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1 Une friandise ou une farce. Par Romain C. Il aura fallu attendre mi-octobre pour que les températures puissent enfin baisser. Même si la dou- ceur qui régnait jusque là fut loin d’être désagréable, l’automne ne fut pas vraiment l’automne sous ce beau ciel bleu. Mais, depuis une quinzaine de jours, le thermomètre avait du mal à remonter au-dessus des dix degrés et une brume épaisse avait fini par s’installer. Selon les prévisions météorologiques, ce voile humide restera ici pendant encore quelques jours. Les arbres se dénudaient enfin de leurs feuilles orangées qui à présent tapissaient le sol et les rues de Lewiston dans le Maine. Des centaines de citrouilles ornaient les quatre coins de la ville, des guirlandes aux couleurs de l’automne passaient ici et là au-dessus des petites ruelles des quartiers résidentiels, certains jardins étaient peuplés de squelettes, morts-vivants, momies ou loup-garou. Parfois, nous croisions les pre- miers enfants les plus jeunes en train de courir, masque sur le visage et sacs remplis de chocolats dans les mains. Interdiction de fêter Halloween à la nuit tombée pour ceux-là, ils devront encore attendre quelques années pour faire comme les « grands ».

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Une friandise ou une farce. Par Romain C.

Il aura fallu attendre mi-octobre pour que les températures puissent enfin baisser. Même si la dou-

ceur qui régnait jusque là fut loin d’être désagréable, l’automne ne fut pas vraiment l’automne sous

ce beau ciel bleu.

Mais, depuis une quinzaine de jours, le thermomètre avait du mal à remonter au-dessus des dix

degrés et une brume épaisse avait fini par s’installer. Selon les prévisions météorologiques, ce voile

humide restera ici pendant encore quelques jours.

Les arbres se dénudaient enfin de leurs feuilles orangées qui à présent tapissaient le sol et les rues

de Lewiston dans le Maine.

Des centaines de citrouilles ornaient les quatre coins de la ville, des guirlandes aux couleurs de

l’automne passaient ici et là au-dessus des petites ruelles des quartiers résidentiels, certains jardins

étaient peuplés de squelettes, morts-vivants, momies ou loup-garou. Parfois, nous croisions les pre-

miers enfants – les plus jeunes – en train de courir, masque sur le visage et sacs remplis de chocolats

dans les mains. Interdiction de fêter Halloween à la nuit tombée pour ceux-là, ils devront encore

attendre quelques années pour faire comme les « grands ».

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Tina et Vanessa finissaient de se préparer. Ces deux adolescentes de quinze ans avaient prévu de

sortir faire la chasse aux bonbons avant de rejoindre une petite fête organisée par Kevin, le sportif

beau-garçon du lycée.

— Tina, tu penses que ta mère aurait du maquillage à me prêter ? Le mien est pratiquement vide et

je dois finir les contours de mes yeux.

Occupée à peindre ses lèvres en noir foncé, Tina lui répondit d’un hochement de tête. D’un œil fur-

tif, elle la regarda partir dans le couloir et sourit discrètement.

Amies depuis cinq ans, les deux filles que l’on prenait souvent pour des sœurs avaient tellement de

points communs qu’elles se demandaient parfois si elles n’étaient pas finalement de la même fa-

mille. Blondes, plus grandes que la moyenne et légèrement enrobées, elles ne passaient pas une

journée l’une sans l’autre et pouvaient toujours compter sur leur amitié pour un quelconque soutien.

Malgré leur léger surpoids, les deux adolescentes trouvaient un certain succès après des garçons de

leur âge. Les diktats de la mode ne semblaient pas les affecter et elles n’éprouvaient aucune honte à

travers leur physique, bien au contraire.

— Tu crois pas qu’on va avoir froid au cul avec nos jupes ? questionna Tina. Ça caille dehors…

— T’as déjà vu une sorcière en pantalon toi ? Et puis, tu auras les collants. T’inquiète pas, on va

faire deux ou trois baraques histoire de se remplir les poches puis on file chez Kévin.

Tina ne répondit pas. Il est vrai que l’on n’avait jamais vu une sorcière se balader en pantalon. A-t-

on déjà vu une vraie sorcière, au fait ? pense-t-elle avant de venir enfiler sa jupe volontairement

trouée à certains endroits.

Dehors, la nuit s’installa peu à peu. La brume empêchait la lune de faire son travail d’éclaireuse et

les feuilles mortes virevoltaient à travers les halos orangés des citrouilles posées sur le muret enca-

drant le portail de la maison. Des rires provenant de nulle part résonnèrent dans la rue et un petit

vent vint soudainement secouer les squelettes suspendus aux guirlandes, les faisant danser étran-

gement au-dessus d’une foule d’enfants joyeux.

— Et de trois ! s’écria Vanessa tout en renversant une poignée de bonbons à l’intérieur d’une pe-

tite pochette sur laquelle était dessinée une citrouille. En trois maisons, nous avons rempli la moitié

du sac !

— Ils ne sont pas radins cette année, mais je me gèle… tu veux pas qu’on aille chez Kévin ? J’ai pas

envie de tomber malade.

— Déjà ? Encore deux maisons et après on y va, promis !

Tina ne répondit pas, mais acquiesça d’un mouvement de tête. Malgré sa paire de collants, elle ne

sentait plus ses jambes.

Tout en remontant Russell Street, les deux adolescentes tournèrent en direction de Bardwell Street

et vinrent sonner à la première maison faisant l’angle de la rue. Un petit bruit strident résonna dans

la demeure et quelques secondes après, un homme vint ouvrir la porte.

— Bonsoir ! Mais que vois-je ? Deux superbes sorcières !

Tina et Vanessa se regardèrent furtivement avant de lui répondre avec un joli sourire.

— Vous pouvez me jeter un sortilège ? Bon ou mauvais, peu importe. Venant de vous deux,

j’accepte tout !

L’homme était aussi petit que large, des cheveux gras entouraient le centre de son crâne dégarni et

une paire de lunettes à triples foyers venait déformer son regard hagard.

— Heu… Des friandises ou une farce… lance Tina d’une voix hésitante.

— Si j’en ai pas, vous me punissez ?

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Vanessa attrapa l’épaule de son amie et lui chuchota discrètement :

— Viens, on se casse… ce mec me fait flipper.

Alors que les deux filles commencèrent à reculer lentement, une voix aiguë survint et les fit sursau-

ter.

— Henry ? Mais tu vas arrêter de draguer tout ce qui bouge ! Tu es bien trop vieux et moche pour

ces deux jeunes filles !

Une grosse dame apparut, tenant dans ses mains quelques paquets de friandises.

— Veuillez l’excuser, il n’est pas méchant, juste… con.

Les deux amies sourirent nerveusement.

— Tenez les enfants, un paquet chacune. Vous êtes très belle, passez un joyeux Halloween !

Puis la porte se referma et l’on entendit encore la voix de la dame criant après son homme. Un petit

moment de silence et les deux amies se mirent à rire aux éclats.

— Putain ! Il m’a foutu la trouille ce vieux con ! Je me voyais déjà attachée dans sa cave, beugla

Vanessa.

Des milliers de feuilles jonchaient le sol créant une moquette naturelle et crissant lorsqu’une chaus-

sure humide venait à marcher dessus. Il était 20H45 et la fête devait commencer dans quinze mi-

nutes. Comprenant que sa copine s’impatientait et que le froid devenait de plus en plus désagréable,

Vanesse prit la parole.

— Aller, on fait cette baraque là-bas et après on va faire la fête, ça te va ?

— Tu me le promets ?

— Je te le jure.

Elles arrivèrent devant le portail d’une petite maison dont les propriétaires n’avaient pas pris la

peine de décorer, chose rare dans le coin.

Quand Tina ouvrit la porte, un léger grincement lui siffla dans les oreilles. Elles marchèrent sur une

petite allée recouverte de caillou et arrivèrent devant l’entrée. Après avoir pressé deux fois la son-

nette, elles attendirent, grelotant dans le froid et l’humidité.

— On dirait qu’il y a personne ici… balança Vanessa. Regarde, il n’y a aucune décoration. Même à

travers les volets, je ne vois pas de lumière. Ils sont peut-être par…

Elle ne put finir sa phrase que la porte s’ouvra lentement, libérant un courant d’air chaud sur son

visage glacé.

Devant elles se dressait un vieil homme courbé. Il les toisa un petit moment et prit soin de bien arti-

culer pour se faire comprendre.

— Oh ! Vous êtes ravissantes ! Excusez-moi, mais j’ai mis quelques secondes à me souvenir

qu’aujourd’hui c’est Halloween. Vous savez, à mon âge, ce genre de chose me passe par-dessus de la

tête.

Malgré la froideur du lieu, les deux filles furent immédiatement rassurées par la voix chaleureuse de

cet homme.

— Vous ne connaissez peut-être pas la règle d’Halloween, monsieur annonça Tina, nous vous de-

mandons des friandises et si vous refusez, alors nous devons vous faire une farce. Mais pour vous, il

s’agira d’une gentille farce, ne vous inquiétez pas.

L’homme mit quelques secondes pour répondre. Il remarqua que les deux jeunes filles tremblaient

de froid.

— Des friandises ? Est-ce que du chocolat fait partie des friandises ?

— Oui ! répondit immédiatement Vanessa. Nous adorons ça !

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— Bien, très bien. Écoutez, je vais aller chercher ça, mais je suis désolé, je ne me déplace pas très

rapidement. Satanée hanche qui me fait souffrir. Je vois que vous avez froid, n’est-ce pas ? Veuillez

rentrer au chaud le temps que j’aille chercher vos friandises. Je ne voudrais pas être responsable

d’un rhume.

Les deux adolescentes se regardèrent sans parler. Qu’avaient-elles à craindre d’un vieillard dont la

hanche ne lui permettait pas d’avancer plus rapidement qu’une tortue ? Il fallait encore marcher une

bonne dizaine de minutes avant d’atteindre la maison de Kévin, autant se réchauffer un peu avant de

continuer la balade.

Vanessa passa en première suivie de Tina qui referma la porte derrière elle…

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L’odeur…

C’est la première chose qui frappa Tina lorsqu’elle franchit la porte d’entrée qui se referma

toute seule en grinçant derrière elle et qu’elle s’avança dans le petit corridor aux murs jaunis

ornés de tableaux.

« Tu sens ça ? dit-elle à Vanessa. On dirait…

— Une odeur d’hôpital, oui. »

Tina hocha vivement la tête et sourit à sa meilleure amie : cette dernière avait parfois le

don pour deviner exactement ce qu’elle pensait.

« L’hôpital, oui c’est ça, approuva-t-elle. C’est bizarre, non ? »

Vanessa haussa les épaules.

« Oh, tu sais, chez ma grand-mère, ça sent pareil. Je crois que c’est une odeur propre aux

personnes âgées. Tu sais, avec leurs maladies et tout.

— Leur maladie ?

— Oui, enfin tu sais bien. Au plus tu vieillis, au plus tu attrapes de sales trucs. Tu as bien

entendu, le vieux s’est plaint de sa hanche.

— Chut ! Sois plus discrète ! s’alarma Tina.

— Relax, fit Vanessa avec un sourire espiègle. Avec le temps, c’est pareil : tu deviens

sourd. Et puis il est dans le salon, il n’a pas pu m’entendre.

— Oui, mais n’empêche que…

— À mon avis, la coupa Vanessa, cette odeur, ça vient sûrement des produits pour sa

hanche. Ce papy doit avoir une jolie infirmière à domicile qui vient le voir tous les jours.

Combien tu paries qu’il la reluque bien comme il faut quand elle se baisse pour fouiller dans

sa petite valise de soin.

— Mais toi ! Mais tu es vraiment… une délicieuse garce, répliqua Tina au bord du fou rire.

— C’est pour ça que tu m’aimes, non ? Regarde plutôt ce portrait, fit Vanessa en désignant

une toile décapée par le temps accrochée au mur. Ça, ça fait vraiment flipper. »

Tina observa ce que lui montrait son amie et un frisson désagréable lui remonta le long de

l’échine. Au centre de la vieille toile craquelée, se tenait un haut personnage enveloppé dans

un long manteau noir. Un chapeau haut-de-forme de la même couleur était vissé sur son crâne

et son visage – à moitié dans l’ombre – semblait regarder de haut le peintre qui l’avait repro-

duit.

« Qui c’est ça ? demanda l’adolescente, presque hypnotisée par cette silhouette noire. Hein,

qui c’est ? »

Vanessa se tourna vers elle et la dévisagea un instant.

« Mais bon sang, dit-elle, comment veux-tu que je le sache. Je sais pas moi, un magicien ?

— Pas exactement ! fusa soudain une voix dans le corridor. Ce gentleman que vous voyez

là n’est autre que mon cher père. Et c’était un grand chirurgien ! »

Les deux adolescentes poussèrent un petit cri à l’unisson et Tina sentit son cœur faire une

cabriole dans sa poitrine.

« Oh ! Je vous ai fait peur, pardon ! »

Le vieil homme se tenait au bout du corridor et ils les regardaient avec un petit sourire sa-

tisfait sur les lèvres.

« Mais en même temps, ajouta-t-il, c’est Halloween, non ? Au plus on a la frousse, mieux

c’est ! »

Le vieux bonhomme lâcha un rire sec qui se répercuta sur les murs du petit couloir puis

posa soudain sa main constellée de tâches brunes sur sa hanche en grimaçant.

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« Oh Lucifer ! geignit-il. Cette hanche me fait souffrir mille tourments. J’envie votre jeu-

nesse et votre corps en pleine forme mesdemoiselles ! Et ma scoliose… ah, bon sang ! »

Le vieil homme secoua la tête, comme résigné, puis pivota dans l’embrasure de la porte

vers ce qui devait être le salon.

« En vérité, je venais vous voir pour dire que je vous ai préparé un bon chocolat chaud. Si

ça vous dit, vous pouvez venir le boire au coin du feu et on papotera un peu.

— Hum, je ne sais pas trop monsieur, dit Tina embarrassée. Pas que votre compagnie ne

soit pas agréable, mais on aimerait finir notre tournée pas trop tard vous voyez ? »

La jeune fille crut un instant voir de la colère dans les yeux de l’homme, puis elle se ressai-

sit lorsque celui-ci s’écria :

« Oh ! Je comprends ! »

Il lâcha encore un de ses rires desséché puis ajouta : « Ça fera beaucoup de chocolat à

boire. »

Tina s’apprêtait encore à lui dire qu’elle était désolée, lorsque son amie prit la parole d’un

air enjoué :

« Moi, je ne serai pas du tout contre un bon chocolat chaud. Ça réchaufferait bien !

— Mais Vanessa, commença Tina.

— Eh bien quoi ? demanda son amie en lui jetant un regard étonné.

— Mais la tournée ? Et Kevin et sa fête ? »

Son amie leva les yeux au ciel.

« Celui-là, il peut bien attendre un peu. S’il nous voyait rappliquer trop vite, il finirait par

prendre de mauvaises habitudes. »

Le vieil homme rit une fois de plus au bout du corridor.

« Et puis, continua Vanessa, on a eu que de la réglisse et des fraises tagada pour l’instant.

Ça te dit pas un bon chocolat chaud à toi ?

— Si, mais…

— Alors pourquoi tu hésites ? »

Tina avait l’impression que sa meilleure amie avait perdu toute notion de prudence, mais

devant son regard insistant, elle céda.

« Bon. Ok. Un chocolat chaud. Je veux bien. Mais après, on ne tarde pas, d’accord ? »

Vanessa lui fit un sourire étincelant et hocha la tête.

« Évidemment. On ne va pas passer la nuit à arpenter les rues déguisées en sorcière !

— Évidemment… murmura Vanessa, pensive.

— Vous venez mesdemoiselles ? » questionna le vieil homme, une main toujours appuyée

sur sa hanche.

Confiante, Vanessa s’avança vers l’homme qui, satisfait, entra dans le salon.

À contrecœur, Tina emboîta le pas à sa meilleure amie et, juste avant de renter dans la

pièce sombre aux odeurs de médicaments, une pensée fugitive lui traversa l’esprit :

Ce type a dit Lucifer tout à l’heure, ou j’ai rêvé ?

*

Des deux adolescentes, Vanessa était celle qui était la plus téméraire et c’est sans doute ce

trait de sa personnalité qui l’a fit entrer avec résolution dans ce salon aux murs – à l’instar du

corridor – jaunes et décrépis.

« Mais dis donc ! s’exclama-t-elle en balayant la pièce du regard. C’est super grand votre

baraque !

— Vanessa… », dit Tina avec une pointe de lassitude dans la voix.

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Cette dernière jeta un œil interrogateur à son amie.

« Eh bien quoi ? C’est vrai, c’est trois fois plus grand que chez moi. Vous en avez de la

chance, monsieur ! »

Le vieil homme s’était dirigé en claudiquant vers la pièce suivante – d’où émanait mainte-

nant des effluves d’un chocolat en train de fondre. L’odeur d’hôpital commençait à se dissiper

– remplacée par celle de la boisson chaude – et ce n’était pas plus mal.

« Oh tu sais, je n’ai aucun mérite dit-il à la jeune fille. Cette maison est en fait un ancien

sanatorium – un établissement médical spécialisé dans le traitement de la tuberculose.

— Vraiment ? fit Vanessa en écarquillant les yeux. Je n’en ai jamais entendu parler. »

Le vieil homme hocha légèrement la tête en la fixant de ses yeux bleus très clairs.

« C’est que tu n’étais pas encore née quand il était encore en service, ma petite. Il a été

construit au milieu du XXème siècle, lorsque la peste blanche faisait des ravages aux États-

Unis. Aujourd’hui, c’est une maladie curable, mais attention, elle fait encore de nombreux

morts chaque année ! Surtout dans les pays pauvres ! »

C’est moi ou je suis en train de prendre un cours d’histoire bien glauque le soir

d’Halloween ? pensa Vanessa.

« Quoi qu’il en soit, enchaîna le vieil homme, je n’étais moi-même qu’un jouvenceau

quand le sanatorium fonctionnait à plein régime. Pour toute te dire, il appartenait à mon

père…

— Sur le tableau », intervint timidement Tina.

L’homme sourit.

« Exactement ! Un grand médecin, mais qui préférait exercer la chirurgie dans son propre

hôpital. Le sanatorium n’était qu’un établissement secondaire… qu’il dirigeait d’une main de

fer. »

Vanessa vit une sorte d’ombre passer sur le visage de leur hôte, puis ce dernier s’écria sou-

dain :

« Par Belzébuth ! Le chocolat ! Installez-vous sur ce sofa près de la cheminée, jolies sor-

cières, je reviens dans une minute ! »

Le vieil homme disparut dans la pièce accolée au salon – que Vanessa estima être la cui-

sine – puis des bruits de casseroles se firent entendre.

L’adolescente se tourna alors vers Tina.

« Bon. Ce canapé a l’air cool, fit-elle en désignant le sofa aux coussins dépareillés près du

foyer où flambaient joyeusement plusieurs bûches. Preum’s !

— Hum.

— Mais qu’est-ce qui se passe Tina ? Depuis qu’on est entré ici, tu n’es plus toi-même.

— Plus moi-même ?

— Oui enfin… Tu regardes partout avec des yeux super craintifs et tu es toute pâle malgré

ton maquillage. Tu as la frousse, c’est ça ?

— Bin… un peu. »

Vanessa secoua la tête, exaspérée.

« Je te rappelle quand même que c’est toi au départ qui voulait faire cette tournée avant

d’aller chez Kev. Moi, pour être honnête, je trouve que c’est plus de notre âge. C’est vrai

quoi : un bonbon ou une farce, quelle connerie !

— Vanessa… arrête.

— Mais c’est vrai ! C’est pour les mioches ! Encore heureux que c’est moi qui aie voulu

qu’on soit en sorcières sexy. Avec toi, on aurait été déguisé en lapin ou en citrouille.

— Allons-nous asseoir… »

Vanessa se rendit compte qu’elle avait vexé son amie – cette dernière décidant d’aller

s’installer à toute vitesse sur le sofa –, mais elle savait qu’une fois sorties de cette maison,

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entourées de bonne musique et devant le beau Kevin, elles seraient de nouveau les meilleures

copines du monde.

« Ah ! Je vois que ton amie s’est déjà installée ! »

Vanessa sursauta et pivota vers l’homme qui portait un plateau avec deux bols fumants po-

sés dessus.

Décidément, ce vieux a le chic pour me surprendre, se dit-elle.

« Que ca sent bon ! fit-elle en forçant un peu son sourire.

— Du vrai chocolat noir que j’ai fondu moi-même, oui mademoiselle. Tu… restes debout ?

— Non monsieur, ce feu semble très accueillant.

— Alors je t’en prie, prends place ma petite. »

Ma petite… Je dépasse ce type d’une bonne dizaine de centimètres, pensa la jeune fille.

Ah… les vieux.

Amusée néanmoins par la situation, elle se dirigea en souriant vers le sofa et prit place à

côté de son amie, toujours boudeuse.

*

« C’est vraiment bon, monsieur. »

Tina s’empressa de lécher le chocolat qui maculait sa lèvre supérieure et vit l’homme sou-

rire en face d’elle.

« Comme je t’ai dis, du vrai chocolat fondu !

— Vous pouvez m’appeler Tina, fit l’adolescente avant de reprendre une gorgée de la

boisson chaude. »

Le vieil homme s’envoya une claque sur le font, l’air confus.

« Mais oui ! Où avais-je la tête ? Les présentations ! Tina ! Très joli prénom !

— Merci, monsieur.

— Eh bien moi, je suis Aleksander Bor.

— Enchantée alors, Aleksander, répondit Tina qui se sentait de plus en plus à l’aise.

— Et si j’ai bien entendu tout à l’heure, ta copine c’est…

— Vanessa ! compléta cette dernière. Dis donc, Aleksander, c’est pas courant ! »

Tina fut encore une fois embarrassée de la trop grande franchise de son amie, mais le vieil

homme ne parut pas s’en formaliser le moins du monde.

« C’est parce que je ne suis pas un Américain pure souche, Vanessa. Je suis né en Pologne.

— En Pologne ?

— Tout à fait. C’est en Europe. Plus précisément, en Europe de l’Est.

— Ah oui ! À côté de la France !

— Révise ta géographie » lui balança Tina malgré elle.

L’homme rit de bon cœur.

« C’est presque ça, fit-il. Mais peu importe, je ne connais presque pas mon pays d’origine.

Nous avons déménagé quand j’avais cinq ans, alors vous voyez…

— C’est plutôt triste, dit Tina avec sincérité.

— Oh, tu sais, c’est sûrement triste si on y est attaché, ce qui n’était mon cas…

— Je vois… »

La jeune femme but une nouvelle gorgée de chocolat chaud et jeta un œil dans la cheminée

– où les bûches continuaient de se consumer lentement en dégageant une chaleur agréable.

« Bref ! fit soudain Aleksander en prenant une position plus confortable dans son fauteuil.

Comment trouvez-vous donc la maison. Un peu sinistre, je suppose ?

— Oh ! Pour Halloween, c’est parfait ! » lança Vanessa en pouffant.

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Aleksander fit une moue désolée.

« C’est bien vrai. Ça colle parfaitement au thème. Il faudra que je fasse moderniser tout ça

un jour.

— Moi, je trouve que ça a du charme, fit Tina en regardant autour d’elle. Et puis toutes ces

photos sur le mur, c’est original.

— Oh ! Eh bien, c’est toute ma famille que tu vois là, Tina. C’est en quelque sorte mon

arbre généalogique personnel.

— Et ces deux garçons ? fit son amie en montrant du doigt deux photographies encadrées

et placées côte à côte sur le mur derrière Aleksander.

— Mes petits-fils, fit ce dernier en se frottant curieusement les mains. Jacek et Isidor. Des

jumeaux et de vrais chenapans quand ils s’y mettent !

— Plutôt beaux gosses ! s’exclama Vanessa. Ils habitent en ville ? »

Aleksander prit alors une voix que les deux amies n’avaient pas encore entendue. Une voix

excitée, qui montait dans les aigues.

« Ils sont à la maison ce soir. Vous voulez les voir ? »

Vanessa lui balança un coup de coude dans les côtes et glissa à son oreille :

« Tu imagines la tronche de Kevin si on s’amenait à la fête avec chacun un cavalier aus-

si sexy ? Tu prendrais lequel ? Isidor me plaît bien.

— Vanessa, arrête tes…

— Ils peuvent venir nous dire bonjour s’ils veulent ! On pourra discuter entre jeunes !

— Ma foi, c’est une bonne idée. J’espère qu’ils vont vous plaire, ces portraits-là datent un

peu, je vous l’accorde.

— Quand on est beau, on le reste ! » dit Vanessa en riant.

Une lueur que Tina fut incapable de déchiffrer passa dans les yeux d’Aleksander, puis ce

dernier se mit alors à crier avec une voix étonnamment puissante pour son corps de vieillard :

« JACEK ! ISIDOR ! Venez un peu au salon ! Nous avons de la charmante compagnie ce

soir ! »

Immédiatement après l’appel, des pas lourds commencèrent à résonner dans la maison et

Tina lança à son amie un regard interrogateur. Les jumeaux qu’elle voyait sur ces tableaux

étaient un peu plus âgés qu’elles et semblaient athlétiques. Alors pourquoi avait-elle

l’impression que ce qui approchait d’elles était grand et lourd ? Qu’avait voulu dire Aleksan-

der lorsqu’il avait précisé que les portraits dataient " un peu" ?

BOM ! BOM ! BOM !

Les pas était maintenant tout près et le bol presque vide que Tina avait posé sur la petite

table entre elle et Aleksander vibrait à chaque fois que ce qui arrivait posait le pied au sol.

BOM ! BOM ! BOM !

Les pas provenaient à présent de la cuisine. Encore quelques mètres, et la jeune fille ver-

rait l’un des garçons – qu’elle n’avait d’ailleurs aucune envie de voir. Qu’allait-elle décou-

vrir ? Un très mauvais pressentiment lui oppressa la poitrine. L’odeur d’hôpital, maintenant

que les chocolats chauds étaient consommés, commençait à revenir, encore plus forte

qu’auparavant.

BOM… BOM… BOM…

Le plancher grinça lorsque la masse s’immobilisa et Aleksander pivota dans son fauteuil en

regardant vers la cuisine.

« Eh bien ? Entrez voyons, ne soyez pas timides ! »

Entrez ? pensa Tina. Mais bon sang, je n’ai entendu qu’une seule personne marcher !

Un grognement quasi animal retentit soudain dans la cuisine et les cheveux de

l’adolescente se dressèrent littéralement sur sa tête lorsque les pas reprirent et que, enfin, la

chose émergea de la cuisine en se baissant pour ne pas se cogner dans le cadre de la porte.

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Ce n’est pas possible, se dit Tina en entendant Vanessa se mettre à hurler à côté d’elle.

C’est une blague, un costume. Tout ça est une PUTAIN de farce !

« Eh bien voilà ! s’exclama alors Aleksander, tout sourire. Mesdemoiselles, je vous pré-

sente mes petits-fils, Jacek et Isidor, ou Isidor et Jacek. »

Je… je… je…

« Bon, certes, je ne suis pas aussi doué que papa, mais c’est quand même du bon travail,

non ? Dites-vous que moi, je n’ai jamais été chirurgien, je me contentais juste de regarder

faire papa ! »

Mon Dieu, je vais m’évanouir, pensa Tina en voyant les couleurs perdre de leur netteté.

« Vous pensez que ces deux jolies sorcières peuvent faire partie de la famille aussi ? fit

Aleksander en regardant amoureusement sa création.

— Manger ! répondit l’une des têtes d’une voix gutturale.

— Les manger ? C’est vrai quelles sont plutôt bien en chair ! » rétorqua le vieil homme.

Puis il se tourna vers Tina et lui lança un regard complice avant de dire :

« Je l’avais dit ! De vrais chenapans ! »

*

Aleksander avait berné ces deux sottes en beauté et, c’est avec une profonde jubilation

qu’il voyait maintenant leurs visages grimacer d’effroi.

Les prendre au piège avait été d’une facilité déconcertante, mais il devait reconnaître que

le plan pour attirer ses petites patientes dans son antre avait été soigneusement préparé.

Tout commençait avec l’aspect extérieur de la maison : vieille et lugubre. Aleksander sa-

vait que cette bâtisse – qu’il laissait exprès dépérir – attirait tous les gosses du quartier, à

l’instar des maisons dites hantées. Il suffisait alors d’attendre Halloween et tous les ados du

coin venait sonner à sa porte : c’est là que commençait vraiment le jeu pour lui.

Aleksander se tenait dans le corridor et attendait patiemment que la sonnerie retentisse, ce

qui ne manquait jamais d’arriver. Il mettait alors en place son stratagème et ouvrait aux jeunes

visiteurs en prenant l’aspect d’un pauvre vieillard sans défense perclus de douleurs. En réalité,

sa hanche fonctionnait à merveille et sa colonne vertébrale était en parfaite santé.

Lorsque les gosses costumés tendaient leur sac de friandises, Aleksander faisait mine de se

souvenir avec difficulté que c’était Halloween et ils les invitaient à patienter à l’intérieur pen-

dant qu’il allait chercher du chocolat – que les gosses ne refusaient que très rarement. Ses

patients franchissaient alors la porte de son antre et, dès que le battant se refermait derrière

eux, la partie était quasiment gagnée.

Ne restait plus qu’à ajouter quelques détails dans la maison pour mettre les gosses en con-

fiance : le portait – véritable – de son père dans le corridor, la préparation d’un chocolat chaud

– dans lequel il ajoutait sa petite touche personnelle –, le feu accueillant dans la cheminée,

l’histoire – si nécessaire – de la maison qui était réellement un ancien sanatorium et, la touche

la plus géniale selon Aleksander, les photographies sur les murs du salon dont celles de ses

deux petits-fils – qu’il avait rendus plus forts, plus… homogènes.

Il savait que ces deux photos encadrées – qu’il plaçait savamment en face du sofa dans le-

quel s’installaient toujours ses victimes – faisaient à chaque fois leur effet auprès des petites

donzelles en pleine ébullition.

Pour Vanessa et Tina – ses deux nouvelles patientes – cela n’avait pas manqué. Tina était

une fille plus prudente, plus effacée, mais sa copine, Vanessa, était tout ce qu’Aleksander

pouvait espérer : impertinente et téméraire. Trop téméraire.

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La dernière partie de son plan était alors tout simplement jouissive : les donzelles, émous-

tillées par la vue des jumeaux sur le mur oubliaient leurs dernières craintes d’être avec un

inconnu et se mettaient souvent à poser des questions sur Isidor et Jacek.

Pour les deux filles de ce soir, cela avait été facile : Vanessa avait accéléré les choses en

demandant à Aleksander si les deux garçons étaient en ville et ce dernier avait presque eu une

érection en leur disant que, oui, ils étaient à la maison ce soir.

Venait alors le grand final. Aleksander se mettait à appeler ses deux petits-fils d’une voix

forte et le vieil homme voyait avec une joie malsaine le sourire de ses victimes s’effacer à

chaque pas qui retentissait alors dans la maison, faisant trembler la vieille porcelaine dans le

buffet.

Aleksander adorait voir, à chaque veille de Toussaint, le visage des donzelles reflétant la

terreur. Une terreur qu’elles n’avaient jamais connue de leur vie de petite princesse. Il adorait

sentir la peur émaner du corps d’adolescentes presque femmes, c’était sa petite distraction à

lui. Pour le reste, il laissait faire Isidore et Jacek. Même si sa petite mixture chocolatée ralenti-

rait considérablement les deux filles, ils savaient qu’elles essaieraient de fuir et, courir après

ces petits corps tout frais n’était en revanche plus de son âge…

Maintenant, alors qu’il entendait Vanessa hurler et qu’il voyait Tina se ratatiner sur son

coussin devant l’apparition des garçons, il se demanda si finalement le chocolat n’allait pas

faire son œuvre tout seul. Jacek et Isidor n’auraient même pas besoin de faire le moindre

geste.

« Vous ne courez pas ? dit-il avec une réelle déception. Quel dommage… »

Vanessa criait toujours à s’en rompre les cordes vocales et Tina restait toujours aussi pros-

trée dans le sofa.

« Bien, bien, bien… fit Aleksander en croisant ses mains sur ses genoux. Restez donc ainsi

et profitez de vos derniers instants dans vos corps respectifs. »

Il se pencha vers les deux adolescentes et leur chuchota, presque avec tendresse :

« Votre union sera merveilleuse… et vous ferez parti de la famille, mes chères petites sor-

cières… »

*

La panique submergeait totalement Tina, la clouant au sofa, les yeux rivés sur

l’abomination qui se tenait maintenant dans le salon. Même la pire créature de film d’horreur

ne pouvait rivaliser avec cette chose grotesque qu’avait appelée Aleksander – qu’elle savait

désormais fou à lier.

Cela commençait d’abord avec deux grosses chaussures – noires et poussiéreuses –, celles-

là même qui avaient résonné dans la maison un instant auparavant. Suivait ensuite un pantalon

crasseux en tissu troué qui laissé entrapercevoir la peau grisâtre des jambes de la créature.

Enfin, venait le torse nu – tout aussi gris –, marbré de rouge là ou de grossières coutures

noires reliaient les bras et… les deux têtes au crâne rasé des jumeaux… soudées l’une à

l’autre.

Les faciès terreux des monstrueux frères siamois étaient abominables. Chacun avait le

crâne entouré d’un sillon écarlate parsemée de grosses agrafes et Tina devina – malgré

l’étrange diminution progressive de son activité cérébrale – qu’Aleksander avait dû découper

leur calotte crânienne pour opérer leur cerveau afin de les rendre plus… obéissants.

L’adolescente pensa au mot « lobotomie ». La partie la plus horrible de la face de Jacek et

Isidor était sans nul doute leurs yeux à la cornée jaunâtre, à l’iris rouge et aux pupilles dilatées

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– dans lesquelles brillait une lueur d’avidité – braqués sur les deux adolescentes. Des yeux de

prédateur… assoiffés de chair humaine.

« Manger ! répéta la chose en faisant un pas vers Tina.

— Les chats du quartier que je vous rapporte ne vous suffisent donc plus ? » demanda

Aleksander, surpris.

Il parut réfléchir un instant, puis ajouta : « Nourrir deux bouches pour un seul estomac est

certes une chose délicate…

— Faim ! »

Les hurlements stridents que poussait Vanessa depuis l’apparition des frères siamois se tu-

rent soudain et Tina vit les yeux de sa meilleure amie se mettre à rouler dans leurs orbites.

Que lui arrive-t-il, se dit-elle. On dirait qu’elle commence à s’endormir. Mais je me sens

moi-même faible, comme si… comme si…

Le déclic se fit alors dans son esprit.

Le chocolat chaud ! Ce fou a drogué le chocolat chaud ! Sûrement un somnifère… Enfoi-

ré !

Malgré la somnolence qui commençait à la gagner petit à petit, une idée foudroyante tra-

versa subitement son esprit et elle saisit le bol sur la table pour lancer ce qui restait de son

contenu à la figure d’Aleksander.

« AAAH ! s’écria ce dernier. Tu m’as brûlé, espèce de SALOPE ! »

Tina ne perdit pas de temps à voir si le breuvage encore chaud avait suffisamment handi-

capé Aleksander et elle saisit Vanessa par la main en lui hurlant dans l’oreille :

« Viens ! On se tire d’ici ! VITE ! »

Les yeux de Vanessa cessèrent de se balader dans leurs cavités et cette dernière parut reve-

nir légèrement à la réalité.

« Putain… dit-elle d’une voix pâteuse. Je m’endors alors que…

— Moi aussi Vanessa ! Ce taré à dû mettre quelque chose dans le chocolat ! Il faut partir,

tant qu’on le peut encore !

— Taré ? Je suis un génie, espèce de petite garce ! vociféra Aleksander, la figure ruisse-

lante du breuvage chocolaté. Capable d’unifier deux êtres en une seule et même chair ! Un

mariage d’os et de sang ! Une union parfaite !

— Allez ! cria Tina en tirant Vanessa hors du sofa au prix d’un effort de plus en plus diffi-

cile. On y va ! »

— Isidor ! Jacek ! Attrapez-les ! Fini de jouer maintenant ! »

Aleksander se leva à son tour et Tina fut stupéfaite lorsqu’il se redressa de toute sa hauteur

et qu’il se mit à marcher dans pas décidé vers elle, en parfaite condition physique.

*

Fuir.

Besoin primaire de tout mammifère lorsqu’il est confronté au danger. Et si se carapater

n’est pas possible, se cacher.

Présentement, c’est ce qu’essayait de faire Vanessa après avoir constaté avec surprise et

horreur qu’il n’y avait pas de poignée intérieure à la porte d’entrée.

Terrifiée, l’adrénaline annulant pour un temps les effets du somnifère qu’elle avait ingurgi-

té avec le chocolat chaud sans se douter du moindre piège, elle se dirigeait maintenant à toute

vitesse vers la cuisine – par là même où était apparue l’abomination à deux têtes –, Tina dans

son sillage. Elle qui était un instant auparavant sur le point de sombrer dans un sommeil mor-

tel se démenait à présent pour rester en vie… le plus longtemps possible.

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« Là ! Un escalier ! » cria-t-elle à son amie qui avait su l’inciter à se décoller de ce sofa

maudit.

À côté de la gazinière – où reposait encore la casserole souillée de chocolat maintenant

froid – il y avait en effet une ouverture qui laissait entrapercevoir des marches qui

s’enfonçaient dans l’obscurité.

« Mais Vanessa ! Si on va au sous-sol, c’est encore pire ! Il faut rester en surface !

— Mais ceux qui veulent nous tuer ou je ne sais quoi sont en surface ! répliqua Vanessa.

On n’a pas le choix, Tina, vient vite ! Putain, le monstre arrive ! »

BOM ! BOM ! BOM !

« Attrapez-les maintenant ! je n’ai plus envie de jouer ! » hurla Aleksander, tout proche.

Les filles s’élancèrent alors vers l’ouverture sans plus réfléchir et ce fut Vanessa qui

s’engagea la première dans l’escalier aux marches vermoulues.

« Fais attention Tina ! prévint-elle. Le bois a l’air pourri ! »

La jeune fille avait conscience que s’enfoncer dans les abysses de cette épouvantable mai-

son n’était certainement pas la meilleure des idées. Elle savait que les possibilités de trouver

une sortie, là en bas, étaient très faibles, voir inexistantes. Mais que pouvait-elle faire ? Il fal-

lait s’éloigner le plus possible de cette créature aux visages abjecte et de son maître. Celui-là

même qui, si elle avait bien compris, avait parlé de les unir, de les… incorporer à la famille.

Elle s’imaginait déjà cousue à Tina, une partie de son cerveau en moins, transformée en es-

clave pour assouvir les besoins innommables de ce cinglé. Elle voyait déjà ses parents télé-

phoner à la police, morts d’inquiétude. Police qui finirait par lancer un avis de recherche. Avis

de recherche qui finirait par devenir inutile… alors qu’elle serait ici, à jamais prisonnière de

cette demeure… mélangée à Tina. Non… ça ne pouvait pas se finir comme ça. Ca ne devait

pas se finir comme ça.

« Allez Tina ! ACCÉLÈRE ! hurla-t-elle soudain, presque arrivée au bas des marches.

— Mais Vanessa je…

— VITE PUTAIN ! »

Elle s’en voulait de crier comme ça sur sa meilleure amie, mais l’heure n’était plus à la

tendresse ni aux formules de politesse.

« Isidor ! Jacek ! Attrapez-moi ces garces ! Et n’en croquez pas un bout, je les veux vi-

vantes COMPRIS ? »

Aleksander était en haut de l’escalier et Vanessa, en se retournant, put voir son ombre dans

l’ouverture. Une ombre bien droite, sans plus aucune difformité.

Cette ordure nous a complètement trompés. Il est vieux, mais encore en pleine forme. Je

m’en veux tellement d’être entrée dans cette maison et d’avoir bu cette saloperie de chocolat.

Ledit chocolat, dans lequel avait été versé un somnifère, qui recommençait à faire ses ef-

fets. La course contre la montre pour ne pas s’endormir contre son gré avait commencé.

Les filles étaient maintenant arrivées en bas et se trouvaient dans une sorte de cave aux

murs suintants et au sol en terre battue. L’odeur d’hôpital était ici encore plus forte et son ori-

gine semblait provenir du fond de la pièce.

BOM ! BOM ! CRAC !

Une marche craqua bruyamment sous la masse du monstre qui descendait les rejoindre et

Vanessa prit la main de Tina pour la tirer le plus loin possible de l’escalier.

« P-par là ? » demanda cette dernière, complètement hébétée.

Vanessa tourna brièvement la tête vers elle et, à la lumière chiche de l’ampoule nue qui

pendait au plafond de cette pièce, elle put constater que les paupières de sa meilleure amie se

fermaient toutes seules.

« Me lâche pas maintenant ! On doit se battre Tina ! »

Vanessa gifla sèchement son amie et celle-ci rouvrit instantanément les yeux en portant

une main à sa joue.

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« Désolée Tina, mais il faut te réveiller par tous les moyens !

— Je… Tu as raison. Putain, oui.

— Allez ! Vise le fond de la pièce, il y a une autre ouverture ! »

En effet, dans la pénombre de cette cave infernale, une porte béait sur une sorte de souter-

rain, lui aussi très faiblement éclairé.

« On y va ! ordonna Vanessa qui sentit ses jambes devenir plus lourdes lorsqu’elle se rua

vers le passage en tirant Tina par le poignet.

Derrière elles, les épouvantables frères siamois étaient arrivés à la moitié de l’escalier.

*

Ces deux sottes étaient finalement plus vivaces qu’elles n’y paraissaient, et même si Alek-

sander aimait jouer, il détestait en revanche quand la partie durait trop longtemps, ce qui était

maintenant le cas. Les filles étaient parvenues à se glisser entre les longs bras d’Isidor et Jacek

puis s’étaient enfuis dans la cuisine, où Aleksander les avait entendus dévaler l’escalier vers le

sous-sol à toute vitesse… ce qui n’était pas du tout prévu.

Ces deux petites garces réussissaient plutôt bien à résister au somnifère qu’il avait glissé

dans leurs bols et en s’engageant dans le ventre de la maison, elles allaient découvrir des

choses qu’elles n’auraient normalement jamais dû connaître. Du moins… pas dans leur état

physique actuel.

BOM… BOM… BOM…

Sa création était à la poursuite des deux adolescentes et Aleksander se persuada qu’elle al-

lait bientôt les rattraper. Après tout, le souterrain se terminait en cul-de-sac et les filles se-

raient vite coincées entre un mur de pierre et sa création. À moins que… Fichtre… oui…

peut-être que…

Aleksander poussa un cri de rage et s’engagea à son tour dans l’escalier. Il allait vite re-

trouver ses petites patientes… et il allait leur faire payer leur insolence… avec son bistouri.

*

Ce boyau mal éclairé empestant le désinfectant paraissait infini, pareil à l’estomac d’un

monstre gigantesque qu’il les aurait avalées toute crue. Mais non… les monstres étaient der-

rière elles, du moins c’est ce que pensait Tina, maintenant bien réveillé par la gifle qu’elle

venait de recevoir. Machinalement, elle porta une main à sa joue brûlante et une larme com-

mença à perler au bout de ses cils. Pourquoi ? Pourquoi tout ceci tombait sur elles ? Deux

innocentes jeunes filles, qui n’avaient comme préoccupations que de plaire aux garçons et

d’avoir de bonnes notes au lycée. Pourquoi avait-il fallu qu’elles sonnent à cette maudite mai-

son ?

« Là ! cria soudain Vanessa. Une porte, il faut essayer ! »

En effet, de chaque côté du passage, s’alignaient plusieurs accès, presque face à face et sa

meilleure amie désignait la première sur leur gauche en s’y précipitant.

« Vanessa, répondit Tina en l’agrippant par l’épaule. C’est peut-être pas une bonne idée.

On ne sait pas ce qu’on va trouver derrière cette porte. Si ça se trouve, on…

— Je sais putain ! Mais on n’a pas le choix. Ils arrivent, tu les entends, non ? »

Bom… Bom… Bom

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Les lourds pas du monstre étaient atténués par la terre battue mais, oui, elle l’entendait. Et

derrière lui, son maître qui haletait, probablement fou de rage.

« Ok, oui fit Tina en se collant à son amie. Mais on entre à deux en même temps !

— D’accord ! Prête ?

— Non… mais vas-y. »

Tremblante, Vanessa poussa alors le battant de bois à la peinture blanche écaillée et lors-

que celui-ci s’ouvrit en révélant l’intérieur de la pièce, Tina entendit sa meilleure amie pous-

ser un hoquet de surprise.

*

« Je crois que je vais gerber », déclara Tina par-dessus l’épaule de Vanessa.

En ouvrant la porte de cette pièce, les deux adolescentes avaient découvert que le cauche-

mar qu’elles étaient en train de vivre était loin de leur avoir montrer toutes ses facettes. Très

loin…

Les filles se trouvaient en fait sur le seuil d’une sorte de laboratoire et c’est avec une hor-

reur croissante que Vanessa analysa l’endroit où Aleksander "opérait" ses victimes… dont

elles feraient partie si elles se faisaient attraper.

Au centre de la pièce – éclairée par un néon grésillant – trônait une table en inox avec des

rigoles pour – supposa Vanessa – laisser s’écouler les différents fluides que contenait le corps

humain.

Une table d’autopsie, se dit-elle. Oui, c’est bien ça.

Les murs étaient couverts d’étagères ou de râteliers. Les étagères contenaient des rangées

de bocaux remplis de formol – source de cette fameuse odeur de désinfectant – dans lesquels

baignaient des yeux, des nez, des langues et des oreilles. Les râteliers accrochés aux murs

étaient couverts d’instruments chirurgicaux : scie, scalpels, bistouris, tenailles… et même de

sangles. Summum de l’épouvante, dans un coin de la pièce, au plafond, étaient suspendus à

des crochets divers membres – bras et jambes – soigneusement emballés dans des plastiques

transparents. Les membres étaient accrochés juste au-dessus d’un climatiseur au plafond qui

fonctionnait à plein régime pour éviter une décomposition trop rapide, mais Vanessa put mal-

gré tout respirer l’odeur nauséabonde de la putréfaction arriver jusqu’à elle, lui donnant un

haut-le-cœur plus que justifié.

Ce n’est pas possible. Je vais me réveiller et je serai dans mon lit, bien au chaud. Je vais

me réveiller… Mais non putain ! Je suis plutôt en train de m’endormir !

« Va-Vanessa. Il f-f-faut continuer, dit faiblement Tina dans son dos. Ils… ils arrivent.

— Elle a raison, ils seront là dans une minute ! »

Lorsqu’elle entendit la voix fuser dans le souterrain, Vanessa sursauta violemment et ses

lèvres devinrent glacées. Elle connaissait ce signe précurseur d’une perte de conscience. Elle

l’avait déjà eu en saignant du nez quand elle était petite.

Pas maintenant ! pensa-t-elle. Si je tombe dans les pommes, je suis foutu.

« Ne nous inquiétez pas. Je veux juste vous aider. Mais dépêchez-vous ou ils vous attrape-

ront ! »

Vanessa et Tina se tournèrent alors simultanément vers la petite silhouette qui se tenait un

peu plus loin sur leur droite, dans l’encadrement d’une autre porte.

« Oui, déclara cette dernière, je sais bien l’aspect que j’ai. Il vous fera la même chose si

vous ne vous remuez pas ! »

Ce fut Tina, cette fois, qui prit l’initiative. L’amie de Vanessa se dirigea rapidement vers la

silhouette dans la pénombre et Vanessa la suivit, constatant avec effroi que les pas du monstre

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à deux têtes se rapprochaient. Elles avaient perdu du temps à regarder cet affreux laboratoire.

Cette… antichambre de l’enfer.

Bom… Bom… Bom…

« Qui… Qui êtes vous » ? demanda Tina plus pâle que jamais à la silhouette qui s’avança

d’un pas dans la galerie en se révélant au halo jaunâtre d’une ampoule poussiéreuse.

« Je suis… enfin j’étais comme vous. Je suis une des victimes du docteur fou de Bardwell

Street… »

L’aberration qui se tenait devant les deux adolescentes était en fait une fille de leur âge.

Une fille… au crâne glabre et les yeux énucléés, ne laissant voir que deux orbites creuses et

rougeâtres.

« Je suis désolée, déclara la fille transformée. Jusqu’à la semaine dernière – enfin, je crois

que c’était la semaine dernière –, nous étions encore deux. Mais Jessy est morte. Une gentille

fille. Et maintenant je suis seule… C’est Halloween ce soir, c’est ça ? Ça fait un an que je suis

ici ?

— Nous allons te sortir de là ! répondit Tina en approchant fébrilement une main de la

fille.

— Vous ne pouvez pas. Regardez. »

La fille désigna le collier en fer relié à une chaîne qui entourait son cou.

« Je suis attachée… et seul le vieux à la clef.

— Mais… mais que fait-il avec toi ? » questionna enfin Vanessa.

La fille lui jeta un regard empreint de tristesse et répondit :

« Il m’a faite ainsi pour contenter ses monstrueux petits-fils. Pour combler leurs besoins…

d’hommes. Même s’ils n’en sont plus depuis longtemps… Il aimerait… que je donne la vie à

un nouveau-né mutant…

— Mon Dieu, dit Tina en plaçant une main devant sa bouche.

— Il n’y a pas de Dieu ici, seulement le Diable. Dites, il vous a donné du chocolat chaud à

vous aussi ?

— Ou-oui.

— Alors fuyez ou dans pas longtemps, il n’aura plus qu’à vous ramasser, endormies. Il y a

une plaque d’égout, tout au bout de la galerie. Ça mène du côté des friches, les eaux sales se

jettent dans la rivière. Ne vous souciez pas des autres portes, elles cachent les mêmes horreurs

que celles que vous venez d’ouvrir. Allez-y, soulevez la grille dans le sol et fuyez ! J’ai bien

essayé au début, mais il suffit de le voir, j’ai échoué. Foutez le camp les filles !

— Mais ! Mais toi !

— Je suis déjà perdue ! Mais pas vous ! Allez ! »

Vanessa saisit alors avec force la main de Tina et la tira vers le fond de la galerie en se

mettant à courir. Sa tête commençait sérieusement à lui tourner. Ce n’était plus qu’une ques-

tion de minutes avant que ses paupières ne se ferment, la rendant totalement vulnérable.

« Dès qu’on sort de là, on t’envoie des secours ! » cria la jeune fille à la malheureuse sans

yeux.

Cette dernière lui fit un sourire mélancolique et recula dans la pièce qui lui servait de cel-

lule, jusqu’à disparaître dans les ténèbres.

Merde, pensa soudain Vanessa. Je ne lui ai même pas demandé son nom…

*

« SALOPE ! Tu as parlé avec elles hein ? Tu leur a dis par où sortir ! J’aurais dû sceller

cette putain de plaque ! »

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Seul un rire moqueur lui répondit depuis l’obscurité de la pièce et Aleksander fulmina en-

core plus.

« Tu seras punie ! Si tu pensais qu’être aveugle était le pire que tu puisses avoir je… SA-

LOPE ! »

Aleksander perdait son sang-froid. C’était la première fois qu’il se faisait duper de la sorte.

La fille à qu’il s’adressait avait bien tenté de s’enfuir elle aussi l’année dernière, mais à ce

moment-là, il avait prévu le coup et l’avait vite rattrapée. Cette fois-ci, justement, rien n’allait

comme prévu. Ce putain de somnifère mettait un temps fou à agir et Aleksander se dit que la

prochaine fois – s’il y avait une prochaine fois – il utiliserait carrément un sédatif pour ses

patients et victimes. Il avait trop pris confiance.

« Manger ! dit soudain la bouche de Jacek.

— Ta gueule ! répondit Aleksander en crispant les poings. T’auras à bouffer quand tu les

trouveras et que tu leur arracheras la langue à ces deux garces ! Rattrape-les ! »

*

La grille était bien là, tout au bout de la galerie qui se terminait en cul-de-sac. Tina

s’agenouilla avec Vanessa et les deux jeunes femmes unirent leurs efforts pour dégager rapi-

dement la plaque en fonte, qui atterrit sur la terre avec un son mat.

« Allez ! lui dit Vanessa ? Tu passes la première !

— Tu es sûre ? Tu…

— Je t’en prie Tina, dépêche-toi.

— Elles sont LÀ ! Je vois leurs cheveux blonds ! » s’écria soudain Aleksander derrière

elles.

Tina n’hésita plus. Elle passa ses deux jambes par l’ouverture, regarda une dernière fois le

souterrain fétide qui avait dû voir mourir un grand nombre de tuberculeux par le passé, puis se

laissa tomber dans une eau glaciale qui annula pour de bon les effets du somnifère. L’eau fan-

geuse lui arrivait aux chevilles et elle pouvait voir, comme leur avait dit la fille aveugle, une

sortie quelques mètres plus loin, qui semblait effectivement déboucher sur des friches.

« Je vois l’extérieur ! exulta Tina. Vanessa, descends vite !

— J’arrive ! répondit son amie en passant elle aussi ses jambes par la petite ouverture car-

rée.

— On va s’en sortir ! J’en suis sûre ! On va…

— PUTAIN ! »

Le sang de Tina se figea instantanément.

« Quoi ? Vanessa !

— Je suis coincée ! répondit cette dernière. Ma robe s’est accrochée quelque part, je ne

peux plus bouger. Merde, merde et merde !

— Attends, je vais te tirer !

— Putain, non ! Dégage de là Tina ! Va chercher les flics !

— Jamais je ne te laisserais, tu m’entends ? JAMAIS ! On va sortir de là, à deux ! Je… »

Vanessa poussa soudain un cri effroyable qui se termina par un gargouillis ignoble et ses

jambes s’agitèrent dans le vide, comme si elle essayait de courir malgré son immobilisation

forcée.

« Ta copine à le sang bien rouge ! déclara alors Aleksander juste au-dessus de Tina. Ce

doit être un délicieux nectar à ingurgiter. Et quelle gorge tendre. Mon couteau y est rentré

comme dans du beurre… »

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Le cerveau de Tina fonctionnait maintenant à plein régime et, au lieu de rester paralysé

dans cette portion d’égout aux relents de pourriture, elle se dirigea le plus vite qu’elle put vers

l’ouverture de sortie d’environ un mètre vingt de hauteur.

Tu peux y arriver, se dit-elle alors que l’eau clapotait à chacune de ses foulées. Vanessa est

morte ? Mon Dieu, non, elle ne peut pas être morte. Ce n’est tout simplement pas possible !

Tu vas y arriver, Tina !

Et effectivement, elle y arriva. L’adolescente se pencha pour franchir l’ouverture, se déga-

gea de la petite cascade d’eau souillée qui allait se jeter dans un ruisseau en contrebas, puis

jeta un regard derrière elle : la maison – l’ancien sanatorium – d’Aleksander était là, au loin,

perdue dans la brume naissante de cette moitié d’octobre.

J’ai fait tout ce chemin là ? s’étonna Tina.

Puis elle regarda l’ouverture au milieu des broussailles – éclairée par un unique lampadaire

à arc de sodium – par laquelle elle venait de sortir.

Oui, j’étais vraiment sous terre dans ce couloir de l’horreur. Juste au-dessus de

l’évacuation des eaux usées de la ville. Et cette pauvre fille aveugle qui…

« Hey ! Tout va bien ? »

Tina pivota à toute vitesse vers celui qui venait de parler et sentit son cœur manquer un

battement.

« Ça va ? » répéta un jeune garçon avec une capuche grise sur la tête et une bombe de pein-

ture à la main.

Un tagueur. Je me demande si ces dessins sont bons ? pensa absurdement Tina.

Puis cette dernière tituba et, juste avant de s’évanouir, elle vit le garçon se précipiter vers

elle, l’air affolé.

*

Les bips réguliers de l’électrocardiogramme… La lumière aveuglante des spots au pla-

fond… Et les visages inquiets de ses parents assis à son chevet.

Tina se réveilla et agrippa le drap immaculé de son lit d’hôpital en gémissant. L’odeur

qu’elle avait senti dans la maison du vieux fou, était présente ici aussi.

« Oh ma chérie ! s’écria sa mère en se précipitant vers elle. Ma chérie, tu te réveilles en-

fin ! »

Son père, lui, fut plus mesuré. Il s’approcha doucement de Tina, un sourire bienveillant sur

le visage.

« Tu nous as fait une sacrée peur, tu sais. Le médecin nous a dit que tu étais tombée dans

une sorte de coma suite aux traumatismes que tu as subi. Bon retour parmi nous, ma puce.

— Va chercher le médecin, Jim, fit sa mère en désignant la porte de la chambre. Va le pré-

venir que notre Tina est réveillée.

— J’y cours », répondit son père en se précipitant dans le couloir de l’hôpital. Du vrai hôpi-

tal.

Tina se releva en position assise et massa ses tempes douloureuses en regardant tout autour

d’elle.

« Je… je suis restée longtemps dans ce… ce coma ?

— Deux jours », lui répondit sa mère en reniflant.

Tina écarquilla alors les yeux et saisit le bras de sa mère.

« Mais alors ! Personne n’a pu retrouver Vanessa ! La police ! Il faut qu’elle aille à cette

maison pour…

Page 19: Une friandise ou une farce. - data.over-blog-kiwi.comdata.over-blog-kiwi.com/1/38/00/98/20171031/ob_c4f875_version... · Il les toisa un petit moment et prit soin de bien arti-

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— Calme-toi, ma chérie, la coupa sa mère. Franck – celui qui t’a apporté jusqu’ici – a vu

d’où tu venais et il a lui-même prévenu les autorités. »

Une larme se mit à couler le long de la joue de sa mère.

« Hélas, reprit-elle. Quand la police est intervenue chez ce monstre, ils n’ont trouvé que

des corps. Le propriétaire s’était suicidé et avait supprimé sa… chose à deux têtes. Une

pauvre fille aveugle était morte aussi et… Oh mon Dieu, Vanessa était… était… »

La mère de Tina craqua soudain et se mit à sangloter bruyamment en serrant la main de la

jeune fille avec force.

« Nous avons eu tellement peur, ma princesse, tellement peur… »

Tina vint déposer un baiser sur la joue humide de sa mère et s’adossa à son oreiller.

« Eh bien, dit-elle d’une voix faible, je suppose que c’est terminé maintenant…

— C’est fini, oui. Mon Dieu, quand je pense aux parents de cette pauvre Vanessa… »

La porte de la chambre s’ouvrit soudain et un homme aux cheveux poivre et sel avec un

sourire avenant entra, le père de Tina sur ses talons.

« Voilà notre petite rescapée réveillée ! clama-t-il joyeusement en se penchant sur Tina. Je

vais t’ausculter, si tu me le permets. Tu es une fille très courageuse dis donc !

— M-Merci, répondit timidement Tina.

— Tu vas voir, intervint alors son père. Le docteur Bor est très compétent. C’est lui qui a

recousu ton cousin lorsqu’il s’était ouvert l’arcade.

— Oh, mon père était bien plus compétent pour ce qui était de recoudre, répliqua le méde-

cin. Je m’efforce juste de suivre ses traces… »

Le déclic se fit soudain dans la tête de Tina et elle eut l’impression qu’on lui versait un

seau d’eau glacé sur la tête.

Incapable de prononcer une seule parole cohérente, elle se contenta alors de hurler tout en

se griffant les joues, devant l’air ahuri de ses parents et du sourire, beaucoup moins affable

maintenant, du docteur Bor.

Fin

Romain. C