18
Monsieur Jean-Frédéric Schaub Une histoire culturelle comme histoire politique (note critique) In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 56e année, N. 4-5, 2001. pp. 981-997. Citer ce document / Cite this document : Schaub Jean-Frédéric. Une histoire culturelle comme histoire politique (note critique). In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 56e année, N. 4-5, 2001. pp. 981-997. doi : 10.3406/ahess.2001.279997 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2001_num_56_4_279997

Une histoire culturelle comme histoire politique (note critique)

Embed Size (px)

DESCRIPTION

UNE HISTOIRE CULTURELLECOMME HISTOIRE POLITIQUE(note critique)Jean-Frédéric Schaub

Citation preview

Monsieur Jean-Frédéric Schaub

Une histoire culturelle comme histoire politique (note critique)In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 56e année, N. 4-5, 2001. pp. 981-997.

Citer ce document / Cite this document :

Schaub Jean-Frédéric. Une histoire culturelle comme histoire politique (note critique). In: Annales. Histoire, Sciences Sociales.56e année, N. 4-5, 2001. pp. 981-997.

doi : 10.3406/ahess.2001.279997

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2001_num_56_4_279997

UNE HISTOIRE CULTURELLE

COMME HISTOIRE POLITIQUE

(note critique)

Jean-Frédéric Schaub

Depuis plus d'une vingtaine d'années, nombre d'historiens intègrent à leur travail la dimension discursive du monde social, dérivée à la fois du caractère discursif des moyens d'accès à celui-ci et de l'emprise des schemes cognitifs et expressifs du récit sur l'écriture de l'histoire. Aussitôt s'est posée la question de savoir si cette reconnaissance laisserait les historiens sans armes face aux offensives de tous les révisionnismes, et si elle les conduirait à une capitulation sceptique1. Le « tournant critique », dont le diagnostic fut naguère proposé, se présentait comme une anticipation sur les effets relativ is te s d'un « tournant linguistique » dont le succès semblait manifeste2. La prise de position sur le tournant critique invitait les chercheurs à fabriquer des instruments de vérification adaptés à la prise en compte du primat de la discursivité sur les phénomènes révélés par elle, sans laisser libre cours à Г arbitraire3. Il n'était cependant pas question d'instaurer un

À propos de Fernando Bouza, Imagen y propaganda. Capítulos de historia cultural del reinado de Felipe II, Madrid, Akal, 1998 ; Id., Comunicación, conocimiento y memoria en la Espaňa de los siglos xvi y xvn, Salamanque, Sociedad espanola de historia del libro/Sociedad de estudios médiévales y renacentistas, 1999 ; Id., Portugal no tempo dos Filipes. Politica, cultura, représentâmes (1580-1668), Lisbonne, Ediçôes Cosmos, 2000.

1. Joyce Appleby, Lynn Hunt et Margaret Jacob. Telling the Thruth about History, New York-Londres, W. W. Norton & Company, 1994. pp. 198-237.

2. « Histoire et sciences sociales : un tournant critique ? >v Annales ESC, 43-2, 1988, pp. 291- 293 ; « Tentons l'expérience », introduction collective au numéro, « Histoire et sciences sociales : un tournant critique», Annales ESC, 44-6, 1989, pp. 1317-1323 : dans le même numéro voir : Alain Boureau, « Propositions pour une histoire restreinte des mentalités », pp. 1491-1504 et Roger Chartier, «Le monde comme représentation -. pp. 1505-1520.

3. Bernard Lepetit et Jacques Revel, «L'expérimentation contre Г arbitraire », Annales ESC. 47-1. 1992, pp. 261-265.

981 Annales HSS, juillet-octobre 2001, n° 4-5, p. 981-997.

PRATIQUES D'ECRITURE

discours sur la vérité des événements et de leur interprétation, ce que, pourtant, les magistrats semblent attendre des historiens placés en position d'experts4.

Une des propositions fortes consistait à mettre l'accent sur la matérialité des documents — des sources — que mobilisent les historiens. De cette façon, la priorité théorique accordée aux modes d'énonciation des phénomènes historiques permettait d'échapper, de façon critique, aux dispositifs téléologiques (l'histoire comme histoire de la modernité) autant qu'au relativisme paresseux (la théorie de la modernité ravalée au rang d'artifice auto- légitimateur). Les divers types de dispositifs discursifs font ainsi l'objet d'une attention qui croise études des formes d'incorporation et de circulation, d'un côté, et production critique de l'interprétation, de l'autre.

De longue date, les hypothèses inscrites dans la « théologie politique » de Ernst Kantorowicz (et de Cari Schmitt) avaient placé le cérémoniel, la symbologie, les arts de cour au cœur de l'analyse sur la nature et les fonctionnements du pouvoir politique5. En dépit de leurs prolongements (diffusion de récits et de commentaires) et de leurs effets sociaux (apparition de corps de spécialistes), les cérémonies, en raison même de leur caractère dramatique, posaient la question difficile du public et celle de l'efficacité politique de la rareté. Or, la publicité s'accommode mal de l'exceptionnalité. On s'accorde aisément à considérer que la politisation des sociétés européennes, entre le Moyen Âge et l'époque des révolutions, s'effectue à travers l'incorporation par les sujets, individuels et collectifs, des valeurs et représentations grâce auxquelles les autorités politiques s'accréditent. Dans ce cas, les cérémonies royales (sacres, funérailles, lits de justice, entrées) ne permettent pas de comprendre comment la société des sujets devient publique et politique.

L'inventaire des « cérémonies de l'information » qu'a proposé Michèle Fogel6, la recherche d'Hélène Merlin sur les voies par lesquelles l'art dramatique met en scène la royauté en diffractant émergence du public et affirmation du particulier7, celles des historiens du domaine littéraire comme lieu d'expérimentation de la controverse et de lutte pour les places8, la recherche sur les grands programmes architecturaux, plastiques et musicaux qui, elle aussi, pose la question du public sans pouvoir la résoudre dans bien des cas9, l'exégèse des grands classiques de la philosophie politique

4. Yan Thomas, « La vérité, le temps, le juge, l'historien », Le débat, 102, 1998, pp. 17-36. 5. Signalons, pour mémoire, la précoce réception de ces problématiques dans le débat

intellectuel espagnol, notamment dans le segment anti-franquiste. Voir Manuel Garcia Pelayo, Obras Complétas, vol. II, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, 1991.

6. Michèle Fogel, Les cérémonies de l'information dans la France du xvf au xvm" siècle, Paris, Fayard, 1989.

7. Hélène Merlin, Public et littérature en France au xvn" siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; Hélène Merlin- Kajman, L'absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion, 2000.

8. Christian Jouhaud, Le pouvoir de la littérature. Histoire d'un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000.

9. Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999. On trouve un exemple d'analyse de programme pictural à propos de la galerie de Rubens consacrée à Marie de Médicis dans Fanny Cosandey, La reine de France. Symbole et pouvoir, Paris, Gallimard, 2000, pp. 333-360.

982

J.-F. SCHAUB USAGES POLITIQUES

— en contexte politique, en contexte textuel, en pure généalogie conceptuelle10 — , sont autant de démarches qui ont considérablement enrichi l'analyse des historiens des cultures politiques et habitent le paysage céré- monialiste. Reste que les objets qui se diffusent massivement dans les sociétés anciennes sont d'abord les manuscrits, les textes imprimés et les gravures, mais aussi les médailles, les monnaies, les inscriptions visibles dans les espaces communs. Avant toute approche analytique de tel ou tel corpus spécifique, une remarque synthétique s'impose : les effets de masse se trouvent de leur côté : la publicité est, à la fois, leur raison d'être et l'effet qu'ils produisent. Dans cette perspective, l'histoire politique et Г histoire culturelle deviennent impensables l'une sans l'autre11.

Les recherches de Fernando Bouza visent précisément à mettre en lumière la capacité de mobilisation massive des media à large diffusion (manuscrits, imprimés, gravures) par les autorités politiques ibériques à l'époque moderne12. Nous affranchissant des postulats dérivés de la mesure de l'analphabétisme, à l'époque contemporaine, il nous rappelle que les sociétés ibériques ont aussi été des sociétés de l'écrit, dès la fin du Moyen Âge. La manifestation de la majesté passe par des mises en scène, des programmes iconiques et textuels, une sacralisation imaginaire de la royauté. Cependant, comme le montre l'auteur, on ne saurait confondre l'effet produit par ces dispositifs et le système politique qui organise la vie des sociétés anciennes. En privilégiant l'étude des représentations du pouvoir royal, d'où qu'elles émanent, il découvre des pluralités, là où l'historiographie la plus convenue ne voit qu'une machine à fabriquer de Г unité.

Le domaine que Fernando Bouza a le plus étudié est l'espace culturel de la Monarchie hispanique à l'époque moderne. L'expérience historiogra- phique dont témoignent ses ouvrages peut apporter des éléments substantiels au débat qui s'est développé en France autour de Г histoire des cultures politiques. On le sait, la pauvreté relative du dispositif rituel était Time des marques de l'institution royale en Castille13. Malgré de puissants efforts pour nimber la royauté de sacralité au Moyen Age tardif14, l'absence de

10. Dans une abondante littérature, récemment publiée en France, on signalera un article et un livre qui ont suscité des débats particulièrement féconds : Marcel Gauchet, « L'État au miroir de la_ raison d'État : la France de la chrétienté », in Y.-C. Zarka (éd.), Raison et déraison d'État. Théoriciens et théories de la raison d'État aux xvie et xvne siècles, Paris, PUF, 1994, pp. 193-244 ; Michel Sénellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Le Seuil, 1995.

11. Voir l'essai convaincant de Pedro Cardim, « Entre textos y discursos. La historiografia y el poder del lenguaje », Cuadernos de historia moderna. 17, 1996, pp. 123-149.

12. Sur la question de la gravure et de ses fonctions politiques, voir le catalogue exceptionnel Los Austrias. Grabados de la Biblioteca Nacionál. Madrid. Biblioteca Nacional-Julio Ollero, 1993, en particulier Fernando Bouza et Elena Paez Rios. чч Grabar la historia. Grabar en la historia », aux pp. 13-23.

13. Teófilo Ruiz, « Une royauté sans sacre : la monarchie castillane du bas Moyen Age », Annales ESC. 39-3, 1984, pp. 429-453.

14. José Manuel NlETO Soria, Ceremonias de la realeza : propaganda y legitimación en la Castillo Trasiámara, Madrid, Nerea, 1993. Pour la couronne d'Aragon, voir Martin Aurell, <ч Messianisme royal de la Couronne d'Aragon (14e-15e siècles) ^. Annales HSS, 52-1. 1997, pp. 119-155.

983

PRATIQUES D'ECRITURE

sacre à l'époque moderne sépare l'expérience ibérique de celles de l'Angleterre et de la France, que Marc Bloch et Ernst Kantorowicz avaient explorées en suivant des démarches opposées. L'absence de cette cérémonie majeure et de la thaumaturgie n'exclut pas les royaumes ibériques (Aragon, Castille, Portugal) des autres attributs culturels repérés dans les royautés européennes.

Des ateliers de propagande qui n'ont rien à envier à ceux des cercles de légistes des rois de France15, une ritualisation de la vie de cour destinée à mettre en scène la majesté16, une culture des cérémonies monarchiques17, puis un investissement massif dans la commande de programmes iconographiques18, la précoce et abondante diffusion de représentations dramatiques prenant la royauté pour objet19 : autant d'éléments essentiels de l'histoire politique de l'institution royale dans le monde ibérique. Quant à la mobilisation politique de la spiritualité et de l'eschatologie chrétiennes, elle a pu s'opérer sans difficulté en dépit de l'absence de sacre et de rites magiques, dans la mesure où les rois castillans, aragonais et portugais, depuis le Moyen Âge, tiraient leur éminente légitimité de leur engagement — croisé — contre l'Islam, en péninsule puis en Méditerranée et dans l'Atlantique20. Ainsi l'absence de sacre ne se traduisait-elle pas par un véritable déficit de sacré, et la relative infériorité cérémonielle n'entraînait pas une moindre capacité de l'institution royale à s'accréditer auprès de sujets placés sous son autorité.

15. Par comparaison avec Jacques Krynen, L'empire du roi. Idées et croyances politiques en France, xme-xve siècle, Paris, Gallimard, 1993, voir José Manuel Nieto Soria, Origenes de la monarquía hispánica : propaganda y legitimation (ca. 1400-1520), Madrid, Dykinson, 1999.

16. Rita Costa Gomes, A corte dos reis de Portugal no final da Idade Média, Lisbonne, IFEL, « Memória e sociedade », 1995.

17. Javier Varela, La muerte del rey. El ceremonial funerario de la Monarquía espaňola (1500-1885), Madrid, Turner, 1990 ; Diogo Ramada Curto, « Ritos e ceremónias da monarquía em Portugal (séculos xvi a xvin) », in F. Bethencourt et D. Ramada Curto (dir.), A memória da naçâo, Lisbonne, Sá da Costa, 1991, pp. 201-265 ; Gérard Sabatier et Sylvène Edouard, Les monarchies de France et d'Espagne (1556-1713), Paris, Armand Colin, 2001.

18. Dans une historiographie devenue immense depuis une vingtaine d'années, retenons quelques travaux d'un seul auteur : Fernando Checa Cremades, pionnier de ce champ d'études en Espagne, Carlos V : la imagen del poder en el Renacimiento, Madrid, El Viso, [1989] 1999 ; Reyes y mecenáš. Los Reyes Católicos, Maximiliano I y los inicios de la Casa de Austria en Espaňa, Madrid, Ministerio de Cultura-Electa, 1992 ; Felipe II mecenas de las artes, Madrid, Nerea, 1992 ; Tiziano y la Monarquía Hispánica, Madrid, Nerea, 1994 ; Fernando Checa Cremades, Miguel Falomir et Javier Portús, Carlos V : retratos de familia, Madrid, Sociedad Estatal para la Conmemoración de los Centenarios de Felipe II y Carlos V, 2000.

19. Antonio Feros, « "Vicedioses pero humanos". El drama del rey », Cuadernos de historia moderna, 14, 1993, pp. 103-131.

20. Sur ce point, on se reportera aux essais rassemblés dans Alain Milhou, Pouvoir royal et absolutisme dans l'Espagne du xvf siècle, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1999 et Id., « Fronteras, puentes y barreras. Identidad hispano-cristiana y rechazo de lo semitico (siglos xv-xvti) », Cahiers du CRIAR, 18/19, Publications de l'université de Rouen, 2000, pp. 167-209.

984

J.-F. SCHAUB USAGES POLITIQUES

Les formes de la communication

L'histoire culturelle que construit Fernando Bouza peut être lue comme une histoire politique. En ce sens, ses démarches contribuent à nourrir le débat ouvert par le « tournant critique ». Il n'est pas inutile de rappeler, ici, que notre auteur s'est signalé comme le meilleur historien des institutions qui ont encadré l'union des couronnes portugaise et hispanique de 1580- 1640 et comme un connaisseur hors pair des sociétés aristocratiques espagnole et portugaise des xvie et xvne siècles. Attentif à la matérialité des textes, explicitant ses outils d'interprétation, il rejoint tous ceux qui s'efforcent d'abolir de façon critique les frontières dressées par les disciplines, entre univers de sources historiques et corpus des textes littéraires. La littérature n'est pas tenue ici pour un réservoir d'images, d'exemples ou d'illustrations, convertis en «documents pour l'historien», mais comme l'objet même d'une enquête qui cependant ne se donne pas l'histoire de la formation des genres et des styles littéraires pour objet. Ce faisant, il rejoint la cohorte toujours plus nombreuse des historiens qui se saisissent du domaine littéraire21. L'originalité de ses résultats réside dans le fait que Fernando Bouza associe au domaine littéraire hérité et véhiculé par Г imprimé les genres mineurs dont la trace peut être aussi bien l'imprimé que le manuscrit, et l'ensemble des procédés visuels destinés à circuler dans le monde social. Sans doute l'Espagne des XVIe et xvne siècles est-elle privée du toucher des écrouelles pour émerveiller le monde, mais elle a Don Quichotte, les bibles polyglottes d'Alcald et d'Anvers, les sombres tours de l'Escorial et les chroniques de ses rois pour imposer sa marque et fasciner son temps.

Coup sur coup, trois ouvrages de Fernando Bouza ont été publiés ces trois dernières années. Ils rassemblent une partie des textes de l'auteur, sur une décennie, d'autres seront signalés, chemin faisant. Imagen y Propaganda et Portugal no tempo dos Filipes sont des recueils d'articles et d'études portant sur la culture politique en Espagne autour de la royauté de Philippe II, et sur le même domaine portugais et castillan à l'époque de l'union des couronnes (1580-1640). Ils se recoupent donc partiellement et sont heureusement complémentaires. Ces brèves démonstrations, toujours saturées de références erudites dont l'auteur a l'élégance de ne jamais souligner qu'il s'agit de découvertes documentaires et d'hapax historiogra- phiques, ne sont pas la seule manière de Fernando Bouza. Il ne répugne pas à livrer la version plus pédagogique et synthétique de ses enquêtes, comme dans un long texte consacré à la majesté de Philippe II22. Le troisième ouvrage, Communicación, conocimiento y memoria, se présente comme un essai sur les modes de communication dans le monde ibérique au XVIe et xvnc siècles, et peut servir d'introduction et de guide de lecture pour les

21. Pour la France, voir un état des lieux du travail intellectuel eu commun conduit par les historiens et les littéraires dans le dossier « Littérature et histoire >•> présente par Christian Jouhaud. Annales HSS, 49-2, 1994, pp. 271-457.

22. Fernando Bouza, « La majestad de Felipe IL Construcción del inito real ». in J. Martinez Millán (ДгЛ La corte de Felipe II, Madrid, Alianza, 1994, pp. 37-72.

985

PRATIQUES D'ECRITURE

deux précédents23. La question des formes d'expression se compose autour du thème de la mémoire. La « trinité » expressive, communicative, « remé- morative » qu'explore Fernando Bouza se décline en trois domaines : lire et écrire, entendre, voir. L'auteur abonde dans le sens d'une critique de l'historiographie du XIXe siècle qui associe de façon mécanique écriture et rationalité (c'est-à-dire progrès), reléguant l'oralité dans la société rustique et populaire, et confinant l'image dans les registres — nécessairement réactionnaires ? — de la réforme catholique tridentine. Sans doute l'invention de l'imprimerie et la circulation accrue de la parole écrite constituent- elles des phénomènes fondamentaux. Mais, pour autant, on ne peut valider l'équation qui associe l'écrit à la Réforme et la Contre-Réforme aux arts visuels, ni l'analogie entre l'opposition oral/écrit et le clivage populaire/ aristocratique ou rustique/savant.

À ces deux propositions critiques, Fernando Bouza ajoute une réflexion sur le rapport de l'imprimé au manuscrit, dans l'ordre de l'écrit. Car si, en fin de compte — c'est-à-dire vu depuis son triomphe postérieur — , l'imprimé devient le mode d'expression et de diffusion de la rationalité philosophique et scientifique, les jugements portés sur lui demeurèrent longtemps fort contrastés. Sa formidable capacité à fixer événements et représentations ne suffit pas à établir sa supériorité dans le jugement. Le père jésuite Del Valle n'admirait-il pas la capacité des Indiens du Chili à remémorer mythes et histoire, dans un contexte culturel a-graphique ? L'histoire de l'action missionnaire offre, en effet, l'occasion de nuancer doublement les évidences hâtives. D'une part, le prêche s'accompagne d'une gestuelle, de modulations vocales que l'écrit est impuissant à rendre et, de plus, c'est le commentaire vivant des images présentes dans les sanctuaires qui donne les principales articulations du discours. D'autre part, en dépit de l'évocation convenue de ces hommes de Dieu partis armés de leurs seuls rosaires24, la catéchèse s'appuie sur des types simples, mais efficaces, d'objets imprimés.

Fernando Bouza repère tous les signes de méfiance à l'égard de l'écriture imprimée qui s'expriment dans les milieux lettrés. À l'authenticité du manuscrit s'oppose l'artificialité, quelque peu frelatée, de l'imprimé25. Le long cheminement technique et savant qui conduit l'œuvre de sa forme première jusqu'à la mise sur le marché du livre de librairie est semé d'embûches, depuis les erreurs de composition ou de foliotation, qui, une fois commises, se répètent mécaniquement sur tout le tirage. Si la création divine s'apparente à un texte sans faute d'impression, les livres que vendent les librairies sont rarement à l'image de celle-là. Dans les milieux les plus huppés, depuis des cercles courtisans aux réseaux aristocratiques provinciaux, le naturel affecté est en vogue au xvne siècle, comme dans la France de

23. Fernando Bouza, Del escrïbano a la biblioteca. La civilization escrita europea en la alta Edad Moderna (siglos xv~xvn), Madrid, Sintesis, 1992.

24. Fernando Bouza, « Contrareforma y tipografía. i Nada mas que rosarios en sus manos ? », Cuadernos de historia moderna, 16, 1995, pp. 73-87.

25. Fernando Bouza, « i Para que imprimir ? De autores, publico, impresores y manuscritos en el Siglo de Oro », Cuadernos de historia moderna, 18, 1997, pp. 31-50.

986

J.-F. SCHAUB USAGES POLITIQUES

Richelieu26. L'art du prote apparaît alors impuissant à restituer la spontanéité de la parole, contrairement au manuscrit. En outre, elle demeure incapable de traduire la diversité que ménage la variété des voix. Les correspondances et les traités de sociabilité élégante révèlent des trésors de nuances dans les jugements esthétiques portés sur les timbres, les intonations, Г elocution des personnages distingués. Tout ce monde de sensibilités est exclu de l'univers mécanique et ne trouve sa correspondance, très approximative, que dans le manuscrit original, en tant que garant d'authenticité.

Cependant, cette analogie spontanée n'est pas la source principale du prestige attaché à l'écriture manuscrite. Car la rationalité technique dans laquelle le texte imprimé est saisi ne se situe pas mécaniquement à l'opposé de Toralité du langage. Tandis que la ponctuation conventionnelle, adoptée par les imprimeurs, répond au rythme de Г elocution et de la voix, les textes manuscrits présentent une ponctuation plus arbitraire, souvent lâche, parfois absente, manifestant par là même une relation de distance par rapport à l'oralité2". Mais, dans ce domaine encore, les modes de distinction se situent exactement aux antipodes de la performance technologique attendue de la presse mécanique. Fernando Bouza montre que les personnages de la haute aristocratie tenaient pour un signe de distinction de mal former les lettres, afin qu'on ne puisse les confondre avec les secrétaires, copistes et autres « hommes de plumes » qui étaient à leur service. Cette rude écriture, si contraire à la lisibilité policée, était aussi une manière sophistiquée de dépasser l'affrontement topique des armes et des lettres, ou encore de la valeur et de l'office.

La civilisation de l'imprimé triomphant a fait oublier toute la solennité attachée à l'écriture manuscrite, dans une société qui dispose d'instruments d'expression aussi divers que les nôtres. Comme ce personnage d'Edith Wharton qui, pour examiner dans le miroir les moindres nuances de son visage, préfère l'éclairer à la lumière du bougeoir plutôt qu'à celle de l'électricité, les personnes de condition des xvf et xvne siècles pouvaient mobiliser divers registres : miser sur le manuscrit pour confier l'essentiel et recourir à l'imprimé pour diffuser l'accessoire. À une exception près, également étudiée ailleurs :s. les instructions rédigées par les hommes de cour, à l'intention de Г héritier principal de leur maison, demeuraient manuscrites. Ce refus de l'imprimé ne s'explique pas par la recherche du secret, car les instructions étaient abondamment copiées et circulaient assez largement. Le manuscrit mettait alors en scène l'intimité — en quelque sorte publique — des pères de la patrie et chefs des principaux états aristocratiques. En outre, l'expérience de cour, pensée en termes de bonheurs contrastés, d'avantages et de désillusions, avait un caractère cumulatif. Des

26. Marc Fumaroli, « Mémoires et histoire », in N. Hepp et J. Hennequin (dir.), Les valeurs chez les mémorialistes français du xvne siècle avant la Fronde, Paris, Klincksieck, 1978.

27. Roger Charter, « Histoire et littérature », in Id., Au bord de la falaise. L'histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris. Albin Michel, 1998, pp. 280-285.

28. Fernando Bouza, « Corre es decepción. Don Juan de Silva, coude de Portalegre », in J. Martinez Millán (dir.). La cone de Felipe II, op. cit., pp. 451-502.

987

PRATIQUES D'ECRITURE

additions et des corrections au manuscrit premier de l'instruction pouvaient ainsi intervenir, puisque l'œuvre copiée à la main demeure, par définition, ouverte.

Encore cette propriété plastique n'est-elle pas exclusive de la forme manuscrite. Le dispositif de la page imprimée ménageait un espace physique au commentaire — à la glose portée à la plume. Les annotations marginales, les réponses inscrites dans les blancs de questionnaires comme ceux qui servirent à confectionner les Relations géographiques de 1575, sont des pratiques d'écriture et de lecture qui manifestent à quel point la position du lecteur demeure active. L'attention portée aux usages de la lecture permet de se défaire de la vision de corps de doctrine fermés imposés par les maîtres de l'écriture à des sociétés passives, tenues de les incorporer sans réaction. Ce point est capital lorsque l'on enquête sur la production de la propagande d'Ancien Régime. À ces remarques, il faut ajouter que les compositions visuelles de la page — et du volume — imprimée sont très sérieusement prises en compte dans la stratégie discursive et commerciale de l'auteur et du libraire. Ainsi, la division entre logique de l'écrit et dispositifs visuels (ceux de tous les arts plastiques) ne résiste guère à l'examen29.

Reste, enfin, que l'histoire culturelle des formes de communication ne porte pas seulement sur des ouvrages saisis dans leur singularité, mais aussi sur des corpus, des catalogues, des collections, des archives. Une interprétation des textes qui ne tiendrait pas compte des logiques anciennes et modernes d'archivage et de conservation demeurerait incomplète, voire fausse. L'achat systématique de manuscrits rares (ceux de la bibliothèque de l'Escorial ou les papiers Colbert) par les bibliothécaires royaux sur toutes les places européennes, ainsi que la composition interne (classements, indexations) des collections sont des paramètres indispensables à l'ajustement du commentaire sur chacune des pièces. D'où l'importance que Fernando Bouza accorde à la production de miscellanea manuscrites, comme la collection de Gerónimo de Mascarenhas qui constitue l'un des joyaux du fonds des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Madrid. Ce faisant, le type de rapport à l'archive qu'il offre en modèle mérite qu'on s'y attarde.

La hiérarchie qui distingue les grandes institutions archivistiques (Siman- cas, Archivo Histórico Nacionál, Biblioteca de Palacio, Archivo de la Corona de Aragon, Archivo General de Indias) des centaines d'« archivillos » brouille les pistes plus qu'elle n'aide à orienter la recherche. En effet, de l'archive considérée comme monument dressé à la mémoire de l'institution royale, à l'archive particulière tenue comme signe fort de participation au monde du privilège, les logiques d'accumulation et de conservation ne sont pas fondamentalement différentes. Elles sont à la fois un signe et une mémoire vive de ce signe. En outre, en lisant bien, les affaires traitées par les magistrats des grands conseils, ministres et hommes de cour, dans leurs appartements ou hôtels, engendrent une documentation qui ne fut pas versée

29. Fernando Bouza, « Amor parat régna. Memória visual dos afectos na política barroca », in A. Barreto Xavier et alii, Festas que se fizeram pělo casamento do Rei D. Afonso VI, Lisbonne, Quetzal, pp. 7-26.

988

J.-F. SCHAUB USAGES POLITIQUES

de façon systématique dans les archives des couronnes de la monarchie. Il n'est pas exact que l'ensemble des archives sur les questions d'État soit disponible dans les institutions nationales, ni que les collections particulières ne conservent que la documentation du for familial. Même si l'on considère — de façon précipitée — la création d'archives de la royauté comme une manifestation précoce de la souveraineté, les modes anciens de distribution et de conservation ne permettent cependant guère d'identifier un espace public séparé du particulier. En revanche, il paraît plus assuré d'interpréter la monumentalité de ces réservoirs de mémoire, outre leur fonction jurispru- dentielle et pratique, comme une contribution à la construction de la majesté.

Ainsi, en dépit de l'impuissance de la royauté à imposer un monopole de l'archive sur les affaires la touchant directement, comme juge ou partie. la constitution des archives est une pièce centrale de l'histoire de l'émergence des États modernes. De même, l'architecture, interne par définition, de séries plus ou moins étanches est un chapitre essentiel de l'histoire institutionnelle de la royauté ancienne. Dans l'ensemble, notons-le, en Espagne et au Portugal, les dépôts ont conservé les classements anciens, nullement universels. Leur morphologie est, à elle seule, une image puissante et un outil du système institutionnel de l'Ancien Régime. Il en résulte que les classements des dépôts résistent aux questionnements trop violemment anachroniques. Cela signifie donc que l'historien sensible à ces questions, en apprivoisant le système de l'archive ancienne, fait déjà œuvre d'historien de la société politique pré-libérale. Cette conviction est de tous les travaux de Fernando Bouza, comme en témoigne l'attention extrême qu'il accorde aux recherches des archivistes tels Maria Luisa López Vidriero (Archivo de Palacio), Maria José Alvarez Coca (Archivo His tóri co Nacionál) et José Luis Rodriguez de Diego (Archivo General de Simancas), entre autres30.

Les formes d'accumulation des supports d'expression sont, de surcroît. diverses. La signification politique, la valeur sociale et le fonctionnement culturel — et professionnel — des bibliothèques, archives ou galeries de peintures varient selon les configurations. Aux deux extrêmes des usages particuliers, on compte des bibliothèques constituées en tant que signe d'appartenance aux cercles des personnes de condition, qui n'impliquent pas de pratiques de lecture, et des « bibliothèques d'office », plus ou moins spécialisées, dont l'utilité pour le jurisconsulte, le courtisan, le prélat, le poète sont aisément identifiables. Dans ce cadre, on ne saurait, à moins de se méprendre gravement sur les usages sociaux des xvie et xvne siècles, dissocier la bibliothèque de l'archive, les papiers conservés dans les coffres des miscellanées reliées et exposées, les in-folio monumentaux des feuilles volantes, les généalogies des portraits de familles ou des lettres d'anoblisse-

30. José Luis Rodrîguez de Diego (éd.), Instrucciuu para cl gobierno del Archivo de Simancas (сто 1588), Madrid, Ministerio de Cultura, Centra de Publicaciones. [1989] 1998 ; Id., v. La ťormación del Archivo de Simancas en el siglo xvi. Función y ordea interno », El libro aniiguo cspaňol, IV, Coleccionismo y bibliotecas (siglos xv-xvui). Salamanque, Sociedad espanola de historia del libro/Sociedad de estudios médiévales y renacentistas. pp. 519-557.

989

PRATIQUES D'ECRITURE

ment richement enluminées. Il y va, là encore, du métier de l'historien qui, pour éviter la méprise, se doit de ne pas vouloir choisir entre archive et bibliothèque.

La majesté ou la politique de l'expression

Dans la perspective que propose Fernando Bouza, la connaissance précise des usages attachés aux moyens d'expression constitue un objet suffisant et un moment indispensable de toute enquête sur les sociétés d'Ancien Régime. Sous l'apparence d'un ensemble d'études erudites et dont le périmètre peut paraître, à première vue, limité, la démarche de l'auteur est fortement prescriptive. C'est bien un modèle historiographique qui nous est proposé autour du croisement, posé comme indispensable, entre histoire de la culture et histoire de la politisation des sociétés anciennes. Alors que nous sommes trop habitués à associer les phénomènes de diffusion massive d'énoncés avec l'alphabétisation et l'industrialisation contemporaines, les recherches de Fernando Bouza portent, il y insiste, sur des phénomènes culturels de masse, eux aussi, à l'échelle des capacités de réception des sociétés anciennes. Deux terrains ont été explorés à travers des études ponctuelles et liées entre elles : la mobilisation des moyens d'expression pendant le règne de Philippe II et dans le cadre des relations luso-hispaniques aux xvie-xvne siècles.

Philippe II, roi attaché aux arts visuels de la réforme catholique, censeur implacable de livres suspects, fut aussi un homme de l'écrit, comme en témoignent les milliers de pièces d'archives portant sa marque autographe, mais aussi son intérêt pour l'accumulation bibliothécaire et pour l'entreprise libraire. Cette ambivalence fondamentale constitue le point de départ d'une réflexion sur les usages de la communication et la politisation de la société hispanique. Fernando Bouza suggère que l'augure de Victor Hugo : « ceci tuera cela », formule une fausse alternative, et que le livre n'est pas l'agent de corrosion de la cathédrale. La bibliothèque placée au cœur de l'Escorial en apporte une formidable illustration. Plutôt que d'opposer le monde de l'imprimerie et celui de la majesté, Fernando Bouza préfère se demander comment l'institution royale a converti la typographie en un domaine intégralement politique. Il montre l'intérêt passionné que le roi prudent attachait, par exemple, à la réalisation de la Bible d'Anvers, confiée à Benito Arias Montano et à l'éditeur Plantin. Le choix d'une place emblématique de la résistance catholique aux Pays-Bas pour produire un monument bibliographique de la réforme catholique n'est évidemment pas fortuit. L'année même de Lépante, Philippe II se consacre à « ses stratégies éditoriales » et fait part à l'entrepreneur anversois de ses désirs typographiques. Cet investissement scrupuleux jette une lumière singulière sur la correspondance de Christophe Plantin qui devient, du même coup, une source importante de l'histoire politique de la Monarchie hispanique.

Roi de la réforme catholique militante, Philippe II prend la tête de l'entreprise de reconquête dont la doctrine est définie par le concile de Trente et qui mobilise des moyens fortement contrastés. L' assumption, au regard

990

J.-F. SCHAUB USAGES POLITIQUES

du monde, de la fonction de Roi Catholique est un élément décisif du dispositif politique de légitimation et d'hégémonie culturelle qui place le roi de Castille et d'Aragon, au milieu de la confusion des temps, en surplomb par rapport aux déchirements européens. Cette bonne nouvelle hispanique est portée par la diffusion de textes et d'images qui concourent à la plus grande gloire du Créateur et du monarque. Rien ne serait plus vain, insiste Fernando Bouza, que de réduire la dimension ecclésiale de l'institution monarchique au statut d'instrument de coercition de l'imaginaire et d'outil cyniquement manipulé pour affermir une autorité consciente, en fait, de son immanence. Ce qui, pour un lecteur très postérieur, peut relever de la confusion des genres, notamment les registres politique et religieux, résulte pour les hommes des xvie et xvne siècles d'alliages reconnaissables comme l'expression de l'ordre social légitime. La réception de ces configurations était favorisée par des expériences telles que l'administration de secteurs essentiels de la vie commune par les membres du clergé, ou l'adoption de la posture sacerdotale par les laïcs de plume et de service mais surtout en raison du caractère ecclésial de la vie sociale. Dans ce cadre, l'accumulation de ressources symboliques par l'institution royale procède moins d'une tendance à la divinisation du roi qu'à l'affirmation de sa mission vicariale.

Mais la reconnaissance de Г eminence de la personne royale ne s'explique pas seulement par sa capacité à donner corps et doctrine à la « politique catholique ». Les stratégies d'exhibition de Philippe II, de ce point de vue, apportent des lumières particulièrement intéressantes. Comme le suggère l'auteur, la présence de l'écriture autographe à l'endos de milliers de pièces de correspondance est le complémentaire d'une mise en scène du retrait du roi, dans le secret feutré du cabinet. Les mystères de l'État sont incarnés par la soustraction du monarque au regard de ses sujets, tandis que les traces à l'encre laissées par sa plume affirment son omniprésence. De même, l'accumulation admirable des manuscrits, qui composent le fonds de la bibliothèque de l'Escorial, opère tout à la fois comme une réduction de la circulation libérale des pièces concernées et comme la première étape d'une politique d'édition destinée à diffuser les textes et à montrer ainsi qui maîtrise le procès de divulgation. Lorsque Philippe II demande que ses lettres de jeunesse cessent de circuler auprès des personnes de qualité de la ville de Tolède, lorsqu'il procède à la crémation régulière d'une partie de sa correspondance ou qu'il se donne les moyens de maîtriser les procédures d'archivage des papiers touchant sa couronne, le Roi Catholique construit « Sa Majesté » à travers une économie politique de l'expression. Tout comme l'auteur dépossédé de son manuscrit dès que les presses de l'imprimeur et les circuits du libraire se sont mis en branle, le monarque redoute que le mystère de sa majesté ne se dilue dans le commerce universel des textes et des opinions.

Nous sommes encore bien loin des temps de la critique, mais déjà l'occupation de l'espace de communication est un enjeu essentiel de la formation de l'institution royale. Rien ne serait plus déformant que de limiter l'intervention de Philippe à la dimension négative de la censure, de l'index et de la persécution des hérétiques. Car ce type de décisions est

991

PRATIQUES D'ECRITURE

accompagné d'une politique de diffusion, par tous les moyens, manuscrits, imprimés, gravés. C'est ici que les remarques répétées de Fernando Bouza sur l'abondance extrême des objets écrits et des images prennent tout leur sens. L'auteur propose, non sans humour, un indice inattendu du caractère massif des écritures, à savoir l'importance de la pratique de la crémation — festive, intime ou révoltée — des livres et des manuscrits, à la Saint- Jean, dans l'âtre familial ou dans les bâtiments pris d'assaut par les émeu- tiers. Face à cette immensité, l'inventaire des textes, pièces oratoires et images diffusés à tous les niveaux de la société, à partir de l'institution royale, devient impossible.

Le regard critique porté sur les objets et supports de cette impressionnante communication apporte un démenti ferme à l'usage ordinaire des sources comme vaste ensemble documentaire, plus ou moins indifférencié. L'exploration exhaustive des lieux de concentration de matériaux anciens, bibliothèques, archives ou collections, met en lumière le fait que l'institution royale ne jouit pas, en fait, d'un monopole efficace de la production des représentations. Non seulement il n'existe pas de contrôle intégral des conditions de réception des énoncés, mais encore le système de circulation de masse passe par une multiplication des pôles producteurs : milieux ecclésiastiques, oligarchies urbaines, réseaux nobiliaires, donneurs d'avis de tout poil (arbitristas), glossateurs tardifs, entrepreneurs de comédies, membres des académies poétiques. Il faut y ajouter, en identifiant les interactions possibles, le rôle simultané joué par la très large diffusion de pièces manuscrites orthodoxes, anodines ou franchement subversives, qui figurent en belle place dans les grandes collections qui nous sont restées. Bien entendu, les censures inquisitoriale et royale permettent de faire avorter la publication de textes jugés dangereux ou hétérodoxes. Il reste que, dans l'infinie diversité des nuances acceptables, les modes de représentation de la royauté et de la société se démultiplient de telle sorte que la prétention au monopole de la fabrique des représentations est aussi vaine qu'illusoire.

Les formes de dessaisissement que subit l'institution royale sont de nature très diverses. Les corps de ville, les chapitres, les familles assez puissantes pour pensionner et commander, tous ces acteurs font imprimer des ouvrages qui exaltent à la fois, dans un rapport de réciprocité tacite, leur position sociale et symbolique, et l'ordre politique et mystique qui en garantit la stabilité. Si le roi est fort de la fidélité de ces élites promptes à publier, c'est aussi parce qu'il accepte le rôle de garant de l'ordre provisoirement fixé qui leur convient. Mais elles ne sont pas seules à écrire ; d'autres, laissés pour compte ou hétérodoxes, ont déployé une ingéniosité et une alacrité dans la satire antimonarchique, difficilement compatibles avec le régime d'admiration imposée et de censure des esprits. Fernando Bouza fait ainsi sortir de la clandestinité, puis de l'oubli, des textes sur les derniers temps du règne, qui n'ont rien à envier aux lignes féroces de Brantôme ou aux quatrains vénéneux de Verlaine sur La mort de Philippe II. Mais les textes inadmissibles demeurent, bien entendu, à l'état de manuscrits, ce qui ne veut pas dire que leur diffusion ait été sans importance, mais qu'on en chercherait vainement la trace dans les fonds imprimés des bibliothèques

992

J.-F. SCHAUB USAGES POLITIQUES

nationales. Les postures les plus irrespectueuses ou la folle prétention de décrire les mystères de l'État à la place du roi devaient être étouffées dans l'œuf. Cependant, Fernando Bouza montre que le projet d'un monopole culturel total dans la main du monarque n'était pas réalisable, dans la mesure où la doctrine dominante, y compris au cœur de l'institution royale, définissait la société comme un agrégat de corps dotés de privilèges, c'est- à-dire de libertés.

Ainsi, il convient de s'interroger sur la pertinence du choix de la production culturelle comme test d'évaluation de l'affermissement de la monarchie. La création des archives de la couronne de Castille dans la forteresse de Simancas, près de Valladolid, et celles de la Torre do Tombo, à Lisbonne, répondent à des objectifs pratiques, mémoires vivantes au service des chancelleries et secrétariats du roi. Mais ces dépôts agissent comme monuments érigés à la gloire des monarques. Or, de quoi sont faits ces milliers de liasses où se presse l'archive de la royauté ? Des pièces qui ont été versées pendant la phase d'instruction de toute affaire soumise à l'examen des magistrats royaux, accompagnées, le plus souvent, de leurs avis motivés et contradictoires élevés à la connaissance du roi ; des comptabilités engendrées par les opérations financières de la Couronne articulant fiscalité et crédit ; des correspondances de grands aristocrates ; des rôles et registres grâce auxquels le monarque compte ses sujets, les exempte, les gracie ; des lettres de privilèges accordées aux plus méritants des vassaux, anoblissements ou désignations aux commanderies des ordres militaires ; des pièces nécessaires à la gestion du patronage ecclésiastique du roi sur de nombreux sanctuaires, maisons et diocèses ; des tristement célèbres archives de l'Inquisition ; de la correspondance diplomatique du roi. Cette masse impressionnante paraît accréditer, avant tout examen, la précocité d'un État bureaucratique royal dans l'Espagne du xvie siècle. Cette illusion peut être démentie par la fréquentation des autres réserves archivistiques contemporaines. La constitution d'une mémoire manuscrite de l'institution n'est en rien une spécificité de la royauté. Les justices seigneuriales, ecclésiastiques et urbaines ont engendré des papiers de même nature, et leur dispersion infinie dément une quelconque capacité de la monarchie^ à l'exclusivité dans ce domaine. Les comptabilités des villes ou des grands États nobiliaires, voire leur diplomatie particulière, présentent les mêmes caractères que les documents de la Couronne. Qui ne serait tenté, devant l'abondance et la nature des archives de villes comme Lisbonne, Seville ou Barcelone, de les imaginer comme d'authentiques villes-États insérées dans le territoire des couronnes ibériques, ou encore de considérer Tolède comme une principauté de l'Église ? La fréquentation des archives surabondantes des sociétés ibériques anciennes peut ainsi agir comme un antidote contre l'usage hâtif de la notion de souveraineté que pratique l'historiographie de l'absolutisme. Non seulement, la spécificité des institutions royales par rapport aux autres devient problématique, mais encore l'infinie multiplication du recours à l'écriture ne peut être tenue dans la main du roi. Reste, objectera- t-on, la capacité du roi à changer, par un miracle politique, la nature des personnes, faisant d'un roturier un noble, d'un nouveau chrétien un vieux chrétien,

993

PRATIQUES D'ECRITURE

d'un rustre un officier. Mais là encore, comme l'a montré Antonio Manuel Hespanha, il n'est pas jusqu'à l'« économie de la grâce» qui ne soit administrée, au détriment du roi, dans un système contractuel si contraire à la manifestation d'une hypothétique souveraineté31.

La curiosité inlassable de Fernando Bouza le conduit, d'institutions devenues nationales en archives particulières, à gommer les catégories mal définies de pouvoir public et de for privé. Pourtant, rien n'est plus éloigné de ses convictions que l'idée du caractère chaotique ou irraisonné de l'accumulation documentaire ancienne. Il communique au lecteur la conviction que des questions de tous ordres peuvent être posées, à partir de tous types de fréquentations bibliothécaires et archivistiques. Il procède, en acte, à une délocalisation généralisée des objets et des sources. Ses livres peuvent être également lus comme les pérégrinations documentaires d'un perpétuel découvreur. Où qu'il se rende, il déniche des pièces parfaitement inconnues sur le Portugal à l'époque de l'union dynastique qui, dans le contexte d'une relative pauvreté des ressources documentaires sur cette période, suscitent des révisions interprétatives fondamentales. Il ne s'agit pas là d'un vain exercice de collectionneur de raretés. La présence dans toute l'Europe de documents imprimés et manuscrits portant sur ce thème manifeste l'intensité de la circulation des informations, aux XVIe et xvne siècles. Ce faisant, il recentre la place de l'Espagne et du Portugal dans l'histoire européenne, en contribuant à un effort partagé de « désexotisation ». De ce point de vue, les peintures funéraires exposées à San Lorenzo de Florence pour célébrer les funérailles de Philippe II, en 1598, nous rappellent combien le Roi Catholique domine l'imaginaire et la politique européenne de son temps ; et, étant donnée la place centrale qu'elle lui accorde, cette série montre combien l'union dynastique luso-castillane de 1580 était apparue comme un tournant majeur dans l'histoire de cette époque.

A fortiori, la place accordée, en Espagne, à la couronne nouvelle venue dans la monarchie, le Portugal, fut-elle de premier ordre. Pour l'historiographie portugaise, les années 1580-1640 furent les « années espagnoles » du Portugal. Mais on a moins pris garde au fait que le xvif siècle et, plus largement, le Siglo de Oro des littéraires fut, pour l'Espagne, « un siècle portugais ». Sur ce point, les recherches d'histoire culturelle et d'histoire sociale conduites par Fernando Bouza s'articulent étroitement. Il n'a pas son pareil, après le maître Eugenio Asensio, pour reconstruire les voies d'accès des textes portugais auprès du lectorat castillan ou aragonais. Là encore, la combinatoire, pour être analytiquement utile, se doit d'être complexe : imprimés, manuscrits et images, emploi du castillan, du portugais, du latin, ou solutions mixtes, sont pris en compte pour restituer la densité des échanges culturels, dans toutes leurs gammes. En outre, il s'agit bien d'un siècle — voire davantage — , où l'interaction culturelle luso- hispanique n'est pas bornée par les dates de l'histoire institutionnelle. Les

31. Antonio Manuel Hespanha, «Les autres raisons de la politique. L'économie de la grâce», in J.-F. Schaub (éd.), Recherche sur l'histoire de l'État dans le monde hispanique, 15c-2(f siècle, Paris, Presses de l'École normale supérieure, 1993, pp. 67-86.

994

J.-F. SCHAUB USAGES POLITIQUES

presses Craesbeeck de Lisbonne sont les pourvoyeuses de dizaines de titres de première importance qui circulent en Espagne, y compris des textes fondamentaux de la littérature castillane, bien avant que la question de la succession de Sébastien n'effleure son oncle Philippe. À l'autre extrémité chronologique, la persistance auprès de Philippe IV d'une nombreuse noblesse portugaise demeurée fidèle à la maison de Habsbourg, après 1640, entretient la flamme de la culture lusitanienne en Espagne. Tout comme y contribuent les hommes d'affaires nouveaux chrétiens d'origine portugaise entrés au service des finances de Castille au milieu des années 1620 et actifs jusqu'à la fin du siècle ; ainsi que les petites gens qui, par milliers, sont venues du Portugal étoffer les réseaux mercantiles de Castille et d'Aragon, lorsque l'inquisition portugaise, au début du xvne siècle, déployait sa formidable capacité de nuisance. La circulation savante des textes et des images portugais n'est donc qu'un aspect d'un phénomène plus large d'établissement de puissants réseaux sociaux portugais en Espagne.

La sanction politique, union ou séparation, n'épuise pas la question de Г intercation luso-hispanique. La présence portugaise à la cour d'Espagne sous Charles Quint grâce à son épouse Marie de Portugal, le choix par le jeune Philippe II de favoris portugais (Diogo da Silva, Christovâo de Moura) précèdent l'union ; la désignation d'un Manuel Moura Corte-Real comme gouverneur des Pays-Bas du sud est postérieure à la séparation. Fernando Bouza enquête sur la société lusitanienne de Madrid au milieu du xvif siècle, quartier par quartier, en exploitant les rôles de la confrérie de Saint-Antoine- des-Portugais. Ce faisant, il reconstitue les sympathies comme les rivalités, les réseaux de fidélité bifides qui conduisent chez les Bragance comme dans l'entourage d'Olivares. Les archives notariales de Madrid livrent les secrets des familles qui mettent en relief toute la complexité de cette société. Ces maisons, ou plus modestement ces personnes, venues des villes portugaises pour s'établir à la Cour — et à Seville — , sont prises dans des dynamiques sociales et culturelles qui, au xvif siècle, n'exigent de personne l'explicitation d'une identité clairement définie, et ce d'autant plus aisément que ces immigrants reconnaissent un roi du Portugal qui, jusqu'en 1640 au moins, se trouve être également celui de Castille. Pas d'identité de type national, sans doute, mais, prévient Fernando Bouza, on ne peut pas, au risque d'alimenter les lieux communs nationalistes, passer sous silence les complicités ou les connivences qui découlent de l'appartenance à une même patrie d'origine, du partage d'une même langue maternelle, du passage par les mêmes collèges, de la communion à l'écoute des mêmes oraisons dans les mêmes sanctuaires, de la connaissance intime des généalogies affines et des blasons parents. Cela signifie aussi qu'il n'existe pas d'incompatibilité entre appartenance au royaume du Portugal comme patrie revendiquée et à la Monarchie hispanique comme théâtre du déploiement de l'histoire portugaise. À rebours, les recherches les plus récentes indiquent que la dynastie des Bragance n'a pas jugé que sa légitimité dépendait de sa capacité à évacuer la culture et les langues espagnoles hors du royaume de Portugal.

995

PRATIQUES D'ECRITURE

Fernando Bouza connaît l'histoire culturelle de l'institution royale en Europe ; il la complète par ses découvertes propres et la questionne. L'histoire symbolique de la royauté est-elle redondante par rapport à l'histoire politique ? Les statues équestres sont-elles la traduction de la capacité à aligner les fantassins, les gravures encomiastiques disent-elles, autrement, la même chose que la paperasse des bureaux du roi ? Si l'on n'y prend garde, tout l'effort qui a été consenti depuis longtemps pour interroger les cultures et les productions intellectuelles des sociétés anciennes, en particulier dans le domaine politique, risque d'être « retraité » comme manifestations du triomphe, beaucoup plus large, de la modernité monarchique. On ne niera pas leur contribution au procès d'incorporation par les sujets des valeurs incarnées par le roi, mais leur interprétation risque d'être durablement soumise aux schémas plus englobants de l'histoire politique selon laquelle, au temps de l'absolutisme, l'État moderne connaît en Europe sa première enfance. On postule alors l'État en double primat — logique et méthodique — : antériorité institutionnelle et priorité interprétative. C'est de cet enfermement tautologique que Fernando Bouza nous invite à sortir.

Une société politique qui ne sait pas penser la souveraineté, et qui ne peut sans doute pas la vouloir, s'y connaît en revanche fort bien pour exalter la majesté. Soumettre l'interprétation des représentations portant sur la royauté à la logique de l'histoire institutionnelle classique, c'est aussi une façon de confondre l'une et l'autre, souveraineté et majesté. Or, avec les études que nous venons de présenter, nous disposons de tous les instruments nécessaires pour éviter cette confusion. La démarche de Fernando Bouza consiste, en effet, à dresser un inventaire critique de tous les moyens par lesquels la majesté de l'institution royale s'est donnée à voir, à lire, à entendre, de montrer la richesse des méthodes mobilisées pour mettre en scène l'exceptionnalité de la maison du monarque. Ce faisant, il nous fournit aussi des éléments indispensables à toute approche critique du phénomène de production, de conservation et de publicité de l'archive, sous l'Ancien Régime. Mais, à mesure que nous voyons se déployer cette gamme étendue d'instruments, c'est la pluralité des modes de réceptions qui se révèle, c'est la diversité des acteurs et des lieux de production des textes et des images que l'on constate. Plus les moyens mis en œuvre pour diffuser l'image de la majesté sont imposants, plus le mirage d'un monopole de la communication paraît inatteignable. Il faut savoir gré à Fernando Bouza d'éviter toute forme de réduction de la multiplicité des voix à l'unité du son, ce qui est pourtant si difficile dans la recherche historique. Toutes les catégories traditionnelles du récit politique — l'État, la nation, la souveraineté — se trouvent fragilisées. En multipliant les contextes d'émission et de réception culturelle, il offre de parfaits exemples de discontinuités sociales et politiques que le discours institutionnel tend à — ou a pour fonction de — masquer. L'hypothèse de la formation de l'État moderne est rendue à sa dimension d'hypothèse, elle n'est plus la clef d'explication des phénomènes

996

J.-F. SCHAUB USAGES POLITIQUES

socio-culturels. Inversement, les profondes questions soulevées par Fernando Bouza sur les formes de communication sociale et politique qui travaillent dans l'Ancien Régime hispanique contribuent à formuler de nouveaux questionnaires sur l'évolution politique de l'Europe ancienne.

Jean-Frédéric Schaub EHESS

997