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Une Amitié littéraire: Chateaubriand et Dumas père Author(s): FERNANDE BASSAN Source: Nineteenth-Century French Studies, Vol. 29, No. 3/4 (SPRING SUMMER 2001), pp. 217- 225 Published by: University of Nebraska Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23537693 . Accessed: 16/06/2014 15:11 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . University of Nebraska Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nineteenth-Century French Studies. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.79.78 on Mon, 16 Jun 2014 15:11:21 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Une Amitié littéraire: Chateaubriand et Dumas père

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Une Amitié littéraire: Chateaubriand et Dumas pèreAuthor(s): FERNANDE BASSANSource: Nineteenth-Century French Studies, Vol. 29, No. 3/4 (SPRING SUMMER 2001), pp. 217-225Published by: University of Nebraska PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/23537693 .

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Une Amitié littéraire: Chateaubriand et Dumas père

FERNANDE BASSAN

A première vue tout sépare ces deux écrivains romantiques. Ils

n'appartiennent pas à la même génération: Chateaubriand atteint la célébrité à

trente-trois ans, lors de la parution d'Atala en 1801, soit un an avant la

naissance de Dumas. Chateaubriand appartient à la noblesse bretonne, alors

que les antécédents de Dumas sont plus mêlés: son grand-père paternel est

Normand, c'est le marquis Alexandre-Antoine Davy de La Pailleterie (1714

1786). Son père Thomas-Alexandre (1762-1806) (fils illégitime reconnu par son père) a été mis au monde par une esclave haïtienne, Césette Dumas (morte en 1772), dont il a pris le nom en 1786 en entrant dans l'armée française (il deviendra général en 1793); il épousera (en 1792) Marie-Louise Labouret, fille

d'un aubergiste de Villers-Cotterêts. Alors que Chateaubriand a fait de solides

études, est devenu le soutien officiel de l'Eglise et des Bourbons, Dumas n'a pas été un bon élève, est indifférent en matière de religion, et se dit républicain.

Lors de leur rencontre, le 26 août 1832 à Lucerne, les deux écrivains sont tous

deux exilés volontaires en Suisse, pour des raisons très différentes. Quand la

duchesse de Berry a débarqué en France en 1832, dans l'espoir de mettre sur le

trône son fils Henri V, Chateaubriand, accusé de complicité, a été mis en prison à Paris du 16 au 30 juin. Une fois libéré il est parti pour la Suisse pour échapper aux poursuites de ses créanciers: en 1830 il a perdu sa pension de pair de France

car il a refusé de prêter serment à Louis-Philippe; depuis il a fait face à ses

dépenses grâce à des secours fournis par Charles X et par son neveu le comte

Louis de Chateaubriand. Quant à Dumas, il a pris part à la manifestation du 5

juin 1832 à Paris, lors des funérailles du général Lamarque, on a même fait

courir le bruit qu'il a été fusillé. On lui a conseillé de se faire oublier; le temps de réunir quelques fonds, le voilà parti le 21 juillet pour la Suisse.

En 1832, Chateaubriand est le plus grand écrivain français vivant. Dumas

n'est devenu célèbre qu'en 1829, lors de la création à la Comédie-Française de

son drame Henri III et sa cour, jusqu'en 1832 il a fait jouer huit autres pièces à

succès.

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Dans les Mémoires d'Outre-Tombe,' à propos de cette rencontre, Chateaubriand déclare seulement: "Voici M. A. Dumas; je l'avais déjà aperçu chez David, tandis qu'il se faisait mouler chez le grand sculpteur." Dumas a fait avec verve le récit de leur entretien dans ses Impressions de voyage en Suisse,

publiées peu après, dans son chapitre xl intitulé "Les poules de M. de

Chateaubriand." Pourquoi ce titre? Quand Dumas se présente à l'hôtel où est descendu le Vicomte, on lui apprend qu'il est sorti "pour donner à manger à ses

poules" - ce sont les poules d'eau du Lac des Quatre-Cantons, auxquelles il

distribue du pain. Alexandre ayant laissé son adresse, Chateaubriand l'invite à

déjeuner pour le lendemain à dix heures. Dumas a conscience de l'honneur

que lui fait le Sachem du Romantisme:

A Paris, je n'eusse point osé me présenter à lui; mais hors de la France, à Lucerne,

isolé comme il l'était, je pensais qu'il y aurait peut-être quelque plaisir pour lui à

voir un compatriote [...]

Il y avait bien longtemps que je désirais voir M. de Chateaubriand. Mon

admiration pour lui était une religion d'enfance; c'était l'homme dont le génie

s'était le premier écarté du chemin battu, pour frayer à notre jeune littérature la

route qu'elle a suivie depuis [...].

L'enthousiasme de Dumas s'exprime par d'étranges images:

il avait suscité à lui seul plus de haines que tout le cénacle ensemble; c'était le roc que

les vagues de l'envie, encore émues contre nous, avaient vainement battu pendant

cinquante ans, c'était la lime sur laquelle s'étaient usées les dents dont les racines

avaient essayé de nous mordre.

Il s'est senti si écrasé par l'"immense supériorité" de Chateaubriand que le

cœur lui a manqué au moment d'entrer: "j'eusse moins hésité, je crois, à

frapper à la porte d'un conclave. [...] je n'osais entrer par vénération." Une fois entré il a balbutié, dit-il, comme un provincial; le Vicomte l'a mis à l'aise en lui tendant la main.

Pendant tout le déjeuner ils ont parlé de la France, le Vicomte envisageait, les

unes après les autres, "toutes les questions politiques qui se débattaient à cette

époque, [...] avec cette lucidité de l'homme de génie [...] qui ne s'illusionne sur

rien." Selon Alexandre, "Chateaubriand regardait dès lors le parti auquel il

appartenait comme perdu, croyait tout l'avenir dans le républicanisme social, et demeurait attaché à sa cause plus encore parce qu'il la voyait malheureuse

que parce qu'il la croyait bonne." Dumas s'étant étonné que les théories de

Chateaubriand, royalistes par la forme, soient républicaines par le fond, celui

ci rétorqua: "Cela m'étonne bien davantage encore, [...] j'ai marché sans le

vouloir, comme un rocher que le torrent roule, et maintenant voilà que je me

trouve plus près de vous que vous de moi!"

218 Fernande Bassan

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Puis les deux écrivains sont allés voir le lion de Lucerne érigé à la mémoire

des gardes suisses tués le 10 août en protégeant la monarchie. Pour

Chateaubriand "c'est un beau souvenir," alors que Dumas se désole que ces

gardes nés dans une république aient répandu leur sang pour la monarchie.

Alexandre note à ce propos qu'il s'entend avec son compagnon sur les théories

mais pas sur les faits, car ils partent de deux principes différents. Ce monument

porte les noms des gardes suisses. Les deux hommes constatent que si on voulait

élever un semblable monument en France, on n'aurait aucun nom de nobles à

inscrire, car la royauté a brisé la noblesse qui était son véritable bouclier.

Ils se dirigent ensuite vers le Lac des Quatre-Cantons, où Chateaubriand va

donner à manger à ses poules; à Dumas qui lui demande s'il compte se faire

fermier, il répond qu'après la vie agitée qu'il a vécue il serait heureux d'avoir

"un herbage en Normandie, ou une métairie en Bretagne," ajoutant: "Je crois

décidément que c'est la vocation de mes vieux jours." Dumas proteste: "vous

êtes de ces princes qui meurent sous un dais et qu'on enterre comme

Charlemagne. Chateaubriand l'interrompt par modestie, Dumas note:"j'aurais voulu tomber à genoux devant cet homme, tant je le trouvais à la fois simple et

grand!" Arrivés sur le célèbre pont, François-René commence à émietter du pain aux

poules du lac, "de la main qui avait écrit le Génie du Christianisme." Sa figure

prend "une expression de mélancolie profonde," visiblement il songe à la

France. A Dumas qui s'étonne qu'il n'y revienne pas, il répond qu'étant rentré

à Paris en apprenant la Révolution de Juillet, il a trouvé triste ce qu'il y a

constaté: "Je vis un trône dans le sang et l'autre dans la boue II aurait voulu voir

sur le trône Henri V et non Louis-Philippe. Il ajoute: "Sî la duchesse de Berri,

après avoir fait la folie de venir dans la Vendée, fait la sottise de s'y laisser

prendre, je reviendrai à Paris pour la défendre devant ses juges," sinon il

continuera à nourrir les poules de Lucerne.

Dumas conserve un souvenir ébloui de cette journée passée "avec le géant littéraire de notre époque, avec l'homme dont le nom retentit aussi haut que ceux de Goethe et de Walter Scott." Dans son récit publié peu après, il déclare ne

pas chercher à le revoir de peur de ne pas le retrouver tel qu'il l'a vu, et que ce

changement ne porte atteinte à la religion qu'il lui a vouée. Il suppose que Chateaubriand a oublié sa visite: "c'est tout simple; j'étais le pèlerin et il était le

Dieu."

Quand Dumas reviendra sur cette rencontre en juillet 1848 dans un long article nécrologique sur Chateaubriand, et dans ses Mémoires en 1851, il se

contentera de citer ses Impressions de voyage en Suisse, parues du vivant de

Chateaubriand. Dans ces Impressions, les deux hommes paraissent sous un jour inhabituel et très favorable. Bien qu'ils soient écrivains ils ne s'entretiennent

pas de littérature; ce qui les rapproche c'est leur nostalgie de la France, leur

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préoccupation pour leur pays et pour eux - mêmes qui traversent une

mauvaise passe. C'est pourquoi le célèbre Vicomte se confie à un jeune confrère qui n'est ni de ses opinions politiques, ni de son monde. De son côté

l'exubérant Dumas, conscient de l'honneur qui lui est fait, se montre discret.2

Alexandre constate que François-René, tout en restant fidèle au principe

monarchique, garde sa lucidité politique. En effet, en 1792, bien qu'ouvert aux

besoins de réformes, il a combattu dans l'Armée des Princes; en 1814 il a salué

avec enthousiasme la Restauration mais a été souvent déçu; en 1832 tout en

sachant que la cause des Bourbons était perdue, et que le complot de la duchesse

de Berry était insensé, il se préparait à l'aider.

Chateaubriand a accepté d'être témoin, le 1er février 1840, au contrat de

mariage3 de Dumas et de la comédienne Ida Ferrier (née Marguerite-Joséphine Ferrand, 1811-1859); les deux témoins du marié étaient (d'après l'acte déposé chez le notaire): "M. François-Auguste Vicomte de Chateaubriand, Pair de

France" et "M. Abel-François Villemain, Pair de France, Ministre de

l'Instruction Publique," ceux de la mariée: "M. Nicolas-Roger-Maurice Vicomte de Narbonne-Lara," et "M. Gaspard Couret de La Bonardière, Conseiller d'Etat." Ni Chateaubriand ni Dumas n'ont mentionné cette séance

dans leurs lettres et leurs ouvrages. Le mariage religieux a été célébré à l'Eglise Saint-Roch le 5 février (témoins: le peintre Louis Boulanger et l'architecte

Charles Robelin), Chateaubriand n'y a pas assisté. La rumeur s'empare de

l'événement, on prétend que non seulement Chateaubriand a été témoin au

mariage, mais qu'il aurait dit de la plantureuse poitrine d'Ida: "tout ce que je soutiens tombe" (pas du tout dans le style du Vicomte!). L'excellent dumasien

Charles Glinel, étonné de lire cette fable dans l'ouvrage d'un contemporain de

Dumas, Gustave Claudin, s'est enquis de ses sources, voici sa réponse:

Paris ce 16 novembre [1886]

Monsieur

Vous m'avez fait l'honneur de m'écrire pour me demander où j'avais puisé les

détails que je donne dans mes Souvenirs, sur le mariage d'Alexandre Dumas.

J'ai vécu dans l'intimité de Dumas et de celle de Roger de Beauvoir. C'est ce

dernier qui a raconté cette anecdote dix fois devant Dumas qui ne protesta jamais.

Voilà mes auteurs, je n'en sais pas plus. Je me rappelle que Méry aussi racontait

ce mot de Chateaubriand. Je regrette de ne pas pouvoir plus préciser.

[ ... ] Gustave Claudin (Société Dumas, "Correspondance Glinel")

A la mort de Chateaubriand, le 4 juillet 1848, Dumas (qui a assisté à ses

funérailles à Paris) lui a consacré une longue étude, "Chateaubriand," divisée

en sept articles, qui ont paru dans La Patrie, du 7 au 14 juillet (voir ma n.l).

220 Fernande Bassan

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Pour improviser cet écrit substantiel, Dumas avait dû se familiariser

précédemment avec l'œuvre de cet écrivain. Il cite en particulier le Voyage en

Amérique, l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, les Etudes historiques, et les Lectures des

Mémoires de M. de Chateaubriand ou Recueil d'articles publiés sur ces Mémoires

avec desfraqments originaux (Paris, Lefèvre, 1834).

S'inspirant du parallèle du Voyage en Amérique entre Napoléon et

Washington, il construit son étude sur des rapprochements entre la vie de

Chateaubriand et de Napoléon, de la naissance à la mort.4

En outre, il découvre dans le Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases (1823), et chez Chateaubriand, des jugements favorables que ces deux hommes ont

portés l'un sur l'autre, et qui ont beaucoup évolué au cours des années.5 Ce

faisant, Dumas révèle que les deux hommes n'étaient pas aussi ennemis qu'on l'a affirmé.

Il rappelle qu'à partir de 1800, Chateaubriand, de retour d'émigration et sans

ressources, a apprécié les bienfaits du Premier Consul, mais s'en est écarté après l'exécution du duc d'Enghien (21/3/04). Bonaparte, qui avait souhaité voir en

lui un appui du régime, l'a considéré dès lors comme un rebelle inoffensif. En

1814, pour soutenir le retour de Louis XVIII, Chateaubriand a publié De

Buonaparte et des Bourbons, où il a accrédité la propagande anti-bonapartiste

publiée par les Anglais. Il dit de l'Empereur: "Penché sur le monde, d'une main

il [Napoléon] terrasse les rois, de l'autre il abat le géant révolutionnaire. Mais en

écrasant l'anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son

dernier champ de bataille." Mais à partir de 1815, déçu par les Bourbons, il s'est

montré plus impartial envers Napoléon déchu, et est devenu sensible à la

légende de Napoléon, surtout après sa triste fin (en 1821). En 1828, en Préface

à cet ouvrage, dans l'édition des Œuvres complètes, Chateaubriand reconnaît

l'avoir jugé "avec rigueur dans cet opuscule approprié aux besoins de l'époque" (il s'est montré plus juste dans son parallèle entre Washington et Napoléon, écrit en 1827). Il a constaté que l'Empereur lui a aussi pardonné et rendu

quelque justice en parlant de lui à M. de Montholon qu'il cite (Mémoires pour servir à l'histoire de France sous Napoléon, IV, 2 4 8 ): "Chateaubriand a reçu de

la nature le feu sacré; ses ouvrages l'attestent." Notant que les deux hommes se

jugent souvent l'un l'autre, Dumas en conclut: "Chacun de ces hommes se

regardait donc comme quelque chose de grand, puisque chacun d'eux mesurait

l'autre."

De son côté Dumas en a voulu à Napoléon qui avait refusé de réintégrer dans

l'armée son père, le général Dumas (cf. Mes Mémoires, en particulier le ch. xv). Sa rancune n'est pas tenace: il a accepté d'écrire une pièce sur Napoléon

Bonaparte (Odéon, 10/1/1831). Rappelons qu'en 1832, tant Chateaubriand que

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Dumas ont rendu visite à Arenenberg à la Reine Hortense et à son fils Louis

Napoléon; Dumas a fréquenté en Italie la famille de Napoléon. L'article de Dumas est généralement bien documenté, il y commet peu

d'erreurs sur les faits, mais il ne lui suffit pas que ces deux grands hommes aient

des expériences semblables, il les présente souvent "au même moment," quitte à bousculer les dates. C'est ainsi qu'il commence sa liste de coïncidences en les

faisant naître tous deux en 1769, alors que François-René est né un an plus tôt.

Dumas rappelle qu'ils sont tous deux entrés dans l'armée, mais Bonaparte a été

formé pour la vie militaire, tandis que Chateaubriand avait une nature

méditative de poète. En 1791, l'un est revenu de Corse, l'autre est parti en

explorateur et en écrivain en Amérique. Ayant rappelé la chute de notre

voyageur au bord du Niagara, Dumas signale qu'à la même époque Bonaparte a

manqué se noyer dans la Saône. Il affirme que le Vicomte est rentré

d'Amérique après un séjour de douze mois [cinq, en 1791], pour sauver le Roi

arrêté à Varennes; Dumas le fait revenir en 1792 pour laisser le temps à

Bonaparte de voyager de Corse à Paris où il est arrivé le 28 mai 1792. A cette

date, le jeune Malouin a eu le temps de se marier, et se prépare à partir pour l'armée des Princes (M.O.T., liv. 9, ch. 1). Tous deux sont blessés: l'un au siège de Thionville (6/9/92) par un éclat d'obus (Dumas le dit blessé "par une poutre

enflammée"), et reçoit une balle (Dumas dit "deux") dans son havresac arrêtée

par le manuscrit d'Atala; Bonaparte est blessé à Toulon non d'un coup de

baïonnette "le même jour," mais d'un coup d'esponton (17/12/93). Alexandre relève que les deux hommes ont été dans la misère au même

moment: Chateaubriand quand il débarque en Angleterre (le 17/5/93), et

Bonaparte (le 14/6/95, alors général de brigade) quand il refuse de se battre en

Vendée. L'écrivain reprend une vie normale en rentrant en France en 1800. Le

futur Empereur sort de l'ombre (dès le 5/10/95) par un heureux hasard que nous révèle Dumas (renseignement qu'il tient peut-être de sa mère): ce jour-là

pour réprimer une émeute à Paris on veut faire appel au général Dumas,

comme il est absent de Paris, Barras s'adresse à Bonaparte qui sauve la situation.

Dumas conclut: "Napoléon venait de sortir de son obscurité par une victoire,

l'écrivain allait sortir de la sienne par un chef-d'œuvre," Le Génie du

christianisme (1802).

Quand Chateaubriand renonce à sa nomination de Ministre dans le Valais

après l'exécution du duc d'Enghien (21/3/1804), il y a rupture: "Un ruisseau de

sang venait de passer entre ces deux hommes."

Revenu à la littérature, l'écrivain effectue en 1806 un voyage autour de la

Méditerranée pour composer son épopée des Martyrs. Quand Chateaubriand

appelle aux Thermopyles "Léonidas!" (en août), Dumas ajoute: "C'est l'écho

d'Iéna qui lui répond."

222 Fernande Bassan

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Selon Napoléon, Chateaubriand s'enthousiasme pour "la magie de la gloire," en fait celui-ci proclame qu'il n'est pas impressionné par la gloire car elle dure

peu. Néanmoins, entre Jaffa et Jérusalem, il est heureux d'entendre des petits Bédouins qui font l'exercice avec des bâtons de palmier en criant "En avant, marche!" comme leurs pères l'ont entendu dire aux soldats de Bonaparte en

1798-99. Autres parallèles: en octobre 1806, François-René visite le tombeau du Christ (le 4), et rapporte de l'eau du Jourdain, tandis que Napoléon se rend à

Postdam au tombeau de Frédéric II (le 26), dont il emporte l'épée. En 1811, l'Empereur tente en vain de lui faire décerner les Prix Décennaux,

et suggère de le faire élire à l'Académie française en remplacement de Marie

Joseph Chénier. Chateaubriand est élu, mais son Discours de réception jugé subversif est interdit et il refuse de le modifier.

Tout en approuvant que Chateaubriand ait aidé à restaurer le culte de la

monarchie, il désapprouve la teneur de De Buonaparte et des Bourbons: "la seule tache qui apparaît aux trois-quarts effacée par la nécessité dans le livre

splendide de sa vie." Sous la Restauration, l'écrivain a connu des hauts et des

bas; selon Dumas, il a pu constater que Louis XVIII "n'est qu'un roi de taille

médiocre; Napoléon, sur son rocher, lui apparut comme un géant," il a songé à s'exiler en Suisse - "sa Sainte-Hélène à lui." Dumas semble vouloir réconcilier ces deux grands hommes au delà de la tombe.

Dumas conclut son éloge funèbre en rappelant que Chateaubriand a été inhumé au Grand-Bé6 selon son vœu, ajoutant: "Mais un jour, la France ira

prendre le corps de M. de Chateaubriand pour le placer au Panthéon, comme elle a été prendre celui de Napoléon pour le mettre aux Invalides. Ce sera la

dernière ressemblance entre le poète et l'empereur." Ils ont tous deux rempli leur mission dans la vie: "L'un devait reconstruire la

société écroulée; l'autre devait retrouver la religion perdue." La dernière apparition de Chateaubriand dans l'œuvre de Dumas est

inattendue. En effet, dans son long roman en deux parties, Les Mohicans de Paris et Salvator (1854-59), il mêle le Vicomte à l'action (2e partie, ch. xci à xciii), en lui faisant jouer son propre rôle: celui d'ambassadeur de France à Rome en 1829. Dumas imagine que Françoîs-René aide un jeune Dominicain français en détresse, lui obtient une audience du pape Léon XII, se montre serviable et

compatissant. Le romancier en profite pour décrire l'écrivain, pour parler de ses

ancêtres, et pour vanter ses qualités morales et intellectuelles.

Les témoignages admiratifs de Dumas sur Chateaubriand révèlent des

aspects peu connus de ces deux hommes si différents.

4 Square d'Arcole

78150 Le Chesnay

FRANCE

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Page 9: Une Amitié littéraire: Chateaubriand et Dumas père

NOTES

'Livre 36, ch. 11 et 17. Cf. Dumas, Impressions de voyage en Suisse; Dumas les a écrites

et publiées de 1833 à 1837, par tranches successives; le ch. xl sur Chateaubriand paraît

pour la première fois en volume dans les publications du Figaro en 1837. Cf. Dumas, Mes Mémoires, ch. 252. Cf. Dumas, "Chateaubriand," le éd. 1851 (à la fin de Histoire

d'une colombe, A. Cadot, 2 vols., II: 59-235), repris dans Les Morts vont vite (Michel

Lévy, 1861, 2 vol., 1: 1-92). Cf. Claude Schopp, Alexandre Dumas, Fayard, 1997. 2Dans Le Corricolo, Impressions de voyage en Italie, Dumas rapporte que le Pape

Grégoire XVI, l'ayant reçu en audience, lui a parlé de "M. de Chateaubriand [sic], qu'il

aimait comme un ami" (pub. dans le Siècle en 1842-43, et en 2 vol. aux mêmes dates,

Bruxelles: Lebègue).

3Le Fonds Glinel, de la Société des Amis d'A. Dumas (Bibliothèque du Château de

Monte-Cristo, Port-Marly) contient dans "la Correspondance Glinel" des

documents recueillis à ce sujet par ce grand dumasien (Nos 77,162,162 bis, 171,172). On a même prétendu que Dumas s'était marié dans la Chapelle du Palais du

Luexembourg - honneur réservé aux Pairs de France, or Dumas ne l'était pas.

4Dumas reparlera du décès et des obsèques de Chateaubriand dans son périodique Le

Mois du 31 août 1848, p. 266-267. Cf. Jean Tulard et Louis Garros, Itinéraire de

Napoléon au jour le jour, 1769-1821 (Paris: Tallandier, 1992); Maurice Descotes, La

Légende de Napoléon et les écrivains français du XIXe siècle ( Paris: Minard, 1967, 88

112). 5Le Charivari du 10 juillet, après avoir consacré deux colonnes en première page aux

obsèques de Chateaubriand, plaisante en page 2 au sujet du nouveau "feuilleton" de

Dumas dans La Patrie, dans un article non signé intitulé "Alexandre Dumas

emtrepreneur de pompes funèbres." Parodiant les parallèles entre Chateaubriand et

Napoléon, le journaliste imagine que dans l'article nécrologique sur Dumas on le

comparera à Pierre-Michel Debureau, le mime.

6Un article non signé de La Patrie du 11 juillet 1848 mentionne les tractations de

Chateaubriand pour obtenir d'être enterré sur cette île. Dès 1825 Chateaubriand a eu

ce projet, le 3 septembre 1828 il a écrit au maire de Saint-Malo, M. de Bizien, à ce sujet.

Le 2 novembre 1831, Chateaubriand précise qu'il ne veut qu'une croix sur sa tombe et

pas d'inscription. Le 21 janvier 1836, le Ministre de la Guerre lui accorde le terrain

demandé, on prépare une esplanade payée par une souscription.

OUVRAGES CITÉS

Chateaubriand, François-René. De Buonaparte et des Bourbons. Paris: Pauvert, 1966.

—. Mémoires d'Outre-Tombe. Ed. Maurice Levaillant et Georges Moulinier. Paris:

Pléiade, 1964,11: 579 et 595.

224 Fernande Bassan

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—. Œuvres romanesques et voyages. Paris: Pléiade, 2 vols. 1969. Voyage en Amérique, 1:

195-972.

Descotes, Maurice. La Légende de Napoléon et les écrivains français au XIX'siècle. Paris:

Minard, 1967: 88-112.

Dumas, Alexandre. "Chateaubriand," in Les Morts vont vite. Paris: Michel Lévy, 1861,

2 vols., 1861, 1: 1-92.

—. Le Corricolo, Impressions de voyage en Italie. Bruxelles: Lebègue, 2 vols., 1842-43.

—. Impressions de voyage en Suisse. Paris: FM/La Découverte, xl, 57-64.

—. Mes Mémoires. Paris: R. Laffont, Collection Bouquins, 2 vols., 1989, chapitre 252.

—. Les Mohicans de Paris. Verviers (Belgique): Bibliothèque Marabout, 4 vols., 1976.

Suivi de:

—. Salvator. Verviers: Bibliothèque Marabout, 4 vols., 1976.

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