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UNE AMIE INCONNUE DE GUY DE MAUPASSANT Après le succès retentissant des Soirées de Médan et surtout après l'éclatante réussite de la Maison Tellier, Guy de Maupassant, devinant sa réussite, avait quitté le petit appartement de la rue Clauzel, encore trop bohème à son gré, pour s'installer au numéro 83 de la rue Dulong, aux Batignolles. Dans ces vastes pièces, bien meublées, Maupassant peut enfin recevoir. Outre ses anciens camarades, qu'il voit alors, Catulle Mendès, Paul Bourget, Edouard Rod, Jules Lemaitre, des femmes charmantes qui sont un peu des femmes de lettres et qui l'aident parfois dans son travail. Il écrit Bel-Ami et s'inspire d'elles pour décrire le cortège de son héros. Elles lui sont toujours restées atta- chées comme dans le roman d'ailleurs, non sans une pointe de jalousie à l'égard des grandes mondaines qu'il connaîtra plus tard. Mais Maupassant ne pouvait pas se laisser asservir. La pièce principal, c'est le cabinet de travail : une grande table tient le milieu. C'est là que s'entassent des manuscrits. Sur les feuilles éparses luit la lame d'une dague du temps des guerres de religion. Parmi les objets d'art, on remarque une Vénus en marbre d'un charme comparable à celui de certaines œuvres de Rodin ; un Bouddha en bois doré et quelques paysages normands : deux grandes toiles de Le Poitevin : les Falaises d'Etretat et le Jardin de « La Guillette », maison de Guy de Maupassant à Etretat ; un paysage par Nozal : la Moisson, une petite toile hollandaise, fraîche et légère de coloris, LA BEVUE N» 15 4

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UNE AMIE INCONNUE D E

GUY DE MAUPASSANT

Après le succès retentissant des Soirées de Médan et surtout après l'éclatante réussite de la Maison Tellier, Guy de Maupassant, devinant sa réussite, avait quitté le petit appartement de la rue Clauzel, encore trop bohème à son gré, pour s'installer au numéro 83 de la rue Dulong, aux Batignolles.

Dans ces vastes pièces, bien meublées, Maupassant peut enfin recevoir. Outre ses anciens camarades, qu'il voit alors, Catulle Mendès, Paul Bourget, Edouard Rod, Jules Lemaitre, des femmes charmantes qui sont un peu des femmes de lettres et qui l'aident parfois dans son travail. Il écrit Bel-Ami et s'inspire d'elles pour décrire le cortège de son héros. Elles lui sont toujours restées atta­chées comme dans le roman d'ailleurs, non sans une pointe de jalousie à l'égard des grandes mondaines qu'il connaîtra plus tard. Mais Maupassant ne pouvait pas se laisser asservir.

La pièce principal, c'est le cabinet de travail : une grande table tient le milieu. C'est là que s'entassent des manuscrits. Sur les feuilles éparses luit la lame d'une dague du temps des guerres de religion.

Parmi les objets d'art, on remarque une Vénus en marbre d'un charme comparable à celui de certaines œuvres de Rodin ; un Bouddha en bois doré et quelques paysages normands : deux grandes toiles de Le Poitevin : les Falaises d'Etretat et le Jardin de « La Guillette », maison de Guy de Maupassant à Etretat ; un paysage par Nozal : la Moisson, une petite toile hollandaise, fraîche et légère de coloris,

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et une Salomé dansant, impudique et tourbillonnante sous les voiles diaphanes. Un piano complète ce décor.

Par le choix de ses sujets et par son style d'apparence impas­sible et cruel, mais riche de sortilèges, Guy de Maupassant intéresse au plus haut point la critique et passionne de plus en plus ses innom­brables lecteurs. Aujourd'hui encore, alors que tant d'écrivains sont démodés, on est surpris par la jeunesse de son œuvre, par le caractère permanent de ses récits, arrachés tout palpitants à la vie. L'explication de ce phénomène est facile: Guy de Maupassant a fait une œuvre d'art et rien n'est plus éternellement jeune que l'art. Son style tellement direct est d'une souplesse et d'une élégance hors de pair. Une telle variété, un tel mouvement en font un des plus grands et aussi un des plus originaux parmi les écrivains fran­çais de tous les temps. Lorsqu'on songe que cet écrivain n'a pas mis dix ans pour écrire plus de cinquante volumes, on reste stupéfait. Guy de Maupassant est avec Gœthe un exemple de fécondité incroyable. On trouve, comme chez le grand poète allemand, dans cette œuvre incomparable, du réalisme, de la sensualité avec de grands élans de poésie. C'est qu'un vent d'aventure avait soufflé dans sa famille, comparable au souffle d'air qui nous arrive d'un orage lointain.

L'après-midi s'achève. Le jour d'octobre n'arrive plus qu'avec peine dans le cabinet de travail. Malgré cette pénombre et une lancinante douleur à l'œil droit qui ne le quitte pas depuis deux jours, le jeune romancier continue d'écrire — à tâtons — par amour de son travail. Le seul amour qui lui ait vraiment donné de grandes satisfactions. Il écrit, rature, reprend sa phrase pour la détruire encore. Parfois sa plume s'envole, mais une ligne plus loin, elle butte et s'arrête net. Puis, dans un nouvel élan, elle repart bientôt, bridée et stoppée par ce doute, cette conscience de l'écriture pure, de la gravure sans bavures que Guy de Maupassant tient de son maître, Gustave Flaubert.

Guy de Maupassant n'aura jamais connu ces moments heureux, reposants où l'écrivain n'a plus qu'à laisser conduire sa plume par son démon intérieur. Au contraire, il peinait, corrigeait, retou­chait sans cesse, pour atteindre à cette perfection d'un style inimi­table et solide comme du marbre.

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Spurnoise, l'ombre s'est peu à peu insinuée dans la pièce. N'y voyant plus, Guy de Maupassant laisse glisser la plume de ses doigts. Contrairement à son habitude, il n'appelle pas tout de suite son valet de chambre, François Tassart, ce domestique belge si finaud entré depuis peu à son service. Un moment détendu, il s'abandonne à une singulière rêverie. Il fait un retour sur lui-même, une sorte d'examen de sa vie sentimentale. Non sans stupeur, il constate tout à coup qu'il n'a jamais aimé vraiment. Par orgueil d'abord et aussi pour ne pas avoir à souffrir par une femme, peu à peu, il a étouffé son cœur.

Aussi loin qu'il remonte dans sa jeunesse, il ne se souvient d'aucun sentiment d'amour. Ses premiers vers, ceux que tout adoles­cent adresse à la femme, Guy de Maupassant, solitaire, sauvage, les a dédiés à la mer qui souffre et se plaint éternellement. Et s'il a fait taire son cœur, c'est que pareil à cet autre grand poète, Henri Heine, il a toujours douté du cœur des femmes (1).

Dès lors l'amour ne devait être pour lui qu'une recherche de sensations irritantes, décevantes qui allaient finir par ruiner tout à fait sa santé et obscurcir son cerveau. Volontairement il ignora toujours les effusions du cœur, les élans, ces moments magnifiques où la vie disparaît pour faire place à la magie du rêve. « Pour moi, confiait-il un jour à son ami fraternel, Léon Fontaine, je n'ai jamais rêvé. » '

Privé de cet idéal, Guy s'abandonna à des aventures passagères qui expliquent, en partie, l'hypocondrie du romancier. Charcot n'a-t-il pas dit : « Les grands sensuels sont tristes » ? Sur le rire et sur la gaieté de Maupassant on a écrit bien des erreurs. Ecoutons Léon Fontaine, ce précieux témoin de la vie de son ami : « J'ai connu Guy bien jeune. Dès le début de nos relations, j'ai senti que le rire de Guy était un rire forcé. » Cela est aussi vrai pour la gaieté de son œuvre. Si, dans quelques-uns de ses contes, le rire d'un de ses person­nages sonne haut, dans combien d'autres histoires, ne trouve-t-on pas des traces de son incurable mélancolie 1 Et pourtant son pessimisme ironique ne détourne ni de la vie ni de l'action. Il prévient simple-

(1) Le 13 mal 1889, Guy de Maupassant écrit à Léon Fontaine : « Mon attituflu dans la vie sentimentale a fini par avoir tout à fait raison de mon coeur. Effarouché par mon cynisme, il a fini par se taire. Il s'est retiré si loin au fond de moi-même que la plus belle promesse ne parviendra pas à l'apprivoiser. »

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ment les hommes que, si beaux que soient leurs désirs, ils sont presque tous irréalisables.

Ce soir-là, Maupassant, pourtant adulé, choyé, grand favori de la gloire et de la fortune, envahi par une sourde tristesse, pense à sa solitude, à cet affreux désert parmi les hommes. Il a de nom­breuses « amies » et pourtant il est seul. Il éprouve le besoin que tout homme connaît au moins une fois dans sa vie, de se confier à un être tendre, fragile, de se blottir contre son épaule. Toutefois Maupassant ne se laisse pas longtemps aller à cette fai­blesse. Il se trouve ridicule et se morigène vertement. Puis il sonne François et d'une voix tiégagée, claironnante, il lance :

— Préparez mon habit ! Je dois sortir ce soir. Avant de partir, le romancier, satisfait de lui-même, se regarde

longuement dans la glace ; pour la première fois, il s'analyse avec curiosité, presque avec complaisance. Il faut avouer qu'il a raison. Quel visage expressif, avec ses grands et beaux yeux couleur de topaze, que domine un front superbe d'où semble se dégager de la lumière ! Un vrai visage de conquérant et qui doit surtout plaire aux femmes. Et Guy possède encore, — chose rare, — cet esprit caustique, étincelant, cette conversation entraînante, pas­sionnante.

Malgré une soirée prolongée, passée chez des amis, les Bonnières (1), où il avait rencontré son meilleur camarade, Louis Legrand, le lendemain, de très bonne heure, Maupassant se remit au travail. Il lui arrivait, parfois, de bénéficier de cette exaltation qu'il rapportait du contact de certaines gens et qui se prolongeait, favorisant singulièrement son travail de composition.

Bel-Ami marchait à merveille. Minutieusement étudiés, les personnages avaient l'air d'aider leur peintre. Guy de Maupassant, non sans raison, escomptait déjà un gros succès avec ce nouveau roman, dont il était de jour en jour plus satisfait.

On frappait à la porte. François entra portant le petit déjeuner et sur un plateau, un volumineux courrier. Voyant déjà un grand

(1) Robert de Bonnières, journaliste, couleur, a écrit plusieurs romans. Bonnières était de plus un beau cavalier, de tournure militaire : il avait servi dans les lanciers pendant la guerre de 1870. Mme de Bonnières était, elle, une des beautés a, la mode qui brille dans la fleur de sa jeunesse. Ce couple, très sympathique, était très répandu dans le inonde.

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nombre de feuillets fraîchement écrits par son maître, le valet de chambre, qui n'approuve pas ce surmenage, balance la tête en signe de reproche. Il sait que le romancier mène depuis quelque temps surtout une existence très fatigante et, comme on dit, brûle l'exis­tence par les deux bouts. Timidement, il hasarde un conseil :

— Ah ! Monsieur travaille vraiment trop ! Monsieur se fatigue 1 Maupassant, qui apprécie les sentiments de François, le rassure

affectueusement : — Mais non, mais non, vous voyez bien que je me repose d'un

travail par un autre. Cet après-midi, je laisserai mon héros et ses belles amies pour écrire mon article de politique du Figaro. D'ail­leurs, voilà une collaboration que je ne tarderai pas à abandonner. La politique, cela m'intéresse de moins en moins !

François parti, Maupassant lit son courrier. D'abord c'est une lettre de sa mère, toujours si tendre. Elle passe quelques jours à Cannes. Puis c'est une lettre de femme. Encore une, après des centaines d'autres ! Il va la déchirer, mais soudain il se ravise et la lit jusqu'au bout. C'est que pour une fois cette lettre est loin d'être banale. Guy de Maupassant a tout de suite deviné qu'il s'agit là d'une femme exceptionnelle. Les termes de cette lettre montrent que son auteur est non seulement une artiste lettrée, mais une femme du monde. Cette découverte intrigue et flatte l'écrivain* Et lui qui a pourtant l'habitude de ce genre de lettres, un instant il reste troublé. S'il a rejeté tant de propositions de rendez-vous, ayant horreur de perdre son temps avec des aven­turières, il décide s r-le-champ qu'il répondra à cette correspon­dante. Déjà il souhaite la connaître.

Voici, donc, la première de ces lettres inédites de Guy de Mau­passant. Elles couvrent souvent plusieurs feuillets d'une belle écriture fière, déliée. Dans ces lettres, nous retrouvons les phrases brillantes, profondes ou amères : quelques-unes des plus belles pages insoupçonnées de l'écrivain. C'est le plus saisissant portrait de Guy de Maupassant tracé par lui-même (1).

Paris, ce mardi. Madame,

S'il est vrai que vous soyez une femme curieuse et non un simple

(1) Hugues Rebeli devait collaborer avec Robert SUérard à une Vie de Maupassant, d'après ses lettres d'amour qui étaient, dit Shérard, « un modèle de style : je ne crois pas que Maupassant ait, dans ses livres, surpassé la beauté de cette prose ».

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farceur de mes amis qui s'amuse à mes dépens, je me déclare prêt à me montrer à vous quand vous voudrez, où vous voudrez, comme vous voudrez et dans les conditions qu'il vous plaira !

Vous aurez sans doute une grosse désillusion ; tant pis pour nous deux. Puisque vous cherchez un poète, permettez-moi d'amortir le coup et de vous dire un peu de mal de moi. Physiquement, je ne suis pas beau et je n'ai point l'allure ni la tournure qui plaisent aux femmes.

Je manque absolument d'élégance, même de toilette et la coupe de mes habits me laisse totalement indifférent. Toute ma coquet­terie, coquetterie de portefaix et de garçon boucher, consiste à me promener en été sur les bords de la Seine en costume de canotier pour montrer mes bras. C'est bien commun, n'est-ce pas ?

Je ne cause passablement avec une femme que lorsque je la connais assez pour être très libre avec elle et n'avoir point à chercher des élégances et des subtilités de mots. Ici, j'ouvre une parenthèse, le jeune homme qui vous a donné sur moi des renseignements si... difficiles à dire, aurait pu ajouter que j'ai pour amies très intimes des femmes qui n'ont jamais été autre chose que mes amies et à qui je n'ai jamais rien demandé, parce qu'une femme ne sait jamais rester l'amie après avoir été davantage. Je n'ai pas eu, en toute ma vie, une apparence d'amour, bien que j'aie simulé souvent ce sentiment que je n'éprouverai sans doute jamais, car je dirais volon­tiers comme Proudhon : « Je ne sais rien de plus ridicule pour un homme que d'aimer et d'être aimé. Je suis sensuel, par exemple ! Oh ! ça oui ! on ne vous a pas trompé ; et cependant je ne suis point dangereux, je ne me jette pas immédiatement sur les femmes en poussant des cris. Je n'ai jamais subi de condamnation pour... passions trop vives ! et on peut rester une heure en public avec moi sans péril, quand il y a des sergents de ville à portée de la voix. J'ai, du reste, l'imagination froide et réaliste. J'aime ce que je vois après y avoir goûté, parce qu'alors je suis sûr que c'est bon. Vous commencez à me mépriser, n'est-ce pas, Madame ?

Comment écrire ainsi à une inconnue ? car vous êtes pour moi, en ce moment, l'inconnue dont rêvent les poètes ! En bien ! si vous cherchez un poète, je vous crie « casse-cou ». Si vous aimez les messieurs galants et coquets, complimenteurs et savamment habillés je n'en suis point. Si vous désirez rencontrer une âme sentimentale, je puis vous en indiquer parmi mes connaissances :

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qui sait ? peut-être celui-là même, qui vous a renseigné sur mon compte (1).

Mais je n'ai point l'âme sentimentale. Je suis un garçon simple qui vit comme un ours. Et cependant, Madame, si vous souhaitez encore voir cet ours, il quittera son repaire à votre voix et il vous promet de respecter vos volontés.

Vous vous demandez, assurément, quelle idée je me fais de vous ? Je ne m'en fais point. J'attends pour savoir. Votre curiosité m'étonne un peu, parce que je la pressens... platonique. Vous voulez voir comment je suis, parce qu'on vous a fait sur moi des histoires!... et c'est tout.

En bien ! vous verrez, Madame, et je vous jure en toute loyauté que je ne ferai rien qui puisse vous amener à regretter cette curiosité.

Permettez-moi de vous baiser les mains : c'est un vieil usage que j'adore et qui ne vous compromettra point puisque je ne vous connais pas.

GUY DE MAUPASSANT.

P. S. — Votre lettre, après m'avoir suivi du ministère (où je ne vais plus), rue Clauzel (où j'habitais) ne m'est parvenue qu'aujour­d'hui à mon nouveau domicile.

Cette lettre de Guy de Maupassant que Gisèle attendait avec une si grande impatience, une si vive curiosité, n'a fait au fond que l'agacer, bien plus la blesser. Fière avant tout d'être femme, elle est peinée, outrée de l'opinion quasi-méprisante que Guy de Maupassant a sur les femmes. Tout d'abord elle est tentée de corri­ger le romancier par quelques phrases dures et vengeresses, dont elle a l'habitude. Mais elle réfléchit. Elle désire tellement connaître le romancier 1 Alors l'aventure serait tout de suite finie avant de commencer. Elle déchire plusieurs brouillons et finalement, en habile diplomate, elle répond par une longue et très aimable lettre où elle évite soigneusement la question de la mentalité féminine pour ne montrer que sa joie et sa fierté d'avoir reçu une lettre si longue, si précieuse de l'écrivain à la mode — et qui demain sera sûrement glorieux i

En ce qui concerne son sexe, que Guy de Maupassant se rassure complètement. Elle est bien femme. Elle ne demande qu'à le lui

(1) Catulle Mendto.

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prouver ! Pourquoi ne se rencontreraient-ils pas au cours d'un bal à l'Opéra, par exemple ? Pourquoi, ce qui serait le rêve, ne parti­raient-ils pas en voyage, tout de suite. Ce serait une façon originale de faire connaissance. Depuis si longtemps elle'pense à Venise !

Cette lettre, Gisèle ne l'envoie pas tout de suite. Quelques jours se passent. Guy de Maupassant, pourtant très absorbé par son nouveau roman et par ses nombreuses collaborations, commence à s'impatienter. D'habitude il n'attache aucune importance à ce genre de correspondance. C'est du temps perdu. C'est une conver­sation sans rime ni raison. Cette fois l'écrivain n'est pas de cet avis. Il n'a pas oublié la première lettre de Gisèle et il attend avec nervo­sité la suite de cette curieuse intrigue.

Un matin, il reconnaît la fine écriture masculine. Fébrilement il déchire l'enveloppe. Ravie de la première lettre si spirituelle, si peu semblable aux autres lettres d'hommes, la jeune femme demande encore des détails sur Guy de Maupassant. Le jour même, complai-samment, l'écrivain satisfait sa curiosité :

Chère Madame,

Vous désirez que je vous donne des détails sur moi. Vous avez tort, ils ne vous plairont guère. Je vous ai déjà dit que je n'étais point fait pour séduire les femmes, hormis celles qui sont unique­ment des sensuelles et des corrompues. Quant aux autres, elles ont assez de moi au bout de quinze jours au plus.

Que voulez-vous ? Vous avez toutes les croyances, disons toutes les crédulités, et moi pas une. Je suis le plus désillusionnant et le plus désillusionné des hommes ; le moins sentimental et le moins poétique.

Je range l'amour parmi les religions, et les religions parmi les plus grandes bêtises où soit tombée l'humanité... Vous êtes choquée, Madame ?

J'admire éperdument Schopenhauer et sa théorie de l'amour me semble la seule acceptable. La nature, qui veut, des êtres, a mis l'appât du sentiment autour du piège de la reproduction... Pardon, ce que j'écris là est inconvenant, mais tant pis. Oh ! vous êtes indi­gnée, je le sais.

Je continue : Quand je rencontre deux amants, la stupidité de leur erreur m'irrite. « Je t'aime, je t'adore, mon cœur, mon âme, ma vie, etc., etc.. » Et tout cela uniquement parce qu'ils sont d'un

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sexe différent. N'est-ii pas plus simple de dire : « J'ai tous les ins­tincts de ma race, de ma nature et de ma qualité d'homme. Donc, j'aime la femme, j'obéis à une loi de mon corps, à une loi qui gou­verne aussi les bêtes : mais je suis un être supérieur à ces bêtes, au lieu de faire simplement comme elle, je cherche, j'imagine, je perfec­tionne tous les raffinements sensuels. »

Je suis un corrompu des civilisations ; et je ne le cache pas. J'aime, j'adore sa beauté sous tous ses aspects. J'ai des sens que je cherche sans cesse à aiguiser et tous, je suis un gourmand enthou­siaste, un gourmand solitaire qui mange pour manger, pour sentir les exquises sensations des nourritures saines, pour percevoir les saveurs diverses, les arômes légers, les parfums fugitifs d'aimer.

Les sentiments sont des rêves dont les sensations sont les réalités.

Vous dites que j'ai le sentiment de la nature ? Cela tient je crois à ce que je suis un peu Faune. Oui, je suis Faune et je le suis de la tête aux pieds. Je passe des mois seuls à la campagne, la nuit, sur l'eau, tout seul, toute la nuit, le jour, dans les bois ou dans les vignes, sous le soleil furieux et tout seul, tout le jour. La mélancolie de la terre ne m'attriste jamais : je suis une espèce d'instrument à sensations que font résonner les aurores, les midis, les crépuscules, les nuits et autre chose encore. Je vis seul, fort bien, pendant des semaines sans aucun besoin d'affection. Mais j'aime la chair des femme, d'un même amour que j'aime l'herbe, les rivières, la mer. Je vous répète que je suis un Faune. De là vient peut-être l'exas­pération où me jettent la société, les réunions du monde, la médio­crité des conversations, la laideur des costumes, la fausseté des attitudes.

Dans un salon, je souffre dans tous mes instincts, dans toutes mes idées, dans toutes mes sensibilités, dans toute ma raison. Mes pensées naturelles choquent la manière devoir, reçue, habituelle, respectable et publique ! Toute réunion d'hommes m'est odieuse. Un bal me donne de la tristesse pour huit jours. Je n'ai jamais vu une course de chevaux, ni même une revue, ni une fête nationale. J'ai horreur de tout ce qui est fade, timoré, inexpressif.

Aussi, Madame, je préférerais ne point vous rencontrer dans un bal de l'Opéra ! Quant à Venise, c'est de la poésie ; et vous savez que je ne l'aime guère. Et puis nous voyez-vous partant pour un pays quelconque, sans nous connaître ? Pourquoi faire ? Si nous allions nous déplaire souverainement dès la première minute 1 C'est

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possible après tout ! Et puis j'imagine que vous me connaissez plus que vous ne dites, que vous me faites poser ; et vous voyez que je m'y prête : et je me demande toujours si vous n'êtes point quelque ami farceur ! J'ai fait tant de farces que l'on peut bien m'en faire. Celle-ci, du reste, serait bonne ; mais je ne crains nullement le ridicule, l'opinion publique m'étant totalement indifférente. Vous voulez que nous causions ? Soit. Où ? choisissez. D'abord, enlevez-moi si cela vous convient. Je n'appellerai pas « au secours ». Ensuite, pourquoi ne viendriez-vous pas tout simplement chez moi à l'heure et au jour qui vous conviendront puisque je ne puis aller chez vous. Je n'ai point de fauteuil mécanique pour triompher des volontés rebelles. Bien des femmes me viennent voir dont je n'ai jamais abusé, croyez-le.

Voulez-vous encore que, moi, je vous enlève pour passer un après-midi dans un petit appartement que je possède à la campagne solitaire. A la campagne ! au mois de janvier ! oui, Madame, pour­quoi pas ? J'attends votre décision.

Serez-vous à la première de Nana ? Moi qui ne vais jamais aux premières, j'assisterai à celle-là. Ce sera, je crois, jeudi. Enfin, Madame, ordonnez.

Parlez-moi donc un peu de vous, un peu beaucoup même. Ces curiosités de femmes sont singulières. Pourquoi voulez-vous me voir, je ressemble à tout le monde ; et je ne suis pas un causeur.

Je baise le bout de vos doigts. GUY DE MAUPASSANT.

83, rue Dulong.

Ma lettre est pleine de ratures. C'est peu convenable. Excusez-moi, j'écris très vite et je n'ai pas le temps de me recopier.

Faire son portrait ? Gisèle ne demande pas mieux que de s'ana­lyser devant cet homme extraordinaire auquel elle pense si souvent. Mais comment pourrait-elle mieux se peindre qu'en empruntant ces paroles de Mlle de Maupin : « Beaucoup d'hommes sont plus femmes que moi. Je n'ai guère d'une femme que la gorge, quelques lignes plus rondes et des mains plus délicates : la jupe est sur mes hanches et non dans mon esprit ».

« J'aime les chevaux, l'escrime, tous les exercices violents. Je n'aime pas à obéir le moins du monde et le mot que je dis le plus souvent : je veux... Comme Achille déguisé en jeune fille, je laisse­rais volontiers le miroir pour une épée. La seule chose qui me plaise

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des femmes, c'est leur beauté : malgré les inconvénients qui en résultent, je ne renoncerais pas volontiers à ma forme, quoique mal assortie à l'esprit qu'elle enveloppe. » Et Gisèle ajoute : « Physi­quement, mon corps est nerveux, souple, élancé, à demi privé de rondeurs. Les seins petits, le corps enfin d'une amazone ou plutôt celui de Diane. De Diane j'ai les hautes jambes, longues et fines. Mais c'est surtout de la courbe harmonieuse de mes hanches que je suis fière. Enfin ma peau est nacrée comme une perle !» Et en post-scriptum : « En vérité, je suis très peu femme, étant androgyne. »

A cette nouvelle lettre de Gisèle, Guy de Maupassant répond tout aussitôt. Lui aussi se laisse prendre à cette aventure qui res­semble si peu aux histoires de femmes qu'il a eues jusqu'à présent :

Madame,

Voilà maintenant que j'ai envie de causer avec vous 1 Pourquoi ? Parce que votre lettre est fort curieuse. Elle est d'une femme un peu blessée, un peu irritée, mais très intéressante.

Vous me permettez d'être tout à fait franc, n'est-ce pas ? En vous écrivant comme je l'ai fait, je voulais voir deux choses.

D'abord si vous étiez bien une femme. J'en suis tout à fait persuadé maintenant. Ensuite, si vous aviez comme toutes les femmes l'éter­nelle préoccupation de l'amour. Si, comme vous le sembliez dire dans votre première lettre, vous n'éprouviez qu'une curiosité intellec­tuelle, et si, dans le désir de voir un homme inconnu ne se trouvait point une secrète envie de rendre cet homme amoureux de vous par un naturel sentiment de vanité féminine.

J'ai enlevé, dites-vous, vos illusions, ce qui prouve que mon enquête psychologique (pardon du mot) n'était point tout à fait vaine. Ne vous froissez pas, je vous prie ; ne vous connaissant nullement, je prends vis-à-vis de vous une entière liberté d'allure. Vous me dites des choses qui révèlent de votre part une pénétration singulière, c'est vous avouer que je les reconnais vraies. Mais je me demande si quelqu'un ne vous a point parlé de moi.

Une phrase m'a un peu blessé et m'a montré en même temps que vous ne me connaissiez guère encore sous tous les rapports. La voici : « J'irai dans quelque temps voir si vous avez jugé à propos de me répondre. » Oh ! Madame, pour qui me prenez-vous ? Ce « jugé à propos » est plein de sous-entendus.

Parlons de vous. J'ai beaucoup creusé la phrase où vous me

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parlez de Diane et j'y ai cherché sans doute des sens beaucoup ' plus compliqués qu'il ne fallait, cela ne veut-il pas dire tout simple­

ment que vous êtes brune, mince et grande ? Ici, Madame, je vais vous prouver que je suis infiniment plus idéaliste que vous. J'aurais pu me dire en recevant vos lettres : « Voici une femme, jeune, jolie, charmante, qui m'écrit; c'est sûrement une bonne fortune, profitons-en. »

Eh bien ! non. Je n'ai agi que par pure curiosité intellectuelle, cherchant à travers vos lettres non la femme aux chairs roses ou brunes, mais le féminin, Vâme féminine, la pensée ordinaire de votre esprit, le mystère de cet être capricieux, sans logique ordinairement, parfois irritant, mais toujours charmant, oui, Madame, j'écris toujours charmant, qu'est la femme, eût-elle des cheveux blancs. Je me suis dit « cette femme, sans doute, n'est plus jeune, elle ne prendrait pas tant de précautions préliminaires, voyons en elle sa pensée. »

Pardon, encore, pour cette excessive franchise. Je n'ai point cru rencontrer une jeune femme, ni une jolie femme. J'ai répondu à une femme pour voir un peu quel bond elle ferait devant mes déclarations de principe et quelle était sa valeur morale.

Vous me dites : « Je sens chez vous un mépris invétéré de la femme et jamais vous ne lui ferez l'honneur de vous révéler devant elle. » Ah, ah ! Madame, mais comment voulez-vous que je me révèle devant une femme, si cette femme immédiatement se fâche, ne discute plus, mais me traite d'être grossier ou brutal ; si elle devient femme enfin dans l'acception étroite de ce mot.

Or, voilà ce qui m'est toujours arrivé. Voulez-vous que je me révèle un peu ? Eh bien ! Madame, je ne me suis jamais révélé à une femme, ni à un homme. Je vis dans une absolue solitude de pensée et je n'ai guère que des amis littéraires avec lesquels je cause surtout du côté technique de l'art. Je ne pense comme personne, je ne sens comme personne, je ne raisonne comme per­sonne, et je reste persuadé que l'éternelle vérité de cette phrase de mon maître, le seul être que j'ai aimé d'une affection absolue et qui sera sans fin, bien que lui soit mort, je parle de Gustave Flaubert : « Sale invention que la vie décidément. Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend personne. Je parle, bien entendu, pour les natures d'élite. »

Allons, Madame, peut-être me trouvei'ez-vous moins brutal dans mes paroles que dans mes lettres. Voulez-vous que nous

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causions une heure ou deux ? Vous voyez que je suis franc. Peut-être trop. Eh bien I franchise est un peu synonyme de sincérité. Or je vous donne ma parole que si quelque hasard venait à me révéler le nom de mon inconnue, ce nom, jamais, ne sortira de ma bouche.

Je ne réponds point à votre théorie de la sélection, me réservant de vous dire ma pensée de vive voix. Elle ne vous choquera point, bien que je ne sois pas d'accord avec vous.

Allons, Diane inconnue, répondez-moi. Je vois que vous n'êtes ni blonde, ni rose, ni grosse et que vous n'êtes pas une sirène, ce qui me fait plaisir, car je n'aime pas la musique ! 1 ! Mais vous allez encore bondir.

Fi, Madame, comme vous me croyez matériel ! Ah 1 vous n'aimez point les faunes. Ce sont pourtant les seuls poètes, Madame, ceux qui vivent mêlés aux bois, aux plantes, aux sources, à la sève des arbres et aux fleurs, à la vraie poésie de la terre. C'est moi qui aurais aimé vivre au temps où l'on croyait à ces êtres-là !

Je voudrais, Madame, que vous consentiez à m'accorder trois rendez-vous, aux époques, aux endroits et aux heures que je vous désignerai, et j'essayerai de vous expliquer ce que je comprends par faune (je ne mets là-dedans aucune pensée grivoise).

Etes-vous un peu de meilleur humeur, et voulez-vous permettre que je baise chastement vos mains qui ne sont point roses, mais qui sont parfois nerveuses ?

G U Y D E MAUPASSANT.

Une idée me vient. Puisque vous semblez craindre un tête à tête avec moi, pourquoi n'irions-nous point un jour ou l'autre déjeuner dans un lieu public, mais sûr, comme le Pavillon Henri IV à Saint-Germain ? Nous ferions ensuite un tour sur la terrasse et nous reviendrions amis, je l'espère. Voulez-vous ?

A peine a-t-elle reçu cette nouvelle lettre qui l'a littéralement passionnée que Gisèle répond déjà à Guy de Maupassant. Pourquoi, puisqu'elle a absolument confiance en lui, la rencontre tant désirée n'aurait-elle pas lieu tout simplement dans un hôtel ?

Et puis Gisèle désire encore d'autres détails sur son correspon­dant en attendant la très grande joie de le connaître bientôt. A ces lignes, le romancier ne tarde pas à répondre :

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Je suis à vos ordres, Madame, où vous voudrez, quand voua voudrez. Permettez-moi, maintenant, de vous soumettre très humblement une proposition. Vous savez aussi bien comme moi ce que sont les chambres d'hôtel avec leur inconfortable et leur inha­bité glaçant. Eh bien ! ne vous serait-il pas trop pénible de monter chez moi ? J'ai un très humble appartement de garçon, mais on sent, je le crois, que c'est un logis où l'on travaille. C'est un logis par conséquent où l'on peut causer. Cette visite ne surprendrait per­sonne, voici pourquoi : je reçois à tout moment des amies à moi et des amies de ma famille, des femmes dont je vous propose de vous dire le nom si vous voulez. En outre, comme j'écris dans divers journaux ou revues, je reçois aussi des femmes de lettres, des femmes de confrères, etc. Or, jamais je n'ai ouvert la porte de mon appartement à une fille (par principe), estimant que si l'on peut recevoir chez soi des femmes du monde, il ne faut pas qu'elles soient exposées à être confondues avec d'autres, même par mon concierge.

Donc, Madame, si vous consentiez à entrer chez moi, je vous affirme qu'aucune supposition désobligeante ne pourrait être faite par mon domestique (que je pourrai éloigner d'ailleurs) ou par n'importe qui.

Si cela ne vous va point, mettons que je n'ai rien dit, fixez-moi l'heure et le lieu. Je voulais simplement rendre plus facile une conversation un peu inquiétante.

La meilleure description que je puisse vous envoyer de moi est une photographie. Je ne suis pas grand, mais robuste et carré. Je vous ai dit que je montrais mes bras avec orgueil, c'est moins à cause de leur forme qu'à cause de leur force. C'est là un de mes faibles les plus bêtes.

J'ai peur d'être absolument abruti le jour où vous me verrez. J'ai, comme beaucoup d'hommes de lettres, des accidents de névralgies terribles au cerveau, et je traverse en ce moment une crise aiguë, de sorte que je suis obligé de prendre cet odieux remède qu'on appelle le salicylate de soude et cela me rend idiot. Ainsi, Madame, j'ai été brutal, grossier, impertinent ? Tiens, mais... je vous ai traitée comme une égale et non comme une jolie femme à qui on ne fait que des compliments. Des compliments ? Je n'en fais jamais, à personne... à moins que je ne les sente profondément.

Je ne me fâche jamais, non plus des duretés que l'on peut me dire. Il ne s'agit pas entre nous de galanterie, eh bien ! je vous

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tendrai la main comme un ami que je n'ai jamais vu. Voulez-vous ? Comment, Madame, vous dites que vous avez peur de moi

(une peur morale, bien entendu) ? Je suis persuadé au contraire que vous n'aurez pas peur le moins du monde. Songez que moi, je suis maintenant dans les meilleures conditions pour me présenter devant vous. Je suis un ours, un paysan du Danube ; vous vous attendez à toutes les brutalités ; et la moindre gracieuseté de ma part me sera comptée double.

Oh ! il est bien certain que nous ne nous connaîtrons guère après avoir posé l'un devant l'autre pendant deux heures. Car, malgré nous, nous poserons toujours un peu et vous comme moi, Madame. Et cependant nous nous connaîtrons mieux qu'après deux ans de correspondance. Il faut voir parler la bouche pour savoir ce que pense la tête.

Prenez toutes les précautions qu'il vous plaira pour n'être point reconnue. La meilleure des précautions est encore une parole d'honneur d'honnête homme.

Et maintenant, Madame, à bientôt. Je baise vos mains humblement.

Gisèle ayant annoncé qu'elle viendra chez Guy de Maupassant, celui-ci envoie cette carte :

« Madame, je vous attends samedi, à moins de contre-ordre. Mon logis est au quatrième (sans entresol) à droite et la porte à gauche. Du reste ma carte est collée sur ma porte et c'est la seule carte indicatrice qui soit dans toute la maison. »

*

A l'heure indiquée, on sonne. Très troublé, Maupassant va ouvrir lui-même. Il se trouve en présence de Gisèle dont il ne voit tout d'abord qu'une élégante silhouette ; en la détaillant il s'aperçoit que son visage est presque entièrement dissimulé par un voile épais. Seuls de grands yeux verts admirables lui sourient mystérieusement.

Si jamais une liaison durable doit naître de cette étrange ren­contre, ce ne sera pas probablement l'amour — puisque l'amour n'existe pas — mais l'échange de deux fantaisies. Malgré ses nom­breux succès auprès des femmes et ses innombrables expériences, Guy de Maupassant n'a pas encore rencontré une femme aussi captivante. Il vient à peine de l'entrevoir et déjà il est sûr que celle-là

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il va l'aimer vraiment. Le trouble qu'il a cru deviner chez Gisèle, certainement belle, spirituelle, fantasque et passionnée l'enorgueillit déjà, et lui donne les plus beaux espoirs.

De son côté au cours de ses liaisons, Gisèle n'a pas encore rencontré dans un être les qualités physiques et intellectuelles qu'elle découvre chez Guy de Maupassant.

Alors ce dialogue s'engage : — Pourquoi, Madame, êtes-vous venue ? demande Guy la voix

soudain enjouée. Sans doute par curiosité, n'est-ce pas, comme toutes les autres femmes. Pour voir le Faune dans sa solitude et de plus près.

Dans un bel élan de sincérité, Gisèle réplique aussitôt : — Non, j'ai tout simplement senti un appel, je devais venir

chez vous. A cet instant Gisèle ne ment pas. Depuis quelques jours une voix

lui commandait d'aller chez lui. Maupassant sent qu'elle est sincère. Il en éprouve une curieuse impression qu'il n'a jamais ressentie jusqu'alors. Il reprend :

— Dans la vie, voyez-vous, il faut toujours se soumettre à la fatalité, — et, tentateur, il ajoute : Dans ma vie bousculée, dangereuse et parfois si vide, vous allez devenir un centre, une attraction, un but. Peut-être, enfin, allez-vous me faire connaître de l'existence autre chose que sa banalité. Stendhal n'a-t-il pas dit que la beauté est déjà une promesse de bonheur ? Ah ! qui pourra m'aider à vaincre mon supplice, ce doute qui, se dressant devant toutes mes joies, les rend chaque fois impossibles ?

Fort habilement Gisèle objecte : •— Je ne peux pas y croire. Tant d'autres femmes ont dû vous

consoler ! Mais Maupassant insiste : — Les autres femmes, je n'en ai gardé aucun souvenir. Ces

liaisons passagères, c'était de la fumée. Mais vous qui m'avez fait tressaillir au fond de mon désert, vous ne serez pas seulement, comme tant d'autres, un fantôme qui s'approche, puis, indifférent, s'éloigne.

Pour masquer sa joie, la jeune femme éclate d'un joli rire cris­tallin. Ils parlent. Les heures passent, trop rapides, sans que Guy et Gisèle le remarquent. La belle visiteuse revient la première à la réalité. Il lui reste encore tant de courses à faire, des gens à voir, et, déjà, voici la nuit qui arrive.

Lorsque la délicieuse et piquante vision s'est évanouie, ne lais-

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sant dans la pièce qu'une discrète odeur de vétiver, Guy de Maupas-sant se rend nettement compte qu'en cette femme il va trouver toutes ses aspirations réunies. Rarement une femme lui a laissé un souvenir aussi agréable. Sur-le-champ il désire la revoir. Le lendemain, pour ne pas laisser le charme se rompre, il écrit à Gisèle :

Madame,

Savez-vous que j'ai été bien sage ? Car enfin aucun valet ne pou­vait venir, et cette dentelle même que vous gardiez par précaution aurait fait un excellent bâillon pour vous empêcher de crier. Non, vous n'auriez guère pu crier avec cela sur la bouche et ça aurait été une juste punition de cette mesure de pudeur exagérée. Seule­ment, je viens aujourd'hui vous demander un certificat. Avec les mauvais bruits qu'on fait courir sur mon compte, je ne serais pas fâché de porter dans le monde, en ma poche, un bon papier contre­signé par les deux concierges, homme et femme, comme quoi j'ai passé trois heures en tête à tête avec une femme charmante, et comme quoi l'ordre le plus régulier, le plus honnête n'a cessé de régner dans l'appartement et dans tous les objets qu'il contenait. On pourrait également citer cet exemple comme force de ma volonté...

Maintenant, Madame, que vous avez constaté que cet ours est en carton et que vous ne redoutez point sa caverne, quand vous reverrai-je ? On ne se connaît point du tout quand on a causé seulement trois heures, à travers des voiles encore. Nous nous sommes rencontrés, voilà tout. Nous connaissons le son de nos voix. J'ai vu en outre deux beaux yeux, des gants, rien de plus. J'ai de très vagues données sur vos goûts, votre caractère, vos curiosités. Je demande à en savoir davantage.

Donc, je vous attends, mais quand ? Dites le jour. J'excepterai vendredi, devant sortir ce soir-là. Si cependant vous ne pouviez venir que vendredi, je ne sortirai pas. Tâchez que ce soit plus tôt. Je puis rester chez moi, lundi, mardi, mercredi, jeudi.

Choisissez, j'attends un mot. Permettez-moi de baiser vos deux mains, mais dégantées. A cette lettre, le romancier a joint, — tout à fait exceptionnel­

lement, — sa photographie par Etienne Carjat, la plus belle après celle de Thiel.

PIERRE BOREL.