cet en-semble immobilier – qianxi (迁徙) – signifiant « migrer », est un homonymede qianxi (前系) qui signifie « une relation dans la durée ». L’emphase sur lacombinaison de ces deux concepts représente la quintessence de la fron-tière. Les migrants de l’intérieur de la Chine cherchent à faire fortune à lafrontière, stimulés par un discours ancien et récurrent affirmant que « leXinjiang est un endroit où les entrepreneurs engagés dans l’ouverture peu-vent révéler le meilleur d’eux-mêmes ». (30) Moins universel, mais tout aussifrappant est le lien étroit établi par ces publicités immobilières entre les ca-naux urbains (existants ou planifiés) dans cette région désertique, les centresde pouvoir administratif et les ensembles résidentiels de standing. Les bro-chures et les panneaux publicitaires situent souvent l’ensemble résidentielplanifié par rapport aux bureaux de la ville ou du gouvernement préfectoralmais également par rapport à au moins un des quatre principaux plans d’eaupublics de la zone urbaine (31). Les arrondissements urbains disposent fré-quemment, selon les publicités, de leur propre plan d’eau au sein de l’en-semble. De tels dispositifs gourmands en eau ont détourné le réseau initialde canaux d’irrigation, utilisé à l’origine à des fins productives ou pratiques,et associé à l’existence de petits exploitants agricoles, ouïghours pour laplupart.

Transformation urbaine, dislocation ouïghoure

La vitesse et le style de la reconstruction urbaine et du changement socialsont illustrés par les quatre images suivantes. Les Photos 10 à 13 montrentles transformations des villages urbains socialement et spatialement poreuxsitués à l’est de Korla, qui sont devenus des ensembles résidentiels fermés. Laplupart des propriétaires terriens de ces villages urbains sont des Ouïghoursvivant dans des maisons à un étage faites de briques qu’ils ont progressive-ment agrandies à mesure que leur famille et leur capital s’accroissaient. Leurmode de vie est basé sur une économie de semi-subsistance. La plupart desfamilles cultivent des légumes pour leur consommation personnelle et peu-vent éventuellement élever quelques chèvres ou quelques moutons qu’ilsconsomment ou revendent pour se procurer de l’argent. Les familles possé-

dant beaucoup de terres disposent de vergers où ils cultivent les fameusespoires savoureuses de Korla. La compensation (calculée au m²) offerte enéchange de ces terres agricoles représente moins de la moitié de la compen-sation offerte pour les zones habitables dont les immeubles ne sont pas dé-clarés «  illégaux  ». Il s’agit là d’un point de tension engendrant desopportunités de corruption ou de répression pour les acteurs institutionnels.De leur côté, les Ouïghours qui vivent dans des villages sur le point d’être dé-molis étendent rapidement la surface habitable de leurs logements avant leurévaluation. Bien que certains affirment être satisfaits du dédommagementobtenu, la plupart des Ouïghours sont extrêmement réticents à abandonnerleur logement familial traditionnel pour la stérilité et l’atomisation d’un en-semble résidentiel éloigné. Ce n’est pas seulement la vie de famille qui enpâtit : la plupart des Ouïghours sont des travailleurs indépendants et dirigentdes entreprises dont le fonctionnement dépend étroitement de la proximitédu centre ville. Pour eux, le déménagement est souvent synonyme de perted’emploi. En somme, l’actuelle vague de reconstruction de Korla engendre deschangements perturbant les habitudes des Ouïghours urbains dans leur viequotidienne, tant en ce qui concerne la manière de cuisiner, l’alimentation, laproduction culturelle et la reproduction sociale.

Les zones résidentielles ouïghoures qui sont détruites à Korla aidaient àsoutenir la vie de la communauté ouïghoure, bien qu’on ne puisse pas af-

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30. Enmao Wang, « Xinjiang she kaituo jianshezhe da you zuowei de difang » (Le Xinjiang est un lieuoù les entrepreneurs engagés dans l’ouverture peuvent révéler le meilleur d’eux-mêmes), LilunYuekan (Le mensuel de la théorie), vol. 10, 1985.

31. Il s’agit de la rivière du Paon (kongque he 孔雀河, entre Tazhi et le centre de la ville) ; le lac artificielet la rivière du Coucou (rengonghu 人工湖; dujuan he 杜鹃河, tous deux dans le district de laVille nouvelle) ; et la rivière de l’Aigrette blanche (bailu he 白鹭河, la pièce maîtresse de l’EconomicTechnology Development Zone [ETDZ]). La localisation (mais pas la forme, puisqu’elle a été consi-dérablement élargie), de la rivière du Paon est le seul aspect de ces cours d’eau qui ne soit pas ar-tificiel. Ainsi que l’indique le nom du lac, l’aspect artificiel est un sujet de fierté. Ces cours d’eausont des monuments à part entière, manifestant la victoire sur la nature et la suprématie tech-nologique des Han. La question des ressources en eau au Xinjiang est malheureusement au-delàdu sujet de cet article. On se contentera d’indiquer ici que l’accroissement exponentiel des besoins,pour la construction, les cours d’eau artificiels, l’extraction de matières premières et l’industrie,ainsi que ceux induits par un style de vie urbain, entraînent un assèchement des cours d’eau situésà l’aval. Le cours inférieur de la rivière Tarim est une catastrophe environnementale, et les localités(aussi bien han que ouïghoure) qui autrefois reposaient sur le Tarim pour leur subsistance sontaujourd’hui abandonnées.

Tom Cliff – Un urbanisme à la périphérie

Photo 8 – Une publicité pour un nouvel ensemble immobilierdans le district de la ville nouvelle. Le gouvernement de laville nouvelle est le complexe à gauche du cadre, en face du lac artificiel. Le domaine lui-même est représenté par lesimmeubles alignés au cordeau au centre de l’image. © Tom Cliff

Photo 9 – Localisation du premier centre commercial decet ensemble immobilier (le grand rectangle sur la carte).L’étoile sur la carte représente le gouvernement de la villenouvelle et, bien sûr, le lac artificiel. La bande qui serpentesur la gauche de l’image est la rivière du Paon et au dessusd’elle se trouve le centre ville. © Tom Cliff

firmer que l’agencement spécifique des habitations disparues représentaitquelque symbole fondamental d’une identité ouïghoure. Ces villages ne sesont pas développés organiquement sur des centaines d’années, commec’est le cas à Kashgar, par exemple. Bien au contraire, ce qui est en train dedisparaître est un vaste faisceau entrelacé de routes, clairement produit parune récente vague de construction au Xinjiang. Les villages urbains ouï-ghours se sont développés autour de ces routes, et l’agencement de l’en-semble paraît résulter d’un processus relativement récent mais égalementcomplexe d’accomodation et d’adaptation entre les agriculteurs ouïghourset l’État majoritairement Han (32). De larges nouveaux boulevards, conçuspour l’automobile et arrangés selon un modèle en grille, ne font « aucuncompromis » (33) avec la forme spatiale préexistante.

Le projet de transformation de l’espace et de la société est loin d’êtreachevé. Des immeubles en apparence terminés surgissent des décombres,les cours d’eau artificiels coulent faiblement lorsqu’ils n’ont pas tout sim-

plement tari. La façade « civilisée » de Korla, aussi impressionnante qu’ellesoit, est à beaucoup d’endroits superficielle : en grattant un petit peu la sur-face, on redécouvre une ville provinciale du désert. Les politiques de déve-loppement urbain imposent aux bâtisseurs de construire des immeubles deprestige seulement aux carrefours les plus en vue et le long des artères prin-cipales. Les vieux villages urbains sont enclavés, dissimulés, avant d’être dé-molis et leurs résidents déplacés.

Une balade dans ces arrière-cours révèle la diversité de la population, unediversité qui se décline en fonction du moment de leur arrivée à Korla, deleur origine, des raisons de leur venue, de ce qu’ils font aujourd’hui et de lamanière dont ils s’identifient et se représentent leur situation. Le promeneurrencontre des groupes de travailleurs migrants désorientés du centre et del’est de la Chine, des vieux travailleurs bingtuan et leurs enfants, des ancienshabitants de Korla qui ne se sont jamais remis de l’effondrement final desentreprises d’État pendant les années 1990, des employés aisés des entre-prises d’État florissantes, des Ouïghours dont les familles ont vécu autourde Korla pendant des générations, et d’autres Ouïghours qui viennent toutjuste d’arriver par le bus lent de Kashgar. Chaque résident de la ville est im-pliqué dans la consommation et la re-création du récit sur le développementet la transformation urbaine. La plupart s’approprient ce discours ou sou-haitent le faire, mais même ceux qui ne le souhaitent pas ont finalementpeu d’autre choix que de changer leurs habitudes.

L’urbanisation comme habitude

L’urbanisation est un processus de refonte des habitudes de la vie quoti-dienne. À Korla, comme dans beaucoup de villes de Chine, les habitants sontcontraints au bouleversement de leurs habitudes lorsque les villages sonttransformés en communautés résidentielles urbaines, lorsque les espaces deproduction sont transformés en espaces de consommation et lorsque le com-plexe d’une provincialité arriérée engendre le désir de la modernité métropo-litaine. Les vieux chemins disparaissent sous une dense grille de routesasphaltées, contraignant les habitants à modifier la manière dont ils traversentla ville et par là-même, affectant les occurrences des rencontres. L’essai deWalter Benjamin, L’œuvre d’art à l’âge de la reproduction mécanique, a clai-rement montré comment l’architecture et l’espace urbain ont un impact cor-porel sur les hommes  : «  Les immeubles sont appropriés d’une doublemanière : par leur usage et par la perception qu’on en a […] » L’auteur poursuiten affirmant que « les tâches auxquelles fait face l’appareil de perception del’homme au moment des grands changements historiques ne peuvent pasêtre résolues par des moyens optiques, c’est-à-dire par la seule contemplation.Elles sont surmontées graduellement par la mise en place d’habitudes » (34).Le simple fait de vivre dans une ville en changement constant œuvre à latransformation des habitudes mentales et physiques de ses habitants.

Les Han et les Ouïghours répondent aux perturbations de leurs habitudesde manières assez différentes. Comme cela a été montré ci-dessus, ce sontsurtout des quartiers ouïghours et les routes qui les desservent qui sont dé-truits pour faire place au nouveau plan urbain. Les Ouïghours déplacés fontface à des changements économiques et sociaux majeurs dans leurs vies.

24 p e r s p e c t i v e s c h i n o i s e s • N o 2 0 1 3 / 3

32. Cependant, il serait raisonnable de suggérer qu’une des caractéristiques essentielles de l’identitéouïghoure au Xinjiang est précisément la capacité d’adaptation à ces invasions régulières de ré-gimes d’occupation.

33. James C. Scott, Seeing like a State, op. cit., p. 104.

34. Walter Benjamin, « The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction », in Hannah Arendt(éd.), Illuminations, Londres, Fontana, 1969 [1936], p. 240.

Dossier

Photo 10 – Expropriation et désorientation. À l’intérieurd’une section de la zone résidentielle ouïghoure nouvelle-ment démolie. Les démolitions sont souvent « imminentes »pendant plusieurs années – les infrastructures et les servicessont graduellement démantelés – mais lorsqu’elles commen-cent elles se déroulent très rapidement. © Tom Cliff

Photo 11 – Sauvegarde et relogement. Une ancienne zonerésidentielle ouïghoure et un ancien verger de poires dans lavieille ville. © Tom Cliff

La plupart d’entre eux considèrent, tout à fait légitimement, la destructiondes vieux quartiers et des anciennes routes comme une source d’ennuis etde contraintes. Les Han, d’un autre côté, la considèrent comme la conditionnécessaire du progrès et un stade inévitable dans le projet de modernisation.Beaucoup de Han sont honnêtement incapables de comprendre pourquoiles Ouïghours préfèrent rester dans des maisons au sol en terre, sans chauf-fage, plutôt que dans des appartements modernes. Pour les migrants han,le changement n’est pas seulement une aspiration mais aussi un mode devie, initié par leur migration depuis les zones centrales et se poursuivant parleur rôle explicite ou implicite comme agents de développement et de trans-formation.

L’esthétique et les objectifs de l’urbanisation des périphéries sont, par dé-finition, Han, et métro-centrés. La force coercitive du processus d’urbanisa-tion est supportée principalement par les Ouïghours mais ces derniers etles autres minorités ethniques non-han ne sont pas les seules cibles de ceprojet de civilisation au Xinjiang. Les Han, en particulier les ruraux, régionauxou périphériques (y compris ceux originaires du Xinjiang) sont aussi perçuscomme ayant de « très mauvaises habitudes » (35). Bien que l’objectif final,

l’intégration de la périphérie ethnique créée par la dynastie Qing et héritéedepuis par la République puis par la République populaire, n’ait pas changéde façon significative depuis les 60 dernières années, le contexte politiqueet social dans lequel l’entreprise coloniale se déploie et qu’elle contribue àcréer, lui, a profondément changé. Aujourd’hui, la migration han au Xinjiangest en majorité volontaire, plutôt qu’imposée par l’État et obligatoirecomme elle l’a été par le passé. La plupart des migrants sont des.auto-entrepreneurs, ou travaillent dans l’industrie des services ou de laconstruction dans les centres urbains ; et ces temps-ci, la plupart des mi-grants ne sont pas membres de grandes institutions étatiques formellescomme le bingtuan ou la compagnie pétrolière. De plus, la proportion de lapopulation han du Xinjiang talonne à quelques pourcents la population ouï-ghoure, même dans les chiffres officiels (36). Ce contexte changé et changeanta nécessité un ajustement des méthodes et des processus d’intégration dela périphérie. En particulier, cela signifie un ajustement de l’esthétique, del’économie et de la démographie de peuplement, qui par conséquent en-traîne l’accélération d’un style particulier de développement urbain à la foisdans les villes et les petits centres ruraux du Xinjiang. En un sens, l’attraitde la ville est en train de prendre le relais de la fonction qu’exerçaient au-paravant les institutions étatiques en attirant, en régulant et en transfor-mant les migrants (han) et en régulant et en transformant les styles de viedes Han, des Ouïghours et des autres habitants du Xinjiang.

La construction urbaine comme consolidation de lafrontière

Le bingtuan, essentiellement rural et à la périphérie, a également adoptédernièrement l’idéologie de l’urbanisme. En réaction directe au conflit vio-lent et aux soulèvements politiques qui ont commencé avec les émeutesethniques qui ont eu lieu en juillet 2009 au Xinjiang, le mandat initial del’organisation – « ouvrir les friches, sécuriser la frontière » – a été officiel-lement, et au plus haut niveau, transformé en « construire des villes, sécu-riser la frontière » (37). « Sécuriser la frontière » dans ce contexte actuel estmoins un exercice militaire qu’un projet culturel, démographique et poli-tico-esthétique d’urbanisation moderne. Le bingtuan a besoin d’un modèleurbain pour contrer son problème chronique de dépopulation (affectantsurtout les hommes et femmes de la population active), et il est impératifque le premier de ces nouveaux modèles urbains soit perçu comme ayantdu succès afin de réduire l’hémorragie de la population et attirer de nou-veaux colons.

La construction de villes pourrait être le signe d’une transformation pro-fonde de l’économie politique du Xinjiang. Des universitaires issus du célèbreInstitut de design et de planification urbaine de l’université Tongji de Shan-ghai ont récemment plaidé en faveur de la fusion administrative, spatialeet économique des zones périurbaines bingtuan avec le centre local ur-bain (38). On peut lire dans cette demande une certaine logique : un centre

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35. Cf. la littérature portant sur les ruraux en ville, et sur la vision urbaine de la « valeur » (suzhi 素质) des ruraux – entre autres, Andrew Kipnis, « The Disturbing Educational Discipline of ‘Peasants »,The China Journal, vol. 46, 2001 ; Tamara Jacka, Rural women in urban China: Gender, migration,and social change, Armonk, N.Y., M.E. Sharpe, Inc., 2006.

36. Les statistiques démographiques officielles au Xinjiang omettent les forces armées et de police,de même que les migrants qui ne sont pas domiciliés au Xinjiang.

37. Tunkenshubian (屯墾戍邊) et jianchengshubian (建城戍邊), respectivement. Cf. Bingtuannet,Hebei sheng dali bangzhu nong er shi jian xin cheng (La province du Hebei fait un grand effortpour aider la seconde division agricole pour construire une nouvelle ville), le 17 juillet 2012,http://epaper.bingtuannet.com/index.asp?id=63117 (consulté le 13 août 2012).

38. Zhou et Chen, « Xinjiang shengchan jianshe bingtuan », art. cit., p. 39-42.

Tom Cliff – Un urbanisme à la périphérie

Photo 12 – Banlieue déplacée : un projet de résidences fer-mées adjacent au terrain de la photo n°11. © Tom Cliff

Photo 13 – Le rêve de banlieue s’achève ici. Les nouvelles vil-las ont été encerclées par le sable du désert et par des chan-tiers entre le moment de leur construction en 2004 etjusqu’au moins en 2011. © Tom Cliff

urbain possède un poids social, politique, économique et culturel qu’un petitbourg n’a pas, et cela permet au centre urbain d’agrandir son aire d’in-fluence. Quelques années plus tôt, les planificateurs ont plaidé pour une«  stratégie de centralisation comparative  », signalant que l’aridité, lesgrandes distances entre les oasis et la relativement petite échelle des zonesurbaines au Xinjiang réduisaient l’intérêt de la construction d’un réseau ur-bain composé de centres multiples (39). Par ailleurs, les cadres du bingtuanont confirmé au début de 2013 que l’obtention formelle du titre de villedans le système administratif non-bingtuan permettra aux anciennes zonesbingtuan de prélever les impôts des résidents et des entreprises présentsdans leur juridiction. Cette mesure est capitale, dans la mesure où elle ga-rantit une source de revenus auparavant indisponible et renforce l’autono-mie encastrée du bingtuan tout en brouillant certaines frontières entre cesystème et l’extérieur. Pourrait-on reconnaître ici la version périphériqued’une grande agglomération urbaine – la Région du Grand Shanghai en toutpetit ?

Les premiers développements périurbains seront construits sur les sitesdes 29ème et 30ème régiments bingtuan à l’ouest de Korla (voir Carte 2). Lesrégiments bingtuan sont des équivalents fonctionnels des bourgs agricolesdans le système du gouvernement local. Tandis que les anciennes zonesbingtuan les plus proches de Korla ont déjà été incorporées à la zone ur-baine, ces municipalités urbanisées deviendront des « villes satellites » deKorla. Elles vont en principe bénéficier de la proximité de la ville commehub logistique et centre de consommation (40).

Conclusion

Notre exploration visuelle et spatiale de la morphologie urbaine, de l’ar-chitecture et des monuments de Korla témoigne d’une forte poussée en di-rection de l’idéal de la modernité actuellement dominant en Chine (41). AuXinjiang, ces grands projets d’ingénierie sont beaucoup moins contraintspar l’histoire, par la culture, ou par l’espace, que dans le reste de la Chinecentrale ou orientale. Les plans et leur mise en œuvre sont aussi infléchispar la nécessité de présenter une série particulière d’images imbriquées, deKorla et de son histoire tronquée, du centre, de son pouvoir et de sa bien-veillance, et de la nation et de son unité. Mais à la différence de certainesautres villes chinoises qui se situent « au-delà de la Grande Muraille », lamorphologie et l’architecture urbaines de Korla paient seulement un tributtrès superficiel à l’histoire, à la culture et à l’esthétique des populations lo-cales non-Han (42). Et bien que les villes sur la frontière chinoise prennentaujourd’hui comme exemple l’esthétique des régions du centre de la Chine,elles n’essayent pas d’égaler servilement le centre. Plutôt, une esthétiqueest sur le point d’émerger qui est associée aux Han, et au centre qu’ils re-présentent implicitement, qu’ils aient ou non étés présents ici, mais qui estpériphérique. Cette esthétique est structurée par une histoire différente etvise un autre avenir que l’esthétique du centre.

L’urbanisation est souvent considérée comme un processus de transfor-mation de l’espace et des relations sociales. Dans cet article, nous avonscherché à explorer cette idée de deux façons différentes. En premier lieu,en montrant que l’urbanisation d’une ville comme Korla sur la frontière chi-noise se situe dans un processus particulier de refonte de l’histoire et dulieu. D’autre part, en suggérant que la manière dont les personnes viventl’urbanisation, la manière dont ils refondent les habitudes de leur corps etde leur esprit, est en soi un objectif clé du développement urbain en Chine.Cette manière de construire la localité, l’histoire et la subjectivité est consi-

dérée comme utile politiquement, voire même essentielle, dans le processusde construction de l’identité nationale à la frontière.

z Traduit par Matei Gheorghiu.

z Tom Cliff est en post-doctorat à la « School of Culture, History and

Language » de l’Université nationale australienne.

Room 4239, Coombs Building, School of Culture, History and

Language, The Australian National University, ACT, 0200, Australia

([email protected]).

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39. Yuxiang Ma, « Xinjiang luzhou chengshihua yu quyu xietiao fazhan zhanlue yanjiu » (Sur l’urba-nisation des oasis et le développement régional harmonieux au Xinjiang), Journal of Bingtuan Edu-cation Institute, vol. 17, n°1, février 2007, p. 13 et p. 16.

40. 111city.com, Xinjiang bingtuan nong er shi ni jian xin cheng: gongkai zhengming jiang 5 wan (Laseconde division agricole Bingtuan construit une nouvelle ville: concours public de dénominationavec un prix de 50,000RMB), 23 juin 2012, Changcheng, www.111city.com/news/2485.html(consulté le 13 août 2012).

41. Au sujet de l’esthétique standardisée à laquelle nous faisons référence, cf. Andrew B. Kipnis, «Constructing Commonality: Standardization and Modernization in Chinese Nation-Building », TheJournal of Asian Studies, vol. 71, n° 3, 2012, p. 742-47. Voir également le numéro spécial « La ville,laboratoire de la Chine de demain », in Perspectives chinoises 2008/4 – et particulièrement lescontributions de P. Gaubatz et J-F. Doulet : Piper Gaubatz, « Les nouveaux espaces publics en Chineurbaine » Perspectives chinoises, 2008/4, p. 78-90 ; Jean-Francois Doulet, « Où vont les villes chi-noises ? Trois approches de la métropole dans la Chine d’aujourd’hui », Perspectives chinoises,2008/4, p. 4-15.

42. Piper Gaubatz, Beyond the Great Wall: Urban Form and Transformation on the Chinese Frontiers,Stanford, Stanford University Press, 1996.

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