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Une chienne de belle vie

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Couverture : photo de l’auteure

© Éditions des Sables Genève, 2019

Chemin des Mollex 1, CH-1258 Perly [email protected]

www.ed-des-sables.ch

ISBN 978-2-940530-63-2

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Isabelle Marquart

Une chienne de belle vie

Récit de vie

Éditions des Sables Collection « Sablier »

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Mes remerciements les plus chaleureux vont à Dominique, ma correctrice ; à Bernard, pour la relecture et la technique ; et à Éric, pour sa relecture finale. Leurs pertinentes remarques et leur affec-tion m’ont littéralement soulevée de terre pour traverser cette Chienne de belle vie.

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Avant-propos

Ça pourrait être un roman ou une fiction, mais ça a l’air tellement sincère. Où se cache la vérité ? C’est pourtant du vécu, du vécu saignant frappé au sceau de la réalité. Quoi qu’on puisse imaginer et peu importe le bricolage, c’est néanmoins une vie pourrie de chance, une vie ma-gnifique, une vie affolante, une vie émouvante, une vie pleine d’humour et d’amour. Une vraie vie qui se chante et qui se pleure. Le disque dur n’a pas l’air d’avoir tout imprimé – puisque les souvenirs, c’est ce qu’il reste lorsque l’on a tout oublié –, il se trouve alors que le solde a été pana-ché d’interprétations, déformé, exagéré ou embelli. Au fil des ans et de la mémoire – souvent peu fidèle –, le propos s’est romancé par l’imaginaire, aidant ainsi à le digérer. Modifié, il devient un gag racontable aux co-pains pour en rire : le soft a bidouillé les infos au filtre de l’humour. Construire la vie d’un humain, c’est comme construire une maison : les plots s’empilent, ce sont les évènements de notre vécu. La maison, c’est nous, ce qu’on en voit, ce qu’on peut vivre à l’intérieur, ce qu’elle dégage, une fois le seuil franchi. Les premiers plots en bois sur lesquels on a bavé dans notre petit parc, le Pampers collé aux fesses, c’est le pré-lude à la construction de la vie. Nous subissons nos parents durant quinze ans, puis nous vivons avec nous-mêmes. Pas d’excuses pour la suite, si ce n’est pour celles et ceux qui ont vécu des passages dramatiques, inoubliables et incrustés. Pour

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positiver, disons qu’il ne restera du passé que ce que nous aurons réussi à en faire. Cette vie a été merveil-leuse et privilégiée, quoique semée d’embûches et de tristesses. Mais une chance folle m’accompagne, mon ange gardien – j’en ai un, c’est sûr – me protège.

J’aimerais demander aux personnes qui ont partagé de bons moments avec moi, et que je n’évoque pas, de bien vouloir me pardonner – il y en a tant – et à celles que j’égratigne, de croire que je les ai néanmoins toutes ai-mées car, pour me permettre d’avancer sur le chemin de l'existence, elles jouèrent un grand rôle puisque, comme chacun sait, on apprend plus dans les difficultés que dans les facilités. Comme disait Mandela « Lorsque je gagne, je suis heureux et quand je perds, j’apprends ».

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Naissance et petite enfance, du « gâteau »

Tout a commencé ainsi : durant une belle nuit chaude et étoilée de printemps, je sortis du ventre de ma ma-man, par le siège il est vrai, façon peu coquette de dé-buter dans le monde. Le siège : d’où un penchant, ulté-rieurement, pour en faire mon métier. Oui, je parle de mon postérieur : je devins écuyère. Naissance standard : trois kilos et quelques centaines de grammes, cinquante et un centimètres. Le vent se dé-chaîne et hurle presque autant que moi… Puis, à l’aube, les rossignols reprennent leur chant. Papa a assisté à la naissance – toutefois, deux heures avant l’évènement, il n’y croyait pas et regimbait à faire chauffer la voiture ; la maman est heureuse ; tout baigne, et on me baigne aussi. On pose un petit panse-ment sur ma joue : je me suis griffée en arrivant. Quelques jours plus tard, au retour à la maison de Chougny à Vandœuvres, les deux aînés, Laurent et Loïse, nous attendent sur le chemin, les bras chargés de lilas blancs. La chance : naître en Suisse, dans une famille bourge suf-fisamment friquée pour me nourrir décemment. Cepen-dant, le beurre, les œufs et les saucisses sont rationnés. Résultat : pas de grosses cellules sur les fesses, qui ne demanderaient qu’à être remplies de gras. Pas de souve-nirs de tétées abondantes, le minimum ; d’ailleurs après un mois, maman fut à sec, elle avait tout donné aux aî-nés. Du coup, pas le temps de créer des liens fusionnels, je devins vite indépendante et libre.

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Une petite enfance sans doute heureuse, des parents qui filaient gravir les sommets – leur passion – ou qui tra-vaillaient. Papa se lançait dans le commerce de gros en import-export de denrées alimentaires et maman s’oc-cupait de nous à la maison ; les grands-parents étaient présents, adorables et compétents. Grand-mère était garde-malade chez la doctoresse Champendal – à cette époque où les filles de bonne famille donnaient dans les soins et le social par grandeur d’âme plus que pour en vivre –, elle était pétrie de bons sentiments et du devoir à accomplir avec, en prime, une bonne dose d’impré-gnation calviniste. À ce régime, on est vite « propre » et on se balance dans le youpala pendu à une poutre de la salle à manger. Six ans plus tard, j’ai fugué, le facteur m’a ramenée à la maison : je filais vers la ville, sans doute avec un gros chagrin sur le cœur. À la même époque, chevauchant un cheval de bois, un carton autour des mains pour faire « manchon de dame », mes cheveux blonds et frisottés me tombant sur le front et un sourire angélique illumi-nant mon visage, je jurais déjà comme un palefrenier qui se fait marcher sur les pieds par un gros canasson : des chapelets entiers. Mais où avais-je appris à jurer de si bonne heure ? Je n’ose accuser le jardinier des voisins. Et ce n’est pas dans les écuries, plus tard, que j’ai réussi à m’améliorer. Mes parents et mes grands-parents n’ont jamais dit un seul gros mot en ma présence. Ils ne se sont jamais énervés ni n’ont échangé de paroles bles-santes à notre égard ou entre eux. Classe. La façade est parfaite. Et dessous ? Élisabeth, notre mère, avait une sacrée peine à rester dans le moule « convenable ». Nous ap-prendrons plus tard qu’elle eut quelques écarts de

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conduite, lors de sa soif de contact romantique, sans doute provoqués par l’attitude d’un mari conforme, tra-vailleur et fatigué le soir. Dans la vie, il y a des passages qui marquent : Monsieur Langenstein, le jardinier des voisins, en fut un. On me raconta qu’il avait de la peine à nourrir sa famille, j’ai cassé ma tirelire qui contenait cinq francs. Aimer son prochain, je l’avais compris d’instinct, avant de fréquen-ter le culte protestant. À l’école de Cologny, je ne me sentais pas à l’aise. L’ins-tituteur des grands, Monsieur Brüstlein – encore un nom en « ein », mais pas du même tonneau et qui me détestait parce que je semais la terreur aux récrés – m’a portée une fois dans ses bras… pour me balancer sur un tas de bois ! Et l’institutrice – un recyclage d’après-guerre, une vieille à la peau du visage flasque et pâle, assortie de petits bou-tons jaunes –, qu’il fallait embrasser en partant, ça me dégoutait ; les pouffes bien nées – on est à Cologny – lui faisaient la révérence, je n’ai jamais pu la lui faire, moi. Les jours d’anniversaire des copines de ma sœur, on n’invitait pas la petite merdeuse, alors je grimpais sur un arbre – je dois être croisée avec un singe – et je les re-gardais s’amuser et manger de bonnes choses. Consé-quence : un sentiment aigu d’abandonnisme. Et l’incendie chez le pasteur ? Un jour, au lieu de glisser sur les duvets en bas des escaliers comme d’habitude, pris d’une grande pitié pour ce serviteur du Très-Haut toujours débordé de travail, pour faire de l’ordre et lui rendre service, avec un de ses fils, nous décidâmes de bouter le feu au bûcher en bois, plein à ras bord de vieux papiers.

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Oh, que ça brûlait bien ! Les pompiers, les flics, tout le monde fut sur le pont. Questionnés, nous avons an-noncé notre généreux projet sans honte. Notre fran-chise fut récompensée par un cornet de bonbons ! Et le coup de la violation de domicile des voisins avec la copine ? En hiver, chez ces gens-là, on partait habiter en ville. La maison de maître, abandonnée sous les cèdres, devenait le théâtre de nos jeux. Pour y pénétrer, un soupirail mal accroché suffisait, nous remontions le couloir obscur de la cave, mais, un jour, dans un coin, un fantôme se balançait dans un drap blanc, coiffé d’une tête de mort. Effet radical et définitif. Plus jamais, nous n’avons osé franchir le portail de la propriété, grâce à cette méthode dissuasive, sans doute inventée par un bileux concierge. L’été, la propriétaire, un peu perdue, se cramponnait aux barreaux du portail d’en-trée, l’œil hagard. La campagne des voisins devint ta-boue. Cependant, le quartier recevait du beau monde : les voi-sins de la campagne Bodmer reçurent « Le Lion », Winston Churchill, je le vois encore, remontant à pied l’allée de vénérables chênes – caractéristique de la ré-gion – en levant sa main droite et en affichant le « V » de la victoire. C’était côté cour, toutefois le lendemain, côté ferme, on tuait le cochon, beurk, les cris et l’odeur de la viande chaude et saignante me poursuivent encore. Notre éducation sortait tout droit des livres de psycho-logie américaine dont notre mère était friande : il ne fal-lait surtout pas brimer les enfants pour ne pas les com-plexer. Grâce à eux, nous n’avons jamais reçu le fouet, encore moins la fessée ; si, juste une fois, Loïse s’en est pris une – à ma place, je la méritais – et, des décennies

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plus tard, cette correction imméritée lui demeure en tra-vers de la gorge, enfin des fesses, elle en parle encore.

Nous avions les rênes longues, trop longues ; à six heures en hiver, on rappelait ma copine, jamais moi. J’ai dû me sentir abandonnée, comme lorsque maman lavait sa salade tranquillement, alors que j’étais en colère contre elle pour je ne sais quoi et qu’il m’était impos-sible de lui faire tourner la tête pour qu’elle m’écoute. Le taureau astrologique qui sommeillait en moi fonçait alors, enragé, les cornes en avant dans la porte de l’ar-moire de la cuisine, qui était de bonne qualité : elle ne s’est jamais fendue. Et là encore, aucune réaction, la fi-dèle adepte de la Bhagavad Gita restait zen, moi, j’avais mal au crâne. J’aurais pu avoir des séquelles, j’en ai peut-être…

Côté choc difficile à oublier : dans le fossé, je découvris un jour un chat crevé, bouillonnant de vers blancs. La mort en face. L’horreur. Une souffrance et une peur in-tenses m’envahirent devant ce spectacle. Jamais je ne m’habituerai à la mort. La panique et l’angoisse m’étrei-gnent à chaque fois et, depuis, je suis habitée par une « bête » qui me ronge lors d’évènements pénibles.

J’avais six ans, notre mère, peu prévoyante, m’envoyait, le soir, acheter du pain au village. Au détour du chemin du Guignard (quel nom !), un bonhomme s’exhibait. Je ne voyais pas grand-chose, fus néanmoins choquée. J’en ai parlé à la maison. Il sera attrapé en flagrant délit, il y aura confrontation au poste de police des Eaux-Vives. Les flics, de son côté, ont minimisé l’évènement en riant ; j’en suis sortie, moi, honteuse et tremblante.

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Une autre fois, en vacances aux Plans-sur-Bex, un ber-ger, arrivé dans ma chambre je ne sais comment, s’est amusé avec moi. Je ne comprenais même pas ce qui se passait, j’avais sept ans. Bien plus tard, j’ai compris. Heureusement sans viol. Dégueulasse et impossible d’en parler à quiconque puisque, selon notre mère, « tout le monde il est bon, tout le monde il est gentil », le mal n’existait pas.

Quand on a le don d’énerver les grands, quand on les talonne sans arrêt, quand on veut se mêler de tout, on finit dans les orties ou, au mieux, sous une douche froide. Il n’y avait pas encore de numéro SOS/enfants, ce fut dur. Enfin, ça m’a appris à me défendre. Les adultes, qui me voyaient toujours grimper aux arbres, m’envoyaient descendre les nids de chenilles processionnaires accrochés en haut des pins. Quelle trouille j’avais de ces bêtes poilues et urticantes ! Je de-vais décrocher leur nid qui, une fois tombé à terre, était brûlé.

Ma santé était bonne, cependant le docteur – les géné-ralistes se déplaçaient encore chez leurs patients – ne courait pas aussi vite que moi, il lui était donc impos-sible de me rattraper pour me faire une piqûre à l’heure de la rougeole ; j’en avais peur : il était laid, grognon et rougeaud. Il m’a quand même bien recousu un genou ouvert par un fil de fer lors d’une course pour échapper à un fermier menaçant : « Sales gamins, sortez d’ici ou je vais vous étriper ! » Dans le temps, on pratiquait des saignées pour guérir les malades, je me demande si ce n’était finalement pas une bonne idée. Je l’ai reprise pour mon plus grand

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bien : trois fois par année, je me fais retirer un demi-kilo de sang frais. Mon corps, le lendemain, doit fournir un gros effort pour le reconstituer et cela le stimule à bien travailler. L’infirmière qui pratique la ponction travaille pour la récolte de sang de la Croix-Rouge. L’appendicite, très à la mode à l’époque de mes dix ans, m’a valu une semaine d’hôpital, de bonnes choses à manger, différentes de la maison. Le premier soir, lors-que j’ai voulu installer le singe Corniolet, mon Doudou, sur l’oreiller pour dormir contre ma joue comme il en avait l’habitude, l’infirmière me l’a arraché brutalement des mains en le traitant de sale peluche. Quelle grosse vache ! J’ai pleuré, triché, je l’ai ressorti du tiroir et je l’ai quand même gardé sous le duvet, au chaud contre mon cœur. Il a pu se rendormir avec moi. C’est comme ça qu’on apprend à protéger les animaux et ceux qu’on aime. Ça marque. Pour preuve : attaquer un faible, un petit, un innocent devant moi, c’est prendre un risque. Des copines peu-vent en parler. Une fois, ma Trudi chérie, une amie qui nous aidait pour l’envoi d’un bulletin d’info sur les éner-gies renouvelables dont j’étais rédactrice en chef, m’avoua que son mari ne lui avait toujours pas posé, au plafond de la cuisine, une lampe qui stagnait dans un carton depuis deux ans. J’ai sauté sur le patriarche de quatre-vingt-deux ans – imprégné des paroles de Dieu – toutes griffes dehors en lui administrant un sermon de derrière les fagots sur le dévouement de son épouse, qui se fatiguait depuis soixante ans pour son bien-être et celui de la famille. Deux semaines plus tard, lors d’une réunion du comité de l’Association pour le développement des énergies re-nouvelables (ADER), je l’attendais au contour pour lui

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rafraîchir la mémoire mais, du plus loin qu’il me vit, il cria : — Elle est posée !

Revenons à nos moutons du presbytère, à mes ecclé-siastiques. Après la tentative d’aider celui de Cologny à gérer son désordre compulsif obsessionnel (DCO) con-cernant le papier, me revoilà en piste avec un autre ad-ministrateur du Très-Haut. Monsieur le pasteur S., de Plan-les-Ouates, qui avait le cheveu noir, mâtiné de gris, le regard bleu acier, le teint bronzé toute l’année (allait-il sous les lampes ou faisait-il de la chaise longue au so-leil en préparant ses sermons, dont je ne peux pas vous parler, puisque je les ai tous ratés ?) ne m’impressionnait pas du tout, jusqu’au jour où un incident gâcha nos rap-ports. Les cours obligatoires d’instruction religieuse ne me branchaient pas, j’étais assise au cinquième rang, à côté d’une copine que je tentais par tous les moyens de dis-traire et qui se bidonnait à mes commentaires. Le jour où le Nil s’est ouvert pour laisser passer les Hébreux, j’ai certainement dépassé les bornes, le ministre du Sei-gneur me vida de la classe en hurlant : « Sale garce ! » Il me courut après dans les escaliers, que j’ai dévalés à cent à l’heure, la peur au ventre, en manquant de me casser le cou. Il ne m’a pas rattrapée – j’aurais sans doute pris une raclée – et j’ai foncé à travers champs jusqu’à la maison. Cet épisode m’a traumatisée, il habi-tait près de chez nous, « sur la butte », je faisais des dé-tours pour ne plus le croiser en rentrant de l’école. Il m’a appris à fuir le danger. Un jour, roulant douce-ment sur un chemin étroit de campagne à cause des mauvaises conditions météo, je me fis dépasser par un

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conducteur pressé, sur la route cantonale enfin retrou-vée. Je lui fis les grands phares, il fit une embardée en se rabattant rageusement, monta sur le talus, en redes-cendit et faucha le poteau d’indication du village. Il sor-tit en furie, leva les bras au ciel pour m’arrêter, j’ai freiné, j’ai fait marche arrière « toute » en lui laissant les grands phares en pleine poire, et je suis retournée en ville pour emprunter un autre itinéraire. Je voulais éviter une agression. Remarque de mon chéri à mes côtés : « Bravo, je n’aurais pas eu ce réflexe. »

Cette année, mon instruction religieuse ne s’arrêta pas là. Ma copine Arlette m’entraîna à l’Église catholique de Saint-Bernard de Menthon, le curé était super sympa, il racontait les histoires de la Bible avec une telle verve que nous en bavions, suspendus à ses lèvres. Du pain bénit pour l’apostat que j’étais. Plus tard, le pasteur René H. me fit aimer Jésus. Il réus-sit à me passionner pour l’église, à me déguiser en blanc – et même voilée… – pour la cérémonie de la confir-mation, ainsi qu’à me faire tenir un rôle au sein des Jeu-nesses chrétiennes. Du style se lever le matin à six heures pour aller prier avec les copains, alors que ma couette, encore chaude, me regrettait. Avec le temps, la passion du Seigneur s’estompa, je l’ai même totalement oublié, le pauvre, je l’ai retrouvé ulté-rieurement, puis requitté. Le yoyo de l’amour, quoi.

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Les grands-parents : les grand-mères

Pas de souvenirs d’avoir entendu parler de ma grand-mère paternelle, suisse allemande, de Saint-Gall. Notre père et son frère ont fait l’impasse sur leurs parents. Nous avions aussi des cousins en Allemagne. Les deux frères devenus suisses romands avaient gommé leur passé. Pourquoi ? Pour mieux s’intégrer ? Le secret est parti avec eux, en cendres.

Chez ma grand-mère maternelle, Ellen, je farfouillais dans la cave et le grenier à la recherche d’un trésor ou bien nous buvions le thé sur la terrasse, appelée « perd-temps », il faisait chaud, le pot à friandises en verre à couvercle argenté – encore devant mes yeux ce jour à la cuisine – regorgeait de biscuits. Pas question de vider le pot, on en prenait un, voire deux, en cachette un troi-sième, vite, avant le retour de grand-mère, qui s’en re-venait avec la théière. Elle me racontait pour la centième fois comment la Révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV, le 18 octobre 1685, avait fait fuir 300’000 huguenots, dont nos ancêtres, en terres accueillantes, la Suisse entre autres. Je fus fascinée par cette histoire. Nous fûmes des requérants d’asile. Les Suisses avaient rehaussé leurs maisons en ajoutant des étages pour les loger. Les huguenots étaient instruits et de bons artisans – pour oser attaquer la religion du roi, il fallait du cou-rage et de l’éducation, leurs femmes apprenaient à lire pour pouvoir étudier la Bible. Ils ont eu le mérite de fouetter l’économie de cette époque en important leur savoir-faire.

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Puis nous faisions le tour du domaine, nous ramassions tout le bois mort qu’on arrivait à porter, il alimentait le calorifère du hall d’entrée, censé chauffer le bas de la maison. Le mazout arriva plus tard, lorsque grand-mère n’eut plus la force de bourrer son fourneau. L’après-midi, tournée des voisins, mais pourquoi donc ? Quelle idée. Grand-mère portait son bibi noir sur la tête, avec la voilette. Premier arrêt, une dame adorable, qui peignait des pendules neuchâteloises et faisait de l’émail, nous recevait, parlait d’une façon amusante et intarissable. C’était une artiste, je l’aimais beaucoup. Nous étions assises dans sa cuisine qui sentait les joyeuses tablées familiales. Suivait une visite que je ressentais plutôt bizarrement, pourtant chez de gentilles personnes qui fabriquaient ou rénovaient des matelas en crin de cheval. Qu’est-ce que nous devions les déranger à chaque visite ! Étais-je une bête de cirque à faire circuler de place en place ? Polis, ils interrompaient leur labeur pour nous offrir le thé. Encore une maison, pour un autre thé – un truc à ne plus dormir le soir, mais la théine, on n’en parlait pas en ce temps-là –, chez des gens plutôt guindés et coincés ; avant la dernière, chez un rigolo, fou de jardin.

Les confitures de grand-mère : il y a toujours une odeur de confiture dans l’enfance, une odeur de bonheur, le souvenir d’une longue cuillère en bois qui devait laisser tomber très lentement une goutte, juste ce qu’il fallait avant la mise en pot, escortée par le rituel du papier chauffé, mouillé et de l’élastique. Et l’étiquette ! Hon-neur à celle qui la composait. La consécration. Grand-mère Ellen était un cas : elle partait en ville en bus et revenait chez elle en marchant (cinq bons kilo-

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mètres). Dès que nous avons habité Cologny, sur son chemin du retour, elle s’arrêtait avec des mille-feuilles, que je déteste toujours autant. D’ailleurs j’abhorre tous les éclairs au chocolat, les japonais et autres cakes que je trouve fadasses et étouffe-chrétiens : les éviter est un bon truc pour ne pas exploser dans ses jeans. Chez Ellen, tout était joli lorsqu’elle nous recevait, même si nous n’étions que la famille ; à chaque fois, c’était dans l’immense salle à manger, alors que la table de la cuisine aurait pu accueillir au moins six personnes, dans la belle vaisselle également ; la crème au chocolat était servie dans des coupes en cristal rose. Mon ex-mari en avait été frappé, il en parle encore : — Grand-mère nous recevait comme des princes, avec la jolie vaisselle, sur la belle nappe brodée, avec les cou-verts en argent et les « cavaletti », en cristal, pour poser les couteaux (allusion aux obstacles d’entraînement des chevaux au saut pourvus de croix sur les côtés). Le mot favori de grand-mère était « convenable » : la ré-férence suprême, évoquée à toutes les sauces. Il fallait impérativement entrer dans le moule du « convenable » et tout irait bien. Cependant, une fois, elle fut capable de dire, en parlant des gens qui prennent un peu d’avance avant le mariage : — Avant ou après les cloches, c’est la même chose ! Et celle-là : « Ce qui est fait n’est plus à faire ». C’est un crime d’instiller de pareilles maximes dans de petites têtes réceptives, ça vous gâche la vie. Vous trottez le restant de votre parcours terrestre à faire mille douze choses à la fois pour pouvoir dormir tranquille et ne pas déranger grand-mère dans sa tombe. Mais flûte, c’est crevant à la fin de ne jamais faire un pas à vide et de devoir gérer chaque geste en préparant le suivant. Tout

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est coordonné pour un rendement maximum et pour-quoi, pour faire plaisir à l’aïeule ? Avec un pareil bagage, j’aurais pu restructurer sans problèmes n'importe quelle entreprise en faillite. Du même tonneau, mon ancêtre disait : « Il ne faut pas repousser au lendemain ce que l’on peut faire le jour même », marqué au fer rouge, jamais pu m’en débarras-ser de celle-là, une tuile, et « chaque chose a sa place et chaque place a sa chose », toujours tout propre en ordre, ne jamais être prise en défaut si par hasard je cas-sais ma pipe en route. Actuellement, je me soigne en étudiant avec application le comportement de mon chéri – il sait se ménager et faire des pauses avec une aisance déconcertante, lui – pour, enfin, pouvoir procrastiner la conscience en paix. Bien plus tard, lorsque nous avons déménagé à Plan-les-Ouates et que grand-mère nous rendait visite tous les mercredis, elle se mit à débloquer totalement. J’en eus profondément pitié. — La grand-mère a-t-elle bu ? S’enquit un jour notre père en arrivant à midi. Non, c’étaient seulement les neurones qui commen-çaient à flancher. Ça ira quelques temps, puis une fracture du fémur dé-cida de son sort. Ellen partit en maison de repos. J’ai-mais aller la visiter, bien qu’elle me confondît avec ma sœur. Grâce à elle j’ai toujours aimé les grand-mères : je lui en dois plusieurs, mais comme elles ne sont pas éter-nelles, je pleure souvent.

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Les grands-pères

Côté paternel : jamais notre père ne nous parla du sien. Bizarre. Il ne devait pas être très présent. Il avait dis-paru, mort ou pour aller où ? Nous ne l’avons jamais su. Donc pas de grands-pères dans ma vie parce que j’avais deux ans lors de la mort de Henry, l’époux d’Ellen, que je regrette encore. Il paraît qu’il m’aimait beaucoup et que j’étais toujours au jardin avec lui, j’en ai attrapé la main verte sans m’en apercevoir. Durant mon enfance, il a commencé à jardiner pour nous nourrir car nous vivions tous sous le même toit. Ayant renoncé à migrer en ville l’hiver, nous restions toute l’année à la cam-pagne. Nous avons mangé nos légumes « bio-local-de-saison » avant l’heure.

Il adorait la musique classique, il chantait dans un chœur de musique sacrée. Avec son frère, ils tenaient des ma-gasins de musique et d’instruments à la Corraterie et à la rue de Candolle. C’était le début des phonographes et des disques. S’il savait que je suis soprano dans un chœur classique et que j’ai chanté plusieurs fois au Vic-toria-Hall, il ferait un petit sursaut dans sa tombe.

Quand on a eu toute son enfance baignée dans la mu-sique classique, il y a des séquelles. On ne peut pas vivre sans. Le Magnificat de Bach fut mon déclencheur, il parla à mon âme en direct.

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Mes grand-mères de cœur

Mes grand-mères de cœur – je les installe ici – elles enrichirent toute ma vie

Évidemment les grand-mères ne vivent pas longtemps, question d’âge. De ce fait, j’en ai « usé » un certain nombre que je garde au chaud, précieusement, dans mon cœur. Ces femmes m’ont apporté la paix, la con-fiance en moi, une affectueuse écoute dénuée de mo-rale, l’expérience de la vie, également leurs soucis ou leurs chagrins de mère. Elles m’ont appris le respect des anciens, j’ai découvert des vies simples, sages ou d’un autre milieu que le mien. Nous nous retrouvions sur un plan profond d’affection et d’échanges, dont je n’étais pas consciente et qui m’attirait.

Après grand-mère Ellen, j’aimais aller chez ma voisine Heidi, me confier, parler entre adultes malgré mon âge d’ado. Heidi me fascinait, elle avait verni ses ongles – contrairement à ma mère qui regardait ça de travers « c’est pour les poules », Calvin oblige –, elle me parlait de la vraie vie avec son joli accent suisse-allemand, elle fumait beaucoup. Trop. Assises dans sa cuisine, un petit refuge assez obscur – l’architecte n’ayant sans doute ja-mais mis les pieds dans ce genre de pièce, avait zappé de grandes fenêtres –, nous partagions les choses im-portantes de la vie. En sa compagnie, je me sentais de-venir grande.

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Plus tard, Tante Emma prit le relais. Tous les di-manches, lorsque nous vivions en communauté de co-pains à Arcine en Haute-Savoie, je m’éclipsais et filais me réfugier dans sa cuisine pour échapper aux corvées du jour pendant que les mecs tentaient de restaurer notre vieille ferme. Une tarte sortait du four, nous ba-vardions des heures. Elle me racontait sa vie de pay-sanne, sa souffrance durant la guerre, la perte de tous ses frères et de toutes ses sœurs : — Je n’ai plus personne, ils sont tous morts, je suis trop vieille, j’aimerais partir les rejoindre, me confiait-t-elle. Son mari, assis sur le vieux canapé, pas trop loin du fourneau, rigolait suivant nos propos, à en perdre son dentier, enfin disons que la prothèse s’échappait un peu de sa bouche vers le menton et qu’il la rattrapait avec une technique qui m’épatait. Il s’était fait gazer durant la première guerre mondiale, il toussait beaucoup. Leur fils, célibataire, faisait tout le travail dans la ferme. Tante Emma mourut sans que je m’en aperçoive, étant prise par ma vie qui changeait à une allure vertigineuse.

Ma belle-mère, Delphine, je la vousoyais, bien sûr, elle aussi. Mais nous nous aimions beaucoup. Épouse de maraîcher, elle avait travaillé dur, courbée sur la terre. Souvent, si j’arrivais lorsque le tonnerre grondait, je l’ai-dais à fermer les couches. Nous portions à deux les lourds vitrages cerclés de fer. La ligne était longue. Del-phine était devenue veuve très tôt. Toujours accueillante, toujours un mot gentil, toujours de l’intérêt et de l’écoute affectueuse, j’étais bien chez elle et je faisais volontiers le crochet pour aller tailler une petite bavette. J’ai divorcé de son fiston, heureuse-ment sans la perdre de vue.

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Madame Assal, un « fémur », fut ma voisine de chambre à l‘hôpital, une fois qu’un cheval m’avait passé dessus lors d’une chute sur un cross. Avec elle nous faisions des rires fous à tomber du lit lors de nos échanges de chocolats, bras tendus, et de nos paris : — En combien de temps pourrons-nous dérider la ca-valerie teutonne qui nous soigne ? Grands sourires aux infirmières avec des : — Bonjour ! Comment allez-vous ? Vous prendrez bien un petit chocolat ? Il y en a une qui a résisté deux jours, puis elle a craqué. Elle était sympa finalement, cette allemande un peu raide. J’ai revu Madame Assal une fois, à Sion où elle habitait, néanmoins c’était trop loin pour suivre notre amitié.

Et ma Clémence ? La maman d’Anne, l’épouse de mon frère. Une merveilleuse dame, pleine de sagesse, d’écoute, d’humour et de gentillesse. C’était impossible de vivre de tels moments avec ma mère Élisabeth, car nous n’étions pas vraiment sur la même longueur d’onde, elle planait dans une spiritualité qui m’échap-pait, m’agaçait et me rejetait. Je recherchais des gens ai-mants et simples. Clémence disait avec philosophie : — On construira le pont quand on sera à la rivière. Je trouvais cette maxime indienne du plus bel effet. Le jeudi à midi, je m’échappais. Où étais-je à l’époque ? Dans un manège de la région à bouffer mon riz complet – car avec 1'500 francs par mois et un cheval à entrete-nir, on ne mange que ça, avec des oignons, un bout de fromage et des pommes. Une superbe forme en résulta

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pour réussir ma Maîtrise fédérale d’équitation chez les copains de l’autre côté du rideau de röstis. Je me trouvais bien chez ma Clémence dans l’ambiance familiale, ses repas était délicieux, nous pouvions parler de tout, je n’étais jamais jugée. Elle me dit un jour que son Gérald n’avait eu qu’un défaut : il n’était pas carré d’épaule. Elle regrettait cette anatomie en forme de toit d’église sur laquelle elle n’avait pas pu reposer sa tête. Clémence était très gourmande, j’ai une photo d’elle plongeant, lors d’un apéritif de mariage, sur un plateau de petits fours, craquante.

Irène, la maman de Marie, ma copine de cheval, nous recevait après nos folles chevauchées. Toujours d’at-taque pour nous faire à manger, annoncées ou pas, par-fois débarquant avec un autre copain. Irène écoutait nos histoires de cheval, sans doute constamment les mêmes. La joie, l’insouciance et les rires complétaient le menu. Avec elle, j’ai appris à recevoir, à improviser une bouffe, à ne pas paniquer en voyant le monde arriver, ce que je n’avais jamais vécu dans mon enfance : seuls de rares amis, triés sur le volet, apparaissaient à notre table. Les années ont passé. Irène tomba malade. En fin de vie, Marie et moi nous nous sommes relayées pour la nuit à l’hôpital. La voyant souffrir et s’accrocher, nous lui disions qu’elle pouvait partir, que nous l’aimions. Mon « service » commençait à minuit jusqu’à sept heures. J’avais dormi un peu à la maison avant de venir, je somnolais sur un fauteuil confortable. Je sautais en l’air lors des apnées, je me levais, je la rassurais, je lui parlais, je posais ma main sur son bras et je l’ai entendue me dire : — Zazu, je t’aime.

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Quel cadeau ! J’en frissonne encore. C’est avec des mots comme ça qu’on avance le plus dans la vie. Élisabeth, ma mère, ne me l’avait jamais dit, ou peut-être dans mon enfance. Devenue adulte et en état de comprendre le sens profond de ce mot, je n’ai jamais pu le galvauder.

Le jour où Irène s’en est allée, à cinq heures du soir, je dormais un moment afin de rattraper le sommeil en re-tard de la nuit de veille, afin d’être en forme pour les leçons du soir, un souffle frais m’a réveillée, à l’heure exacte où son âme quitta son corps. Irène me disait adieu.

Plus tard, j’ai rencontré Madeleine, une jolie grand-ma-man avec un beau sourire et une tête toute ronde. Ma-deleine respirait la paix et la gentillesse. Nous nous re-trouvions, soit au petit café du mardi avec mes copines élèves du manège – dont sa fille, Simone –, soit en visite chez elle. Une fois, Simone m’avait dit que j’étais « hu-maine », je n’avais pas compris tout de suite, puis j’avais réalisé qu’elle parlait d’une qualité de cœur. Ça m’avait fait du bien de le savoir.

Puis Madeleine a eu des problèmes de santé : à l’hôpital de réadaptation, elle devint méconnaissable, prostrée dans un fauteuil, parlant à peine, sa fille et moi nous étions atterrées. Simone prit le mors aux dents et fonça chez le docteur pour lui faire cesser les médicaments qui assommaient sa mère, elle repiqua ! Suivit un séjour en établissement médico-social particulièrement triste. À dix-sept heures, repas et dodo, alors que l’heure d’été, en juin, autorise de longues et belles soirées. Dans sa chambre, les rideaux étaient tirés, le repas arrivait, j’étais effondrée, je la quittais le cœur gros.

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Sa petite-fille Olivia m’en parla parfois, je fus émue d’apprendre que Madeleine avait une photo de moi parmi les photos de famille. Olivia en avait été cho-quée ! Une « étrangère » trônait parmi eux. Moi, pas gê-née du tout, plutôt flattée. Deux jours avant sa mort, le portrait de Madeleine, chez Olivia, était tombé, mauvais présage ?

Madame W., Tante Mimi, la mère de Dominique, c’était la joie de vivre sur pieds. Les rigolades, l’humour, et les échanges sérieux s’enchaînaient à un rythme soutenu. Il fallait suivre sa vivacité d’esprit, apprécier son écoute affectueuse et fermer les oreilles quand, pour la dixième fois, j’entendais : — Zazu, tu devrais aller chez un « bon » coiffeur, qui te fasse une « bonne » coupe, une fois. Ma coupe – faite maison – qui n’en est pas une, va très bien car les fantaisies innovantes des figaros me terri-fiaient. À l’occasion d’un courageux essai, j’en étais res-sortie avec un look de dame et une chevelure d’ébène, redevenue plus claire au fil des mois. C’est fou comme les coiffeurs veulent nous faire changer de tête. Et puis, à certaines périodes, j’étais trop pauvre pour me payer le coiffeur, je devais manger d’abord. Elle a bien marché le jour où je lui ai fait croire que sa fille et moi avions dû grimper sur un arbre pour échap-per à un loup, au Canada pendant nos vacances de Noël chez mon frère. Et de lui extraire d’un sac une peau de loup achetée sur place. Il faudrait un livre pour faire revivre tous ces moments de parfait bonheur : sur la terrasse au jardin pour l’apéro et sur l’autre terrasse près de la cuisine pour les petits déjeuners. Avec elle, j’ai appris à écouter, à poser des

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questions, à m’intéresser aux autres, à recevoir. J’ai pompé mon éducation à bien des sources, car je n’ai aucun souvenir – est-ce possible ? – d’en avoir reçue une à la maison… toujours les rênes longues si ce n’est pas abandonnées, laissée libre de faire ma trace et mes choix. Pas de directives, si ce n‘est de rares phrases de morale, vite oubliées.

Tante Mimi avait le verbe haut en couleur, le rire écla-tant à mes gags, l’humour à fleur de peau et, tout-à-coup, du sérieux, du grave, de la compassion au sujet de quelqu’un dont nous parlions. Le cœur prêt à partager. C’était une belle âme et elle ne se prenait pas au sérieux, même le jour où elle a commandé trois taxis pour la même heure… elle l’a raconté pour que tout le monde en rie. Pas devenue Alzheimer pour autant.

Avec elle j’ai appris qu’à Noël on ne laissait pas une per-sonne seule, je fus invitée à partager le repas en famille, puisque la mienne que j’aime était au Canada, ma mère dépourvue du sens du rassemblement, ma sœur invi-sible et moi paumée dans des sentiments familiaux plu-tôt confus.

Plus tard, dans sa maison de retraite où je me rendais chaque jeudi, nous avons encore bien ri et joué au Boggle. Puis, vers la fin, j’arrivais, je poussais la porte, comment allais-je la trouver ? Éveillée ? Endormie ? Je m’asseyais, je potassais mes notes pour le journal, j’écri-vais, je la regardais dormir. J’imaginais son visage quand elle serait morte. J’écoutais son souffle, retenant le mien, les apnées me faisant frémir. Ce fut dur, mais je crochais, je revenais, avec fidélité, c’était pour moi un juste retour d’amour avec encore des moments de joie et de rires. Elle avait une façon coquine de me dire :

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— Zazu, dans l’armoire, en bas à gauche, il y a une bou-teille de whisky cachée, on en prend un petit ? Oups, je ne sais plus à quelle heure cela avait lieu, la journée n’était pas terminée pour moi et je devais re-prendre le volant, je répondais avec regret : — Merci, pas aujourd’hui. Et je lui servais son petit verre avec plaisir. Un jour, après un moment de sommeil et me voyant à ses côtés, Tante Mimi me dit avec affection en ouvrant les yeux : — Zazu, je t’aime. Comme Irène me l’avait dit quelques années aupara-vant. Le choc !

Ce n’est pas fini… j’en suis à combien ? Huit au moins. Je les adore, mes nounous d’adulte. Madame Noutte Genton-Sunier est apparue dans ma vie lors d’une soirée à la Maison des Femmes de Lau-sanne. Élisabeth, ma mère, s’y rendait, je la rejoignis, curieuse de spiritualité, suite à une expérience étrange qui déclencha ma recherche. Agnostique depuis de longues années, le sujet, néanmoins, me travaillait. Mâ, comme elle se faisait appeler, a été capable de faire le lien entre la religion hindoue et le christianisme. Elle créait des ponts, d’une façon magnifique, réaliste, pra-tique. En sortant de ses cours, que j’ai suivis avec assi-duité plusieurs années, il y avait toujours du concret à grignoter pour la vie de tous les jours, même déjà en quittant le parking. Élisabeth, ma mère, en fervente ad-miratrice, lui faisait une pub d’enfer et buvait ses paroles avec avidité. Mâ m’a souvent écrit de gentils mots pleins de vérité et d’encouragements, elle me « sentait », pourtant je

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n’allais pas me plaindre auprès d’elle à la fin des cours comme toutes ces bonnes femmes que je ne trouvais guère sympas d’aller la fatiguer avec leurs histoires per-sonnelles. À la fin de sa vie, très malade, j’ai reçu une lettre d’elle :

Ma chérie, Merci pour ta lettre si touchante. Ne pleure pas, vois-tu, réjouis-toi de ma vie. Elle reste la lumière parmi vous, une présence qui ne s’effacera jamais. Je t’aime. Et quelles que soient les difficultés du monde, cet amour est la flamme de la Joie et de la Paix. Du fond de mon cœur je t’embrasse et je te garde dans mes bras.

La dernière lettre à ses « élèves » nous donne, encore une fois, une ration d’affection :

J’aimerais, à chacun et à chacune, vous laisser mon amour indé-fectible. Il l’a été au cours de ces vingt-six années, il continuera de l’être. Si vous le voulez, si vous en avez la force intérieure, vous n’avez qu’à l’appeler, il sera auprès de vous, il sera avec vous, il vous aidera. Et, présente ici-bas ou effacée de la terre, je serai là pour vous.

Ce fut encore un rappel des vaccins d’Irène et de Tante Mimi. Cela faisait du bien, pour partir d’un bon pied dans l’âge des vrais adultes qui en bavent.

Lorsque j’ai acheté la ferme de Joux, j’ai dû déloger une grand-maman. Prise de remords, deux jours après la première visite, j’ai frappé à sa porte pour lui demander si elle n’était pas trop triste de devoir quitter cet endroit merveilleux, isolé, ensoleillé, plein de verdure. Sa réponse fut très claire :

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— Non, où que j’aille, j’ai Jésus avec moi. Une sympathique amitié s’est ainsi créée entre nous. J’allais la visiter en ville dans un coquet appartement : — Je suis à l’hôtel ici, avec tout le confort, pas besoin de porter le bois pour chauffer, me confia-elle. Le jour de mon anniversaire, la grand-maman de Joux montait de la ville à pied – à quatre-vingts ans – pour m’apporter du chocolat. À son anniversaire, nous l’in-vitions avec son fils et sa belle-fille, ainsi que Gilberte et Jean-Pierre, nos voisins. Dix ans plus tard, ayant re-joint les témoins de Jéhovah, il ne fallut plus lui fêter son anniversaire. Elle ne fêtera plus ceux de sa famille, ni même Noël. Ce fut triste. Du coup, nous nous sommes perdues de vue.

Ma Gilberte habite avec son mari, Jean-Pierre, l’autre ferme foraine au-dessous de chez nous. Je fis sa con-naissance lors de notre installation en Joux, en organi-sant un apéro pour les voisins. Gilberte était pleine de bon sens, de sagesse, d’humour et d’énergie. C’était l’âme du Paudex, la maîtresse du domaine, grâce à elle le clan s’était construit et développé. Active comme un rouage indispensable à la mécanique d’une famille d’agriculteurs, en tout cas c’est comme ça que je le res-sentais. Nous n’avions pas eu besoin de dix secondes pour savoir que nous étions de la même planète, pour-tant je suis hypersensible et elle me semblait très forte et pragmatique, mais comme de l’extérieur on me croit solide, cela a dû la tromper. Bref, nous sommes deve-nues amies, instinctivement. Je me rappelle, comme si c’était hier, un soir d’invitation pour l’anniversaire de son amie Berthe, la grand-maman de Joux, Gilberte arriva par la terrasse – il y a ceux ou

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celles qui arrivent par la porte d’entrée et qui sonnent et il y a les autres qui débarquent par la terrasse sans crier gare. Sympa. — Salut Isabelle ! — Bonsoir Gilberte, alors on se tutoie ? ! — Mais oui, si tu veux. — Oh oui, j’en suis très heureuse, salut voisine. Et c’était reparti pour une nouvelle grand-maman dans ma vie. De temps en temps, c’était comme s’il y avait un élas-tique qui commençait à se tendre, je devais aller la voir, c’était le moment, je m’évadais de mon jardin, de ma musique, de l’écurie ou de l’ordi, j’arrivais et c’était le plaisir de lui faire la bise. Son mari, Jean-Pierre, est ex-tra, il respire ce que j’appelle la noblesse paysanne : il a le cœur au bon endroit, de la gentillesse plein les yeux, il a eu le souci de bien faire son travail toute sa vie et il raconte des histoires du passé pleines d’humour ou de réalisme. Il a dû être très beau avec son nez aquilin, son joli sourire et ses yeux rieurs. Il est encore tout vif et plein d’esprit. L’été, nous nous retrouvions sur leur terrasse, au frais derrière la maison, sous un grand arbre, le tilleul. Qui n’a pas son tilleul, à la campagne, pour la tisane du soir ? Quoique les paysannes doivent être bien assez crevées à la nuit pour tomber comme des plots sur leur oreiller sans avoir le temps de finir leur tasse. Malheureusement, je n’ai pas pu profiter bien long-temps de Gilberte. Sa santé se dégrada, je la vis dimi-nuer peu à peu. Elle n’assimilait plus rien, mangeait comme quatre, de bon appétit, et continuait de maigrir. Toutefois la conversation se poursuivait sur tous les su-jets imaginables, sa largeur d’esprit autorisait toutes les

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digressions. Avec un peu plus d’espace de parole en pu-blic, Gilberte aurait pu être une féministe de bon aloi ou une politicienne pleine de répondant, comme sa petite-fille l’est devenue. Très philosophe, très sereine, jamais résignée ou dépressive, ni agressive à l’égard de son corps qui la lâchait, j’ai appris avec elle à me rapprocher de la mort avec sérénité. J’espère que ma présence ai-mante l’a aidée dans ses derniers jours. Avec reconnaissance, je remarque que le dernier repas pris avec elle, était aussi le dernier qu’elle fit à la table de la salle à manger avec du monde : ce furent des piz-zas préparées par Bernard parce que, peu de jours au-paravant, j’avais appris par hasard qu’elle les adorait, sans tarder j’avais saisi la balle au bond et organisé le repas chez eux. Ce fut une soirée chaleureuse de partage et de rires, accompagnée d’un petit verre de rouge qui ne fit pas de mal. Vers la fin, un matin, je suis arrivée en même temps que la dame du CMS qui venait lui prodiguer des soins. De-puis quelques jours elle ne quittait plus son lit, trop faible pour se lever, j’ai proposé à son fils de la soigner à sa place, ce fut accepté. Son pauvre corps, épuisé, était léger à retourner, son regard restait paisible, son confort me fit plaisir. Elle mourut à la maison, entourée des siens. Quelques jours auparavant, seule avec elle, je lui avais dit combien je l’aimais et que nous n’avions pas besoin de nous par-ler pour le savoir et nous comprendre, tout se passait par l’air, le ciel et le regard. Maintenant Jean-Pierre est seul, il l’attend encore, cer-tains jours. Il garde belle allure à nonante ans passés. Deux fois par semaine, il va en accueil de jour à Yver-don. Il en revient en disant :

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— Je suis le plus jeune là-bas, il n’y a que des pépés et des mémés. C’était à craquer de pertinence. Puis il a commencé à s’affaiblir et il a dû partir dans une maison de repos. Il croyait que Gilberte était toujours de ce monde. Comme je le comprends. Il l’a rejointe peu après. Fréquemment, je regarde leur ferme en bas dans la combe, nous sommes en été, le tilleul est seul, les larmes me montent aux yeux.

Ma Trudi chérie est brave et généreuse comme rare-ment j’ai vu quelqu’un l’être. Femme de paysan, elle fut toute sa vie au four et au moulin, recevant avec cœur plein de monde. À plus de quatre-vingts ans, le soir, son mari lui appor-tait encore toute une brassée de légumes à préparer pour le congélateur. Elle ne rechignait pas à la tâche. Souffrant terriblement dans son corps, tous ses os lui faisant mal, elle marche maintenant avec peine, appuyée sur un déambulateur – un « tintébin » (tiens-toi bien) – et, malgré ses douleurs, elle continue de venir fidèle-ment, avec son mari Samy, nous aider à mettre sous pli les ADERoscopes, le journal de l’Association pour le développement des énergies renouvelables. Ernest, mon ex-vice-président, Janine son épouse et Mireille, la copine de Chavannes, sont de la partie. Au pas de course nous liquidons la partie « boulot » pour nous retrouver à l’apéro et aux traditionnels spaghettis à la sauce tomate maison de Bernard. Trudi a fait des bricelets salés à se relever la nuit. Son époux, patriarche très croyant, nous raconte ses « songes » symboliques dans lesquels il côtoie le Seigneur, alors que nous autres,

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pauvres pécheurs, nous ne faisons que de simples rêves. Il est branché en direct sur le ciel. Néanmoins ses songes ne sont pas dénués d’intérêt, on peut y détecter une grande foi dans l’avenir et le sauvetage de l’huma-nité. On l’espère avec lui. Néanmoins le décès de Trudi fut un supplice pour moi. Le patriarche me téléphona un jour pour m’annoncer sa mort et me signala que la mise en terre se ferait avant (!) le culte, « c’est plus pratique, on peut aller directement au « thé » ensuite ». Et Trudi, effacée, à servir toute sa vie, fut également gommée le jour de la cérémonie d’adieu qui lui était dédiée. Pas même une photo d’elle vers la chaire du pasteur qui profita de l’assemblée nom-breuse pour nous balancer durant quarante-cinq mi-nutes son savoir sur le latin et la traduction des textes sacrés. Je fulminais de rage, espérant que quelqu’un pré-sent soit tout-à-coup « inspiré » (dans l’église évangé-lique tout est possible), se lève et témoigne, je lui aurais emboîté le pas et pas mâché mes mots. Pas un mot d’elle, pas la moindre allusion à sa vie de labeur, à ce qu’elle a su créer et transmettre à sa nombreuse descen-dance. Dieu soit loué – c’est l’occasion – quelques-uns de ses petits-enfants lui rendirent hommage joliment. Heureusement, avec mon amie Yvonne, qui la connais-sait bien et l’aimait aussi beaucoup, nous avions été lui dire au revoir dans sa chambre mortuaire, elle reposait, paisible, dans une très jolie veste fuchsia. Nous avons passé un bon moment avec elle en évoquant ce qu’elle avait représenté pour nous. À la sortie de la cérémonie, j’ai espéré voir le patriarche ou le pasteur pour leur dire mon fait, ils ont été épar-gnés, je ne les ai pas croisés. Cependant, aux honneurs, lorsque Bernard a passé devant le veuf, il s’est fait

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interpeller « On se voit au thé ensuite ? ». Non, pas question, nous sommes rentrés à la maison avec les co-pains de l’ADER, j’ai posé une photo de Trudi sur la table et nous avons mangé avec elle. La photo est restée quarante jours jusqu’à ce que son âme soit bien partie.

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Retour sur image de l’enfance

Un dimanche d’été, les parents nous emmenèrent pour une grande sortie en bateau sur le lac Léman. La cata, l’angoisse pour eux : Laurent se pencha tellement sur la barrière pour admirer les machines qu’il faillit choir dans les rouages et se faire broyer en viande hachée, il fut retenu à la dernière par papa. Loïse manqua de tom-ber à l’eau en s’aguillant sur le bastingage, retenue in ex-tremis par maman, moi je fus sage comme un ange, je me retenais et, aussitôt arrivés sur le quai à Nyon pour un retour sécurisé en train, je fis une terrible crise de rage en me roulant parterre comme une malade. His-toire de bien faire comprendre à la famille que j’existais aussi et que j’adorais le bateau. Impossible de me cal-mer. Le quai a été rebaptisé « Quai Isabelle ». Durant les vacances, nous filions aux Plans-sur-Bex, dans un vieux chalet en pleine montagne, du rustique garanti, avec bardeaux et feu de bois. Nous voilà tous à patauger gaiement dans les ruisseaux pour y créer des barrages ou à grimper sur les montagnes, ce que je dé-testais : c’était trop dur de marcher tout le jour. Le Grand Théâtre de Genève a brûlé, nous l’avons re-gardé à la jumelle depuis le chemin des Hauts-Crêts à Cologny, impressionnant. Puis ce fut le grand déména-gement dans la nouvelle maison, une villa construite se-lon des plans faits par nos parents. Finie cette vieille maison du XVIIème siècle, chauffée au bois dans des pipes qui nous enfumaient le matin avant de partir à l’école. Finis aussi les grands chênes et le lac. En

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revanche, nous aurions chacun notre chambre au soleil levant, ça c’est super. Finie la promiscuité avec ma sœur. Mis à part les raclées qu’elle m’a administrées régulière-ment et ses attaques verbales, rien à dire de mon en-fance avec elle. Et, une fois, elle a osé arracher la tête de Corniolet, mon singe en peluche, j’étais effondrée, je l’ai cru mort, maman la lui a vite recousue.

Plan-les-Ouates, un village tout en longueur sur la route de la France, campagnard et plus simple que Cologny, nous a accueillis sur sa butte. L’école d’Arare, hameau de « Plan-les », sera ma deuxième école. Le maître, Monsieur Hainaut, charmant, me réconcilia avec l’Ins-truction publique. Les jours de beau temps, inutile de nous tenir en classe, nous partions courir, monter aux arbres et découvrir la nature. Ces sorties avaient certai-nement un but didactique dont je n’ai retenu que la grimpette. Gaston, le gros costaud, fut ficelé en ordre sous le pu-pitre du maître, un jour qu’il avait dépassé les bornes. Une belle lutte s’engagea, le prof fut victorieux, nous, morts de rire. De solides amitiés fraternelles en furent le résultat, les rencontres de contemporains scellèrent notre affection par de joyeuses retrouvailles annuelles. Contemporains, ça faisait un peu ringard dans mon es-prit, pourtant j’y ai pris goût. Ce sont des sœurs et des frères de cœur, importants les uns pour les autres. Pas d’ambigüité avec les mecs, du confort amical total. On me donne mon surnom d’enfance « Dei-Dei », ça me fait tout drôle et une brisouille à mon cœur d’artichaut chaque fois qu’on m’interpelle ainsi. Arlette, ma copine et voisine, fut ma sœur d’évasions, de cœur, de cheval, d’exploration, de grimpées aux

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arbres. Nous partagions tous nos jeux. À seize ans, nous avons passé la soirée aux Fêtes de Genève et ramené chez elle des valaisans rencontrés sous les confettis – ses parents étant absents quelques jours –, nous avons fini la nuit sous la couette et ma mère débarqua à huit heures du matin pour me sortir des plumes. Cependant ce ne fut qu’un mignon flirt platonique, nous n’étions pas consciemment allumeuses, mais juste un peu co-quines. À l’époque, ma mère pouvait craindre les frasques de sa fille ayant elle-même, au même âge, em-brasé quelques cœurs. Mais attention, vierge au ma-riage ! C’était sacré.

Après l’école de Plan-les-Ouates, le collège fut un cal-vaire d’où ma répulsion pour ce genre d’institution. Il fallait quitter les copains et aller en ville, dans une école pas mixte, l’École supérieure de jeunes filles. Toutefois, quand on sort d’une famille plutôt bourge, protestante et calviniste – avec du recul je vois ça ainsi – que fait-on après l’école obligatoire ? À la maison, on ne parlait pas d’apprentissage, je ne savais même pas que ça existait. Alors j’ai continué les études, le bus tous les jours, la découverte des cours avec de vrais profs qui nous donnaient du « Vous ». Le choc après l’ambiance bon enfant de Plan-les-Ouates. J’ai mal supporté, mal réagi. J’ai encrassé – et je reste polie – ces pauvres enseignantes. La prof de latin, une demoiselle, moche et anguleuse, je ne l’ai pas supportée, je la croquais en caricature de ténia avec sa tête à lu-nettes. Comme je n’ai pas eu la moyenne en latin et en maths, j’ai pu rétrograder en moderne sans doubler. Fini le latin, de l’italien à la place, j’y gagnais au change. Ma si, ti giuro, è ben vero ! (Mais oui, je te jure, c’est bien vrai !).

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Un lundi matin, à huit heures, je fus la cible du prof d’allemand, Monsieur I., appuyé sur ses coudes, le men-ton sur les mains, un œil sadique éclairant sa face : — Fräulein Marquart würden Sie so freundlich sein, hier zu kommen ? (Mademoiselle Marquart, voulez-vous bien venir aimablement jusqu’ici ?) Ayant passé tout le week-end au manège, mes leçons, nada. Je suis arrivée devant le tableau noir en le regar-dant d’un œil énervé, je lui ai balancé la boîte de craies à la figure à la première question qui me mit KO et j’ai fichu le camp en claquant la porte. À neuf heures, j’étais de retour à la maison et au lit jusqu’à midi. Une autre fois, menacée par une prof, je fus tirée par l’oreille jusque chez la directrice, Mademoiselle W., pour un solide sermon, qui n’eut aucun effet. Cependant, mon état latent de révolutionnaire avait quand même été jugulé à l’école primaire le jour de la couture, grâce à un rôle qui me fut dévolu et que j’aimais bien : faire la lecture aux copines durant la leçon, le tri-cotage des layettes roses et des chaussettes pour homme – en laine beige avec une craquée de diminutions pour le talon, l’horreur – m’ayant passé un kilomètre par-des-sus la tête. Malgré tout, le mercredi à midi, grand-mère, invitée chaque semaine, avançait en vitesse quelques centimètres de cette foutue layette car moi, durant la se-maine, j’en avais fait quelques-uns, très irréguliers, qui paraissaient plus gris que roses.

Or l’École supérieure de jeunes filles, cet imposant édi-fice flanqué d’escaliers en granit et garni de grands cou-loirs vitrés – œuvre d’un grand-oncle architecte – abri-tait une collection de profs tout-puissants qui réussirent l’exploit de me bourrer suffisamment le crâne jusqu’à la

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maturité, obtenue avec mention « Bien ». Les deux der-nières années, voyant la fin du martyre approcher, j’ai calé dans la mutinerie et vraiment bossé. En maths, le bol fut total aux examens puisque je suis tombée sur la seule question que je maîtrisais parfaitement bien en tri-gonométrie : les parallèles. La philo et la littérature fran-çaise, mes chevaux de bataille, j’ai adoré. Ce furent mes meilleurs résultats, mes évasions en dissertation, mes envolées lyriques, mon obsession pour « creuser » et comprendre ce que je lisais et vivais. Elles nourrirent mon âme et mes réflexions. On ne naît pas « littéraire », on le devient.

Conclusion : j’ai même pris ma première cuite en fêtant la « matu » avec mes copines de classe. Au vin blanc, comme ce fut bon, mais le lendemain les petits nains trottaient gaiement dans mon pauvre crâne fraîchement diplômé.

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Mes premiers chevaux

Avant mes premiers chevaux, il y eut ceux que ma mère monta dans sa jeunesse et qu’elle m’a transmis dans ses gênes. À Cologny, les tout premiers dont les sabots résonnent encore à mes oreilles, étaient montés par les voisins du haut du chemin. Fièrement, dignement, noblement, ils descendaient la route en passant devant chez nous. Leur palefrenier les avait préparés et toilettés. Ils étaient blancs. Cachée dans la haie, j’en bavais et je rêvais tous les soirs en m’endormant qu’on me les donnait pour je ne sais quelle raison. La réalité était tout autre, je devais me contenter de ramasser leurs crottins sur la route pour les rosiers d’une petite voisine, c’était moins ro-mantique. Lorsque « Tante » Blanche – l’épouse d’un cousin ger-main de ma mère, ça fait quoi au fait pour moi ? – pas-sait à cheval devant la maison, je n’en pouvais plus. Sa mère, qui montait encore en amazone, avait autant de tempérament que ses chevaux et si, lors d’une chasse, on lui proposait du thé plutôt que du vin au coup du milieu, elle répliquait vertement « Les juments mangent de l’avoine comme les mâles, que je sache ! ». Il paraît qu’elle est morte à cheval lors d’un galop, peut-être tombée suite à un infarctus.

À Plan-les-Ouates, avec ma copine Arlette, nous « che-vaucherons » Souris, une brave Franche-Montagne, avec fouet en noisetier et ficelle, sans selle, sans bride,

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sans licol. Si la jument avait eu deux sous de malice nous aurions vite été à terre. Le sommet du délire équestre fut atteint lorsque l’italien qui travaillait la vigne en face de chez nous me balançait derrière le collier du gros bai et rentrait en sifflant à l’écurie au village. D’où mon amour indéfectible pour les chevaux, les noirauds, la musique et l’italien. Plus tard, si j’avais un moment, je me précipitais au ma-nège, j’y passais même mes fins de semaines, on me donna rapidement les chevaux un peu difficiles ou trop chauds pour les nunuches qui zonaient avec moi. Une fois, je me fis vider trois fois par Sicki, dans la cour avant le départ en promenade : le pull fut déchiré, la tête un peu enflée – on ne portait pas encore de casque –, le bonheur total, quoi. Et je fus certainement un peu amoureuse de Louis, le maître de manège, un bel homme, très bien de sa personne qui fumait des clopes durant les leçons en blaguant avec les mères des élèves. De temps en temps il lâchait un : — Au trot, marche ! Au galop, marche ! Un peu court comme niveau, heureusement parfois on travaillait mieux et le virus nous fut instillé. Les chevaux étaient bien soignés, il nous apprit à les aimer. Pluie d’Or l’alezan doré, Boréale la baie foncée, Sicki le pie, Cyrano le bai costaud, je vous dois beaucoup : tout mon bonheur et ma découverte de votre gentillesse et de votre patience, à tourner sagement en rond avec des débutants maladroits sur le dos. La somme de peines qu’endurent les chevaux de manège est sans borne, ils sont éreintés par les avancés et molestés par les débu-tants. Durant ma carrière professionnelle, je ne l’ai ja-mais oublié et si quelqu’un leur manquait de respect, je grimpais aux barricades pour les défendre. Je n’ai jamais

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supporté de voir un cheval affligé d’un œil triste et rési-gné.

Les chevaux, ce fut ma vie. Vaincre sa crainte, faire res-pecter sa présence, éduquer plutôt que dresser, voilà le fin mot. On n’en finit pas d’apprendre sur leur dos : avec ses six ou sept cents kilos, il sera toujours plus fort que nous, mais il croit qu’il ne l’est pas, grâce à l’appren-tissage de réflexes d’obéissance – c’est-à-dire un code de bonne conduite imprimé dans son cerveau lors de son débourrage –, grâce à sa gentillesse naturelle, sa vo-lonté d’aller en avant et sa générosité. Cependant, il y a des fois où ça foire totalement et où l’on se retrouve sur le dos dans la boue dans le meilleur des cas, dans le pire à l’hôpital. Surtout lorsqu’on fait du concours complet sur des obstacles fixes.

Mon premier cheval, la jument Darido, fut achetée lors-que j’avais dix-neuf ans en mettant des petits sous de côté à la sueur de mon front : tous les samedis, j’allais travailler chez Erika, une coiffeuse de l’Avenue Fendt, pour nettoyer et poser les shampoings colorants, les noirs par exemple, qui dégoulinaient dans le cou des clientes, déjà parées de leurs plus beaux atours pour sor-tir le soir. Pas rancunières, je recevais néanmoins de bons pourboires pour ma cagnotte.

Afin d’arrondir ma somme de base fondée sur mes éco-nomies, j’allais nettoyer les vitres chez les amies de ma mère. Je fus également engagée à la COOP du village durant les vacances, à la vente entre autres, au détail, des légumes – qui n’étaient pas encore en libre-service. Ce fut la croix et la bannière pour calculer de tête 600 grammes de carottes à 1.50 le kilo et pourtant j’étais

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bientôt à la « matu », comme quoi les intellos ne sont pas forcément des praticiens du calcul oral. Je fus également aide-infirmière à l’Hôpital cantonal, en gériatrie, où j’ai mélangé les dentiers lorsque je les ren-dais aux propriétaires après lavage. Un soir, Mme Gu-glielminetti en a bien essayé quatre avant de trouver le sien ; ce furent également mes premiers contacts avec la mort des humains, il y avait une petite chambre à deux lits qui leur était réservée. Au café de la Comédie, je fus à la peine, l’activité de sommelière étant astreignante, et l’on se gaussa bien fort de moi le jour où j’ai apporté un jus de tomate à deux balaises gars qui avaient commandé un pastis à la grenadine. Ce fut plus facile de vendre des étoffes du-rant les soldes au Comptoir du tissu ou de barder à la chaîne dans une imprimerie derrière le tapis roulant qui nous inondait de journaux. Nous n’avions même pas le temps de nous gratter le front. D’autre part, je ne comprenais pas du tout ce que me disait mon père avec les actions que j’avais dans sa boîte et qui me rapportaient mille francs par an. Avec du re-cul, c’était un magnifique cadeau qu’il nous faisait, notre grand-père lui ayant donné cinq mille francs par enfant pour lancer son commerce d’import-export de denrées alimentaires Le rendement de 20% l’an aurait fait baver tous les boursicoteurs du monde. Du coup, j’avais un joli pécule pour acheter Darido cinq mille francs et l’en-tretenir. Achetée trop cher pour l’époque, chez un mar-chand, un malin maquignon au beau parler. Heureuse-ment la bête était en bonne santé et gentille. Tous les bois de la région de Plan-les-Ouates seront vi-sités. Incognito, ceux de la France voisine. Quelques an-nées plus tard, en rupture de temps et d’argent, je l’ai

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vendue à un copain qui ne me la paya pas, je suis allée la récupérer en douce dans l’écurie où elle était en pen-sion, pour la cacher dans une autre.

Bien avant, à seize ans, j’avais loué un cheval chez les Cattin aux Cerlatez près de Saignelégier dans le Jura, en-core bernois à l’époque. Une région magnifique. Ils me connaissaient pour être venue en vacances chez eux quelques années auparavant. Cet été, papa avait dit : — On va faire quoi avec cette fille durant les grandes vacances ? J’avais douze ans, il fallait me fatiguer. Vite fait, bien fait, par ses relations il tomba sur cette gentille famille. Mes parents payaient ma pension et je travaillais pour me payer du cheval tous les jours. Le matin, tout le monde était loin lorsque j’ouvrais un œil, je devais m’oc-cuper de Janine qui avait deux ans. Vite le biberon et les langes, elle était chou, et départ aux champs pour les foins. Benjamin et moi, nous tirions le gros râteau. Nous ne perdions pas un brin de foin, la vie était dure. À quatre heures, arrêt goûter : outre une délicieuse tisane de til-leul au miel du Jura, je bus, parfois, du sirop blanc… c’était de la bleue – ou fée verte – très délayée cepen-dant, mais quelle avance nous avions ensuite au gros râ-teau ! Quand même avec la tête un peu bizarre… Avant le repas du soir, avec les aînés, nous partions faire un tour à cheval dans les pâturages. Je montais Flicka, une jolie jument demi-sang. Un bâlois, aussi en va-cances, nous accompagnait, lequel ne travaillait pas pour monter à cheval, ses parents payant tout. Nous le faisions terriblement souffrir. Nous nous lancions dans des galops éperdus ou nous sautions des troncs pour le

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provoquer à nous suivre. Nous étions souvent sans selle, ça s’appelle monter à cru, nous, ça allait, lui, par-fois parterre. Lorsqu’il pleuvait, Madame Cattin me prenait avec elle, nous partions à cheval pour aller rendre visite à sa fa-mille. Cuisines chaudes et accueillantes, jolis galops – elle se tenait bien à cheval –, tout pour me faire plaisir. Le soir, après avoir déchargé en vrac le foin dans la grange, il était dix heures lorsque nous mangions des crêpes aux cerises en blaguant autour de la grande table de la cuisine. Le samedi matin, il fallait baratter le beurre. Le dimanche du Marché Concours de Saignelégier, les chevaux étaient briqués tip top, certains seront attelés au char romain pour une course délirante, d’autres montés par nous pour des courses campagnardes réser-vées aux jeunes gens et aux jeunes filles – en jupes fol-kloriques –, sans selle, à fond les manettes.

À mes seize ans, Flicka devint ma copine pour une se-maine de randonnée et quinze jours de vacances à Plan-les-Ouates. De Saignelégier à Genève à cheval, c’était une longue balade. Mes parents et le propriétaire de la jument, n’étant pas craintifs, me firent confiance. Je leur dois beaucoup de m’avoir donné cette chance de vivre un rêve fou. Avec cinquante francs en poche, une rêne de rechange, une brosse et une étrille, un manteau de pluie et trois kilos d’avoine dans les sacoches, pour le reste, il sera nécessaire de tout trouver en route. J’ai étudié mon par-cours, il y a environ cent septante-cinq kilomètres. Je crus les faire en quatre jours. Il m’en fallut six. Il faisait tropical, les mouches et les taons nous attaquaient. Je

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me levais très tôt, je faisais une pause de onze à quinze heures, je repartais jusqu’au coucher du soleil. Chaque jour il fallait demander le gîte pour le cheval et moi, à midi et le soir. Je n’ai dormi qu’une fois dans un lit, on m’a piqué ma rêne cette nuit-là. Un soir, je suis remontée drôlement arrangée d’une cave voûtée de la Côte vaudoise, à Féchy, où je faisais une halte pour la nuit : je la vois toujours, on remplissait gé-néreusement nos verres au guillon du tonneau avec, pour résultat, le même effet qu’attelée au gros râteau avec le petit Benjamin. Le dernier jour, au grand trot sur le pont Butin à Ge-nève, il y avait pas mal de circulation, tout-à-coup il fal-lut y aller sans flâner. Arrivée à la maison, ce fut le triomphe des retrouvailles, mais aussi une heure à trem-per dans un bon bain chaud pour éliminer l’odeur épou-vantable que je dégageais : pas changée ni douchée du-rant une semaine en plein été, c’était à se boucher le nez. L’hiver suivant, Flicka reviendra chez nous, je l’ai ac-compagnée cette fois en train, elle fut logée dans une écurie au village, et je me suis éclatée avec ma copine Arlette à sauter des bouts de bois installés sur des caisses à pommes et à faire du ski joering. Le petit Pierre-Michel, notre souffre-douleur, suivait tant bien que mal ces méchantes nanas sans cœur, cela lui a donné le goût de vaincre, maintenant il est cadre supérieur… Il m’a pardonné et m’a fait un gros bec chou l’autre jour, des tas d’années après. Côté cœur, je trouve que je n’en avais pas trop en réalité. Cependant, j’étais capable d’amour puisque j’aimais ma chatte, Pistache, mon pre-mier gros chagrin lorsqu’elle mourut.

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Vie de famille

Rétrospectivement, elle fut superbe. Nous avons beau-coup ri et nous avions le droit de parler à table. Trois enfants à haut débit : l’aîné voulait pontifier, c’était le chef, remplaçant le père quelquefois absent, le chou-chou à sa maman ; Loïse, au milieu, se voulait supé-rieure et moi, la cadette je semais la zizanie tant que je pouvais pour revendiquer ma place. Les jeux tournaient à l’esclandre, les tranches de tartes aux fruits étaient me-surées au millimètre, nous avions de l’énergie à re-vendre. L’été, dans un immense éclat de rire, tout le monde finissait arrosé, soit au jet, soit par un pot d’eau lancé du premier étage, les parents n’étant pas en reste. Parfois, le dimanche, papa nous emmenait dans son en-treprise d’import-export pour contrôler si tout fonc-tionnait bien, congélateurs et chambres froides. À d’autres occasions nous devions aider à mettre sous pli les envois aux centaines de clients. Et c’était à qui irait le plus vite avec sa pile à diminuer. Nous étions habiles et rapides, pauvres enfants exploités par de cruels pa-rents. Néanmoins, nous avons appris à travailler, à nous magner le train et à rigoler en besognant. Ultérieurement, papa a essayé de motiver le garçon pour reprendre sa boîte. Et pourtant, moi, le business et les affaires m’auraient plu, mais pas question en tant que fille. Lorsqu’il a ouvert l’hypermarché Cash and Carry, je devais payer mes courses, pas ma sœur, qui arguait du fait qu’elle avait deux enfants. Cela m’a incitée à piquer des petits trucs au rayon, pour « compenser » …

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L’importation de denrées alimentaires de luxe, pour l’époque, signifie que nous mangions assez souvent des moules, des scampis, des steaks de sanglier hongrois ou des poulets de Bresse. L’odeur des scampis me faisait fuir pour aller calfeutrer le dessous de porte de ma chambre, afin d’éviter que l’effluve ne pénétrât en celle-ci et me fît vomir. J’ai revu mon avis sur le sujet. À une occasion où maman était partie quelques jours, papa décida de lui faire une farce, je serai sa complice. Une grande connivence nous habita, ce furent de joyeux moments. Le but du jour fut de lui brûler son vieux pantalon brun de jardinage en velours côtelé que nous détestions. Courte sur pattes, Élisabeth n’était pas sexy là-dedans. Une fois le forfait accompli, nous passâmes à l’étape numéro deux, à savoir griller le vieux frigidaire et le remplacer par un flambant neuf. Vite fait, bien fait, la vieille croûte s’enflamma, le gaz explosa, une pièce fut propulsée au loin – chez un voisin que je n’aimais pas – et, paf, brisa la vitre de son salon pour aller s’écra-ser sur le sol. Sans tuer personne, quelle chance, nous en premier. Nous n’en pouvions plus de rire comme des fous. L’hiver, derrière la Citroën, nous faisions du ski joering sur les routes de la région ou du ski tout court : des montées, encore des montées, à pied, skis sur les épaules endolories, les remonte-pentes étant bannis, ce n’était pas dans la mentalité hyper sportive des parents : « Pour faire du physique » m’assurait-on. Je détestais, et nous redescendions hors-piste dans la poudreuse – les parents devant, comme des chamois – pour moi, l’hor-reur, je tombais sans arrêt et souvent près d’un sapin, alors je glissais vers le tronc et m’écrasais de rage ravalée sous ses branches accueillantes. Malheureusement, il n’y

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eut jamais d’avalanches dans la région pour leur faire peur et les guérir du hors-piste.

J’ai fait de gros efforts pour gagner mon premier vélo : — Si tu apprends à nager cet été, tu en recevras un, m’annonça-t-on. J’ai mis la deuxième et je l’ai eu, flambant neuf, gris et rouge. Il faut dire que nous habitions à proximité du lac : de nous savoir capables de nager était une sécurité pour les parents. À midi, toute la famille se retrouvait à Port-Tunnel pour pique-niquer. Nous courrions de ro-cher en rocher sur des centaines de mètres, les mollets à blanc. Crevés, nous plongions pour nous rafraîchir. En descendant au lac, nous passions devant la maison d’une amie d’école, Gaetana. Son père était pilote d’avions. La maison était superbe, immense, j’étais toute heureuse d’y aller. Un jour, Gaetana me fit cadeau d’un petit avion super kitsch en plastic doré. Le lendemain, sa mère est venue chez nous pour le récupérer. Je dus le rendre la mort dans l’âme et j’ai beaucoup pleuré. Ce n’était pas un coup à faire à une petite fille. Elle était nulle cette bonne femme, elle n’avait rien compris, sa fille avait été généreuse. Mon amitié fut ruinée.

À Noël, branle-bas de combat : j’ai appris mon morceau de piano et mon récit, préparé mes cadeaux et fait des pronostics sur ceux que je vais recevoir. Papa va cher-cher Oncle Robi et Tante Marguerite. Nous ne les voyons que le jour de Noël. Bizarre, pourquoi pas plus souvent ? On dirait que papa voulait couper avec son passé ou bien que son passé ne collait pas au présent de maman : le commerçant et la bourge. Tante Marguerite a préparé les traditionnels cadeaux : une plaque de

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chocolat, un tube de lait condensé et un billet de dix francs chacun. Elle était trop chou. Je jouais mon De-bussy, maman jouait de l’accordéon et lisait la Bible « En ce temps-là, Joseph et Marie et blablabla », puis elle descendait le store, on allumait le sapin – qui n’a jamais cramé.

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Les vacances

L’été, je fus monitrice de colonie de vacances pour le Mouvement de la jeunesse suisse-romande. Des tas de bouts de choux à faire courir par les bois, en Suisse aux Diablerets ou, une fois en Bretagne au bord de la mer, avec des handicapés IMC – pleins de joie de vivre au demeurant, d’ailleurs ils firent des progrès im-pressionnants en un mois. Obligés de suivre mon rythme, il leur fallut du ressort pour m’accompagner. Les plus valides poussaient les plus handicapés sur des charrettes. Nous visitions le port d’Étel et, bien sûr, lors de mon jour de congé, je suis tombée amoureuse d’un jeune marin, Jean-Luc, le fils du patron d’un chalutier magnifique, le Roule-ta-Bosse ; toutefois les couchettes ne furent pas très confortables pour la drague, un peu trop étroites… je lui ai tout de même donné ma cheva-lière en or en souvenir de nos transports platoniques. Nous ne nous sommes jamais revus. Durant les vacances de mes dix-huit ans, une grande entreprise s’échafauda : aller rejoindre Laurent à Londres où il travaillait comme designer et partir en Écosse. Il était graphiste, diplômé « excellent » des Arts décoratifs, après un échec retentissant dans une école de commerce suivie six mois pour faire plaisir à papa avec, à la clé, une moyenne honteuse de deux et demi sur six. Départ avec Jean-Pierre – mon copain attitré – et Anne, la dulcinée de mon frère. Un soir, au milieu de nulle part, dans la campagne anglaise, le temps était très

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britannique, pluvieux et frais, la tente de camping fut montée entre deux averses dans un champ squatté pour l’occasion. Laurent et Jean-Pierre, affairés dans la tente à monter les arceaux, me crièrent : — Hé ! Isabelle, peux-tu venir avec la VW devant la tente et laisser les phares allumés, nous n’y voyons plus rien. Pas de problème, j’avais le permis provisoire, Jean-Pierre était mon prof, je savais accélérer et freiner. Je suis arrivée devant la tente et, au lieu de freiner, j’ai mis la gomme et passé sur notre futur abri – Dieu soit loué, les mecs, très inspirés et protégés par leurs anges gar-diens respectifs, étaient sortis une seconde avant –, je me suis retrouvée plantée dans le tas de bois qui jouxtait notre habitation de toile. Mince alors. Positif : ils furent sains et saufs. Négatif : il pleuvait, la tente était déchirée et prenait l’eau, la voiture avait le coffre – à l’avant chez la VW coccinelle – défoncé et la poignée tiendra avec une ficelle. Suite des vacances en Écosse : les femmes firent de la couture tous les matins pendant que les hommes retapaient la carrosserie. Cependant, l’am-biance ne fut pas gâchée pour autant et les paysages roux de bruyères parsemées de moutons blancs, les bords de mer sauvages aux rochers rouges et aux im-pressionnants sables mouvants, nous ravirent. Par chance Nessie, le dragon du lac du Loch Ness ne sortit pas de l’eau pour nous attaquer. Laurent habita également Milan pour son travail. Je le rejoignis quelques jours. Il me fit découvrir les musées et les aimer, il m’expliqua les peintures, leur équilibre, leur beauté. Le soir, les petits bistrots milanais aux murs de catelles blanches nous recevaient pour une orgie de pâtes comme jamais dans ma vie. Une révélation.

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Études et mariage

Plongée dans les arts dès le premier biberon, l’hérédité était lourde : Laurent et Loïse ont fait les Arts décora-tifs, le parrain de Loïse était prof aux Beaux-Arts, oncle Robert était peintre, maman faisait de la photo comme une pro, papa n’était pas en reste en dessin, on peut comprendre l’imprégnation du disque dur et, suite à une orientation professionnelle, j’avais été déclarée capable de faire les Beaux-Arts ; cependant, vu mon quotient intellectuel et pour ne pas charger outre mesure le côté artistique de la famille, je fus poussée dans les études. Mais avec une maturité en poche, on ne travaille pas encore, j’ai commencé l’Université à la faculté de psy-chologie. Quel sujet tentant, afin d’y voir clair dans le comportement des humains. Pourtant, les gens qui fré-quentaient la fac me semblèrent un peu ravagés. Ils étaient là pour régler des problèmes avec eux-mêmes. J’ai renoncé après avoir réussi la première propédeu-tique, pour bifurquer sec en Lettres. Mais, pour les Lettres il fallait le latin, le même que j’avais abandonné, thèmes et versions des guerres et des lois romaines en vue. Qu’à cela ne tienne, je me suis tapé les cours du soir de la maturité fédérale et j’ai rattrapé mes quatre ans de la-tin en deux ans tout en conduisant mon taxi, mon oc-cupation alimentaire. À l’Université, j’ai choisi le français en branche princi-pale, celle que l’on traîne quatre ans ; l’italien en trois quarts de licence, le prof étant sympa et cool et je n’avais

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pas trop de temps pour étudier, toujours prise par les chevaux ; en demi-licence, la philosophie de la psycho-logie : Freud, Yung et Adler, encore des réminiscences de tendances psys en moi ; en quart de licence, la lin-guistique, pas inutile pour mieux comprendre notre langue. L’Uni : RAS (rien à signaler). Période : « On est là parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre ». « Tant va la cruche à l’école qu’à la fin elle se case » disait le fameux prof d’allemand dans un esprit guère féministe. Est-ce pour le narguer que sa fille devint une très connue politi-cienne nationale et qu’elle écrivit un livre révélateur sur la condition féminine ? De cette période d’étude, je ne conserve aucun souvenir saillant si ce n’est le célèbre professeur de psychologie Jean Piaget qui interrompit son cours, dans une aula bondée, pour nous annoncer : — J’ai oublié une casserole sur le feu chez moi, qui peut m’y conduire ? Il était à vélo ! Je l’ai véhiculé avec ma deuche jusqu’à Pin-chat où je découvris une maison totalement bordélique, il souffrait du syndrome de désordre compulsif obses-sionnel (DCO), mais il était très sympathique et simple. Je fis des expériences de psychologie pour lui dans les écoles, sur la cognition et le développement de la prise de conscience de l’espace chez l’enfant.

En intermède, je fus convoquée par mon neveu Hervé, fan de vol en aile delta, pour faire un baptême de l’air. J’aimais mieux le bon plancher des vaches, mais pour lui faire plaisir, j’ai accepté. Ce fut un vol en bi, avec un moniteur bien de sa per-sonne. Je devais le tenir avec ma main gauche sur son

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épaule gauche et ma main droite sur sa taille à droite, nous étions côte à côte, harnachés en ordre par des courroies, nos destins étaient amarrés. Il me dit que ma vie dépendait de la vitesse à laquelle j’allais courir pour prendre de l’élan sur le plancher de démarrage, face au vide. Mais il fallait d’abord faire un essai sur le pâturage. Il lança : — On y va ! Comme je devais sauver ma vie, je l’ai arraché. — Hem, pas si fort quand même, me suggéra-il. Après un départ impressionnant, suivra un immense moment de planer au-dessus du Salève car, la bise ayant forci, ce sera la dernière descente de la journée ; le mo-niteur en profita pour prolonger. L’atterrissage eut lieu sans problème, en courant. Hervé fut ravi, sa tante ne lui ayant pas fait honte. J’ai aimé.

Le week-end, départ à Arcine en Haute-Savoie, une vieille ferme nous attendait : nous y vivions à plusieurs copains, dont Jean-Pierre, le mien. La première fois que j’avais vu ce jeune homme, il venait à la maison pour organiser une rencontre entre deux groupes d’étude bi-blique dont nous étions respectivement responsables. Remarque à ma mère lorsqu’il est parti : — En tous les cas, celui-là, ce ne sera jamais un bon-ami. Trois ans après j’étais mariée avec lui. À vingt-et-un ans, j’avais eu peur de rester en rade. Il a étudié l’horticul-ture, puis il a désiré se lancer en médecine ; fort en chi-mie et en physique cela lui donna l’impulsion pour rac-corder une maturité fédérale. Qu’il réussit. Mais la fac de médecine ne l’a pas beaucoup vu.

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Pour payer nos études nous faisions le taxi à Genève le mercredi soir et tout le dimanche, en trichant sur les heures – les tachygraphes n’existant pas encore – pour en rouler douze au lieu des dix autorisées et faire un max de blé. J’ai aussi passé le permis poids lourds en vue de transporter des chevaux de concours. Moins fa-cile à la pratique que le permis taxi, il y avait la méca-nique en plus. Pour faire du chiffre avec mon taxi, je roulais à fond la caisse tout le jour, les radars étant rares, je ne m’arrêtais pas pour manger et les trains, remplis de suisses-alle-mands venant au Salon de l’auto, étaient épongés en deux ou trois aller-retours, je leur imposais le covoitu-rage avant l’heure en remplissant ma voiture, ils se cramponnaient, mais ils étaient de bonne humeur et larges avec les pourboires. Une autre fois, en huit minutes, j’ai traversé la ville, de Meyrin jusqu’à la maternité, pour déposer une dame qui commençait à accoucher sur la banquette arrière, j’ima-ginais déjà les nettoyages pour ma pomme. J’ai cravaché ma Renault 16 comme jamais. J’ai quand même eu deux accidents en cinq ans : vingt mètres de traces de freinage à la rue Jean-Jaquet et paf dans une voiture et un décollage de station un peu trop sec à Malagnou qui me propulsa de gauche à droite de la rue, total trois voitures accidentées en comptant la mienne. L’agence devait avoir une bonne assurance car je n’ai pas souvenir d’avoir été traumatisée par l’évène-ment. Et le jour où, à huit heures du matin, j’ai pris un améri-cain pour le Palace de Montreux, ce fut une belle jour-née de taxi privé. Il était écrivain et partait en repérage pour des lieux qu’il voulait intégrer dans son livre. Je lui

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ai suggéré de s’arrêter dans des endroits typiques pour boire un pot, nous sommes revenus l’après-midi par la côte française et le casino d’Évian nous reçut pour une petite heure de jeu. Il me donna cent francs, afin de l’ac-compagner. Nous n’avons rien gagné.

Toujours sur mes conseils – j’avais quand même un sa-cré culot – je lui ai soufflé que le restaurant du Parc de la Grange à Genève était très bien coté. Après le Palace de Montreux à midi, il fallait un excellent restaurant le soir pour rester dans la ligne, et moi, avec ma petite robe sage, décolletée, je ne faisais pas trop tache en rafraî-chissant mon anglais avec grâce. Fin de soirée sur les pierres au bord du lac à rigoler. Je n’ose pas avouer qu’il y avait des centaines de francs au compteur avant mi-nuit. Payés ric rac, je n’étais pas en vacances, moi.

Le dimanche matin, comme souvent, nous héritions des ivrognes de la veille, je me rappelle un certain Robert : « Robèèèèrt », comme il m’annonça en s’asseyant dare-dare à côté de moi. Lequel ne voulut plus quitter mon véhicule. Ne perdant pas le nord, j’ai ouvert la porte de son côté, me suis rassise à ma place en me tournant vers lui et je lui ai fichu mes deux pieds dans le postérieur pour le shooter sur le trottoir et filer sans fermer la porte tout de suite.

Le métier était pimenté et vivant, je n’ai jamais eu peur, je ne fus jamais attaquée ou menacée. Dans le milieu du taxi, qui bouillonne fréquemment depuis qu’il existe, j’ai pris connaissance de l’existence des syndicats et des ou-vriers durant des soirées passées à palabrer sur nos droits : les taxis privés des hôtels nous enquiquinaient déjà à chasser sur notre territoire.

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Ce n’était pas tous les jours comme ça, il y eut également les interminables heures d’attente en station à ap-prendre mon latin, l’examen se rapprochant. Sur ces douze heures, j’en perdis de temps en temps une avec le chef du personnel de mon agence qui me dra-guait comme un perdu et me cherchait dans la ville sur toutes les stations, je n’y voyais que du feu, ma mère m’ayant mis dans le crâne que « tout le monde il est bon, tout le monde il est gentil ». Et je croyais naïvement qu’il recherchait ma présence pour me parler musique clas-sique en avalant un thé dans un motel de la région, jusqu’au jour où il me sauta dessus comme un malade pour m’embrasser. Pouah. Je partis en courant, terrori-sée. N’empêche que mon mari et moi, nous gagnions un sa-ladier dans le taxi : nous avions une voiture, un cheval, nous payions nos écolages à l’Uni et, le week-end, nous restaurions la ruine d’Arcine – achetée avec les sous de ma mère – en compagnie des copains. Nous lui rem-bourserons la totalité en quelques années.

La vie des Golden Years était magnifique, tout était pos-sible, accessible. Nous avions de vieilles voitures, appe-lées caisses, que nous réparions dans le garage de ma mère ; lorsque nous avions une longue course en vue, nous piquions les vis platinées de sa nouvelle Citroën 2 CV, histoire d’améliorer le rendement de la nôtre, jusqu’au jour où j’ai carrément fraisé sa voiture toute neuve, tout le côté gauche, dans un virage mal négocié en allant à Arcine. Pas de souvenirs d’avoir été grondée. Chouette la mère. Peu avant, notre vestige de deuche grise, qui ne démarrait qu’à la manivelle et dont la rouille rongeait les flancs,

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parquée sur les lignes jaunes réservées à la police, un jour où j’allais payer une contredanse, fut mise en four-rière par leurs soins, puis à la casse, pour des questions de « sécurité ». La ruine d’Arcine devint habitable, nous décidâmes d’y vivre, nous y avions déjà pris une avance sur le mariage – « avant les cloches » aurait dit grand-mère Ellen – par un beau soir de clair de lune, dans le dortoir commu-nautaire fort heureusement déserté par les copains. Mariage rigolo, pas de bébés en vue, grâce à la bonne vieille méthode Ogino. Nous vivions beaucoup avec les copains, trois couples fidèles avec lesquels nous philo-sophions et refaisions longuement le monde la nuit en nous abreuvant de café turc pour rester éveillés ; nous cuisions le pain à tour de rôle pour le livrer aux trois autres abonnés. Au régime culinaire nous trouvions du riz complet au thon et des pâtes à la sauce tomate. Sa-vions-nous faire autre chose ? Je ne pense pas. Des frites apparurent dès que Philippe nous eut acheté une friteuse électrique, là, il avait fait fort. Le couple fut paisible, pas de guerres, pas de souvenirs de prises de gueule, des études et un nouveau cheval, la jument Elga, qui aura de gros problèmes au poulinage. Le poulain sortait le cou renversé en arrière, le véto n’ar-riva pas à lui repositionner la tête sur les jambes avant. Il mourra, fracassé par la mère qui poussait. Atroce. La jument fut sauvée, elle put encore être attelée et redeve-nir poulinière chez un autre éleveur. Tous les chevaux qui me passaient sous les yeux étaient pour moi. Je montais tous ceux que l’on me proposait, les cinglés qu’il fallait remettre à l’ordre, les intouchables des sabots qu’il fallait apprivoiser, les nerveux qu’il fal-lait fatiguer, moi avec, je ne demandais pas mon reste le

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soir, c’est sûr. Je dépannais à gauche et à droite et je traînais dans toutes les écuries de la région. Pour me « reposer », le samedi, je passais à la gymnas-tique artistique – les tout débuts de ce sport à Genève –, le prof était bénévole, il désirait lancer une équipe. Avec Mireille, nous roulions, sautions, sautdepérillions, faisions la roue et les flic-flacs ; la poutre n’avait plus de secret pour nous, ni les barres asymétriques, les abdos mis à rude épreuve. Ma discipline préférée : les exer-cices libres au sol. À midi, en sortant des cours à l’Uni, je filais prendre des cours de danse classique chez Bea-triz Consuelo pour améliorer le look des exercices au sol. Nous allâmes aux finales romandes à Lausanne. Ré-sultat oublié.

Entraîné par son copain Jean-Jacques, mon courageux mari fit de l’objection de conscience au service militaire obligatoire. Il fut jugé à Sion et fit de la prison, le service civil n’existant pas encore sous sa forme actuelle. J’ai assisté au jugement. Question du colonel, assis très raide – sous une croix portant un Jésus souffrant – et cherchant à intimider le soldat P. : — Et s’il y avait une guerre et que votre femme se fît attaquer ? La réponse fusa sans attendre, elle me fit chaud au cœur… — Elle est assez forte pour se défendre toute seule ! Résultat du jugement : le canonnier P. a été condamné pour cause d’« humanisme » à six mois de prison – le maximum –, ses arguments n’étant pas piochés dans la Bible à l’instar de ceux de ses collègues objecteurs, mais seulement issus d’une réflexion profonde concernant la

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paix dans le monde assortie d’une idée dérangeante : « On pourrait utiliser la technologie de l’industrie mili-taire suisse pour fabriquer des charrues et des pompes pour l’Afrique ». Ce colossal altruisme ne fut pas appré-cié à sa juste valeur par ces autorités quelque peu bor-nées et le canonnier fut écroué en ordre dans les mois qui suivirent.

Toutefois, après cinq ans de bons et loyaux services, exécutés tant bien que mal, nous fûmes d’accord que le bail était échu entre nous. Malgré le côté léger et rigolo de notre vie en commun, l’envie de vivre autre chose nous tenaillait. Satisfaite ou remboursée, non, satisfaite ou je remplace, c’était mon credo en amour. Ça ne m’a jamais fait un pli de tromper un ami ou mon mari dès la seconde où je n’étais plus heureuse avec lui, je me sen-tais absolument libre comme l’air. Je ne restais fidèle que tant que le pacte d’amour était recevable, cela ne me posait aucune difficulté morale de le briser pour cher-cher ailleurs ce dont je rêvais. Il faut avouer qu’une Prin-cesse, abreuvée de lectures édifiantes lors de ses études de Lettres – mon sujet de mémoire étant « L’amour pas-sion dans la littérature française » –, sommeillait en moi et qu’elle rêvait inlassablement d’un Prince charmant faisant irruption dans sa vie pour l’agrémenter de ro-mantisme et d’amour inaltérable. Ce que l’on peut défi-nir comme un atavisme maternel endémique.

Et puis mon mari n’aimait pas les régimes que je lui im-posais pour le rendre svelte afin de répondre à mes at-tentes esthétiques. Actuellement, encore traumatisé par le régime au gel de froment, il articule dans un soupir :

— Un mois à manger la papette : matin, midi et soir.

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Quand même, avec une tombée de sirop d’érable, mais juste le soir. Résultat garanti, on fond. À la séance de conciliation, le copain avocat qui nous divorçait à l’amiable – le fils du pasteur avec lequel j’avais bouté le feu au bûcher de son père –, nous gron-dait et nous ordonnait de nous faire la gueule et d’avoir l’air remontés l’un contre l’autre. Nous rigolions trop fort ! En sortant du Tribunal, nous avons mangé en-semble en papotant gaiement. Le jugement du divorce eut lieu, par hasard, durant la détention du canonnier P., lequel fut escorté, menotté comme un dangereux malfaiteur, de la prison de Saint-Antoine au Tribunal du Bourg-de-Four. Extraits du jugement de notre divorce : « Ce jour, le Tribunal rend le jugement suivant : vu la demande en divorce formée par Dame P., la comparu-tion personnelle des parties, leurs exposés et conclu-sions. En fait : attendu que les époux P.-M., de nationalité suisse, n’ont pas eu d’enfants ; attendu qu’il résulte de l’exposé des parties, que le Tribunal n’a pas de raison de mettre en doute, que les époux ne s’entendent plus de-puis plusieurs années en raison de leurs goûts et con-ceptions de vie opposés ; que Dame P. est active, spor-tive, aime sortir et voir des amis, alors que Sieur P. est plutôt casanier et intellectuel ; que Dame P. n’a aucun penchant pour le travail ménager (Oui ! C’est vrai, noir sur blanc !) et, depuis une année et demie, ne prépare plus les repas de son mari… etc. » Jean-Pierre me rappelle encore souvent : — J’ai eu une épouse sportive, qui aimait la natation, elle était mouillée à l’année, diluée… Coup de téléphone de mon ex, une nuit, à deux heures :

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— Tu sauras que tu es la marraine de mon fils Olivier, comme ça il aura un bon prof d’équitation plus tard. Père heureux, assurément déjà un peu éméché pour fê-ter l’évènement. Puis, plus de nouvelles. À huit ans, nouveau téléphone : — Je t’amène Olivier pour les vacances, apprends-lui à monter à cheval. Ce fut un passage merveilleux dans une époque de tran-sition et de solitude. Olivier était le jour à cheval avec les stagiaires, le soir, nous bavardions. Il a découvert la nourriture sans viande, sans dépérir et sans avoir faim. Jean-Pierre, son père, est resté Jean-Pierre, du brut de décoffrage sans fioritures, avec un cœur gros comme une montagne. Très cultivé, il est vite chaud dans ses propos après l’apéro.

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JFK

Épisode Kennedy : depuis mon fauteuil sur lequel je me recroquevillais avec mes bouquins pour les trois-quarts de licence en Lettres, j’ai remarqué dans le champ, sous mes fenêtres, un bel homme, le sosie de JFK, de trente-cinq ans environ, qui faisait les foins dans la campagne de ma mère. Je suis immédiatement tombée amoureuse, mais n’en ai rien dit et, par hasard, nos chemins allaient se croiser. Il mit sa jument Thuila en pension chez nous. Nous avions de la place, des écuries ayant été créées dans la grande maison de jardinier. Le deal fut excel-lent : le paysan de la campagne familiale fournissait la paille et l’avoine, moi le foin et je faisais les boxes. Il montait rarement sa jument, moi si, je m’en occupais, elle avait du tempérament, elle me plaisait. Et, de fil en aiguille, la jument se trouva portante et mit bas une jolie pouliche. Nous sommes devenus copains, il mangeait à la maison, il était divorcé, il paraît que c’était parce que sa femme ne pouvait pas avoir de bé-bés. Je me suis retrouvée également divorcée – mais pas à cause de lui – à faire du ski avec ce monsieur qui me plaisait décidément beaucoup et, un beau jour, j’ai changé de paddock pour la nuit. Il m’adorait, je l’ado-rais, il était radical bon teint, pas pratiquant, il avait le verbe haut et une grande mordache. Ce fut la passion foudroyante. Bon, là, il faut accrocher sa ceinture, ça va barder et je raccourcis. Moi, quand j’aime, j’embarque totalement.

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J’ai abandonné les Lettres à six mois de la Licence – par amour… – et j’ai rejoint l’École d’agriculture de Marce-lin sur Morges pour la deuxième année – j’avais obtenu une équivalence pour la première –, j’avais reçu les clas-seurs de la première année que j’ai potassés comme une perdue tout l’été ; j’aurai les mêmes chances, m’assura-t-on, que les élèves qui avaient fait le premier semestre d’hiver. J’ai plongé dans l’agriculture avec passion. Me revoilà sur les bancs d’école avec de jeunes paysans, de neuf ans mes cadets. Seule fille de l’école avec Ar-lette, qui, par la suite, deviendra tondeuse de moutons. Suivra un hiver d’étude acharné. Et de là à comprendre les mystères de l’agriculture, il n’y avait qu’un pas que je franchis allègrement. Le cours de droit rural éveilla ma fibre féministe, j’ap-pris avec stupéfaction que les femmes n’avaient aucun droit, d’ailleurs ce ne fut qu’à cette époque qu’elles re-çurent le droit de vote. Je montais aux créneaux à chaque cours, en suffragette non contrôlée que j’étais, le prof me craignait, je le dérangeais. Pour lui, c’était clair : les femmes sont aux fourneaux et pas ailleurs, leurs droits financiers sont limités, leur marge de ma-nœuvre nulle. Je m’insurgeais et je faisais des esclandres, le prof était énervé, j’en rajoutais, mes joutes oratoires de défense des droits humains passionnaient les copains qui assistaient au massacre, médusés. Il paraît que c’était très drôle. Le cours de biologie me fit connaître un prof merveil-leux, Pierre, nous sommes devenus amis et je fus invitée chez lui et son épouse. De retour d’un voyage au Ca-nada, je leur ai parlé des possibilités de la vie agricole là-bas, car ils avaient l’intention d’y émigrer. Ils partiront. Je les reverrai plusieurs fois dans leur immense ferme.

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Mais la poisse les poursuivit : fièvre aphteuse, troupeau anéanti, inondation et récoltes perdues la première an-née, incendie la suivante et, pour finir, après avoir changé son fusil d’épaule et être devenu conseiller en assurances pour agriculteurs, Pierre perdra la vie dans un accident de voiture. Il s’était endormi au volant en revenant du chœur où il chantait et avait dévalé un talus. Il était le même modèle que moi en homme, nous étions sur la même longueur d’ondes. Il le sentait aussi bien que moi et nos adieux, une fois, furent assez éloquents pour en donner la preuve. Tout cela est resté secret dé-fense.

La nuit, je dormais dans une chambre mansardée, à côté des cuisinières, la copine Arlette aussi. À l’étage du des-sous, c’était la java, les copains buvaient des verres et faisaient la fondue à deux heures du matin. Le lundi, j’arrivais à l’École de Marcelin avec ma voiture de sport, une Triumph rouge, je faisais tout mon effet, les co-pains n’étant pas tous en âge de conduire. Le week-end, je refaisais le monde de l’agriculture chez mon patron et ami et peut-être que ça l’agaçait un peu. Au printemps, je sortis première avec une moyenne canon de 9.56 sur 10. Comme j’avais appris par les cuisinières que j’avais la meilleure moyenne et que j’étais première, j’ai passé la nuit avec certains copains dans les bistrots de Morges à boire plus que nécessaire. Le lendemain, j’avais la gueule de bois, je me suis passé la tête sous l’eau froide et je me suis présentée dans le bureau du directeur qui voulait me voir. Il me signala que je ne serais pas appelée aux promotions car je n’avais pas fait le Certificat fédéral de capacité (CFC) d’agriculture sur deux ans. Pourtant il

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m’avait promis que je partais sur le même pied que les autres élèves. J’ai éclaté en sanglots : tout ce travail pour rien ! On me rassura, mon diplôme était valable, je l’au-rais quand même.

Lors de la cérémonie, mes résultats furent annoncés, mais on ne m’appela pas, j’avais la rage au ventre, ma-man, présente, n’y comprenait rien, les journalistes me talonnaient en me demandant pourquoi on ne m’avait pas nommée, alors que j’avais reçu plusieurs prix, dont celui du meilleur travail de diplôme (sujet : passage d’une ferme traditionnelle avec bétail à une pension pour chevaux), avec la meilleure moyenne de surcroît. Ça serait maintenant, j’ameuterais la presse, je crierais au scandale. Mais ce fut comme si mes éclats aux cours de droit n’avaient servi à rien, ma soumission de femme était encore intacte. Je n’ai pas osé bouger. Le directeur avait subi, ai-je appris plus tard par de bienveillantes langues, la pression de certains de mes collègues de classe, jaloux, qui menaçaient de lui foutre en l’air ses promotions si j’étais appelée.

Ainsi je me suis retrouvée sur les tracteurs de JFK, sur mon tracteur en fait, car ayant appris que ma mère nous avait fait un don – une sorte d’avance sur héritage – il m’avait suggéré d’acheter un magnifique Deutz flam-bant neuf, une charrue moderne facile à tourner et d’in-vestir dans des boxes pour chevaux. Pas de problème, je l’ai laissé se servir sur mon compte à la banque Raiffeisen du coin et sans papier de reconnaissance de dette, quand on aime, on aime. En le quittant, quelques années plus tard – en me faisant remercier plutôt –, j’ou-blierai cet évènement que mon père, fort heureusement, lui rappellera.

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Extraits de mon journal agricole :

8 août : pressé de la paille à la Sapinière. Presse au 4ème trou de droite de la barre. 13 août : semis de dérobé chez Demont après blé Zénith : mélange maïs, colza et orge. 14 août : labour au Ch. de la Blonde après le blé, profondeur 21 à 25 cm. Pour de l’orge (manette du contrôle automatique de pro-fondeur sur Z en haut). Le 3ème point dans la 5ème coche (4 intervalles visibles). Resserrer les boulons des rasettes de temps en temps. 15 août : passé le rouleau au Ch. de la Blonde, plus la herse. Attaché au crochet du haut. Avec l’ancien tracteur. 16 août : roulé le champ de blé chez Sumi (rouleau plus herse). 17 août : partie en concours hippique, classée 3ème. 19 août : passé la herse à disques chez Stalder, après le blé Coli-bri, pour un dérobé. Un sac et demi pour 1 ha. Avec l’ancien tracteur. 20 août : épandu 3 sacs de complet sur le parc où j’ai fauché les refus. Avec le Deutz. 21 août : labour de l’avoine chez Demont pour du blé. Profondeur 22 cm. 22 août : ensilage du maïs plante entière, coupe exacte, derrière la maison. Avec le tracteur de Tinet, son nouveau Deutz. Machine à un rang, gaz à fond. Attention, en roulant bien entre les lignes. Prise de force pas au même endroit qu’à mon tracteur. … 9 octobre : vêlage de Pernette (3 jours de retard). 1ère poche à 19h30, 2ème à 20h45, vêlage à 21h30, un gros mâle. Il avait la tête en arrière, le patron a dû la tirer en avant, j’ai pu contrôler que la tête était bien sur les deux pattes avant, puis nous avons aidé avec la vêleuse. On a mis du sel sur la langue du veau pour

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le réveiller et on lui a balancé un seau d’eau froide. La vache a bu son litre de rouge, pas nous.

En attendant, j’adorais la campagne, mais c’était phy-sique et j’en bavais du matin jusqu’au soir. Le patron a essayé de me neutraliser en cuisine et aux lessives, il a congédié sa femme de ménage, une énergique portu-gaise dont le mari venait donner des coups de main. Le samedi, José se tapait tous les boxes – on en était à douze chevaux – en couche profonde, c’est-à-dire que, la semaine, on ne faisait que de tourner les crottins dans les bords.

La lessive, parlons-en : le patron était grand et fort, tous ses pulls chics en cachemire ont rétréci dramatiquement de XXL à la taille small suite à mon intervention inap-propriée due à mes lacunes sur le sujet passionnant des programmes de lavage dont je n’avais pas la première idée, lavant tout à 60° ou laissant encore assez souvent ma lessive chez maman. Très drôle, pas sur le moment. Il a craqué et continué lui-même sa lessive.

Il a aussi essayé de me mettre au poulailler et au clapier avec le grand-père, sans trop de succès. Ce que j’aimais c’était soigner les chevaux et aller avec les machines. Comble de malchance, il était un peu macho et sensible sur le plan de l’image personnelle, alors il venait me remplacer un moment sur le tracteur – alors que j’y étais si bien, dans les magnifiques bocages entourés de chênes de la campagne de Vandœuvres – pour que j’aille vite faire les courses.

La magie du sillon m’hypnotise La douce terre verse sans peine Sous l’effet tenace de la machine

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Qui sue son huile et renifle ses gaz L’air brume, la terre fume Les chênes vigoureux se laissent envelopper Par de puissants crochets de lierre Toute la nature semble participer À cette inexorable avance Du bateau de fer sur une mer de terre.

En cuisine, les repas étaient simples, je n’avais pas fait de progrès depuis mon divorce. S’il voulait de la viande, il la cuisinait et j’en mangeais encore volontiers. Et, tous les jours au jardin, il y avait beaucoup de légumes – soi-gnés par le grand-père – qui me tendaient leurs feuilles. L’avantage de ne rien connaître à la cuisine est qu’on ne sait pas qu’il faut mettre beaucoup de beurre et de crème partout pour que ce soit bon, la ligne y gagne en sveltesse. La vie était belle, j’ai passé ma licence de saut avec Thuila. Ha ! La rêne extérieure et ses secrets, il faut ca-drer, pas de parcours sans elle sinon les refus pleuvent. Les cours de la Société de cavalerie – anciennement ré-servée aux seuls dragons – étaient là pour nous le rap-peler. Une sacrée équipe y participait où boire des verres était aussi important que monter à cheval. Une heure de cours, puis, tous les vans parqués dans la cour de la ferme, les chevaux sous leurs couvertures, le filet à foin bien rempli, et nous, dans la grande cuisine, nous nous retrouvions pour un repas canadien qui durait fort tard dans la nuit.

Dans la foulée de mon CFC d’agriculture, me voilà ca-tapultée, après une brève fréquentation du groupe, à la présidence de l’Association locale genevoise du centre

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d’études techniques agricoles (AGCETA) qui regrou-pait sept communes de la région. C’était passionnant, nous nous réunissions pour mettre en commun nos connaissances, nos soucis et nos espoirs. Nous devions étudier l’efficacité des nouvelles machines ou nous fai-sions le contrôle des cultures en allant dans les champs. L’agriculture était en plein boum, archi soutenue par la Confédération, le plan Wahlen (recherche de la souve-raineté alimentaire de la Suisse) en était le but, les belles années étaient devant nous. Les folles soirées aussi qui se terminèrent, une fois, en concours de saut roulé par-dessus des bottes de foin dans une grange de Puplinge. Les gars en slip pour ne pas salir leurs habits et moi au calcul des points, bien habillée, pour finir, à quatre heures du matin, dans la grande cuisine des B. en rigo-lant autour d’un café. Et l’épouse qui « dormait » à l’étage ? Je n’y pensais pas une seconde. Nous étions fous de vivre.

Les concours hippiques devinrent mon plat du di-manche, on chargeait, on concourait, on rechargeait et on revenait. Ça allait plutôt bien : la jument me fit de gentils et suivis résultats. Mais, quand même, une fois, un fossé fraîchement repeint et puant le carbolineum, pro-voqua un arrêt brusque de Thuila. Saut périlleux et arri-vée sur le bord dur de l’obstacle, constat : fracture du coccyx. Six semaines d’arrêt. Que faire ?

J’ai sauté dans un avion et je suis allée me réparer au Canada chez Laurent et Anne. Je ne devais pas porter plus de dix kilos. En restant à la ferme, je n’aurais jamais pu respecter cette obligation. Ce fut un cas de force ma-jeure – qui m’arrangea bien.

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Je découvris l’été indien, la piscine, les randonnées au bord des lacs, les érables en feu et Bruno le beau voisin qui devint rapidement un grand ami. Et son copain Ber-trand. Nous faisions un sacré trio et la famille ne me vit plus guère. Le coccyx allait mieux. Je n’eus aucun scru-pule à tromper JFK du moment qu’il m’avait fait traver-ser des moments de tristesse incroyable et que le pro-cessus de séparation était enclenché dans mon cœur. Je suis rentrée au bercail pour reprendre le collier, la tête pleine de romantisme, le cœur plein de souvenirs, j’ai couvert des pages de poèmes nostalgiques. Quand on voit ça avec du recul, on peut s’interroger. Mais comment faire autrement que de traverser sa vie, telle qu’elle se présente à nous ?

Et pourtant la brume continue Son ascension vers la cime des chênes Comme mon âme vers quelque chose Qu’elle n’atteint jamais Et, désolée, je me confronte à la réalité Je pense trop, je réfléchis trop Je n’ose plus être ce que je suis Une attente en moi qui ne mûrit pas Qui ne veut pas mûrir Et j’en meurs de ne pas savoir Ce pourquoi je suis là.

Il faut bien découvrir sa vie au fil des évènements, la créer et la tisser, la comprendre parfois, la subir aussi, avec passion et sentiment. On est HP ou on ne l’est pas. HP ? Haut potentiel de réactivité, haut potentiel d’émo-tivité, haut potentiel de captation, le cerveau droit do-mine. C’est tuant, c’est violent – écorchée vive, dira-t-

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on –, c’est passionnant également, la prise directe sur le monde, mais c’est risqué, on est à nu, il faut apprendre à faire face. Toute la vie à affronter, à donner le change, alors qu’à l’intérieur le désarroi et la panique affleurent. Braver les regards scrutateurs des gens « normaux » pour paraître à l’aise dans le troupeau. Et, souvent, « la bête » rongeait, elle remontait du ventre dans le cou. La bête qui me disait « Tue-toi » quand c’était trop dur. Des crises de désespoir profond m’assaillaient où les gémis-sements de panique qui me secouaient pleuraient toute la souffrance de toutes les femmes. Des nuits où tout éclatait, des jours où la musique poussée à fond me transperçait, j’étais elle, elle m’explosait la tête et le cœur, j’avais envie de pleurer et d’aimer tout le monde.

De fil en aiguille, l’ambiance se dégrada, je n’étais pas la boniche soumise dont rêvait ce monsieur, les assiettes avaient de la peine à rester sagement empilées sur les étagères et un peu de casse soulagea mes nerfs. Dans mes rages, essentiellement de réactions féministes, ma vue ne se troublait pas au point de négliger l’intérêt de m’emparer de ses assiettes Villeroy & Boch à lui plutôt que de mes Wedgwood qui avaient cent ans.

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Vie à la campagne

Sept heures trente : en piste pour charger les trois boilles à lait de quarante kilos dans le coffre de ma Triumph – l’avantage de cette voiture de sport est qu’elle est basse, c’est facile à charger – et foncer au village voisin pour rattraper le camion du lait qui est sur le retour, le patron s’étant levé trop tard pour en profiter à son passage de-vant la ferme ; laver les machines à traire ; soigner les chevaux et les étriller ; faire les boxes ; retourner les lourdes brouettes en bois du fumier des vaches sur le tas, l’angoisse, je n’ai plus de bras. Au programme : ba-layages divers, ordre acharné – c’était un peu le foutoir quand j’ai débarqué, il y en avait tout le tour de la ferme, du bout de bois inutilisé depuis quatre générations au bout de fer sans origine précise ; sauter sur le tracteur ; faire les courses ; faire les repas – casse-tête qui me ré-veillait la nuit, il y avait un apprenti qu’il fallait nourrir correctement ; récolter les légumes pour faire des con-serves ; monter à cheval si j’avais le temps ; courir tout le jour et tomber crevée sur mon lit à vingt-deux heures. Le jour de congé, c’était le dimanche et je partais en concours.

Tout est doux et tranquille Du haut de la colline Mon regard se perd, je rêve La brume des ruisseaux Lèche avec soin les prés voisins Une cadence qui endort, Celle du pas de mon cheval,

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Me berce, je rêve Un rai violent de lumière Attaque un pan de montagne Privilège d’un instant Ensoleillé, plus qu’un autre, Ce champ rayonne sa joie Là-bas sur la Savoie dorée

Une page triste s’est tournée, je n'arrive pas à avoir de bons souvenirs de ce monsieur qui a réussi à m’imposer une interruption – non – volontaire de grossesse (IVG) au début que nous étions ensemble. Moi, amoureuse par-dessus les oreilles et croyant le rendre fou de joie, je n’ai presque pas osé lui avouer mon « retard ». Lorsque je le fis, à six semaines, il me dit : — Pas de problème, il faut le faire passer, il y a une cli-nique en ville qui fait ça, il faudra y aller. Qu’en penser ? Voulait-il garder son employée de ferme bien pratique et qui ne coûtait rien, même pas déclarée à l’AVS ? J’ai pleuré encore deux semaines tous les soirs sur mon oreiller à côté de lui et je suis partie chez le gynéco, pas content du tout, qui m’envoya chez un psy – c’était comme ça, il fallait la signature des deux. Puis je me vois encore prendre ma petite auto perso et descendre en ville à la clinique Caillet, où j’étais née, pour subir une IVG, le monsieur ne m'ayant pas accompagnée ; après l’intervention, je me suis traînée dans les escaliers depuis la salle d'opération au sous-sol pour remonter dans ma chambre au premier, en pleurant et en me cramponnant à la main courante tellement j’avais mal au ventre. Parce que j'étais une vilaine, le gynéco me l'avait fait com-prendre, je n'avais pas eu droit à l'ascenseur. Je suis allée

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me coucher pour une nuit. Dans la chambre, une An-glaise, moins émue que moi, partageait mon sort. L’ex-futur père n'est pas venu me voir, malgré mon télé-phone. J'ai payé de ma poche l’intervention (mille francs).

Et voilà comment les bébés sont éliminés et comment les blessures demeurent et ne se fermeront jamais. En-core maintenant, en voyant un chou d’enfant, je pleure en silence, c’est un comme celui-ci que j’ai dû faire pas-ser, me dis-je, j’en suis ravagée par vagues, je culpabilise, toutefois qu’aurais-je pu faire d’autre ? Que faire avec un bébé sur les bras, sans gagne-pain, sans me sentir soutenue par mes parents avec lesquels je n’avais plus beaucoup de contact ? Où aurais-je vécu ? Qui s’en se-rait occupé durant un travail que j’aurais trouvé par ha-sard ? J’ai essayé d’en trouver un dans l’agriculture avant de le quitter, mais on n’engageait pas les femmes suisses chez les maraîchers, encore moins sur une ferme tradi-tionnelle. S’il y avait des services sociaux, je ne connais-sais pas leur existence. Ce serait maintenant, je rappli-querais chez ma mère en la suppliant de m’aider et je garderais ce bébé, mais ce n’était pas dans la mentalité de la famille de débarquer avec ses problèmes. Mes pa-rents étaient divorcés. Où aller, que faire ? Que des co-pains de chevaux, très sympas, mais de là à m’aider dans de telles circonstances, impossible à imaginer.

Il faut croire que c'était mon destin. J'ai ainsi évité de lui laver ses chaussettes durant tout ce temps car, une fois l'évènement vécu, je n'ai plus eu d'amour pour lui et j'ai tout fait pour fuir et vivre une autre vie. Exemple, au Canada où je lui avais planté une sacrée paire de cornes – à en avoir des cicatrices sur le front et ne plus pouvoir

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passer la porte de la grange grande ouverte – en prenant du bon temps avec le beau Bruno. Mon ange gardien s'est toujours arrangé pour éliminer mes mésalliances, les unes après les autres, pour enfin vivre une retraite heureuse avec mon chéri, merci, mon ange. Mais je ne l’avais pas digérée celle-là. Le comble : dans les mois qui ont suivi, lors des invitations entre copains, tous en âge de procréer, ce monsieur a réussi à faire sau-ter sur ses genoux, et sous mes yeux dévastés, les bébés des copines. Une fois j’ai craqué, j’ai sauté dans ma voi-ture et roulé fort, trop fort, en hésitant à me fracasser contre les arbres, la « bête » me hurlait d’y aller, je vou-lais me liquider, je les visais et, à la dernière, je braquais sur la route. Folle de souffrance, hurlant mon angoisse comme un animal blessé, je ne me contrôlais plus, mal-gré tout j’ai encore eu le réflexe d’aller à Bel-Air, la cli-nique psychiatrique, pour qu’« ils » me protègent contre moi-même. On me reçut comme un numéro, j’attendais de la compassion, je m’étais trompée de porte sans doute : — Asseyez-vous là, Madame, on vient tout de suite, me lança-t-on. Une heure plus tard je repartis avec une pastille, pas un mot, seulement une ordonnance pour aller voir un psy. J’irai une fois, il m’énerva, un mou, comment aurait-il pu comprendre les états d’âme d’une femme blessée dans son élan de procréation avorté, c’est le cas de dire, j’ai arrêté. D’ailleurs, à quinze ans, ne sachant plus quoi faire avec moi pour cause de frasques scolaires, ma mère m’avait déjà envoyée chez une psy, sûrement une psychanalyste. Les psychanalystes c’est muet, on doit déballer nos problèmes en solo. Elle m’agaçait, elle

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regardait ses beaux longs ongles rouges durant une heure. Une fois quand même, j’ai lâché un épisode que je gardais au fond de moi en lui racontant l’histoire du gars qui m’avait obligée à dénuder ma poitrine devant lui – et moi, bête à manger du foin, et croyant qu’il allait me plaquer si je n’obtempérais pas –, je l’avais fait, j’en étais restée meurtrie et outragée. La psy n’a pas réagi, rien, pas un mot de consolation ou d’empathie face à mes sanglots convulsifs et au torrent de larmes qui inondèrent mon mouchoir. Baby exit, le moral tomba dans les talons, j’ai repris ma liberté, j’ai passé des soirées au bar grec le Spyros à rire et boire des ouzos pour oublier mon triste sort, je pati-nais dans la choucroute. Le boulot était quand même exécuté, cependant le cœur n’y était plus. De toute fa-çon le patron passait aussi ses nuits extra muros. Éton-nez-vous ensuite d’un trajet de vie plutôt « chaotique ». Je commençais à peiner physiquement, un matin, à cinq heures, le patron n’étant pas encore rentré de sa nuit, j’entendis les vaches beugler au fond des parcs, j’y cou-rus et j’ai constaté que l’une d’entre elles avait fait son veau dans la nature. Les copines l’entouraient en meu-glant. Il fallait ramener le veau à l’écurie et traire le co-lostrum pour le lui faire boire. Le lourd veau gluant, de quarante ou cinquante kilos m’échappait des mains, il fut hissé dans la brouette avec mille peines. Tout le troupeau me suivit sagement. Une fois, je me suis écroulée sur le tas de fumier et je me suis dit : — Si tu pouvais te casser la jambe, tu te reposerais. Vœu accompli le dimanche suivant, chute de cheval dans un cross suite à une distraction de ma monture qui fit un soleil par-dessus un obstacle – c’est du fixe –, elle

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tomba à côté de moi dans la pente, mais, manque de pot, me roula dessus, la selle me disloquant le bassin et me cassant l’omoplate et la clavicule. Deux mois d’hô-pital : — Allez voir Isabelle à l’hôpital, elle a une position in-téressante… Voilà ce que se disaient les copains et ils pouffaient de rire en poussant la porte, les sacs. Évidemment, avec une dislocation du bassin et trois heures de bidouillage en salle d’op’, je m’étais réveillée avec un plâtre, des chevilles à la poitrine, qui m’écarte-lait les jambes : il était blanc, épais, chaud, en forme de caleçon long avec juste la forme du Pampers pour les commodités. Durée d’utilisation : deux mois, en pleines chaleurs estivales, un vrai plaisir, ça grattait et ça chauf-fait. Il fallut trouver une solution : on installa une planche en croix à la hauteur des pieds, en travers sous le mate-las, pour que je repose au moins mes jambes sur des oreillers. Le gag : à la même époque, maman terminait des fractures aux deux jambes suite à une chute à ski – ce jour-là, je skiais avec elle, je n’arrivais pas à la suivre, elle dévalait les pentes comme une malade – et mon ex-mari se remettait d’une fracture de la hanche suite à je ne sais plus quoi. Bref, une affaire de famille. Le jour où l’on m’a scié le plâtre pour libérer mes jambes, j’ai fait des efforts durant huit heures pour que mes deux pieds se rapprochent l’un de l’autre. Inutile de préciser que la « pince » de la cavalière était fichue. À refaire, il y aura du boulot. Après l’hôpital, la convalescence, puis je me suis remise à cheval la peur au ventre, surtout pour repartir en cross avec la vision d’un lit d’hôpital durant l’attente au start,

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lorsque la jument s’énervait, prête à se lancer comme d’habitude avec tout son cœur.

Dans la vie de tous les jours, je vivais sur les dents, l’es-tomac noué en gastrite chronique, sans répit, sans être comprise. Je me vois encore dans la salle de bain avec son rasoir à la main. Il a débarqué inopinément et m’a tordu le bras pour m’empêcher de me couper les veines.

Néanmoins, le week-end, les fêtes s’enchaînaient aux fêtes… une fameuse nuit, après avoir fait « schmolitz » (on se tutoie ?) à la tasse de gnôle cul sec avec plusieurs personnes, je ne me voyais plus les mains et, à sept heures, j’avais un transport de chevaux à faire au ma-nège de Grange-Falquet. Le patron me réveilla, me pré-para la voiture et attela le van, je voyais à peine mon immense Continental, je m’assis au volant, le chien, un saint-bernard, m’avait précédée et s’était installé à côté de moi, je ne l’ai discerné qu’à la priorité de droite en sortant sur la grande route. Je l’ai largué. La manœuvre pour reculer au manège, ce fut l’enfer. Les clients étant en retard, je dus les aider à poser les protections aux jambes des chevaux. Ils me dirent, bien plus tard, que j’empestais l’alcool. Sur l’autoroute, il y avait du brouillard en plus ! Si, si, du vrai. J’avais mal au crâne, la fenêtre était grande ouverte pour rafraîchir ma surchauffe, je roulais prudemment et nous arrivâmes au Chalet-à-Gobet, lieu de départ de la chasse. Je crus pou-voir dormir dans la voiture en les attendant. Nenni que non point, on me pria de les suivre avec leur voiture pour les photographier sur les obstacles. L’angoisse, mais j’ai réussi à gérer, tout alla bien. Le lendemain, j’avais encore la tête souffrante.

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Un soir de 31 décembre à minuit, chez mon voisin Claude, et déjà pas mal « sur Soleure », nous décidâmes d’un commun accord d’aller faire trempette dans la fon-taine en face de la maison. Sitôt dit, sitôt fait, l’air était vif, l’eau glaciale, nus comme des vers, nous étions morts de rire. Combien de cellules ai-je détruites dans ces soirées ar-rosées ? Boire pour oublier. Oublier que je n’étais pas heureuse.

J’étais une suffragette très engagée, très informée sur le sujet, très à l’écoute des changements de mentalité et, n’ayant connu que la liberté, je ne pus me plier aux dik-tats d’un chef. Je lisais Benoîte Groult, Marie Cardinal, Gisèle Halimi, les auteures féministes, je partais au quart de tour sur tous les sujets brûlants, j’encrassais tout le monde avec mes théories, j’avais, comme souvent, dix ou vingt ans d’avance. Toujours décalée avec mon époque, c’était pénible pour s’intégrer en société. L’année suivante, j’ai décidé de repartir au Canada voir la famille. J’en ai profité pour chercher du travail, j’eus la chance d’être quasiment engagée dans une école d’agriculture pour lancer tout le programme d’équita-tion et de soins aux chevaux, afin que ces notions ne se perdissent point durant les temps modernes. Retour en Suisse, élaboration d’un dossier, d’un CV, je courus après des lettres de référence, je téléphonais partout. À Sainte-Anne de la Pocatière, au bord du Saint-Laurent, on m’attendait. Refus de l’ambassade, fin d’un rêve. Le patron avait dû entendre mes téléphones en vue de me fabriquer un CV et d’obtenir un visa. Par un beau jour de septembre, il me convoqua à la table du salon pour un entretien, il me pria de quitter les lieux. J’ai

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chargé dans mon van mes meubles, mes habits, mes livres, je lui ai laissé le tracteur et tout le reste. Cinq an-nées furent balayées d’un coup. Signe du ciel : tous mes animaux avaient disparu dans les mois précédents : ma chatte siamoise tuée sur la route ; mon petit veau gris mort de fièvre ; ma chèvre chamoisée qui vivait avec nous comme un chien et qui mangeait les corn flakes avec moi au petit-déjeuner, encornée par une vache ; mon chien, gazé par le patron – il ne l’aimait pas, il allait visiter les clapiers des voisins ; mon pur-sang couronné – tombé sur les genoux ; mon lapin gris argenté, mon préféré, passé à la casserole chez les voisins et servi un jour que nous y étions invités, j’avais tout compris lors-que j’avais avisé le chat qui s’amusait avec une patte ar-rière grise. C’était le moment de sauver ma peau. Mon père s’est fort heureusement chargé de récupérer l’équivalent des prêts que j’avais engagés chez JFK, en monnaie trébuchante – comme moi qui n’en menais pas large face au vide de ma vie. Je suis restée meurtrie d’avoir dû faire une IVG. J’aurais voulu qu’il me demandât pardon, que nous puissions en parler une fois pour le lui reprocher de son vivant. Je ne l’ai jamais revu, si, une fois, au concours hippique inter-national de Genève, obèse, marchant avec peine, ap-puyé sur l’épaule de sa femme. Moi, j’étais avec mon beau Bernard, mince et agile. Quelques jours après son décès, je l’ai vu en rêve, chez lui, il y avait du monde, des amies à moi s’affairaient dans la cuisine, je me suis approchée de lui, il était jeune, vêtu d’une chemise bleu-ciel, j’ai posé ma main droite sur son cœur et je lui ai dit : — Tu sauras que tu aurais pu être le père de notre en-fant.

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C’est tout. Maintenant je me sens soulagée, la messe est dite et je ne suis pas veuve. En travaillant sur moi un peu plus profondément, j’ai même réussi à lui pardonner. En fait, égoïstement, pour nettoyer mon karma… Suite à ces branle-bas où j’ai plongé en beauté, je me suis accrochée à cette chienne de vie, ma première de-vise étant « À toute chose malheur est bon ». Vite en bas, vite en haut.

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La Gambade, puis la Maîtrise fédérale

Me revoilà à plat, sans domicile fixe ; en ville, j’ai squatté le studio de Dominique, partie à New-York. Expérience d’un quartier centré et popu, c’était une première. La nuit les hommes battaient leurs femmes, on criait et on hurlait, ça résonnait dans la courette intérieure, je fer-mais la fenêtre et crevais de chaud. Je tremblais de peur n’ayant jamais vécu en prise direct avec le petit peuple. Migration nécessaire chez môman, j’ai retrouvé ma chambre d’enfance, des repas, une machine à laver et de bonnes discussions. En intermède, je suis partie à Elgg, chez W., le dictateur qui dirigeait toute l’équitation officielle concernant la formation. J’ai tenu cinq semaines. À six heures debout, aux écuries, l’après-midi à cheval et le soir à donner des cours aux élèves, en allemand. Pas facile, j’ai fait la couche de maigre comme on dit par ici dans les campagnes. Pas de congés et je payais ma pension complète contre l’honneur de recevoir de temps en temps une leçon du « Maître » ou de son bras droit, une méchante écuyère au physique peu amène. Lors d’une correction d’as-siette, elle m’attacha les bras avec une ceinture pour que je garde les coudes au corps, ses « Treiben, treiben, treiben » (donner de la jambe) me blessent encore les tympans. Et si le cheval m’avait vidée ? J’aurais atterri comment, la tête la première sur le sol ou contre les pare-bottes, sans les bras pour me protéger ? Au bout d’un mois, j’ai décidé de prendre congé pour aller visiter la collection de peintures Reinhart. Au petit

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déjeuner, en tenue de ville, j’ai croisé W. qui me chargea de front en m’envoyant un : — Vous faites quoi, là ? — Je vais visiter la collection Reinhart, lui répondis-je. Il ne devait pas connaître ou ne pas aimer mon petit ton peut-être un peu précieux. Il hurla : — Dans une demi-heure, à cheval au manège ! Et c’est depuis ce jour que j’ai définitivement assimilé les mystères de l’épaule en dedans inventée par François Robichon de la Guérinière au XVIIème siècle. Il aurait mieux fallu qu’il restât au lit ce grand Maître, le jour où il a inventé cette indispensable figure pour équilibrer un cheval, j’aurais moins souffert. L’épaule en dedans, j’en ai fait six kilomètres, à crever, avec W. qui grognait, je ravalais mes larmes dans les coins. J’ai quitté les lieux en trois secondes : un matin, au ma-nège, le sommet du blues a été atteint lorsque les cava-liers de l’équipe internationale de saut de Belgique pré-paraient leurs chevaux pour un cours et entraient les uns après les autres en laissant la porte ouverte derrière eux. Moi, tranquille dans mon coin, je travaillais un cheval, W. arriva et me sauta dessus (enfin façon de parler) en hurlant : — Et la porte ! ? — Mais je ne suis pas la dernière à être entrée, ripostai-je. — Je ne veux pas le savoir, c’est vous la professionnelle, me lança-t-il. Je ne savais pas que, récemment, un cheval échappé était entré en collision avec une voiture, en fuyant sur la route. Ce fut la petite goutte qui fit déborder le vase, déjà bien plein, j’ai demandé mon compte : — Vous partez pourquoi ?

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— Je suis à sec d’argent. Un pieux mensonge qui sauva ma vie, sinon je l’étripais sur place. D’autre part, je devais m’inscrire chez lui pour la Maîtrise fédérale une année plus tard.

Le manège de la Gambade cherchait une palefre-nière/écuyère, j’ai sauté sur l’occasion. Chez de Rahm, on savait vivre et on connaissait les bonnes manières. Pa-lefrenière le matin, accessoirement écuyère l’après-midi, le train-train des horaires réguliers, c’est sympa, sauf un employé qui me chercha et me trouva. Nous nous bat-tîmes presque à la fourche, le patron nous entendit crier, il m’appela et m’offrit un café pour me calmer. L’autre écuyer était sympa, j’en ferai mon petit ami du-rant quelques mois, nous emménagerons dans mon stu-dio à Perly-Certoux. Vie de nouveaux habitants tout fous de s’installer dans une maison neuve de trois étages, six appartements, sans ascenseur, ambiance fa-miliale et bouffes sympas seront au menu. Mon petit écuyer était tout chou, mais drôlement couvé par sa maman : tous les jours, il passait chez elle pour chercher sa petite culotte propre et repassée ; au compte-goutte, un bon truc pour le voir tous les jours son fiston mignon. Et, un jour, je l’ai croisé dans l’esca-lier, il repartait chez sa maman avec sa petite brosse-à-dent. Il n’avait pas supporté mon rythme, je pense, trop rapide pour lui. Nous avions décidé de nous lancer en-semble dans la Maîtrise fédérale d’équitation, moi j’ai gardé ma ligne et j’ai commencé à me préparer en pas-sant la licence nationale de saut, lui, il renonça.

Pas donnée cette licence nationale, mais le cheval que je montais était excellent, Éclair-du-Thard, un selle-

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français trois-quarts de sang. Nounou me le prêtait. Nounou dit Pépé était le roi des cœurs. C’était mon sponsor, je montais ses chevaux en concours, la petite Marta me les préparait.

Mais avant d’être tout acquise à ma cause, Marta avait tenté de m’évincer lorsque j’étais venue essayer la pre-mière fois Éclair-du-Thard à l’écurie, la sale gamine lança des pierres aux fesses du cheval pour le faire boc-quer afin que je tombe, que je prenne peur et renonce ! Je n’ai rien vu, Éclair-du-Thard et moi ce fut la paire, il avait du jus et du potentiel. Son copain d’écurie Iorga-le-Rouge était aussi un bon cheval, mais moins souple, il fallait beaucoup le travailler sur le plat.

Je pris Éclair-du-Thard pour les cours de préparation à la Maîtrise à laquelle je m’étais inscrite. Le directeur de cours, l‘incontournable W., était un drôle de bon-homme, brusque et cassant, mais à sa décharge, avouons-le, fin connaisseur des chevaux et prenant tou-jours leur parti. Il ne devait pas aimer les welsches (suisses-romands) en général et les femmes en particu-lier. Je n’étais pas dans le bon créneau. On m’avait ra-conté que sa mère l’avait fait baver dans sa jeunesse pour en faire un champion, qu’il était d’ailleurs devenu avec brio et dans les trois disciplines : saut, dressage et concours complet.

Les cours étaient en bon allemand durant cinq se-condes, puis en suisse-allemand pour le reste. Je qué-mandais des infos à mon voisin francophone, j’enqui-quinais tout le monde pour m’en sortir, j’étais seule comme un rat parmi mes douze collègues. Il y aura cinq semaines de cours durant l’hiver, une par mois.

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À la première, pour tester quoi, je ne sais, pour nous dégoûter plutôt, par un matin glauque de brouillard en novembre, au lever du jour, W. cria : — Tout le monde à cheval, on se retrouve aux gra-vières, sans étriers, laissez-les à l’écurie ! Bon dieu, il fallut se crocher. Je passais en dernier, mon cheval s’énerva, il entendait les copains déjà descendus – ou plutôt qui avaient glissé dans les cailloux – et qui piétinaient sur le gravier dix mètres plus bas en hennis-sant. Éclair-du-Thard – jamais en retard, dixit les juges en concours pour blaguer – se lança dans la pente raide, en dérapant sur ses postérieurs, à toute vitesse, pour re-joindre les copains. J’ai serré les jambes comme jamais dans ma vie, j’ai réussi à m’accrocher, avec pour résultat une tendinite aux adducteurs qui me tiendra deux ans. Ce test avait pour but de rebuter dès le premier cours les timides et les craintifs. Une sorte de sélection natu-relle. Pour le prix que j’avais payé – 2'500 CHF d’inscription –, même si je devais rater les examens, j’allais me battre et me crocher avec ardeur pour retirer le plus possible d’infos sur les chevaux, en théorie et en pratique. Les conférences et les cours s’enchaînaient, nous mangions et logions à l’hôtel de W. Ce fut la rota, le rythme était infernal, je ne comprenais presque rien à cette langue gutturale. Un mot tous les dix. Pas suffisant pour tenir une conversation, d’ailleurs on m’ignorait, les mecs se racontaient leurs souvenirs de concours hippiques, j'étais transparente, seul un grisonnais me souriait par-fois gentiment, ça me réchauffait le cœur.

Entre temps, j’ai déménagé dans le canton de Vaud pour pouvoir profiter d’un manège qui avait des

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chevaux d’école, je fus réfugiée économique et sans re-grets. J’ai oublié Genève en vitesse et me suis acclimatée fissa.

Dans les classes du soir, le maître de manège avait ses chouchous qui étaient toujours en tête et, pour les ca-valières qui suivaient, il était facile de se laisser porter par les chevaux qui activaient leur instinct grégaire sans broncher. Ainsi, on avait l’impression de savoir monter à cheval. Il me confia ses classes, j’ai demandé aux élèves de travailler leur cheval individuellement, sans se suivre. Hou là là, catastrophe. Plus personne ne savait demander un départ au galop correct faute de ne l’avoir jamais appris. Il était évident que si quelqu’un, de pré-férence toujours la même voix, ordonnait « Au galop, marche ! », les chevaux obéissaient sans hésiter, mais, en travail individuel, lorsque l’on n’a jamais appris à don-ner les aides correctement, le cheval ne répond pas. Ce fut une grosse déception pour certaines. De fil en ai-guille, je les ai motivées à devenir indépendantes. Je parle de dames et de filles, il y en a 95% dans les ma-nèges.

Lorsque les examens de Maîtrise eurent lieu, je me suis crochée comme jamais dans ma vie, j’ai réussi malgré le handicap de la langue. À la raclette, mais j’eus la moyenne.

Peu de temps après, j’ai rencontré mon ancien patron de la Gambade en concours, il me balança avec un sou-rire :

— Alors, Isabelle, quelqu’un a enfin réussi à vous maî-triser ?

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La musique

À la maison, il y avait le gramophone et les disques en vinyle. Musique classique comme base maternelle et musique de variété et de danse comme complément pa-ternel. À Cologny, la musique classique, Bach surtout, me combla de bonheur dans le beau salon, au soleil cou-chant, fenêtres ouvertes sur la campagne, c’était simple et nourrissant. On décida de me faire prendre des leçons de piano avec Mademoiselle K. L’immense salle de concert avec tous les parents présents pour l’audition annuelle et l’an-goisse de la petite fille devant l’assemblée des adultes sont incrustés à jamais. Plus tard, à Plan-les-Ouates, Monsieur F. me tapotait rudement souvent le bras, avec douceur, pour m’indi-quer la façon de toucher les notes – je n’aimais pas trop ça. Il faut dire à sa décharge qu’en cachette, dans un charmant rayon de soleil de ma pimpante petite chambre, je me tapais la Marche turque de Mozart à fond les manettes, alors qu’il me confinait dans de petits menuets gnangnans. Dans le grand salon de Plan-les-Ouates, la musique de-vint plus moderne. Le dimanche, papa nous initiait à la danse de salon ou folklorique, nous valsions ou nous dansions avec entrain des sardanes espagnoles. Dans la conception de la nouvelle maison, le salon donnait sur un immense hall dont nous pouvions ouvrir les doubles portes pour créer une salle de bal.

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Les surprises-parties organisées avec les copains – mais où étaient donc les parents ces soirs-là ? – n’en finis-saient pas, nous dansions jusqu’à l’aube. Nos procréa-teurs avaient sans doute fait confiance aux ados pour filer à la montagne. L’hiver, le vendredi soir et le samedi soir, Éric, le fils du pasteur que je craignais tellement, organisait des boums dans un local au sous-sol du presbytère. Génial, le week-end entier pour danser ou récupérer, affalés, dans de vieux sièges de voitures à ras du sol. Les chachachas s’enchaînaient aux rocks endiablés, heureusement il y avait les slows pour se reposer dans les bras accueillants d’un copain.

Le piano

Abandonné pour le cheval, retrouvé bien plus tard pour m’accompagner au chant, car enseigner dans un grand manège poussiéreux et glacial en hiver c’est le meilleur moyen pour se briser la voix. Pour éviter un nodule sur les cordes vocales, les conseils de la spécialiste Marco-Dutoit furent précieux : il fallait apprendre à chanter pour placer correctement la voix dans le masque, pas dans le cou. Le Schmidt-Flohr, rapatrié de Genève – en ayant failli tuer par infarctus un déménageur dodu au souffle court, arrivé en état d’apoplexie en haut des escaliers –, re-trouva mes doigts et leur progressive agilité sur ses douces touches. Mais Dieu que ce fut difficile de jouer les dièses, les bémols et les bécarres des autres, j’ai aban-donné et je me suis mise à improviser avec un copain qui jouait du violon. Nous prîmes beaucoup de plaisir durant nos duos, puis il déménagea et j’ai continué à improviser et à découvrir les accords qui sonnent bien

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ensemble, c’est grisant et plus facile. Ce n’est pas si beau, cependant très amusant. Il faut réfléchir dans quelle tonalité on joue et que le rythme et l’harmonie tiennent la route.

Le cornet

Le cornet, sorte de courte trompette au son plus chaud, est arrivé dans ma vie par miracle. Bernard a joué dès son jeune âge – il avait arrêté depuis longtemps lorsque nous nous sommes connus et, l’ayant appris, je lui ai acheté une trompette pour Noël. Pour se refaire la gueule, c’est-à-dire la « pince » – il paraît que c’est diffi-cile – il fit des exercices à la cave pour me ménager les oreilles. Quelques mois plus tard, il rejoignit son an-cienne fanfare de Champagne-Onnens. Le chef avait changé, le répertoire était attrayant. Je ne ratais aucun concert, aucun cortège, aucune prestation. J’adorais cette musique que je découvrais : variée, stimulante et souvent bien mal connue. Ce ne sont plus les flonflons des années quarante ; les répertoires ont évolué, les morceaux sont aussi adaptés à notre époque tout en res-tant harmonieux ; des femmes et des jeunes jouent dans les fanfares. Les arrangements de morceaux classiques ou de variété plaisent au public. Je n’y étais pas encore, pour le moment j’écoutais en tapant du pied sous la table. Mais, un vendredi 12 décembre, à 13h17, prise d’un élan subit et incontrôlé, je me suis levée de ma place à la table de la cuisine où nous finissions de manger, j’ai traversé le salon comme une somnambule, je me suis emparée du cornet de Bernard qui reposait sur une petite table vers le piano et j’ai soufflé, comme ça, sans qu’il ne me l’eût jamais suggéré. Pourquoi ? Une inspiration subite,

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un besoin impérieux. Je soufflais comme une bête et des grognements stridents déchirèrent nos oreilles. Ces bar-rissements douloureux durèrent tout le week-end. J’ai continué comme dans un rêve, j’étais « habitée » et j’ai dit : — Si dans trois mois je n’arrive pas à jouer Au clair de la lune, je renonce. Il avait un drôle d’air à deux airs, pensa-t-il que j’étais devenue folle ? Il faisait froid, pour ne pas déranger, j’ai passé le week-end sur la terrasse dans mon gros manteau d’hiver en mouton, à jouer avec passion. Bernard me montra les positions des doigts et me fit un petit dessin pour la gamme de do. Voyant que je commençais à être audible, au soir du dimanche 14, il m’écrivit l’Eau vive de Guy Béart. Le mardi, c’était dans la poche, je la jouais. Six fois par jour je saisissais le cornet : la gueule ne tenait pas dix minutes, les lèvres étaient en feu, les muscles des joues brûlaient, j’eus même une excroissance qui poussa à l’in-térieur de la bouche, je la mordais en mangeant. Le doc-teur dut la brûler. Ça pua le cochon grillé. Je jouais tout ce que je trouvais : du classique, de la variété, des chan-sons. Une passion dévorante m’habitait. La difficulté, à la trompette ou au cornet, réside dans le fait que nous ne jouons qu’avec trois doigts, mais sur deux octaves et demie. Il faut toujours savoir à quelle « hauteur » on a envie d’atterrir. Une position de doigts, c’est au minimum six notes différentes possibles. Si l’on n’a pas la note dans la tête, on n’y arrive pas. Il s’agit de toujours se « chanter » intérieurement la musique avant de la jouer.

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Bernard me montra des trucs piochés sur internet, sur-tout sur le travail des abdos. J’ai potassé le sujet et lu des méthodes, cherchant la position du corps qui me con-venait. C’était comme à cheval : dos droit, abdos fermes, le reste souple ; pas avachie sur une chaise avec le dos rond, ce n’est pas idéal pour laisser passer la co-lonne d’air. Au bout d’un mois d’acharnement, Bernard me dit que dans quatre ans je pourrais rejoindre la fan-fare ; au bout de trois mois il me parla de deux ans et au bout de six mois : — Tu commences avec nous en septembre ! Ayo, ayo. C’était à ce moment-là que nous partions en vacances sur le lac, j’ai lancé : — On prend les instruments ? Réponse du chef trompette : — Pas question, pas en vacances. Comment allais-je rester dix jours sans jouer, sans satis-faire une passion dévorante si fraîche ? Pas question d’obéir, mon cornet, bien caché dans mon sac d’habits, sera même porté par lui ! À cette vision charmante, un sourire en coin illumina mon visage. Et, par un bel après-midi d’été, dans la cabine, retentit mon cornet adoré. La tête du gaillard ! Je n’allais quand même pas perdre tout mon travail acharné du printemps. En septembre, je rejoignis la fanfare de Champagne-Onnens, je ne vis pas passer le puck durant trois mois, puis les bons moments se rapprochèrent. J’avais un voi-sin, Didier le bugle, qui fut mon coach, il m’indiquait les rythmes et les méthodes, j’avais toujours une oreille qui traînait de son côté, également du côté de Franziska, le cornet de droite qui jouait si bien. Entre les deux, je me sentais sécurisée.

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Le deuxième hiver, Didier, qui était fin, drôle plein de gentillesse et d’humour – nous blaguions et pouffions de rire derrière nos lutrins –, se tint la tête dans les mains durant les pauses. Il rit moins, sembla soucieux. Il était fatigué. Trois mois plus tard il nous quitta, emporté par un cancer foudroyant du poumon, lui qui ne fumait pas. Je ne m’en remettais pas. J’ai passé le voir à sa cave de vigneron quelque temps avant la fin, nous avons eu un échange plein de sympathie et de profondeur et, en le quittant, je me suis précipitée vers ma voiture, n’en pou-vant plus et ravalant mes larmes. Dans mon dos j’ai en-tendu, articulé d’une voix affligée : — Oh, Isabelle. Nous étions de bons copains et c’était la dernière fois que je le voyais. Nous l’avons enterré début juillet. Peu de semaines après, mon voisin de derrière, le tim-balier, mourut dans sa vigne, écrasé par son tracteur. Deux enterrements de copains en un mois, ce fut terri-blement éprouvant, il fallut jouer à l’église et pour les honneurs qui durèrent une éternité. Ils étaient jeunes, très aimés et très connus. Il y avait beaucoup de monde, il faisait 28°C à l’ombre, nous étions en costume com-plet, avec veste et chapeau noir ; ensuite nous avons joué une marche funèbre derrière le corbillard, les tam-bours nous relayant jusqu’au cimetière, au pas, tout len-tement, c’était lancinant, je n’avais qu’une envie, éclater en sanglots ; encore un morceau à jouer au cimetière durant la descente du cercueil en terre, il fallut résister. Le retour me surprit, néanmoins j’ai compris l’idée, nous avons dû jouer nos marches de cortège qui sont plutôt allègres et gaies, nous retournions à la « vie », il fallait assumer l’avenir avec courage et se tourner vers les vivants.

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Maintenant notre fanfare est hyperactive, pleine de jeunes et d’entrain. Le programme concocté par notre nouveau chef Fabien plaît à tout le monde. Il sait dyna-miser l’ambiance avec une compétence rare et une grande gentillesse.

Le chant

Au préalable, avec une voix cassée par l’enseignement cela ne m’a pas traversé l’esprit, puis je me suis mise à chanter n’importe quoi dans la voiture, en route pour aller donner des leçons. Comme ça, pour le plaisir. Tout avait commencé un jour autour d’une table, une copine m’avait dit : — Si tu aimes chanter, prends des cours avec une amie, elle te décomplexera et te fera découvrir ta voix. Les leçons au manège, dans le froid et la poussière, en forçant la voix, n’étant plus d’actualité, je me suis lancée, avec un plaisir fou. La voix, c’est très intime, très proche des tripes. J.-Cl. III, avec beaucoup de délicatesse, m’avait dit, un soir lors d’une fête où l’assemblée chan-tait « Fais du feu dans la cheminée, je reviens te voir » et que j’y allais de tout mon cœur : — Tu ne crois pas que les poutres du plafond vont s’écrouler sur nos têtes ? Résultat : je l’ai bouclée huit ans avant d’oser recom-mencer. Une castration en ordre, ça vous démolit le mo-ral, et profond. Il paraît qu’il avait dit ça pour rire… Bon, il fallait oser, j’ai pris un cours par semaine. La pe-tite prof américaine était merveilleuse. Malheureuse-ment, elle déménagea sur Lausanne, je ne la suivis pas.

Ultérieurement un chœur privé m’a « lancée » et j’y ai pris goût. Un copain me proposa de rejoindre son

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chœur classique, de vingt personnes, avec de petits con-certs en vue. L., notre directrice, m’a révélée à moi-même : malgré une voix naturelle basse, je suis soprano, et même assez « légère » ! Je me suis retrouvée dans sa grande maison, dans le grand salon, avec le grand piano et sa grande générosité. Nous étions superbement accueillis, entraînés, soulevés de terre, heureux de chanter. Tout baignait. Je reçus même une leçon privée : — Mais tu as une belle voix, une grande voix et tu es soprano, dommage que tu n’aies pas commencé plus tôt. Je fus heureuse de l’entendre, beaucoup de cicatrices s’effacèrent grâce à elle. J’ai repris confiance dans ma voix. Les répétitions se succédèrent, les petits concerts eurent du succès, les après-concerts et les sorties forgèrent une solide amitié, Bernard nous rejoignit, il chantait juste et bien en tant qu’ancien chef de chœur. Nous passions des soirées merveilleuses et nous sommes devenus de proches amis. Nous l’aidions à organiser des concerts pour elle seule, sa voix, si puissante, était impressionnante d’expression. Malheureusement, en plein bonheur, suite à une incom-préhension, L., de tempérament entier, fit disparaître le chœur, tous les choristes restèrent sur le carreau.

Suite à la dissolution de ce petit chœur privé si sympa, huit jours furent nécessaires pour me retrouver dans un grand chœur, le Chœur A Cappella d’Yverdon-les-Bains, qui chante un répertoire varié classique.

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Moralité : « À toute chose malheur est bon » reste vrai. Je m’y envole avec tout l’enthousiasme qui m’habite. Le bonheur à portée de voix : les choristes sont sympa-thiques, la directrice, Veronika, excessivement compé-tente, charmante et belle, possède une voix splendide, ce qui porte les ténors à exprimer leurs plus belles vo-calises du fond des tripes. Notre chœur s’associa, pour de grandes œuvres, au Chœur symphonique de Vevey dirigé par Luc Baghdas-sarian, un pur génie de la musique. Sur la base du travail immense de Veronika, il brode ses harmonies. D’une générosité splendide, il nous soulève de terre sans ja-mais nous dénigrer. Son charisme est remarquable, il est rempli d’humour, de simplicité, de nerf et lance un gag pour nous détendre après un drill en ordre. Nous n’avons pas le droit à l’erreur, il est exigeant. Avec lui, nous chanterons au Victoria-Hall de Genève, au Temple d’Yverdon ou à l’Auditorium Stravinsky à Montreux, la Neuvième de Beethoven, les Trésors de la musique classique, la Grande Messe en Ut de Mozart, les Carmina Burana de Carl Orff et le Requiem de Mo-zart. Lorsque la voix s’envole sous le plafond rococo du Victoria-Hall, que la musique est gravée en mémoire, que la partition devient presque inutile, le ciel n’est pas loin et grand-père Henry, lui qui a souvent chanté en ces lieux avant moi, doit se retourner d’émotion dans ses cendres sous le pommier de Chougny. Mais je ne sais pas si les soirées de la fanfare le feraient sursauter de plaisir… lui le fan de musique sacrée.

Le cor des Alpes

Un nouveau défi me tomba dessus par un beau jour d’hiver. La majesté du cor me donna des frissons, me

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subjugua, m’obséda jusqu’à me faire fouiller sur internet et trouver rapidement un cor en épicéa du Risoux des forêts du Jura. Trois mètre quarante à remplir d’air et neuf notes basiques à trouver uniquement à l’oreille et avec le museau. Pas de la tarte. Maintenant, noblement installé sur un support de fer dégoté à la déchetterie et mis en forme et peint par Bernard dans les 24 heures, il m’attend et m’attire à l’extérieur s’il ne pleut pas ; à l’in-térieur, la chienne chante avec lui. La colline du Jorat, en face de Joux, me fait penser à la montagne, j’attends un écho. Bernard, au trombone, m’accompagne dans mes improvisations.

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Retour en famille : papa

Arrivé en Suisse romande pour chercher du travail, il a croché comme un perdu pour arriver à son but. D’ori-gine grisonne, Bergün exactement, un merveilleux petit village typique, où un ancêtre fut « podestà ». Lors d’une recherche, je découvris que nous avions du sang bleu – mais le mien, lorsque je dérape avec un couteau bien aiguisé sur un légume récalcitrant, reste rouge –, par un duc de Karnten, en 600, du comté d’Eppestein en Prusse. D’ailleurs, tout le monde en a une goutte ou deux, de ce sang, avec tous les bâtards engendrés suite aux frasques des nobles. Et « être de quelque chose » c’est toujours plus avantageux, ça vous pose un homme, comme être de Garenne, ça vous pose un lapin (elle n’est pas de moi, celle-là). « Markwar » voulait dire, en germain, lisière de forêt, là où s’arrête le terrain de la commune. Certains germains ont migré vers le Sud en Lombardie. De là à concevoir que des ancêtres marchands, remon-tant vers le Nord en traversant les Alpes, aient fait souche aux Grisons, il n’y a qu’un pas que je franchis allègrement compte tenu de mon amour pour l’italien et la musique de Verdi qui vient du Nord de l’Italie. Pourtant né dans le canton de Saint-Gall, notre père, pour je ne sais quelle raison, ne nous a pas initiés à son dialecte. Peut-être pour avoir voulu jouer la carte abso-lue de l’intégration en Suisse romande ou par crainte de mélanger deux langues dans les petites têtes. Cepen-dant, il m’en reste un petit solde pour avoir entendu des

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« Ring am Füdli » (c’est le cercle rouge au postérieur des bébés après une séance sur le pot), des « Teufeli » (petit diable) et des « Donner Wetter noch mal » (tonnerre encore une fois), accompagné d’un regard noir de ses yeux bleus qui me faisait filer dans ma chambre sans deman-der mon reste. Notre père a monté son business en vingt ans pour de-venir le plus gros importateur de denrées alimentaires haut de gamme de Genève. Un bosseur, levé tôt tous les matins – je n’ai pas hérité – et un homme d’affaire aguerri et chaleureux, entretenant de bons contacts avec ses fournisseurs et ses clients. Il fit construire un im-meuble dans lequel il avait son entreprise et une villa pour la famille. Très stable et fidèle à ses employés, il les a tous gardés jusqu’à sa retraite. Son énergie, son hon-nêteté, son sens du devoir et des responsabilités, ainsi que sa recherche constante de l’humour, m’ont impres-sionnée : ce fut un vrai patron de PME. Était-il à gauche ou à droite ? Il vivait à droite et votait à gauche, je pense. Lorsque j’étais invitée chez lui, je fus rebaptisée Ochsner, du nom de la célèbre marque de poubelles. Il faut préciser qu’à l’époque de la Maîtrise fédérale, c’étaient les vaches maigres à tous les repas : je mangeais frugalement pour pas cher – entre parenthèses, j’étais en pleine forme, respirant la santé et l’énergie ! –, or, lorsque j’allais chez lui, il est vrai que je récurais avec gourmandise tous les plats et que je mangeais comme quatre.

Un soir, trois mois avant sa mort, je lui ai proposé un livre qui m’avait interpellée : « La vie après la vie » de Moody, lequel relate les expériences de personnes

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revenant d’un arrêt de vie et qui racontent leur passage dans l’au-delà à travers le tunnel, avec la lumière qui les attend. Je pensais que papa était âgé et qu’avant de mou-rir il fallait qu’il sût qu’il y avait une vie après la vie. Il n’était pas croyant. Il ouvrit le livre, lut en diagonale une page ou deux, me le rendit en disant : — Je connais tout ça, j’ai passé par là. Il me raconta alors sa course de montagne durant la-quelle la foudre l’avait frappé, son chapeau avait été brûlé, il était parti dans le tunnel, il avait entendu la mu-sique délicieuse, il avait vu la lumière et crié qu’il était père de trois enfants et qu’il ne pouvait pas mourir en ce moment. Il en est revenu et n’a jamais raconté son histoire. J’avais également vécu une chose pas possible, une EMI (expérience de mort imminente) : une nuit, je me vis partir hors de mon corps, j’ai traversé le tunnel et vu la lumière au bout. J’ai réalisé que j’allais mourir, j’ai crié et je suis revenue au plafond de ma chambre, j’ai aperçu mon corps sur le lit et m’y suis précipitée. Le choc, je me suis réveillée en larmes pensant que je ne pourrais plus vivre avec ce souvenir. Eh bien non, le lendemain j’étais calme et confiante, je savais qu’il y avait quelque chose « après ». Comme j’étais au début d’une re-cherche spirituelle, cela m’a rassurée et m’a donné une paix intérieure bien confortable.

Durant un concours hippique, quelques mois plus tard, j’appris que papa était décédé, en vacances dans le sud de la France, à Buis-les-Baronnies. Depuis quelques années, il ne voyageait plus très loin et se contentait de partir en Suisse, lui qui connaissait toute la planète. Son épouse, Farida, l’accompagnait.

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Le lendemain, départ en voiture, seule. Durant le trajet, j’ai pleuré comme un veau toutes les larmes de mon corps, j’ai pleuré tout ce que je n’avais pas vécu avec lui. Tous mes rêves d’enfant et mes désirs d’amour. Un soir, chez lui, en passant derrière son fauteuil, je m’étais pen-chée pour lui faire un câlin, il avait eu un geste brusque de rejet. Pourquoi ? J’avais pleuré jusqu’à Nyon, en ren-trant à Dommartin dans mon petit appartement. En arrivant à l’entrée du camp de vacances, Janine, une belle femme brune, la directrice, me reçut, et me dit de but en blanc, sans me connaître : — Tu sauras que ton père est venu chez moi avec l’idée d’y mourir, je l’ai vu dans ses yeux quand il est arrivé il y a une semaine. J’ai demandé à aller le voir, Farida m’accompagna. Nous descendîmes au bourg et, au fond d’une cour typique de Provence avec ses bâtisses basses à toits irréguliers re-couverts de tuiles romaines, on nous ouvrit une porte. Dans un cercueil en forme de coque, qui garde le froid comme un frigo, papa souriait, figé d’accord, mais sou-riant quand même. Cela me rassura. Je l’ai embrassé en glissant dans ses mains raidies un petit bouquet de fleurs sauvages que le garçon de café du restaurant du camp, Robert, avait gentiment cueilli pour lui. Le surlendemain, papa fut incinéré le matin ; l’après-midi, en plein bistrot à l’heure du thé, on me livra ses cendres dans une urne. On se serait cru dans un film de Fellini. Janine et lui étaient d’excellents amis. Janine, ap-pelée par un promeneur, avait assisté papa dans ses der-niers instants. Bizarre, cette fin. Ce matin-là, il s’était habillé en complet veston gris perle très chic, pas vrai-ment la tenue standard de vacances en juin. Lorsqu’il s’apprêta à partir se promener, son épouse le héla et lui

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demanda de l’attendre. Il dit non sèchement et lui en-voya un regard sombre dont il avait le secret. On le retrouva un peu plus tard, gentiment allongé au pied des genêts en fleurs, respirant encore, ne s’étant, curieusement, pas affaissé sur le chemin. Janine et Ro-bert, appelés à l’aide par un promeneur, lui tinrent la main jusqu’au dernier souffle et n’appelèrent pas Farida. Il avait choisi son heure et son lieu, j’en suis sûre, il avait une pastille dans la poche. Il était peut-être de mèche avec Janine ou tout au moins avec le docteur du coin, un ami à lui, qui lui avait manifestement donné ce qu’il fallait pour en finir avec la vie. Certainement que le vieux chamois solitaire ne se voyait pas terminer ses derniers mois dans une maison de repos, comme son frère et sa belle-sœur, alignés le long d’un mur, le regard vide, perdus. Il ne voyageait plus hors de Suisse, pourquoi alors, tout-à-coup, cette envie de retourner dans le sud ? Pourquoi était-il nerveux sur l’autoroute, presque inquiétant par-fois, m’a dit son épouse. Pourquoi avoir écrit dans son agenda – après la météo – « J’ai de nouveau eu une alerte » et, néanmoins, toute la semaine, il avait fait dan-ser les dames, le soir au salon. On ne saura jamais, toutefois le chamois solitaire des « Trois milles » a sans doute choisi sa sortie d’une façon classe en ne voulant pas laisser de mauvais souvenirs à la maison. Le soir, à la cuisine du restaurant, Janine insista pour garder un peu de ses cendres en souvenir. Et me voilà avec elle, Farida et Robert, qui aimait bien papa, en train d’essayer d’ouvrir cette maudite urne en cuivre martelé qui résistait à nos assauts – pardon papa, nous t’avons un peu secoué et tu n’étais même pas froid.

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Avec un tournevis et un marteau, on y arriva enfin : une cuillère, deux cuillères, trois et quatre. Tout le monde fut content, nous bûmes une bouteille pour nous dé-stresser de l’effort. Sa femme fut courageuse, cependant au retour, le len-demain dans la voiture, elle craqua et pleura durant une heure, elle perdait son appui, sa raison d’être, elle avait trente-cinq ans de moins que lui, cette petite soudanaise soumise et mignonne rencontrée chez des amis égyp-tiens, née pour servir un chef qui la payait manifeste-ment à la fronde et l‘exploitait. À la frontière suisse, le douanier me demanda ce qu’il y avait dans cette boîte en métal : — Mon papa, vous voulez voir ? Il n’a pas insisté, je n’avais pas une tête à importer de la coke, encore moins la petite veuve aux yeux gonflés. Les treize années passées ensemble représentaient une période de bonheur pour eux : incontesté, admiré, vé-néré et docilement servi, c’est ce qui avait convenu au patriarche Walter. Papa n’ayant aucun penchant pour les pasteurs et leurs histoires, j’ai proposé de faire la cérémonie. J’ai fait chia-ler l’assistance en parlant de son caractère, de sa fierté, de sa rigueur, de son honnêteté et certainement de son départ programmé délibérément, en métaphorisant sur le chamois solitaire des hautes cimes. Un pasteur pré-sent dans l’assemblée vint me féliciter pour mon speech. Encore une carrière manquée. L’urne sera déposée au columbarium de Saint-Georges durant les dix-huit ans de la concession, à côté de son frère et de sa belle-sœur, Oncle Robi et Tante Margue-rite. Je ne les oublie pas, ils demeurent dans mon

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souvenir, je vis bien avec ça. Je les ai tous bien quittés, en paix. Un jour, téléphone du cimetière : — La concession est terminée, que fait-on avec les urnes ? En option : le jardin du souvenir – mais l’anonymat me dérange –, renouveler la concession ou les récupérer ? Quelques formalités plus tard, j’ai quitté le cimetière avec la famille dans un gros sac à commission. Je les ai abandonnés quelques mois à la chaufferie – c’était l’hi-ver : non, pas pour qu’ils eussent chaud, mais la terre était gelée – et, une fois que Laurent passait en Suisse, Bernard creusa un immense trou dans un talus fleuri de Joux où nous les descendîmes avec respect et émotion. Depuis, je lâche ma petite larme en taillant la lavande qui les embaume. La plaquette « Ici reposent… » sera enlevée le jour où nous quitterons Joux. Eux resteront sur place. Par la suite, nous avons ajouté dans la lignée maman, mes chiens Skippy et Teeny et le chat Caruso.

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Élisabeth, maman

Une tête comme elle, c’est rare. Née pour vaincre, en-fant unique de mère assez âgée, chouchoutée, adulée, c’était la septième merveille du monde et elle le croyait. Équipée d’un regard décidé, bleu clair, et d’une tignasse naturellement frisée à l’africaine, elle passa sa jeunesse à donner des sueurs froides à sa mère. Elle a commencé par monter les chevaux du manège voisin. En hiver, les propriétaires ayant regagné la ville étaient heureux que quelqu’un parte en balade avec leur monture. Élisabeth, dite Aro, galopait dans la campagne, rien ne l’arrêtait. De temps en temps elle mordait la poussière, qu’à cela ne tienne, hop en selle et c’était reparti pour un bon trot. Sans casque, elle aurait pu se casser le cou. Pour la dé-fouler un peu plus, son père lui fit installer un tennis dans leur campagne.

Plus tard, elle enragea sa mère en ayant de bien inno-cents petits copains. Elle avait du charme et du succès, avec sa moue de friponne et son culot. En pensionnat à Berne, elle tomba amoureuse plusieurs fois, sa mère l’apprit et lui fit des remontrances bien senties par de longues lettres. En pension à Stuttgart pour apprendre le bon allemand, elle eut un prétendant presque officiel qui tint un siège chez le docteur – ami de la famille – qui la logeait, lequel docteur, marié, frisa le code dans son comportement et, finalement, l’embrassa. Il l’avait opérée d’un ganglion au cou et avait profité de cette promiscuité quotidienne.

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De retour à Genève, sa mère eut souvent des sueurs froides les fins de semaines. Élisabeth disparaissait en montagne avec des copains et dormait en cabane. Atti-fée des habits de son père, vareuse et grosses chaus-sures, cette forte montagnarde gravit le mont Blanc plu-sieurs fois, le Grépon, les Aiguilles vertes, les Grandes Jorasses et tous les autres 3'500 mètres et plus des Alpes. À l’époque, pas de tenue de montagne pour les dames, elles revêtaient des jupes ou disparaissaient dans des habits d’hommes pour avoir bon chaud. Lors d’une ascension, après une escalade ardue et per-chée sur une minuscule plate-forme du Grépon, elle se fit piquer son casse-croûte. Le voleur deviendra son mari, c’est Walter dit Walti. Plus tard, aux Aiguilles vertes, elle dévala une pente gla-cée sur deux cents mètres. Toutefois, une bien heureu-sement présente cuvette l’empêcha de disparaître dans l’abîme. Bilan : deux vertèbres cassées. Elle se maria après une fréquentation assidue – mais elle n’a pas craqué « avant les cloches », comme disait sa mère –, le premier bébé, Henri, est mort-né. S’il n’était pas mort, je ne serais pas là pour en parler. Trois c’est trois, m’avait-on affirmé, pas un de plus. Merci Henri, grâce à toi j’ai vu le jour et pu admirer la planète Terre. Puis tout le monde a vécu à Chougny. C’était plus pra-tique, grand-père faisait du jardin pour nourrir la fa-mille. Nous ne passions plus l’hiver en ville. La grand-mère, la pro des soins aux bébés, s’occupait de nous, elle avait travaillé à la Goutte de lait de Genève, une association fondée par la Doctoresse Champendal – première femme à devenir docteur à Genève –, la marraine d’Élisabeth. C’était une organisation créée pour venir en aide aux femmes et aux bébés.

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Quelle vie : être jeunes mariés et vivre sous le même toit que les parents et beaux-parents. En prime, rien d’autre que de la musique classique ! On fit légèrement sentir à papa qu’il n’était pas de ce monde et, lorsqu’ils étaient invités à Montalègre chez la sœur de grand-mère pour boire le thé avec le petit doigt en l’air, on lui lançait un : — Walti, pour toi, on ouvre une bouteille de blanc ? Ça ne vous met pas mal à l’aise, mais non, quelle vache la Tante Laurette. Néanmoins, Walter a été classe avec sa belle-mère : il a attendu qu’elle soit morte pour divorcer d’avec sa fille. Son avocat a envoyé la lettre de séparation par la poste, Élisabeth l’a reçue le matin et, à midi, ils n’en n’ont pas parlé durant le repas…

En attendant, Élisabeth, la romantique petite princesse adulée de vingt-trois ans, s’est retrouvée aux fourneaux à élever sa petite famille, avec plaisir et compétence, semble-t-il. Le week-end, ciao bye bye, elle filait avec son mari, éternellement envoûtée par la montagne, les deux aînés abandonnés aux parents. Cependant, elle rê-vait toujours du Prince charmant, mais Walter, tout à son boulot et en mission de faire du blé pour nous nour-rir, avait d’autres chats à fouetter que lui conter fleurette au dodo. C’était du rapide à moins le quart et hop la troisième arriva, ce fut moi. Désirée, et commandée, tout de même, m’a-t-on assuré. Notre mère nous éleva sans barrières, elle avait lu les psychologues américains qui débarquaient sur le mar-ché. Il ne fallait pas complexer ni freiner les élans créa-tifs des enfants : l’enfant roi, c’était le début. Ça ne m’empêcha pas d’être assez timide. Je comprendrai la vie en regardant vivre les gens. Néanmoins, en y réflé-

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chissant bien, cette éducation fut assez stricte, on faisait attention à tout, on finissait les vieux habits, on réparait, on raccommodait, pas de restes dans les assiettes, on éteignait la lumière en quittant une pièce. Résultat : la transition à l’écologie et aux économies d’énergie – in-dispensables actuellement – fut facilitée, les bons ré-flexes étant imprimés sur le disque dur. Ensuite Élisabeth tomba en religion, sans pour autant fréquenter l’église : elle se passionna pour l’hindouisme et côtoya les mahatmas. À l’Université, Mouravieff en-seignait la gnose orthodoxe : Élisabeth embarqua à fond et la vie ne fut plus que visionnée sur le plan A (spirituel) ou le plan B (terrestre). Malheur à toi si tu étais sur le plan B, tu subissais une mauvaise influence, on te regardait d’un œil désapprobateur. Et il ne fallait surtout pas « confluer » avec ses émotions. La tradition ésotérique de l’orthodoxie orientale – Gno-sis I, II ou III – devint la référence incontournable. En parallèle, elle s’en fichait totalement de nos vies quoti-diennes et ne voyait d’intéressants que ses gourous ou maîtres. Une dichotomie assez dure à avaler. Exemple : à la fin d’un cours auquel j’assistais, je voulus gentiment l’aider à passer la manche de son manteau, un geste brusque de rejet fut la réponse, Madame était assez souple et surtout pressée d’aller rendre ses hommages, je n’étais qu’une petite crotte insignifiante. Jamais je n’eus de contacts physiques adultes chaleureux avec elle. Les gestes de gentillesse et d’affection m’ont été montrés par mes amies, j’ai heureusement su les rece-voir, les apprécier et les reproduire. Le matin, Élisabeth était plongée dans la Bible qu’elle étudiait avec assiduité, mais, tout-à-coup, il fallait faire le repas ; à moins le quart, elle sautait sur les boutons de

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la cuisinière sans savoir ce qui cuirait dans les casseroles, son âme était en paix, c’était le principal.

Elle ne fut pas une cuisinière passionnée par cet art, d’ailleurs elle fut incapable de nous le transmettre, elle mangeait pour vivre, et non le contraire. Bien lui en a pris, ainsi je ne suis pas tombée dans le moule et le piège traditionnel de la cuisine jusqu’au cou. Durant mes études de Lettres, j’avais demandé conseil pour mon avenir professionnel à une cheffe des ressources hu-maines de la Ville de Genève. Elle m’apprit qu’il ne fal-lait surtout pas apprendre la cuisine ni la dactylo, afin de ne pas devenir une esclave !

Néanmoins, des années plus tard, avec Bernard, ayant développé l’accueil des copains, cuisiner devint un hobby sympa et un sport à haut risque pour nous. Mon copain Roel, d’origine indonésienne m’avait réconciliée avec les recettes lors d’un cours de cuisine organisé chez Béatrice et lui. Deux heures aux fourneaux, puis dégus-tation avec les conjoints ou conjointes, une dizaine de joyeux lurons qui tardaient à quitter les lieux et riaient beaucoup. Depuis, j’ose lire une recette, j’en ai cinq clas-seurs pleins, piquées dans les livres, les journaux et aux copines. Puis Betty Bossi est arrivée dans notre vie… sur le tard. Nous adorons l’impro et je me fais un hon-neur, la paresse plutôt – certainement déplacé diront les puristes – de ne jamais rien peser, tout au pif.

Ainsi, nous sommes passés des soupes à la courge, au potage de courge, puis au consommé dudit légume, pour finalement aboutir avec fierté au velouté de cette cucurbitacée. Un velouté aux orties, en avril, ne nous faisant également pas peur.

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Avec Élisabeth, souvent, j’étais prise d’un désespoir profond face à son indifférence – il ne fallait surtout pas « confluer » avait dit le Maître –, pour elle, c’était un exercice pratique. Sainte Élisabeth ne se retournait pas et ne répondait pas lorsque je piquais de monstres rages pour me détruire et pour anéantir cette brutalité de l’in-communication, excusée par les six cornes de mon signe astrologique, de mon ascendant et du zodiac chi-nois. Elle n’était pas une HP, c’est sûr, mais plutôt une intellectuelle vivant déconnectée de la réalité des senti-ments. Ses prévisions ne furent pas toujours une réussite. — Le jour où tu couches avec un garçon, fais attention, je le verrai dans tes yeux ! me dit-elle, une fois, lorsque j’avais vingt ans et que je fréquentais Jean-Pierre, mon futur mari. Étant donné la vie qu’elle avait menée, en faisant une légère transposition, elle pouvait se méfier de mes in-cartades. Mais elle n’y a vu que du feu le jour où… Je n’ai compris ses leitmotivs que bien plus tard : « Il faut faire la part des choses » et « Tout est relatif », ré-pétés à longueur d’année, Dieu que ça m’énervait. Mais oui, bien sûr, c’était un bon moyen pour tout avaler sans ciller. C’était tout dire et ne rien dire, cependant, il y avait une once de vrai là-dedans. Elle était charmante, enfin façon de parler. Suite à un séjour à l’hôpital dû à une fracture du fémur pour cause de chute sur l’escalier extérieur qui menait à sa boîte aux lettres – pourri, glissant et de travers –, J.-Cl. III et moi avions décidé de la surprendre en renouvelant le pas-sage et en y ajoutant une rambarde. Sitôt pensé, sitôt fait. De belles plaques de béton, bien droites et d’égale longueur, remplacèrent les vieilles marches branlantes,

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une solide main courante en bois les accompagna. Nous agissions en cachette derrière la maison en priant le ciel quelle ne sortît point, puis nous l’avons appelée pour venir admirer notre œuvre. Que nenni, pas de cris de joie, mais une exclamation de souffrance : — Dieu du ciel, mon vieil escalier ! Pour les remerciements, attendre un peu, il n’y en eut pas.

À la Société de photographie de Genève, Élisabeth s’éclatait, elle ne manqua aucune séance, elle honora tous les concours ; ses diapositives, à une certaine époque, eurent beaucoup de succès, ses « recherches » et ses prises de vue de la nature, d’une rare beauté, lui firent gagner des prix. Ses « collègues » l’ont comblée de bonheur durant trente ans. Ils l’adoraient et la chou-choutaient tout en la promenant un peu. Son grand-père avait introduit la photographie à Genève en 1850, elle avait de qui tenir, pour le caractère également, il était commandant de bataillon. Son jardin fut sa passion, au point de négliger, par res-pect ou manque de temps, le désherbage de la grande terrasse devenue un minuscule sentier au milieu des vi-vaces qui avaient pris le dessus. Les volets et une partie des fenêtres furent envahis par les rosiers, l’herbe – à l’origine du gazon – était fauchée une fois l’an. Indubi-tablement j’ai hérité en ligne directe du virus, ayant pourtant confondu durant longtemps une vivace et une annuelle. L’atavisme du respect de la flore crée des états de culpabilité intense lors de l’arrachage des herbes in-désirables. Pourquoi celle-là, que t’a-t-elle fait pour que tu la tues ? On n’avance pas, on tergiverse, on serre les dents et on attaque quand même au sécateur.

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Élisabeth aimait la musique à s’en droguer : après avoir joué du piano et de l’accordéon, elle vécut en fonction des concerts au Victoria-Hall, au Grand-Théâtre et au Conservatoire. Accro, elle avait tous les abonnements et se déplaçait à toute vitesse, toujours en retard, au vo-lant de sa petite Citroën, en empruntant les lignes jaunes réservées aux bus et aux taxis : — Ça va tellement mieux ! me lança-elle une fois que je l’accompagnais, en faisant une queue de poisson aux autres usagers de la route, éberlués, pour se retrouver en tête dans la circulation quand le feu passa au vert. Moi, pétrifiée et de la même couleur que le feu, je me cramponnais à ses côtés sur la place du mort. Pour se parquer en ville : pas de problèmes, elle se garait sur le large trottoir derrière le Conservatoire. Et, aux poulets qui l’attrapèrent, elle rétorqua qu’à quatre-vingts ans on n’osait plus aller dans les parkings souterrains. Dans sa maison, elle se débrouillait toute seule, mais son grand jardin était pénible à entretenir. Calviniste pur sucre, elle ne supportait pas de voir les fruits de ses arbres tomber et pourrir à terre. Elle les cueillait et allait les vendre dans un magasin bio ! Son jardin déplaçait les amis de la nature : le WWF y fit des journées d’étude au point qu’elle pensa les en faire hériter. Laurent, averti et prévoyant, entreprit alors notre mère, afin qu’elle nous donnât ses biens de son vivant pour rester usufruitière. Bien lui en a pris, sinon je serais toujours au boulot. Comme elle prenait de l’âge, j’eus quelques craintes pour elle. Comme de la retrouver morte, tombée dans les escaliers de la cave, au froid, en remontant du garage après un concert. Qui l’entendrait appeler au secours ? Je pris l’habitude de lui téléphoner tous les jours entre dix-sept et vingt-trois heures. Je voulus qu’elle portât un

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bracelet de sécurité pour téléphoner si elle chutait : il a vite fini au fond d’un tiroir. Et, pour la sensibiliser, je lui dépeignis son corps, en été, mangé par les vers et pourrissant sur le sol du garage ; aucun effet. Elle était têtue.

Élisabeth était à mille lieues de se douter de tout ce qui se passerait après la cession de ses biens. Elle n’en avait cure et, en fin de parcours, elle a vécu le détachement le plus complet, plutôt une totale indifférence à son passé encore si proche : à quatre-vingt-neuf ans, en allant à la poste, elle buta sur un pavé inégal et se cassa le coude. Ce fut une mauvaise fracture qui nécessita une hospita-lisation. Elle se plut beaucoup à l’hôpital, se crut à l’hô-tel, commanda les « servantes » – j’avais honte lorsque j’étais présente – mais je devais quand même lui brosser les dents, le personnel, débordé, ne le faisant pas. Elle ne demanda jamais qui s’était occupé de récupérer sa voiture devant la poste. Lorsqu’il fallut prévoir la convalescence, panique à bord, Élisabeth, s’étant bien habituée à son environne-ment, ne voulut pas quitter l’hôpital. Elle sera néan-moins déplacée à l’hôpital de gériatrie : un grand parc, une cafétéria, des gens sympathiques, des visites, elle ne rêvait que d’y rester. La rééducation alla bon train et le retour à la maison fut évoqué. D’accord, dit-elle, mais avec du personnel en permanence. Que faire ? Engager trois personnes pour faire les trois fois huit ? Un peu trop compliqué à organiser. Nous lui avons suggéré d’aller dans une maison de repos. La seule qui avait une place libre était une magnifique mai-son dans un parc arborisé et rempli de divers animaux. Elle s’adapta promptement, et voilà la passionnée de

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Mozart, adepte de spiritualité et de gnose orthodoxe, parlant football avec les employés – aussi bizarre que cela puisse paraître, j’avais découvert, en lui téléphonant le soir, qu’elle écoutait le football à la radio « Parce que c’est vivant ! » m’avait-elle affirmé – et se plantant de-vant la télévision pour regarder les matchs ; elle profi-tait, elle n’avait jamais voulu de poste à la maison. Elle adorait son nouveau milieu de vie et se fit vite remar-quer par son caractère bien trempé ; cependant, durant plusieurs années, elle fut très appréciée car autonome : capable de s’habiller, de se laver et de se déplacer sans aide. Les autruches du parc, pour lesquelles elle gardait son pain du repas, la repérèrent et lui piquèrent plu-sieurs bandeaux bleus dans les cheveux en tendant leur long cou par-dessus la clôture. Ça devint un gag et j’en achetai bientôt chaque quinzaine. Elle ne parlera jamais de sa vie antérieure, de sa maison, de son jardin, de ses fleurs et des concerts auxquels elle allait chaque semaine et, bien sûr, ni ne s’inquiéta de sa-voir qui s’occupait de son bureau et de liquider sa mai-son. Elle vivait un détachement total. Était-ce une leçon de lâcher prise ou plutôt le soulagement d’être libérée ? Elle put profiter des animations et se balader dans le parc. Une fois par mois, elle venait deux jours chez nous. Là, c’était le plein-temps : je l’installais sur une chaise longue ; il fallait positionner les coussins comme ci ou comme ça, ils étaient toujours trop hauts ou trop bas. Nous jouions aux échecs, mais elle baissait, je com-mençais à la battre et à piquer la reine – souvent dans la première demi-heure – de cette forte joueuse, qui détes-tait perdre ou, plutôt, qui adorait gagner. Une fois, lors de l’attente de l’ascenseur dans sa maison de repos, trouvant le temps long, elle donna un coup de

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pied à la porte pour l’activer, sans succès, mais elle chuta en arrière, on crut qu’elle s’était cassé la hanche, son coude seul fut de nouveau douloureux, il ne se remettra plus, se déformera, se recollera de travers, les plaques ayant bougé.

Contusionnée, ce fut le début d’un séjour en chaise : très pratique le système, on vous colle un Pampers, plus besoin de mener les gens aux toilettes ; on vous admi-nistre un petit neuroleptique, plus besoin de répondre aux questions et aux appels pressants. Le dimanche après-midi, les courses de Formule 1 crissaient des pneus dans le salon bleu parce que le garde aimait ça, dehors il faisait beau, le parc était magnifique, tant pis. La chaise n’avait plus de support pour le pied gauche, ça ne fait rien, on lui posa les deux pieds du côté droit. Il faisait chaud, le dos collait au dossier de plastique, pas grave, on installa un gros coussin qui la poussait en avant.

Aux repas, il ne fallait pas être trop sensible : pour éviter les dégâts sur les habits, on lui nouait autour du cou une serviette à grosse poche ventrale, tout ce qui tombait dedans ne salirait pas sa blouse. Avec sa pauvre main droite et son coude tout tordu, il devint impossible qu’elle mangeât seule. Une aide se promenait d’une per-sonne à l’autre, une bouchée par-ci une bouchée par-là. Toujours les mêmes petites boules : la boule blanche, c’étaient les pommes de terre, les pâtes ou le riz, la verte c’était le légume, la brune la viande en sauce. Élisabeth était végétarienne, on oublia. La crème jaune au dessert, flanquée de sa cerise rouge fluo, n’invitait pas à la dé-gustation. Ayant compris le système, je me pointais aux heures des repas pour lui donner la becquée.

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Les balades qui suivaient dans le joli parc auraient pu devenir l’occasion d’échanges plus profonds. J’ai essayé de parler de la mort, je réussis à lui faire exprimer ses dernières volontés : pas de pasteur, laisser son corps au moins cinq jours sans l’enterrer pour que l’âme puisse s’envoler tranquillement : — Tu m’enterres chez toi ? — Mais c’est interdit, maman ! Je peux te faire incinérer et te placer à côté de papa dans mon talus fleuri avec vue sur les Alpes, si tu veux. — Bon d’accord.

Branchée sur elle-même, elle ne recherchait rien d’autre que son aise et dans ce cas-là, je la comprenais bien : — Gratte-moi dans le dos, s’il te plaît. Ce n’était pas vraiment facile à faire – n’ayant jamais eu de contacts physiques avec elle en tant qu’adulte –, fi-nalement, je le faisais comme à mon chien ou à un che-val, sans état d’âme, avec charité. Suite à un week-end de psychologie sur l’analyse tran-sactionnelle, je découvris, au bout de deux cents ques-tions, que mon scénario de vie était « Fais plaisir à ma-man ». Quel choc. Oui, et faire plaisir à maman a dé-bouché sur faire plaisir aux autres, penser toujours aux autres. À ce qu’ils aimeraient recevoir ou vivre : « Se mettre trois mois dans les mocassins de l’ennemi pour le comprendre » comme disent les amérindiens. C’est usant. Un peu d’égoïsme ferait du bien. Pour en finir avec ce cirque, j’ai également commencé à penser à moi. La mauvaise conscience en prime. Mais avec l’expé-rience de la vie, cela devint plus facile. Cependant, le Saint-Bernard qui sommeillait en moi me jouait des tours. En vacances en Italie chez une amie,

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lors d’une promenade en montagne, j’entendis un ani-mal appeler, c’était une petite chèvre, coincée derrière un caillou, dans le ruisseau : j’ai sauté à l’eau pour la dé-gager, elle tremblait de froid, ses beaux yeux bruns de chamoisée me regardaient avec crainte, je l’ai hissée sur mon dos derrière mon cou en lui tenant les pattes réu-nies sur ma poitrine et nous sommes rentrées au village. Durant la descente, elle s’est détendue et se réchauffa. Elle avait compris. Nous avons recherché un paysan qui aurait perdu une bête, il fut content de la revoir et n’en crut pas ses yeux. Encore une autre chèvre – décidément, ces bêtes, ça fugue – dans un village fribourgeois, tout-à-coup, sur le trottoir devant la voiture, une coquine qui se faisait la malle. Elle venait de sauter hors de son parc. J’ai freiné, feux de secours, hop je l’ai attrapée et retour par-dessus la clôture à la case départ. Impossible de rester indiffé-rente devant le danger que court une bête. J’ai même sauvé une limace d’une grande godasse qui allait l’écraser et pas n’importe laquelle, de godasse donc, celle d’un évêque africain en vacances chez un collègue, notre ami l’abbé Leonardo de la paroisse Saint-Pierre, qui venait s’informer chez nous sur les énergies renouvelables. Durant la tournée technique au-tour de la maison – il pleuvait des cordes ce jour-là – nous sortions du local de la chaudière à bois déchiqueté et son immense pied – 45, 46 ? – faillit écraser une belle grosse limace brune. Je l’ai poussé brutalement de côté, sans réfléchir, et sans lui sortir un respectueux : — Monseigneur voudriez-vous avoir l’extrême obli-geance d’éviter cette petite bête ? Surpris, il me lança : — Mais ce n’est qu’une limace !

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J’ai riposté, choquée, ne perdant pas le nord, et avec une petite pointe de satisfaction dans la voix : — Le Seigneur a dit : « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est comme si vous me le faisiez ». La tête de l’ecclésiastique ! KO l’évêque. Néanmoins, nous avons passé une très belle soirée et il est reparti heureux comme un enfant, avec une lampe de poche à ampoules LED, rechargeable par une dynamo qu’on ac-tive en tournant. Dieu sait dans quelles circonstances obscures ce pauvre prélat devait préparer ses messes et ses rapports.

Une mère reste une mère, quoiqu’elle nous ait fait vivre ou subir. Toute ma vie en attente d’une reconnaissance, d’un amour, mais pourquoi ? J’ai mis des dizaines d’an-nées à l’accepter telle qu’elle était : elle avait très bien exécuté son travail de mère – nourrissage, raccommo-dages, lavages, contacts physiques sans gêne ni com-plexes dans la petite enfance, suivi assidu des évène-ments familiaux, albums de photos à jour avec des textes abondants –, sans être une mère poule chaleu-reuse ni une rassembleuse de tribu. Zéro esprit clanique. À l’occasion d’un retour en voiture à son EMS, je ne me souviens plus du contexte, je lui avais lâché : — Mais maman, je fais ça pour toi parce que je t’aime ! Je ne sais pas, mais si on me disait cela, je saisirais le bras de cette personne pour la rassurer que c’est réciproque ou, tout au moins, lui manifester de la reconnaissance. Mais là, non, rien, silence radio. Une totale indifférence, comme absente à la communication affectueuse. Dieu soit loué, les dernières années, j’ai enfin réussi à débar-rasser ce lourd fardeau de mes épaules. Nous nous sommes bien quittées : « Adieu chtaivu ! » comme elle

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disait toujours. Je fus soulagée qu’elle parte, depuis trois ans c’était trop triste de la voir dépendante et amoindrie, ratatinée dans son fauteuil, loupant sa bouche avec sa cuillère ou recrachant la nourriture enfournée énergi-quement et en quantité excessive par des aides un peu trop pressées. Un matin j’ai reçu un téléphone : maman s’était endor-mie à la fin de la nuit, j’ai sauté dans ma voiture, pour aller la voir une dernière fois. Elle était paisible, bien absente. Suivirent les formalités, les signatures, l’acte de décès du docteur, qui indique le poids – quarante-trois kilos, c’était délicat tout plein –, les pompes funèbres, le choix du cercueil, les poignées, le tissu, heureusement aidée et soutenue par mon neveu Hervé, le frère étant au Canada et la sœur absente de ma vie. Je fis la cérémonie comme pour papa. Mozart était au rendez-vous ; des gens de la Société de photographie ont parlé ; j’ai évoqué sa vie ; elle fut incinérée et enter-rée en Joux à côté de papa. Je suis bien avec ce souvenir, il n’est pas pesant, je pense souvent à elle, sans le regret du non-vécu et surtout reconnaissante de tout ce qu’elle a semé en moi : la musique, l’amour des fleurs, le res-pect de la nature et des animaux, ainsi que des vraies valeurs de morale.

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La fratrie : Laurent, le frère aîné

Aucun souvenir de lui avant neuf ans. Si ce n’est les va-cheries classiques endurées comme seuls les cadets peu-vent en subir : les humiliations et la mise à l’écart. Le frère et la sœur n’ont pas dérogé à la règle, toutefois j’ai appris à me défendre, à ruser, à me méfier des « grands ». Une fois, Laurent est revenu de vacances studieuses en Allemagne, il devait avoir quinze ans, et, ô miracle, à son arrivée il me serra dans ses bras et m’embrassa. Dès lors, il devint mon gourou adoré et vénéré, mon maître à penser, mon conseiller en tout genre. Être choisie comme interlocutrice privilégiée prioritaire par Laurent, le chef spirituel de la famille, était devenu un sport à haut risque pour les bonnes femmes du clan, mère, sœur et moi. Qui allait-il préférer en premier pour un dialogue confidentiel lorsqu’il reviendrait d’un stage ou d’un voyage ? Élisabeth ne voyait de beau que lui, le saint fiston ; Loïse, notre sœur ne jurait que par lui, moi, j’en bavais. Il faut avouer qu’il avait le sens de l’écoute, qu’il était de bon conseil, un peu « pasteur » sur les bords, d’ailleurs il les fréquenta assidument. Mon frère étant copain avec Dieu, il m’entraîna à l’église. Toutefois je devais me forcer pour « sentir » quelque chose, ça ne venait pas. Le dimanche, nous al-lions au culte à vélo – moi qui détestais pédaler – à la Cathédrale Saint-Pierre de Genève, car une telle spiri-tualité n’hésitait pas à fréquenter les hauts lieux du christianisme calviniste bon teint. Il portait un pull grec

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en laine écrue avec un petit ruban rouge en guise de cra-vate. Est-ce que je me sentais mieux à la sortie ? J’ai des doutes, mais au moins je l’avais accaparé durant quelques heures et cela n’avait pas de prix. La « dépendance » durera trente ans, ce fut une drogue : qu’allait-il dire ou penser de mes fréquentations ? À chaque nouveau jules, j’avais la hantise de le voir réussir l’examen familial. C’était sans pitié. Les vacances de Noël se passaient au Canada, chez lui, Anne et leurs deux garçons, Hugues et Gilles. C’était la solution pour éviter la solitude trop crasse à cette époque où tout le monde fête Noël en famille ; rester seule, c’était la galère, plus personne ne pensait à moi. Et la suite incontournable en janvier : — Tu as passé un bon Noël ? — Ouais, seule avec les chiens en finissant les restes du jour précédent. Ça n’avait pas d’allure. À Noël, maman n’avait pas l’âme rassembleuse, Mozart et les messes sacrées lui allaient très bien. L’inviter ? Je n’étais pas sûre qu’elle eût aimé faire le déplacement. Loïse, très « famille », se contentait de la sienne, il restait mon frère chéri et sa famille que j’adorais. On m’atten-dait chaque année. Chouette, je sautais dans un avion pour Montréal, à l’époque on ne calculait pas encore les tonnes de CO2 du voyage… À l’aéroport, nous tombions dans les bras les uns des autres, comme des fous. Deux semaines de parfait bon-heur, pas l’ombre du début d’un froissement, tout glis-sait sans heurts. Nous partagions tout, nous parlions li-brement, sans jugement. Les rires et les gags étaient au menu. Les banquets – Anne est une cheffe hors pair – se suivaient, je fus petite main en cuisine et j’appris des

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trucs, des tours de main dit-on, moi qui ne savais faire que la raclette et les pâtes. Le régime et les kilos on s’en fichait, on verrait ça en janvier. À l’heure du café, nous creusions dans les leckerlis, les truffes au chocolat noir et les florentins « maison » qui attiraient irrésistiblement nos doigts. De Montréal, nous filions à leur maison de campagne dans les Cantons de l’Est. La maison est charmante, les promenades en raquettes sur le lac gelé et dans leur fo-rêt – de cinquante hectares, mais là-bas c’est comme deux mille mètres chez nous –, par n’importe quel temps et souvent au-dessous de zéro, nous fouettaient l’organisme, puis le feu de cheminée qui suivait, propice aux jeux, aux rires ou aux confidences, devenait un lieu de rencontre qui réchauffait également le cœur. Le déboulonnage du saint frère eut lieu par un bel hiver enneigé, ma belle-sœur, étant une âme fine et accueil-lante, pas soumise pour deux sous, mais naviguant néanmoins avec aisance dans son couple, n’y fut pas pour rien : nous discutions comme des forcenées, nous creusions comme des pelles mécaniques et nous avons conclu relativement facilement que le frangin était bien sympa, un bon soutien, un chou garçon, mais pas un gourou indéracinable et parfait, encore moins détenteur d’une quelconque parole sainte et sacrée. L’affaire fut exprimée et classée à deux heures du matin, vautrés sur les canapés, à refaire le monde, familial en l’occurrence. Saint Laurent renversé en ordre, arraché de son piédes-tal dans la bonne humeur, mais toujours autant aimé ! Peut-être même plus. Dans l’égalité et non l’aveugle-ment. Maintenant c’est la fête lorsqu’il revient en Europe pour son travail de muséographe. La complicité, l’humour et

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l’affection sont au rendez-vous. Chaque fois qu’il quitte la cour de Joux, au volant de sa voiture de location, une vague de tristesse m’assaille. Quand il sera trop âgé pour voyager, comment cela se passera-t-il ? Fini ? Juste par téléphone ? C’est trop dur, n’y pensons pas.

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La sœur : Loïse

Une mauvaise place, celle du milieu ? Pas du tout, ado-rée par sa mère et son père comme le saint frère aîné, mais suivie, trois ans plus tard, d’une peste qui en rede-mandait, du coup la place du centre devint peu confor-table psychologiquement. Forte, bagarreuse, les raclées pleuvaient sur moi. Ma-man faisait des photos avec son nouvel appareil, c’était si drôle les filles qui se battaient, alors que des remon-trances ou des fessées auraient dû s’abattre sur nous. Je fis mes muscles et j’ai tenté de rendre les points. Belle, elle me complexa totalement en me traitant de grosse Bertha, alors que j’étais mince comme un haricot et elle plutôt bien portante. Elle avait des copains et sortait avec eux, je n’étais que la petite merdeuse qui collait aux grands. Une fois, en famille, elle sortit cette phrase : — Les enfants sont la rançon du plaisir ! Naïve, il m’a fallu plusieurs années pour comprendre… En réalité, je n’eus aucun contact avec elle jusqu’au jour où j’ai cherché un appartement et que je me suis retrou-vée au premier étage de la maison de famille – celle de notre grand-mère – et elle au rez-de-chaussée. Atten-tion, l’isolation n‘étant pas au top et nos agapes avec les copains un peu trop bruyantes il est vrai ; tout cela, combiné à sa vie de femme divorcée élevant seule ses deux enfants, rendit les contacts peu conviviaux. Et les mouches ! Nos chevaux produisaient du fumier, mis en tas presque sous ses fenêtres de cuisine avec, en

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prime, le jet au coin de la maison qui arrosait ses vitrages lorsque nous rafraîchissions nos bêtes, pas génial pour développer une connivence fraternelle. Je revois tou-jours Hervé au coin de la maison, petit bonhomme noi-raud, tout curieux de ce qui se passait à l’écurie et mou-rant d’envie de venir caresser ces gros animaux.

Après mon départ, nous nous sommes perdues de vue, classique, nous nous sommes retrouvées, un peu, il y eut même parfois de très beaux moments de rires et d’échanges concernant la nature. Puis, bien plus tard, les histoires de succession – qui empestent toutes les fa-milles – nous rapprochèrent. S’en suivra une saga digne des séries américaines : nous faisions confiance à un ar-chitecte, lequel flaira la bonne affaire – plusieurs milliers de mètres carrés en zone villa –, il avait un copain à la banque – oui, celle qui défraya la chronique à Genève par ses « affaires » – et un autre chez les notaires, tous voyous, maqués en ordre, prêts pour la curée. La donation eut lieu, nous ne fûmes pas avertis que nous étions « copropriétaires » du fait que notre mère était encore vivante ; on ne nous dit pas, lors de la si-gnature, que nous étions tous les trois responsables pour toutes les ventes ou non-ventes de la totalité du terrain. Nous n’y avons vu que du feu et, moi, je rêvais déjà de voir mes chevaux de manège – qui besognaient beaucoup – brouter dans une jolie campagne. En prime, il fallut encore payer la succession, salée, à l’État. Nous subissions la crise des années 1990, nous ne ven-dîmes rien, enfin moi. Loïse garda du terrain autour de la maison familiale dont elle hérita en plus, et n’en ven-dit que très peu pour payer la succession. Laurent jouit des premières ventes de terrains, bien placés sur le haut

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de la parcelle. Les miens, humides, restèrent longtemps invendus, car situés en bas du terrain sous les chênes, ce n’est pas pour rien que le chemin s’appelle Tattes-Fontaine. Les histoires s’envenimèrent. Loïse vit clair sur les agis-sements de l’architecte, elle prit un avocat, Laurent aussi, moi je suis allée au tribunal à mains nues, refusant d’en engraisser un. J’ai bossé comme une dingue pour payer la succession – pas encore abolie en ligne directe à l’époque – sans avoir vendu un seul mètre carré et sans prendre d’hypo-thèque. Je suis retombée sur mes pattes bien plus tard. Exemple de voyouterie notariale : j’avais finalement un client pour une parcelle, le notaire, marron, me donna rendez-vous à son cabinet pour clore l’affaire. Les trois hommes, le notaire, le client – un africain (fuite de ca-pitaux africains ?) – et son conseiller, avaient des têtes qui ne me revenaient pas. Le notaire lut le document de vente et, à la phrase « Le chèque remis ce jour en mon étude », j’eus le malheur de lui demander de pouvoir le voir, ce chèque : — Mais Madame si vous croyez que c’est si rapide que cela pour faire un chèque bancaire, il va arriver ces pro-chains jours. — Pas de problème, téléphonez-moi lorsque vous l’au-rez, je reviendrai volontiers. Je refis mes cent bornes pour retourner au travail. Il ne m’a jamais recontactée !

J’ai toujours refusé de me brouiller avec mon frère et ma sœur pour une question d’argent. À mes yeux, l’en-tente familiale est sacrée. À la toute fin des évènements, en sortant de chez le dernier notaire avec ma sœur que

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je reconduisais, je lui ai demandé son assentiment pour enterrer la hache de guerre et repartir à zéro en ne par-lant plus jamais de nos histoires, elle fut d’accord, je fail-lis tamponner la voiture précédente tellement le bon-heur me submergea, je lui fis un gros bec au feu rouge. Malheureusement, à chaque retrouvaille – je venais sou-vent à Genève voir maman et je m’arrêtais chez elle – rebelote, elle repartait sur le sujet, je stoppais net, le disque ne m’intéressant plus. Peu à peu j’ai désespéré de retrouver ce moment de bonheur vécu au feu rouge des Eaux-Vives.

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La vie spirituelle

Jeune adulte, le mot spirituel m’énervait, il sentait la gre-nouille de bénitier et les gens ennuyeux, il me fallait du concret, du solide, du physique. Avec les années, je dé-couvris que le corps c’était bien joli, mais que je possé-dais également, disons pour faire simple, une âme ou une dimension spirituelle. Il est vrai que l’expérience si réelle de sortie de mon corps m’avait branchée sur une longueur d’onde que j’ignorais. Je partis en recherche, le radar tourna à plein pot, j’ai piqué tout ce que pouvais, je lisais des mètres cubes de livres sur le sujet, je fréquentais les séminaires et les con-férences, heureusement les pieds toujours sur terre, le taureau astrologique veillant au grain. Il me semble qu’une énergie peut nous habiter, qui tend apparemment vers le Beau, le Bon et le Juste, trois qua-lités qui font ou pourraient faire partie de notre bagage génétique. La complexification étendue et progressive de la cons-cience humaine tendrait à prouver qu’il existe un but prédéfini pour elle ou plutôt une opportunité encore in-déterminée. Il est évident qu’un changement en profon-deur doit encore advenir dans le comportement des hu-mains, de cela dépend notre survie. Comme tout système tend à aller vers une dégradation, trois solutions s’offrent à nous sur le chemin de notre évolution personnelle : ne rien changer, tourner en rond et fermer les yeux ; ou bien faire exploser le système et tout détruire ; ou encore amener une modification dans

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son fonctionnement pour déboucher sur une améliora-tion de la situation et atteindre un certain équilibre. Est-il rationnel et nécessaire d’intégrer la dimension spi-rituelle ? Comment adopter une position confortable face à cette interrogation ? À ce propos, un jour que nous revenions, Bernard et moi, des abattoirs d’Esta-vayer-le-Lac où nous avions conduit ma jument Diva, j’ai vécu un passage très fort. Mais avant, je dus traverser l’angoisse que je vivais chaque fois face à la mort de mes chevaux : il fallut lui passer le licol à l’écurie pour la dernière fois, regarder sans honte ses beaux yeux bruns, doux et confiants, la charger avec des mots encourageants, la transporter – heureusement Bernard conduisit ma voiture –, la dé-charger, la conduire dans l’abattoir, et lui parler – le boucher avait l’habitude que je ne me dégonfle pas, comme certains qui filent sans demander leur reste en abandonnant leur animal – « Diva, n’aie pas peur, tu sais où tu pars, tu vas rejoindre tous les autres et tu pourras galoper avec eux ». Au retour, effondrée sur l’épaule de Bernard, pleurant toutes les larmes de tous mes deuils qui me remontaient, je criais ma souffrance de ne rien comprendre à la vie et à son but et je posais la question au ciel. À ce moment très précis, sur le seul tronçon présentant un angle droit sur la route d’Estavayer à Cronay, et qui a, au maximum, trente mètres de long, nous avons vu un gros camion sur lequel était écrit en diagonale, rouge sur blanc « Nous allons vers une autre dimension ». Je lus cette réponse, tombée de nulle part. Elle combla mon attente, j’ai séché mes larmes, je fus rassérénée, je suis repartie pour un tour, jamais je n’oublierai ce « hasard ». Le ca-mion transportait des meubles, je l’appris plus tard.

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Par nos facultés mentales, nous avons la possibilité d’in-tégrer ou non une dimension spirituelle. Ce libre arbitre nous est offert. Est-il cause des errements, des violences ou des percées merveilleuses que nous pouvons obser-ver ? Grâce à la répétition des bons gestes, nous pourrions adopter le Bon, le Beau et le Juste. Le paradis sur terre pourrait être à portée de main : convivial, honnête et solidaire. Ce n’est pas forcément facile à mettre en place. Aujourd’hui, j’ai jeté – recyclé aux vieux papiers, plutôt – ma vie spirituelle passée, toutes mes notes compilées dans de nombreux cahiers. Ce dépouillement m’a fait un drôle d’effet. Anéantir tous ces souvenirs d’écoute attentive, écrits dans le feu du moment, fut un abandon salutaire pour atteindre l’essentiel qui reste gravé : aller vers l’amour. Du coup, les croyances, les « églises », les extrémismes, les dogmes rigides deviennent obsolètes. Si le radar tourne sans répit, que le regard braque ses 360 degrés en permanence, que les oreilles sont à l’affût du moindre phonème et que l’on capte tout à demi-mot, cette sensibilité autorise des trucs rigolos : une fois qu’un sourcier, avec ses baguettes, cherchait un drain dans notre champ pour évacuer l’eau de la combe, je lui ai demandé comment ça fonctionnait. Il me les prêta gentiment – on peut remarquer qu’il n’a pas cherché à retenir son savoir – en m’expliquant la façon de les te-nir : en équilibre, posées dans les mains sans les serrer. Et ça fonctionna ! Bernard m’en confectionna deux avec des baguettes à souder en cuivre. Je me suis entraî-née sur les tuyaux autour de la maison, j’ai montré le truc à des copains : les « scientifiques », les « carrés » – des « normaux » donc… –, ils n’y arrivaient pas. Par

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extension, pourrait-on affirmer que les HP sont anor-maux alors ? En fait, on s’en fiche, c’est le résultat qui compte. À plusieurs reprises j’ai testé avec succès cette aptitude pour dépanner.

Heureusement, d’autres occasions se présentèrent de partager un intense moment de HP. Lors d’une visite à Jean-Pierre, l’époux veuf de ma Gilberte, se pointa sur le pas de porte pour lui souhaiter bon anniversaire un monsieur de la région. Nous nous étions vus trois fois en treize ans, nous ne nous souvenions plus si nous nous tutoyions ou pas, avec facilité nous décidâmes que oui. Il s’assit, nous avons babillé et arriva sur le tapis le sujet des éoliennes. Trois étaient prévues à Cronay ; il m’assura alors que l’ancien directeur de l’Office fédéral de l’environnement avait repris des points pour lui : il n’aimait pas les éoliennes et il embrassait les arbres ! Une chaussette me tomba : quoi, ce gars, balaise et cos-taud, trouvait normal d’embrasser les arbres ? Nous sommes partis sur le sujet comme des fous, il me sem-bla même que ça le touchait, j’en fus baba. Il nous ra-conta comment il s’était mis en retard, une fois, en em-brassant un arbre pendant que sa famille continuait la route. J’avisai le tilleul sous lequel nous étions assis : il était splendide, majestueux, immense, vénérable, com-bien d’années pouvait-il compter, cent ? Je lui sortis la phrase typique locale que j’avais apprise avec mes col-lègues de l’école d’agriculture (grand-mère, bouche-toi les oreilles) : — On va l’embrasser ? Chiard, t’oses pas ! Ni une ni deux, trois donc, il s’est levé, moi aussi, ça devenait tendu : quand même, aller embrasser un arbre avec quelqu’un qu’on connaît à peine, c’est surprenant

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et inquiétant. Le grand-père, assis sur son fauteuil, nous regardait avec des yeux tout ronds. Gravement, peut-être émus, nous sommes allés chacun d’un côté de l’arbre, sans hésiter une seconde, nous l’avons embrassé – aux deux sens du terme –, nos mains se rejoignirent, nos doigts se mêlèrent, il dit quelque chose comme : — Je pense à mes racines, aux anciens, à ma famille, je me relie au ciel et je sens la Terre. Et moi : — Je pense au monde, à sa souffrance et à ce qu’il s’y passe en espérant plus d’amour et de compassion. L’arbre a-t-il vibré dans nos bras ? A-t-il senti que nous l’aimions et qu’il existait pour partager ce moment ma-gique ? Nos doigts se dénouèrent et la vie continua mar-quée d’une pierre blanche. Il faut avouer qu’en regardant le ciel et l’Univers par une belle soirée d’août, nous nous replaçons directement au niveau réel : nous sommes peut-être les seuls à con-naître notre existence dans cette immensité, alors com-ment peut-on admirer la Voie lactée ou la profondeur majestueuse du ciel et encore continuer à se taper des-sus, cela ne fait pas sens. Pourquoi l’humain tente-t-il par tous les moyens de prolonger sa vie et de se rendre éternel grâce à la bio-technologie et, paradoxalement, détruit-il son biotope et ses confrères avec application ? En étant HP on est sans défense. Parfois, la nuit, je me réveille, angoissée, en pensant à toutes mes sœurs les femmes qui, à cette même seconde, se font violer et vio-lenter en souffrant dans leur âme et leur corps, je me mets à flotter entre deux eaux. Ce cauchemar nocturne est récurrent, pour me calmer et me pacifier, et peut-être me rendormir, je caresse ma petite chienne qui est

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montée jusque dans mon dos. Je recherche le contact de l’animal, il ne me dérange pas ; parfois je me réveille le nez dans son pelage, je me rendors en paix. Je n’ou-blie pas que l’humain vient de l’animal. La journée, caresser une oreille ou un museau tout doux de cheval en passant, c’est l’amour absolu. Pourtant, j’en ai vu un baffer la joue d’un cheval qui tendait son nez en curieux, alors que nous traversions une écurie. Des gens comme ça, il faudrait leur administrer le même ré-gime, paf sur le museau. Si l’animal recherche notre compagnie, c’est un honneur. HP, on naît ainsi, on l’est ou pas. Mais je me soigne, j’ai des trucs maintenant : dès que je sens monter la « vague » de larmes, je me dis « Arrête ton cirque, ne commence pas à pleurnicher, tu n’es pas dans un camp de réfugiés syriens en plein hiver, ni sur un boat-people ». Du coup, le cœur se calme, le souffle redevient moins agité. Un sourire et « ça repart », et pas seulement en mars… À ce stade, être HP devient une force et non un handicap car, en plus d’avoir une perception des évè-nements empreinte de sentiments, aigüe et rapide, on garde la tête froide, le contrôle et la raison, afin de ne plus subir des émotions ou des expressions sentimen-tales indésirables venant de l’extérieur.

Et la religion ? Après mes frasques avec les pasteurs, à seize ans, je fus passionnée par Jésus grâce au pasteur René H. Très moderne, il savait nous activer une foi branchée dans la pratique quotidienne, d’ailleurs son église, à la route des Acacias, était construite sous un immeuble locatif. Par la suite, la pratique dogmatique et traditionnelle s’est estompée pour ne plus revenir puisque mon église

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est dans mon jardin, dans mes fleurs et dans mon cœur. Des copains ont bien essayé de m’évangéliser tout un soir : j’étais coincée sur leur canapé au salon et ils m’en-doctrinèrent de telle façon que, pour finir, j’avais mau-vaise conscience d’oser exister sans y croire comme eux. En sortant, dans ma voiture, j’ai de nouveau fait une « débattue » de profond désespoir, en réaction à cette agression. Pour résumer, je peux dire que l’« histoire » – la Bible donc – je n’y crois pas : au cours des siècles, il y a trop d’écrivains différents qui ont fait leur petite impro sur le sujet et dans le sens qui les arrangeait, alors je garde le message, il n’est pas dénué de bon sens : « Aime ton prochain comme toi-même », c’est déjà tout un pro-gramme. Essaie juste un jour, tu es crevé à midi. D’ailleurs, au lieu de bigoter en long et en large, il est plus opportun de suivre ceux qui recherchent la vérité – et non pas ceux qui l’ont trouvée, ça évitera les extré-mismes – tout en fréquentant les gens qui nous cons-truisent et en fuyant ceux qui nous démolissent.

Et peut-on croire que Dieu a tant aimé le monde au point de donner son fils unique pour lui ? Il les a laissés lui planter des clous dans les mains et les pieds sans broncher ? Pour nous ? Imaginez le gars qui plante le clou et tape dessus et mon frère – si Dieu est mon père, Jésus est mon frère – qui demande à papa pourquoi il l’a abandonné ? C’est une sale et triste histoire, Jésus est mort pour rien. Depuis vingt siècles on continue de gaiement s’entredéchirer. Si Dieu peut déplacer les montagnes et ouvrir les flots de la mer pour faire passer son peuple, pourquoi ne peut-il pas balancer un coup dans les gencives des salauds ? Si en deux mille ans nous

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n’avons pas évolué, il n’y a aucun espoir que ça change grâce aux religions. Il faudra trouver les ressources en nous, en prenant conscience d’un travail immense à ac-complir sur nous, c’est le seul endroit où l’on peut agir. Courage, il y a du pain sur la planche et prions pour que cela arrive avant une guerre nucléaire, un réchauffement climatique trop problématique ou l’extinction du genre humain puisque les gros mammifères ont tendance à disparaître en premier. En extrapolant le sujet vers le domaine pratique, Ber-nard, sa fille et moi, avons participé à des cours de Reiki et obtenu les trois degrés Karuna. Le Reiki fait appel à l’énergie ambiante. Celle ou celui qui fait du Reiki ne fait que la canaliser sur une personne ou sur soi, le but étant de soigner et d’aider à vivre. On pose les mains sur l’en-droit à soigner, cela se pratique aussi sans toucher le corps ou à distance. Le Reiki utilise des mantras qui cap-tent et redistribuent l’énergie. Lorsqu’on le pratique, on ne peut vraiment pas dire qu’il ne se passe rien, car les mains chauffent et fourmillent. Beaucoup de gens « font » aussi du Reiki sans le savoir, par leurs prières. En toute simplicité, on peut pratiquer la fraternité, la tolérance et la reconnaissance de l’autre dans son alté-rité, sans se poser mille questions, ni à quelle église il appartient et tout en demeurant de bons laïcs croyant en l’avenir d’un humain meilleur. Le gag est que même agnostique, protestante, arrière-arrière-arrière-petite-fille de réfugiés français huguenots suite à la Révocation de l’édit de Nantes, cela ne m’empêche pas de chanter des messes avec le chœur A Cappella. Maintenant je m’entraîne au pendule, il répond par oui ou non à mes questions, qui doivent être très précises, c’est impressionnant.

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Les amours

Mal d’amour, mal de Terre Les roses séchées dans de grands vases clairs S’accompagnent et se ressemblent, Baissant la tête, Plongeant dans leurs pensées Réflexion au passé Méditation sur l’éternité.

Par où commencer ? J’ai cherché l’amour – le grand amour – toute ma vie… Et que celui ou celle qui n’y a jamais cru me lance la première fleur ! Le petit bon-ami de l’école primaire, catho et moi pro-testante, a disparu de ma vie comme il y était entré. Dommage, je l’aimais bien. Il est mort il y a un mois, il était médecin, il a peut-être trop mangé de ses pastilles et subi leurs effets secondaires. Les flirts avec les petits jules des sauteries chez le fils du pasteur, suivis, à la sortie, de bisous sous les lampa-daires, furent bien choux et innocents : avec J.-Cl. Pre-mier, apprenti mécanicien à la SIP, je découvris une vie d’ouvrier. Sa mère, étant seule, travaillait dur pour éle-ver ses enfants. Nous passions le dimanche après-midi affalés sur un vieux canapé à récupérer de notre nuit de danse, gentiment nourris par sa brave maman. Pas duré, tristounet.

Le bizarre A., bien plus âgé que moi, j’y ai cru. Néan-moins, il me faisait jouer de drôles de rôles. Avec du

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recul, dégueulasses : est-ce qu’on demande à une jeune fille – très fleur bleue malgré sa mordache – de se dés-habiller le haut du corps, dans un champ derrière un bois – heureusement pas en plein hiver. J’avais craqué pour lui, accrochée à sa taille en moto et emballée par le New Orléans qu’il jouait à la clarinette dans un groupe. Il m’a plaquée, tant mieux. J’ai pleuré trois jours non-stop et j’ai fait ma première tentative de suicide : j’ai mangé du cytise, je n’ai eu qu’une monstre indiges-tion et mal au ventre. Histoire vite enterrée. Pas duré.

Jean-Pierre, mon mari, voir plus haut. Bons souvenirs. Finalement pas duré.

Bercée d’inutiles illusions Reprise par ma continuelle recherche Je cours à toi, je m’envole Ton bras me serre, j’ai froid Encore plus près, je me tiédis Dis-moi, c’est vrai ? Tu es là ? Mais qui es-tu, tu es sans nom Je ne vois que ta face Je ne sens que ta chaleur Ne pars pas, j’ai froid encore.

Kennedy, voir plus haut. Pas duré.

Une petite pierre blanche Ronde et lisse sous mes doigts Je la passe d’une main à l’autre Elle se réchauffe à ma paume Une petite pierre blanche Éclate de mille feux Dans l’éternité de mes nuits

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Cette petite pierre blanche C’est toi dans ma vie C’est toi une nuit Une petite pierre blanche Brille encore au fond du ruisseau C’est ton oubli qui la caresse Dans ma main qui paresse.

J.-Cl. II, l’écuyer, celui qui retournait chez sa maman tous les jours. Pas duré.

Un gentil ingénieur, bien sous tous rapports agrémenta ma vie sans faire de vagues, peut-être pas assez. Pas duré non plus.

M., un artiste, se mettait au piano, improvisait pendant que je faisais à manger, trop difficile à porter, pas sur la même longueur d’onde. Il m’accompagnait en concours hippiques, en sandalettes dans la rosée, en se faisant pié-tiner les pieds par Vagabonde et Wotan. Il disposait d’un bateau magnifique, un ancien thonier breton, il m’a donné le goût de la navigation. Pas duré quand même.

Il est certain qu’avec ma grande gueule, mes grandes bottes et mes grands chevaux, je les ai tous paniqués, et la drague, dans le monde du cheval, c’est parfois assez primitif et instinctif, un genre de partage sympa et oc-casionnel. Aucun n’a osé se lancer sur le long terme. La barre était haute, mine de rien, en ne montrant pas ce que j’étais réellement ; malgré tout, je ne coupais pas les limaces en deux au jardin, moi, comme ces petites dames toutes mignonnes et douces qui font des bons petits rôtis à leur gentil petit mari le dimanche à midi avant d’aller chez belle-maman prendre le thé.

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En lisant l’Hebdo, j’eus une petite idée pour rencontrer l’homme de ma vie : j’ai passé une annonce. Cinq ré-ponses, quatre souvenirs : un premier rendez-vous au Buffet de la gare d’Yverdon, non rien à faire avec celui-là, départ ; le deuxième, je l’ai prénommé « Sac à dos » – il en avait un –, je l’avais embarqué sur la Revanche, mon petit voilier, et je l’ai fait ramer au retour, d’Esta-vayer au port des Iris à Yverdon – environ 15 km –, le lac étant une flaque d’huile ce jour-là. Mes convictions énergétiques frisant l’intégrisme, je ne pouvais suppor-ter l’idée de faire tout ce trajet au moteur. Pas revu, il a sans doute eu des courbatures ; le troisième : petit repas sympa sur une terrasse quelque part sur la Côte léma-nique, cependant pas d’atomes crochus avec ce mon-sieur ; le quatrième a l’air très cultivé, style grosse boîte internationale, ça pourrait jouer, jusqu’au jour où je lui ai téléphoné pour lui annoncer que je ne le verrais pas le week-end car, mon père étant décédé, je partais en Provence pour les formalités. Pas d’accusé de réception, pas même un mot de sympathie durant tout le télé-phone, il me balança tous les évènements de sa semaine. Rien à fiche d’un égoïste de cet acabit. Pas duré, ouste départ.

J.-Cl. III, le cow-boy, est une âme malencontreusement réincarnée en Europe. Ancien copain de taxi, il avait dé-ménagé dans la région avec son épouse. Rencontré au marché, il me parla de sa passion pour la navigation. Et voilà notre destin qui se noua. Platoni-quement, avouons-le. Nous naviguions, si je ne n’étais pas en concours, sur la Revanche, un Edel 20, un peu capricieux et casse-gueule par vent frais. À six Beaufort, tu bâchais et tu rentrais en vitesse. C’est simple, je

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frappais deux ancres la nuit dans les mouillages forains, pour être sûre qu’il ne raguât pas et ne se débinât point avant l’heure prévue. Le soir, s’il faisait beau, par grosse bise et clair de lune – sans lumière de mât ! –, nous tirions des bords de fous ! La « mer » était déchaînée ; une fois, un bateau à moteur nous frôla. Inconsciente et sans notions de marine, j’ai filé, seule une fois, en vacances sur le lac. Les feux jaunes d’avis de tempête tournaient, j’ai insisté et j’ai quitté le port des Iris. J’eus quand même une peur bleue et mes pieds ta-pèrent la trouille au fond du cockpit. Mais pas question de renoncer, pas question d’oser entrer dans un port pour me mettre à l’abri, la navigation en lieux exigus ne me tentant guère. Il faut dire que pour ce bateau on n’avait pas besoin d’avoir le permis et mon expérience, sur un voilier si léger, était nulle. J’ai mouillé les deux ancres et je me suis fait balancer par un roulis du diable durant toute la nuit. Le lendemain, départ direction Es-tavayer, un coup de Joran me tomba dessus et me ta-bassa en ordre, pourtant j’avais tangonné le génois pour le tenir en laisse. Débutante, j’avais oublié qui a la prio-rité… bâbord ou tribord amure déjà ? À entendre les cris des excités en face, je devais être à l’envers, j’ai pa-niqué et mouillé à Vaumarcus pour les laisser se calmer et rentrer, on était dimanche soir, dix-sept heures. L’année suivante, nous naviguions sur la Railleuse, un superbe voilier français, avec moteur in-bord, carré, ca-bine, coin cuisine et cabinet de toilette, que j’avais acheté sur catalogue chez Périsset à Estavayer-le-Lac. Une fois le permis réussi – ce fut nécessaire, la Railleuse étant plus grande que la Revanche – nous avons fait des progrès. Le livre des « Glénans » devint la Bible incon-

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tournable et notre référence suprême pour apprendre le bon vocabulaire, car « Prends le machin et fixe-le au truc », sur un voilier, c’est très dangereux lorsqu’il faut faire vite. J’avais été mise au pas dans mes premières navigations. La drague du cow-boy fut charmante, avec humour et poésie, néanmoins j’ai résisté, j’étais bien sur la mon-tagne de la sérénité et il était encore marié à une copine. Le jour où sa femme décida d’aller vivre en appartement en ville, il refusa et la quitta, il aimait la campagne. Le cow-boy avait été touché parce que j’avais pleuré à la mort d’une souris, ma sensibilité l’avait ému. Après un siège de deux ans, j’ai commencé à craquer suite à un rêve : je naviguais sur un bateau qui n’était pas sur l’eau, il flottait sur un champ d’herbe, sous des arbres en fleurs. J.-Cl., sur le quai, me faisait signe d’entrer au port. La même nuit, il sortit de sa cabine et me réveilla pour venir sur le pont admirer la constellation d’Andro-mède. Ce romantisme m’allait bien. Peu après, un jour où j’étais bloquée à la maison, avec une kératite qui me clouait dans l’obscurité, volets fer-més, les yeux souffrants et affamée, il me donna des grains de raisin à la becquée. Je repartis dans une rela-tion et pourtant je m’étais juré de rester dans ma quié-tude, me trouvant incapable d’assurer sur le long terme s’il n’y avait pas un échange profond. Et je m’y trouvais très bien, le soir, tranquille, le jack sur les genoux, le gros chien à mes pieds, le feu qui crépitait, un bon livre dans les mains. Sans oublier les copines pour la distraction, les sorties, les précieux échanges vitaux pour nous.

Il y avait un potentiel de sensibilité chez ce nouvel ami. Je l’ai vu accompagner sa jument lorsque le véto dut

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l’euthanasier. Comme toutes les bonnes femmes, je pensais que j’allais pouvoir le changer dans le sens d’une plus grande ouverture dans la communication. Mais il ne sortait pas des films de John Wayne : intarissable sur le sujet, il restait centré sur lui-même. J’étais tolérée au bord de sa bulle. Je vécus à côté d’une oasis en crevant de soif. Tout était bien caché au fond, on n’ouvrait pas. On n’osait pas, ça ferait mauviette ou bien ? D’où le rêve du cow-boy, le cheval monté à l’américaine, les armes, les films wes-terns, on dirait que tout était construit pour ne pas mon-trer une sensibilité qui ne s’exprimait qu’au travers de la narration d’un film ou en écoutant de la musique coun-try ; si elle apparaissait dans un film ou une chanson, il osait la vivre par catharsis, par acteurs ou chanteurs in-terposés. Cahin-caha, la vie continuait, l’été nous naviguions, c’était le repos, loin des chevaux et des élèves. Je me ressourçais dès que je m’affalais sur le pont en dégustant le clapotis au flanc du voilier. Naviguer sur la Railleuse, après la coquille de noix qu’était la Revanche, ce fut un enchantement et beaucoup plus aisé : les voiles se his-saient depuis le cockpit, un magnifique spi se déployait vent arrière, le foc disposait d’un enrouleur et par la suite je fis installer un sac de réception pour la grand-voile, ça devint du gâteau de naviguer, même seule, lors-que le cow-boy préférait sortir sa jument.

Quand le spleen s’en va Comme il est venu On s’éclate, on s’égaye De la Baie d’Ostende À la Grande Cariçaie

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Coup de Joran, coup de vache Mât dans l’eau, quille en l’air Un clin d’œil ça fonctionne Et le génois qui s’affale Tourmentin face à la grêle On repart. C’est comme dans la vie.

Un jour, il eut le culot de me dire que je l’avais dragué en premier, la colère, non la rage, m’envahit et, d’un coup de poing violent, j’ai réussi à casser le couvercle en formica de la machine à laver le linge. Une autre fois, à midi, j’entendis un grattement dans l’appartement, impossible de localiser la provenance du bruit, au plafond peut-être. Le lendemain à midi, ce grattement m’inquiéta à nouveau, il y avait une bête, mais où ? Le soir, au retour du cow-boy, je lui ai expli-qué ce que j’avais entendu : — Ne t’inquiète pas, il y a des souris dans le galetas, m’assura-t-il. Le lendemain soir, je lui ai demandé de monter dans le réduit depuis l’extérieur, sur la galerie du manège, et d’aller voir ce qui s’y passait. Nouveau refus : ce sont les souris. Et les grattements continuaient. Le cinquième jour, l’après-midi, n’en pouvant plus j’ai décidé de mon-ter sur le toit guigner dans la cheminée : j’ai installé une grande échelle branlante – la rallonge tenue par des fi-celles de bottes de paille –, elle fut aguillée contre la gouttière du toit, à plus de six mètres du sol, et mainte-nue par des enfants, on était mercredi. Le cow-boy, ren-trant du travail, m’avisa : — Qu’est-ce que tu fous là en haut ? Déçue, je ne vis rien d’anormal. Pendant que j’y étais, j’ai rampé dans le galetas depuis la galerie. Rien. Deux

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heures plus tard, lors d’une leçon, j’étais au milieu du manège, alors que le cow-boy remontait de l’écurie avec sa selle sur le dos, je m’entendis lui dire, comme une voix à travers moi, et que je ne contrôlais pas : — Va voir au bas du canal de la cheminée, derrière la petite porte, par où le ramoneur le nettoie. Précisons que nous étions en automne et que, chaque soir, je faisais un bon feu de cheminée. Une minute après, il apparut sur la galerie, il tenait quelque chose, il avait l’air atterré, ses mains s’ouvrirent et lâchèrent un oiseau qui tomba dans la tourbe, je me suis précipitée, une petite chouette chevêche me regardait avec crainte, toutes les extrémités de ses plumes étaient brûlées, éga-lement les petits poils du bord des yeux. Elle avait sé-journé cinq jours sans boire ni manger, en recevant tous les soirs des cendres chaudes sur le corps. Le cow-boy, l’ami et sauveteur inconditionnel de tous les animaux, se précipita, affolé, conscient de ce qui se passait, une bête souffrait de ne pas avoir été sauvée à temps, et par sa faute. Il s’en empara et partit à cent cinquante à l’heure pour la Vaux-Lierre à Etoy, le refuge de soins pour oiseaux. J’étais proprement enragée et je me rendis compte que je venais de changer de devise. De « À toute chose mal-heur est bon » j’ai viré sur « Aide-toi et le ciel t’aidera ». J’avais fait tout ce que je pouvais pour trouver l’origine de ce grattement et, pour finir, « il m’avait été parlé à travers moi », j’en étais sûre. Si l’oiseau n’était pas sauvé, j’allais divorcer, telle fut ma décision. Au retour, j’appris que la petite chouette avait été réhydratée, qu’elle avait reçu de l’homéopathie et que, si elle passait la nuit, elle survivrait.

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Elle fut épargnée, notre couple aussi. Deux ans plus tard, avec ses plumes à nouveau présentables aux co-pains de la forêt, également fonctionnelles pour voler, ainsi que ses petits yeux fournis de cils gracieux, elle fut relâchée dans le Vully d’où elle venait, elle était baguée.

Néanmoins, notre idylle tirait à sa fin : un soir de trente et un décembre passé chez des amis, à trois heures, tout le monde aida à faire la vaisselle, mais le cow-boy intré-pide, affalé sur le canapé, lisait une bande dessinée. Au retour, dans la voiture, je fis une crise de rage. Nous étions brouillés. Je dormis mal. Le lendemain soir, premier janvier, remise en paix grâce aux valses de Vienne entendues à la radio, en sortant de la douche, j’eus ma minute de philosophie : — Que vais-je penser, sur mon lit de mort, de ma vie et des évènements qui l’ont jalonnée, quels souvenirs au-rai-je de mes actions ? Réponse pleine d’écoute affectueuse et d’une perti-nence rare qui me mit à nouveau hors de moi : — Qu’est-ce qui te dit que tu mourras dans ton lit ? ! Nous partîmes chez des amis avec les petits canapés que j’avais tartinés. Durant le trajet, je me mis à pleurer tous mes regrets et toutes mes attentes inassouvies. Aucune réaction, zéro compassion. Je paniquais totalement. En montant dans le bois au-dessus d’Yvonand, n’en pou-vant plus, j’ai ouvert la porte de la voiture pour me jeter dans le talus, la ceinture m’a retenue, il a ralenti, je l’ai décrochée, j’ai sauté et roulé dans les feuilles mortes. Je me suis enfuie dans le bois en déversant toutes les larmes de mon pauvre corps, le tronc d’un sapin m’a accueillie. Il ne faisait pas chaud, je n’étais pas trop ha-billée. Je grelottais. Je n’ai plus entendu la voiture, elle

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était repartie. Les copains nous attendraient. Il revint trois quart d’heure plus tard avec son chien pour me rechercher, j’étais prostrée comme une bête, le regard vide, je n’avais plus de larmes, il me tira vers la voiture, il démarra et dit :

— Ma pauvre, cette fois c’est fini.

Ce sera la fin et la seule explication. Un mois de janvier morne suivra, silence radio, plus un mot. Fin janvier, un samedi matin, il arrêta sa voiture et son van attelé de-vant le manège, à l’heure de la grosse affluence :

— Que fais-tu ? dis-je, supposant qu’il partait faire un tour avec sa jument.

— Je pars.

Nous sommes montés dans l’appartement. L’heure avait sonné de trier nos cuillères en argent : « Celle-ci est à toi, celle-là est à moi ». Il embarqua ses fringues et ses bouquins, chargea sa jument et disparut. Je restai fi-gée dans l’horreur de cette nouvelle solitude qui me tombait dessus. J’ai pleuré toute la nuit. Quoi, au fait ? L’échec de mes multiples tentatives de vivre heureuse à deux car, finalement, ça me paraissait totalement uto-pique. Je n’entrais pas dans le moule classique : je ne suis pas une mémé pantoufle qui cuisine, ravaude et lave en silence, une béni-oui-oui mon chéri, une déco dans le salon, une potiche en visite ou juste un vase de récep-tion consentant du précieux liquide qui fait leur gloire, étant issu de leur « appendice charnu qui les précède de quelques centimètres et dont ils tirent grande vanité lorsqu’il est érigé » – disait le billet affiché dans les WC d’une bonne copine. Encore un qui n’a pas duré ; si, quand même huit ans, mon premier record.

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Il fallut se reconstruire, refaire surface, j’avais l’habi-tude. J’avais ma technique : quand on est au fond du pot, chaque chose qui advient ne peut que nous faire remonter. J’ai décidé que dans quatre mois j’aurais re-trouvé l’âme sœur. Je m’inscrivis à une soirée de céliba-taires. Grande bastringue, on mangeait, on dansait, il y avait un baratineur de service. J’étais assise, par hasard, à côté d’un petit Sicilien, V., contremaître dans une grosse boîte de construction au Locle. Pour ne pas l’af-foler, je lui ai dit que j’étais secrétaire au WWF. Et me voilà partie pour refaire un tour de piste. Super sympa, très causant, divorcé d’une charrette de femme. Nous avons pactisé et décidé de nous revoir. Mis à part la longueur du monsieur, dix centimètres de moins que moi, tout était OK. Son grand fils vivait avec lui. Je fus intégrée très rapidement et très gentiment dans la famille, nous cuisinions, regardions la TV et par-lions beaucoup. Il n’était pas avare de communication. Je montais au Locle le mercredi soir jusqu’au jeudi ma-tin et nous passions le week-end ensemble chez moi, au manège. De la route à faire, mais ce n’était pas la fin du monde, la campagne était belle. Cette vie simple de fa-mille me plut beaucoup. Durant l’été, il partit en vacances en Sicile avec son fils. Moi, naïvement, je me voyais déjà flâner et découvrir ce beau pays. On ne m’y invita point. Ils revinrent le 2 août. Décès de sa vieille mère le lendemain. Télé-phone du monsieur : — Tu ne pourrais pas m’accompagner en Sicile ? Je pars dans deux heures. Dix-huit heures de route en vue, tu pourras conduire. Ben voyons. J’ai sauté dans mon Saint-Bernard, il fallait « faire plaisir », ne jamais décevoir et toujours aider. J’ai

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organisé mon départ, l’apprentie de dernière année me remplacera au manège et dormira chez moi. Déjà une heure de route pour le Locle, puis il conduisit un petit moment en Suisse, je repris le volant de l’Alfa avant le Gothard et jusqu’à Rome. Monsieur, fatigué de son retour du jour précédent, dormit comme un bien-heureux. Les autoroutes à trois pistes du Nord de l’Italie avec un trafic épouvantable et des poids lourds qui se dépassent sans mettre l’indicateur de direction, me tuè-rent. Suggestion du père lorsque nous arrivâmes dans le sud : — Laisse conduire mon fils, il conduit très bien. En Ita-lie, il conduit souvent. Il avait dix-sept ans, pas de permis, il se mit au volant. Il conduisait très bien, avouons-le, mais très vite, à 170 km/h, en dépassant tout le temps, j’ai craqué, j’avais de la famille, des amies, un business, des chiens, je repris le volant jusqu’à Messine. Ça faisait dix-huit heures de route, sans propositions d’arrêts, sauf pour les besoins naturels ; le café, en thermos, fut servi et bu en roulant. La traversée eut lieu en ferry, puis le père, reposé et tout frais, reprit le volant, comme il se devait, pour l’arrivée dans son bled au volant de l’Alfa. La famille et l’accueil furent chaleureux, je fus tout de suite à l’aise et ravie de rafraîchir mon italien que je parlais couramment. Après le plombage du cercueil en famille, la cérémonie – qui eut lieu dans une magnifique église perchée sur une impressionnante colline – me mettra dans un état de ferveur mystique. Pour passer inaperçue et « m’inté-grer » au mieux, je pris l’hostie catholique lors de la communion. Avais-je pêché ? Retour le lendemain, dix-huit heures de route. Fin des vacances.

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Mais ça allait coincer… pas dans la communication, sans entrer dans les détails disons qu’il était charmant, mais néanmoins un peu macho, un malentendu s’ins-talla. Six mois plus tard, le jour de Noël, il disparut dé-finitivement. Et pourtant, deux semaines auparavant, à la fête du manège, toutes mes présentations à cheval tournaient autour de l’Italie, musique et ruban tricolore dans les cheveux. Mon idylle avait duré six mois. Son fils aimait jouer du piano lors des fins de semaine chez moi. Cela m’avait redonné le goût de l’ouvrir. Je m’y remis à fond ; tard en soirée je ne dérangeais per-sonne, les chevaux, bon public silencieux, ne râlaient pas à l’étage du dessous. Le Schmidt-Flohr ne sera plus jamais refermé. Un piano bouclé, c’est triste ; un petit tissu brodé protège les touches de la poussière, il demeure disponible quand je passe à côté, en lui faisant la grâce de le caresser un ins-tant. Toutefois, ce soir-là, il fallait que je voie du monde pour ne pas disjoncter. Je courus aux Nez rouges pour con-duire toute la nuit afin de calmer mes nerfs, l’angoisse de la solitude me reprenant à la gorge et la panique de l’abandon latent me rongeant. Je fis des coches : « Pas duré », et de sept, en ne comptant que ceux qui avaient installé leur brosse à dent dans un verre à la salle de bain. Quel tableau de chasse ! Et pour des prunes. Au matin, en rentrant de ma nuit de conduite – sympa au demeurant, on blague, on mange de bons trucs, mal-heureusement on ne boit pas… on fait des jeux de so-ciété en attendant les téléphones et hop, on file à trois récupérer les « fatigués » tout heureux de ne pas prendre de risques sur la route –, que vois-je devant la porte du manège ? Une Mini mille rouge avec des plaques fran-

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çaises. Mon sang ne fit qu’un tour, il y avait un cambrio-leur chez moi, je téléphonai à un copain de la nuit, il est arrivé, nous avons monté l’escalier avec suspicion, de-vant ma porte il y avait une paire de bottes de cheval. Tiens, pas les miennes et tilt ! J’étais censée passer la nuit au Locle et Séverine, mon apprentie, devait dormir « sagement » dans mon lit… Vu la tournure des évène-ments et la rupture, me voilà de retour trop tôt. Elle avait un copain avec elle… j’ai poussé tout doucement la porte d’entrée et j’ai chuchoté derrière la porte de ma chambre à coucher : — C’est moi, ne t’inquiète pas, je dors sur le canapé au salon.

J’ai aimé à en crever J’ai aimé à hurler comme un chien J’ai tant combattu contre moi-même J’ai tant voulu que ce soit parfait Et la chienne de vie m’a tout pris Mes illusions, mes élans, mes passions Elle m’a brisé les reins contre le mur Du silence de deux êtres Qui n’ont plus que la solitude entre eux Ah ! Chienne, triple chienne de vie Qui me dépite et me tue.

Là, j’ai eu le vaccin et tous les rappels. Je suis remontée sur la montagne de la sérénité, je m’y suis établie à nou-veau avec délice, j’ai replongé dans la vie des copines, nous sortions, partagions et blaguions à qui mieux mieux, les vagues tumultueuses s’étant apaisées. J’avais mes deux chiens qui m’adoraient : Skippy la douce ber-gère allemande, museau calé sur les pattes avant, qui

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passa sa vie à me regarder avec amour, jamais un faux pas, jamais une remarque à lui faire, jamais elle n’a fu-gué, elle me surveillait, il ne fallait pas trop me serrer de près ou danser avec moi devant elle, elle montrait les crocs. Elle dormait à mes pieds. Cependant, au début, je ne voulais pas les chiens dans l’appartement. Vieille rengaine des coincés ou des ma-niaques du nettoyage qui arrivent à abandonner leur ani-mal dehors au froid. Les chiens devaient être utiles : la bergère allemande pour la garde de l’écurie et le jack pour aller aux souris dans les boxes. Comme les chiots urinent partout, ils vécurent tout l’hiver à l’écurie, dans une cabane en paille ; je pensais les y laisser, n’étant pas « chiens », plutôt « chats ». Néanmoins, un soir, en rentrant du cinéma, gardant en-core devant les yeux une histoire loufoque de cadavre dans la piscine, je fus terrorisée à l’idée d’être seule chez moi. J’ai décidé que, dorénavant, les chiens me défen-draient, moi, et non pas les chevaux et les selles des clients. Youpi, c’est la fête. Le jack Teeny sauta sur mon lit et n’en descendit plus, la nuit, jusqu’à sa mort seize ans plus tard. En somme, je dormais chez lui, tolérée. Mon instinct « animal » s’y retrouva, j’étais à leur niveau et j’admirais leurs ébats fous. Ils avaient six mois, les bagarres succédaient aux mordillements, jamais mé-chants, ils prenaient les canapés pour un terrain de jeux, avec atterrissages sur les chapeaux de roues dans les coussins. J’assistais à la scène, médusée, heureuse, au paradis, remplie d’amour et de bonne compagnie. Ren-trer le soir et n’avoir personne à qui parler, ç’aurait été trop dur. Ainsi les chiens devinrent mes potes, ils ne me regardaient pas d’un air suspicieux, ne me remettaient pas en question, ils ne réclamaient que leur soupe et des

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caresses. Les copains me reprochèrent cet « attache-ment » exagéré et ma manie de les traîner partout. Pour dire ça, ils n’avaient jamais vécu, au soir, le retour dans une maison « vide ». Les animaux de compagnie sont à la mode, ceux avec des pedigrees plus longs que le mien et les autres, les bâtards. Pourquoi les aimons-nous autant ? Réflexion faite, il me semble qu’ils ont la capacité de nous rappro-cher de nos tripes, de nos instincts, de notre affectivité et de notre sensualité – oh la tête toute douce de Win-nie, l’arrière-petite fille de Teeny, surtout lorsqu’elle a été lavée à l’eau douce du ciel lors d’une sortie – ça vaut la caresse à son iPad… Un chat mort sur la route, j’en suis chaque fois retour-née : un jour, en arrivant chez des connaissances, j’ai raconté ce que j’avais vu, je suis tombée à plat : — Ce n’est qu’un chat ! m’affirma-t-on avec une cer-taine indifférence. J’entends encore résonner cette sentence dans mes oreilles, j’ai ravalé ma peine. Et peut-être qu’une petite fille pleurait son ami ?

Et le hérisson écrasé ? Ce n’est qu’un hérisson ? Et si c’est une mère hérissonne et que les petits attendent au nid pour téter ? Je me meurs d’angoisse à chaque fois. À tel point que la seule vitesse que je tolère en cam-pagne, la nuit, c’est du soixante à l’heure, et encore. Les poulets nous ont suivis, un soir, et arrêtés. Je me suis penchée par-dessus Bernard vers la vitre ouverte : — Vous nous arrêtez parce que nous roulons trop len-tement ?

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— Oui, Madame, c’est dangereux, si quelqu’un vous suivait à 180 km/h (authentique !) il ne pourrait pas frei-ner. Bernard ne perdit pas le nord et répliqua : — Normalement, si on nous suit à quatre-vingt et que je roule à soixante, on peut freiner. La tête de la maréchaussée… Bernard a quand même dû souffler dans leur truc. Il n’avait rien. Une autre fois, la cave sembla envahie de campagnols, une trappe avec du fromage de qualité y fut installée avec interdiction de trucider les souris captives, enfin, des campagnols adorables au dos brun-roux et au ventre blanc. En quelques jours, vingt-sept muridés fu-rent attrapés par le préposé au contrôle et relâchés dans les champs aux alentours de la ferme. Une invasion ahu-rissante, inquiétante, jusqu’au moment où la futée maî-tresse des lieux bloqua la porte de ladite cave avec un manche à balai. Plus rien, plus aucun rongeur en vue. Conclusion : le même animal est revenu vingt-sept fois nous dire bonjour et se régaler de pommes au sous-sol. Les limaces sont récoltées, mises dans un seau et por-tées au fond du verger, elles reviendront tranquille-ment… Teeny était rôdeur et obsédé sexuel, comme tous les jacks. Deux fois il cavala en ville, l’employé de la voirie me le ramena, ça n’allait plus, je dus le prendre partout, il dormait sous mon bureau ; durant les leçons, il creu-sait dans les coins du manège avec l’espoir d’arriver en Chine. Avant que le véto ne lui fasse la petite interven-tion qui règle le problème à la base – la même qu’il fau-drait faire à tous les pédophiles et autres criminels vio-leurs – il connut l’amour avec l’adorable jack d’un

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copain : le temps que les propriétaires boivent un café et la procréation fut expédiée.

Il n’en demeure pas moins que Teeny a été le chien le plus « tiuffé » (embrassé) de Suisse, non, d’Europe, non, du monde, durant ses dix-sept ans d’existence. Il savait sourire, authentique, les babines retroussées, les petites dents blanches apparentes, les commissures tirées en ar-rière vers les oreilles en offrant son petit ventre dodu aux caresses. Lors des balades, pour marquer sa joie de courir, il bloquait la rotule d’une patte arrière et il sau-tillait sur trois cylindres. Son arrière-petite-fille, Winnie, en fait de même. Teeny est décédé après deux ans de ralentissement ; incinéré, il repose au jardin sous une la-vande.

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L’agriculture

Malgré mon virage dans les chevaux, l’agriculture reste proche de mes préoccupations et j’étudie la situation de près. Les paysans sont les otages de l’industrie et les échanges commerciaux se font au détriment de la qualité de notre alimentation, les prix sont en baisse. Le paysan est de-venu un jardinier dans une campagne pour citadins à vélo le dimanche : on pratique de la mobilité douce entre les champs de colza en fleurs. Ceux qui « font » encore du lait sont courageux, ils n’ont jamais fini leur labeur, la météo les assomme souvent et les soirées sont passées sur l’ordinateur car, maintenant, toute la pape-rasse se fait par internet. De quoi devenir fou. Ce ne sont pas les banquiers qui nous nourrissent, nous n’allons jamais bouffer leurs billets, mais eux : levés tôt, jamais couchés, ils ont la passion de leur terre, ils la con-naissent et la travaillent avec compétence ; ils n’ont pas arrêté de s’adapter, au marché, aux machines, aux quo-tas de production imposés, aux produits phytosanitaires à appliquer avec parcimonie, aux diminutions de reve-nus ou à la paperasse officielle. Satisfaire le besoin pri-maire le plus fondamental, c’est pourtant ça, car outre se vêtir et se loger, il faut se nourrir ; tout le reste de-meure de la décoration dans nos vies. — On mange quoi ce soir ? — Ben voyons, comme d’hab’, des produits importés, transformés, déjà prêts, qui ont voyagé en polluant et sont bourrés d’agents conservateurs, de colorants,

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d’antibiotiques et d’antioxydants. Gain de temps, gain d’argent, youpi ! — Et la sécurité de la qualité alors ? — On s’en beurre. Non, ça n’a pas d’allure. Cerise sur le gâteau, l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) a sorti une étude décoiffante sur « la consom-mation de carburant et les émissions polluantes du sec-teur agricole », qui nous laisse pantois. But de l’étude : évaluer les mesures susceptibles de contribuer à réduire la pollution de l’air due aux tracteurs et aux machines agricoles. Le jour où les idiots des bureaux étudieront la pollution des poids lourds qui nous amènent en janvier des fraises d’Espagne sans goût, que trouvera-t-on ? On n’ose pas évoquer le transport par avion des produits chinois, californiens ou néo-zélandais. Parmi les agriculteurs, combien ont deux activités lucra-tives pour tourner, et souvent une de nuit ? Et leurs épouses sont fréquemment obligées d’aller travailler à l’extérieur, en plus de la famille, de l’aide à la ferme et du jardin. Est-ce normal ? A-t-on déjà vu un employé de bureau mettre une salopette le soir pour aller travail-ler en usine ? Au gouvernement, on ose appeler le double travail – qui entre parenthèse tue son homme – « un élargissement des compétences et l’occasion d’avoir du contact humain » ; c’est se moquer du monde. Le romantisme des moniteurs de ski l’hiver et aux champs l’été, en somme. Pour rester dans le sujet, est-ce logique que le budget « nourriture » d’un ménage ne représente que 6.8% du salaire ? Si le paysan était payé en fonction des grands services qu’il rend aux humains – il les fait vivre – le problème serait vite réglé et il y aurait moins de suicides

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dans cette profession. Traiter leur travail de « combats d’arrière-garde en regard de l’incontournable mondiali-sation des échanges commerciaux », c’est encore poser le profit financier en moteur absolu et assassiner des milliers de paysans. L’Amérique du Sud et l’Inde, pour ne citer que ces deux-là, en savent quelque chose : ex-propriations, affrontements et suicides sont leur lot quotidien. Aujourd’hui, et toute la nuit jusqu’à la rosée, les mois-sonneuses batteuses me mettront dans un état second ; le vrombissement des moteurs a quelque chose de poi-gnant, les lumières des machines dans l’obscurité et le va-et-vient des chars, c’est la promesse du grain, la fin des peines et la quittance du travail accompli. Cette an-née, il pleut tous les jours, j’en ai mal au ventre, les blés sont gris, ils ont germé, ils seront déclassés. Les paysans courent pour sauver leur grain. Et notre gouvernement, bien mal inspiré, veut les envoyer à la casse, leur mettant une pression de plus en ouvrant totalement le marché aux produits laitiers étrangers, ce qui suppose une baisse notable de revenu et, comme corollaire, une disparition encore plus rapide des exploitations (actuellement quatre par jour). Décidément, les économistes qui nous gouvernent sans scrupules n’ont qu’une phrase à la bouche « Si une en-treprise ne rapporte pas, elle doit disparaître », sauf que dans ce cas il s’agit de notre nourriture et non pas de bénéfices faramineux pour satisfaire l’appétit insatiable des actionnaires qui ne voient que le profit à court terme en oubliant que manger, finalement, est assez impor-tant. Nos autorités méprisent les paysans et c’est grave. Comme si tout le monde désirait manger n’importe

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quoi, venant de n’importe où et produit n’importe com-ment, sans respect du producteur et de la nature, et sans compter la débauche énergétique irrationnelle des transports. Cela dénote un basculement malsain vers une économie mondiale de mauvais aloi. La monnaie virtuelle est la clé du succès des échanges commerciaux et de la spéculation sur les matières pre-mières, mais qu’en ferons-nous le jour où la Terre sera totalement polluée et exploitée sans ménagement. En attendant, des enfants meurent de faim faute d’argent. C’est grave. Et si on arrêtait de leur voler leurs terres vivrières pour y planter à la place nos cultures de café, thé, fruits, arbres pour huile de palme et autres bana-niers ou ananas, si on les laissait manger leurs récoltes et qu’on tente de vivre chez nous en autonomie alimen-taire ? Et sait-on que moins de gamins auraient la peau collée aux os si, avec un hectare de terre cultivée, on nourrissait cinquante végétariens plutôt que deux carni-vores ? Fin du plaidoyer, sinon je vais m’énerver.

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Chevaux II

L’épopée professionnelle équestre a du rythme, pas le temps de s’ennuyer lorsqu’on fait un métier dans le sport et son enseignement. La lutte est rude, il faut tout le temps prouver, à pied et à cheval, que l’on sait, que l’on fait tout juste et que l’on est les meilleurs. La con-currence est acharnée, les manèges nombreux. La maîtrise en poche, je suis restée pour travailler chez M. Le canton de Vaud m’ayant accueillie, je m’y sentais bien. Tout roulait, les élèves étaient abondants, mais le salaire ne jouait pas, il me fallait nourrir mon cheval, ma voiture et moi-même. Dans la profession, les palefre-nières ou les écuyères sont exploitées parce qu’elles sont passionnées par les chevaux, donc pas besoin de les payer exagérément. Pas de panique, j’ai décidé de don-ner des cours en dehors de mes heures de travail. Je me suis déplacée chez des élèves le soir ou en fin de se-maine. Les affaires marchaient bien, cependant, un jour, je fus convoquée dans le bureau du patron qui m’an-nonça que mon cheval était chargé, qu’il allait le con-duire dans un manège de la région et que j’étais virée. Un peu brut de décoffrage ce passage. La cause de cet accès de colère ? Il avait appris que je lui faisais de la concurrence déloyale. Le soir, angoissée devant le vide de ma vie qui se pré-sentait, j’ai téléphoné à ma mère pour me faire conso-ler : — Ho, ce pauvre M., comment va-t-il faire pour donner toutes tes leçons ?

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Sympa, l’affection maternelle. J’ai raccroché, la bête montait en moi, elle réclamait ma peau, je la connaissais, elle me tombait dessus sans crier gare lors d’évènements violents, la mort d’un animal aimé ou mon abandon par quelqu’un. Je suis allée à la salle de bain avec un couteau bien aiguisé à la main, j’ai regardé mes veines du poignet gauche, je taillade ou pas ? Le fond du pot, je connais-sais, je remonterais, encore cette fois.

Je n’ai pas perdu le nord, j’ai réclamé trois mois de sa-laire à mon ex-patron, il a refusé. Au Tribunal, il perdra parce que les deux témoins cités comme élèves que je lui aurais soi-disant piqués sont justement les deux seuls qui ont arrêté de prendre mes cours, pour raison d’âge et de déménagement. De bons témoins pour moi, fina-lement. Mais il est vrai que je commençais à ratisser large dans la région et qu’on aimait bien mes leçons.

Comble de malchance – mais qu’est-ce que foutait mon ange gardien ? – l’appartement que je louais ne fut plus disponible, le propriétaire vendait la maison. Pourtant j’y étais bien, sous le toit en haut de l’Auberge. Malgré l’accueil mitigé de quelqu’un au village qui avait griffé un matin, sur le pare-brise givré de ma voiture « Pu-tain ». Il est vrai qu’un soir, les pompiers, lors d’un exer-cice pratique, étaient montés sur le toit de l’Auberge sans m’avertir. Ils m’avaient fait peur, j’avais ouvert le velux, conversé un moment avec eux, ils avaient sauté dans le salon. De fil en aiguille les bouteilles de blanc étaient apparues – je découvrais le canton de Vaud –, je ne me rappelle plus comment car je n’en avais pas chez moi. Nous avons passé un bon moment à blaguer et ils sont repartis par la porte, incapables de redescendre par le toit pour finir l’exercice.

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Sans travail, je rebondis, je mis des annonces ; je me dé-plaçais, j’arrivais à 3'500 kilomètres par mois, ma petite Alfa tournait à donf, l‘hiver je perdais les chaînes dans les « gonfles » ; je débourrais les chevaux privés en dix séances, dans les prés derrière leur écurie, en me cou-chant sur l’encolure en vitesse quand ils fichaient le camp au galop sous les cerisiers en fleurs.

Chaque semaine, un soir et un matin, je retournais à Ge-nève ; à Nyon, j’attrapais déjà des boutons, je n’aimais plus le canton de mon enfance ; la ville puait, les échap-pements des voitures n’étant pas encore catalysés. Je dormais chez ma mère, c’était l’occasion de la découvrir un peu mieux. C’était même franchement sympa.

Je partageais aussi de merveilleux moments avec la pe-tite Marta qui s’occupait des chevaux que je montais pour mon sponsor Nounou, le sympa propriétaire de « mes » chevaux de concours. Une chouette vie de fa-mille s’installa ; le dimanche, on me « livrait » les che-vaux sur les places de concours, Nounou préparait le pique-nique, Marta tressait les crinières des chevaux et les étrillait, tout était nickel, nous revenions avec des plaques d’écurie à clouer sur les boxes, tout le monde était content.

Mon cheval, Gosse des Fanges, dit Lapin, demi-sang français alezan doré, plein d’allant et très bon en com-biné dressage/saut était toujours en pension à Fey chez E., un paysan qui faisait pension pour chevaux dans de belles installations. Lapin a dû gagner sa vie, je donnais des leçons avec lui. Bien mis, il était parfait pour ap-prendre aux élèves, il ne répondait qu’aux aides cor-rectes ou ne faisait rien, ou faux. Pas méchant, pas ran-cunier, plutôt volontaire et généreux.

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E., le propriétaire des écuries, fut mon élève, il avait le sang chaud, il était drôle, très chaleureux, mais soupe-au-lait ; notre belle entente craqua le jour où je lui ai de-mandé un demi-tour renversé dans le coin. Il ne comprit pas, j’ai expliqué, j’ai montré la figure en marchant. Non rien, il ne saisissait pas. Énervé, il sauta en bas de son cheval, le dessella et balança la selle par-dessus le pare-bottes sur le béton du corridor. Il charogna en sortant et ne me parlera plus. En décembre, j’ai décidé, avec Marie mon élève d’Yver-don, de rejoindre son écurie et de me rapprocher de mes élèves. Par une magnifique journée de tempête de neige, j’ai quitté Fey et son coléreux cavalier ; je ne l’avais pas averti afin d’éviter un esclandre. Il ouvrit sa fenêtre : — Bye ! Je pars ! Criai-je. Marie et un copain étaient venus à ma rencontre, il nei-geait tellement que personne ne circulait : la neige te-nait, le chasse-neige n’ayant pas passé, nous galopions au milieu de la route, c’était grisant. En sueur, nous re-joignîmes la Solitude, une petite maison à l’entrée d’Yverdon dont nous louions les écuries et un parc. L’idéal pour quatre chevaux. Là, ce fut le commencement d’une magnifique période : du travail tant que je voulais, des chevaux à monter ou à débourrer, des leçons à donner, des amies fidèles et drôles. Nous faisions des GF – promenades pour grandes filles –, débutants ou craintifs s’abstenir. Du gaz dans les montées, des descentes dans les bois, des rivières à traverser, des troncs à sauter et, entre deux galops, un peu de répit au pas pour babiller. L’autoroute Yverdon-Lausanne étant en construction, c’était un bon

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terrain plat pour galoper dans la poudreuse de cette an-née exceptionnelle, d’une traite jusqu’à Épendes. J’habitais à Poliez-le-Grand, un ravissant studio dans une chic propriété privée, le cheval du propriétaire, en liberté dans le jardin, broutait les géraniums de ma fe-nêtre en tapant les mouches sur les dalles. La nuit en hiver, quand il y avait de la neige, avec les voisins d’en face, nous faisions du ski joering sur la route derrière une voiture, cramponnés à une luge fin-landaise. Tous les fossés du coin nous ont reçus, le gag étant, lorsqu’on était au volant, d’essayer de vider les « tirés » dans les virages. Le lendemain, il fallait appeler Patch, mon chien, durant une demi-heure avant de détaler en vitesses pour aller travailler. Patch m’avait été offert en cadeau par Marie : — Au lieu de t’apporter des fleurs, je t’amène un chien. J’ai dû le lui rendre quelques années plus tard, il man-geait les canards de la Thièle, la rivière près du Manège, ça faisait désordre. Il a été le plus heureux des chiens chez elle.

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Le centre équestre d’Yverdon-les-Bains

Et, tout-à-coup, un miracle se produisit : le Centre équestre d’Yverdon-les-Bains allait être construit et les promoteurs du projet cherchaient un ou une gérant-e. J’ai postulé, nous n’étions qu’une poignée à avoir une Maîtrise fédérale en Suisse romande. On m’examina soigneusement. Alain et Philippe étant chargés d’esti-mer mes capacités assistèrent à mes cours. Je fis très technique, j’ai présenté une leçon avec un cavalier avancé qui partait en concours de dressage, ainsi qu’une leçon de débutant, afin de démontrer mes capacités d’enseignement à tous les niveaux. À la même époque, on me demanda d’être juge de dres-sage à un concours amical du Club équestre du Nord vaudois. Je vis apparaître sur le carré un Alain au look touristique, les étriers beaucoup trop courts, habillé d’un pull rouge, et sans gants. Moi, je vis aussi rouge. Je le fis venir auprès du jury après sa prestation, dont je n’ai plus de souvenirs, pour lui faire remarquer d’un ton assez sec que ce n’était pas la tenue recommandée. Il eut l’air surpris, s’en balançait-t-il ? Je n’étais pas peu-reuse, il faisait partie du jury qui devait me choisir pour obtenir la gérance du manège. Finalement, je n’en avais rien à fiche, ma conscience professionnelle d’abord. Il ne m’en a pas voulu, nous sommes devenus les meil-leurs potes du monde et j’adore le neveu de son épouse Susanne, un petit danois, dont la photo m’a scotchée : imaginez Christopher, un petit bout d’homme blond de deux ans, photographié de face, une jolie tête ronde

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légèrement penchée, des yeux d’une malice désarmante qui semblent dire « Venez toujours, j’ai tout compris », un petit sourire en coin et, sur la table, deux mains po-sées l’une sur l’autre comme celles d’un vieux paysan fatigué après sa journée de dur labeur. Dans ce visage si frais et si pur, j’ai ressenti violemment la présence d’une « vieille » âme, celle de quelqu’un qui a déjà beaucoup vécu et tout compris. Exposée chez nous près de la grande table, elle continue d’interpeller les convives qui croisent ce regard.

Ma rigueur, mes explications logiques dans la progres-sion du travail et ma capacité à les faire comprendre ont plu, je fus choisie. C’était inespéré, je me suis retrouvée dans un centre équestre battant neuf, construit pour moi. L’architecte, assez âgé, en mourut d’ailleurs. Je ne l’avais vu qu’une fois, je lui avais fait changer ses plans le vendredi soir et il est décédé le dimanche. J’espère qu’il n’y a pas eu de cause à effet. Il ne connaissait pas grand-chose aux chevaux et à leur confort, encore moins la loi concernant les écuries, la hauteur des pla-fonds entre autres. Paix à son âme, il était sympathique. J’ai investi les lieux après un lancement très médiatisé, avec cortège en ville et jour de fête, démonstrations de maréchalerie, de saut, de dressage et banquet. Le lendemain, au boulot ! Il fallait gagner de quoi payer le loyer, les charges, les salaires et nourrir les chevaux. La première année, je n’eus qu’un apprenti de première. Le mercredi, il me préparait les chevaux et je donnais huit longes de débutants d’affilée. Le soir, je n’avais plus de voix pour les adultes. Ces débutant-e-s étaient mis en leçon après une dizaine de longes. Ce fut parfois épique, les chevaux d’école, achetés récemment et

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malins comme des rats, pas encore routinés dans leur métier, en profitaient. Il fallait être fin stratège pour faire galoper tout le monde, mais pas en même temps dans la débandade ! Rigueur et encore discipline. Au Centre équestre d’Yverdon-les-Bains, ce ne fut pas le Bronx. On apprenait à bien monter, dans le respect du cheval – qui a rarement tort selon moi, mais qui subit de mauvaises indications ou des « aides » mal placées. Mes chevaux ne furent jamais massacrés par les élèves. Mieux valait perdre un cinglé qui ne voulait que galoper comme un malade, qui avait trop vu de westerns et res-tait incapable de s’astreindre à un apprentissage qui le mènerait à un galop cadencé, décontracté et sous con-trôle. Quel karma ces animaux ont-ils pour subir pa-reilles tortures infligées par les humains ? Moi présente, c’était impensable. Je découvris l’équitation locale : on était pendu dans la rêne intérieure, on galopait à toute vitesse en « tombant sur l’épaule », il y avait du boulot en vue, ce fut passion-nant d’observer les progrès des cavaliers et des chevaux qui s’assouplissaient en donnant sans contrainte le meil-leur d’eux-mêmes. Le Club de la Menthue me demanda de les préparer pour le Concours cantonal de dressage. Je suis arrivée sur place pour la première leçon, j’ai cru verser : ils avaient sauté sur leurs chevaux en vitesse, des anciens dragons du coin pour la plupart et quelques filles qui avaient déjà bonne façon. Je repris tout à zéro et je les fis travailler dur. La dernière fois qu’ils avaient pris part à ce concours, ils étaient sortis avant-derniers sur une quarantaine, rien d’étonnant. J’ai insisté sur la position correcte, celle qui est jolie à regarder et en plus efficace, ainsi que sur la technique précise de la progression des

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difficultés. Cours après cours, la différence sauta aux yeux, je repris espoir. Quelques mois plus tard, nous étions prêts. Il restait les chevaux à toiletter : raccourcir les crinières et couper les queues à la bonne longueur. Le jour « J », les filles se dévouèrent pour tresser les crinières. Tout le monde avait bonne façon, je fis la poussière sur les bottes, ils entrèrent sur le carré. Ouf, ils furent tout-à-fait présen-tables. Nous sortîmes neuvièmes sur les quarante équipes ! Nous fêterons toute la nuit après avoir rentré les chevaux.

Dans les débuts au manège, le soir, je tombais de fa-tigue, mais pas assez pour ne pas être dérangée, une fois, par une voiture noire, parquée devant la porte. Trem-blante de peur, j’ai téléphoné aux flics : — Je suis morte de frayeur, une voiture inconnue sta-tionne devant chez moi. Suspense. J’étais figée derrière les volets à moitié fer-més, le souffle court. Des bandits allaient sortir et m’as-saillir. Les poulets arrivèrent par les deux côtés de l’en-trée et coincèrent la voiture. Ils sortirent, s’approchè-rent, firent demi-tour, reprirent leurs voitures et me té-léphonèrent : — Ce sont des amoureux… Ils avaient peut-être pris l’habitude, durant la construc-tion du manège, de venir fréquenter dans ce coin tran-quille. Peu de temps après l’ouverture de l’école d’équitation, les rencontres du club, une fois par mois, faisaient le plein, on y riait et on y buvait pas mal. Dans les manèges c’est souvent ainsi. Certains sont plus à l’aise à la bou-teille qu’à cheval. Des membres du Conseil d’adminis-

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tration me convoquèrent un jour pour me « parler ». On me conseilla d’ouvrir le bar plus souvent, pour faire tourner le manège et surtout agrémenter les soirées des cavaliers et des cavalières. Après un glups d’étonnement, ma réponse fut claire : si j’avais besoin de vendre des bouteilles et faire la barmaid pour gagner ma vie et payer mon loyer, j’arrêterais tout de suite. Il n’en fut rien : les écuries, et même de nouveaux boxes, se remplirent ra-pidement ; tous les jours il y avait des chevaux à travail-ler et des leçons à donner ; des brevets, des examens et des concours à organiser. Le loyer fut payé régulière-ment. J’avais une gérance libre, je n’avais de comptes à rendre à personne, j’étais « presque » chez moi.

De nuit, seule au fond de la route sans issue qui mène aux marais, j’étais tellement trouillarde que, lorsque je devais descendre aux écuries pour aller contrôler un bruit bizarre ou faire une piqûre à un malade, il m’était impossible de passer par l’extérieur et d’imaginer que quelqu’un pourrait en profiter pour s’enfiler chez moi dans mon dos et me recevoir Dieu sait comment. Du premier étage, je m’agrippais au tuyau du gaz en glissant le long du mur et je sautais du haut du pare-bottes dans la tourbe. Retour en varappe en sens inverse. Une légère hérédité me fut utile, ayant certainement gravi des 3'500 mètres dans le ventre de ma mère. Je ne l’imaginais pas s’être privée d’une grimpe sous le prétexte de porter sa progéniture, surtout pas la petite dernière, on connais-sait la chanson. Un matin, à six heures, boum badaboum, un cheval pé-dale contre les parois d’une stalle – à cette époque, on pouvait encore y détenir des chevaux –, je me fis le tuyau du gaz – en vitesse et en nuisette de dentelle, non,

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en longue chemise de nuit sage et en coton, pas trans-parente ! –, Baïkal était coincé sur le dos contre la paroi et n’arrivait plus à reprendre son équilibre pour se re-mettre d’aplomb sur ses jambes. Je n’y arriverai pas sans aide, que faire ? À ce moment, j’entendis un tracteur sur la route, un paysan qui allait à l’herbe pour ses vaches, j’ai foncé sur le chemin, levé les bras au ciel et je l’ai arrêté en criant : — J’ai besoin d’un homme ! Bon, vu ma tenue de nuit, on peut prendre ça comme on veut… mais il comprit tout de suite et me donna un truc de dragon : il suffisait de lancer un peu d’eau dans les oreilles du cheval. Ils détestent ça. Ce qui fit donner un coup de rein à Baïkal pour se remettre sur ses jambes. La nuit suivante, cet énergumène me refit le même gag, un petit coup d’eau bénite dans les oreilles et hop ! Le voilà à nouveau sur ses jambes. Le truc était excellent. Mais Baïkal ira quand même en box.

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Le livre sur l’équitation

Un jour, à la veille de mes vacances, Olivia, une élève assidue et propriétaire d’un cheval, me dit :

— Isabelle, ne pourrais-tu pas me faire un petit résumé des différents pas de côté en dressage, je ne m’y re-trouve pas.

La chose à ne pas dire. Je suis partie sur le lac comme d’habitude, mais avec bloc-notes et stylo pour commen-cer à écrire un petit topo d’équitation. La Railleuse n’a pas beaucoup navigué, le bikini est resté sec ; tout le jour et la soirée jusque fort tard sur mes notes, j’ai pré-paré un canevas qui tienne la route, le petit topo s’était mué en livre complet.

Au retour, départ chez ma comptable qui avait deux or-dinateurs ; elle me montra des trucs pour aller plus vite. Elle était au top, j’étais peu à l’aise, je souffris terrible-ment. Quelques mois plus tard, « L’Amour du cheval, une approche raisonnée » sortit. Titre trouvé par ma belle-sœur Anne, et qui me convenait : l’amour, les sen-timents en premier, puis la raison qu’il faut invoquer pour apprendre une bonne technique. L’un ne va pas sans l’autre car s’il n’y a que l’amour et les mamours, voilà les sept cents kilos de muscles qui vous marchent dessus si vous n’êtes pas encore vidé, tapé ou bousculé. Les chevaux sont malins et savent déjouer nos travers, la mémoire est leur outil de survie. À l’époque de leur vie sauvage, ils devaient se souvenir où se trouvaient les bonnes pâtures, les points d’eau et les refuges abrités.

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Étant d’un naturel généreux et confiant, avec une bonne éducation et de bons traitements, les chevaux nous sont acquis. Dans mon livre, j’ai repris toute la théorie de l’équitation, en animant l’ouvrage, technique et sérieux, par de nombreux dessins de ma main pour faire avaler la pilule. Je l’ai édité à compte d’auteur. Plusieurs milliers d’exem-plaires seront vendus en librairies, en magasins d’équi-tation, aux élèves et par voie d’annonce. Un essai de dif-fusion fut sollicité des éditions Belin à Paris dont je con-naissais très bien l’ancien directeur, frère de la directrice, cavalière également. La réponse fut sans appel : — Votre ouvrage nous intéresse énormément, mais il faut revoir les dessins et les faire exécuter par notre des-sinateur. L’exemple joint d’un de mes dessins revu par leur des-sinateur était simplement atroce : le vrai cheval grossier des BD à grosses jambes poilues, museau énorme et longs cils. Non. Je n’allais pas les solliciter et dénaturer mon style, dussé-je rater cette occasion unique d’entrer dans une maison d’édition renommée. Et pourtant, ce n’était pas le coup de crayon, l’expression du mouve-ment ou la justesse qui manquaient à mes dessins.

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Histoires d’écuries

Lapin, mon cheval de concours, muté par la force des évènements cheval de manège – ma vie et la sienne à gagner –, était resté le cheval de cœur de Marie, elle me le piquait souvent et s’énervait de le voir monté par des élèves débutants, alors que je montais sa jument Vaga-bonde en concours. Vagabonde avait de gros moyen, les résultats ne se firent pas attendre.

Un jour de cours de l’apprenti – la première année je n’en avais qu’un – Marie vint m’aider à faire les boxes. Sans l’avertir, j’avais déménagé Lapin de sa stalle et je l’avais mis en box avec les privés, au milieu de l’écurie. Quand elle arriva, elle commença son côté, remarqua que Lapin n’était plus à sa place, je lui fis croire que j’avais dû le vendre, que j’avais besoin de sous. Elle fut atterrée, elle renifla et pleurnicha dans sa brouette ; en arrivant à la hauteur du nouveau box de Lapin, à côté de celui de sa jument Vagabonde, elle comprit qu’il y avait eu un échange de chevaux. Nous nous sommes tombées dans les bras et nous avons scellé notre im-mense amitié par cette mutation équestre. Lapin fut le cheval de sa vie et Vagabonde de la mienne. Cette ju-ment me fit deux beaux poulains à sa retraite, Rio et Viva, tous deux de la Poudrière, le lieu-dit du coin : un fiston plutôt flemmard, mais très beau et une nana pleine de jus et super sérieuse, si bien montée. Je les fis naître. Les noms avaient étés trouvés par les élèves sous forme de concours.

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Rio, un gros poulain, a désiré rester dans le ventre de sa mère vingt-et-un jours de plus que nécessaire, j’ai eu peur au poulinage, il y eut un craquement, pourtant tout se passa correctement. J’avais de l’aide. Lorsque la mère poussait, nous tirions dans le bon sens, en direction des jarrets, j’avais l’habitude avec les vaches. Le poulain se leva tout de suite et chercha la tétine, mais la mère se tournait continuellement pour le renifler et lui présen-tait son nez au lieu de son flanc. Même attachée, ce ne fut pas possible. Panique à bord, on sait que le poulain doit impérativement boire le colostrum ou premier lait dans les premières heures de sa vie pour se libérer de son méconium – le résidu dans son intestin des onze mois de gestation, son premier crottin en somme – si-non il risque une grave intoxication. Une heure plus tard, il ne me restait plus qu’à traire la jument, à chauffer le lait au bain-marie et à le donner à téter au poulain grâce à un doigt de gant en caoutchouc troué et attaché à une bouteille : à minuit, il n’était guère possible d’acheter un biberon pour chevaux au magasin du coin. Tout fonctionna à ravir, il but, fit son crottin, et je suis enfin allée dormir. À sept heures, à l’arrivée des apprenties, branle-bas de combat, les écuries étaient inondées, Rio trempait dans un box qui ressemblait à une piscine, un abreuvoir avait été cassé par un coup de pied. Classique dans les écuries, fréquent même. Plombière à mes heures, j’ai changé l’abreuvoir – j’en avais toujours en réserve –, puis nous avons lâché le bébé dans le manège ; il galopa comme un fou, avec sa mère inquiète qui lui tournait autour. Trois ans passèrent et Rio de la Poudrière fut accepté au test de « Modèles et allures ». Il avait déjà gagné le prix du plus beau poulain au concours d’Arnex, puis je

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l’avais sorti en concours dans les Promotions cheval suisse. Il était malheureusement très mou, je sortais toute rouge des parcours, prête à faire un infarctus. L’étalonnier du Haras national me consolait et me con-seilla d’arrêter de me tuer avec ce cheval, d’autant plus que le père de ce nonchalant avait été vendu. Son sort fut scellé, il allait devenir cheval d’école, il avait de belles allures. Un peu sac parfois - il avait le don de se retenir trois mois, et ensuite, il était capable de faire une explo-sion terrible pour se rattraper. Et là, il faisait peur. Mais il était porteur, les grands élèves s’y retrouvaient et l’ai-maient bien. Deux ans plus tard, Viva de la Poudrière allait suivre. Naissance sans histoires : la mère, étant au courant, la reçut avec compétence. Son débourrage sera relative-ment simple, encore qu’une fois, lors d’une première sortie seule, Bonny, l’apprentie rentra à pied après un demi-tour un peu trop sec. C’est vexant de revenir tout essoufflée derrière le cheval qui rentre au galop. On a l’air fin à l’arrivée, tout le monde rigole, surtout lorsqu’il n’y a pas eu de casse. Viva fit ses classes en Promotion, puis je l’ai destinée au concours complet. Elle s’y montra bonne et me fit plaisir. La vie était bien remplie : la semaine au manège en le-çons et à monter, le dimanche en concours avec plu-sieurs kilomètres de cross à cheval et autant à pied pour la reconnaissance du parcours. Mais le bonheur était au rendez-vous : j’avais mes deux chiens, la radio, mon pique-nique ; entre les épreuves je me reposais, je dor-mais et je lisais ; les cantines ne m’ont pas beaucoup vue ; leur menu, toujours pareil, de jambon à l’os et ha-ricots ou gratin de pommes de terre, ne me branchait pas.

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Les apprenti-e-s

Me voilà responsable de la formation de jeunes profes-sionnel-le-s de seize ans, armé-e-s de toutes leurs dents et prêt-e-s à mordre dans la patronne. Au début, j’ai pris des garçons, pour créer l’équilibre avec une direction fé-minine et des travaux pénibles en vue, comme déchar-ger les chars de foin – vingt-deux kilos la botte –, fau-cher les alentours, construire les parcs et les réparer, nettoyer les écuries et sortir de lourdes brouettes de fu-mier à pousser et hisser sur le tas qui prenait des allures monstrueuses après quelque temps. La pose d’une pompe dans le creux à lisier pour arroser le tas en vue de le faire diminuer nous soulagea. Dans les manèges, après le personnel, le deuxième souci, c’est l’évacuation du fumier. Le contact avec les apprenti-e-s fut chaleureux. Le mer-credi après-midi, lorsque je faisais du bureau et que j’avais des parents en face de moi, Bonny appuyait non-chalamment son coude sur mon épaule en venant gui-gner l’agenda : — Alors, on a quoi ensuite ? C’était chou tout plein… Papa m’avait dit : — Sois exigeante avec ton personnel, mais juste. Je n’ai rien laissé passer, tout devait être impeccable, rien ne fut laissé au hasard. Leur métier entrera dans leur crâne et leurs muscles à force de répétition et lais-sera des traces indélébiles, tant mieux pour les chevaux. Ma forte personnalité imprégnera le disque dur de ces

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chères filles ; des garçons, mis à part les trois premiers, il n’y en aura plus. Ils sont d’ailleurs plutôt rares à bri-guer le poste. Dans les manèges, c’est 95% de filles ou de dames. Pourquoi ? Pour bien monter à cheval, il faut du sentiment, de l’intuition et se plier aux ordres du maître de manège. Le cheval, animal de fuite, préserve sa survie grâce à sa rapidité de réaction et n’attend pas pour démarrer, alors autant le sentir assez tôt pour ne pas rester sur le carreau à la suite d’un demi-tour ou d’une bocquée un peu sévère. Ce n’est pas une question de force brute, mais plutôt de savoir moduler entre sou-plesse et technique : là, les femmes sont fortes et, à pied, elles peuvent encore se passionner pour soigner, étriller et bichonner. Du contact et encore du contact, c’est dans leur ADN. L’équipe du personnel fonctionna bien : il y avait tou-jours une fille en préapprentissage et les trois autres dans chaque degré jusqu’au Certificat fédéral de capa-cité (CFC) qui dure trois ans. Nous partagions une grande connivence, agrémentée de rires et de confidences sur nos élèves respectifs car, dès la seconde année, elles donnaient des leçons aux en-fants débutants pour leur apprendre la bonne tech-nique : la « Skala der Ausbildung » (l’Échelle de la forma-tion), soit l’épine dorsale de tout apprentissage en équi-tation. On ne mettait pas la charrue avant les chevaux dans mon manège : si on ne maîtrisait pas un niveau on ne franchissait pas le suivant. Résultat : les chevaux ne furent pas malheureux dans leur activité et l’accompli-rent dans la décontraction et en harmonie avec les ca-valiers. Des élèves qui sautent dans la selle, il n’y en avait pas ; des excités qui tirent dans la bouche des chevaux, ça n’existait pas.

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Tout se pratiquait dans le respect de l’animal, sinon je devenais intérieurement folle de rage, je sautais sur le cheval et je montrais à l’élève que sa monture, c’est-à-dire mon collègue de travail, allait si bien lorsqu’il était décontracté, mis en équilibre dans son impulsion et pas tiraillé dans sa bouche. Deux sortes d’équitations peuvent se pratiquer : celle qui « prend » et celle qui « donne ». La première torture le cheval dans sa bouche (on dit la bouche d’un cheval et la gueule des gens…) et l’oblige à l’obéissance par la souffrance ressentie sur ses « barres » (espace de chair sur l’os de la mâchoire situé entre les incisives et les mo-laires ; essayez de vous rater avec la brosse-à-dents pour sentir quel effet ça fait) ; une autre technique de coerci-tion est la monte en rênes allemandes, ou rêne coulis-sante, contre laquelle le cheval ne peut se défendre, ce qui peut provoquer des déformations au niveau de la nuque. La bonne technique consiste à mettre le cheval en équi-libre sur ses jambes arrière : il « pousse » avec ses pos-térieurs en s’engageant sous sa masse, il se cadence en montant son dos, avec, pour corollaire, une encolure qui s’arrondit et une bouche décontractée qui se donne avec bonheur dans notre main. C’est le paradis. À l’in-verse, le cheval encapuchonné qui se bouffe le poitrail, brisé à la deuxième vertèbre cervicale, dénote un manque crasse de savoir-faire de la part de son cavalier. Évidemment, ce travail ne s’apprend pas en cinq mi-nutes, il y faut de l’entraînement et de la persévérance de la part du cavalier : son corps doit se former à sentir les muscles du cheval et à y réagir rapidement. La sou-plesse, la décontraction et la fermeté alliées à une grande sensibilité sont des qualités de base.

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Le duo cheval/cavalier devient une danse fascinante en symbiose profonde. Les sept cents kilos de muscles du cheval sont soumis à cinquante-cinq kilos de cavalière. Ce n’est pas du dressage imposé, mais bien plutôt de la complicité résultant d’une éducation soignée. Les che-vaux se donnent à fond, comme leurs ancêtres sur les champs de bataille. Crétins d’humains ! On peut dire que tous mes chevaux ont eu des ascendants qui sont morts avec leur maître durant une guerre. Il n’y a qu’à sonner le clairon : les oreilles pointent en avant, les yeux deviennent inquiets et ils rentrent au triple galop à l’écu-rie. Maintenant, ils sont habitués, le clairon, c’est pour rire et pour l’avoine qui les attend !

Mes filles et moi, nous avons partagé des moments tout simplement épouvantables. Un matin, Aristo, le poney de trente-trois ans, l’ancêtre du groupe, en retraite de-puis longtemps – rendu à la liberté dans tout le quartier de la Poudrière et dans les écuries –, donna des signes qui ne trompaient pas : il transpirait, respirait avec peine, le flanc agité, les jambes qui menaçaient de lâ-cher. Téléphone au vétérinaire : urgence, il fallait venir l’ausculter. Diagnostic : collapse généralisé. Il fallait l’abattre. Cela se fera dans le manège, sur la tourbe qu’il avait tant foulée ; nous lui avons parlé, je lui ai expliqué où il allait : rejoindre les autres pour un grand galop ; le boucher a envoyé le piston droit dans son front, il a sauté en l’air, il est retombé sans vie, sa robe blanche tachée de sang. Il n’a rien senti, mais ce fut brutal. Lorsque l’on euthanasie un cheval, ce n’est pas toujours facile. Trois fois, j’ai assisté à des scènes pénibles : à la première, le cheval s’est enfui pour s’écrouler quelques mètres plus loin ; à la deuxième, le cœur ne lâchait pas,

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le véto a dû introduire son bras dans l’anus pour le sai-gner par l’intérieur ; et pour Irda, une jolie et gentille petite jument d’école, la mise à mort a eu lieu finalement en la saignant à la veine jugulaire. Un gros seau de sang rouge finira sur le tas de fumier. Un autre cheval, Uniflore, passa également une heureuse retraite en liberté autour du manège : il apparaissait par-fois dans la halle au début d’une leçon, prenait place comme les autres sur la ligne du milieu, attendait patiem-ment le début de la leçon avec ses collègues, puis, se ra-visant, repartait en secouant la tête brouter dans les parcs.

Une fois le cheval mort, nous restons avec une carcasse de sept cents kilos à charger pour le clos d’équarrissage. Où part ce cheval qui a déjà l’œil fixe et la langue bleue ? Ce corps que nous avons tellement soigné, étrillé, monté, aimé, caressé… C’est la question qui tue, elle demeure sans réponse. Pour faire de la farine animale ? Pour alimenter une cimenterie ? Il fallait faire vite avant que le corps ne se raidisse et que nous ne puissions plus le boucler dans le van. C’était du sport : trois ou quatre filles avec cette masse inerte à ti-rer sur la rampe du véhicule… Si le facteur passait, il filait en vitesse sans babiller comme d’habitude. Pour finir, un bon truc fut d’attacher ensemble les antérieurs à une très large sangle, d’ouvrir la porte avant du van et de tirer le corps à l’intérieur avec le 4x4, en prenant bien soin de tenir la tête en l’air, et c’était lourd. Auparavant, le corps avait été basculé sur un large tapis de plastique pour mieux glisser. Au clos, on ne donnait pas dans la dentelle : le cheval était tiré sans égards du van par un employé peu délicat, suspendu par un pied et jeté tête la première dans une

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benne trop petite dans laquelle croupissaient déjà les animaux sauvages et domestiques du jour et de la nuit. Au retour, effondrées, nous nous tombions dans les bras avec affection, nous digérions le passage. C’était le métier. Je n’ai jamais pu caresser un cheval sur le front sans penser à ce mouvement du piston qui entre lui fracasser le cerveau. Maintenant, les chevaux sont euthanasiés, la technique est au point, on les endort complètement par une narcose totale, puis le cœur est shooté, ils ne sentent rien. Il y a les chevaux de rente et ceux de loisir. Les chevaux de rente sont tués dans les abattoirs et peuvent être mangés, la qualité de la viande est contrôlée. Les che-vaux de loisir sont euthanasiés sur place, c’est quand même plus propre, cela leur évite le dernier voyage et l’entrée dans les abattoirs, source de grand stress. J’ai voulu, une fois, éviter aux filles d’assister au départ d’un cheval aux abattoirs. Seule, j’ai passé le licol à la douce Fatima avec mauvaise conscience ; elle m’a suivie en confiance, je l’ai chargée, sale boulot. Aux abattoirs, elle a renâclé à pénétrer dans ce local blanc qui sentait la mort. Avec le boucher, nous l’avons rentrée à recu-lons. Après l’avoir regardée jusqu’au dernier moment pour la soutenir, je suis repartie sans demander mon reste, j’ai explosé au volant de ma voiture, je sanglotais de souffrance, je paniquais, je perdais pied, je n’arrivais plus à conduire. Allez, il fallut faire face, encore une fois, rentrer et dire que tout s’était bien passé et qu’elle n’avait rien vu, même si ce n’était pas tout-à-fait vrai. Mes apprenties furent mes filles, certaines le sont res-tées, je les revois avec plaisir et si j’ai pu marquer leur profession et leur amour pour les chevaux, tant mieux.

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D’ailleurs Véronique est ma locataire, avec ses deux chats et son cheval qui tient compagnie aux miens. Notre entente est chaleureuse, faite de complicité et d’amour des chevaux. Sa rigueur professionnelle me ra-vit, elle est restée dans le métier, contrairement à d’autres.

Elle raconte :

Apprentissage au manège d’Yverdon (1993-1997), je précise qu’il y a prescription… Plus que l’apprentissage d’un métier, ce fut une école de vie ! Isabelle, maître d’apprentissage au tempérament entier, savait ce qu’elle voulait, exigeante avec ses apprenties et parfois explosive… mais bon, ça c’était quand le boulot n’était pas bien fait. Mais elle aimait transmettre son savoir : le sens des responsabili-tés, le respect du cheval et un tact équestre que je souhaitais at-teindre. Dans les anecdotes drôles qui ont jalonné quatre ans d’un appren-tissage exigeant, que choisir ? Par exemple : Isabelle rentrant de balade un jour de pluie avec Viva, le mascara glissant sous les yeux… me demande : — Mon maquillage a-t-il coulé ? Moi : — Non…non… Un jour de concours, les chevaux sont chargés dans le van, une dernière vérification et départ. Isabelle roule tout doucement sur le dos d’âne devant le manège afin que les roues du van passent sans secouer les chevaux. Ne sentant rien, nous nous sommes retour-nées… le van était toujours devant l’écurie ! Rentrée sans doute très tard, elle n’avait que placé la voiture devant la remorque, sans l’atteler…

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Une cliente entre dans le bureau et me demande : Ta maman est là ? Sur le moment j’ai ronchonné, mais au fond j’ai été fière ! Samedi : grosse journée, avec beaucoup de cours à donner, mais c’est aussi le lendemain du vendredi ! Donnant une leçon de groupe, j’octroie une pause aux cavalières, j’en profite pour m’as-seoir sur les obstacles, en un instant je me suis endormie et j’ai piqué du nez, direct dans la tourbe. Debout rapidement, je pré-tends avoir trébuché pour ne pas être surprise en flagrant délit de relâchement. Plus tard, une cliente charitable m’apportera une boisson énergisante avec une inscription dessus : Dynamite (Rire jaune). Avec Séverine, ma collègue, nous nous lancions souvent des défis : la première qui finissait les boxes ; celle qui arrivait à remplir la plus haute brouette de fumier ; à finir une ligne de mauvaises herbes sur le paddock avant l’autre ; à tenir le plus de chevaux possible pour aller au parc (record huit) ou faire pleurer une autre apprentie et, durant les corrections d’assiette à la longe, celle ca-pable de rester le plus longtemps possible avec les jambes derrière les quartiers de la selle et le bâton dans le dos, suivant en cela les leçons de torture de la patronne pour acquérir une position correcte et élégante. J’aurais encore un tas de beaux souvenirs à raconter !

Apparemment, je n’ai pas traumatisé définitivement mes apprenties…

Au manège, les fêtes se succédaient, nous faisions les fous aux Brandons, à deux sur un cheval pour un petit parcours de saut ou dans des sketches improvisés, comme celui de Marie et moi. Marie était le mari, en costard cravate, moi j’étais la mariée, j’avais loué une vraie robe blanche longue ; pour faire chic j’avais ra-jouté des chaussures de ski, début mars il ne fait pas

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chaud dans la halle ; Marie m’a poussée très fort sur son cheval, un peu inquiet, j’ai basculé sur l’autre bord, on a recommencé, puis elle a posé une échelle contre la croupe du cheval – merci Lapin de ne pas avoir levé le cul – et, pour finir, c’est elle qui fut à cheval et moi der-rière avec les skis aux pieds pour « glisser » sur la tourbe en ski joering. Deux mètres et je fus éjectée des chaus-sures, les skis restant sur place, je courus derrière le che-val pour rattraper « mon mari ». Le lendemain, trois heures de travail furent nécessaires pour découdre l’ourlet de la belle robe blanche, devenue jaune, ôter la poussière brune, la laver et recoudre. Il restera des séquelles, j’ai eu honte en allant la rendre. Les animations se succédaient à un rythme soutenu : Il n’y avait pas de creux saisonniers : en janvier, on pré-parait les brevets de cavaliers. Il s’agissait de contrôler une correcte mise à cheval : l’équitation de base en dres-sage, un obstacle facile à sauter et de la théorie. En juin, on poursuivait avec le test d’argent : chrono pour le trot et le galop, assiette correcte pour la descente et la montée, quelques sauts sur du fixe et de la théorie sur l’équitation en extérieur. En été, il y avait les stages pour les enfants, du matin au soir, théorie, soins aux chevaux, équitation trois fois par jour. Au soir du deuxième jour, ils étaient morts, mais heureux. À la rentrée, on attaquait les examens, appelés les « De-grés », de I à V. Un juge de l’extérieur venait examiner mes élèves. Puis c’était la fête de Noël. Je faisais deux ou trois pré-sentations de dressage et de saut, ainsi que la présenta-tion de ma classe des dames du vendredi – une équipe soudée qui se revoit toujours pour des petits cafés

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depuis des dizaines d’années et qui me fut précieuse lors des concours et examens du manège pour tenir la can-tine. Elles étaient trop chou et s’appliquaient pour pré-senter un joli quadrille en musique. Durant les numéros, préparés en cachette par mes filles, j’ai souvent eu la larme à l’œil : les quadrilles, bien mon-tés, ont été inventés par les élèves avancés, les musiques étaient extra et les numéros à gags se suivaient, il y avait du piment et de la jolie équitation, les petits faisaient de la voltige, tout fiers, les parents assistaient à la galerie, bondée. Et le Père Noël arrivait sur son char tiré par un haflinger, on y croyait, il distribuait les cornets.

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Végétarienne par réflexion, pas par goût

Lorsqu’on devait se séparer d’un cheval pour raisons de santé, c’est qu’on avait tout essayé avant de téléphoner au boucher. Le cheval était bourré d’antibiotiques, d’an-tihistaminiques, d’anti-inflammatoires ou d’antiphlogis-tiques pour ne citer que les plus fréquents. Sa viande était empoisonnée. Les gens qui mangeaient mes che-vaux ne savaient pas tout ça et moi non plus. Ma ré-flexion a commencé bien plus tard, aux abattoirs.

Grâce au ciel, la loi a changé et, maintenant, ce n’est plus possible, tout au moins pour la viande suisse. On euthanasie sur place le cheval qui est au bout de sa vie. Cependant, les autres viandes, destinées à la consom-mation, sont chargées de toute la souffrance que l’ani-mal a vécue durant son dernier trajet et en attente dans la chaîne d’abattage (le gibier qui a été traqué subit éga-lement ce stress).

Lors du brevet de marchand de bétail, obligatoire pour vendre des chevaux, je dus visiter une grande chaîne d’abattage. L’odeur doucereuse m’aurait fait vomir. Les cris, plutôt les hurlements, des bêtes me résonnent en-core aux oreilles. Leur viande est chargée d’adrénaline et d’acidité malsaine, sans parler des ondes négatives que cette viande contient.

Dans une cave humide et sans lumière, un poulain était attaché, seul, il hennissait, ça faisait quelques heures qu’il avait été arraché à sa mère, il n’aura rien à boire ni à manger jusqu’au lundi, on était vendredi matin :

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— La viande est meilleure si l’animal est à jeun ! m’as-séna-t-on.

Mais oui, la viande de cheval est saine, entend-on sou-vent…

« Si tous les abattoirs avaient des vitres, il y aurait bien plus de végétariens », c’est Mac Cartney, un chanteur des Beatles qui l’affirme. Maintenant, quel soulagement de ne plus faire partie des assassins qui s’empoisonnent. Je peux encore regarder un animal dans les yeux, sans honte. Je peux caresser le front de mes chevaux sans craindre le bruit du pieu télescopique qui lui pourfendra le crâne.

Les végétariens, comme les herbivores, sont pacifiques, moins sanguins et ils n’affament pas le monde. Les her-bivores sont beaucoup plus actifs que les carnivores qui dévorent leur viande et dorment ensuite plusieurs heures ou jours pour digérer. Les végétariens que je connais ont un sacré tonus et gardent la ligne, cela seul pourrait faire réfléchir.

Pour ne pas noircir le tableau, laissons de côté les hor-reurs et les excès de l’élevage industriel de certains pays (entre autres, les antibiotiques administrés pour faire grossir les bêtes plus rapidement).

Une poignée de fruits le matin, ce sont des vitamines en direct dans le sang et dans le cerveau ; en prime une pe-tite répétition de chant à cheval dans les bois, voilà la forme olympique assurée. Et sans fléchir dans l’action, car un jour « normal » peut comprendre une heure à cheval, deux heures à la débroussailleuse, une heure à la trompette et deux heures de chant le soir au chœur.

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Le végétarisme devient « tendance », c’est le comble du bonheur, tout le monde en parle, il y aura des bêtes sau-vées. Lorsqu’on me voit manger sans viande dans mon as-siette, et que l’on me pose la question pour en connaître la raison, j’en ai un peu marre, alors je réponds par une question : — Avez-vous un médecin traitant ? On me regarde bizarrement. Je n’ai pas encore reçu de réponse négative… Je poursuis : — Moi, non. Et là, je touche du bois, car j’ai une chance d’enfer en plus de ma prévention quotidienne. Cette énergie à re-vendre choque certains copains mâles qui me la repro-cheraient presque. Le profil bas, la tête qui ne dépasse pas celles des autres, voilà le topo pour plaire. On peut ajouter que l’humain, au départ un cueilleur de baies dans les bois, n’a pas de canines pour déchirer la viande comme le chat ou le chien. C’est bien plus tard que les armes pour chasser et le feu pour griller furent inventés. Une petite lettre de lecteur, une fois, m’a fait plaisir à écrire. Elle concernait la réception que la Présidente du Grand Conseil, la verte Sylvie P., a donnée lors de son investiture en bannissant la viande du menu.

À mourir de rire ! Les pauvres chouchous, voilà qu’ils n’allaient pas pouvoir grignoter des pâtés au cochon mal soigné ou de la viande séchée d’Argentine en matière reconstituée bourrée d’anti-biotiques et de colorants ! Mais c’était pour leur bien que Sylvie P., dans un acte de cohérence avec sa couleur et de respect de la Planète, a laissé la viande de côté.

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Un geste qui parle, apparemment, puisque les UDC ont bondi. Ils n’ont rien compris, ni le bien-être des animaux et ni celui de la planète et de ses habitants. Là, ils devraient s’informer un peu mieux, et pour leur santé en prime, afin de perdre la petite bedaine peut-être… Sauver les bêtes ? Pas seulement de l’assiette ; un héris-son tente-il de traverser ? Je bloque la voiture, j’en-clenche les feux clignotants, je saute à mains nues sur lui et vais le poser plus loin dans la direction qu’il sem-blait prendre. Un bon truc : dès que l’on voit un che-vreuil, un chat ou un renard au bord de la chaussée, il faut klaxonner très fort pour l’effaroucher ; il stoppe, regarde, fait demi-tour et prend ainsi l’habitude de craindre les phares des voitures et de se retenir de sauter sur la route.

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Les cours professionnels

Un collègue, responsable de l’enseignement théorique aux apprenti-e-s et initiateur de ce cursus de certificat fédéral de capacité (CFC), désira prendre sa retraite. Il me demanda si le poste m’intéressait. Trois matins par semaine. Pourquoi pas ? J’aimais enseigner, je connais-sais mon métier, j’avais donné mon congé au manège pour me lancer dans une ferme équestre, j’acceptai. Cet enseignement comportait cinq branches pour trois degrés différents : affouragement, soins, origine/éle-vage, attelage, jeunes chevaux/débourrage. Le collègue me donna une page A4 dactylographiée recto-verso comme seul support de cours, sans doute avait-il tout dans la tête, c’était un peu mince. Je me suis lancée comme une cinglée à potasser mes bouquins et les tra-vaux écrits de mes apprenties sur trois ans pour recons-tituer toute la matière. On était en mai, les cours com-mençaient fin août. Les trois degrés devaient être au point. En parallèle, le démarrage du chantier de ma ferme me prenait la tête. Huit heures minuit tous les jours, non-stop. Sans arrêts, juste pour manger.

L’enseignement aux professionnels : on y perd sa voix et sa fierté, les apprenti-e-s écuyers avaient du ressort et du répondant. Il s’agissait de lutter pied par pied pour impo-ser mon point de vue, les gens de chevaux sont définiti-vement des têtes dures. Venant des différents manèges de Suisse romande, tous les styles se côtoyaient : le ma-nège qui néglige ses apprenti-e-s, le manège poneys pour

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enfants, le manège de concours, le manège qui fait tout juste. J’appris qu’ils n’étaient pas tous suffisamment res-ponsables pour former ces jeunes passionné-e-s par les chevaux, qui tombaient du haut de leur idéal en se re-trouvant la fourche ou l’étrille à la main. À la rentrée d’une certaine année, un nouvel élève com-mença les cours, le fils de JFK, là, sous mes yeux, l’en-fant que j’aurais pu avoir avec son père ; je fus abasour-die. C’était son portrait. Il faudra le suivre avec bienveil-lance durant trois ans, courage Zazu. Ce fut un très gen-til garçon, très appliqué et bien élevé. Je ne sais pas s’il a appris mon existence dans la vie de son père, lequel a sans doute dû connaître le nom des profs de son fils et ses commentaires à mon sujet, le secret est parti avec lui dans sa tombe. Et pourtant c’est grâce à ma passion des chevaux que la ferme à vaches était devenue une pen-sion pour chevaux. J’ai essayé d’être hyper correcte avec mes quatre appren-ties, je leur donnais tout ce que je savais, je me construi-sais une monstre concurrence, mais ça ne me posait au-cun problème. Je voulais qu’elles soient les meilleures, réussissent leurs licences de dressage et de saut et les examens finaux. Elles seront toutes très motivées. Mé-lanie me sortit une fois, je la vois encore dans le corridor devant mon bureau : — Si on travaille bien, c’est pour vous, parce qu’on vous aime. Encore un cadeau. Elle est devenue une excellente ca-valière de dressage, ses présentations en musique sont parfaites et ses élèves ont de la tenue et de l’efficacité.

La période du manège dura une vingtaine d’années. Ce fut un travail enrichissant et très gratifiant : voir les

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élèves s’éclater, les chevaux s’embellir, le tout dans une ambiance décontractée car on vient au manège durant ses loisirs, ce n’est pas une séance de dentiste. Geneviève me dit un beau jour : — Tu sauras, Isabelle, que depuis que je fais du cheval j’ose dire « non » à mon mari et à mon fils ! Dès ce jour elle fit passer les « demi-arrêts » facilement : il s’agit d’un report de poids sur les jambes arrière du cheval, ce qui autorise une préparation judicieuse de son équilibre en vue d’une figure ou d’un changement d’al-lure. Sans oublier les enfants handicapés, comme Serge le pe-tit autiste, arrivé la première fois au manège en pleurant et bavant de peur, et auquel plusieurs séances furent né-cessaires pour l’habituer à oser monter sur le poney Aristo, et qui, quelques semaines plus tard, montrait les exercices aux nouveaux, avec un large sourire jusqu’aux oreilles et l’œil tout joyeux. Certaines de mes apprenties furent très compétentes dans cette branche et prirent beaucoup de plaisir à s’occuper de ces enfants défavo-risés.

Entre les leçons au manège, il y avait la course pour aller donner des leçons à l’extérieur. Les kilomètres, la ten-sion sur la route, les chiens calés sur le siège arrière quand ce n’était pas sur mes genoux. Teeny, le jack, a tellement bloqué le volant, un jour, avec son petit ventre dodu, que j’ai téléphoné à mon garagiste pour lui dire que la direction avait un problème et qu’elle devenait dure… Les leçons extra muros se suivaient, de la Vallée de Joux à Neuchâtel. Toutes ces filles s’appliquaient. Jany pos-sédait un magnifique étalon arabe, nommé Malick, le

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monter fut un vrai plaisir, puis elle acheta Folane qui portait bien son nom. Je l’ai débourré chez elle, il était plein d’allant, mais sur l’œil. Il avait peur de tout : vélos, motos, machines ; ses réactions étaient sèches. Il travaillait bien, apprenait très vite, se portait joliment et, une fois, je sentis le dos qui montait lors d’un départ au galop par prise d’équilibre ; pour le récompenser j’ai lâché les rênes pour babiller avec sa maîtresse. Profitant du répit, il fit une terrible bocquée pour nous montrer qu’il avait bien su faire l’exercice. Le monstre. Une ex-plosion de cette amplitude, sans s’y attendre et sans les rênes, c’est la chute assurée. Aïe mon dos ! Je fus traînée sur quelques mètres ; on ne lâche jamais les rênes, bon réflexe pour ne pas rentrer à pied… Avec mille peines, je me suis relevée et j’ai décidé de me remettre en selle pour qu’il ne pensât point avoir réussi son coup, comme il faut toujours le faire exécuter aux élèves. Encore quelques minutes de souffrance et j’ai craqué, Jany ren-trera le cheval et moi sa voiture. Trois semaines de ca-napé avec le coccyx endommagé.

Une autre fois, apeuré par une poussette et une maman qui trafiquait le parasol pour mettre le bébé à l’abri du soleil, il refusa obstinément d’avancer, j’ai décidé de mettre pied à terre pour croiser le danger et le lui mon-trer calmement. J’ai déchaussé les deux étriers en me penchant sur l’encolure, prête à descendre et hop ! Dé-part de Folane qui se lança dans le champ comme un fou, moi toujours le nez sur sa crinière et en équilibre instable, il bloqua dix mètres plus loin pour voir le dan-ger qui le menaçait. J’ai continué ma route en solo pour atterrir sur le dos quelques mètres plus loin, je me suis remise sur pieds avec deux cent mille peines, j’étais cas-sée. De nouveau trois semaines de canapé.

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L’hiver suivant, mis en pension chez un atteleur, cana-lisé dans les limonières, avec un cheval confirmé à ses côtés, le gaillard devra manger sa soupe, c’est exacte-ment ce qu’il lui fallait, du travail et encore du travail. Attelé par Jany et son mari, il filait droit et s’habitua aux sorties, jusqu’au jour où, suite à une inattention lors d’une halte, il s’enfuit, ramassant Jany qui tentait de le retenir. Happée par le char, elle fut traînée sur cent cin-quante mètres, accrochée sous l’attelage on ne sait com-ment, jusqu’à ce que le cheval verse avec le char en ten-tant d’éviter une barrière. Résultat pour Jany : de mul-tiples fractures et tout le corps endolori. Ce fut un mi-racle, je n’ose imaginer ce qui aurait pu se produire. L’expérience et l’âge aidant, également monté régulière-ment par une ancienne apprentie, il alla mieux ; cepen-dant, à ne pas mettre dans des mains inexpérimentées. Il est évident que les professionnels sont amenés à mon-ter majoritairement les chevaux à problèmes ou ceux à faire progresser ; ceux qui vont bien, les propriétaires s’en sortent et nous les confient moins.

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Les amies, les copines, les copains

Peut-on vraiment avoir des copains hommes ? Je me le demande. Du plus loin que je me souvienne, les meil-leurs copains sont des copines, très proches et toujours très drôles. Mais quand même, ce n’est pas faute d’avoir essayé, et il y en eut. En général les copains sont très présents lorsqu’on se voit, certains très affectueux en osant le manifester, mais ils organisent fort rarement les invitations et rares sont ceux qui téléphonent un jour d’anniversaire ou qui s’inquiètent de savoir comment nous allons. Néan-moins, il y en a une poignée et ceux qui débarquent sans rendez-vous pour dire bonjour existent, Edmond en est un : il suffit que je pense à lui dans les jours qui précè-dent et le voilà avec son large sourire qui vient nous ra-conter les hauts faits de sa vie tumultueuse. Son verbe haut et son langage fleuri nous font hurler de rire, le tout mâtiné d’une réflexion pleine de sagesse. Lorsqu’il fut employé des pompes funèbres, ce fut du délire… Nous avons appris bien des choses sur « les dessous des cercueils ».

Un élève adulte, très appliqué et doué, né le même jour que moi ou juste à côté, fut un fidèle ami qui me fut très cher. Nous sortions manger au bistrot, nous discutions fort tard, nous partagions nos vies et nos soucis. Et tant mieux, tout-à-fait platoniquement. Nous n’étions pas troublés d’être ensemble, quoiqu’un soir on aurait pu le croire – bien que ce ne fût pas le cas –, en sortant d’une

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pizzeria nous nous sommes retrouvés dans un sens in-terdit, sans les ceintures de sécurité, sans le permis de conduire et les bourrins dans le rétro. Cumulé : le tout pour cent vingt balles.

Sinon, qui ? Jean-Paul, un palefrenier, placé par les ser-vices de réinsertion. Il tombait à pic dans un team de nanas pour faire les gros travaux du manège. Il est resté plusieurs mois et, en me quittant, il me donna un avocat en pot qu’il avait fait pousser lui-même. J’ai trouvé ça gentil. À Noël, très fidèlement, il envoie une carte de vœux, je réponds ; je lui ai transmis mon changement d’adresse en partant du manège. Et lorsque Bernard est entré dans ma vie, la sienne changeait également, Agnès l’avait rejoint. Fidèlement, nous nous retrouvons chaque année. C’est bien un des rares copains dans ma vie qui téléphone, lui personnellement, pour avoir de nos nouvelles. Agnès et Jean-Paul ont un petit chien, un camping-car, des milliers de bibelots et de peluches, ils vivent des vies simples et authentiques. Jean-Paul, un monument de presque deux mètres, armé d’un bon sens à toute épreuve et d’une logique impa-rable, nous passionne avec des histoires de tous les jours comme la désalpe des moutons ou des vaches à Char-mey… on s’y croirait.

Deux copains d’Amnesty International, où je militais abondamment – je fus coprésidente du groupe de la ré-gion durant plusieurs années – m’astiquèrent en ordre lors d’une réunion de travail. J’étais seule avec eux pour rédiger une lettre destinée à Bernard Kouchner. Ils commencèrent à taper sur les bonnes femmes avec joie

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et toutes griffes dehors. Et elles ne méritent que ce qu’elles ont, toutes les mêmes, enfin sur ce ton. Pour Amnesty, c’était loupé. Je fus horrifiée et prête à fondre en larmes devant tant de mauvaise foi à l‘égard de mes sœurs les femmes. Je ne sais pas quel compte ils avaient à régler avec la gent féminine ce jour-là. Je me suis con-trôlée. Non, je ne pleurerai pas devant eux, surtout pas, je ne craquerai pas. Et, ouf, je me suis évadée, la lettre étant rédigée. Dans la voiture je me suis effondrée, j’eus peur, « la bête » était là, tapie au fond de mon ventre, je la sentais, elle attendait, elle était prête à bondir. Ne se-rai-je jamais débarrassée d’elle ? C’est juste épouvan-table de me dire qu’il faut vivre avec, jouer la ruse et la raison.

Lorsque je suis allée voir l’un de ces deux messieurs sur son lit de souffrances, en fin de vie, pour lui dire ce que j’avais à lui dire et que je lui pardonnais, je n’ai plus eu le courage.

L’autre, lorsque l’occasion s’est présentée, j’ai réussi à lui sortir ce que j’avais sur le cœur, je lui ai raconté ma sortie de cette séance et la souffrance d’avoir subi les assauts verbaux et piquants de ces deux mecs contre toutes les femmes, en précisant que je lui avais par-donné.

J’ai tendance à oublier les mauvais souvenirs : c’est fait et ses marques d’amitié ultérieures, ainsi que de son épouse, dans des moments délicats, m’ont beaucoup touchée, comme lorsque je leur ai avoué que de monter des chevaux violents ne me convenait plus, que je crai-gnais de laisser Bernard seul au volant de notre ferme, ce qui serait trop lourd à porter, mais que, néanmoins, je continuais de le faire pour rendre service. Ils m’ont

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assuré que ma vie leur était précieuse et fait jurer d’ar-rêter. J’ai « presque » obéi…

B. est paysan sur un grand domaine, avec beaucoup de bêtes, une belle écurie, neuve, l’ancienne ferme a brûlé. Je fis sa connaissance aux réunions d’Amnesty Interna-tional. Un paysan à Amnesty, c’est bien le seul que j’y aie jamais vu. Ils sont trop fatigués le soir pour faire du bénévolat sans avoir la paupière qui tombe. Mais celui-ci est plein d’humanité et excessivement sen-sible. Nos échanges sont personnels. Un jour, il débar-qua à la maison, en état de détresse profonde. Il nous fendit le cœur, mais comment croire à ses histoires ? Les flics lui en voulaient et le traquaient. Peu à peu nous avons compris qu’il y avait de quoi : un divorce difficile, des non comparutions aux audiences, des demi-tours devant les poulets, bref, de petits délits en petits délits, de lettres de sommation en rappels non ouverts et en-tassés dans la boîte à outils du tracteur, tout était prêt pour un petit séjour de redressement en maison d’ar-rêts. Un matin, téléphone de son frère : — Il y a trois voitures de police dans la cour, B. n’en peut plus, il faut venir, tout de suite. Nous avons quitté l’écurie en vitesse, en habits de tra-vail, j’ai pris Bernard avec moi pour ne pas jouer à la blonde qui pourrait être la copine et qui voudrait le sau-ver. J’ai freiné, je suis sortie de ma voiture, six poulets en bleu roi nous attendaient, un a les pantalons maculés de bouse de vache. Ils avaient tenté de l’embarquer de force. J’ai serré les mains en me présentant, avec une voix assurée et énergique, j’étais en mission. Et B. ? Af-freux. Il était couché dans le talus voisin, une main

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agrippée au fil de fer barbelé qui lui écorchait la peau, la salopette également tachée de bouse. Il pleurait : — Non, je ne peux pas quitter mes bêtes, je ne peux pas rater les foins et les moissons, qui fera le travail ? Évidemment, en mai, ce n’est pas la saison idéale pour embastiller un agriculteur. Sa grosse main rouge, défor-mée par le labeur, tremblait. J’eus mal au ventre de le voir dans cet état. Je me suis tournée vers les sbires et leur ai dit que les policiers sont souvent d’origine pay-sanne et qu’ils peuvent comprendre qu’il est impossible d’embarquer un paysan, comme ça, à la veille des foins. — Bon, me dirent-ils, débrouillez-vous avec le service, mais si ce n’est pas réglé à 14h, on envoie le groupe d’intervention, le détachement d’action rapide et de dis-suasion (le DARD, l’équipe forte pour venir à bout des cas lourds et qui ne donne pas dans la dentelle). On me donna l’adresse du bureau à Lausanne, j’ai laissé Bernard pour aider B. à finir ses écuries qui avaient pris du retard et j’ai filé en ville. Salle d’attente, porte close, il fallait prendre rendez-vous, j’ai téléphoné, on ne me recevra pas – on se protège bien…–, mais une dame très compréhensive me donna des tuyaux pour la suite : atteindre le juge et lui demander que la peine soit modi-fiée en arrêts domiciliaires avec bracelet électronique. Ayant eu de nombreuses communications avec B. qui menaçait de se jeter dans la fosse à purin, tant il était à bout, je me suis arrêtée à un poste de police afin qu’ils prennent note que, s’il lui arrivait un malheur, ils con-naissaient la situation et pourraient témoigner que la procédure n’avait pas tenu compte de son état de grave désarroi. Ils porteraient une responsabilité certaine et j’aurais fait ce que je pouvais.

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Téléphone au juge, flûte les piles étaient plates, j’ai chargé en roulant, le juge était en séance, une secrétaire, très humaine, prit note de l’affaire, me dit quoi faire et surtout : ouvrir le courrier qui va arriver chez B. ! Sinon directement en prison. J’ai communiqué la réponse au poste de police, c’était OK pour eux. Je suis arrivée dans la cuisine de B., il était attablé avec Bernard, je lui ai foncé dessus, j’étais enragée, voilà deux heures que je trottais pour lui et mes écuries étaient res-tées en plan : — Si tu veux que je te coache pour te sortir de la gonfle, il faut me promettre deux-trois trucs. Suivit une énumération en ordre, dont : me téléphoner dès qu’il recevrait du courrier officiel pour l’ouvrir en-semble. L’après-midi se passa à confirmer la matinée à qui de droit pour que le Service de probation puisse or-ganiser les arrêts domiciliaires. Trois mois passèrent, puis rendez-vous au Service de probation. B. tremblait de peur. Une charmante dame, au décolleté très estival, nous reçut. Elle capta immédia-tement que son client était paniqué, elle le rassura. Les arrêts au domicile, c’est facile à vivre, mais il ne faut pas transgresser les consignes : ne pas quitter le périmètre du téléphone dès 20h et jusqu’à 6h ; le jour, liberté to-tale, en Suisse exclusivement ; interdiction de boire une goutte d’alcool, avec prise de sang mensuelle chez un médecin. Comme la maison d’habitation est à quelques dizaines de mètres de l‘écurie, ce ne sera pas possible d’y dormir ou bien il faudra téléphoner pour dire à quelle heure on quitte son logis, pour quelle raison et à quelle heure on y retourne. Plus simple, B. migrera dans la chambre libre de l’ouvrier au-dessus de la stabulation des vaches. Il adore ses bêtes, cela ne lui posera aucun

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problème. Le bal commença fin septembre et devait du-rer cinq mois. La jolie petite dame arriva par un beau matin de fin d’été, j’étais présente. B., assis sur l’escalier qui menait à sa chambre, releva son pantalon sur son mollet blanc et musclé et descendit sa chaussette ; l’adorable petite dame lui boucla le bracelet à la cheville, c’était attendris-sant, on rigolait. B. sera le « prisonnier » le plus correct qui soit, respec-tueux des consignes, à jeun d’alcool, me téléphonant pour ouvrir son courrier. Et, à Noël, la bonne nouvelle arriva, il était libre, son comportement impeccable lui avait valu une remise de peine. Depuis, il ne boit plus une goutte d’alcool et se porte très bien. Et pourtant, il y aurait de quoi boire pour oublier que l’agriculture est pénible, que les nouvelles lois de la politique agricole nient la nécessité de soutenir les paysans et les anéantis-sent sans pitié.

Ami, un des pionniers de la mini-turbine hydraulique, un génie en mécanique, fut un irréductible résistant au système, d’une façon très authentique et pleine d’hu-mour. Nous avions une grande connivence lors de nos discussions passionnées sur l’énergie. En quittant cette Terre, il me légua sa fougue de rebelle. Ce fut un mo-ment d’une rare intensité. Quelques jours avant sa mort, nous allâmes lui rendre visite, j’étais au bord de son lit, j’ai posé ma main sur son bras, il m’a regardée, il ne par-lait déjà plus, ou n’en avait pas envie, tout-à-coup il a levé sa main, et m’a caressé tout doucement la tête en me regardant intensément. Son épouse et Bernard, au pied du lit, avaient cessé de parler, ce moment fut ma-gique, il dura une éternité, sa force passa en moi, j’ai

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senti son immense gentillesse me pénétrer, les luttes de toute sa vie et ses rebuffades à l’autorité stupide, j’ai tout capté et m’en suis imprégnée. Ami m’a cédé sa force, je continue de me battre pour que le vrai et le sensé pren-nent le dessus sur l’imbécilité latente. Mes éditos dans le journal de l’ADER ne furent pas trempés dans le sucre, mais dans la réalité, c’est comme si je voyais à travers les évènements, toutes les tromperies étant mises à nu. Et l’ADER n’ayant rien à vendre, nous osons dire ce que nous pensons. Son épouse, une brave de chez brave, comme ma Trudi, avait reçu un conseil de son tout nouvel époux à la sor-tie de l’église : « Tu sauras, je suis un peu brusque des fois, alors, défends-toi, défends-toi ! ». Quelle sagesse.

Les autres copains, je les sens « fugitivement » oser montrer leur âme ou leurs sentiments, par bribes et pour personne avertie qui sait étudier les petits gestes inconscients et non contrôlés du corps. J’en ai plu-sieurs : les époux ou les compagnons de mes amies. Certains sont chaleureux en osant le manifester, d’autres me donnent l’impression de ne pas connaître le chemin de leur potentiel, non révélé, non vécu et caché dans la caverne de leur être profond. C’est émouvant et triste. Toutefois la connivence et l’humour marchent à fond, nous rions comme des fous, nous refaisons le monde, et finalement nous arrivons à approfondir, ce dont je n’arrive définitivement pas à me passer.

Les amies pour le sérieux, les copines pour les rires, l’idéal : le mélange. Rien que pour elles, un livre n’y suf-firait pas, c’est tout un programme : mes petites et grandes « sœurs », mes confidentes, mes psys, mes

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béquilles, ma vie, mon bonheur, mes fous-rires, mes sorties, mes connivences, mes clins d’œil, mes compli-cités, sans lesquelles je ne serais rien et n’existerais peut-être même plus, mes profs de vie, mes maîtres de cui-sine, mes soutiens inaltérables, mes constantes, mes conseillères, présentes pour mon plus grand bien-être, grâce à vous j’ai traversé des moments pénibles d’un pas léger. Je ne vous énumère pas, toutes vous êtes tout pour moi et vous savez qui. Vous m’avez appris à me connaître, vous m’avez soute-nue dans les pires moments, vous avez fait du sauvetage en m’envoyant des bouées d’affection et d’écoute bien précieuses. En me reconnaissant comme personne ap-préciée, j’ai pris confiance en moi. Les lacunes de mon éducation ont été comblées, mes yeux se sont ouverts. Toutes, vous avez été mes maîtres de vie et je vous en suis reconnaissante, je vous aime. « Les vrai-e-s ami-e-s, ce sont des gens qui nous con-naissent bien et qui nous aiment encore… ». D’où la question : en cas de panique totale, à trois heures du matin, à qui oserais-je téléphoner ? Qui oserais-je dé-ranger pour lui balancer un profond chagrin ? « Laisse le téléphone sonner longtemps » « Oui, pas de pro-blème, tu débarques quand tu veux » « Je suis toujours là pour toi, tu le sais bien » « La question ne se pose même pas ». Ce sondage positif m’avait ragaillardie. Il y a eu néanmoins des petits coups de canif : comme je n’ai pas eu d’enfants, on ne me les a jamais mis dans les bras, je risquerais, avec mon énergie, de les casser. Chasse gardée, on me le fit comprendre. Mais pas toutes, j’ai eu six bébés dans les bras : Béatrice, Yuna, Leo, Théa, Charline et Victoria. Pourtant je sais tenir la tête fragile qui tombe en arrière et les faire sourire.

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Patricia de Didier m’a laissé donner le biberon à Victo-ria à son deuxième jour, un pur bonheur, j’ai plané. Je n’ai peut-être pas eu d’enfants, mais celles et ceux des autres furent au rendez-vous : tous les élèves du ma-nège, fidèles le mercredi et le week-end et toutes celles et ceux des ami-e-s, des bouts de choux, que l’on me prête parfois, comme Gabi, le Chevalier des Ilettes. Bref, c’est la vie, c’est le Grand livre dont on tourne les pages, pas toutes pareilles pour tout le monde.

En attendant le septième ciel, le stress me balafre la vie, je pleure en épluchant une carotte ou en arrachant une herbe indésirable au jardin, je les plains ; je serre les dents la nuit dans mes cauchemars à répétition – je glisse dans des talus abrupts ou sur des routes ennei-gées, si ce n’est pas encore un cadavre qui sort sa main du sol pour m’attraper ou un mort au teint vert et fripé qui m’attend derrière une porte – et ils sont tellement forts que le dentiste m’a confectionné un petit appareil en plastic – je n’espère pas bourré de bisphénol-A – que je mets entre les dents pour dormir. Jusqu’au jour où le chien le dénicha sous l’oreiller et le mit en miettes, le deuxième également. À deux cent cinquante francs le gadget, il sortit de mes considérations dentaires. Signe du ciel, il avait sûrement du bisphénol-A. Et mes deux jolis dream catchers en plumes (capteurs de mauvais rêves) n’ont qu’à faire leur boulot. Ainsi, je suis aidée sur le chemin de la vie par mes amies, cette vie qui fluctue tellement que l’on me taxa une fois d’instable, ce à quoi j’ai rétorqué que pour avancer il faut bouger et apprendre à travailler ses émotions au bord du torrent fou de la vie. C’est peut-être ça la sagesse, la vie étant d’une stabilité fragile ; à tout prendre, je

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préfère être en équilibre précaire, mais sans être « désé-quilibrée » tout de même.

« Vivre en société » ou « Mode d’emploi pour l’humain en groupe et dans son espace », on devrait apprendre tout cela à l’école. Pour former des « humains », la com-posante des valeurs mentales devrait être intégrée au même titre que l’algèbre ou l’orthographe. L’être hu-main est-il une machine à rendement économique et à consommer ou fait-il partie d’une espèce qui comporte des valeurs que l’on pourrait qualifier de « vraies » et qui font partie intégrante de sa nature ? Depuis longtemps, je pense que, durant l’école obliga-toire, deux heures par semaine devraient être dévolues à l’apprentissage de la vie, de l’honnêteté, de l’éthique, du savoir-vivre en société, ainsi qu’au respect de l’autre, du vivant, de la nature. Les vraies valeurs, telles que la compassion, l’empathie, la patience, la coopération, l’écologie, le ménagement de l’énergie, le respect des animaux, la joie de vivre, la convivialité, la réflexion sur les émotions devraient faire partie du bagage scolaire. Pourquoi leur bourrer le crâne avec de savantes notions si cela ne produit que de petits génies handicapés des sentiments et du comportement en société ? Le résultat est raté. Il s’agit d’imprimer le disque dur dès l’enfance.

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Succession et héritage

Plusieurs décennies de cirque équestre, ça use. J’avais fait le tour de mon métier, je l’avais pratiqué au plus près de ma conscience, la réputation du Centre équestre d’Yverdon n’était plus à faire, les élèves passaient « par-dessus » plusieurs autres écoles d’équitation pour venir prendre mes cours. Ce qu’ils recevaient les nourrissait, je ne les prenais pas pour des imbéciles en leur criant des ordres qu’ils ne comprenaient pas, tout était expli-qué et analysé. Ils savaient quoi faire en toutes circons-tances, soit pour commander un changement d’allure par prise d’équilibre, soit pour effectuer une figure ou contrer une mauvaise réaction du cheval. Lorsque l’on sait pourquoi et comment il faut réagir, l’équitation de-vient plus sûre et le résultat se voit sur l’attitude du che-val qui s’assouplit et se détend dans l’expression de son impulsion. Le seul bémol… le cheval demeure un ani-mal de fuite imprévisible. La vigilance s’impose en per-manence. Pour boucler la boucle, il me faudrait poursuivre dans une ferme équestre, avec un cercle plus restreint d’élèves. Maman nous a fait hériter en avance de ses ter-rains à Vandœuvres où se trouve la maison de famille que ma sœur habite. Dès lors, je recherche une ferme qui doit jouir de toutes les qualités : elle doit être ensoleillée, isolée, avec du ter-rain, loin d’une ligne à haute tension, loin du train, loin de l’autoroute, loin d’un stand de tir. Pas facile. J’en ai trouvé une dans un village, avec des terrains non

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attenants, j’ai fait des plans pour quitter le village et planter ma ferme en plein champ, mais en zone agricole dans le canton de Vaud, il ne faut pas rêver : les plumi-tifs de l’État eurent vite fait de rabattre mes espérances. Ils me sauvèrent. À Genève, l’architecte responsable de la mise en valeur et de l’équipement de notre terrain pour des villas m’avait fait miroiter l’avenir par de per-fides petites phrases du style : — Isabelle, tu veux combien ? Pas de problème, on hy-pothèque ton terrain et tu achètes ce que tu veux. Six mois plus tard, pas un mètre carré de vendu au prix du marché. C’était la récession, le calme plat. J’ai stoppé mes recherches durant au moins cinq ans, puis, après le décès de notre père, je suis repartie en piste pour ache-ter un terrain avec une maison. Le copain Lulu me si-gnala l’existence d’une ferme très bien située, seule sur une colline au sud du village de Cronay, à cinq minutes d’Yverdon, rendez-vous fut pris avec le propriétaire pour une visite de « En Joux ».

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En Joux

La ferme de Joux est magnifiquement bien située, isolée au milieu des champs, sur une pente douce, face au Jo-rat et aux Alpes. Elle n’était pas récente, sans aucun confort, un tuyau d’eau froide à la cuisine, un WC à l’ex-térieur le long du mur de l’écurie et un poêle à bois. Je pouvais imaginer des travaux conséquents qui avaient de quoi rebuter le propriétaire. Nous fîmes le tour du bâtiment et, en arrivant derrière la ferme devant la grange, j’aperçus au loin, un pylône électrique. J’ai cra-qué. Je fus consternée, je déteste les lignes à haute ten-sion, j’en ai parlé avec une grande déception dans la voix. Nous terminâmes le tour du domaine : « Je vais réfléchir, au revoir » c’est ce qu’on dit en pareil cas. Ce n’est pas possible, où qu’on aille en Suisse, il y a une nuisance. Peu avant, en visitant une maison idéalement située au bord d’un petit bois – heureusement c’était sa-medi matin –, les coups de feu du stand de tir dissi-mulé derrière les arbres m’avaient brisé les oreilles, non merci, pas pour moi, je déteste les armes. Le lendemain, téléphone du propriétaire de Joux : — Ma conscience me dicte de vous appeler pour vous informer qu’il y aura une deuxième ligne à haute tension qui va doubler celle-ci. C’est Galmiz-Verbois. J’ai raccroché, le couteau dans le cœur. Une ligne au lointain derrière le verger c’était déjà limite, mais deux ! Je gambergeais, je me posais mille questions, j’ai cavalé à Lausanne pour recueillir des infos sur la nocivité des lignes à haute tension et la situation exacte de la future

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ligne. À quelle distance les nuisances se faisaient-elles sentir ? J’étais effondrée, je m’habituais déjà à la première – fi-nalement assez éloignée et pas si haute que ça – mais une seconde, c’était le coup de grâce. J’ai passé une pre-mière nuit blanche, une deuxième, le troisième jour au soir, j’ai prié le ciel afin qu’il me donne une réponse simple, écrite, claire : « Achète ! » ou « N’achète pas ! » Le lendemain à midi moins le quart, je fus exaucée : le facteur déposa sur mon bureau – c’était l’époque où les facteurs s’arrêtaient pour babiller un petit coup – une enveloppe sur le dos de laquelle était écrit en toutes lettres « Cronay ». Pas possible ! Voilà l’historique, désarmant : quelque temps aupara-vant, en lisant l’Hebdo, je fus révoltée en lisant le texte sous la photo d’un couple de personnes âgées suisses-alémaniques, se tenant par la main sur le pas de porte de leur ferme : « Et bien nous, nous ne paierons plus notre assurance maladie tant que Mme X. ne paiera pas la sienne ! ». Apparemment, cette personnalité de la po-litique suisse, bourrée aux as, faisait des gains pharami-neux en capital-actions, non-soumis à l’impôt. De ce fait, elle ne gagnait rien et avait droit à une baisse de prime d’assurance maladie. Mon sang n’avait fait qu’un tour : ces paysans, qui avaient travaillé dur toute leur vie, qui étaient les pour-voyeurs de notre alimentation locale et de saison de-vraient payer leur assurance et pas cette dame ? Comme d’habitude en pareil cas – et j’en suis au moins à ma centième lettre de lecteur – j’ai trempé ma plume dans l’encre de la rage qui m’habitait et j’ai sauté au cou du méchant pour défendre la veuve et l’orphelin, enfin, le plus faible.

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Un monsieur de Lausanne, activiste engagé très à gauche, bien connu en ce temps-là et dont je tairai le nom, enthousiasmé par mon épître, me répondit pour me féliciter et me faire parvenir différents articles de son cru et du même tonneau. Dans le feu de l’action, avec son écriture chargée de détermination, son 1400 Yverdon, où j’habitais, pouvait se lire 1406, le zéro n’étant pas bien fermé. Et 1406, c’est ? Cronay. La ma-chine qui lit, pas trop maligne, avait envoyé la lettre à Cronay, à la poste encore existante – au bon vieux temps d’avant la privatisation –, sans prendre note que « 200 Rue des Moulins » à Cronay ça faisait un peu sou-rire.

— Mais comment, elle n’a pas encore acheté la ferme et on lui adresse déjà du courrier ?

Hop ! Le tampon « 1406 Cronay » au dos et départ à la bonne adresse, à Yverdon. Elle n’est pas jolie celle-là ? J’ai téléphoné en vitesse au propriétaire, j’achète, oui, on se voit quand ? L’aventure commençait. Entre paren-thèses, c’est confirmé, la deuxième ligne à haute tension ne sera jamais construite.

Attention ma petite dame, pas trop vite, jusqu’au no-taire il coulera encore beaucoup d’eau sous le pont de la Menthue, la grand-maman y habitait encore et on était en zone agricole, donc pas chez nous, chez l’État de Vaud si l’on peut dire, donc on n’y fait pas ce que l’on veut. Néanmoins je m’y voyais, je rêvais, je faisais des programmes d’occupation et de congé au manège, je me réveillais la nuit et je commençais à échafauder des plans. Il aura fallu un an pour clore l’affaire. La grand-maman fut déménagée en ville durant l’été, dans un ravissant

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petit appartement où elle se plut beaucoup, ma cons-cience était tranquille.

Suivra la recherche d’un architecte : je fis simple, je choisis le père d’une fille sympa qui avait son cheval en pension chez moi ; il avait déjà fait des esquisses de mo-difications de la ferme pour l’ancien propriétaire. Un gars sympa, bien de sa personne, beau parleur. Il me proposa des plans, je les modifiais sans arrêt, je suis une accro des réduits : un à côté de la cuisine, un sous l’es-calier et une penderie pour mes habits. Il me les bousil-lait tous pour des questions de dégagement, je les re-mettais chaque lundi avec Sonia, l’apprentie dessina-trice, compatissante et compréhensive. Je quittais son bureau épuisée. Plusieurs mois de lutte avec le département de l’Amé-nagement du territoire plus tard, la mise à l’enquête fut acceptée, départ chez le notaire. Signatures. J’étais chez moi. On fêta l’évènement avec tous les intéressés : An-dré le vendeur et son épouse Jacqueline, l’architecte, la grand-maman de Joux, mon amie Sandra, Francine – mon « traiteur » pour l’occasion, je voulais faire les choses en ordre –, et Bernard – qui entrait tout douce-ment dans ma vie sans que je m’en doute. Il avait déjà aidé à monter dans mon appartement du manège une immense table de 220 sur 70 centimètres que Lulu, l’ar-tiste magicien, avait fabriquée en vue d’une grande cui-sine de campagne. Tout cela se termina à quatre heures du matin sur les canapés du salon : avec Sandra, une bouteille de Clai-rette de Die et en grattant la fin du tiramisu.

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L’ADER

L’Association pour le développement des énergies re-nouvelables (ADER) est une association apolitique à but non-lucratif qui fait la promotion des énergies re-nouvelables et des économies d’énergie ; je l’ai consul-tée pour la rénovation de la maison modèle, zéro éner-gie et respectueuse de l’environnement, que j’avais en tête. Le comité trouva mon projet très intéressant et me proposa de les rejoindre : certains étaient des agricul-teurs chez lesquels on faisait des expériences pratiques de biogaz, d’autres des diplômés de l’Université ou de l’EPFL, des ingénieurs ou des gens de terrain dans la chimie qui avaient saisi l’urgence de changer de cap. Le président était généreux de sa personne, politicien averti de droite, c’était le coup d’envoi des énergies renouve-lables, les deux chocs pétroliers ayant passé par là, on nous écoutait, les bourses se déliaient. Suivront des quantités d’expériences pilotes sur le photovoltaïque, le biogaz, les capteurs thermiques, la biomasse et l’éolien.

Concernant la chimie et la biomasse, le vice-président Ernest, retraité de chez Nestlé, trente-deux brevets à son actif, est un passionné. Muni de son seul certificat fédéral de capacité passé dans l’entreprise éponyme, il en remontrera à bien des diplômés et à ces messieurs les docteurs en chimie. Du bon sens à revendre, de la lo-gique et un sens aigu des chiffres et de l’analyse firent le reste. Les autres membres du comité n’avaient rien à lui envier, des calures de tous calibres ; les projets que l’on nous présentait étaient dépecés à l’aune du bon sens et

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de la science ; les séances étaient passionnantes, nous étions en plein dans le creuset du futur, dans la prise de conscience de l’échéance des délais à court terme et des techniques pour y arriver sans dommages, ce qui rendait la lutte très rude dans ce monde de consommation abêti. Notre énergie était également renouvelable, nous ne débranchions pas, n’ayant rien à vendre, nous nous autorisions des prises de position dérangeantes et des coups de gueule salutaires. Au départ, je fus nulle, je ne faisais pas la différence entre les kilowattheures et les kilowatts : mes souvenirs de physique de la Maturité étaient lointains. Je me suis trempée avec passion dans les énergies renouvelables et, cinq ans après mon embauche au comité, j’ai lancé le bulletin l’ADERoscope dont j’ai écrit la plupart des ar-ticles. Je faisais de la vulgarisation large public en ten-tant d’intéresser les néophytes comme les pros. Ensuite, on me demanda d’être présidente ; suivra alors une pé-riode enthousiasmante, je courais d’une conférence à un séminaire, j’étais partout où l’on parlait d’énergie, je li-sais des quantités de revues spécialisées, je connaissais tout le monde du cénacle, j’intervins dans des dizaines de lieux pour promouvoir l’avenir des énergies renou-velables. Ma présence et mon éloquence captaient l’at-tention. Je suis sûre d’en avoir décidé plusieurs à poser du renouvelable sur leur toit et à modifier leur mode de consommation. Pour faire « simple » dans mon emploi du temps, je fus également secrétaire de l’association. Outre les expériences pilotes dans le renouvelable, nous lançâmes le laboratoire de mini hydraulique de Mont-cherand (Mhylab), actuellement reconnu en Europe comme une référence, et l’exposition itinérante ITEX qui fait de l’information. Qui plus est, nous voulions

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toujours lier le renouvelable à la conscience et, pour pa-raphraser Xavier Emmanuelli, nous pensions « qu’au fond de la matière, il y a l’énergie, et qu’au fond de l’énergie, il y a l’information, mais saurons-nous voir la conscience au fond de l’information ? ». Nous ne pour-rons pas éternellement externaliser nos déchets et autres dommages dus à notre frénésie de consomma-tion chez des populations moins regardantes où nos in-dustries sales ont déjà été délocalisées.

Actuellement, la production d’énergie s’adapte à la de-mande, c’est tout faux : il faudrait que la demande s’ajuste à l’offre disponible. Les fournisseurs font des pieds et des mains pour satisfaire notre boulimie éner-gétique : archifaux, il faudrait que nous prenions cons-cience de la « rareté » et du prix de l’énergie avant de la vilipender.

Cela demande quelques efforts de réflexion. Plutôt que d’y être contraints sous peu, il faudrait mieux s’en ac-commoder dès à présent. Évidemment, la volonté poli-tique, si elle était là, nous boosterait, mais comme les autorités sont en majorité vendues à l’économie, cher-chez l’erreur, la finance passe par-dessus tout sans état d’âme, le but final de l’économie étant de nous rendre totalement dépendants. « Prends ton petit somnifère, fais dodo, lève-toi vite le lendemain, mange tes petites vitamines, va vite travailler, ne fais pas de vagues, fais tes courses, bouffe la merde achetée au rayon de l’hyper et qui te rendra malade, bouffe tes petites pastilles pour te soigner, regarde ta télé, achète, achète achète pour oublier que tu n’existes pas et si tu n’es pas bien, on te donnera un petit neuroleptique », les actionnaires se-ront contents, la Terre sera fichue, on s’en fout.

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Dès lors, les membres du comité ressortirent d’une en-trevue avec mon architecte en me demandant s’il con-naissait les énergies renouvelables et s’il avait bien com-pris ce que je voulais – une maison zéro énergie –, j’ai commencé à paniquer, il signera les plans et je le quitte-rai. Je suivrai le chantier sans lui, encouragée par ma comptable Anne qui a déjà transformé plusieurs mai-sons : — Ce sont les Maîtres d’état qui construisent ta maison, pas l’architecte, ils savent ce qu’ils font, eux ; et l’ingé-nieur fait tous les calculs pour qu’elle soit solide. Comme un ingénieur, membre du comité, a fait tous les plans d’isolation, le travail est mâché. J’ai débuté les sou-missions, les Maîtres d’état me firent des offres, je choi-sis un maçon d’Yverdon qui me proposa de faire le suivi et la coordination du chantier : le père, ses deux fils et des ouvriers. Ce sera un chantier facile sur le plan hu-main, hormis l’État qui me mit les bâtons dans les roues lorsque je voulus aménager une épuration des eaux usées sur place, soit en installant une tranchée filtrante, soit en utilisant la combe sous la maison qui pouvait être ensablée et garnie de roseaux, et en installant des toi-lettes sèches à compost à l’intérieur. Au Tribunal, les fonctionnaires de l’État, qui ne sortent définitivement pas de leurs paperasses pour se renseigner, me donne-ront tort. Et pourtant, « Faire caca dans l’eau potable reste une chose totalement absurde », comme dit Pierre, mon copain scientifique.

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Mon dernier amour

Ces moments si tendres Si profonds que le regard s’y perd Si intenses que l’on prend peur Là, au bout des mots Mon âme à l’orée de la tienne Sentiments d’éternité retrouvée De paix et de vérité Authentique don de soi Cadeau lumineux Jalousement gardé Et enfin donné.

Tout un programme : il était mon garagiste, marié, sa fille montait à cheval chez moi, bel homme, noiraud comme j’aime, pas bedonnant, sympa, causant. Il venait chercher ma voiture pour les services, on buvait un café au tea-room du coin, on discutait de tout. Il était ouvert. Moi qui suis dans ma période aiguë d’extrême commu-nication, « d’approfondissement », de relations « éle-vées », j’ai remarqué qu’avec lui on pouvait partager plus que chiens, chats et voitures. Et puis j’aimais avoir de bons contacts, amicaux, avec mes fournisseurs de nourriture pour les chevaux, le maréchal ferrant, le fac-teur ou le garagiste, pour ne citer qu’eux. Il habitait sur la rive gauche du lac, j’y avais deux couples d’amis pas loin, j’ai décidé de les réunir pour une petite bouffe – toujours très simple, je ne cuisinais pas de viande et je n’avais pas encore fait mon cours de

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cuisine chez le copain indonésien qui me décomplexera – et vogue la galère, la soirée fut animée, moi l’écolo de gauche qui montais au créneau et les mecs qui étaient plutôt bien-pensants et de droite. Les dames plus cool. Il est vrai que je n’aime pas être copine avec les maris, les tutoyer, et dire bonjour Madame aux épouses ; si possible, je les intègre à mes amitiés afin qu’il n’y ait pas de quiproquos et de mauvaises pensées à mon égard. Une femme seule n’est pas toujours bien perçue lorsqu’elle n’est pas trop moche, ni bête, elle reste un danger, je l’avais compris. Nous nous reverrons réguliè-rement chez les uns et les autres.

Son épouse était une fleur en bouton qui ne demandait qu’à s’ouvrir. D’un milieu traditionnel, elle jouait son rôle de femme au foyer avec application, je devins un peu sa confidente puisque j’aimais les gens et que les aider à se trouver et à vivre mieux me rendait heureuse. Vocation ratée de psy, pour finir j’aurais bien dû termi-ner mes études. J’appris ainsi qu’elle était au service de tout le monde dans son ménage, sans vraiment y être reconnue et gratifiée. Le mari, au boulot toute la se-maine et à son compte comme jeune garagiste, avait cer-tainement bien d’autres chats à fouetter qu’étudier les états d’âme de son épouse. Le week-end, il faisait son bureau « pour avancer ». Les gamins boulottaient du confort : études, leçons de musique, de danse, de che-val, voiture, éducation soignée, tout allait bien. Un jeudi soir, juste avant une leçon, leur fille Séverine vint au manège et m’annonça : — Maman est morte, elle s’est noyée. Je me suis effondrée et je l’ai serrée dans mes bras. Syl-vaine ne savait pas nager. En vacances avec une amie,

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elle pataugeait sur le bord de mer pendant que celle-ci, forte nageuse, nageait plus loin, personne ne sut ce qui s’était passé, elle a été retrouvée inanimée. Pour la pre-mière fois, elle avait osé se donner du bon temps avec une amie, la conscience tranquille et au soleil, elle a con-tinué sa route, mais beaucoup trop tôt. J’ai plongé dans mon Saint-Bernard, j’ai proposé d’invi-ter mon garagiste et sa fille pour manger. On me répon-dit assez directement, non. Je n’ai pas compris qu’il se réfugiait dans sa caverne – voir à ce sujet Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus –, désemparé et triste. J’ai essayé à nouveau d’être présente, pas de réac-tions, que des refus. Eh bien, qu’il aille se faire voir. Vexée dans mes élans de sauvetage, j’ai pris un autre garagiste qui avait son cheval en pension chez moi. Une année se passa et… tout à coup… alors que j’étais en vacances sur mon bateau au port d’Yvonand, qui arriva sur la digue ? Mon Bernard : — Tu viendrais manger une glace au port ? Elle est bonne celle-là. Un revenant. Nous avons mangé notre glace et babillé longuement, il était ressuscité, il avait digéré son deuil. J’ai renvoyé l’ascenseur en l’invi-tant chez moi pour l’inauguration d’une immense table de cuisine faite sur mesure, qui me sera bien utile pour ouvrir tous mes classeurs de construction. Il s’attarda pour m’aider à faire la vaisselle, sympa, on bavarda long-temps. Puis il m’a invitée pour une petite bouffe chez lui et passa souvent au manège dire bonjour – bizarre, les services de ma voiture sont faits plus rapidement qu’avant ; j’ai rendu l’invitation pour l’inauguration du puits découvert lors des travaux de creusement en Joux ; nous nous sommes revus chez lui avec sa fille et des copains, je l’ai aidé à faire la vaisselle, on traîna et,

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sur le départ, il laissa glisser sa main dans mes cheveux pour arriver sur mon épaule gauche que, normalement, il aurait dû viser en direct, j’en fus assise, enfin toujours debout, mais estomaquée. Quoi ! Mon garagiste me dra-guait pour de vrai ? Il me prit la tête et m’embrassa. Nom de bleu ! Avec la tête en arrière – il est plus grand que moi – qu’ai-je vu ? Une lampe économique dans le plafonnier, là, sous mes yeux, j’ai cru verser : une lampe économique, chez lui ? Pas possible, il avait fait des pro-grès en écologie, j’ai vacillé, il avait fait des points, je tremblais, mais la tête restait froide, j’ai riposté un : — Attends, on va discuter un peu. Chat échaudé craint l’eau froide, on ne va pas me la re-faire, celle-là – j’ai donné, merci –, la barre était haute. Nous sommes retournés à la table de la salle à manger et nous avons discuté deux heures. Je lui ai fait part de tout ce que j’avais sur le cœur, mes attentes de partage, mon style de vie, ma hantise de n’être pas reconnue dans mes qualités humaines et spirituelles. Je n’ai pas cherché à être autre que moi-même. À tout, il répon-dait : — Ça me va, je comprends très bien, je pense comme toi. Que faire avec des réponses comme celles-là ? Nous sommes allés nous installer sur le canapé Louis XV, le pire des rois question drague, vous avez la nuque endo-lorie au troisième baiser, les frises sculptées avec art vous fracassent le cou à choper de l’arthrose, enfin les baisers étaient chauds et doux, depuis le temps… et nous nous sommes quittés bons amis, très très tard. Le lendemain, à huit heures, il frappait à ma porte avec des croissants, pour me souhaiter une bonne journée. J’étais sur un petit nuage. Toute la semaine, tous les

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matins, il vint me dire bonjour, nous babillions un mo-ment et chacun partait à son travail. Le samedi soir, re-trouvailles, petite bouffe, soirée à se découvrir. C’était très tendre. Le dimanche matin, il quittait notre couche pour aller déjeuner avec sa famille… me laissant en plan. Il revenait un moment l’après-midi et retournait faire le repas du soir à ses deux enfants de passé vingt-cinq ans. Je commençais légèrement à m’énerver, je fus triste comme un caillou. Moi, la passionnée, capable de partir à cent à l’heure dans une nouvelle relation avec déménagement de brosse à dents, je ne comprenais pas. Toutefois il me regardait avec tant de tendresse de ses beaux yeux bruns, et si longuement, que je ressuscitais à chaque coup. J’ai compris bien plus tard qu’une rete-nue, toute à son honneur, l’empêchait de sauter les étapes.

Un samedi après-midi, il vint avec sa fille à la ferme en construction, nous avons pris le thé sur la margelle du puits, ensuite nous sommes descendus pour aller visiter mon jardin potager plus bas, il s’élança avec elle, en cou-rant et riant, très drôle leur connivence, mais je ne me suis pas sentie intégrée. Je suis restée en arrière. J’avais compris, il allait profiter de moi et continuer sa petite vie familiale tranquillement. Il ne s’investirait pas dans une vraie relation. J’eus le moral dans les talons lorsqu’ils repartirent pour passer la soirée « en famille », sans moi. Et je me demandais pourquoi je n’étais pas conviée et acceptée dans cette famille que je connaissais bien. De retour chez moi, je lui écrivis une lettre dans laquelle j’exprimais tout ce que j’avais sur le cœur et que je ne désirais plus le revoir, me sentant bafouée. J’ai dé-barqué chez mon amie Sandra pour me faire consoler,

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elle lut la lettre et la brûla immédiatement dans sa che-minée. — Tu es folle, tu ne peux pas écrire cela ! Cahin-caha, nous avons repris le chemin ensemble, mais le cœur n’y était plus. Je me méfiais, les dimanches soirs étaient trop durs, à quatre heures et demie il me quittait. Puis vint Noël, je fus invitée chez lui, j’ai préparé des cadeaux pour tout le monde, je les ai posés sous le sapin en arrivant. La soirée ressembla à une amicale joute familiale, on se renvoyait la balle, on s’admirait abondamment, on riait, j’étais au théâtre, j’assistais à une scène dont je ne faisais pas partie. À minuit, n’en pouvant plus de fatigue, de non communication et voyant que les cadeaux ne se-raient jamais donnés avant le matin, je me suis levée et j’ai dit au revoir ; on me courut après dans les escaliers pour me donner mon cadeau ; Bernard remarqua ma précipitation et mon désarroi.

J’avais de nouveau la bête qui me dévorait le ventre, elle me disait de fuir définitivement une vie qui n’était pas pour moi, dans laquelle je ne me sentirais jamais bien. J’ai roulé comme une cinglée et je me suis retrouvée couchée sur le talus de Joux, en plein chantier, il faisait zéro degré et j’ai pleuré toutes les larmes de mon pauvre corps, hoquetant de chagrin et de froid, j’ai crié mon désespoir aux étoiles si brillantes de la nuit de Noël, la nuit étant claire et le ciel pur. « Est-ce le bon ? Dois-je persévérer ? Qu’ai-je fait au ciel pour vivre tous ces échecs ? » Personne ne m’entendait, Joux est une ferme foraine, perdue sur la colline. Je me suis calmée en re-gardant la voûte céleste et, tout à coup, une étoile filante

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partit du sud vers le nord, de Joux vers Champagne. Était-ce un signe ? Cela m’apaisa et je pus rentrer dor-mir.

Le lendemain, j’entendis sa voiture qui se parquait sous mes fenêtres, non, je n’irai pas ouvrir, il monta les esca-liers, frappa doucement, non je n’ouvrirai pas, il frappa encore, alors j’ai pensé à l’étoile filante, j’ai ouvert, il était là, planté sur le pas de porte, gêné, ému peut-être, avec des roses rouges à la main. Il me prit dans ses bras et me dit : — Excuse-moi pour hier soir, j’ai besoin de temps, mais ma direction, c’est toi. La vie reprit, nous nous posions des questions, étions-nous vraiment faits l’un pour l’autre ? Nous parlions beaucoup, nous débattions de mille sujets, il entrait dans la conversation et ne se défilait pas, mais il hésitait en-core et n’était pas trop sûr de lui. Un matin, il arriva avec un beau caillou, un peu plus grand que la main, il me le montra et me dit : — Hier je suis parti courir dans les bois pour réfléchir à nous, je me posais des questions sur notre relation, lorsque, subitement, j’ai buté sur ce caillou, je l’ai pris je ne sais pas pourquoi, mais j’avais la réponse, il a la forme d’un cœur, sois patiente, ma vie a tellement changé en quelques semaines.

Il me le tendit, les yeux brillants. Le caillou a, sur une face, une cicatrice, une grande balafre en travers. Nous décidâmes que lorsque nous aurions quelque chose sur le cœur qui peinerait à s’exprimer nous tournerions le caillou sur ce côté-là. Il n’a jamais eu besoin d’être tourné, nous nous expliquons toujours très rapidement.

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Une entente tacite réunit nos regards Nous ne pouvons plus, déjà, nous quitter Tout prétexte est bon à prolonger ce climat serein Qui nous enveloppe Ton sourire a brisé ma résistance Simplement j’ai tendu mes lèvres C’est doux un baiser d’amitié Sans penser à rien Ma tête s’est appuyée sur ton épaule Sans t’en rendre compte Ton bras m’a entourée Le soleil s’est couché Nous n’osions pas bouger.

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Le chantier de Joux

Début du chantier annoncé pour le lundi 28 mai. Je suis montée en vitesse à midi, rien, seule une pelle méca-nique jaune était entreposée sur le terrain, je suis remon-tée le soir après le travail, rien, la pelle solitaire n’avait pas bougé. Eh bien, si l’entreprise Pittet et Fils y va à ce rythme-là, je ne risque pas d’y habiter prochainement. J’ai un peu flotté et gambergé toute la nuit. Le lende-main, téléphone de Pierre-Yves Pittet : — On a trouvé un puits dans le jardin, qu’est-ce qu’on en fait ? Il faudrait venir voir. J’y volai, c’est à dix minutes du manège. Mon Dieu, ma petite ferme tranquille ! Des pelles mécaniques, des ca-mions qui étaient chargés de terre, d’autres qui en dé-chargeaient, tout était sens dessus dessous. C’était bruyant. Il faut dire que Pittet, en se promenant avec moi sur le terrain, me répétait avec obstination : — On prend la terre ici, on la met là, la végétale, ah la végétale, c’est le plus important, on l’entasse par-là, puis on creuse et on arrange à la fin. L’idée étant de dégager la maison du talus dans lequel elle était enterrée sur deux côtés, de prendre cette terre pour la remettre dans la pente au-dessous, afin d’être à plat sur une grande terrasse. Le puits était profond, dix mètres, il était oublié et enterré. Il sera rehaussé et remis en valeur par le magicien Lulu. Charmant et roman-tique, très pratique pour rafraîchir les bouteilles qu’on descend dans un seau au bout d’une chaîne.

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Le soir je suis remontée, c’était pire, ils avaient com-mencé à creuser une terrasse de trois mètres de profon-deur dans le terrain en pente, à six mètres de la future porte-fenêtre de la cuisine. Quelle horreur, un goulet comme terrasse ! Paniquée, j’ai téléphoné à Sandra, elle m’a rejointe avec une bouteille de Clairette de Die, nous avons pique-niqué sur des chaises en plastique vert ra-massées en passant sur le trottoir et destinées au ramas-sage des « encombrants », nous avons sifflé la bouteille. J’y voyais déjà beaucoup plus clair… Effectivement, Pittet fit un miracle, il créa une magnifique terrasse ar-rondie dégageant sur les parcs en repoussant les talus à l’arrière, ceux-là mêmes qui me fortifieront les mollets au fur et à mesure des plantations de plates-bandes fleu-ries.

Pour finir, cet architecte aura eu une bonne idée : me conseiller de démolir la ferme. S’il avait fallu la rafistoler pour en faire une maison aux normes de performances pour obtenir le label Énergie 2000, cela aurait été la ga-lère à respecter. Mais, quand même, pour faire plaisir aux scribouillards de l’État, il ne faudra absolument pas démolir le mur sud-est de la typique « ferme vaudoise », avec ses trois petites fenêtres, sa porte d’entrée et la voûte de la fourragère : — Si par hasard une machine faisait tomber le mur, vous saurez que votre terrain retourne en zone agricole et ne sera pas reconstructible, m’avait-on soufflé. Et ce malgré des plans de reconstruction qui tenaient compte du style. Pendant des semaines, durant toute la réalisation du radier à l’arrière, ce mur nous narguera, tel un vestige de l’imbécilité bureaucratique. Il coûtera un saladier à isoler.

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Les pierres de l’ancienne ferme sont enterrées dans la combe, les archéologues auront du boulot. Les pierres intéressantes ont été sauvegardées : une ancienne borne pointue, de l’ancienne route romaine ? Une très belle pierre ronde ornée d’une boucle en fer, de curling avant l’heure ; une énorme roche rectangulaire et un ancien abreuvoir d’écurie en forme de bénitier dévolu aux fleurs. Les deux anciens bassins agrémentent la ter-rasse : un pour les chevaux, un pour le jardin. Le travail fut magnifiquement exécuté, les ouvriers étaient des artistes, je les avais tous choisis de la région, surtout le ferblantier appareilleur, toujours utile en cas d’inondation. Le charpentier, du village voisin, l’électri-cien d’un autre village tout près, le carreleur, un artiste de premier ordre, mon voisin le plus proche au village, trop bon pour travailler chez un patron pressé et trop minutieux pour être à son compte et avaler le travail en vitesse. Il s’en rendra malade. Dommage, j’admire tous les jours son travail. Tous devinrent des copains, je ne discutais pas les prix, les ayant approuvés au départ. On rigolait sur le chantier et de vieux ennemis se retrouvè-rent bras dessus bras dessous (j’ai la photo). À midi, je montais pique-niquer avec Giuseppe dans le container du chantier, lui sa saucisse, moi mes pommes. Il voulut partager, non merci, pas mon régime. Nous riions en pensant à son patron, qui le rendait fou en lui disant, à chaque pas, lors des rendez-vous de chantier : — Giuseppe, ya du boulot, du boulot ya, et fait atten-tion à la végétale, hein, la végétale, tu la mets bien de côté, c’est précieux la végétale. Malgré toutes ces recommandations, en Joux, la terre reste basse et argileuse, j’en souffre encore. Chaque fleur a été enchâssée dans un bon trou de compost bien

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tendre, sinon rien n’aurait poussé. La terre à blé ce n’est pas une terre facile à travailler pour les massifs de fleurs. Je n’ai pas eu besoin de prendre une hypothèque malgré les avertissements des copains : — Tu paieras plus d’impôts ! Pourtant mon raisonnement était simple : j’aimais mieux engraisser L’État plutôt que les banquiers. Que diable ! On peut espérer que ça nous retombe dessus un jour ou l’autre.

Néanmoins, Bernard et moi n’avions pas encore lié nos vies au quotidien, il avait décidé d’embarquer lorsque les chevaux quitteraient le manège, à Noël, un an et deux mois après les souffrances infligées à ma nuque par le canapé Louis XV. J’avais tellement de travail avec la ferme en construction, l’ADER, les cours profession-nels à préparer, les travaux écrits à corriger, les cours à mes élèves, les chevaux à monter, le manège à mettre en ordre et le déménagement à préparer que ce fut mieux ainsi. Le jour de l’ouragan Lothar, nos vies se liè-rent, comme le lierre à l’arbre. Nous avons un certain sens de la fusion, nous osons l’avouer, malgré ses ori-gines schwytzoises – tête dure et obstinée – et mes ré-actions électriques assorties d’un tempérament soupe-au-lait. Le mélange est assez explosif, les explications à la grange ou à l’écurie – nos façons de balayer diver-geant dramatiquement –, sont parfois orageuses, cepen-dant nous débouchons immanquablement sur le rire et l’humour tout en remettant « l’horloge au milieu du vi-rage » (dixit l’humoriste François Silvant) avec moult expli-cations et défense des intérêts respectifs, car quand une femme a du caractère on dit qu’elle a un sale caractère et d’un homme qu’il a un fort caractère, nuance.

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C’est alors que nous pouvons chanter avec le poète : « Ça m’a pris du temps pour arriver jusqu’à toi… ». Mais, maintenant, qu’est-ce que nous y sommes bien.

Le dernier gag : puisque je suis éternellement – oui, au-thentique – en avance, en train d’attendre, toute habil-lée, sur le pas de porte, que monsieur arrive, il m’a sorti une fois :

— Je suis toujours en retard, c’est normal, c’est mon côté féminin !

Rien à ajouter, c’est la meilleure.

En Joux, c’est le paradis sur terre : les chevaux sous la main, au parc, en stabulation libre, ils vont et viennent à leur guise, une préretraite bien méritée après les leçons au manège ou les concours. Ayant pourtant l’habitude d’être lâchés ensemble au parc du manège, lorsque les onze bêtes furent déplacées et rendues libres et qu’elles durent prendre leurs marques et trouver l’animal alpha du troupeau, ce fut la bagarre. De beaux chevaux gras-souillets qu’ils étaient, ils perdirent tous vingt kilos en quelques semaines. L’herbe du printemps les remit dé-finitivement sur pieds. Il leur fallait un chef et combien de fois n’avons-nous pas comparé leur comportement à celui des hommes : le chef se fait remettre en place par nous, il file en torturer un plus faible ; le chef entre dans la stab’, énervé pour je ne sais quelle raison, les oreilles en arrière et le cou tendu, tout le monde se casse et se fait petit. La bonne amie du chef part en balade avec un jeunot, elle se fait ramasser et punir au retour. Trop drôle à observer. Nous discutons avec des copains ou des connaissances, nous nous faisons un petit coup d’œil suivant la tournure des évènements :

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— Comme dans la stab’, hein ? Les humains, pas meil-leurs que nos chevaux.

Il faut voir mon employé agricole, palefrenier, écuyer, boulanger, jardinier, mécano, réparateur partir aux champs avec le tracteur et une grosse machine, fier comme un Artaban. Bon, il faut se farcir la fermière : exigeante, rigoureuse, on aligne les balais et on redresse les fourches, on range ses outils ; précise et ordonnée, elle déteste le désordre, son excuse c’est le sens de l’es-thétique ; propre en ordre à l’écurie, pas de trucs qui commencent à traîner autour de la ferme ou sous le couvert d’entrée et les chevaux soignés tip top. À l’inté-rieur, pas de chaussettes qui se baladent, ni de piles de journaux au salon, une tasse à café vide sur une table, pas possible, tout est nickel. Résultat : un environne-ment charmant, agréable à vivre, où tout se retrouve ou presque… À l’origine, un atavisme familial : « Chaque chose a sa place et chaque place a sa chose » disait grand-mère. Dans les armoires et les tiroirs personnels, on ne voit pas, on essaie juste de les fermer, chasse gar-dée c’est la zone grise.

Les lessives sont gérées perso : lorsque Bernard vint ha-biter en Joux, j’ai fait sa lessive, normal, le soir après son travail, il courait s’occuper des chevaux, il adorait, il dé-couvrait ce contact ou bien il posait vite des lampes ou exécutait une autre finition. Néanmoins, lorsqu’il fut cent pour cent à la préretraite et moi pas encore, j’ai at-tendu une offre de partage de cette charge. Rien, silence radio durant deux mois, jusqu’au jour où ses armoires furent vides et le tiroir à chaussettes itou, je n’avais rien lavé qui le concernât. Une question de sa part à ce sujet

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mit le feu aux poudres : la grande Isabelle monta sur ses grands chevaux signifiant à l’audacieux que, finalement, elle n’allait plus faire la lessive d’un simple mécano. Oui, hein, finalement, et pourquoi la ferait-elle ? Qu’est-ce qui prédispose une femme à lessiver plutôt qu’un homme ? Boum, point. Maintenant, il la fait et me court après pour me demander si j’ai quelque chose pour compléter sa machine ; il est le spécialiste du « blanc », ses produits sont parfumés, il rajoute des trucs, moi je n’ai jamais rien compris à ces procédés sophistiqués, j’en suis restée à la lessive à 60°, écolo et sans phos-phate, qui ne tue pas la flore ni la faune des lacs. L’autre jour, je l’ai quand même bien eu. Dans un élan de solidarité je lui ai proposé de compléter ma lessive à 60° de couleur. Il l’a mise en route avec son linge, je l’ai étendue une heure plus tard et j’ai découvert son pull bleu en laine quelque peu feutré. Oups ! J’avoue qu’un sourire sarcastique a illuminé mon visage. Comme quoi l’histoire se répète, mais à l’envers. Il est très satisfait de son indépendance et connaît enfin le contenu de ses armoires et l’état de ses habits pour pouvoir en acheter de nouveaux si nécessaire. Il n’a pas de problèmes esthétiques pour s’habiller et, souvent, sur le départ, nous nous retrouvons dans les mêmes tons sans nous être concertés. Et s’il repasse mal ses chemises, de toute façon, in petto, on m’accusera, moi… Le mécano est génial, il arrive à se passionner pour des problèmes difficiles, il monte une porte de garage élec-trique en deux temps trois mouvements, il soude des pieds à un servir-boy en quatrième vitesse et, confronté à un problème, il oublie tout tant qu’il ne l’a pas résolu,

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il en rêve, la mécanique lui coule des doigts, c’est ma-gique. Et dire qu’il y a des copains qui font « tout » le bricolage du ménage, comme changer une ampoule LED toutes les 30'000 heures ! Pendant que Madame se tape tout le reste. En Joux, il est servi, nous avons aidé sur le chantier, nous avons réalisé les finitions, nous avons fait toute la peinture – plafonds et murs –, toute l’installation de l’électricité des lampes, creusé à la cave et balancé quatre mètres cubes de cailloux. Nous appelons ça « Les petits chinois au boulot ». Entre les chantiers et la réception des copains, la mu-sique nous prend la tête. Tous les jours ou presque, chant, trombone et cornet, un peu d’impro au piano pour ne pas perdre la main. En août, je commence le déchiffrage des partitions pour la semaine musicale. C’est un défi de taille : dix partitions à bloquer en deux mois. Puis, départ au camp où plus de cinquante musi-ciens et musiciennes, de sept à septante-sept ans, se re-trouvent chaque année pour préparer deux concerts en six jours. Une semaine au paradis : nourris comme des princes par une magnifique équipe ; cinq heures de mu-sique par jour, en partielle ou tutti ; le soir des jeux ou de l’instruction sympa. Le travail est rude pour moi, la musique en orchestre n’a rien à voir avec le chant dans un chœur où l’on peut passer parfois un peu inaperçue, si l’on n’est pas au point et qu’il y a dix soprani à vos côtés. Mais là, pas moyen d’y échapper, en partielle et par registre, il faut jouer juste, vite et avec tous les bémols et les dièses. À la première semaine musicale j’ai eu mon copain Jérémy à mes côtés, il était âgé de douze ans et jouait déjà très

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bien, il est certainement tombé dans une trompette à sa naissance, il était trop chou, nous riions beaucoup. La connivence marchait à fond. Lorsqu’il m’a dit, l’avant dernier jour du camp, avec un air tout triste : — Demain je ne te verrai plus. J’ai cru fondre.

Un mail arriva en août : on recherchait des musiciens pour former un orchestre géant durant le Septembre musical de Montreux, tous niveaux requis, pour se joindre à l’Orchestre des jeunes de Bahia du Brésil. Ils étaient en tournée et jouaient vraiment bien. Leur tech-nique est simple : un jeune reçoit un enseignement et, ensuite, il doit redonner tout son savoir à un autre dé-butant. Une émulation magnifique est ainsi créée, leur niveau m’a époustouflée, ils jouent du classique. Nous eûmes un atelier de deux heures, une générale et le con-cert. Et ça roula. Les partitions devaient être piquées quinze jours avant le concert sur leur site, nous pou-vions choisir notre niveau. Un terrible effort pour un résultat fantastique et une ambiance formidable.

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Vie de fous

Dans cette – apparemment – unique vie à disposition, j’en ai vécu plusieurs. Maintenant, je me « repose » en faisant quatre heures de jardin, du cheval le matin et de la musique le soir. En Joux, on est trempé par la pluie et le boulot : souvent nous travaillons comme des cin-glés, la retraite c’est pour quand ? Tais-toi et bosse ! Les journées de fous s’enchaînent, surtout au printemps et en automne lorsque le travail au jardin nous appelle. Ré-sultat d’un jour, donné par un bidule qui se pose sur la cuisse et qui dénombre le nombre de pas exécutés et les kilomètres : 15’660 pas et 8.5 kilomètres ; bon, là-de-dans, mon cheval en a fait pas mal, mais je n’étais pas sur une chaise longue et, vu la fraîche bise de la fin de l’hiver, l’humeur de la jument était plutôt gaie, il fallait bien se tenir et la faire travailler.

Petite liste non exhaustive : soigner les chevaux ; ba-layages et nettoyages divers ; préparer le fourrage à la grange, tirer les balles de foin ou de paille de deux cent cinquante kilos en bas des tas ; sortir les sacs de grain et les caisses de carottes de la voiture ; parer les sabots – à la retraite de mon maréchal, Bernard a relevé le défi et maintenant s’en tire comme un pro ; étriller, seller, monter ces quadrupèdes – un bon moment de détente dans les magnifiques bois de la région ; nettoyer les cuirs au retour ; repositionner les tapis de caoutchouc devant la stab’ ; faucher et charger de l’herbe pour les chevaux lorsqu’il pleut et qu’ils ne sont pas lâchés au parc ; faucher les bords de chemins, sous les fils et sur

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les talus ; faucher les refus dans les parcs ; herser les parcs au printemps ; réparer les parcs, contrôler si le courant passe : 10'000 volts par pulsions – je me les prends plusieurs fois par année en passant trop vite sous les fils, un aperçu de l’horreur de la chaise électrique ; faire de la musique ; tailler la vigne et la vingtaine d’arbres fruitiers ; brûler les branches qui n’iront pas dans le poêle ou les passer dans la broyeuse pour faire du compost ou du bois déchiqueté ; ramasser les feuilles mortes en automne ; abattre les vieux arbres ou ceux qui sont de trop ; élaguer les saules envahissants ; fendre et scier le bois en bûches de vingt-cinq centimètres pour notre poêle ; entasser les bûches sous le couvert et faire attention que le tas soit droit et bien solide – la copine qui vint un soir en talons hauts et minijupe et qui se retrouva face à plusieurs stères de bois en vrac sur son chemin en rit encore ; charger la trémie de la chaudière de six cents litres avec les plaquette de bois pour se chauffer ; désherber le potager et les plates-bandes ; couper les vivaces fanées ; nettoyer, arroser, semer les trente grosses potées ; laver les trois bassins ; tamiser le compost ; arracher les roseaux dans l’étang ; semer, ar-roser, récolter, conditionner les légumes et les fruits pour l’hiver : remplir le congélateur et les bocaux ; sé-cher les poires, les pommes, les herbes de Provence et celles pour la tisane ; faire la purée de tomates pour les spags’ ; préparer le sel aromatisé aux herbes ; réparer le chauffage, les voitures, les machines et le tracteur ; ré-parer les robinets ou les WC qui coulent ; remettre des catelles ; réparer l’électricité ; faire le pain ; recevoir les copains – très souvent – avec nos produits bio et mai-son ; mettre le bateau à l’eau (le sortir pour l’hiver), le

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nettoyer et naviguer ; faire des sacs de fumier pour livrer aux copains – contre une bouffe. Y a-t-il quelque chose que nous ne sachions pas faire ? Évidemment, on pourrait euthanasier tous les chevaux, acheter des légumes prélavés au magasin avec une sauce déjà prête à l’emploi, ne semer que des talus d’herbe, sans fleurs, les faire faucher trois fois par année par un jardinier et ne garder que trois potées sur la terrasse avec une douzaine de bégonias ? Bon, le charme n’y serait pas, nous serions gras et déprimés. Nous sommes tellement morts de fatigue le soir que les yeux se ferment durant le lavage des dents et il faut bien s’appuyer sur le lavabo pour ne pas verser. À ce propos, il m’est arrivé un petit incident cocasse : un soir, crevée morte, affalée sur la chaise de mon dressing, les yeux mi-clos, j’ai retiré mon jeans en négligeant d’y prélever mon slip. Le lendemain, j’ai remis le jeans et un nouveau slip, puis je suis partie en ville faire des courses et, qu’est-ce qui se pointa au bas du pantalon ? Un petit bout de tissu blanc qui ressemblait étrangement à une petite culotte… discrètement, je l’ai extirpée en vitesse avant qu’elle ne chutât d’elle-même sur le trottoir, et je l’ai fourrée dans mon sac, ni vu ni connu, « ils » n’avaient rien remarqué, ouf. Nous avons le coup pour commencer des « chantiers » qui vont nous pomper le physique. L’aménagement de l’étang en fut un. Au départ, un petit biotope roman-tique et sympa au fond de la combe, qui fut agrandit ultérieurement pour se faire appeler pompeusement « étang ». Mais l’envahissement par les roseaux et l’at-terrement de cette pièce d’eau suivirent, zéro grenouille à l’horizon. Que faire ? Tout arracher, tout recreuser et poser une bâche sur laquelle, dans la grande pro-

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fondeur, nous avons entassé des cailloux pour faire un refuge hivernal pour les batraciens qui, maintenant – les vaches ! –, nous remercient au printemps par un va-carme impressionnant à ne pas fermer l’œil ou dormir avec des boules dans les oreilles. Ce fut une semaine de travail acharné, heureusement le tracteur nous aida à tirer les centaines de kilos de cette bâche qui allait contrecarrer l’enracinement des roseaux. Nous l’avons fixée dans le talus. Nous avons déplacé l’amenée d’eau qui coule depuis le trop-plein de la source, nous avons remué des quantités de gros cail-loux, nous avons dérapé, nous nous sommes agrippés dans la pente et comme je suis un peu malade avec le sens de l’esthétique, nous n’y allions pas de main morte, nous égalisions, ratissions, arrachions, déplacions, re-placions, plantions ; le soir nous étions anéantis. Nous avons fêté ça quelques jours plus tard : tout fonc-tionnait à merveille, l’étang s’était rempli, nous y sommes descendus avec, dans le panier en osier, une bouteille de péteux, deux verres et les biscuits d’apéro. Bernard avait installé un banc en pierre, nous lui sommes tombés dessus, les jambes encore coupées par les efforts. Le bouchon sauta, nous avons dégusté un verre, deux verres, bien mérités, mais, évidemment, avec le champagne en trop grande quantité et vu l’état de fatigue de ces derniers jours et notamment la dispa-rition de mon coach de la fanfare, Didier, quelques jours auparavant, emporté par un cancer foudroyant, j’avais la chique qui vira pleureuse, alors que d’habitude j’ex-plose de pétillements joyeux en sifflant les plaisantes bulles, auxiliaires de mon bonheur. Nous avons fini la bouteille, nous riions entre deux de mes sanglots. Tou-tefois il fallait remonter, c’était raide, pas moyen d’y

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échapper, nous avions déjà les billets du théâtre pour le soir, il était 19h… Nous devions longer l’étang, sur la bordure de caout-chouc pas encore tout-à-fait recouverte d’eau, nous nous tenions par la main, et là, je ne sais plus ce qui s’est passé au juste, l’ai-je poussé à l’eau pour rire ? M’a-t-il agrippée en glissant ? Nous nous sommes retrouvés les deux sous l’eau à barboter, pas chaude en avril, dégrise-ment entamé garanti. Le nom de la pièce de théâtre ? Pas de souvenir.

Une maison, c’est magnifique, enfin propriétaire, enfin chez soi, sans la crainte de recevoir mon congé. Mais il y a des obligations : au départ, nous avons fait toutes les finitions dans la maison et à l’écurie et organisé les dif-férents ateliers, bon an mal an, cela dura deux ans. Nous en jouissions, nous invitions beaucoup, nous profitions de la terrasse fleurie, c’était un avant-goût du paradis. Après les finitions, suivirent les modifications, car lorsqu’on construit c’est bien joli, mais lorsque l’on y vit, on découvre des erreurs à éradiquer. Les améliora-tions à y apporter, c‘est donc juste après, et c’est reparti pour un tour, ça prend deux ans. Cette fois, c’est bien terminé, mais non, au bout de dix ans, l’entretien commence : il y a toujours quelque chose à réparer sinon c’est le Bronx en quelques mois. Et l’ordre ? L’œil de l’esthète y veille, au grand dam du garagiste qui se verrait bien vivre plus cool, parfois les outils traînent et les chantiers sont à peine terminés. La boniche trotte derrière, trop heureuse du résultat, avouons-le, elle gratte, nettoie, range, frotte, se baisse, se relève des milliers de fois, positivons, c’est le body building du pauvre. Mais il y a des soirs où la jument

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pourrait s’écrouler dans les limonières et où chaque pied à avancer devient un supplice, la brosse à dents pèse une tonne et le lit me reçoit comme un caillou tordu de dou-leur.

Le jardin c’est notre médecine. Très méfiants concer-nant la chimie et les « pastilles », nous n’avons pas de médecin traitant et j’ai une peur bleue de tomber dans leurs pattes. Pas de pastilles, pas de semainier, l’entre-tien de Joux remplace le petit somnifère ; les légumes, c’est la pastille contre le cholestérol ; les « contrôles », les check-up, on s’en beurre. La nature est tellement gé-néreuse que nous la remercions sans cesse, surtout à l’apéro, le soir, en s’asseyant enfin. Nous nous posons même la question : si on nous annonçait que nous avons un cancer – personne n’en est, apparemment, plus à l’abri –, est-ce que nous ferions une chimio ? Ou est-ce que nous laisserions faire la Nature à la vitesse qu’elle veut ? Je déteste tant la chimie que penser à m’en faire instiller ne pourrait pas me faire de bien. L’été, notre ami Maurice vient en Joux avec son épouse Josette pour nous donner quelques jours de congé. An-cien agriculteur, il connaît les animaux, il n’a pas peur du travail et s’occupe très bien de nos chevaux. C’est cadeau, car ce sont nos seules vacances durant les-quelles nous oublions vraiment tout, le vide total, je n’ai plus de chevaux, ni de jardin, rien. Rien d’autre à faire qu’à s’occuper de nous, des menus et de la promenade du chien. Relax, Max. Généralement, à peine ai-je posé le pied sur le pont de la Railleuse, que mes yeux se fer-ment de fatigue, le clapotis de l’eau à ses flancs me berce d’un ronron monotone, le livre que je lis me tombe des mains, mes paupières s’écroulent, le skipper tient la

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barre, je peux disparaître un moment. Toutes les siestes que je n’ai pas faites durant un an s’agrippent à mon corps et réclament leur dû. Le skipper, moins sot que moi, en avait fait tous les jours sur un canapé moelleux avec un chien complice sur les genoux. Pour sauter du coq à l’âne, mais en restant dans le thème du skipper très malin, mon chéri m’a appris une réponse à donner pour se sortir des mauvais pas ; il suffit de ré-torquer, à la personne qui vous traque par ses propos : — Et alors ? C’est tout bête, mais on est renvoyé à nos baskets, KO. Et pour échapper à une situation embarrassante, il faut poser des questions ! C’est une façon de renvoyer la balle dans le camp adverse. L’expérience d’un ancien municipal est drôlement utile.

Mis à part un incendie dû à la réserve de gaz fixée sous la lampe, la Railleuse est un paradis. Un soir, au port de Saint-Aubin, la bonbonne de gaz étant vide, on la chan-gea à quatre mains ; grosse erreur : j’ai dévissé, il revissa, il mit l’allumette à la mèche, puis je suis allée dans le cabinet de toilette ; lorsque j’en suis ressortie, il y avait le feu dans le carré, une explosion de lumière ! Bernard avait sauté sur le pont. J’ai refermé la porte sur moi, pa-niquée ; une fraction de seconde plus tard, j’ai décidé de m’enfuir pour ne pas cramer et couler avec le bateau. J’ai sauté sur le pont en hurlant : — Au feu, au feu ! J’ai plongé dans le coffre extérieur à la recherche de l’ex-tincteur, ne le trouvant pas, j’ai fouillé partout et je l’ai enfin sorti, Bernard s’en est emparé et a éteint le feu. Déjà les voisins arrivaient avec leurs propres

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extincteurs. Par bonheur, le chien n’était pas encore ins-tallé dans la cabine. Nous étions secoués, hébétés, le bateau n’avait pas brûlé, mais l’intérieur était affreux à voir et empestait le plastic grillé, le puits de dérive avait fondu, les parois et le plafond étaient noircis, la table à carte était carbonisée sur le côté. Nous, nous dégagions une odeur de rôti, moi je n’avais presque plus de sourcils, plus de cils, avec la frange bien roussie. Nous décidâmes de rentrer au port d’Yvonand pour aller dormir à la maison, l’odeur étant insoutenable. Retour au moteur par clair de lune et lac plat. Pendant plusieurs jours je suis restée choquée et un peu peinée que Bernard ait pu sauter sur le pont du bateau sans me crier de fuir ; il était tétanisé. Nous avons deux façons différentes de réagir, lui se pétrifie pour analyser, moi je hurle au secours. Quelques jours plus tard, éreintée après une rude jour-née de jardin sous un soleil de plomb et toujours affec-tée par cet incendie, pour échapper à une invitation qui me semblait inenvisageable je pratiquai la méthode ra-dicale. Recette : − Boire une tasse de fée verte cul sec et sans eau ; − Ajouter 4 cuillères à soupe de café avec caféine dans un peu d’eau chaude ; − Croquer deux barres de chocolat noir 87%. Effet garanti, on plane, donc je planai à l’apéro et au début du repas, puis black total jusqu’au réveil le lende-main avec deux équipes adverses de petits nains qui se bagarraient dans mon crâne. Un canapé de salon dut être plongé dans le lac et une voiture passée au jet pour être nettoyés… rien vu.

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Pour évacuer ce stress, la copine m’indiqua le nom d’une « soigneuse », j’y couru et me retrouvai allongée sur un lit de massage. La dame tourna autour de moi avec des bougies, ça sentait l’encens, les cailloux de-vaient parler ; elle constata que j’étais « habitée » par un arrière-grand-père paternel qui se cramponnait à mon mollet droit ; avec force incantations elle le fit s’enfuir et je sortis de chez elle délestée d’une centaine de francs et plus légère dans mes pensées…

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Le carré de dressage

Au départ, l’idée fut de créer un carré de sable assez simple, juste ôter la terre, la fameuse végétale, remblayer avec du limon et basta. En vitesse, car c’est interdit en zone agricole. Oui, authentique. En zone agricole on ne peut pas avoir un bout de terrain plat et ensablé, afin que les chevaux ne se cassent pas les jambes sur des ter-rains glissants ou gelés. Même dans une ferme qui ne retournera plus jamais à l’agriculture et dont les terrains sont en pente. La raison ? « Dans l’intérêt public », textuel, dans le ju-gement ultérieur du Tribunal. J’ai demandé à des di-zaines de gens si ça les dérangeait, éclat de rire « Mais voyons, en quoi ? » Ben, les ronds-de-cuir du chef-lieu, oui, ils sont dérangés, au sens propre – et figuré ? Dans leur bureau, bien au chaud, ils n’en avaient rien à cirer que nous devions sortir les chevaux par n’importe quel temps, pluie ou brouillard ou les lâcher dans des terrains impraticables. Pourtant la loi sur la protection des ani-maux nous y oblige : un cheval doit sortir plusieurs heures tous les jours. Au fil des mois, le limon se mélangea à la terre argi-leuse… Nouvelle décision : le vrai carré, cette fois. Avec concassé dessous pour drainer, tissu bidime, couche de réglage fine et sable de luxe, le meilleur, le sable blanc de Chantilly, qui ne fait pas de poussière en été. La com-mune, consultée, fut d’accord : ça fera moins de crottins sur les routes du village et moins de dégâts dans les che-mins herbeux lorsqu’il pleut.

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Nous voilà à cheval, avec un sable sous les sabots comme je n’ai jamais eu de ma vie. Jamais d’eau qui stagne, pas de poussière, le rêve. La bordure fut plantée de magnifiques fleurs, la vue sur les Alpes était somp-tueuse, nous ramassions les crottins, pas question que ce sable blanc de silice soit souillé. Les années passèrent, le bonheur était total, Bernard de-vint un bon cavalier, mais, un jour, mon dossier ressor-tit et le Service du Développement Territorial (SDT) – ou, renommé par moi, Service Des Trous du c… – me tomba dessus par avocaillon interposé, prêt à mordre et très agressif. Je devais démolir. Je fis opposition. Le Tribunal – pré-sident, scribe, avocat, vétérinaire cantonale, ça coûte combien ce petit déplacement en campagne pour les distraire de leurs bureaux poussiéreux ? – ayant pris ren-dez-vous, ils vinrent sur place pour se rendre compte de la situation. La vétérinaire cantonale prit mon parti. Jugement du Tribunal : j’ai perdu. Je n’ai pas réagi, je n’ai pas répondu, je n’ai pas démoli, nous avons conti-nué d’y pratiquer notre sport favori. Il faut dire qu’ils en ont une sacrée couche ces gratte-papiers : une personne de nos connaissances, agriculteur bosseur, s’est vu ré-pondre, alors qu’il demandait un agrandissement pour loger plus convenablement sa famille – il y a quatre gé-nérations sur place : — Vous n’avez qu’à prendre un appartement en ville d’Yverdon. Il n’aurait pas fallu qu’il dise ça devant moi, je n’aurais pas garanti la réaction. C’est pratique d’habiter en ville et de venir veiller une vache qui va vêler en pleine nuit ! Bande d’ânes, non, c’est méprisant pour les ânes, bande

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de paperassiers qui n’ont rien compris à la campagne et qui décident pour elle, cachés derrière leurs gommes. Un autre copain se vit reprocher son poulailler qui est trop luxueux à leur goût, avec un vrai toit en tuiles. À un autre on trouva son poulailler, peint en vert tendre, « inapproprié » en zone agricole. Et lors de ma construction on m’avait bien précisé : — Et ne pensez pas pouvoir installer une véranda. Non, en zone agricole on ne doit pas jouir d’un jardin d’hiver pour se réchauffer. Et une piscine ? Vous déli-rez ! Les paysans ne doivent pas se rafraîchir l’été par un petit plongeon. J’en connais quand même un, installé avec sa famille dans une ferme isolée, qui a réussi à leur répondre : — C’est la réserve incendie ! Ils ont tiqué, elle était peinte en turquoise et non cou-verte… mais elle était réglementaire, elle resta en place.

Plusieurs années passèrent et, un 24 décembre, oui, nous étions en pleine préparation du repas de fête, l’am-biance était au beau, la musique nous rendait guillerets, le courrier fut ouvert : le Service Des Trous du… m’écrivait en me donnant un ultimatum de quelques se-maines pour démolir mon carré, sinon ils le feraient faire à mes frais par une entreprise de leur choix en pre-nant une hypothèque légale sur la maison. La date de réception de cette missive manquait totalement de tact et prouvait leur méchanceté. J’ai riposté en demandant un rendez-vous pour me faire expliquer certains termes du jugement que je trouvais obscurs ou, si jamais je n’en obtenais pas un, je deman-derais aux médias de me renseigner, car ils sont très au point, eux. En quarante-huit heures, j’eus un rendez-

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vous. Un bon point. Bernard et moi, nous partîmes au casse-pipe avec le moral et la doc sous le bras. Le chef de service, plutôt affable – j’appris plus tard qu’il avait eu de mauvaises expériences avec des gens moins polis que nous –, ne nous prit pas de haut, pour désamorcer une éventuelle bombe, sans doute. Néan-moins, il n’arriva pas à nous expliquer le jugement du Tribunal. Je devais démolir mon carré pour respecter « l’intérêt général ». C’est quoi l’intérêt général ? Il n’avait pas l’air de comprendre mieux que moi. Une autre perle incompréhensible : « On vous a déjà autori-sée à aplanir votre terrain, sans en modifier son profil ». Quelle contradiction ! Et tout le reste à l’avenant. J’ai réexpliqué la situation de ces fermes en zone agricole, devenues trop exigües pour l’agriculture moderne, sou-vent acquises par des amateurs de chevaux qui achètent du fourrage de la région pour nourrir leurs bêtes. Alors, où était le problème ? Nous nous sommes quittés dans de bonnes disposi-tions. En fait, il se débarrassait de nous sans esclandre, je restais pleine d’espoir que mon dossier attendrait sous la pile, c’était sans considérer leur sale mentalité de vi-cieux plumitifs jaloux. Le surlendemain, courrier A, ar-riva une lettre de l’avocaillon avec une sommation de m’exécuter. C’était la fin. Le merveilleux carré sera dé-moli. Retour à l’herbe, voilà le peuple suisse rassuré sur sa survie alimentaire et le mitage du territoire est ainsi préservé. Bernard, de caractère plutôt paisible, me dit que si un idiot du Service Des Trous du… osait venir contrôler le travail en franchissant les parcs, il le jetterait dans les fils électriques, 10'000 volts ! Moi, si je croisais le chef, je le prendrais à la cravate, je le menacerais avec mon poing

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droit – j’ai une force pas possible dans les bras – et je lui dirais : — Imbécile, tu n’as rien compris, tu mérites juste que je te casse la gueule ! Et, depuis, chaque fois que j’écrase une boîte en fer-blanc – assez souvent, c’est la nourriture du chien, sans conservateurs ni colorants dedans – je lui écrase la tête avec rage. Un copain m’a dit que c’était très vilain de faire cela, mais je ne peux pas m’en empêcher, c’est plus fort que moi, alors Bernard me relaie des fois pour l’épargner. Ma hargne rageuse ne lui a pas porté chance, ce monsieur a dû quitter le service, remercié, je ne lui éclaffe plus la bouille. Les paperassiers de l’État sont heureux, nos impôts ont payé leurs salaires et leurs vacances. La vie, c’est tourner les pages d’un grand livre et égrener les chapitres avec humour et sérénité, ce que nous avons fait rapidement. Il en faudrait beaucoup plus pour nous abattre et, du coup, j’ai gagné quatre jours de travail par an de désher-bage dans la plate-bande qui longeait le carré, lequel carré a été ensemencé avec un mélange pour terrain de polo qui convient parfaitement…

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Des états d’âme

Est-ce normal docteur ? Peu importe la réponse, le fait est que j’en ai. Qu’y faire ? Cependant ne pas sombrer avec eux, les accepter, les disséquer, les remettre à leur juste place, en évaluer l’importance, ne pas s’y com-plaire, ne pas y trouver un refuge maso, c’est déjà un but. La journée est somptueuse, chaude, la porte est ouverte sur la terrasse fleurie, le chien dort, je suis occupée sur le plan de travail de la cuisine – nous attendons des amis – les larmes me montent aux yeux, une image vue dans Le Courrier m’assaille : dans un camp de réfugiés soma-liens, une petite fille, emballée dans une infâme couver-ture, cheveux compris, fixe l’objectif, craintive ; dans son environnement de tentes et de chiffons, que peut être son avenir de femme ? De mère ? Elle m’a fait mal au cœur.

Un sentiment diffus de mal-être inexpliqué me ronge en hiver lorsqu’on s’enfonce dans le froid : coup classique, le manque de soleil en est-il à l’origine ? Un monstre coup de cafard m’assaille une fois dans la voiture en rentrant de chez le vétérinaire, car Gary, le beau bai foncé, le plus doux, le plus gentil des chefs, l’alpha du troupeau, est à la clinique depuis un mois pour une in-fection à une dent – et ça tournera tellement mal qu’il en mourra, malgré tous les efforts du véto. Voilà la dé-battue et les larmes, j’ai mal partout : aux oiseaux qui sont mazoutés par la bêtise humaine ; aux femmes bat-tues et violées ; aux enfants dans les mines de Potosi ; à

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la souffrance des animaux de laboratoire et de bouche-rie ; cependant, dans ce profond désespoir, sonnent les sms de deux amies – je les lis en conduisant, mais très vite, en regardant dans le rétro, voitures de police bana-lisées oblige –, ils parlent d’amitié et de bonheur, on est début janvier, puis à la radio on chante « Be happy, don’t worry » (Sois heureux, ne t’inquiète pas).

En définitive, mon bonheur dépend de mon entourage, s’il est heureux ou pas. Sinon une ombre plane sur mon bien-être. Il faut traverser, toujours traverser, ne puis-je pas vivre au premier degré, simplement, comme beau-coup de monde ?

Toutefois, lorsque je pleure, je pleure tout le non-vécu, le non-dit, tous mes regrets, mes échecs et mes réus-sites, je ne peux rien y faire, ça me tombe dessus, alors j’aimerais que quelqu’un vienne à mon secours et me sauve de moi-même, néanmoins je n’ose pas « déran-ger » « que » pour ça. Cela reste quelque chose de terri-blement personnel et caché. La souffrance qui règne sur cette terre me fait sombrer, je pleure toutes les peines des oublié-e-s, des opprimé-e-s, des affamé-e-s, des tor-turé-e-s. Prendre conscience de la situation de l’humain sur cette Planète, de ces mammifères dits « supérieurs » – ce qui ne les empêchent pas de s’étriper avec rage – est un supplice.

Traverser sa vie sans réfléchir, le cerveau plat, le cœur juste nourri de ce qu’il faut pour sa survie émotive serait le rêve. Toutefois, avec un cœur toujours en bandou-lière, à vif, le couteau en pleine chair où tout est pris en pleine poire, comment survivre à un moment magique de musique ou à une vision intense de la nature qui s’offre au regard étonné ? J’écris pour survivre :

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La tristesse a tant consumé mon corps Qu’il en est devenu profond de souffrance. Buriné et travaillé par l’ondée impitoyable des larmes Il s’est retrouvé vide, disponible, Et reposé pour de nouvelles joies.

Souvent, la panique rôde, j’ai le sentiment tenace d’avoir fait le tour du possible, de « mon » possible, tout en crai-gnant de vivre d’autres extrêmes de la condition hu-maine. Puis-je dire que je suis à l’abri ?

Plaisir, bonheur et joie : Le plaisir provient des sens et de la satisfaction de leurs besoins. Nécessaire à notre survie, le plaisir nous aide à choisir ce que notre confort réclame. Le bonheur, quant à lui, s’adresse au cœur, aux sentiments, au bien-être profond de l’âme durant une expérience affective ou es-thétique. En découle une vie épanouie et équilibrée, souhait de tous, lot de quelques-uns. Et la joie ? Elle se recherche, se crée, se construit au fil de l’évolu-tion personnelle et de l’attention que l’on y prête. Elle pénètre les centres nerveux, les entrailles, elle éclate dans le cerveau et sub-merge l’esprit d’une intensité irréelle. Rare, elle demeure le but suprême, ressenti comme un flash évanescent de paix profonde s’unissant à l’Univers entier. Si l’humain, se cherchant avec mille errements, n’est qu’un mail-lon de transition sur la longue chaîne de l’évolution, est-il aberrant ou ridicule d’oser espérer que la joie pourrait être son état « nor-mal » futur ? Étouffée sous le matérialisme, dégoûtée par le dogmatisme et les sclérosantes traditions des doctrines religieuses, récupérée par les sectes et les fanatismes, cette dimension resurgit, vivace, en traçant son empreinte indélébile par de sporadiques floraisons chez

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certains qui, siècles après siècles et sans en avoir pris conscience forcément, « tirent » tout le paquet des humains vers un potentiel destin de félicité. Nier l’existence de l’esprit et de la joie, son corollaire, c’est nier dramatiquement l’essence même de l’humain. Rechercher cette joie, c’est faire fuir l’obscurantisme, la guerre et la souffrance. Heureu-sement, tout porte à croire que la joie profonde de l’esprit éclatera malgré les réticences, les hésitations et les doutes car, s’il y a cette soif en nous, n’est-ce pas la preuve que la source existe ? (Écrit en tant que rédactrice pour le billet éco-spirituel du Mou-vement Beaulieu dans l’Essor.)

Il faut bien faire par générosité, pour la beauté et pour l’amour du geste. Pour cela, il faut oser faire sans la crainte du regard d’autrui. « Bien faire et laisser braire » disait mon grand-père. Mais avec ce qu’on lit et ce qu’on voit autour de soi peut-on encore avoir un état d’âme ? Les états d’âme, c’est pour les ventres pleins, d’autres ont bien assez d’efforts à faire pour survivre. Ainsi, lorsque l’occasion s’est présentée de faire de la po-litique, j’ai accepté pour « changer le monde ». Mais en ce temps-là, les Verts n’existaient pas encore dans notre ville ; les socialistes devaient voter comme le chef (m’a-t-on dit) ; les radicaux, je ne les connaissais pas trop ; les libéraux étaient de bons vivants qui supportaient la li-berté d’expression, cela m’allait, et ils étaient venus me chercher. J’ai présenté mon plan politique lors d’une séance, on me regarda un peu bizarrement, on me traita de « Bauer-Lagier » (première « verte » du parti libéral de Genève). J’ai fait campagne aux élections en contactant mes relations, je suis sortie première des viennent-ensuite pour Yverdon, pas encore « les-Bains ». Manque de

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chance – pas pour eux – durant quatre ans, aucun membre du parti ne mourut et personne ne déménagea. Je n’eus pas l’occasion d’exercer. Maintenant, au village, je suis conseillère générale et j’aime bien cette démocratie directe.

Finalement, tout déboucha sur des actions concrètes : nous dépannons à gauche et à droite ; nous sommes dis-ponibles pour aider les amis ; nous organisons le Noël des copains, l’ayant vécu également moi-même dans la solitude. Aux fourneaux le 25 décembre tout l’après-midi – le matin nous jouons avec notre fanfare dans les rues de trois villages –, le 26, toute l’équipe est au ren-dez-vous, une douzaine, les rires et l’amitié nous réunis-sent, c’est quand même facile d’être heureux.

Les mythes fondateurs de nos relations de couple sont encore très présents en nous, peut-être davantage chez les hommes. Les femmes, elles, repositionnées par leur « nouvelle » liberté, chèrement gagnée depuis deux gé-nérations, ont pu et dû s’adapter à cette nouvelle société suivant leur statut social, souvent de divorcées avec en-fants et devant lutter pour leur survie.

Si l’on se reporte au passé, nous repérons un Prince charmant très compétent, bien sûr, qui part en « mis-sion » pour sa Belle et sa famille. La Princesse attend avec patience son retour – surtout le résultat : salaire pour faire vivre la famille ou, plus simplement, répara-tion compliquée, bricolage génial ou ouvrage ayant né-cessité de la force et un savoir-faire spécifique. À la ve-nue de l’être aimé, la Princesse, reconnaissante et admi-rative, n’omettra pas d’applaudir, de reconnaître la beauté du geste et de remercier.

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Cependant, Mai 68 ayant passé par là, les femmes sont sorties de derrière leurs fourneaux – et Dieu sait si nous y sommes bien lorsque ce n’est pas imposé par un ron-chon qui lit le journal et ne dira pas merci, ni même que c’est bon – pour paraître dans le monde merveilleux du travail, s’éclater dans une profession ou trimer comme des mules pour joindre les deux bouts avec des enfants à charge. Du coup, obligées de se débrouiller sans leurs béquilles salvatrices, elles marnent et y trouvent même du plaisir. Les voilà qui deviennent « indépendantes ». Mais, en mutant vers l’autonomie, elles découvrent éga-lement le plaisir de la création, de la gratification par les autres et un sentiment très puissant les assaille, celui de ne plus dépendre de qui que ce soit. Se sentir larguée de la vie active devient intolérable.

L’affaire se corse et tout se paie car, en désirant expéri-menter son rôle actif (yin et yang, c’est basique), elles dérangent, elles soustraient de la présence dans les rela-tions humaines et volent un peu de place au Prince charmant qui reste pantois devant ce nouveau tourbil-lon dans sa vie. L’intelligence, ou l’aptitude à s’adapter à une nouvelle situation (Définition numéro deux du La-rousse), pénètre certains mâles rapidement, ils s’accom-modent très vite de la mutation, trouvant normal de partager, alors que les plus paresseux se laissent porter – Tu en veux ? Fonce, ma biche ! –, toutefois le contrat ne sera jamais assuré s’il n’y a pas acquiescement de part et d’autre. Une importante difficulté réside aussi dans le fait de trouver une place dans cet échange : la muscula-ture plus modeste des femmes va les éloigner de bien des travaux. Il lui sera nécessaire de « demander » – par-fois de quémander avec mille ruses ou de solliciter avec grâce des services – en prenant le risque de replonger

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dans un rapport de soumission à la loi du plus fort. Ces services devront être appréciés, et ce n’est que normal, tout en frôlant l’embarras ou la vexation. D’autre part, le service n’arrivant que par intermittence, suivant le bon-vouloir et l’emploi du temps « volumineux » du sollicité, il s’ensuit un porte-à-faux capable de causer des désagréments dans la relation. J’ai quand même cha-rogné une fois à devoir changer mes pneus d’été en dé-cembre, toute seule, parce que ce n’était jamais le bon jour ni la bonne heure… Pas mal dit, non ? Mais juste pour préciser qu’il pourrait se bouger le cul un peu plus vite lorsqu’on lui demande un service, la Princesse restant une princesse, que diable, elle qui plaque tout pour aller l’aider au moindre appel… Si une Princesse a appris quelque chose qu’elle aime pratiquer, mais que le Prince charmant est aussi capable de faire et qu’il veut accaparer, où va-t-on ? Qui baste ? De nouveau, il faut être intelligente, fine mouche et suf-fisamment sensible pour accepter de donner une place à l’autre, de partager ou déléguer, comme aller tailler les arbres en hiver lorsqu’il fait froid. Là, j’ai fait fort, je lui ai acheté un sécateur électrique pour renforcer sa moti-vation, pendant que je reste au chaud avec le chien sur les genoux et un bon livre. Pas pire, ce n’est pas parce que je connais la taille et que j’aime tailler que je dois forcément la pratiquer ; mes bons souvenirs de taille du-rant l’hiver à l’école d’agriculture me suffisent et je me venge avec la taille des arbustes, des rosiers et des trois treilles qui ornent les façades. Pour clore ce sujet épi-neux, le bon sens, allié à une forte dose de respect, ferait l’affaire pour installer un modus vivendi jouable pour tout le monde, supputant que les deux aient compris le

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privilège d’être devenus davantage « féminin » ou « ac-tif », et sans sourire lorsqu’elle tient la débroussailleuse, la tronçonneuse ou le marteau et lui, le fer à repasser ou le doseur de lessive. Poussons-les aux fourneaux sans les abreuver de conseils, laissons-les découvrir leur créa-tivité, bien récompensée par les ovations des copains repus. Pour nous ce fut simplissime, nous étions au même niveau de cuisine, nous n’eûmes pas de difficulté à gérer ce domaine. Une autre de ses qualités qui me dépanne toujours et qu’il ne refuse jamais de pratiquer : ce sont ses mains magiques de masseur. L’autre jour j’ai porté des plaques de béton beaucoup trop lourdes pour moi, ne t’ayant pas sous la main pour m’aider, j’ai gagné le droit de me faire rebouter et masser à la pommade verte vétérinaire : résultat immédiat, toutes mes douleurs ont passé suite à tes massages intuitifs du dos, de la nuque et des épaules.

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Les aventures rigolotes

Non, pas celles que l’on pourrait croire : le bonheur tue l’adultère. Non, les autres aventures, celles qui sortent un peu du ronron quotidien ou que l’on n’entend pas tous les jours et qui se racontent pour faire rire les co-pains.

Un rôle de composition

Un soir, lors du concert annuel du Chœur d’hommes de Gorgier, Leana, une soprano merveilleuse, accompa-gnait les choristes et elle chanta également en soliste un célèbre passage classique de femme saoule, ses mi-miques et son jeu étant à craquer, cela me mit en joie pour toute la soirée. Nous avons dansé jusqu’à deux heures du matin, mais – juré-promis, croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en Suisse allemande – je ne bus qu’un petit verre de vin. Très en verve au retour, j’ai prédit l’avenir à Bernard : — Tu verras, à Yverdon, il y aura un contrôle de police, je vais les faire marcher et jouer à la femme saoule, comme Leana. J’ai conduit au retour, toute excitée à cette idée. À la descente du trèfle de l’autoroute, déçue, j’ai remarqué qu’il n’y avait pas de barrage à l’endroit habituel, mais une voiture m’énervait, elle me suivait depuis un mo-ment, je lui fis le coup de ma technique des giratoires : trois heures moins le quart, personne en vue, je suis montée direct sur le podium, non, le centre du giratoire – au lieu de faire respectueusement tout le tour – un

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petit coup d’accélérateur et sortie en rasant la borne centrale, sans oublier l’indicateur de direction, bien sûr. Je dis à Bernard : — Regarde, je lui ai pris cent mètres à cet idiot qui me collait. J’ai remonté la route de Lausanne à mes cinquante fissa, au feu, flèche à droite pour aller à Cronay et paf ! La voiture suiveuse de « l’idiot » me fit des appels de phares, pourquoi m’arrêterais-je ? C’est peut-être un malandrin, j’ai poursuivi ma route, cette fois la lumière bleue clignota, je buvais du petit-lait, le voilà mon con-trôle, Bernard se fit tout petit, il se tassa au fond du siège, pas son truc, ce genre d’exploit, j’ai stoppé, bien plus loin vers un endroit dégagé, une dame flic, flanquée de son collègue, en vrais costumes bleus, me salua poli-ment et me demanda d’ouvrir la fenêtre, et mon permis. Je descendis la vitre de deux centimètres : — Ouvrez complètement votre vitre, Madame. — Vous n’y pensez pas, vous avez volé ces habits, vous n’avez pas la voiture de police. — C’est une voiture banalisée Madame. — Ah bon. Alors j’ai descendu la vitre, je me suis penchée et j’ai relevé le numéro de la voiture, ça en fera déjà une que je pourrai repérer… mon permis ? J’ai huit poches à mon sac, je les fis toutes, très lentement, très soigneu-sement, on patienta : — Vous avez un permis Madame ? Je parlais en bégayant avec une patate dans la bouche, mon rôle de composition étant parfait : — Oui, mais je ne l’ai pas revu depuis longtemps. Je l’ai enfin trouvé. — Vous avez bu Madame ?

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— Oh oui, on m’a dit qu’il fallait boire, boire beaucoup d’eau ! — Venez souffler Madame. — Mais c’est inutile ! Et ça coûte cher ! — Non, c’est gratuit ! Encore heureux que je ne dusse pas partir à l’hôpital pour une prise de sang, je me suis extirpée de la voiture avec mille peines – entre temps, une deuxième voiture de police était arrivée, la vraie, celle dont je rêvais, la blanche avec les lignes jaunes –, je me suis agrippée au plus costaud des trois hommes, je l’ai tiré de gauche et de droite en titubant et en affirmant que ma voiture rou-lait au colza mais pas moi – en effet j’avais un écriteau sur la vitre arrière qui le signalait – et, comme ils n’avaient pas arrêté le moteur de leurs voitures, j’ai con-tinué : — Vous polluez. Vous pourriez arrêter vos moteurs. — Vous avez raison, Madame. Zen les mecs. Je me suis affalée sur le capot de la belle voiture, on m’a tendu le machin pour souffler, j’ai re-fusé : — Je ne vais pas toucher ce truc dans lequel tous les poivrots d’Yverdon ont déjà craché ce soir. — Madame, on change l’embout à chaque fois. — Qui me le prouve ? On partit chercher le plastic de protection pour preuve. Bon, je pris l’appareil et fis un monstre barrissement de-dans : — Non, Madame, soufflez plus doucement, plus lente-ment. J’ai recommencé, j’ai tenu au moins six mesures adagio à quatre temps, facile avec mon entraînement de trom-pette et de chant, on regarda le résultat : il ne marchait

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pas ? ! Rebelote, j’ai à nouveau soufflé, nouveau cons-tat. On me tendit très poliment mon permis : — Au revoir Madame, bonne soirée. Chapeau, les poulets, vachement bien briefés. Je suis re-tournée à ma voiture, tout droit cette fois, en esquissant un petit pas de danse : — Au revoir, j’étais en pleine forme ce soir ! Bernard, au fond du siège était presque invisible, tout ratatiné, il reprendra vie à Pomy. C’est la différence fon-damentale entre un Schwytzois et une cinglée. Cependant mon aventure n’était pas terminée, la se-maine suivante, en revenant de Lausanne, j’ouvrais le courrier de l’ADER, au volant pour gagner du temps, j’avais à jardiner et il faisait beau, j’ai envoyé également un sms en vitesse. À la sortie de Chavornay, les sirènes hurlèrent, un bus blanc me dépassa en me faisant signe de ralentir, plaques 49000, flûte ce sont eux, la veste bleu roi et le geste étant clairs, je me suis immobilisée sur la bande d’arrêt d’urgence : — Votre permis Madame. Je l’ai trouvé en quatrième vitesse, je savais où il était… — Vous aurez de nos nouvelles, vous avez mordu la ligne blanche à droite trois fois et téléphoné. J’ai essayé de me défendre en arguant qu’il y avait du vent. — Nous n’avons rien senti, nous, avec notre bus. Une contravention de deux cents francs arriva. Je suis sûre que j’étais fichée, depuis la fameuse nuit, sur tous les tableaux de bord de la région, j’ai payé dans les dix jours. Nouvelle lettre : « Vous aurez certainement un re-trait de permis, vous pouvez consulter votre dossier dans nos bureaux ». J’y courus, rien sur la folle nuit, juste la ligne blanche. Je pouvais rendre mon permis quand je voulais et payer

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encore deux cents vingt francs. Pendant un mois, j’aurai un chauffeur privé. Mon rôle de composition m’aura coûté quatre cents vingt francs. Pas de regrets, ce n’est pas tous les jours qu’on peut faire du théâtre en live et se payer gentiment la tête de la maréchaussée.

Les gitans

En été, c’est sacré, je prends deux semaines de vacances sur le lac ou au port, suivant la météo. Teeny, le jack, m’accompagne, parfois aussi Sandra et Shanti, sa petite chienne. Quinze jours de vadrouille sur l’eau, à tout ou-blier, sauf d’affaler la grand-voile pour prendre un ris si ça tabasse et de réduire le foc. Je flemme sur le pont, je lève le nez de mon livre, tiens, ça gîte drôlement du côté de Grandson, un coup de Jo-ran va m’arriver dessus. J’ai exactement une minute pour me préparer à recevoir le choc, jeter mes coussins et le chien – pas trop fort, lui – dans la cabine et ajuster le ris avec les garcettes. Puis c’est la joie : air chaud, vi-tesse, la quille montre ses dessous sans vergogne, l’eau arrive au bordé. Il faut en profiter, cela ne dure pas des heures. Le phénomène est simple, l’air chaud du lac monte, l’air frais des montagnes descend se glisser en dessous. Il faut tenir la barre comme un cheval fou-gueux, ça me plaît de sentir les réactions du bateau et de les prévenir pour les amortir avec tact. Les creux se for-ment, les embruns nous arrosent, c’est l’été. Puis le calme revient. Un certain mois d’été, de je ne sais quelle année, je n’avais congé que deux jours, enfin un week-end sans concours, Sandra m’accompagna sur le lac. Premier jour, il faisait grand beau, nous avons babillé en navi-guant mollement, il faisait chaud et l’air n’était pas au

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rendez-vous. Comme d’habitude nous « creusions » de beaux sujets mystiques : nous parlions du pardon, de l’élévation de nos âmes, de la pratique quotidienne de devoir « évoluer », et le téléphone sonna. C’était le ma-nège ; mon Dieu, un malheur ? Catherine, mon appren-tie de quatrième année, mûre et réfléchie, censée dormir chez moi, m’annonça que les gitans s’étaient installés au bord des parcs sur la bande herbeuse de la route et que les femmes étendaient leur linge sur les fils. Elle ne vou-lait plus dormir seule chez moi. — J’arrive, lui dis-je. Je fus terrorisée, je les détestais, j’avais peur qu’ils salis-sent autour du manège et volent le matériel des pen-sionnaires, on peut entrer dans les écuries par les fe-nêtres ouvertes. J’ai déjà donné, ce n’était pas la pre-mière fois qu’ils débarquaient : les gamins tirent l’eau à l’hydrante et mouillent toute la cour, les femmes bais-sent leurs culottes dans les buissons et laissent le papier rose en offrande – c’est leur coutume, un homme ne doit pas s’asseoir sur des toilettes souillées par une femme –, l’horreur. Avant de rentrer, j’ai téléphoné au poste de police de la ville pour demander ce qu’ils pensaient faire, je connais-sais le numéro par cœur, à force… — Oui, nous sommes au courant, et ce ne sont pas les meilleurs ceux-là, nous avons déjà essayé de les faire partir, mais ils ont le droit de rester trois jours. Je fus proprement enragée, j’ai raccroché, j’allais tuer quelqu’un, nos élans spirituels d’élévation de nos âmes totalement zappés, nous sommes retournées au port. J’ai annoncé à Sandra que j’allais foncer sur le chef et lui dire tout le mal que je pensais d’eux, en pleine poire. J’ai roulé comme une dératée sur la Cariçaie, normalement

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autorisée à quatre-vingts. Au manège, je leur ai dit que si je n’étais pas revenue dans une heure, il fallait qu’ils téléphonent aux bourrins – ceux de la ville, pas les miens – et, d’un pas ferme et décidé, j’ai remonté la ran-gée de caravanes. Que des belles : La Comtesse, La Marquise, La Duchesse, la Royale, ou des noms de ce tonneau, j’ai réclamé le chef aux femmes estomaquées, c’était plus loin, la grande caravane avec un immense auvent. J’y suis arrivée, j’ai foncé sur un monsieur bien mis, en costard gris : — Vous êtes le chef ? — Oui. Je le pris par la cravate en lui serrant un peu le cou : — Vous savez que vous commencez à me faire chanter – ou un mot de ce genre – avec vos caravanes et vos bonnes femmes qui étendent leur lessive sur les fils des parcs, vous avez déjà réparé un parc, vous ? Vous savez comme c’est fatiguant de planter des piquets avec la barre à mine et de taper dessus avec la masse ? Et les saletés qu’elles laissent avec leurs papiers roses tachés de merde en prenant mes parcs et le bois pour des toi-lettes ? Et ce sont mes deux seuls jours de vacances, et vous me les foutez en l’air ? Et vous vous appelez com-ment vous ? — Calmez-vous Madame, asseyez-vous, vous voulez un café ? Je suis Carlos, le chef spirituel du clan. Il me plut, le mot « spirituel » m’ayant radoucie, j’atta-quai au « tu » : — Carlos, comprends-moi, je n’en peux plus. J’étais exaspérée et j’ai continué sur ce ton durant une heure, comment vivaient-ils ? De quoi vivaient-ils ? Où leurs femmes accouchaient-elles ? Ils ne pouvaient pas rester chez moi, tout salir, tout démolir et lancer leurs

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bouteilles vides en verre dans les parcs au risque de bles-ser un cheval, je l’ai supplié de partir. En fait, je voulais les connaître, faire ami-ami, c’était le seul moyen que j’avais pour ne pas en tuer un. Carlos répondit très gentiment à toutes mes interrogations, il était calme et poli, il entra dans mon jeu et m’invita à passer la soirée avec eux, en musique, j’ai décliné l’offre, avec quelque regret il faut l’avouer, je me méfiais de moi, un verre dans le nez, un beau gitan noiraud dans le collimateur et ma Zazu qui craquerait avec pour consé-quences des larmes et de la nostalgie romantique comme quittance. De retour au manège, tout le monde fut soulagé, mais une petite gitane m’avait suivie, je me suis retournée, elle me sauta dessus, m’arracha un che-veu du crâne, me donna un petit coquillage, elle regarda mon cheveu et me dit : — Toi, dans quelque mois, tu seras heureuse avec quelqu’un. Ce fut exact, Bernard est entré dans ma vie trois mois plus tard. Sandra, pour me calmer, me prépara un gâteau aux abri-cots, nous l’avons mangé de bon cœur. Carlos fut de parole, ils partirent, mais pas bien loin, juste en face, sur le terrain du club cynologique. J’ai passé une nuit agitée au son des violons. Le lendemain Catherine faisait les écuries, je dormais encore lorsque le téléphone sonna, c’était Sandra qui était partie à cheval de bonne heure avant les mouches, elle avait trouvé une magnifique plume de héron cendré qui reposait dans l’herbe et nous attendait au bord de la route, il fallait instantanément aller la chercher avant que quelqu’un ne la ramassât ! Il est vrai que nous nous enthousiasmions pour les plumes, c’était à celle qui en trouverait une plus belle

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que l’autre. Nous avons sauté dans ma voiture, j’ai roulé vite, nous l’avons retrouvée, elle était splendide, im-mense, jamais nous n’en avions vu une si extraordinaire, nous étions ravies. Le chemin bétonné est étroit, une Mercédès à plaques françaises arriva en face, je fus obli-gée de m’arrêter pour la laisser me croiser et qui vis-je au volant ? Mon Carlos, que j’ai interpellé, il cherchait ses ouailles pour son culte et me signala que je pouvais y participer si je voulais, non merci, pas ma tasse de thé les cultes et, prise d’un accès suprême de bonté, j’ai ar-raché la plume du pare-soleil où je l’avais glissée, et la lui ai tendue par la fenêtre : — Tiens, en souvenir de notre amitié. Touché, il sourit, aux anges, et remercia. Je ne le reverrai jamais plus, si ce n’est fugitivement sur la route au vo-lant d’une quelconque Mercédès. Désormais les gitans ne me font plus peur. Sandra, ébahie, a vu sa plume filer, il faudra me faire pardonner. Le mardi suivant, les cloches ayant sonné trois fois midi, la caravane des manouches se mit en route, la police veillait au grain, mon cœur se serra, j’avais vécu quelque chose d’intense qui me fendait le cœur. Derrière la fe-nêtre, une petite blonde pleurait.

Permis bateau

Par une belle soirée d’été, accompagnés de Dominique, nous mangions sur un lac magnifiquement plat et irisé de rose. C’était le couchant, tout était calme, puissam-ment calme. Tout-à-coup arriva à fond sur nous un ba-teau à moteur et, avec les histoires de personnes cou-pées en deux par les fous du lac, je craignis le pire. L’em-barcation ralentit, c’étaient les poulets. Contrôle des pa-piers. Mon permis, passé en bonne et due forme il y a

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plusieurs années avec ce même voilier par-devant per-sonne assermentée, devrait être bon, mais non ! Il man-quait un chouia à mon permis pour le piloter lorsqu’il était au moteur. Ce soir, le lac étant lisse, nous ne rentrerons pas à la voile. Le sbire et son collègue se grattèrent la tête, quel dilemme, ils ne pouvaient pas nous laisser retourner au moteur. Je suis montée sur mes grands chevaux, très digne, et j’ai refusé obstinément de désormais toucher à ce bateau ; que faire ? Dormir sur le lac et attendre le vent ? Impossible. Les autorités se grattèrent derechef le cuir chevelu, il faut dire qu’ils n’avaient pas l’air d’avoir inventé la poudre qui pète deux fois, ceux-là, j’ai proposé la solution : — Envoyez-moi une amarre et remorquez-nous jusqu’au port. Ils durent nous tirer jusque devant le port, pour respec-ter la loi. Ils n’eurent pas l’air bête lorsque nous avons mis le moteur en marche pour rejoindre notre place. Bernard, dans le même cas que moi, repassera son per-mis quelques semaines plus tard, en babillant avec un copain retrouvé. Ça ne m’empêchera pas de naviguer au moteur pour garder la main, sait-on jamais.

Zorro

Un soir, au manège, téléphone, à minuit ! Je répondis avec crainte, c’était Zorro (surnom du chef de la police municipale d’Yverdon) : — Il y a un de vos chevaux qui galope en ville vers la rue des Philosophes ! — Pas possible, mais je vais aller contrôler mon écurie, attendez.

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Tout est en ordre dans les boxes, les chevaux grignotent ou dorment. — Venez, on n’y connaît rien, me demanda-t-il. À tout hasard, j’ai embarqué une selle et une bride ; en arrivant vers le cimetière de la rue des Philosophes, je vis Zorro et un collègue qui tenaient… Lara, la jument d’un propriétaire, qui me la faisait monter souvent. Je l’ai sellée, bridée et hop ! Au petit trot – une moto devant, une voiture de poulets derrière avec les feux – j’ai ramené Lara, toute frétillante et enchantée de son escapade, à son écurie de la rue d’Orbe. Charles a-t-il jamais su que sa jument avait fugué ? Je ne sais plus. Et Zorro ne perdant pas le nord : — Venez à la maison boire un verre, on va fêter ça. C’était la belle époque. Je suis repartie deux heures plus tard après avoir blagué avec Zorro et son lieutenant et, il faut l’avouer, nous n’avions pas bu que de l’eau… Quelques mois plus tard, j’ai dû intervenir auprès de la police pour faire poser des modérateurs de circulation devant le manège, les gitans roulaient beaucoup trop vite et les demi planches arrondies que je posais sur la route pour les ralentir ne leur faisant plus peur, ils les traversaient à quatre-vingts à l’heure. J’avais peur pour mes chiens vagabonds. Ma demande fut refusée par les autorités, mais Zorro vint en personne sur place pour étudier la situation, je lui démontrai qu’un enfant, le mercredi après sa leçon, tout excité de rejoindre sa ma-man au parking, allait se faire écraser et que ce serait de sa faute. — Vous auriez dû faire avocate, vous ! lâcha-t-il. Les modérateurs ont été coulés, plus hauts que prévu, je contrôlais les travaux, j’avais stimulé les ouvriers à ra-jouter des couches.

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Vision en 3D

Chez l’ophtalmologue : pour tester ma vue, on me pré-senta un carton gris, je ne vis rien dessus, on me plaça des lunettes sur le nez et je vis alors très nettement une auto, une étoile et un éléphant. Ce n’est pas grave, mais je ne vois pas en 3D, d’où une grande propension à cas-ser des verres en lavant la vaisselle, en cristal du trous-seau de Bernard si possible. Trois mois plus tard, nouvel examen, la gentille dame me demanda en me tendant le même carton : — Vous voyez quoi ? — Euh, une auto, une étoile et un éléphant. Sa tête ! À défaut de bons yeux, il n’est pas interdit d’avoir une bonne mémoire…

Sport dangereux

Suite à un sport à haut risque que je pratique rarement, c’est-à-dire laver le sol derrière le frigo, je me suis re-tournée vers le seau d’eau un peu sèchement et aïe ! Le genou droit ne me porta plus. L’ostéo, vu en urgence, manipula mon articulation enflammée et me « ras-sura » : — Revenez mardi prochain, louez des cannes, si ça ne va pas mieux il faudra opérer. J’ai passé le week-end à trotter à toute vitesse avec mes cannes, ne voulant surtout pas rater des activités pré-vues de longue date. Le mardi suivant, j’allais tellement mieux que je posais le pied sans peine et marchais presque normalement. Je patientais dans la salle d’at-tente, le monsieur me fit signe d’entrer, je me suis levée avec mille difficultés, j’ai boité encore plus bas que le premier jour, je devais faire peine à voir, il me regarda,

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désolé. La porte du cabinet à peine refermée, j’ai es-quissé un petit pas de danse en rigolant : — Tout va bien ! — Ah ! Ben celle-là on ne me l’avait jamais faite !

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La joie de vivre

Pour faire court, disons que la recherche constante du gag est devenue une deuxième nature : pour passer le temps, pour rire, pour dérider les grincheux, pour éton-ner, pour dire des vérités déguisées. Le rire et la convi-vialité nourrissent plus que les cervelas, c’est connu.

Et j’ai de mon côté le philosophe grec Démocrite (460-370 av. J.-C.) qui a ri comme un bossu toute sa longue vie, à tel point qu’il fut décidé de le faire examiner par le célèbre médecin Hippocrate qui décréta qu’il était un sage parmi les sages et le plus sensé du pays.

Au village, nous avons trouvé du répondant, tout le monde a envie de rire et d’envoyer des vannes, c’est le mode de transmission de l’amitié, nous y nageons avec délectation, nous sommes des drogués de la galéjade.

Il faut dire que les occasions ne manquent pas ; la plus drôle : « La soupe à la courge ». À l’ouverture de la dé-chetterie, de magnifiques courges poussèrent sur le compost. L’idée germa dans une tête bienpensante des autorités d’en régaler les indigènes du samedi matin, chargés de sacs et de cartons, qui vident leurs coffres sous l’œil inquisiteur, et néanmoins amical, du respon-sable, toujours aux aguets pour repérer l’erreur fatale. Catastrophe ! Les cucurbitacées furent toutes subtili-sées par une nuit de pleine lune. Pas désarçonnée pour autant, la Municipalité, syndic en tête, nous concocta une soupe à la courge de derrière les containers qui fut tellement bonne et l’ambiance tellement sympa que la

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coutume fut mise au calendrier de novembre pour le plus grand bonheur des habitué-e-s.

Lorsque le biotope fut plein d’eau, le rêve de mon chéri fut d’y voir nager des canards ; qu’à cela ne tienne, chez Jumbo il y a des canards en plastique. J’en ai acheté un et je l’ai caché dans le coffre de ma voiture jusqu’au pre-mier avril. Chic, Bernard étant absent un moment, j’en ai profité pour poser le palmipède sur l’eau, il flottait bien ; à mon tour, je partis faire des courses. Au retour, un Bernard exalté m’attendait, l’appareil photo avec zoom de cinquante centimètres sur le ventre : — Viens vite il y a un canard sur le biotope. Sadique, je pris mon temps pour ranger les courses dans l’armoire, le congélateur et le frigo. Bernard trépignait d’impatience. Nous y sommes descendus, il irradiait de bonheur, j’avais pris du pain sec pour le jeter au canard. À vingt mètre, arrêt photo ; à dix mètres, arrêt photo ; à deux mètres, arrêt photo, le canard tournait gentiment poussé par un vent complice ; je lui ai lancé le pain, il le dédaigna. — Tu ne sais pas lancer le pain. Me reprocha Bernard. — Ah bon. Il en fit de plus petits morceaux, il les lança, niet, je pouffais intérieurement à me décrocher la rate, Bernard avait l’œil qui brillait à l’instar de l’enfant sous le sapin de Noël lorsqu’il déballe ses cadeaux, touchant, il me faisait presque pitié… je lui dis : — Chéri, as-tu contrôlé la date de ce jour ? Nous sommes le premier avril.

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Il éclata de rire et me serra dans ses bras en me pardon-nant. Tous les copains la connaissent et en gloussent encore. Peu de temps après, j’ai posé un lézard des murailles en plastique noir, très bien imité, sur un gros caillou devant les fenêtres du salon. — Il y a un lézard ! Me lança-t-il tout guilleret. Nous les attendions depuis plusieurs années. Il s’empara de son appareil photo et ouvrit la porte tout doucement, photo ; se rapprocha, photo ; encore plus près, photo ; à genoux devant le saurien, à un mètre, photo. J’étais morte de rire derrière les vitres et j’ai immortalisé cette vision charmante : un homme à genoux devant un podarcis muralis en plastique.

La nuit… comme pour beaucoup de couples, tout ne va pas tout seul… surtout avec les années… comment dire, c’est gênant, enfin… Il fallut envisager de faire re-cours à un conseiller, un spécialiste du sujet… Rendez-vous fut pris. Un sympathique monsieur, bien de sa per-sonne, me fit allonger sur un lit… il indiqua à Bernard – même pas rougissant – ce qu’il fallait regarder d’im-portant, il me touchait, ça va j’étais habillée… Cela a duré un bon moment, il connaissait bien son sujet et nous commencions à comprendre l’importance de l’agrément. Puis nous avons signé le contrat. Par hasard c’était le jour de mon anniversaire, la totale. Nous avons pris un nouveau départ dans notre vie nocturne sur notre… nouveau matelas Tempur ! Qui s’adapte à la forme de notre corps, le sommeil s’en trouvant ainsi amélioré. Levez la main droite et dites « Je le jure », si vous n’avez pas pensé à autre chose d’abord, hein ?

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Une petite dernière pour la route : j’ai informé Jany que les oreillers en poils de cheval, c’était très bon contre l’arthrose de la nuque. Pendant quatre semaines, elle ré-colta soigneusement la bourre de printemps de son che-val, prenant bien soin qu’elle soit propre. Toute heu-reuse, elle m’en livra un gros sac, j’en fis un joli poisson en tissu blanc, je lui collai un sourire avec un feutre, et le lui offris le premier avril. La tête de la dame !

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Où la réalité dépasse la fiction

Merci la vie, merci pour tes faveurs, que puis-je espérer de plus ? Le regard posé sur un jardin de rêve, en train de faire à manger pour les copains, avec mon chéri qui cuisine à mes côtés et qui, tout-à-coup, m’embarque pour une valse qui passe sur un CD ou un fox-trot ty-rolien endiablé. Je t’aime mon amour, voilà dix-neuf ans que tout baigne pour nous, nous n’étions pas faits pour nous rencontrer, toi le sage traditionnel et moi la folle passionnée, le temps a fait son chemin en nous, tu es devenu un peu plus fou… tu oses partager, je ne risque rien à me confier, tu ne me brûles pas. Nos deux âmes aiment vivre ensemble, toutes nos attentes sont com-blées. Je ne me verrais pas avec un mec de chez mec, cinglé, emporté, turbulent, improvisant à tort et à tra-vers. Oui, pour l’amusement, quelques jours, mais pour vivre, tous les jours que Dieu fait, non merci, pas com-mode. Ce serait fatiguant, usant, dangereux. Il pourrait repartir comme il serait venu, dans une aventure moins sage qu’avec moi. Nous, nous avons la tendresse pour nous, les regards doux, la chaleur d’un contact fréquent, nous ne pouvons presque pas nous croiser deux fois dans les escaliers sans nous arrêter pour un baiser et, dans le jardin ou ailleurs, de temps en temps nous nous serrons très fort, nous avons le sens de l’étreinte.

Nous vivons sans regrets, sans jalousie, sans mesquine-rie, sans reproches, mises à part de menues explosions. L’humour à toutes les heures, il marche à tous mes gags quotidiens – il court plutôt –, il est ma meilleure proie :

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lors d’une promenade au bord du lac de Brienz, nous avisâmes un terrain de foot en gazon synthétique, sans rire je lui dis : — C’est pratique, au moins il n’y a pas besoin de le tondre trop souvent. Il n’a pas dit non… Le lendemain, j’ai trébuché dans mes nouveaux bâtons de marche et je lui ai dit qu’une inscription dessus si-gnalait qu’il y avait un gauche et un droit… — C’est parce que je les ai inversés, regarde ! Il l’a cru. Aujourd’hui, j’ai pu lui faire avaler que le nouveau chasse-neige de la commune ne faisait pas de bruit parce que la lame était en caoutchouc…

Le tromper ? Je ne peux y penser. Quand j’aime je suis fidèle comme le velcro. Le tout panaché de solidarité et d’interchangeabilité dans nos actions : je fais tout ce qu’il fait (sauf la mécanique), il fait tout mon business, à l’écurie aussi. La cuisine nous réunit : le premier arrivé le soir – à midi, c’est pique-nique individuel tiré du frigo – fait son menu, se dépêche de plonger dans sa créativité ou les patates rôties lors des pannes d’imagination… Certains jours, c’est le Bronx total : Bernard prépare les conserves de tomates pour les spags, moi, je mets en sachets les pruneaux et sèche les pommes – cette année, c’est du délire – et, en parallèle, nous préparons un re-pas pour les copains avec entrée et tout le tralala. Le tout mélangé à la musique et aux téléphones. S’il y a un rayon de soleil généreux sur nos mains c’est le paradis. Par hasard, nous nous sommes trouvés « fusionnels » et heureux de l’être, nous aimons tout faire ensemble ou

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proches l’un de l’autre : la fanfare, le chant, le jardinage, la cuisine, le cheval, le bateau, les expos – nous sommes scotchés par les mêmes choses au même moment –, les concerts, le théâtre, nos réactions semblables face aux gens. C’est ennuyeux ? Pas du tout, ce confort total et cette connivence nous nourrissent. Mon chéri, je te vois passer sur le tracteur orange – que j’ai réussi à marchander à un Valaisan, j’étais très fière ; puis j’ai revendu mon vieux Hürlimann, 1'000 francs à un collectionneur –, en haut du talus, tu pars faucher les refus, tu es beau, je suis fière de toi. Tu me fais signe, tu souris. Dans la vie, les choses simples nous parlent, nous ai-mons jouer avec Winnie, la petite jack, l’arrière-petite-fille de Teeny, c’est tout un programme de rires et de bonheur que nous partageons, nous vivons chez elle, nous dormons dans son grand panier ; les matins d’hi-ver, nous nous retrouvons les trois sous le duvet, les trois têtes bien alignées sur les oreillers. Quand elle est en travers du duvet, c’est plus dur : — Winnie, est-ce que ça te dérangerait beaucoup de te pousser quelque peu ? Encore quatre centimètres et je vais choir sur la descente de lit. Certains seront choqués, je les entends déjà, nous nous en fichons royalement, nous sommes honorés de cette charmante promiscuité, douce et chaude. Ils ne savent pas ce qu’ils manquent.

Le trente octobre est une date sacrée – c’est celle du canapé Louis XV –, néanmoins, nous fêtâmes en pre-mier le quinze mai, puis nous avons fixé définitivement le trente octobre. À notre premier quinze mai, au fond du bateau, après un bon repas et une bouteille de bon

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vin, nous avons échangé bague et collier. Je lui ai mis le collier – pas la corde – au cou, lui me passa la bague au doigt. Ces bijoux, confectionnés à notre intention par un artisan de la région, sont le symbole de notre indes-tructible union pour le meilleur et pour le pire. Lui pour le meilleur, me dit-il toujours… Nous n’avons pas fait le pacte du sang, nous ne sommes pas fous. Le trente octobre, nous avons deux techniques : se faire une bonne petite bouffe à la maison et là, nous faisons fort, nous passons tout l’après-midi en cuisine avec mu-sique et bisous, nous dressons une belle table pour le soir, nous nous habillons en grande tenue, cos-tard/nœud pap’ et robe/talons, le téléphone est sous si-lencieux, nous prenons l’apéro, du champagne et du saumon sauvage. Au troisième verre – il me saoule pour que je signe le bail et le prolonge encore d’un an –, n’y voyant plus très clair mais étant fort joyeuse, je titube jusqu’au meuble de la musique pour passer notre CD fétiche « Si tu n’existais pas » de Jo Dassin. La tête sur son épaule – il me serre très fort –, je lâche ma petite larme – Champagne, émotion, c’est garanti –, nous l’écoutons jusqu’à la fin, nous y croyons et nous signons sur une page de l’album dans lequel il n’y a que nous et que nous feuilletons chaque année page par page avec application, en nous remémorant tous nos bons et beaux moments. Un des premiers trente octobre fut mémorable, à mi-nuit, après le Champagne, le bon vin rouge de ma ré-serve spéciale qu’il achète tout exprès pour moi et les pousse-café, évidemment, j’ai proposé une chose ex-traordinaire : aller faire un tour à vélo ! Un ravissant clair de lune nous y invitait. Sur la route d’Ursins, dé-serte à cette heure, j’ai pris toute la voie pour moi, en

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riant comme une folle et finissant dans le fossé. Enfin, il faut comprendre que j’ai le sens du « marquage » des évènements importants de la vie.

Depuis, nous allons au restaurant, c’est plus raison-nable, mais nous prenons l’apéro avant de partir avec musique et signatures.

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Le dernier chantier

En Joux c’est le paradis, mais aussi l’enfer du boulot et, avec les années qui s’accumulent indécemment, il devint urgent de penser à l’avenir. Rester ici sans les chevaux et tondre nos deux hectares de prairie avec une ma-chine ? Ridicule. Racheter de jeunes chevaux lorsque nos anciens seront au bout ? Pour aller s’écraser sur la route en croisant les fous qui roulent comme des ma-lades à moins le quart, non merci. Faire paître des mou-tons ou des bœufs pour qu’ils partent aux abattoirs sous mon nez, pas question. Dès lors il fallut penser à une autre solution, plus simple. L’idée me trotta dans la tête de construire une villa, avec moins de terrain à entretenir, juste pour le potager et les fleurs. La recherche commença, j’ai épluché les annonces, nous avons visité, rien de bien génial. Pour quitter Joux il fallait au moins la vue sur le lac de Neuchâtel. Par ha-sard, un beau jour, le copain Michel m’annonça qu’il vendait un bout de terrain à Villars-Burquin à côté de chez lui, avec une belle vue sur le lac et le calme d’un chemin sans issue qui monte dans la forêt, on ne pou-vait rêver mieux. Quelques tergiversations et hésitations plus tard, j’ai signé. Nous finirons peut-être nos jours dans ce beau pré.

Les travaux nous reportèrent quelques années en ar-rière : baignée d’heureux souvenirs de la construction de Joux, je repris certains Maîtres d’état du premier

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chantier. D’autres, tout aussi bons, les rejoignirent. Le seul hic, un hiver pourri, de la pluie et encore de la pluie, six mois d’attente avant de pouvoir poser les murs et le toit. La maison fut construite aux normes Minergie-P, mais je ne voulus pas la faire labelliser, les exigences étant énervantes et l’aération double-flux qui bouffe des kilowattheures, bien inutile en région calme où l’on peut ouvrir les fenêtres pour aérer.

La structure est en ossature bois dont tous les murs sont montés en atelier. En trois jours, avec une grue qui sou-lève et pose les éléments, la maison fut sous toit, c’était un magnifique travail. Là, les acrobates de charpentiers que j’ai rapidement surnommés « les minous » – qui n’ont pas de gras sur les côtes, l’œil clair, le sourire large et le pied agile – m’épatèrent en grand. Trois coups de masse pour ajuster les murs les uns aux autres, le fil à plomb ou un autre appareil plus sophistiqué pour con-trôler et le tour fut joué.

Ambiance de chantier : un poste de radio différent à chaque étage, les charpentiers écoutaient un pro-gramme plus romantique que les carreleurs ou les peintres ; c’est la course tout le jour ; le machiniste pour les aménagements extérieurs mangeait avec son aide dans le corridor du bas, assis sur des bidons, ils ne vou-laient pas salir en montant dans les étages et pourtant, ils mériteraient un fauteuil avec appuie-tête après leurs acrobaties à couper le souffle dans les talus au volant de la pelle mécanique ; la météo fut exécrable tout l’hiver et j’admirais leurs prouesses pour tenir les délais, s’adap-ter et improviser avec intelligence. Lors du « bouquet », vers le début de la fin des travaux, je les ai remerciés en ces termes :

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— J’aime les Maîtres d’état qui disent « T’inquiète pas, on vient demain ! » Ce sont les meilleurs, ceux qui rassurent le Maître d’ou-vrage qui paniquait parce qu’un charmant couple avec un fils de cinq ans attendait avec impatience, en location de dépannage pas bien loin, que les murs sèchent, que les portes ferment et que l’électricité soit terminée. D’autres maîtres d’État, débordés et subissant une pres-sion importante, disaient qu’ils viendraient au début de la semaine d’après et, si vous aviez de la chance, ce serait la fin de la semaine ou même le début de la suivante. Le travail sur un chantier mérite toute notre admiration et notre reconnaissance : c’est bruyant, poussiéreux et les efforts sont constants et pénibles, la retraite avant soixante ans, oui, sans hésiter. Ils la méritent.

C’est une maison toute claire, toute en vitrages sur les trois côtés où le soleil pénètre. Jean-Pierre d’Arcine nous a donné de magnifiques planches en noyer, ainsi le plan de travail de la cuisine sera merveilleux, ce sera une consolation, après Joux, pour cuisiner dans de belles conditions. Quelques mois plus tard, le gazon fut semé ; les fleurs mises de côté en Joux depuis deux ans ont retrouvé un sol accueillant ; les arbres fruitiers se sont bien enraci-nés ; les talus verdissent, la villa est belle, elle est im-mense et sa terrasse donne sur les Alpes et le lac. Mais notre cœur reste en Joux, notre vie, notre amour et notre présent sont tissés de cette campagne face au Jo-rat, et ce jusqu’à la mort du dernier cheval. Le destin nous dira où aller, quand, et nous espérons, ensemble, car nous n’imaginons ni l’un ni l’autre un avenir de so-litude. Nous ne pouvons que faire confiance à la vie.

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Les deux « taureaux » demeurent attachés à leur crèche – sans tirer sur le licol pour aller se bronzer aux Caraïbes ou faire un safari au Kenya – pendant que les buses, dans le ciel estival, lancent leur cri lancinant en émanci-pant leurs petits pour les inciter à planer et scruter le sol avant de plonger sur la souris étourdie sortie en plein jour un après-midi de coupe des foins. Arrêt sur image : tu sors de ton potager et moi de mes fleurs, sourires, clins d’œil complices et petit bec en pas-sant ou étreinte chargée d’affection. Une douce journée à vaquer en paix, les deux « indépendants », qui ont couru toute leur vie comme des dératés après le boulot, se posent enfin et apprécient ces moments de bonheur. Cependant la souffrance du monde reste gravée en fili-grane derrière ce paysage idyllique. Je me pose la question « M’a-t-il été envoyé par mon ange gardien pour adoucir mes jours ? » — Quelle chance, dis-je une fois, de t’avoir croisé, merci la vie. — Et moi, crois-tu que je n’en aie pas aussi ? — Tu trouves ? Tu vis avec une enquiquineuse, tu dois fermer les bouchons de shampoing, repousser ta chaise, ôter les miettes sur la table, laver ta tasse, éliminer les cheveux qui trainent dans le lavabo, finir tes chantiers, poser les fourches droites à l’écurie, etc. etc… Il n’a pas l’air de trop souffrir, l’œil vif, mince, gai, « le beau Bernard » ou « Chouchou » comme disent les co-pines. Nous nous sommes dit que si nous devenions trop âgés pour continuer à vivre décemment, si l’EMS menaçait, nous allions nous prendre par la main et entrer dans l’eau glacée du lac en hiver pour disparaître ensemble, la séparation étant inenvisageable. Néanmoins, la

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sagesse serait peut-être d’affronter jusqu’au dernier souffle la destinée qui nous est impartie, et je suis fri-leuse…

Merci la vie, chienne de belle vie. Chienne parce que j’en ai bavé pour t’apprivoiser et belle parce que j’ai ré-ussi à te traverser avec des étoiles plein les yeux.

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Table des matières

Avant-propos 9 Naissance et petite enfance, du « gâteau » 11 Les grands-parents : les grand-mères 20 Les grands-pères 24 Mes grand-mères de cœur 25 Retour sur image de l’enfance 40 Mes premiers chevaux 45 Vie de famille 52 Les vacances 56 Études et mariage 58 JFK 69 Vie à la campagne 79 La Gambade, puis la Maîtrise fédérale 89 La musique 95 Retour en famille : papa 105 Élisabeth, maman 112 La fratrie : Laurent, le frère aîné 127 La sœur : Loïse 131 La vie spirituelle 135 Les amours 143 L’agriculture 162 Chevaux II 166 Le centre équestre d’Yverdon-les-Bains 171 Le livre sur l’équitation 177 Histoires d’écuries 179 Les apprenti-e-s 182 Végétarienne par réflexion, pas par goût 192

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Les cours professionnels 196 Les amies, les copines, les copains 201 Succession et héritage 212 En Joux 214 L’ADER 218 Mon dernier amour 222 Le chantier de Joux 230 Vie de fous 239 Le carré de dressage 248 Les aventures rigolotes 261 La joie de vivre 274 Où la réalité dépasse la fiction 278 Le dernier chantier 283

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en juillet 2019