2
Une étrange correspondance Imaginons qu’au siècle prochain les pages qui suivent soient retrouvées par hasard chez un bouquiniste, sans la couverture de ce livre et sans nom d’auteur : on cherche- rait à identifier ces quatre jeunes hommes qui, de 1934 à 1941, depuis Paris et depuis Quito sous les volcans aux neiges éternelles de l’Équateur, auraient pu échanger leurs espoirs, leur désespoirs de poètes et d’amants mal- heureux. On chercherait des indices dans la description des égouts de la capitale et dans la Vierge qui du haut du Panecillo tourne le dos aux pauvres et contemple les beaux-quartiers, dans le passage équatorien de l’expédi- tion d’Alexander von Humboldt et d’Aimé Bonpland qui gravirent en 1802 le volcan Chimborazo et devinrent les hommes les plus hauts du monde, dans les dessous de la guerre de 1941 entre le Pérou et l’Équateur. Tout dépendrait de la présence ou non, dans cet exem- plaire, des deux citations liminaires que nous offre l’au- teur comme une piste, deux fragments de poèmes, l’un de Gangotena et l’autre de Michaux. On sait que dans les années vingt du vingtième siècle, le premier invita le second à séjourner en Équateur. Après avoir été conseil- ler culturel de son ambassade à Paris, Alfredo Gangotena deviendra le porte-parole du Comité de la France libre à Quito, écrira l’ensemble de son œuvre poétique en langue française, laquelle ne sera traduite en espagnol que dans 11

Une étrange correspondance par Patrick DEVILLE

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Prologue à l'édition bilingue de Terre trois fois maudite.

Citation preview

Page 1: Une étrange correspondance par Patrick DEVILLE

Une étrange correspondance

Imaginons qu’au siècle prochain les pages qui suiventsoient retrouvées par hasard chez un bouquiniste, sans lacouverture de ce livre et sans nom d’auteur : on cherche-rait à identifier ces quatre jeunes hommes qui, de 1934 à1941, depuis Paris et depuis Quito sous les volcans auxneiges éternelles de l’Équateur, auraient pu échangerleurs espoirs, leur désespoirs de poètes et d’amants mal-heureux.

On chercherait des indices dans la description deségouts de la capitale et dans la Vierge qui du haut duPanecillo tourne le dos aux pauvres et contemple lesbeaux-quartiers, dans le passage équatorien de l’expédi-tion d’Alexander von Humboldt et d’Aimé Bonpland quigravirent en 1802 le volcan Chimborazo et devinrent leshommes les plus hauts du monde, dans les dessous de laguerre de 1941 entre le Pérou et l’Équateur.

Tout dépendrait de la présence ou non, dans cet exem-plaire, des deux citations liminaires que nous offre l’au-teur comme une piste, deux fragments de poèmes, l’un deGangotena et l’autre de Michaux. On sait que dans lesannées vingt du vingtième siècle, le premier invita lesecond à séjourner en Équateur. Après avoir été conseil-ler culturel de son ambassade à Paris, Alfredo Gangotenadeviendra le porte-parole du Comité de la France libre àQuito, écrira l’ensemble de son œuvre poétique en languefrançaise, laquelle ne sera traduite en espagnol que dans

11

Page 2: Une étrange correspondance par Patrick DEVILLE

les années cinquante, dix ans après sa mort au milieu dela Seconde Guerre mondiale. Henri Michaux avait publiéen 1929 Ecuador après son séjour en Équateur, puis avaitsuivi son séjour en Uruguay à l’invitation de Jules Super-vielle. Et ce Jules mentionné au hasard de ces lettres, onpourrait alors penser qu’il s’agit du poète de Montevideo,qui lui aussi a écrit toute son œuvre en français, commecelles de ses compatriotes uruguayens Laforgue et Lau-tréamont, et avait composé, comme une lettre amicale, cePoème pour Gangotena :

Je pense à toi sur ton plateau de haute géologieToi qui te fraies un chemin parmi les Indiens, les vol-

cansChevauchant au pied des Andes où les espacesSont bien plus spacieuxJe pense à toi qui te trouves seul au monde en ton

Équateur

Et le bibliophile penché sur ces pages, hésitant entreles diverses hypothèses, lettres retrouvées par hasard ouapocryphes et roman épistolaire, penserait alors que lequatrième pourrait bien être Juan David García Bacca, lephilosophe et mathématicien, traducteur et commentateurd’Aristote et de Thucydide, d’Euclide et de Plotin, néespagnol, qui avait fui le franquisme, avait été naturalisévénézuélien avant de venir finir sa vie à Quito. Oui, ilimaginerait sans doute ainsi cette petite bande des quatre,le bibliophile, mais tout cela bien sûr serait pure supputa-tion, dans l’inextricable de l’histoire littéraire et de lafiction, puisque jamais l’auteur ne lui fournirait la clef del’énigme.

Patrick Deville, septembre 2015

12