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Une coagulation intravasculaire disséminée associée à une pancytopénie Selim Jennane, El Mehdi Mahtat, Kamal Doghmi, Mohammed Mikdame Hôpital militaire d’instruction Mohammed V, service d’hématologie clinique, Rabat, Maroc Correspondance : Selim Jennane, Hôpital militaire d’instruction Mohammed V, service d’hématologie clinique, Hay Riad, BP 10100, Rabat, Maroc. [email protected], [email protected] Disponible sur internet le : 17 mai 2013 Disseminated intravascular coagulation associated with pancytopenia Observation Une patiente de 32 ans a été admise aux urgences pour un flou visuel unilatéral d’installation brutal. Elle n’avait aucun antécé- dent médical ni chirurgical ni de notion de prise médicamen- teuse ni d’exposition à un toxique. Elle était célibataire, sans enfant et originaire du Maroc. Elle avait depuis quelques heures un flou visuel gauche d’installation brutal et isolé. À l’examen, la patiente était en très bon état général, apyrétique, son poids était stable depuis plus d’un an, elle avait une pression artérielle à 108/80 mmHg, une fréquence cardiaque à 85 bat- tements par minute. Elle avait une bulle hémorragique indolore au niveau de la langue. L’examen cutané montrait la présence d’un purpura pétéchial, diffus, non infiltré, prédominant au niveau des membres inférieurs. L’examen cardiovasculaire, pleuropulmonaire et neurologique étaient strictement nor- maux. Elle n’avait pas d’hépatomégalie ni de splénomégalie. La nuque était souple. Les aires ganglionnaires étaient libres et il n’y avait pas de syndrome tumoral palpable. L’examen au fond d’oeil montrait la présence de multiples hémorragies rétiniennes touchant les deux yeux mais plus accentuées à gauche. Le bilan sanguin montrait une anémie à 100 g/L, normo- chrome, normocytaire, régénérative, des globules blancs à 2 10 9 /L, des polynucléaires neutrophiles à 0,4 10 9 /L, des lymphocytes à 1,6 10 9 /L et des plaquettes à 15 10 9 /L. Le frottis sanguin était normal, il n’y avait pas d’agrégat plaquettaire ni de cellule anormale. Le bilan de coagulation retrouvait un taux de prothrombine à 15 %, un temps de céphaline activée à trois fois le témoin et un taux de fibrinogène à 0,75 g/L. La CRP était à 25 mg/L. L’ionogramme, la fonction rénale, le bilan hépatique sont normaux et il n’y avait pas de signes biologiques d’hémolyse. Le myélogramme était non contributif car d’aspiration difficile et coagulait rapi- dement dans la seringue. Le soir même de son hospitalisation, elle avait une fièvre à 39 8C sans foyer infectieux évident. Le syndrome hémorragique s’aggravait rapidement malgré un support transfusionnel agressif en unités plaquettaire et en plasmas frais congelés. Une tomodensitométrie thoracoabdominopelvienne à la recherche d’une infection profonde était normale. La ponction lombaire n’a pas été réalisée vu le risque hémorragique. Quel est votre diagnostic ? Presse Med. 2013; 42: 15471549 ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. en ligne sur / on line on www.em-consulte.com/revue/lpm www.sciencedirect.com 1547 En pratique tome 42 > n811 > novembre 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.01.071

Une coagulation intravasculaire disséminée associée à une pancytopénie

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Presse Med. 2013; 42: 1547–1549� 2013 Elsevier Masson SAS.Tous droits réservés.

en ligne sur / on line onwww.em-consulte.com/revue/lpmwww.sciencedirect.com

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Disponible sur internet le :17 mai 2013

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tome 42 > n811 > novembre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.01.071

Une coagulation intravasculaire disséminéeassociée à une pancytopénie

Selim Jennane, El Mehdi Mahtat, Kamal Doghmi, Mohammed Mikdame

Hôpital militaire d’instruction Mohammed V, service d’hématologie clinique, Rabat,Maroc

Correspondance :Selim Jennane, Hôpital militaire d’instruction Mohammed V, service d’hématologieclinique, Hay Riad, BP 10100, Rabat, [email protected], [email protected]

Disseminated intravascular coagulation associated with

pancytopenia

Observation

Une patiente de 32 ans a été admise aux urgences pour un flouvisuel unilatéral d’installation brutal. Elle n’avait aucun antécé-dent médical ni chirurgical ni de notion de prise médicamen-teuse ni d’exposition à un toxique. Elle était célibataire, sansenfant et originaire du Maroc. Elle avait depuis quelques heuresun flou visuel gauche d’installation brutal et isolé. À l’examen,la patiente était en très bon état général, apyrétique, son poidsétait stable depuis plus d’un an, elle avait une pressionartérielle à 108/80 mmHg, une fréquence cardiaque à 85 bat-tements par minute. Elle avait une bulle hémorragique indoloreau niveau de la langue. L’examen cutané montrait la présenced’un purpura pétéchial, diffus, non infiltré, prédominant auniveau des membres inférieurs. L’examen cardiovasculaire,pleuropulmonaire et neurologique étaient strictement nor-maux. Elle n’avait pas d’hépatomégalie ni de splénomégalie.La nuque était souple. Les aires ganglionnaires étaient libres etil n’y avait pas de syndrome tumoral palpable. L’examen aufond d’oeil montrait la présence de multiples hémorragiesrétiniennes touchant les deux yeux mais plus accentuées àgauche.

Le bilan sanguin montrait une anémie à 100 g/L, normo-chrome, normocytaire, régénérative, des globules blancs à2 � 109/L, des polynucléaires neutrophiles à 0,4 � 109/L,des lymphocytes à 1,6 � 109/L et des plaquettes à15 � 109/L. Le frottis sanguin était normal, il n’y avait pasd’agrégat plaquettaire ni de cellule anormale. Le bilan decoagulation retrouvait un taux de prothrombine à 15 %, untemps de céphaline activée à trois fois le témoin et un taux defibrinogène à 0,75 g/L. La CRP était à 25 mg/L. L’ionogramme,la fonction rénale, le bilan hépatique sont normaux et il n’yavait pas de signes biologiques d’hémolyse. Le myélogrammeétait non contributif car d’aspiration difficile et coagulait rapi-dement dans la seringue.Le soir même de son hospitalisation, elle avait une fièvre à39 8C sans foyer infectieux évident. Le syndrome hémorragiques’aggravait rapidement malgré un support transfusionnelagressif en unités plaquettaire et en plasmas frais congelés.Une tomodensitométrie thoracoabdominopelvienne à larecherche d’une infection profonde était normale. La ponctionlombaire n’a pas été réalisée vu le risque hémorragique.

Quel est votre diagnostic ?

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S Jennane, EM Mahtat, K Doghmi, M Mikdame

Leucémie aiguë promyélocytaire

Les causes des coagulations intravasculaires disséminées(CIVD) sont nombreuses (encadre 1) mais le premier diagnosticà évoquer devant une CIVD associée à une pancytopénie sanssigne de sepsis est la leucémie aiguë promyélocytaire (LAP) ouLAM3.

Commentaires

La LAP a été décrite pour la première fois par Hillestad en1957 par la survenue brutale d’un syndrome hémorragiquemortel et la présence de promyélocyte dans le sang. Elle est

Encadre 1

Causes des coagulations intravasculaires disséminées

Causes obstétricales :

� rétention foetus mort ;

� hématome rétroplacentaire ;

� embolie amniotique ;

� éclampsie ;

� môle hydatiforme.

Cancers et hémopathies :� cancers solides, surtout métastasés : prostate, pancréas,

poumon, estomac, côlon, utérus ;

� leucémies aiguës surtout myéloïde (LAM3+++, LAM4, LAM5) et

lors d’induction du traitement (lyse tumorale).

Infections :� septicémies (bacilles Gram– et coques Gram+) ;

� Purpura fulminans ;

� accès pernicieux palustre (Plasmodium falciparum) ;

� rickettsioses ;

� fièvres hémorragiques virales.

Traumatismes :� polytraumatismes ;

� fractures des os longs ;

� embolie graisseuse ;

� Crush syndrome ;

� rhabdomyolyse ;

� brûlures ;

� chirurgie abdominopelvienne surtout carcinologique.

Autres :� pancréatite aiguë ;

� insuffisance hépatique aiguë ;

� coup de chaleur ;

� hémolyse aiguë intravasculaire (accident transfusionnel) ;

� thrombopénie à l’héparine ;

� hémangiome géant ;

� morsure de serpent ;

� circulation extracorporelle ;

� microangiopathie thrombotique.

classée LAM3 par la classification franco-américano-britanique(FAB) [1].La LAM3 est une urgence diagnostique et thérapeutique. Toutretard à l’instauration d’un traitement par l’acide tout trans-rétinoique (ATRA) ou trétinoïne (Vesanoïd) peut être rapide-ment mortel [2]. Il s’agissait autrefois d’une leucémie depronostic redoutable, mortelle en quelques jours voire enquelques heures. Les premières rémissions complètes et devraies guérisons ont été obtenues en France avant l’utilisationde l’ATRA grâce à la daunorubicine [3]. L’avènement de l’ATRA apermis de classer la LAM3 parmi les leucémies de bon pronostic.Le récepteur de l’ATRA siège au niveau du noyau de la cellulepromyélocytaire. Il se compose de deux molécules distinctes :les récepteurs de l’acide rétinoïque (RAR alpha) et les récep-teurs rétinoïques X (RXR). Tous deux disposent de deux domai-nes, un domaine de liaison à l’ADN et un domaine de liaison auligand, l’ATRA. En l’absence du ligand, cet hétérodimèreentraîne une déacétylation des histones par l’intermédiaired’un co-répresseur, aboutissant à une répression de la trans-cription et un blocage de la différentiation cellulaire du pro-myélocyte. L’addition du ligand convertit l’hétérodimère RAR/RXR d’un répresseur transcriptionnel à un activateur transcrip-tionnel permettant ainsi la maturation du promyélocyte [1].Dans sa forme typique (95 % des cas), la LAM3 est secondaire àune translocation réciproque t(15,17) aboutissant à la juxta-position du gène PML du chromosome 15 avec le gène RAR

alpha du chromosome 17 et la formation du transcrit de fusionPML–RAR alpha [4]. Dans de rare cas, d’autres translocationssont responsables de la LAM3, mais engageant constamment legène RAR alpha du chromosome 17. Dans la LAM3, PML–RARalpha interfère avec la formation du RXR RAR normale de façondominante négative. Les doses physiologiques d’ATRA ne suf-fisent plus pour détacher le co-répresseur, il n’y aura donc nitranscription ni différentiation ni apoptose. Par contre, à desdoses thérapeutiques d’ATRA, le complexe devient activateurde l’acétylation des histones entraînant la dégradation ducomplexe PML–RAR et la maturation des promyélocytes [1].Cliniquement, plus de 90 % des cas sont âgés de 15 à 60 ans.Dans sa forme typique, la LAM3 survient chez un patient jeune,sans antécédents, qui se présente aux urgences pour unsyndrome hémorragique sévère, d’installation brutale (enquelques heures) associant trouble de l’hémostase primaire(purpura, épistaxis. . .) et de la coagulation (hématome pro-fond), sans étiologie évidente, la fièvre n’est pas fréquente(15–30 %) et le syndrome tumoral est rarissime. LaLAM3 typique se caractérise à l’hémogramme par une neu-tropénie due au défaut de maturation des promyélocytes etune thrombopénie de consommation, souvent sévère secon-daire à la coagulation intravasculaire disséminée (CIVD). Celle-ci est la principale cause de mortalité. Elle est provoquée pardes facteurs procoagulants sécrétés par les promyélocytes.Devant ce tableau clinique et biologique, la LAM3 est le premier

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diagnostic à évoquer. Un frottis sanguin réalisé par un biologisteaverti permet dans certain cas de faire le diagnostic par lasimple découverte d’un promyélocyte typique circulant [5]. Laforme variante LAM3v (5 % des cas), de mauvais pronostic, secaractérise par une hyperleucocytose (taux des globules blancssupérieurs à 10 000/mm3).À cause de la CIVD, le myélogramme est souvent d’aspirationdifficile et coagule rapidement dans la seringue. L’échec ducaryotype et des prélèvements du sang médullaire est fréquentet ne doit pas retarder le traitement. Quand il est réussi, lemyélogramme montre un envahissement par des cellules degrandes tailles, au noyau volumineux et irrégulier parfoisréniforme ou bilobé, au cytoplasme hypergranulaire, contenantparfois des corps d’Auer en fagots. Dans la forme variante, lespromyélocytes ont un noyau fréquemment réniforme voirepolylobé ou en bissac et le cytoplasme contient des grainsde petites tailles [5]. L’immunophénotypage n’a pas d’intérêtdiagnostique. Le caryotype médullaire permet de détecter lat(15,17) mais aussi la présence d’autre anomalie génétiqueayant un rôle pronostique. La recherche du transcrit de fusionPML–RAR alpha par biologie moléculaire représente le gold

standard du diagnostic positif de la LAM3, il peut être réalisé sursang périphérique ou sur sang médullaire et permet en quel-ques heures de confirmer le diagnostic. Cet examen restelongtemps positif malgré la normalisation du myélogrammesous traitement [6].En cas de fièvre, la LAM3 ne doit pas être confondue avec lepurpura fulminans. Celui-ci est caractérisé par un purpuravasculaire, infiltré, extensif, un syndrome méningé et unesymptomatologie neurologique, associé à un tableau de sepsissévère. L’hémogramme retrouve une hyperleucocytose à poly-nucléaire neutrophile d’aspect normal. D’autres leucémiespeuvent avoir la même présentation clinique que laLAM3 mais celle-ci est la plus urgente des leucémies aiguës

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G, Galton DA, Gralniclar promyelocytic leuween morphologytranslocations inclt(11;17). Leukemia 2

[6] Burnett AK, GrimwWheatley K, Golds

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et il n’est pas illicite de débuter la trétinoïne avant la confir-mation du diagnostic par biologie moléculaire.Le traitement curatif de la CIVD est l’ATRA dont le délaid’administration influence la survie du patient. Les besoinstransfusionnels sont généralement importants les premiersjours imposant une surveillance biquotidienne du taux deplaquettes et du bilan de coagulation. Le support transfusionnela comme objectif de maintenir un taux de plaquette supérieur à30 � 109/L et un taux de fibrinogène supérieur à 1,5 g/L.L’intérêt de l’héparinothérapie (sodique ou à bas poids molé-culaire) à dose isocoagulante dans le traitement de la CIVD restecontroversé. La suite du traitement comportera une chimio-thérapie à base d’anthracycline et d’aracytine. Le principal effetindésirable de l’ATRA est le syndrome de maturation (ou ATRAsyndrome), dont le taux de mortalité varie entre 8 et 15 %.L’ATRA syndrome est provoqué par la sécrétion des IL1b, IL6,INFa et IL8 lors de la maturation des promyélocytes. Il est plusfréquent dans la forme hyperleucocytaire. Ces manifestationscliniques sont très variables : fièvre (81 %), dyspnée et détresserespiratoire aiguë (84 %), infiltrats pulmonaires (52 %), épan-chement pleural et péricardique (36 %), hypotension (18 %),oedème, prise de poids, insuffisance rénale (11 %), atteintehépatique et multi-organique [7].Devant toute suspicion d’un syndrome de maturation, untraitement par dexamethasone doit être instauré. Dans laLAM3 hyperleucocytaire, pour éviter le syndrome de matura-tion, il est recommandé de débuter la chimiothérapie de façonconcomitante à l’ATRA et d’y associer de la dexamethasonepréventive [7]. La LAM3 est l’urgence hématologique parexcellence, chaque service d’urgence devrait disposer del’ATRA, un médicament peu coûteux (2 s par comprimé de10 mg) qui peut sauver des vies.

mia-its dof m:423-

D, Dk HR

kem anudin000;1adetone

Déclaration d’intérêts : les auteurs déclarent ne pas avoir de conflitsd’intérêts en relation avec cet article.

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specific PML-RARifferentiation andyeloid precursor31.aniel MT, Flandrinet al. Hypergranu-ia: correlation bet-d chromosomalg t(15;17) and4(7):1197-200.

D, Solomon E, AH. Presenting

white blood cell count and kinetics ofmolecular remission predict prognosis inacute promyelocytic leukemia treatedwith all-trans retinoic acid: result of theRandomized MRC Trial. Blood 1999;93(12):4131-43.

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