90

Une journée particulière - ekladata.comekladata.com/.../Une-journee-particuliere-Anne-Dauphine-Julliand.pdf · Anne-Dauphine Julliand Une journée particulière. Du même auteur

  • Upload
    ledieu

  • View
    213

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Unejournéeparticulière

LesÉditionsTranscontinentalTCMédiaLivresInc.5800,rueSaint-Denis,bureau900Montréal(Québec)H2S3L5Téléphone:514273-1066ou1800565-5531www.livres.transcontinental.ca

Pourconnaîtrenosautrestitres,consultezwww.livres.transcontinental.ca.Pourbénéficierdenostarifsspéciauxs’appliquantauxbibliothèquesd’entrepriseouauxachatsengros,informez-vousau1855861-2782(faitesle2).

CatalogageavantpublicationdeBibliothèqueetArchivesnationalesduQuébecetBibliothèqueetArchivesCanada

Julliand,Anne-DauphineUnejournéeparticulièreISBN978-2-89472-691-4

1.Julliand,Azylis.2.Leucodystrophieàcellulesgloboïdes-Patients-France-Biographies.I.Titre.

RC366.J8422013362.196'1540092C2013-940774-X

CetouvrageaétépubliéauxÉditionsdesArènessousladirectiondeJean-BaptisteBourrat,aveclacollaborationdeMaudeSapin.Révision:NathalieSawmyCorrection:DianeGrégoireConceptiongraphiqueintérieure:DanielCollett(InFolio)Impression:MarquisImprimeur–DivisionGagné

©ÉditionslesArènes,Paris,2013.

ImpriméauCanada©LesÉditionsTranscontinental,unemarquedecommercedeTCMédiaLivresInc.,2013,pourlaversionfrançaisepubliéeenAmériqueduNord.

Dépôtlégal–BibliothèqueetArchivesnationalesduQuébec,2etrimestre2013BibliothèqueetArchivesCanada

TOUSDROITSRÉSERVÉSToutereproductionduprésentouvrage,entotalitéouenpartie,partouslesmoyensprésentementconnusouàêtredécouverts,estinterditesansl'autorisationpréalabledeTCMédiaLivresInc.Touteutilisationnonexpressémentautoriséeconstitueunecontrefaçonpouvantdonnerlieuàunepoursuiteenjusticecontrel'individuoul'établissementquieffectuelareproductionnonautorisée.

LesÉditionsTranscontinentalremercientlegouvernementduQuébec–Programmedecréditd’impôtpourl’éditiondelivres–GestionSODEC.Nousreconnaissonsl'aidefinancièredugouvernementduCanadaparl'entremiseduFondsdulivreduCanadapournosactivitésd'édition.NousremercionségalementlaSODECdesonappuifinancier(programmesAideàl’ÉditionetAideàlapromotion).

Anne-DauphineJulliand

Unejournéeparticulière

DumêmeauteurDeuxpetitspassurlesablemouilléLesÉditionsTranscontinental,2012

ÀLoïc

L ASONNERIEDURÉVEILMONTED’UNTON.Ellesefaitinsistante.Ilaurafalluplusieursminutespourmetirerd’unenuitprofonde,lourdedemillerêves.J’auraisvouludormirjusqu’àdemain,enfouiesousmacouette.Jem’étireetfouilleledrapfroisséàmescôtés.Laplaceestvideetfroide.Loïc

estdéjàdebout.Jetendsl’oreille.J’entendscoulerletorrentdeladouche.Derrière mes paupières encore scellées défilent des lettres et des chiffres entremêlés. Mon esprit

ensommeillé les fait tourneret retourner lesunsautourdesautres,avantde lesassocierdansunordrelogique.Unedateapparaît:29février.Laréalitéprendforme.Noussommesle29février.Aujourd’hui,c’estl’anniversairedeThaïs.Mafilleauraiteuhuitans.Huitansdéjà,c’estirréel.Quefaitunepetitefilledehuitanslejourdesonanniversaire?Selève-t-

elleenchantant ?S’habille-t-elle enprincesse pour célébrer la journée ? Invite-t-elle des amies poursoufflersesbougies?Jeneverrairiendecelaaujourd’hui.LaviedeThaïss’estarrêtéeilyaplusdequatre ans.Quatre ansunquart très exactement.Laproportion s’est inverséediscrètement : son tempspassélà-hautestdésormaispluslongquesesannéesavecnous.Thaïsavécutroisanstroisquarts.Unecourteviequiachangélamienne.

Saphotonequittepasmatabledenuit.Je laretrouvechaquejourauréveil,assisedansl’herbe,sarobefuchsiaétaléeencorolle,unbiscuitdanssamainpotelée.Ellefixel’objectifensouriant.Sonregardestpétillant.Jelacontempleavecémotion,avantdeportermonregardsurlelivreposéjusteàcôtéducadre. Je connais chaque détail de la couverture, la plage àmarée basse, le ciel clair, la petite fillemarchantlatêtebaisséeverslesol,lesbrasécartésquicherchentl’équilibre,lespiedsnussurlesablemouillé.Jeprendslelivresansl’ouvriretlegardecontremoi.Jeconnaischaquephraseparcœur.Ellescontiennentl’histoiredeThaïstellequejel’airacontée.Ettellequejel’aivécue.

J’aicruque lebonheuravaitdésertédéfinitivementmavie,unenuitdedécembre, justeavantNoël,quandj’airecueillilederniersouffledeThaïs.Jen’aipasbesoindefouillerloindansmamémoirepourme rappeler ces heures sombres. Je n’ai pas besoin de creuser loin dans mon cœur pour revivre ladouleur.Lessouvenirssont là,àfleurdepeau.L’ombrequiavoilémesyeuxà l’instantdel’adieumelaissaitcraindreuneexistenceprivéedelumière.J’aipenséneplusjamaiséprouverlajoie.Quipourraitencorecroireaubonheuraprèslamortdesonenfant?Etpourtant…

Longtempsj’aicochédescases,avecplaisir.Dejoliespetitescases,biencarrées,biendéterminées.Jen’aipaseubesoind’établirlalistedessujets;nouslaconnaissonstousinstinctivement,elleestdictéeparl’inconscientcollectif.J’avaisdoncuneidéeprécisedetoutcequ’ilmefallaitpourêtreheureuse.Aufildemavie, j’aipointé lesdifférentes lignescommecellesd’une listedecoursesque l’onrayed’untrait de crayon : « Ça, c’est fait. » Il m’a fallu trente-deux ans pour noircir la plupart des cases. Jem’apprêtaisàentamerlalisteannexe,cellequiconcernelespluschanceux.Avantdem’apercevoirdelavacuitédecetteentreprise.J’aivalidésansdifficultélapremièrepartie,concernantl’enfanceetl’adolescence:j’aigrandidans

une famille unie, aimante, épanouissante. Jem’entendais bien avecmes frères et sœurs, j’aimaismesparents. J’ai suiviune scolaritépresque sansembûches.Bacenpoche, j’ai entrepris lesétudesque jesouhaitais faire depuis longtemps, pour devenir journaliste.Mon entrée dans la vie adulte n’a pas étécompliquée.Une foismondiplômevalidé, j’ai trouvéunposte dans un journal. J’ai ensuite rencontréLoïc,l’hommedemavie.Nousnoussommesmariés,nousavonseuunfilspuisunefille–lechoixduroi. Nous avons acheté un appartement, une voiture. Nous avions chacun un travail qui nous assuraitépanouissementpersonneletreconnaissancesociale.Ainsiserésumentlesgrandeslignesdetrente-deuxansdebonheur:enfanceheureuse,c’estfait;adolescenceassumée,c’estfait;étudesréussies,c’estfait;travailintéressant,c’estfait;mari,enfantsparfaits,c’estfait;appartement,voiture,vacances,c’estfait.

Bonheur,c’estfait!Voilàquiestbien,voilàquiestbeau,voilàquiestidéal.

Dansl’énumérationdescodesdelafélicité,lamaladie,lasouffrance,l’épreuven’ontpasleurplace,pasmêmeenfiligrane.Qu’estvenuealorsfairelàcettefaçonspécialequ’amafilledemarcher?Parceque Thaïs, du haut de ses dix-huit mois, ne marchait pas totalement normalement. Son pied pivotaitlégèrementversl’extérieuraumomentdetoucherlesol.Jem’ensuisaperçueunefind’étéenregardantl’empreintedesespassur lesablemouilléd’uneplagebretonne.Loïcetmoiétions justementen traind’énuméreravecsatisfactiontoutescescasescochées,d’envisageruntroisièmeenfantpourparfairenotrejoliefamille.J’aibaissélesyeuxversThaïsquiavançaitdevantmoi.J’airegardélatracedesespieds,cherchantàprovoqueruneémotionfièredemaman.J’aivulebourreletdesableseformeràl’extérieurde chacun de ses pas.Et je n’ai pas aimé ça.Avantmêmedem’inquiéter, cette démarchem’a déplu,instantanément.J’aivulà legraindesablequiallaitcoincer lerouagedenotrebonheursansfaille.Jevoulais queThaïs tienne ses promesses d’enfant parfaite, non qu’elle avance cahin-caha.Ce petit pasconfusallaitd’abordsemerletroubledansnotrequêted’idéal,avantdesouleverlatempête.

Ilsuffitparfoisd’uninstant,d’unmotseulementpourqu’uneviebascule.Cemot:«leucodystrophie».Cetinstant:celuidel’annonce.NotrepaisibleexistenceavoléenéclatslejourdesdeuxansdeThaïs.Dans une salle de consultation d’un service de neuropédiatrie, au bout d’un long couloir, à l’abri desregards, les médecins nous ont annoncé que notre fille était atteinte d’une leucodystrophiemétachromatique,unemaladieneurologiquedégénérative.Tropdemotsimprononçablesdansunemêmephrase…Sonespérancedevie serait courte et sonexistencedouloureuse.Aucoursdesmois àvenir,Thaïs perdrait progressivement tous ses acquis : lamarche, lamobilité,mais aussi la parole, la vue,l’ouïe…Puiselleperdraitlavie.Etcettedernièrephrasecommeunesentence:iln’yaaucunmoyendelaguérir,aucuntraitement.Aucunespoir.Lafindubonheur.Dumoinstelquejeleconcevaisjusque-là.

L ESCHIFFRESPHOSPHORESCENTSDURÉVEILmerappellentàlaréalité.Ilestgrandtempsdemeleversijeneveuxpasquetoutelamaisonsoitenretard.Jequitteàregretlachaleurdemonlit,enfileunpeignoiret sorsdemachambre.Un rayonde lumière jaune filtre sous laportedeGaspard.

J’entre.Aumilieud’un fouillisdecouette, j’aperçoisune tignassehirsute,unemainqui serreun livreouvert,etderrièredeslunettesàmonturesombre,deuxgrandsyeuxnoirsquicourentàtoutevitessesurlespages.Gaspardbouquinedéjàencetteheurematinale.Jepenchelatêtesurlecôtépourdéchiffrerletitresurlacouverture.Lasériedes«PetitNicolas»engloutie,Gasparddévoremaintenantdesromansd’espionnage.Jeluidisqu’ilestl’heuredeselever,enluiébouriffantunpeupluslescheveux.Gaspardsoupire.–Déjà?Jesuisenpleinsuspense.–Oui,déjàetvite.Ilesttard.Tuvasêtreenretardàl’école.–Maman,c’esthorriblededevoirallerenclasse.Jedétestel’école.La rengaine est tous les jours la même. Et je souris chaque matin en l’entendant. J’aime cette

protestationquotidienneparcequ’elleestdigned’unenfantdedixans.Den’importequelenfantdedixans.Cesdernièresannées,j’airedoutéqueGaspardnegrandissetropvite.Lescirconstancesfamilialesl’ontconfrontétôtàlamaladie,àlasouffranceetàlamort.Savisiondelavieenaétémodifiée.PourtantGaspardavancecommelagrandemajoritédesgarçonsdesonâge.Iln’apprécienil’écolenilesfilles,dumoinspourlemoment.Ilpréfèrejoueravecsescopainsousedéfoulersurunterrainderugby.Lesdifficultés de la vie n’ont pas privé Gaspard de son enfance. Il la vit pleinement, bien qu’il estimemaintenant avoir tournéunepage.Le jourde sesdix ans, il nous a annoncéqu’il rentrait dans lapré-adolescence jusqu’à ses douze ans. Ensuite de douze à dix-huit ans, il ferait sa « crise »…Voilà, leprogrammeestétabli.Noussavonsàquoinousen tenirpour lesprochainesannées.Comme toutes lesmamans, je n’ai nulle envie de me frotter à un fils en pleine adolescence, mais je suis heureuse deconstaterqueGaspardenvisagenaturellementcesétapes.C’estunsigned’équilibre.Unefoishabillé,Gaspardmerejointdanslacuisine.Loïclesuit,prêtluiaussipoursajournée.Chacun

s’assieddevantsonbol.Meshommessontpeuloquacesaupetit-déjeuner.Gaspardsesertunverredejusd’orangeetarrosesescéréalesdelaitfroid.Ildisparaîtensuitederrièrelepaquetcartonné,plongédanslesjeuxqueproposelamarque.Loïcremuesoncafé,sansunmot.Ilromptlesilencejusque-làperturbéseulementparlecraquementdespétalesdebléchocolatéssouslesdentsdeGaspard.–Gaspard,tusaisqueljournoussommesaujourd’hui?–Unjourd’école,commelesautres.–Oui,maisnoussommesle29février.C’estunedatespéciale.–Jesais,ellen’existequetouslesquatreans.D’ailleursjetrouveinjustequ’onaitclasseaujourd’hui.

Cettejournéedevraitêtrefériée.Iln’yapasderaisonqu’onnousrajouteunjourd’école,commeça.–Aujourd’hui,c’estsurtoutl’anniversairedeThaïs.–Ahoui,c’estvrai…Elleauraiteuquelâge?–Huitans.Unegrande,hein?LacuillèredeGaspardresteensuspensentreleboletsabouche.Sesyeuxseperdentdanslevague.Il

analysel’information.Iln’apasdesœurdehuitans.Iltented’imaginer,deseprojeterdansunprésenthypothétique.LacuillèrereprendsacourseetGaspardmeditenavalantsabouchée:–Maman, tu te souviensbiendeThaïs?Moi, j’ai l’impressiond’oublier sonvisage.Est-cequeça

t’arriveaussi?–Oui,monGaspard,çam’arrivetrèssouvent,etc’estnormal.Lessouvenirss’effacentavecletemps,

maislessentimentsrestent.Tout cela me paraît limpide aujourd’hui, mais je n’ose lui dire à quel point j’ai lutté contre cette

faiblessenaturelledelamémoirehumaine.Oui,onoubliemêmecequel’oncroitinoubliable.Mêmelestraitsdesonenfant, l’odeurdesescheveux, legraindesapeau.Onoublie,et l’onn’ypeutrien.Queleffroi lematinoù jemesuisdemandé :«Aufait,commentétaient sesyeux, savoix, lachaleurdesoncorps?»J’airessentiunsentimentdeculpabilité.Jepensaisquejedevaistoutfairepourempêcherletempsderecouvrirmamémoiredesesvoilesopaques,jusqu’àcequejeréalisequeThaïss’estompaitdansmes souvenirs,mais pas dansmon cœur. Lamémoire du cœur, c’est celle des sentiments. Cettemémoire-là ne souffre pas de l’érosion du temps. Elle est vive, intemporelle, inaltérable. En lamobilisant,jeconvoquedesimpressionsinscritesauplusprofonddemoi.Jeretrouvedemanièreintactece que j’ai ressenti avec Thaïs et pour elle. Et je savoure les instants magiques oùmamémoire merestitueavecfidélitéleparfumdeThaïs,lerefletdesesyeuxsombres,laprofondeurdesonsoupir.JepleurecommeuneMadeleinechaquefoisquemessentimentsressuscitentmessouvenirs.

«O NESTPARTI!»Loïcsonneledépart.Ildéposesonfilsàl’écolecematin,avantd’allertravailler.Ilme serre avec tendresse dans ses bras etme souffle à l’oreille : « Bon courage pour cette

journée, ma chérie. Je penserai bien à toi, et à elle. Il y a huit ans, nous avons donné la vie à unemerveilleusepetitefille.»Jemecollecontrelui,enfouismatêtedanssoncou,imbibesoncoldemeslarmes.Oui,unemerveilleusepetitefille…Gaspardfileselaverlesdents,lesmains,lemuseau,enfilesonmanteau,chargesonlourdcartablesur

sondosetsortdel’appartementencriant:«Bonnejournée,maman.Àtoutàl’heure.»Jemeprécipite,coincemonpieddansl’entrebâillementdelaporte,justeavantqu’elleneclaque.«Attends,Gaspard,tune m’as pas embrassée. » Gaspard soupire et fait la moue : « Maman, j’ai dix ans. Je ne vais past’embrasserchaquefoisquejesors.Lesbaisers,c’estpourlesbébés.»Mongarçonveutdéjàêtregrand.Pourtant,ilnes’écartepasquandjecollesurchacunedesesjouesdelongsbaiserssonores.Jelegardeunpeucontremoi,avantdeluirendresaliberté.«Bonnejournée,monGaspard.»Jelessuistouslesdeuxdesyeuxjusqu’àcequel’ascenseursereferme.Moiaussi,j’auraisvouluque

cettejournéesoitfériée,pourquenousrestionstousensembleenfamilleaujourd’hui.

Jerentredansl’appartementdésormaissilencieux.Toutestétrangementcalme.Jemeréfugiesousladouche et laisse couler longtemps l’eau chaude sur mes épaules, espérant dénouer enfin ces tensionsmusculaires récalcitrantes. Jem’enveloppeensuitedansuneépaisse servietteetquitte la salledebainvaporeuse.Dansmachambre,jemeplantedevantl’armoiregrandeouverteetcontempleavecperplexitélesvêtementssoigneusementpliés.Jesoupire:«Jen’airienàmemettre.»Maréflexionpeutparaîtreincongruepourquiconquejetteunœilauxpilesvertigineusesquiemplissentmonplacard.Pourtantjesuissincère.J’aiplusd’habitsqu’iln’enfaut,maisjen’airienàmemettreaujourd’hui,parcequejenevoispasquelletenuecorrespondàmonhumeur.Ehoui,monhumeurasescodesvestimentaires;jem’habilleen fonction demes dispositions du jour.Aujourd’hui, j’ai l’impression que rien dansmon armoire nereflètemonétat.Monmoralestinstable.Depuislespremièreslueursdel’aube,iloscilleentrelapeineetlajoie.Etilenseraainsijusqu’àlanuittombée.

J’avais pressenti, avant même la mort de Thaïs, que l’anniversaire de sa naissance serait plusdouloureuxàvivrequeceluidesondécès.Lesouvenirdujourdesamort,etplusencoreceluidesonenterrement,nemequittepourtantpas.Jerevoislecielbretoncouvert,l’hostilitédelanuitnoirequedestorches vacillantes éclairent faiblement. Je ressens le froid bruineux de décembre transpercer lesvêtementsjusqu’àenserrernoscorpsd’unegangueglacée.Jemeretrouveàgenouxdanslaterreboueuseetcollante,aupieddecetroubéantquiengloutitunepartiedemachair,ivredetantdelarmesetdecechagrinbu.L’évocationdecesmomentsresteàjamaisuneépreuve.LesouvenirdelanaissancedeThaïsestpeut-êtrepluscruelencorequandonlerelitàlalumièredes

événementsdesavie.J’aitoujoursrêvéd’avoirunefille.LavenueaumondedeThaïsm’acomblée.Cetoutpetitbébéportaitmillepromesseschèresàmoncœurdemaman.J’éprouvedésormaisdessentimentscontrairesenmeremémorantcettejournée.Touslesans,entrele28févrieretle1ermars, jepleureenmêmetempsquejesouris.Jepleurecesrêvesbrisésetcetteabsence.Jesourisenpensantauxmomentsvécusavecelle.J’auraisvouluqu’ellesoitenbonnesantéetqu’elleviveencoredelonguesannéesbiensûr,maisjeneregretteriendecequenousavonspartagé,cecœuràcœur,cetempsdeviesiriche.Etj’applaudisenmeremémoranttoutcequemafillem’aappris.Àl’instantoùj’aitenuThaïsdanslecreuxdemesbraspourlapremièrefois,jemesuisditquej’avaisdésormaisunealliéepourlavie.Pourlavie,non;poursavie,saviedetroisanstroisquarts.Etbienau-delàendéfinitive,carThaïsresteaujourd’huiencoremaprécieusealliée.

Jedécidedelaisserfairelehasard.Jefermelesyeuxetfouillelespilesdevêtementsàl’aveugle.Mes

mains choisissent desmatières plus que des formes. Elles jettent leur dévolu sur un haut en soie trèssimpleainsiqu’unpulld’unedouceurréconfortante.J’ouvrelesyeux;lehasardabienfaitleschoses:levioletdupullestlacouleurpréféréedeThaïs.Jecomplètelatenueavecunjean,desbottesàhautstalonsetdesbouclesd’oreillescoordonnées.Mevoilàenfinprêtepourvivrecettejournée!Àpeine ai-je fini dem’habiller qu’unevoixm’appelle dansmondos. Je souris avantmêmedeme

retourner.J’entendssespetitspiedsglissersurleparquet,jesenssonparfumd’enfant.Àlamusiquedesesmots,jedevinelesourirequiéclairesonvisage.Jem’accroupisetl’attireversmoipourl’enserrerdansmesbras,aussifortquejel’aime.Monpetittrésor…

–B ONJOUR,MAMAN.–Bonjour,monArthur.Tuasbiendormi.Ilesttard,tusais.

–Oui,j’aibiendormi,maisj’aifaitun«brouillard».–Un«brouillard»?Qu’est-cequec’est?–C’estunrêvehorribleavecdesmonstresetdesloups.Tuveuxquejeteraconte?–Oui,biensûr.Raconte-moitonbrouillard.Arthurselancedansundecesrécitspalpitantsdontluiseulalesecret.Auxmouvementsdesesyeux,

jedevinequ’ilbrodeaufuretàmesure.L’histoireestsansqueuenitête,maiselleestpeupléedebêteseffrayantes.Ils’arrête,presqueessouffléparsoninterminabletirade.–Tuasvu,çafaitpeur,hein?–Oui,très.C’estbienplusterrifiantqu’uncauchemar.–Qu’est-cequec’est,uncauchemar?–C’estcommeunbrouillard…–Commeun«groschemard»alors?–Presquecommeun«groschemard».Jesuisfaible.Jen’arrivepasàcorrigerseserreursdelangage,ses«gentifrice»,ses«petitjama»,

ses«éclamousser»,touscesmotsqu’ilécorche,déformeous’appropriedemanièreoriginale.Touscesmotsquimerappellentquemonpetitgarçonatroisansunquart,qu’ilparle,qu’ilmarche,qu’ilestenpleineforme.Qu’ilestmafolie.Oui,Arthurestmaplusgrandefolie.

Ilestbonparfoisd’aimeràperdrelaraison.Perdrelaraisonsansperdrelatête,maisenmettantentreparenthèses les raisonnements rationnels de l’esprit pour n’écouter que son cœur. L’envie d’un autreenfantnoustaraudait,Loïcetmoi,depuisuncertaintemps.NousnecherchionspasàremplacerThaïs–irremplaçableThaïs!Nousvoulionsjusteavoirunenfant,commelaplupartdescouplessommetoute.Cedésirmeminaitetm’attristaitparcequejelepensaisirréalisable.Laleucodystrophiemétachromatiqueest inscrite dans nos gènes. Nous pouvons la transmettre à chacun de nos enfants, dès sa conception.Aussi,lapeurdesouffrirànouveaumeverrouillaitleventre.Jenemesentaispascapabled’attendreunautrebébé. J’étaispétrifiéeetmalheureuse.Unmatin,Loïca trouvé lesmotspourme libérerdecettepeur.–Bon,sionessayaitdevoir lasituationautrement.Tesens-tucapabled’aimerunautreenfant?Te

sens-tucapabledel’aimercommeilestetdetoutfairepourlerendreheureux?Maréponsefutuncri:«Oui!J’ensuiscapable.Jenedésirequecela,aimeretrendreheureux.»–Alors,dequoiavons-nouspeur?

Neufmoisplustard,presqueunanjourpourjouraprèslamortdeThaïs,Arthurnaissait,enparfaitesanté.Nousavonssurpassénospeurs,nousavonsosélavie.Nosfamillesontapplaudilanouvelle,avecunenthousiasmeémouvant.D’autres,enrevanche,certainsprochesmême,n’ontpascomprisnotrechoix.Àceuxquinousdemandaient,incrédules:«Maiscommentavez-vousfaitpouravoirunautreenfant?»,nousrépondionsensouriant:«Nousavonsfaitcommetoutlemonde,dansl’intimité.»Laréponsenesevoulait pas seulement un trait d’humour ; c’était bien la réalité. La décision d’attendre un bébé nousappartient.Elles’inscritdansl’histoiredenotrecouple.Celanefaitenaucuncasl’objetdedélibérationspubliquesoud’unréférendum.Jamaisnousnenousjustifieronsauprèsdequiconqueduchoixd’Arthur.Nous ne pouvons pas même l’expliquer. C’est une folie, une belle folie, une folie d’amour. Et pourreprendrelaformuledeBlaisePascal,«lecœurasesraisonsquelaraisonignore».

–M AMAN,J’AIFAIM!Tumedonnesmon–chocolatetmestartines?

L’appétitd’Arthurm’arracheàmespensées.–Biensûr!Viens,jevaispréparertonpetit-déjeuner.Jel’installeàtableetposedevantluiunbolemplidechocolatfumant,deuxtranchesdepaincouvertes

d’uneépaissecouchedepâteàtartiner,unverredejusd’orange.Ilattrapelabouteilledelait,celledejus, le potdeNutella, la boîtede céréales et lesdispose en rempart devant saplace, comme tous lesmatins.Toutenavalantdegrossesbouchéesdetartine,Arthurreprendlerécitdesonrêve,avecencoreunpeuplusd’imagination.–Bonjour,Anne-Dauphine.Bonjour,Arthur.Thérèsevientd’arriver.Jen’aipasentendulaclétournerdanslaserrure,nilaported’entrées’ouvrir

etserefermer.Jemelèvepouralleràsarencontre.Enm’embrassant,ellemeserreunpeuplusfortdanssesbras,enmetapotantledos.–Çava?–Oui,çava.Ettoi?–Oui.Çavaaller.

VoilàplusdecinqansqueThérèsefranchitchaquejourdelasemaineleseuildenotremaison.Ellevientgarderlesenfants.Officiellement,samissions’arrêtelà,maisenréalitéThérèsefaitbienplusquecela.Elleprend soinde chacundenous.Elle adébarquédansnotre famille au cœurde la tourmente,aprèsl’annoncedelamaladiedeThaïs.Nousl’avonsaccueilliecommeunangeprotecteurtombéduciel.Elleestdésormaislegarantdel’équilibrefamilial.Combiendefoissaprésencenousaaidésànepasperdrepied.Elleagérélamaisonquandjen’enétaispluscapable,elles’estoccupéedeGaspardquandj’étais auprès de Thaïs. Et cela, sans jamais perdre ni sa patience, ni son sourire, ni sa sérénité. Satranquillitéd’âmeestunbaumeapaisantpourlesnôtres.

Arthur se précipite pour aller se coller contre ses jambes. Il tend déjà les mains vers elle, pourrecevoirluiaussisesbaisers.IlenroulesesbrasautourducoudeThérèseetappuiefortsabouchecontresesjoues.–Bonjour,Dada.Tout petits, alors qu’ils prononçaient à peine quelques mots basiques, les enfants ont commencé à

appelerThérèseainsi:Dada.Lesurnomnel’ajamaisquittéedepuis.C’estleurmanièrededonneruneplaceofficielleetpersonnelleàThérèse.ParcequeThérèsecomptecommeunmembredenotrefamille,danslecœurdechacunentoutcas.Pasdanslatête.NoussavonstousqueThérèseasaviesansnous,sesweek-ends, sesvacances, son indépendance.Noussavonsqu’ellevient iciparcequec’est son travail.Noussavonsaussiqu’unjourellepartira.Cettelibertéformel’équilibredenotrerelation.Onm’ademandéaucoursd’uneentrevuequelleétait lapersonneà laquelle jevoudrais ressembler.

Bien sûr, je rêverais d’avoir les yeux d’Elizabeth Taylor, le sourire de Julia Roberts, les jambes deCameron Diaz, la ligne d’Heidi Klum, la grâce d’Audrey Hepburn, l’intelligence deMarie Curie, letalentdeCamilleClaudel.Biensûr.Maisaucunedecesfemmesn’estmonmodèle.Aussiai-jerépondusanslamoindrehésitation:Thérèse.JevoudraisressembleràThérèse.Poursasimplicité,sadiscrétion,sabonnehumeur,saconstance,sacapacitéàaimer,sonattentionauxautres,savolontédecréerdesliens,sonsoinàbienfairetouteschoses.J’admiretoutessesqualitésainsiquecettefaçonqu’ellead’aimercequ’ellefaitavantdefairecequ’elleaime.ThérèseprendArthurparlamainetl’accompagnefinirsonpetit-déjeuner.Àelleaussimaintenant,il

raconte son«brouillard»,dansuneversionencoredifférentede lamienne.Enmepréparantuncafé,

j’annonce àThérèseque je ne travaille pas aujourd’hui, journée spéciale oblige.Arthurn’ira pasnonplusàl’école.Ilseremettoutjusted’unebonnegrippedesaison.Àbienyregarder,ilal’airengrandeforme, mais il n’est qu’en première année de maternelle*. Sa journée d’absence ne lui sera pasdommageablepourl’avenir.C’estpeut-êtreunprétextedemapartpourlegarderàlamaison,commeunelouvequineveutpasvoirs’éloignersespetits.Surtoutunjourcommeaujourd’hui.

–EtAzylis,medemandeThérèseenbeurrantunetartine,elleestréveillée?–Non,pasencore.Ellerécupère,elleétaitfatiguéehiersoir.Jevaisallervoirsitoutvabien.Jequittelacuisine,traversel’appartement,approchedesachambre.Jem’arrête,collel’oreillecontre

la porte, écoute. Pas un bruit. Je tourne la poignée discrètement et entre sur la pointe des pieds. Lalumièreducouloir sortdoucement lapiècede l’obscurité et créedesombres légères. Jedistinguemafilledansceclair-obscur.Enm’approchant,j’aperçoissesgrandsyeuxouverts,sabouchedéjàsouriante,lablancheurdesespetitesdentsd’enfant.Azylisestréveillée.Elles’étireautantqu’ellepeut.Jeréalisealorscommeelleagrandi.Sonlitserabientôttroppetit.J’ouvresesmains,dépliesesdoigts,lesmêleauxmiens. «Coucou,ma princesse. Je suis contente de te voir. » Son doux sourireme répond. Je lasoulèveetlaprendsdansmesbras.Jemeréjouisdesentirqu’elleaencoreprisdupoids.

Dansquatremois,jourpourjour,Azylisaurasixans.Sixans,c’estmerveilleuxd’avoirunepetitefilledebientôtsixans.J’imaginedéjàsesyeuxbrillantsdevantlescadeauxenrubannés,sonsourireradieuxen nous entendant chanter, son visage illuminé par les bougies plantées sur le gâteau au chocolat, sonpréféré.Jevoissesjouessegonflerpoursoufflerlesflammesdansantes.Etjesaisdèsàprésentqu’ellen’arriverapasà leséteindre.Jesaisaussiquecette impuissancenegâcherapassa joie,ni lanôtrecejour-là.Le29juin,Azylisnesoufflerapastouteseulesessixbougies.Lematinmême,noustireronsàlacourtepaillepoursavoirlequeld’entrenousl’aidera.Lesgarçonssedisputerontsansdouteceprivilège.Moi, je croiserai les doigts dans le dos pour que le sort me désigne. J’aime fêter les anniversairesd’Azylisetvoirlenombredebougiesaugmenterchaqueannée.J’aitellementcraintquecelanesoitpas.Azylis avait une semaine à peine lorsque nous avons appris qu’elle était malade. Une toute petite

semainedevie,troppeudejourspourcomprendre.Nousétionsencoresouslechocdel’annoncedelamaladiedeThaïs,déjàpréoccupésparl’apparitiondenouveauxsymptômes.Azylisavulejouraumilieudecette tourmente.Sanaissance futpournouscommeuneéclairciedans la tempête,une trêvedans labataille,uninstantprécieuxoùletempssuspendsoncours.Ilafalluquelquescourtesjournéespourquelesmédecinsfassentlestests,vérifientlesrésultatsetnousannoncentquenotrebébéétaitluiaussiatteintd’uneleucodystrophiemétachromatique.Est-ilnécessairederevenirsurcechoc?Faut-ilseremémorerànouveaulesparolesprononcées,les

silences ? Faut-il revivre la détresse, la peur et l’obscurité de cette journée ?Lesmots existent pourraconter, pour exprimer ce que nous avons ressenti,mais je n’ai nulle envie de les convoquer. Je lesgarderaienfouisenmoi,profondément,commeonlefaitpourunsecret.C’estsansdouteleplusintime,carc’estceluideladouleur.

Thérèseentreàsontourdanslachambre.Azylissouritunpeuplusencoreenlavoyants’approcher.Leur complicité à toutes lesdeuxn’apasd’égal.Elles se connaissent et se comprennentparfaitement.Elles sont arrivées dans notre famille presque enmême temps. Thérèse a suivi de près la naissanced’Azylis, l’annoncede samaladie et la suite.Cette suite inattendue, cette aventure folle dans laquellenousnoussommeslancés:lagreffedemoelleosseused’Azylis.Dansl’élandesmauvaisrésultats,lesmédecins qui s’occupaient de nous, grands spécialistes de la leucodystrophie, ont évoqué cettepossibilité.Lagreffedemoelleosseuseétaitnotreseulechance,uninfimeespoirdeguérirnotrebébé.Elle,sipetite,neprésentaitencoreaucunsigneapparentde lamaladie,pasdepiedqui tourne,pasde

mainquitremble,pasdemotsquibafouillent.Nousavionsletempspourtenterquelquechose,cetempsquinousmanquaitpourThaïs.

Nousavonsaccepté,sanssavoiroùl’expériencenousmènerait.Ellenousa,dansunpremier temps,conduits deParis àMarseille, dans le service de greffe d’un grand hôpital local. Sans l’ombre d’unehésitation,Thérèseatoutquittépournousaccompagner.Elles’estinstalléeavecnous.Elleestrestéetoutle temps de notre épopéemarseillaise, quatre longsmois. Elle a espéré et tremblé avec nous. Elle apleuréets’estréjouieavecnous.Etcontinuedelefaireaujourd’huiencore.

*EnFrance,lamaternelledébuteàtroisans.

L E BAIN EST PRÊT. Thérèse a fait couler l’eau à bonne température, versé une huile parfumée,installéletransataufonddelabaignoire.ElleydéposeAzylisquitrépigned’impatience.Ellenemanqueraitpourrienaumondesonbainmatinal.Il luipermetdebiencommencer la journéeet

chasselesraideursd’unenuitimmobile.L’eauladélivredupoidsdelapesanteur;sesbras,sesjambessedélientalorset retrouventunpeude leursouplesse.Azylissavourecemomentdedétente.Thérèse,Arthuretmoipartageonssonbonheur,toustroispressésautourdelabaignoirecommeautrefoisàlacourduroi.Azylis n’est pas guérie. Elle ne le sera sans doute jamais. Nous avons cru à sa guérison pourtant,

longtempsaprèsl’intervention.Jusqu’àcequesonpetitpiedsemetteàtraîner.Jusqu’àcequesamarcheralentisse.Jusqu’àcequel’onserendeàl’évidence:Azylisesttoujoursmalade.

J’ai toujours au fond de moi la citation du professeur Jean Bernard, cancérologue émérite etacadémicien:«Ajouterdelavieauxjoursquandonnepeutplusajouterdejoursàlavie.»Cettephrasenousasauvéslorsdel’annoncedelamaladiedeThaïs.Ellenousaremisenroute,ennousmontrantuncheminàsuivre:celuiduquotidien,del’instantprésent,del’action.Unejournéecommeunevie…LesparolesduprofesseurBernardcontinuentàrésonnerenmoiaujourd’hui.Lagreffeapermisd’ajouterdesjoursàlavied’Azylis;elleamodifiélecoursdesonexistence.Maisellenel’apassauvée.Àdix-huitmois,Azylisétaitunepetitefillevive,éveillée,épanouie.Nulnepouvaitsoupçonnertoutcequ’elleavaitendurédurantsapremièreannée.Ellen’engardaitaucuneséquelle,sicen’estunmanqued’appétitetunpoidsunpeuléger.Riendegrave.J’aisurveilléavecattentionsespremierspas,guettantlemoindresignedesamaladie.Unjour,elles’estlancée.Elleamarché,normalement.Etj’aicessédetrembler.Puissonpieds’estmisàtourner.Etj’aicesséd’ycroire.

Avant ces événements, je n’avais jamais entendu prononcer le nom de leucodystrophiemétachromatique. J’ignorais tout de cette pathologie, jusqu’à son existence. Les médecins nous ontexpliqué cette «maladie neurologique génétique dégénérative et incurable » et sa cause : une enzymemanquante. Une seule, toute petite, au nom improbable elle aussi, mais sans laquelle toute la bellemachine qu’est le corps humain se coince et se détraque. Sans cette enzyme, lamyéline, la gaine quientourelesnerfs,sedéfaitpetitàpetitcommeunfilélectriquequel’ondénude.Etsanslamyéline,lesnerfsnesontplusenmesuredetransmettrel’informationducerveaujusqu’auxmuscles.Lemals’attaqued’abordàlamotricitéavantdetoucherlesfonctionsvitales.Aujourd’hui, je connais cettemaladie, bienmalheureusement. Je l’ai vécue avecThaïs. J’ai vu ses

capacités et ses sens la quitter. J’ai redouté chaque étape et chaque déclin. Je savais ce qui allait sepasser.Danslecasd’Azylis,jenesaisrien.Personned’ailleursnesaitplusrien.Nilesmédecins,nilesspécialistes, ni aucun professionnel. La greffe demoelle osseuse a changé le cours des choses.Noussommesintervenusdansleprocessus.Lamaladienesedéveloppepluscommed’habitude.Nousavonsperdunosrepères.LorsquenousavonsdéceléchezAzylislespremierssymptômes,presquedeuxansaprèslagreffe,nous

avonsconsultéenurgencel’équipequilasuit.Nousvoulionssavoircequecessignesauguraient.Nousavonsalorsentenduuneréponsepeucourantedanslabouched’unmédecin:«Jenesaispas.»Eneffet,AzylisestlepremierenfantenFrancegrefféaussijeunepourcetypedepathologie.Lessoignantsn’ontpaslereculnécessairepoursavoircequel’avenirluiréserve.Ilsouvrentlesportesenmêmetempsquenous et découvrent avec nous les effets de l’intervention. Nous partageons les mêmes espoirs et lesmêmesdéceptions.J’auraisvouludesréponsessûresetprécisesànosinterrogations,mais jesaluelasimplicitédeces

médecinsquiavouent sansdétour les limitesde leur savoir. Ilsnenouscachentpas lavérité. Ilsnousinforment de ce qu’ils savent et reconnaissent ce qu’ils ignorent. Notre confiance en eux s’en trouve

grandie.Mais comme il estdifficiledenepas savoir.Peut-êtremêmeplusquedeconnaître lavérité.AvecThaïs,noussavions.Noussavionsquenousn’avionsaucunepossibilitédelasauvernimêmedeprolongerun tantsoitpeuses jours.Nousavonsdoncrassemblé toutesnos forcespour l’accompagnerpendantlesquelquesmoisqu’illuirestaitàvivre.

La situationn’estpas lamêmepourAzylis.Nousne savonspas si lamaladiepoursuivra soncourslentement,inéluctablement,ousiellesestabilisera.Azylisaura-t-elleuneviecourteelleaussiouvivrat-ellelongtemps?Jevoudraissavoirpourmieuxmepréparer.Onnes’entraînepasdelamêmefaçonpourcourirunsprintouunmarathon.Aussi,plusquejamais,jemeconcentresurlajournéequivient.J’avanceunjouraprèsl’autreauxcôtésd’Azylis.Jevisaujourd’huipourmieuxpréparerdemain.Carseull’avenirnousdiracequeserasavie.Maissavies’écritauquotidien.

JeregardeAzylisjouerdanssonbain,allongéedansuntransatspécialementadaptépourl’occasion.Jenoteseseffortspourattraperlepetitbateaurougeetleplongerdansl’eau.J’entendssonrirequandelleyparvient, encouragée par les applaudissements de son frère. Et jeme demande : que reste-t-il de nosespoirs?

Desespoirsdeguérisonnourrispendantleslongsmoisquiontsuivilagreffe,ilneresterien.Àpeinedes souvenirs.Tout juste une vague impression.En revanche, l’espoir de voir notre fille heureuse estintact.Etplusencore : il s’estavéré. Je le réalise tous les joursdans lesourireavec lequelellenousaccueille à son lever et celui qu’elle nous laisse pour la nuit, à l’heure du coucher. CommentAzylisfaitelle pour être aussi heureuse ? Son quotidien est difficile depuis l’aube de sa vie.Ellemène sanscessedesbatailles,acceptelesdéfaites,remportequelquesvictoires.Jecroisquelesecretdecesourirelumineuxremonteàsestoutpremiersjours,àl’instantoùnousavonsdécidédetenterlagreffedemoelleosseuse.

L E PROFESSEUR TERMINE SA PHRASE, l’une des plus longues qu’il ait jamais prononcée en notreprésence. Iln’estguèreprodigueenparolesd’habitude. Ilprend le tempsdenousexpliquer leprocessusdelagreffedemoelleosseuse,lesbienfaitsattendusetlesrisquesencourus.Ilbalise

lesujetpourquenousdécidionsenconnaissancedecause.Loïcetmoiaurionspréféréavoirunebouledecristal pour lire l’avenir et éclairer notre choix. Nous n’en avions pas. Une seule et unique questionimportealors:auvudel'informationquenousavonsetdevantlasituationquenousrencontrons,quelleest aujourd’hui la meilleure décision à prendre ? Pas demain, pas plus tard, mais aujourd’hui. Nousn’avonsguèredetempspourréfléchir.Nousn’enavonspasbesoindetoutefaçon.Notreréponsejaillitspontanément : nous tenterons de soigner notre fille.Cela peut paraître évident lorsque l’on n’est pasdirectementconcernéparlaquestion.Çal’estmoinsquandonentredanslevifdusujet.Lemédecinnousprévient : la greffe peut être fatale à Azylis, du fait des suites de l’intervention ellemême. Elle peutégalementbiensepasser,s’avérerd’unegrandeefficacitéetguérirAzylis.C’estcequenousespéronstous.Ellepeutaussimodifierseulementpartiellementlamaladie.Nousacceptonsdecourircesrisques.Justeaprèsce«oui»ditd’uneseulevoix,unpeutremblante,Loïcetmoidélaissonslemédecin,déjà

occupéàpasserdescoupsdetéléphonepourmettreleprocessusenmarche.Nousnouspenchonstouslesdeux au-dessus du couffin dans lequel dort notre bébé.Onpourrait croire à deux bonnes fées, venuesdispenserdonsetmerveillessurunnouveau-né.Je rêveà l’instantmêmed’unebaguettemagiquepourdonneràmafillel’enzymevitalequiluimanque…Aulieudecela,nousnousapprochonstoutprèsdesonvisageendormi.Jesenssonsoufflepaisibleetretienslemienpourluidire:«Azylis,nousvenonsd’apprendrequetuesmaladeetnousavonsdécidédetenterl’impossiblepourtesoigner.Nousvoulonstedire,avant toutechose,quenous t’aimons.Noust’aimonsquoiqu’ilarriveetquellequesoit tavie.Noust’aimonspourcequetues,petiteprincesse.»Lascènes’estdérouléevoilàbientôtsixans.Tantdechosessesontpasséesdepuis,dequoiremplir

plusieursvies.Maisdepuiscettedate,chaquejoursansexceptionjemepenchesurAzylispourluidirequejel’aime,quejel’aimecommeelleest.Jeleluidisd’untonunpeutropfortquandjesuislassedecetteviecompliquéeparlesdifficultés.Jeleluidisentremblantquandj’aipeurdecequel’avenirluiréserve.Jeleluidisdansunmurmurequandl’émotionétouffemavoix.Jeleluidisavecunbaiserdepapillon,cedouxclignementdescilssurlajoue,quandl’amourmesubmerge.Quellequesoitlamanière,jeluirépètetouslesjourscettedéclarationd’amour.Etchaquejour, jevoissonsourires’illuminerunpeu plus. Parce qu’elle est assurée de notre amour inconditionnel. N’est-ce pas la plus belle façond’aimersonenfant:aimersanscondition,justeaimer?Laplusbellefaçon,maispaslaplusévidente…Ilm’afalluconnaîtrelafragilitédeThaïset,plusencore,celled’Azylispourlecomprendre.

Je me souviens de la fierté ressentie quand Gaspard, du haut de ses trois ans, avait déchiffré unesyllabe.Jemerappelleavecunepointedemauvaiseconsciencecequej’avaispenséalors:«Monfilssaitlireàtroisans.J’aiengendréungénie.Commejesuisfière!Commejel’aime!»Or,Gaspardn’apasluàtroisans,hormiscettesyllabesansdoutedevinée.IlaapprisenclassedeCP*,commetouslesenfants. Juste avant les vacances de la Toussaint, il est venume voir un soir alors que je rentrais dutravail, fatiguéeetpeudisponible. Ilserraitsonpetit livrecontresapoitrine,commeuntrésor. Ils’estassisàmescôtés,aouvertunepageauhasardetânonnéunephraseensuivantattentivementlaligneavecleboutdel’index.«Tuasvu,maman,jesaislire»,m’a-t-ildit,lesyeuxbrillants.«Tuesfièredemoi?»Jen’aipasoséluiavouerqu’aufonddemoi,j’étaisunpeudéçueetlasséed’attendrecejourdepuisquelques années. Gaspard a deviné mon sentiment à la manière détachée dont je lui ai répondu. Jen’oublieraijamaissaphrase:«Maman,tum’aimesquandmême?»Pourquoin’ai-jepastoutsimplementsaluésonexploit?Pourquoin’ai-jepasapplaudidesdeuxmains

enentendantmonfils lirepour lapremière fois?Pourquoine l’ai-jepas justeserrédansmesbrasensilence?Jen’aipaspuparceque j’attendaisde luiplusetmieux.J’attendaisde luiqu’ilcomblemes

attentes et les surpasse même ; j’attendais de lui qu’il réalise les projets que j’avais élaborés enl’attendant.Monamourétaitinconsciemmentconditionnelàsaréussite.Jecomprendsquejusqu’alors,jen’aimais pasmes enfants pour ce qu’ils étaient, avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs qualités etleursdéfauts.Jelesaimaispourcequejevoulaisqu’ilssoient.D’unamourexigeantsansêtregénéreux.Azylisnelisaitpasàtroisans.Ellenelirapasnonplusàseptans.Ellenelirajamais.Jenel’enaime

pasmoins. Ses aptitudes, ses capacités ne conditionnent pas l’amour que je lui porte. La clé de sonbonheurrésidelà.Ellesaitque,quoiqu’ilarrive,quoiqu’ellefasseounefassepas,nousl’aimons.Cen’estpasunehypothèse,c’estunecertitudeabsolue.Unecertitudequiluipermetd’avanceravecsérénitéetconfiancedanslavie,sanscraindred’échouer,detomber,demontrerseslimites.

Cet apprentissage de l’amour inconditionnel profite bien sûr également à Gaspard et Arthur.Aujourd’hui,j’aimechacund’euxpourcequ’ilest.Justepourcequ’ilest.Etpourtoutcequ’ilest.Jesuisintimementconvaincuequeriennepeutlesrendreplusheureux.

*EnFrance,leCP(courspréparatoire)équivautàlapremièreannéeduniveaud'enseignementprimaire.

C OMMETOUSLESJOURS,c’estlaguerre!ThérèsebataillepourcoifferAzylisquirechigneettournelatêtedetouscôtés.Commentunepetitefilleaussicoquettepeut-elledétesteràcepointqu’onlacoiffe?Dansquelquesinstants,pourtant,ellesepavaneraavecsesjoliesnattes.Faut-ilyvoir

uneséquellepsychologiquedelachimiothérapiequ’elleareçuetoutepetite,pourpréparerlagreffedemoelle osseuse ?Elle avait perdu tous ses cheveux, ce qui n’est pas très choquant pour unbébéd’unmois.Maisquisait?Jedevraisplutôtreconnaîtrelàl’expressionducaractèrebientrempédemafille.Thérèsenerenoncepas.Elleusedemillerusespourparveniràsesfins.Endernierrecours,elleutilisel’argumentsuprême:«Azylis,ilfautvitequetutefassesbelle.Jérômevaarriver.»Etleloupsefaitagneau, docile entre les doigts experts de Thérèse qui tresse à toute vitesse. Elle finit de nouer unélastiquequand la sonneriede l’entrée retentit.Unseulcoup,brefetnet.L’effetest immédiat :Azylisaffichesonplusbeausourire.Sonprincecharmantarrive.DèsqueJérômefranchitlaporte,pluspersonned’autren’existeauxyeuxd’Azylis.D’unfroncementde

sourcil,ellenouscongédietous.Sauf lui.Quatrefoisparsemaine,cetête-à-tête laréjouit.Pourtant, lavenuedeJérômen’estpasunevisitedecourtoisie.IlvientfairetravaillerAzylis,assouplirlesmusclesinactifsdesesjambes,détendresesbras,redressersondos.Azylissupporteensourianttoutcequivientdesonkinéchéri.Ellen’estpasseulementsensibleaucharmemasculin.Elleaconfianceenlui.

Jérômeestvenuàlamaisonpourlapremièrefoiscinqansauparavant.C’étaitun13décembre.Leciels’étaithabilléd’ungrisdecendre,commenoscœurs.Cejour-là,noussommesrentrésdel’hôpitalavecThaïsdanslesbras.Quelquesheuresauparavant,lesmédecinsnousavaientannoncéquenotrepetitefilleprésentaitlestadeterminaldelamaladie.Neufmoisaprèsl’annonce.Neuftoutpetitsmois…Enautantde tempsqu’il fautpourqu’uneviegrandissedans le seinmaternel,Thaïs adécliné.Enentendant lesparolesdesdocteurs,Loïcetmoiavonsdécidéderamenernotrefilleàlamaisonpourqu’elleviveavecnous.Etqu’ellemeureavecnous.Nousvoulionsl’accompagnerjusqu’aubout.Nousavionslacapacitéphysiqueetmoralede réalisercesouhait,mais ilnousmanquaitdescompétencesmédicales.L’étatdeThaïsnécessitaitlaprésenced’infirmièresetdemédecinsafind’ajusterlestraitements,desurveillerlesconstantes vitales, d’évaluer son état. Elle avait également besoin de séances quotidiennes dekinésithérapierespiratoire.Àl’hôpital,lessoignantsduservicedeneurologieontsoutenunotredémarche.Ilsavaientconfianceen

nouscommenousavionsconfianceeneux.IlspensaienteuxaussiqueleretouràlamaisondeThaïsétaitunebonnesolutionpournotrefamille.Aussi,enmoinsdetempsqu’ilnefautpourledire,ilsontmisenplaceunehospitalisationàdomicile,pournousépauler.Touts’estpassétrèsvite.Sivitequej’enviensàpenser que l’équipe avait anticipé notre demande pour que la visite des infirmières et la livraison dumatérielmédicalcoïncidentparfaitementavecnotreretour.L’organisationétaitparfaite.Ilnenousrestaitqu’à trouver un kinésithérapeute. Le hasard de l’annuaire a bien fait les choses ; il nous a permis derencontrerJérôme.

Pendant un an et une semaine, infirmières, médecins et kiné se sont succédé à notre domicile. Enquelques jours, ils connaissaient beaucoup de notre intimité familiale : nos réveils, nos humeurs, nosrythmes, nos habitudes, nos préoccupations, notre désordre, nos maniaqueries. Au fil des mois, nousavonspartagéunquotidien et tissé des liens sincères. J’ai été admirative de leurmanière d’être avecnous.Ilsontfaitpreuved’unejusteproximité,parfaitéquilibreentreprofessionnalismeethumanité.Garderlatêtefroideetlecœurchaud,voilàtoutl’enjeudel’attitudedessoignantsenversleurpatient.

Latêtefroidepouroptimiserleurscompétencesmédicales,lecœurchaudpourgarderleurhumanité,entoutescirconstances.C’estcequipermetdetoujoursvoiraucentredelarelation,nonlamaladie,maislemaladelui-même.Carc’estbienunepersonnequel’onchercheàguérir.Il m’est arrivé un jour, dans la salle d’attente d’un grand hôpital, de rester silencieuse devant les

injonctions répétées d’un professeur qui voulaient ausculter « la leucodystrophie greffée ». Avant demanifestermaprésenceetdeme lever, j’aiattenduqu’ilappelleAzylisparsonprénom.Àsonregardagacé,j’aicomprisqu’ilnevoyaitdansmonattitudequel’ergoteried’unemèresusceptible.Loindemoil’idéedelecontrarier.Jevoulaisjusteluirappelerqu’ilavaitrendez-vousavecunepetitefille,certesatteinted’uneleucodystrophiemétachromatiqueetcertesgreffée,maisunepetitefilleavant tout.Ainsi,mêmesilarencontreaunintérêtmédical,elleresteunerencontrehumaineetnonlasimpleobservationd’uncas.Certains soignants enfouissent leurs sentiments humains sous d’épaisses couches de cynisme, de

distance,defroideur,peut-êtrepournepastropsouffriretsurtoutpournepass’attacheràleurspatientscondamnés. La juste proximité implique un certain recul, qui ne peut se confondre avec un froiddétachement. D’autres laissent affleurer leur sensibilité sans peur. Comme cette infirmière del’hospitalisationàdomicile,venueenurgencevoirThaïsquiétaitauplusmal.Àmaquestionangoissée–«Commentlatrouvez-vousaujourd’hui?»–,ellearépondudansunsourireému:«Belle,jelatrouvebelle. » Il n’en fallait pas plus pour m’apaiser, me permettre d’oublier les constantes affolées etd’appréciersereinementl’essentiel:Thaïsencetinstant.Loïcetmoiavonstoujourseuàcœurdeconforterl’humanitédessoignants.Jemesouviensdeslarmes

desinfirmièresdel’hôpital,lejouroùnoussommesdéfinitivementrentréscheznousavecThaïs.Jemesouviensaussidelaréflexiondecetteamiequicritiquaitcettesensibilitéavecunephraseassassine:«Mais pourquoi ont-elles pleuré ?Ce n’est pas leur enfant qui partait. Elles n’ont pas su rester à leurplace.»Moi, j’aiaimé leurs larmes. J’yaivu,non l’expressiond’unesensibleriedéplacée,mais toutl’amourqu’elles éprouvaientpour leur«Princesse courage», commeelles aimaient appelerThaïs, ettoutelapeinequ’ellesavaientàl’idéedeneplusjamaislarevoir.J’aiconsolécesinfirmièresetpleuréavecelles.Enlesserrantchacunecontremoi,jelesairemerciéesdeleurprofessionnalismeauprèsdeThaïs.Etjelesairemerciéesdel’avoiraimée.Àl’enterrementdeThaïs,nousavonsinvitéJérôme,lesinfirmièresetlesmédecinsprésentsàprendre

placejustederrièrenous,aucœurdesbancsfamiliaux.Parcequechacund’euxacomptédanslaviedeThaïs.Aucunnel’aguérie,maischacunaprissoind’elle,aveccompétenceetaffection.

Larondedesvisitesnes’estpas tarieaujourd’hui.Aprèsquelquesmoisderépit,ellea reprispourAzylis.Desnombreux soignantsqui s’occupaientdeThaïs, seul Jérômepersiste.Nousn’avons jamaisrevu la plupart d’entre eux.Azylis n’a pas besoin de leur prise en charge.Elle appelle auprès d’elled’autresprofessionnels, issusdumondeparamédical : ergothérapeute, psychothérapeute, etc.Maispasd’infirmièreàdomicile,pasdemédecinensoinspalliatifs,pasdespécialistedeladouleur.Etj’espèrequ’ellen’enaura jamaisbesoin.Si les soignantsde l’hospitalisationàdomicilene fontpluspartiedenotre quotidien, ils sont inscrits dans le fil de notre histoire. Ils ont marqué notre vie. Nous ne lesoublieronsjamais.

A ZYLIS NE PARLE PLUS depuis plusieurs mois déjà. Plusieurs mois qui, mis bout à bout,commencentàformerdesannées.Elleaperdulaparolejusteaprèslamarche.Elleprononçaitalors parfaitement plus d’une centaine de mots. Puis chacun d’eux s’en est allé, désertant à

jamaissabouche…Ilfautl’entendretoutefoisbavardercommeunepiedèsqueJérômes’occuped’elle!Elle parle avec ferveur et Jérôme commente avec intérêt son discours. Il s’établit alors entre eux unevéritablediscussion.Deprimeabord,onpourraitcroireleurdialogueabsurde.Lesparolesd’Azylissontinintelligibles. Pourtant, les réponses de Jérôme ne sont pas machinales, pas plus que les babillagesd’Azylis ne sont insensés. Elle sait parfaitement se faire comprendre.CommeThaïs qui, dans le plusgrand silence, savait nous dire ce qu’elle voulait. Je me rappelle son profond soupir auquel j’avaisrépondusanshésiter:«Moiaussijet’aimemaThaïs.»

Lelangaged’Azylisn’estpastoutàfaitlemêmequesagrandesœurensontemps.Chacuneatrouvésapropremanièredecommuniquer,sansaucunmot.Azylismoduledessons,changelesexpressionsdesonvisage, accentue les mouvements de ses mains pour nous dire ses intentions. Nous avons appris àdéchiffrersonlangage,nonsanseffort,patienceetattention.Nousn’avonspasavecelledegrandsdébats,biensûr,maisnouscomprenonstrèsbienl’essentieldecequ’ellesouhaiteexprimer.Ets’ilnousarrived’hésitersurl’interprétationdesesexpressions,GaspardetArthurnoussontalorsd’ungrandsecours.Ilssonttousdeux«bilingues»etmaîtrisentàlaperfectionlelangaged’Azylis.Arthuraffirmed’ailleursquesasœursaittrèsbienparler…maispasdelamêmemanièrequenous,c’esttout.

Dema chambre, j’écoute battre son plein la discussion de Jérôme etAzylis. Leur conversation esttroubléeparlasonneriedel’interphone.Jen’attendspersonne.Serait-cel’ergothérapeute?Non,ellenevient qu’endébut d’après-midi.Lagardienne ?Pas plus, elle dépose le courrier sous le paillasson etn’appellepasàl’interphonedetoutefaçon.–Bonjour,j’aiunelivraisonpourvous.–Jevousouvre.Mon interlocuteur a prononcé en préambule le nom d’une société, mais trop vite pour que je le

retienne.Ilfaudraitquejepenseàfaireréparercetinterphonequigrésillehorriblement.Peuaprès,unhommeseprésenteàlaporte,chargéd’unpaquetvolumineuxetd’unautrepluspetit.–MadameJulliand?Bonjour.Tenez,c’estpourvous.Pouvez-voussignerlà,enindiquantl’heurede

réceptiondescolis,s’ilvousplaît?Je saisis lepapierqu’ilme tend, intriguée, et griffonne cequ’ilm’ademandéenm’appuyant sur la

commodedel’entrée.Jeluirendslerécépissé.Ilrelitpourvérifier.–Cen’étaitpaslapeinedemettreladate.L’heuresuffisait.–Désolée,j’aiécritsansypenser.–Remarquez,çan’estpastouslesjoursqu’onestle29février.Etpastouslesansnonplus.–Oui,c’estvrai.Mercietbonnejournée.Jefaisunpasenavantverslaportepourlarefermer,maislelivreurnebougepas.Ilnesemblepas

pressédepartir.Ilaplutôtl’aird’humeurbavarde.–Vousvous rendezcompte,un jourquin’existeque tous lesquatre ans.Onouvreunespace-temps

entredeuxdatesethop,onenrajouteune.Jen’aijamaistrèsbiencomprisàquoicelaservait.Ilparaîtqueçapermetderattraperuneerreurdecomptedesecondes,ouquelquechosecommeça.J’avaisapprisça à l’école,mais c’était il y a longtemps.Un jour caché entre deux. On se croirait sur le quai 9¾d’HarryPotter,vousnetrouvezpas?VousconnaissezHarryPotteraumoins?Jen’aipasletempsderépondrequ’ilenchaînedéjà.Jemecontentedoncdehocherpositivementla

tête.

–Bref,danslagarede…,comments’appellelavilledéjà?Bon,peuimporte,danscettegare,entredeuxquais,s’entrouveunautre,invisible:lequai9¾.Iln’estaccessiblequ’auxsorciersetconduitàunendroitincroyable.Siçasetrouve,le29févrieraaussisonuniverssecret.Unmondeàpart,intrigantetunpeumagiquedontl’accèsestréservéàceuxquisontnésun29février.Lejourdeleuranniversaire-qui-n’existepas-les-autres-années, il ne leur arrive que des belles choses. On peut tout imaginer. Lesannéesbissextiles,ilspartagentlajournéeaveclesautrescommesiderienn’était.Maislestroisannéessuivantes,alorsquetoutlemondecroitqueleuranniversairesetermineavantmêmed’avoircommencé,étouffé entre le 28 février et le 1er mars, ils se faufilent au cœur de la nuit, entre le onzième et ledouzièmecoupdeminuit,pourvivreunjourquin’appartientqu’àeux.Contrairementàcequel’onpense,ils sontgâtésceuxqui sontnésun29 février. J’aurais rêvéquecelam’arrive.Ma femmeattendnotrepremier bébé,mais c’est prévu pour lemois de juillet. Aucune chance qu’elle accouche aujourd’hui,alors.Dommage.Bon,jevouslaisse.–Aurevoir,monsieur.Bonnejournée.Etmercipourvotrebonnehumeur.–Jevousenprie.Danslavie,mieuxvautrirequepleurer.Bonnejournée.Jefermelaporte.Thérèses’approchedemoi.–Quiétait-ce?–Unangedéguiséenlivreur,jecrois.

J’enoubliepresqued’ouvrirmespaquets. Jem’attaqueaupremier, leplusvolumineux. Jedéfais lecartonensuivantlesindications.Ilcontientunmagnifiquebouquetderosesd’uneblancheurvirginale.Jeplongemon nez entre les pétales entrouverts et hume, les yeux fermés, le parfum délicat. J’attrape ledeuxièmepaquet.Ilestemballédansunpapierkraftnoiretbrun.Jel’enlèvedélicatement,commençantpardécollerlapastillerondequiretientlesplis.Jedécouvreungrosballotindechocolats.Mafaiblesse.J’ouvrelaboîtesansattendre.Levoiledepapierglacébruisseetsefroissesousmesdoigts.J’admirelesrangées bien ordonnées et respire l’odeur gourmande. Je distingue les notes de noisettes grillées,d’amandes torréfiées. J’attrape un chocolat au dôme lisse et le goûte. Des pralinés, mes chocolatspréférés…Jedevine l’expéditeuravantmêmede lire lebilletquiaccompagne lespaquets.Des fleurspour honorer Thaïs sa filleule, des chocolats pour me réconforter, je reconnais la délicatesse et lagénérositédemasœurAmicie.Ellen’estpaslapremièreàsemanifesteraujourd’hui.Mesparentsontappelétôtdanslamatinée.Un

peuplustard,masœuraînéem’alaisséundouxmessage.J’imaginequeLoïcareçuluiaussidesappelsdesesproches.Chacund’euxcomptetantpournous.Etnoussavonsquenouspouvonscomptersureux,danslesbonsmomentscommedanslescoupsdurs.

Jen’auraispuimaginerparentsplusdévouésquelesnôtres.Ilssesontunispourmieuxnousaider.ÀMarseille,ilssesontrelayésauprèsdenouspendantquatremois.Ensuite,ilssesontrendusdisponiblesaumoindresignaldedétresse. Ilsétaient toujours là, traversant laFrancepournoussecourir. Ilsn’ontcompténileskilomètres,nilafatigue,nil’âge,nil’inquiétude.Riennelesyobligeait,maisilsl’ontfaitparamourpourelleetpournous.Ilsontsupporténotremauvaisehumeur,notreangoisse,notremutisme,notre ingratitude.Oudumoins lamienne.Car j’ai longtempsmalaccepté leurs larmesplusabondantesque lesmiennes.J’osedifficilement lediresanshonte. Jesavaisque jen’étaispas laseuleàsouffrir,maisj’étaispersuadéequeseulemadouleurétaitlégitime,ladouleurd’unemaman.DepuislamaladiedeThaïs,nosdeuxfamillesn’enformentplusqu’une.Nosparentsrespectifssesont

rapprochés. Ilsavaientdéjàbeaucoupdepointscommuns. Ilsontdéveloppéunenouvelleaccointance,unisparunlienfort:l’épreuve.Uneépreuveredoubléeparunepeinedédoublée:ilsportentlaleuretlanôtre;ilsviventlapeinedevoirleurpetite-fillemourirconjuguéeàcelledevoirleursenfantssouffrir.

Jecroisquel’onoubliesouventlapeinedesgrandsparents.Etcelledesarrière-grands-parentsquiplusest.MachèreBonne-Mamiem’aconfiéque,danslemalheur,chaqueéchelondegénérationascendanteconnaîtunedouleursupplémentaire.Ainsi,àlamortdeThaïs,elleapleurétroisfois:unefoispoursonarrière-petite-fille,unefoispoursespetits-enfants,unefoispoursesenfants.Etj’osecroirequedanslesheureuxévénements,elleseréjouittroisfoisplus.

J’aimisdutempsàcomprendreque,danscetteépreuve,jen’avaispaslemonopoledeladouleur.Pasplusquejen’ailemonopoledubonheur,parailleurs.Aucundenousnepossèdel’exclusivitédesriresetdes larmes.Nous ne devrions jamais laisser personne nous dicter notremanière de les exprimer.Carchacunmanifeste ses sentiments à l’aune de sa personnalité, de ses forces et de ses fragilités, de sonhistoireetdesasensibilité.

J ENESAISPASCOMMENTj’aipuoublier.Aujourd’huisurtout.Pourtant,j’aitraverséplusieursfoislesaloncematindéjà,sansrienremarquer.Àl’instant,monmanquementmesauteauxyeux.Danslecoindelapièce,lapetiteconsolelasuréedegrisestencoredansl’ombre.Ondistingueunmodeste

livreposésurunchevaletouvragé.Latrancheestlégèrementjaunieetlespagesracornies.L’éditionestancienne.Elleatraversélesièclepassé.J’ignoresonprix,maisjeconnaissavaleursentimentale.Elletient au titremême, dont les cinq lettres noires sedétachent sur la couverture autrefois claire :Thaïs.Cette œuvre est signéeAnatole France. Elle raconte, dans une version romancée, l’histoire de sainteThaïs,courtisaneégyptienneduivesiècleàlabeautéinégalée,convertieparunmoineanachorètenomméPaphnuce. Malgré sa belle plume, l’œuvre n’est pas considérée comme majeure dans la foisonnantelittératurefrançaise.Ellen’estpourtantpaspasséeinaperçueàmesyeux.Etsi lenomdePaphnuceesttombéendésuétude,celuideThaïsasurvécuplusdemillesixcentsanspourvenirsegraverdansmoncœur.Lelivreainsidispowséestlaseuleallusionàmafillechérie.Devantleprésentoir,nousavonsmisun

petitphotophoreornéd’unsimpleoiseauauxailesdéployées.Touslesjours,j’allumeunepetitebougierondeencireblancheenserréedansunmouleenaluminium,decellesquel’onachèteparpaquetdecent.Jelaplaceaucentreduphotophoreetlalaissebrûlertoutelajournée.Touslesjours.Saufaujourd’hui.J’aioublié.Il est encore temps de rattraper mon étourderie. Je vais chercher la boîte d’allumettes et le sac

transparentcontenantlesbougies.Ilestpresquevide.Mesréservesfondentàtoutevitesse.J’attrapel’unedesdernièrespièces,craqueuneallumette,enflammelapetitemèche,attendsquelquessecondesquelacireperle.Jeprendsavecdélicatesselephotophore.Lecolduverreestlégèrementnoirciparlesfuméesdesjoursprécédents.Jelenettoieaveclapulpedemondoigt.Jedéposelabougieetlaregardeéclairerlesalentoursd’unedouce lumière.Les lettresdu livreenarrière-plandansentà la lueurde laflamme.Thaïsd’AnatoleFrancesembleprendrevie.Lamiennen’estplus,maiscerituelhonoresamémoireetluipermetdebrillerencore.

–Maman, tuasallumé labougiedeThaïs sansmoi.Arthurestarrivé trop tard. Il estdéçu. Il aimesoufflersurl’allumetteetregarders’éteindrelapetitebraiseincandescente.–Désolée,Arthur.Onleferaensembledemain,d’accord?Tusais,d’ailleurs,nousdevrionsallumer

d’autresbougiespourThaïsaujourd’hui,carc’estsonanniversaire.– C’est son anniversaire ? On a des anniversaires quand on est mort ? Moi, je n’ai jamais vu

l’anniversairedeThaïs.Etjen’aijamaisvuThaïs.Arthurafficheunepetitemoueboudeuse,avantdesereprendreetdedireensouriant.–Thaïs,jenelavoispas,maisjelaconnais.Arthur a raison. Il connaît Thaïs depuis ses tout premiers jours.Grâce à nous. Et grâce àGaspard

surtout.

C’était ilya troisans,mais jem’ensouvienscommesic’étaithier.Encorequelquessecondeset jeseraiarrivée.J’aihâtedefranchirleseuildelamaison.Monchargementnepèseguèrelourd,maisilestprécieux.Loïcm’adéposéeenbasdel’immeuble;ilestallégarerlavoitureavantdemerejoindreaveclerestedesbagages.Jen’aipasencorebeaucoupdeforces,toutjusteassezpourgagnerl’appartement.Devant la porte, je fouillemon sac àmain, pestant de ne jamais trouver ce que je cherche, finis parextirpermesclés.J’ouvreenpoussantunsoupirdesoulagement.«Ouf,j’ysuis.»C’estbond’êtrechezsoi.Enentrant,jebutepresquesurGaspard,deboutjustederrièrelaporte.Ilm’attenddroitcommeuni,souriant,levisage,lesmains,lesgenouxcouvertsdeboue.Jebaisselesyeuxetremarqueàsespiedsleschaussuresàcramponstrempéesquimaculentleparquet.Noussommesmercredi.Gaspardrentredeson

entraînementderugby.Iln’apaspris letempsdesechangerdepeurderaternotrearrivée.Il tordsesdoigtsavecnervosité.Ilhésiteavantdeparler,puislâchesansrespirer:–Bonjour,maman.Tuvasbien?Est-cequejepeuxleprendredanslesbras?JeserreencorecontremoilepetitcouffindanslequelsomnoleArthur.Jesorstoutjustedelamaternité

avecmonbébétoutrose,toutpropre.–Ehbien,c’est-à-direque,euh,jenesaispassic’estunebonneidée.Tun’asjamaisportédebébé.Il

estsipetitetsifragile.Etpuis,tuesmouilléetboueux.Cen’estpeut-êtrepaslemoment.Jen’osepasluidirequej’aipeurdeluiconfiermonbébé.Gaspardn’apasencoreseptans.Ilestplus

habituéàplaquersesadversairessurunterrainderugbyetàplanterdesessaisenécrasantleballonsoussonpoidsqu’àprendreunnouveau-nédanslesbras.–Jevoudraisquandmêmeleprendre,s’ilteplaît.–Bon,d’accord,maisalorstuvast’asseoir.–Non,cen’estpaspossible.J’aienviedeluifairevisiterl’appartement.Jesuissongrandfrère.Je

veuxl’accueilliràlamaison.L’argumentvientàboutdema réticence. JecèdeauxattentesdeGaspard. Ilpourraporter sonpetit

frères’ilvasechangeretsedébarbouillerdelatêteauxpieds.Gaspardfileencourantdanslasalledebain. Ses sifflements guillerets couvrent le bruit de l’eau qui coule. Quelques minutes plus tard, ilréapparaît propre commeun souneuf, habillé commeunmilord. Il a poussé le soin jusqu’àpasseruncoupdebrossedanssescheveuxindisciplinés.IltendlesbrasversArthurenagitantlesdoigts.–C’estbon,maman,tupeuxmeledonner.

J’hésite encore. Tous les jours, je m’efforce d’apprendre à faire confiance. Aujourd’hui aussi. JeconfiedoncArthuràsonfrère,sanspouvoirm’empêcherdedéclinerunelitaniederecommandations.«Faisbienattentionàsatête,placetamaindanssondos,necourspastantquetuleportes,nefaispasdemouvementbrusque,necriepasdanssesoreilles,nelelâchepas.»Commel’inquiétuded’unemèreestdifficileàcontenir!ElleneperturbepasGaspardquiaccueilleArthurdanssesbrasavecbeaucoupdedélicatesse.Illuiparledoucementetcommencelavisite.Jeleuremboîtelepasetlessuisdeprès,enmeretenantd’intervenir.Gaspardentredanslachambrequ’AzylisetArthurpartageront.Ildécritleberceauancienetsonvoilefinsuspenduaucol-de-cygne,latableàlangerchargéedetouslesproduitsdesoin.Ilexpliqueque le litàbarreauxdans lecoinopposéestceluid’Azylisetqu’ilenestainsipour tous lesélémentsrosesdelapièce.Ilquittelachambre,gagnelasuivante.Laporteestclose.Gaspardnel’ouvrepas.–Arthur,icic’estmachambre.C’estunechambredegrandavecdesjeuxdegrand.Tun’aspasledroit

d’yentrer.D’ailleurs,regarde.Gaspards’accroupit.Aubasdelaporte,presqueaurasdusol,ilacolléunsensinterdit.Illepointe

dudoigtetdit:–Tuvois,c’estécritici.Tunepourraspasdirequetunesavaispas.Situveuxentrer,ilfautquetume

demandes.

J’étouffemonrire.Gaspardaencorebeaucoupàapprendresurlesbébésetleursaptitudes!Lavisitedel’appartementsepoursuitsurlemêmeton,enpassantrapidementcertainespiècesjugéessansintérêtpoursonpetit frère– les toilettes, iladescouches ; lacuisine, je l’allaite. Il terminedans lesalonets’assoitsurlecanapé.Ils’installeconfortablement,ledosbiencalé,uncoussinsouslebrasquisoutientArthur.Jem’approchepourrécupérermonbébé.–Attends, jen’aipas fini. Jevoudrais luidirequelquechosemaintenant.Est-ceque tupeux sortir,

maman,pournouslaisserentrefrères?

Jenesaisquoifaire.LademandedeGaspardm’intrigue.Jecomprendsbienquejen’aipasmaplaceaveceux.Jesorsdoncdelapiècemaisrestedansl’entrée,àportéedevoix.Jesuiscurieusedesavoircequecesdeux-làvontpartager.Gaspardseraclelagorge,replaceArthurbienaucreuxdesoncoudeetluiditd’untonsérieux:–Voilà,tuconnaisnotremaison.Ettuconnaisnotrefamille.Tuasvupapaetmamantoutdesuiteaprès

tanaissance.Ensuite,Azylisetmoisommesvenusterendrevisite,avecThérèse.Voilàtafamille,maisilyaaussiquelqu’unquetunepeuxpasvoir.Pluspersonnenepeutlavoir,d’ailleurs.C’estThaïs.Elleestmorte.Tusaiscequeçaveutdiremort?(Silence.)Bon,cen’estpasgravesitunesaispas.Thaïsesttasœur, plus grande qu’Azylis, mais plus petite que moi. Je vais te raconter sa vie pour que tu laconnaisses.

Jem’appuiedetoutmonpoidscontrelemurpournepaschanceler.Jen’aipasencoreprononcélenomdeThaïsdevantArthur.Jen’aipasosé.J’écoutemaintenantetm’imprègnedesmotsdeGaspard.Ilparleposément.IlévoquelanaissancedeThaïs,sajoied’avoirunepetitesœuretsacraintetoutefoisqu’elleluivolenotreamour.Ilretracesesdeuxpremièresannées,cellesdubonheurabsolu.Ilconfietouteslesbêtisesqu’ilsont faitesensemble,etcellesqu’elleaentreprises seule. J’endécouvredenouvelles. Jesouris en imaginant ma fille escaladant une chaise surmontée d’un tabouret pour attraper le pot deconfiseries,outrempantsonlivredansl’eaubleuedestoilettespournettoyersongribouillageavecunebrosseàongles.Gaspardénumèreleurspartiesdecache-cacheetlesendroitsimprobablesquetrouvaitThaïs:danslelave-linge,souslesapindeNoël,danslapoubelledelacuisine…Ilritenracontanttoutcela.

Puissontonsefaitplusgrave.Ilabordel’annoncedelamaladie,sereplongedansnoslarmes.Ildécritensuitelessymptômesetladégradationdel’étatdesasœur.Ildétaillesansfaussepudeursesinfirmités,sesdifficultés,toutcequ’elleaperdu.Danslemêmetemps,ildépeintleurcomplicité,leursjeux,leurssecrets,leursfousrires,leurscâlins.Ilparledelapetitefillequ’elleétaitjusqu’audernierjourdesavie,jusqu’au dernier soupir : sa joie, sa confiance, son sourire, sa façon d’aimer, son cœur pur, son âmed’enfant.Iltermineparcettephraseimprobable,inoubliable:«Tuvois,Arthur,Thaïsaeuunebellevie.»

Iln’yapasunbruitalentour,seulelavoixdeGaspard,clairedanslesilence.Jecroisquejen’aipasrespiréenécoutantcerécit.Jesuisrestéeenapnéepourquemonsoufflenem’empêchepasd’entendre.Jeretiensmaintenantmonsanglotetlaisseroulerensilenceleslarmes.Toutbas,jerépète:«Thaïsaeuunebellevie.»Jen’aijamaisoséledire.J’avaispeurdechoqueroudepasserpourfolle.Gaspardl’aénoncédemanièresimple,limpide.Etvraie.Thaïsaeuunebellevie.

Unebellevie…loindetoutcequel’onimaginepourtant.Loindescheminstracésquinousinvitentàgrandir, avancer vite, vivre vieux. Qui nous poussent à développer nos aptitudes, parfaire noscompétences,accroîtrenosexpériences.LaviedeThaïsestalléeàcontre-courant.Àl’âgeoùlesenfantsmultiplientleursacquis,Thaïsacommencéàrégresser.Peudetempsaprèssesdeuxansetcemémorableanniversaire, son état s’est aggravé, irrémédiablement. Dans les mois qui ont suivi, elle a perdu lamarche, l’ouïe, la parole, la vue, la motricité. Avant Noël, elle avait atteint le stade terminal de samaladie.Jemerappelle laremarqued’unsoignantquim’avertissait :«Àlafindesavie,votrefillenesera

plus qu’un cœur qui bat. » J’avais trouvé la phrase sinistre à l’époque. Elle sous-entendait toutes lespertesauxquellesnousaurionsàfaireface;elleinsinuaittoutcequineseraitplus.ElleratatinaitThaïspour la réduire aux simples battements involontaires de son cœur. Aujourd’hui, je reprends cette

remarqueàmoncompteenlamodifiantlégèrement,pouraffirmeravecfiertéqu’eneffet,àlafindesavie,Thaïsétaitbeletbienuncœurquibat.Justeuncœurquibat,noncommeunorganevitalquipulsemalgrélui,maisuncœurquibatcommelesymbolevivantetuniverseldel’amour.Oui,danslesderniersmoisdesavie,Thaïsn’a faitqu’aimeretêtreaimée.Petite fillede troisansàpeine,elleabeaucoupperdupourgagnerplusencore,nourriedetantd’amourreçuetenrichiedetantd’amourdonné.

C’estcecœurbattantqu’Arthurconnaîtàtraverscequenousluiracontonsd’elle.Etàtraverscequ’ilressentaufonddesoncœuràlui.

L ESHOMMESnes’enrendentsansdoutepascompte,maislemaquillageestunarttoutensubtilité.Illuminer le teint, intensifier le regard, souligner l’accroche-cœur de la bouche, gommer lesimperfections, et le faire sansqu’il n’enparaisse rien.Nous avons chacunenoshabitudes, nos

petitstrucs.Jenevaispasm’attarderlongtempsdevantlaglaceaujourd’hui.Quelquesinstantsseulementpourun traitdecrayonnoir,quelquesgrammesdepoudre,une touchederougeà lèvres,unegouttedeparfumpoudré.J’airendez-vousavecunhommequimeconnaîtetm’aimesansfard.Unhommeauqueljenepeuxriencacher.Unhommeavecquijepartagelespeinesetlajoie.Loïc.L’hommedemaviedepuistreizeansdéjà.Etpourlongtempsencore.Je revois cette belle nuit.Une des plus courtes de l’année, une des plus denses aussi, la veille du

solsticed’été.Nuitmagique,commencéefestive.Damien,unamid’enfance,aorganiséunegrandesoirée,sans autremotif que le plaisir de nous rassembler tous avant les transhumances estivales. Il a choisicomme centre de ralliement notre région commune, le Berry, au centre de l’Hexagone. Il a invité leshabituels,lesinséparables,lesincontournables,etd’autresquejeneconnaispas.Encesoirdejuin,noussommes tous jeunes, insouciants et heureux. Privilégiés aussi, parce que lemalheur nous a préservés,jusque-là.La soirée se passe àmerveille. J’ai vingt-cinq ans,mavie est légère commemonpas, je danse, je

danse, je danse. Jusqu’à m’en étourdir. Le souffle court, les joues empourprées, je quitte la maisoneffervescentepourgagnerlafraîcheurdujardin.Toutestcalmedehors.Quelques-unsdiscutentautourdetableséclairéespardeslampionscolorés.Jem’assiedsseule,unpeuàl’écart,poursavoureruninstantdetranquillité.Viennentjusqu’àmoilesnotesdesconversationsfeutrées,entrecoupéesd’éclatsderire.Troisamismerejoignent,suivisd’unjeunehommequejeneconnaispas.Ilsmeracontentleurrécent

séjour en Italie. Je devais être du voyage, avant qu’une série d’imprévus en décide autrement. Laconversationme contrarie un peu. J’y prends part avec une pointe de déception. Assis à notre table,l’inconnunesemblepasprêterattentionànotrediscussion.Pourtant,jel’entendsmedire:–TuaimeraisallerenItalie?–Oui,j’enrêverais.–Unjour,jet’yemmènerai.L’échanges’arrêtelà.Jen’aiditqu’unmot,maismatêtetourneetmoncœurbatàserompre.J’oublie

lesbruitsde la fête et le tintementdes flûtes, les conversations alentour et ladouceurdu soir, la lunepleineetlesétoilesscintillantes.Plusriennecompte,saufceregardincandescentjusque-làinconnu,quimefixesouslemanteaudelanuitetdont jenepeuxmedétacher.Àcet instant,enaussipeudetempsqu’ilfautpourqu’unéclairzèbrelecieletfrappelaterre,jesaisquejesuivraicethommejusqu’auboutdumonde.

Voilàcequel’onappelleuncoupdefoudre,incontestablement.Çam’estarrivé,àmoiquin’ycroyaispas,ouquidumoinsdénigraiscesfadaises.Jen’yvoyaisquelaversionromancéed’unerencontre,toutjustebonneàalimenterlescontesdeféesetàfairerêverlesfillesfleurbleue.Jenecroyaispasnonplusau prince charmant, trop parfait pour être vrai. Et pourtant…Au premier regard, Loïc a conquismoncœur. Et le sien n’a pas résisté plus longtemps. Cet amour-là devait durer toujours. Parce qu’il étaitpartagé,parcequ’ilétaitauthentique,parcequ’ilétaitévident.Parcequ’ils’étaitimposéànous.Fortsdecettecertitudeetamoureuxfous,nousavonsuninosviesdevantl’autel,àpeineunanaprès

notre jolie rencontre. Le « happy end » était en route : nous allions vivre heureux et avoir beaucoupd’enfants.Toutyconcordait,notreamourparfait,lanaissancedenotrefilsGaspard,puiscelledeThaïsdeuxansplustard.Notreviecommuneneconnaissaitnil’oragenilapluie.Jusqu’àcetaprès-midid’août;jusqu’àcetteplagebretonne;jusqu’àcetétrangepetitpasdeThaïs.Jusqu’àcegraindesabledanslerouagedenotrebonheur,jusqu’àceraz-de-maréedansnotrelongfleuvetranquille.

Nulbesoindeconsulterlesstatistiquespourcomprendrequelamaladied’unenfantsonneleglasdescouplesplussouventquederaison.Lenôtren’avaitpasderaisondefaireexceptionàlarègle.Loïcetmoi étions faits pour être heureux ensemble, pas pour souffrir. Malgré tout, à l’annonce de laleucodystrophie de Thaïs, notre première réaction fut de croire que notre union ne pâtirait pas de lasituation.Nousétionssûrsdenotreamour.Suffit-il pourtant de s’aimer pour résister à la tempête ? Suffit-il de s’assurer de l’existence d’un

sentimentpournepascraindredechavirer?Jenecroispasouplutôtjenecroisplus.Convaincusquenotrecoupleseraitépargnédansl’épreuve,nousn’yavonsguèreprêtéattention.Nousétionsavanttoutdesparents,desaides-soignants,desinfirmiersaussi,enomettantd’êtredesamoureux.Ainsi,sanscrisescritiquesnidisputesparticulières,nousnoussommeséloignésl’undel’autre.Loïc,enbonmarinbreton,connaîtlerisquedeladérivesilencieuse.Malheuraucapitainequi,tropsûrdelui,somnoleàlabarreetperdlentementsoncap,degréaprèsdegré,sansmêmes’enapercevoir.Malheurauxamoureuxqui,tropconfiantsdansleursentiment,cessentderegarderdanslamêmedirection,sansmêmes’enrendrecompte.Unmatin,Loïcetmoinoussommesréveillésl’unàcôtédel’autrecommedeuxétrangers.Pendantde

longsmois,nousavionsoubliédepasserdutempstouslesdeux,deprendresoinl’undel’autre,denousécouter.Denousaimer.

Leconstatfutdouloureuxetlatentationfortedebaisserlesbras;nousnenoussentionspascapablesderemonterauventpourrepartirànouveauensemble.Uneréflexion,luequelquetempsauparavant,nousapermisdereconsidérerlasituation:àl’occasiondeleursnocesdepalissandre,célébrantsoixante-cinqans de vie commune, un couple est interrogé sur le secret de sa longévité. Presque étonnée par laquestion,lafemmeauxcheveuxblancs,levisageplisséderides,répondavecnaturel:«Noussommesnés dans unmonde où lorsque quelque chose était cassé, on ne le jetait pas. On le réparait. » Nousvoulions encore croire en cemonde.Notre embarcation prenait l’eau ; nous n’allions pas la regardercouler.Nousallionscolmaterlabrèche,écoper.Nousallionsagirpoursauvernotrecouple.Que restait-il de notre incroyable coup de foudre ? Il restait l’étincelle, une toute petite étincelle,

certes,maismalgrétoutpromessedechaleur,deréconfort,delumière.Libreànousdelalaissermouriroudel’entretenirpourqu’elledonnesamesure.Cejour-là,nousavonsdécidédetoutmettreenœuvrepour que vive cet amour. Je me suis sentie en quelque sorte comme l’homme de Cro-Magnon quidécouvre le feu et s’attache ensuite à l’alimenter. Nous étions devenus responsables de cette flammetombéeduciel.Cetteflammequinousunit.Notre couple est le point d’équilibre de notre famille. Il est devenu alors notre principale

préoccupation.Jemesouviensdecetaprès-midideprintemps.Nousavionsdécidé,Loïcetmoi,denousaccorder quelques heures d’escapade, loin de la maison, pour respirer et reprendre des forces. Lessemainesprécédentesavaientétééprouvanteset fatigantes.Nousn’allionspas très fort.Nousvoulionsdonc profiter de la douceur des premiers rayons de soleil pour nous balader en amoureux. Loïc étaitrentrédéjeuner.Nousvenionsdefinirnotrerepasetnousnousapprêtionsàpartir,laissantlesfillesauxbons soins de Thérèse, lorsque l’infirmière est arrivée pour sa visite quotidienne. Après quelquesminutesauprèsdeThaïs,ellenousarejointsdanslesalonoùj’achevaisdemepréparer,pournousdire:–Thaïsn’estpasaumieuxaujourd’hui.Sonrythmecardiaqueetsarespirationsontinstables.–Vouspensezquec’estgrave?ademandéLoïc.–Jenesaispas,peut-êtrepas,maisjenesuispastrèsrassurée.Jevoisquevousallezpartir.Vousne

préférezpasrester?–Écoutez,jesaisquecelatombemal,maisnousnonplusnousn’allonspastrèsbien,luiai-jeconfié.

Nousavonsbesoindenousextraired’icietdenousretrouvertouslesdeux.Nousnepartonspasloinnilongtemps,justeletempsdesoufflerensemble.

– Je comprends très bien, a-t-elle répondu sans hésiter.Vous avez raison de vousménager. Je vaisveiller sur Thaïs le temps de votre escapade. Allez-y, partez tranquilles. Comptez sur moi. Je vousprévienss’ilsepassequoiquecesoit.Bonnepromenade!Profitez-enbien!Noussommespartisl’esprittranquille.Thaïsallaitmieuxlorsquenoussommesrentrés.Nousaussi.

J’ai une certitude aujourd’hui : s’aimer toute une vie relève d’une décision sans cesse renouvelée.Coupdefoudreoupas.D’unedécisionquientraînedenombreuxactes.Carl’amoursenourritd’actions.Plusd’unefois,Loïcfutinvitéàtémoigneravecmoi.Aucoursd’unedecesinterventions,quelqu’unluiademandécommentnotreunionavaitfaitpourrésisteràl’épreuve.Loïcarépondusanshésiter:«Notrecoupletient…pourl’instant!»Quellenefutpasmasurprise,oudevrais-jediremastupeur,enentendantsaréponse!Onpouvaityvoirledébutd’unaveu,ouplutôtlafind’unehistoire.Enmegratifiantd’unregardamuséetd’unsourirerassurant,Loïcacontinué:«Cematinenmelevant,j’aiprislarésolutiond’aimerma femme.De l’aimer aujourd’hui, rien qu’aujourd’hui. Jusqu’à ce soir.Et lorsque les douzecoupsdeminuitsonneront,jerenouvelleraicettedécisionpourlajournéesuivante.Etjerecommenceraiainsi tous les joursdemavie.»Oui, si l’amourestune inclinationducœur,unbattementque l’onnecontrôlepas,aimerestunchoix,unapprentissagedechaquejour.

L ACUISINEEMBAUMEdesarômesdumeilleurgratindauphinoisaumonde:celuideThérèse.Ilestfondant, crémeux, réconfortant. Je regrettepresquemadécisiondedéjeunerenville…Thérèsem’a confié sa recette à plusieurs reprises,mais je ne parviens toujours pas à la reproduire à

l’identique.Jesuisfidèlementlesingrédients,respectelachronologiedesgestesetlestempsdecuisson.Rienn’yfait.Thérèse,AzylisetArthursontdéjàinstallésàtable.Enfinconnaisseur,Arthurademandésansattendre

unedoubleportion. Il engloutit de copieuses cuilleréesqu’il accompagnede commentaires enjoués.Àcôté, l’assiette d’Azylis fait triste mine. Elle est presque vide. Azylis ne mange plus beaucoup. Cesderniersmois,nousavonsvusonappétitdiminueretlesrepass’éterniser.Dèsquesonpoidsacommencéàdécroître,nousn’avonspashésité.Pasuninstant.Pascettefois.Nousavonscontactésonmédecinpourqu’ilmette en place une gastrostomie. Je crois que jamais l’équipe de neurologie n’avait vu une telledéterminationpour cette interventiond’habitude tant redoutéedes familles.Nous la connaissons.Nousl’avons expérimentée avecThaïs, dans des conditions autrement plus graves.À l’époque, nous avionstergiversétroplongtemps.ChaquebouchéeétaitdevenuedangereusepourThaïs.Ellepouvaitconduireàunefausseroutesil’aliments’engageaitdanslesvoiesrespiratoires.L’étatdeThaïsétaitcritiqueetnousnel’avionspasvu.Nousnel’avionspasvuparcequenousnevoulionspasdecesystèmedenutritionartificielle.Nousnevoulionspasaccepterledéclindenotrefille.Pourtant,aucuneaméliorationnaturellen’étaitenvisageable.Nousnoussommesdoncrésolusà lagastrostomie,àcontrecœur.Etnousn’avonspasregrettécettedécision.Thaïsavitereprisdupoildelabêteetdeskilos.Lesrepassontredevenusunmomentfamilialagréable.Fortsdecetteexpérience,nousn’avonspasattendupourAzylis.Nousavonsprislesdevantspourne

pasagirsouslapressiond’unesituationvitale.Azylisabesoindeforcesetdecaloriespourgrandiretsedévelopper.Lanutritionpargastrostomieluiapportetoutcedontelleabesoin,sansqu’elleaitàfairelemoindreeffort.Elleestdispenséedirectementdansl’estomacgrâceàlamiseenplaced’un«bouton»auquelonbrancheunepochedelaitspécialementconçu.C’estpratique,discretetindolore.Lespremiersjours,Arthurpensaitquenousfixionsletuyaudanslenombrildesasœur.Ilessayaitenvaindel’imiteretdésespéraitdenepasyarriver,persuadéquesonnombrilnemarchaitpas.Gaspardluiadoncexpliquélefonctionnementdelagastrotomie,évoquantcelledeThaïs.Arthurafaitminedecomprendreendisant:–Ahd’accord,c’estquepourlesfillesalors.

Azylis continue à s’attabler avec nous, car elle reste gourmande. Elle mange encore un peu, maisuniquement ce qu’elle aime. Coquillettes, frites, fromages triangulaires à la crème de gruyère, pâte àtartiner,lacompositiondesesmenusferaitbondirlesnutritionnistesetlesspécialistesdel’éducation!Thérèse s’applique à couper les rondelles de pomme de terre en menus morceaux qu’elle écrase

ensuiteaveclesdentsd’unefourchette.Azylisavalelentementchaquebouchée.Jel’embrassedoucement.Jem’approcheensuited’Arthur,nerésistepasàlatentationdepiquerquelquesmiettesdegratindanssonassiette.Ilfroncelessourcilspourmarquersondésaccord.Jel’embrasseàsontour.–Bonappétit,monchéri.Àtoutàl’heure.–Tuvasoù?–Jevaisdéjeuneravecpapa.–Ettun’aspasmisunerobedeprincessequibrille?–Non,pasaujourd’hui.Jesourisenm’imaginantrentrerdanslerestaurantvêtuecommeCendrillonaubal.Pourquoipas,une

prochainefois?

L’ascenseur est déjà là. Je m’y engouffre, appuie sur le bouton du rez-de-chaussée puis tends

machinalement le doigt vers une autre touche, avant de retenirmon geste. Jem’apprêtais à presser leboutonpourquelesportesserefermenttoutdesuite.Celuiquireprésentedeuxflèchesconvergeantl’uneversl’autre.Pourquoivouloiràtoutprixquel’ascenseurparteauplusvite?Celanemesertàriendegagnerquelquescourtessecondes.Jenesuispaspressée;jenesuispasenretard.Maisc’estplusfortquemoi.J’ai lu récemmentqueceboutonprécisément était leplusutilisédans les ascenseurs,bienplusque

celuiquicommandeauxportesde resterouvertesquelques instantsdeplus, le tempsde laisserentrerd’autrespersonnes.Nousnesupportonspasd’attendre.Lesheuresd’unejournéedoiventêtreefficientes.Les moments de transition n’ont donc pas d’intérêt à nos yeux. Ils nous imposent une inactivitéinsupportable.Nousvoulonslesécourterlepluspossibleoulesremplirpourlesrentabiliser.

J’aidécidéilyaquelquesannéesdéjà,àl’imitationdeThérèse,decesserdecouriraprèsletemps,derelâcher la pression permanente que je m’inflige inconsciemment. Thérèse sait vivre comme cela,d’instinct. Elle tient de sa terre africaine, de ses racines sénégalaises, cettemanière de relativiser letemps,denejamaislecompter.Ellen’estpasesclavedesheures.Ellevitchaqueinstantcommeilvientetl’appréciepourcequ’ilest:uninstantdevie.Commeelle,jeveuxjusteprendreletempsdevivreetvivreletempsprésent.

Mais les réflexesont lapeaudure.À laquestion«Qu’est-ceque tu fais?», combiende foisai-jeréponduensoupirantd’impatience:«Rien,j’attends»?Commentpuis-jepenserainsi?Attendren’estpasnerienfaire.Ya-t-ild’ailleursuninstantdanslavieoùnousnefaisonsrien?Riendutout?Mêmepaspenser?Parmoments,nouspouvonsnousdirequenousn’entreprenonsriendetangible,deconcret,devalorisant.Ehbien,désormais,j’aimecesinstantsprivilégiés,carilsm’offrentleluxed’uneinactivitéapparente.

J E NE VAIS PAS TRÈS LOIN. Loïc et moi avons rendez-vous dans l’arrondissement voisin, dans unendroit chargé de nos souvenirs. Pourm’y rendre, lemoyen de transport le plus rapide serait lemétro,mais jepréfèreprendre lebus.L’airest frais,vifetpiquant.Les rayonsdusoleil allègent

l’atmosphère.Onpourraitpenserqu’ilvaneiger.J’aienviedeflâneretdem’offrirunecourtevisitedeParis.Letrajetenbusseraparfait.Je choisis une place dans le sens de lamarche, côté fenêtre. Jem’assieds, posemon sac surmes

genouxetcolle le frontcontre lavitrefroide.Sousmonsiège,unradiateurarchaïquesouffle tantqu’ilpeut. Ma voisine, une dame âgée, s’en plaint. Elle craint que cet air chaud soit mauvais pour lacirculationdesesjambes.Ellepréfèrechangerdeplace.De station en station, l’autobus traverse mon quartier. Je ne m’en lasse pas. Je remercie

silencieusementlapersonnequiadessinél’itinéraire,peut-êtremêmesanssortirdesonbureau,denepasavoir choisi le plus court chemin.Lesgrands axesontmoinsde charmeque les rues adjacentes.Monregardseperdau-delàdes ruespavées,des trottoirs,des façadesd’immeubles.Levisaged’une jeunefemmes’invitedansmespensées.Jeneconnaispassonnom.Jeneconnaisriend’elle,d’ailleurs.Jel’aicroisée hier soir à l’issue d’une conférence. Après avoir entendu mon témoignage, elle avait pris laparole,debout,émue,cramponnéeaumicro.Elleavaitditd’untonunpeuaigu:«Commentavez-vousfait?Commentavezvoussupportécetteépreuve?Êtes-vousunesuperwoman?Avez-vousunerecettemagique?Riennemefaitpluspeurquelamaladieetlamortdemonenfant.Jeneseraispascapabledelevivrecommevous.Etjecroisquejeneseraispascapabledevivretoutcourtaprèsça.»Commejecomprends ses interrogations et ses angoisses ! Elles ont été miennes avant, juste avant toute cetteaventure.

Jemesouviensd’uncommentairequimefutadressépourexpliquerledramequinousavaitfrappés:«Çavousestarrivéparcequevousaviezlaforcedelesupporter.»Enest-ilvraimentainsi?Lesépreuvessont-ellesdistribuéesenfonctiondenotreaptitudeàlesvivre?Sitelestlecas,jeledissansdétour:j’auraispréféréêtreincapabledetriompherdelamoindredifficulté.Oui,j’auraispréféréêtreprivéedetouteforceetgarderalorsmapetiteprincesseauprèsdemoitoutelavie.J’ailongtempsréfléchiàcetteremarqueetjenecroispasdutoutquenoscapacitésnousexposentàsubirenproportiontelleoutelleépreuve.Jen’aiaucuneaptitudeparticulière.Jenesuispastailléepourêtreunesuperwoman.Loïcnonplusn’a

pasdecostumedesuperhéros.Nousn’avonsnil’unnil’autreriend’exceptionnel.Enrevanche,commetoutlemonde,nouspossédonsdesforcesinsoupçonnées.Eneffet,jesuisintimementpersuadéequenousavons tous des capacités que nous ignorons. Un courage, une résistance, une endurance que nous neconnaissonspasetquiserévèlentdansl’épreuve.Noussommescapablesdeforcesextraordinairesdansdes circonstances extraordinaires.Nouspuisons ennouscedontnous avonsbesoin.Etnos ressourcessontbienplusrichesquecequenouspensons.J’enprendspourtémoinslesvictimesdecatastrophesnaturelles.Tremblementdeterre,razde-marée,

éruptionvolcanique, cesphénomènes frappent à l’aveugle et touchent lespopulations enmasse.Onnerassemblepasauparavantenunmêmeendroitlesplusvaleureux.Etpourtant,combienvontsesurpasserpour survivre ? Ils oublient leur peur, leur douleur et leurs limites pour n’obéir qu’à un sentiment :l’amourdelavie,moteurefficacedel’instinctdesurvie.Voyezcesmèrescouriràperdrelesouffleenportantleurpetitdanslesbras,ceshommessouleverdeschargesimpressionnantespoursauverlesleurs,cesenfantsrésisterdesjoursetdesnuitsà lafaimet lasoif,cesfamillesrebâtir leurhabitatdétruitetreconstruire leurvie sansgémir.Cesgens-làn’ont sansdoute riend’incroyabledans la tranquillitéduquotidien.Maisl’homme,confrontéaupire,estcapablederévélercequ’ilademeilleur.

Jesuismoiaussilarescapéed’untsunami.Encoresouslechocdelacatastrophe,sonnéepartousles

effortsdéployés,enconvalescencedetantdefatigueaccumulée.Pendantdesmois,j’airepoussétoutesmeslimitespourfairefaceàunesituationinédite.Jusque-là,j’avaisappréciéleconfortd’unemploidutempsbiencalé,j’avaistoujoursmalvéculemanquedesommeiletjamaissupportél’hôpital.J’aioubliétout cela. Je ne compte plus les nuits blanches, les journées dans les services hospitaliers, leschangementsderythme,lescoupsencaissés.Duranttoutcetemps,j’aimenéunebataillesurdeuxfronts,auxenjeuxdistincts:ajouterdelavieauxjoursdeThaïsd’uncôté,ajouterdesjoursàlavied’Azylisdel’autre. Et continuer à vivre. Je me suis laissée bousculer dans le ressac incessant des vagues ; j’aisouventbulatasse,j’aitouchélefondplusd’unefois,maisj’aitoujoursrefaitsurface.Aujourd’hui, lorsqu’onme demande comment j’ai fait pour affronter tout cela, je réponds en toute

sincérité:«Jenesaispas.»Commetantd’autres,jeredoutaislamaladie.Commetantd’autres,j’étaispersuadéedenepas survivreà lamortd’unenfant.Mapremière réactionà l’annoncede l’atteintedeThaïsfutl’étonnement,celuideréaliserquej’étaisencoreenvie.Jepensaisquemoncœurallaitlâcher,terrasséparlanouvelle.J’empruntelesmotsdeNietzschepourexpliquerl’impensable:«Cequinetuepasrendplusfort.»Puisquejen’aipassuccombéaudiagnostic,j’aidécidéd’yfaireface.Enmejetantdans la bataille, j’ai libéré des forces surhumaines que je ne pressentais pas. Elles ne m’ont pasabandonnée,unefoislecalmerevenu.Ellessontredevenuessilencieusesetdiscrètes.Aussi,quandj’entendsquelqu’unmeconfier,lesbrasballants:«Jen’ensuispascapable»ou«Je

n’auraispaspu»,jeluiréponds:«Vousnesavezpas»,«Vousnepouvezpassavoirdequoivousêtescapable.»Etjel’inviteàconvoqueruneforce,uneseule:celled’oserycroire.

I LN’ESTJAMAISENRETARD.Jeconsultemamontreetpresseunpeulepas.Jevoudraisarriveravantluipour le voir s’avancer, le regarder de loin sans qu’il le sache, et sentirmon cœur se gonfler. Jetourneaucoindelarue,plisselesyeuxpourdistinguerjusqu’àladevanturedurestaurant.J’aperçois

une silhouette familière, appuyée sur un scooter, un casque calé sous le bras et le téléphone collé àl’oreille:Loïcestdéjàlà.Jereconnaissonblousonencuirtannéparlesannées,sonjeaninusable,labarbenaissantequiombresesjouesd’uneteintebleutée.Ellemesembleloinl’époqueoùLoïcrevêtaitchaquematinuncostumesombre,unecravatesobre,une

chemiseimpeccableetdeschaussurescirées.L’époqueoùiltravaillaitdansdesbureauxhuppéspourdesclientsprestigieux,l’époqueduconseil.Lechangements’estopéréicimême,danscerestaurant,prèsdequatreansauparavant.

Nousavionsrendez-vouspourundéjeunerenamoureux.Undéjeuner inoubliable.Loïcestarrivéenavance.J’observeavecfiertésonallureéléganteetsoncostumebientaillé.Enm’approchant,jedevinetout de suite que quelque chose le tracasse. Cela se lit dans l’ombre tourmentée de ses yeux et lemouvement de samâchoire. Il garde le silence jusqu’à ce que nous soyons installés à notre table. Ilcommandeunapéritif,boitd’un trait, avantde lancer :« Jevoudrais teparlerdequelquechose.» Jen’aime pas la nervosité dans sa voix et redoute une mauvaise nouvelle. Loïc prend une profonderespirationavantdecontinuer.–Jevoudraischangerdeboulot.Ouf,sicen’estquecela,jen’aipasderaisondem’inquiéter.Sacarrièreestbienbaliséedepuissa

sortied’écoledecommerce.Souhaite-t-ilaujourd’huiembrasserdenouvellesambitions,intégrerunplusgrand cabinet-conseil ou occuper un poste à plus haute responsabilité ? Je le regarde en souriant,rassurée.–Trèsbonneidée!Quecomptes-tufaire?–Delamenuiserie.Jeveuxdevenirmenuisier.Jereposemonverremaladroitement,lesoufflecoupé,lesyeuxécarquillés.– Menuisier ? Tu veux devenir menuisier ? C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ? Allez, dis-moi

vraimentquelnouveaumétiertuenvisages.–Menuisier.Iln’yapluslamoindretraced’anxiétédanssavoix.Loïcaretrouvésoncalmealorsquejem’agitede

plusbellesurmachaise.–Depuismascolarité,monbac,mesétudes,j’aichoisiunevoietoutetracée.Ellem’aconduitentoute

logique au métier de consultant. J’ai été très heureux pendant des années, mais aujourd’hui, je veuxchanger.

J’entendssesmots,jeperçoislasincéritédesaréflexion,maisjenepeuxmerésoudreàl’accepter.Cevirageprofessionnelmedonnelevertige.Jen’aipasbesoindeça.Encemoisdeseptembre, j’aiplusque jamais l’impression d’avancer à l’aveugle sur une corniche étroite. Thaïs est au plusmal ; la finapprocheàgrandspas.Azyliscommenceàmontrerdessignesinquiétantsdelamaladie.Depuisplusieursmoisdéjà,j’aimismavieprofessionnelleentreparenthèsespourmieuxm’occuperd’elles.Jepeinepourresterconnectéeaveclemondeextérieuretgardersacadence.Jenesaispasoùcetteaventuremèneranotre famille. Le travail de Loïc représente à mes yeux une sécurité indispensable. Et pas seulementfinancière.Ilestlecordonsanitairequim’empêchedebasculer.Ilrythmenosjournées,nossemaines.Ilmetranquilliseparcequedanscedomaine,aumoins,jen’aipasdecrainte,pasdedoute.Toutlerestedenotreexistencemeparaîtaléatoire.Alorspourquoichanger?Pourquoirepartiràzéro?Etpourquoilefairemaintenant,aubeaumilieudelatempête?Jenecachepasmeslarmespourluiexprimermonrefus.

–Désolée, jeneveuxpasque tuquittes tonpostepourdevenirmenuisier.C’estunefolie !Et jeneveuxpasdefoliedansnotrevie.J’aibesoindetranquillitéetdepaix.Tonboulotactuelmerassureparcequ’il nous met à l’abri du besoin et parce que je te sais compétent. Et puis tu ne connais pas lamenuiserie.–J’apprendrai.Jesuivrailesformationsqu’ilfaut.Jemesuisdéjàrenseigné.Jepeuxenintégrerune

trèsvite.–Maispourquoifaire?Tuaimestontravaildeconsultant,non?Ilsemblet’épanouir,iltepermetde

nousfairevivre,ilt’offreunereconnaissancesociale.Pourquoidevenirmenuisier?Tun’auraspeut-êtreplusriendetoutcela,tusais.Tuneveuxpastecontenterdecequetuas?–Non.Jeveuxêtrelibre.–Libredequoi?Deteshoraires,detesvacances?–Libre.Simplementlibre.Loïc veut choisir son chemin en suivant ses inspirations, loin des contraintes économiques et des

considérations sociales. Cependant, à son envie de liberté, j’opposema peur.Mes peurs. La peur duchangement,lapeurdel’inconnu,lapeuraussideneplusêtreaussifièredecethommeélégant.Jechangedetactiqueettentedetemporiser.Jejouelamontre.–OK,mais il n’y a pas d’urgence. Tu n’es pas obligé de te décidermaintenant.Attends que notre

situationfamilialeaitretrouvéunpeudesérénité.Attendsquelecalmesoitrevenu.Nouspourronsalorsreprendrecettediscussion.–Machérie,net’inquiètepas.Jepeuxattendresituveux,toutletempsnécessaire.Riennepresseen

effet.Nousdécideronsensemble.Maisunechoseestsûre:aujourd’hui,çan’estpasunplusmauvaisjourpourchangerquedemain.Sionchercheàréunir lescirconstancesidéales,onrisquedenejamaisrienfaire.Notrevieestspécialementcompliquéeencemoment,c’estvrai,maisçanedoitpasnousparalyser.Ilfautqu’oncontinueàvivre,àfairedesprojetsetàlesréaliser.

Jecomprendslesensdecesproposetleraisonnementquisedessineenfiligrane.Plusdeneufmoisauparavant, lesmédecins nous ont annoncé lamort imminente deThaïs.C’était unequestionde jours,peut-êtredesemaines.Lorsqu’elleestrentréeà lamaisonendécembredernier,nuln’imaginaitqu’elleseraitencoreparminousàNoël.EtencoremoinsàPâques.Nousavonsconnudenombreusesalertesettrembléplusd’unefois,maiselleatenubon.Aujourd’hui,pluspersonnen’avancedepronosticssurladuréedesavie.Avecsoninimitablefrancparler,Gasparddemanderégulièrement:«Vousm’avezditqueThaïsallaitbientôtmourir,maiselleest toujoursvivante.Vousêtessûrsqu’ellevavraimentmourirunjour?»Oui,samortprochaineestunecertitude,maisnousnesavonspasquand.Nil’heurenilejour.Danslespremierstemps,nousnoussommespréparésàencaisserlechoc.Puisnousavonsrassemblé

nosforcespourêtreaufront,veillantsurellenuitet jour.Jusqu’à l’épuisement.Alorsseulement,nousavonsbaissélesarmesetlagarde.Nousavonsacceptédenepassavoir,denepasmaîtriser.Latentationétaitfortedesefigerdansl’attente,deneplusrienprojeter.Devivreensursis.Ilnousafalluadmettreque ce temps-là, ces semaines, ces mois, n’était pas un répit pour Thaïs, c’était sa vie. Et Thaïs nesouhaitaitpasquenousmettionsnotreexistenceentreparenthèsesletempsdelasienne.C’étaitpourelleune lourde responsabilité que d’être la cause de notre immobilité familiale. Une responsabilitéinappropriée.Ainsi,laplusbellemanièrederendrehommageàlaviedeThaïsétaitdevivrelanôtre.Nousavons

trouvé le courage de partir en vacances, de sortir le soir, d’aller voir des amis, d’entreprendre,d’avancer.Ainsi,nousn’allionspasrecommenceràvivreaprèsledécèsdeThaïs,nousallionscontinuer.Toutsimplement.LadémarcheprofessionnelledeLoïcs’inscritdanscesens:continueràvivre.Elletrouveéchodans

cettecitationd’OscarWilde:«Vivreestlachoselaplusrare.Laplupartdesgenssecontented’exister.»J’ai toujoursaiméenLoïc,nonsoncostumechicet ses joues raséesdeprès,mais sa liberté. Il saits’émanciper des pressions sociales et des conventions inutiles. Il s’affranchit du qu’en-dira-t-on et duregarddesautres.Loïcestunhommelibre.Cettelibertéestuntrésor.Ilmefaudraattendrelafindudéjeuneret lecheminduretoursousunepluiebattantepourmûrirma

réflexion. Je l’appellerai à l’abri d’une porte cochère pour lui dire : « Vas-y ! Je suis avec toi. Jet’accompagnesurcenouveauchemin.Jetefaisconfiance.Alors,vis!»

Quatre ans plus tard, j’ai devant moi un menuisier épanoui, accompli, un peu préoccupé par sesresponsabilitésauseindesapetiteentreprise,maisheureux.Jesuisfièredeluicommejamaisjenel’aiété.Parcequ’ilachoisinonlafacilité,maislaliberté.

L OÏCTERMINESACONVERSATIONtéléphoniquealorsquejem’approche.Ilal’airabsorbéetfroncelessourcils.Jeconnaiscettemine;iln’estpassoucieux,ilestconcentré,commeunhommetoutàce qu’il fait. Je l’entends parler de cotes de placards, de coulissants de tiroirs. J’hésite à le

dérangerpendantsadiscussion,maisn’yrésistepas.Ilraccrochependantquejemependsàsoncouetscelle ses lèvres d’un baiser. Je caresse avec la paume de la main sa barbe naissante et me laissesurprendre par sa rugosité. Loïc n’a pas encore eu le temps de me manquer ce matin, mais je suisheureusedeleretrouver.

Nousfranchissonsensemble,maindanslamain,laportedurestaurant.J’aimecetendroit.Ilconservel’ambianceauthentiquedesgrandesbrasseriesparisiennesd’antanetlecharmedesAnnéesfolles.Nouslongeonslevastecorridorquiconduitdelarueaurestaurant.Enpassant,jejetteuncoupd’œilfurtifàlacarteenserréedansunhautprésentoirencuivre.Œufscocotteauxpleurotesfraîches,soupedepoissonmaison, tartare préparé à la demande, pot-au-feu de bœuf, on trouve là toute la tradition de la bonnecuisinefrançaise,sanschichiniprétention.Voilàquimemetenappétit.Nousannonçonsaugarçonquinousaccueille:«Noussommesdeux.Nousavonsréservé.»Ilnousinviteàlesuivre.Dans la grande salle, le nombre de couverts est considérable. Toutes les tables sont occupées.

L’ambianceestbruyante,animéeetchaleureuse.Elleseraitsansdouteinsupportables’iln’yavaitcetoitdeverre,cetteouverturemajestueuseverslezénith.Jelèvelesyeuxpourcontemplerl’immenseverrièrequilaisseentrerlalumièreetleciel.Lerestaurants’élèvesurtroisétages.Desplantesvertescourentlelongdesbalconsenferronnerieouvragée.Notretablesetrouveàl’extrémitédupremierétage,unpeuaucalme. Loïc devance le serveur et tire la chaise de velours rouge enm’invitant àm’asseoir. Il prendensuiteplaceenfacedemoietfaitsigneaugarçondenepass’éloigner.Nouscommandonssansattendre:piècedebœufàpoint,fritesetunverredebonvinrouge.Pourledessert,nousverronsplustard,mêmesij’aidéjàmapetiteidée:jegardeunsouvenirémudubabaaurhummaison.À peine assis, sans nous concerter nous posons chacun notre téléphone sur la table à côté de notre

servietteencorepliée,avantdenousregarder,desourireetdecouperlasonnerieenlerangeantdansunmêmemouvement,luidanssapoche,moidansmonsac.Nousnevoulonspasêtredérangés.L’heurequivientestànous,rienqu’ànous.Loïcetmoiavonsprisl’habitudedenousretrouverainsirégulièrement,touslesdeux.Letempsd’unebalade,d’unrepas,d’unfilmaucinéma,letempssurtoutdenouséchapperdutourbillonfamilialetdelapressionprofessionnelle.Nousvoulonsjusteêtreensemble.C’esttout.Ladiscussioncommencesuruntonléger,amoureux.Nousparlonsdetout,derien,despetiteschoses

du quotidien. De nous, un peu. À la table voisine, un couple déjeune en silence. On entend justel’entrechoquementmétalliquedescouverts,letintementduverrequicognecontrelereborddel’assietteen porcelaine blanche. Ils gardent les yeux baissés et mâchent avec indolence. Ils ne dégagent pasd’animosité, juste un sentiment d’usure. Leur attitude manifeste le poids des années communes, del’habitude,delaroutine.Peut-êtreaurions-nousétéainsinousaussisilescirconstancesdelavienenousavaientpasréveillés,bousculés.Lafemmerelèvelatête,observelasalleau-dessusdel’épauledesonmari,àgauchepuisàdroite,sanss’arrêtersursonvisage,commes’ilétaittransparent.Nosregardssecroisent.Jeluisouris.Ellejetteuncoupd’œilfurtifàlamaindeLoïcenlacéedanslamienne.J’entendsdanssonsoupircommejelisdanssesyeuxlasnondelatristessemaisdeladésillusion.Ellesepenchealorsverssonmari,luiditquelquechosetoutbas.Illuirépondàpeine.EtjeserslamaindeLoïcunpeuplusfort.Aimons-noustoujours!

Leserveurarriveavecnotrecommande. Ildispose lesassiettes, remplit lesverresdevin,poseunecarafed’eauetunecorbeilledepain,apportelesupporteninoxcontenantlasalière,lapoivrièreetunpetitpotdemoutarde–Bonappétit,lance-t-ilens’éloignant.

Les assiettes sont copieusement garnies. Nous attaquons sans attendre. J’attrape une frite avec lesdoigts.Elleestbienchaudeetcroustillante.Justeavantdelacroquer,jedemandeàLoïc:–TutesouviensdesanniversairesdeThaïs?Desanniversairesquenousavonsfêtésavecelle?–Biensûr!Ilyenaeutrois…seulementtrois.Jesensmavoisinetendrel’oreilleetcontinueplusbas.–Troisanniversaires,tousdifférentsquandonypense!À bien y réfléchir, aucun des changements d’âge de Thaïs ne s’est déroulé dans des conditions

comparables. Nous avions fêté joyeusement son premier anniversaire, comme tant d’autres parents,insouciantsetattendris.J’avaiscuisinéungrosgâteaupourcomblersagourmandise.JemesouviensdelaremarquedeLoïcquinecomprenaitpaspourquoij’étaisressortieencourant,auderniermoment,pouracheterdesbougies.–Maisnousenavonsunpleinpaquet.Pourquoienveux-tud’autres?– Parce que j’en veux une rose ! Je ne vais quand même pas mettre une bougie bleue pour

l’anniversairedemafille!Auvudemontonoutré,Loïcn’avaitpasoséinsister.Ilavaitabdiquéetsoupirédansundemi-sourire:

«Ah,lesfilles…»NousavionssoufflécettebellebougieroseavecThaïsenpensantavecémotionetenthousiasme:«Cet

anniversaireestlepremierd’unelongueliste.»L’année suivante, j’avais tout bien préparé la veille : le gâteau, les cadeaux, la décoration et les

bougiesblanchesàpoisroses,cellesquiserallumenttoutesseules.Pourtant,lejourJ,riennes’estpassécommeprévu…Commentoubliercedeuxièmeanniversaire?

J ETITUBE.Loïcmarchetoutàcôtédemoietmesoutientparlecoude.Sadémarchen’estpasnonplustrèsassurée.Nousgagnonslarueainsi,appuyésl’unsurl’autrepournepastomber.Nouspoussonslaportequidonnesurl’extérieur.Lefroiddecettefind’hivernoussaisit.Jen’aipaspenséàfermer

monmanteauen sortant. Je tremblote.Loïc tire sur lesdeuxpansendrapde laineépaiset attache lesboutons.Ilremontemoncoletm’attirecontrelui.Lachaleurdenoscorpsformeunseuletmêmerempartcontrelevent.Collésl’uncontrel’autre,nousrevenonsànous,douloureusement.Ilyaquelquesminutes,notrevieabasculé.Dumauvaiscôté.Ence1ermars,nousvenonsd’apprendrequenotrepetiteThaïsestatteinted’unmalincurable.Nous

venons d’entendre pour la première fois deux mots à l’association funeste : « leucodystrophiemétachromatique».NousvenonsdecomprendrequeThaïsvabientôtmourir.J’aifaillicrieraumédecin: «Çan’est pas possible, vousvous trompez.C’est son anniversaire aujourd’hui !Elle a deux ans. »Deuxtoutespetitesannéesquireprésententenréalitédéjàplusdelamoitiédesavie.Loïcetmoin’avonspaséchangéunmotdepuisl’annonce.Nousrestonsaumilieudutrottoir,hagards.

Riendecequisepasseàl’extérieurnenousatteint.Nousn’avonspaslesentimentd’êtrelà.Commesinoscorpss’étaientdisloqués,commesinoscelluless’étaientéparpillées,commesinosespritss’étaientdésagrégés.Nousnesommesplus.

J’ouvrelabouchepourparler.Jenereconnaispasmavoix.– Loïc, promets-moi qu’on ne le dira pas aux enfants. Pas tout de suite en tout cas, le plus tard

possible.Loïcrelâchesonétreinteets’écarteunpeupourmeregarderdanslesyeux.–Tuvoudraisqu’onleurcache?Pourquoi?–Parcequejeveuxàtoutprixpréserverleurinnocence.Ya-t-ilplusprécieuxquel’innocenced’unenfant?GaspardaquatreansetThaïstoutjustedeux.Que

connaissent-ilsdesdifficultésdelavie?Rien.Celanelesconcernepas.Cen’estpasdeleurâge.J’aienviedelesépargnerpourqu’ilsviventlepluslongtempspossibleauroyaumedeWinniel’oursonetdeBabar,làoùn’existentnilasouffrance,nilapeur,nilamort.Ilssefrotterontbienasseztôtauxâpretésdumondedesadultes.Ilsdécouvrirontunjourquetoutn’estpasrose,rond,bon.Maispasaujourd’hui.Jecrainsquecettenouvellenelesabîmeirrémédiablement.Loïcécouteattentivementmasupplique.Sesmotssefontmurmuresàmonoreillequandilmerépond

avecdouceur.–Qu’allons-nous leur dire alors ?Que tout va bien ?Puis faire comme s’il ne s’était rien passé ?

Cachernotrepeineetnoslarmes?Feindrederireetdesourire?Nouspréserveronspeut-êtreàceprixleurinnocence,maisnousperdronsleurconfiance.Parcequ’ilssauronttôtoutard.Etplutôttôtquetard.IlsconnaîtrontlavéritébientôtquandThaïsvacommenceràallermal.Alors,ilscomprendrontquenousleuravonsmenti.Etplusjamaisilsnenouscroiront.Jepensequ’iln’yariendeplusimportantquelaconfiancedesenfants.GaspardetThaïscroientennous,plusquetout.Dequoivoulons-nouslesprotégeren gardant le silence ? Les protéger de la vie ? De leur vie ? Parce que c’est leur vie, que nous levoulionsounon.Etc’estcelledeThaïsd’abord…Nousdevonssauvegarderlaconfiancequ’ilsontennous,etnousdevonsànotretourleurfaireconfiance.Nousleurenparleronssansattendre.Nousallonscertainement pleurer, beaucoup, mais pleurer ensemble. Nous vivrons cette épreuve. Et la vivre enfamille.J’acquiesced’unhochementrépétédelatête,sansdireunmot,lagorgenouéeparlessanglots.

NousdironslavéritéàGaspardetThaïslejourmême,sansfaux-semblants.Nousneparleronspasdeleucodystrophie métachromatique ni de maladie neurologique génétique dégénérative. Nous ne nous

cacherons pas derrière ces termes compliqués pour noyer la réalité.Nous utiliserons desmots à leurportéepourqu’ilscomprennentvraiment.NousexpliqueronsqueThaïsaunemaladiequil’empêchedefairecertaineschosesaujourd’huietd’autresdemain.Nousleurdironsqu’àcausedecettemaladie,ellenevapasvivrelongtemps.Nousl’assureronsque,quoiqu’ilarrive,nousseronslà.Nousnetaironspasnos larmesdanscet aveuetGaspardymêlera les siennes.Nous resteronsun longmoment serrés tousensemble,unisdanscettepeine.Gaspardsécherasespleursd’unreversdemanche,sanscriergare,avantdedemander:«Bonmaintenant,onvafêterl’anniversairedeThaïs?»Jeluirépondraiavecperplexité:«Monchéri,non,nousn’allonspasfêterl’anniversairedeThaïsaujourd’hui.Tuascompriscequenousvenonsdet’expliquer:nousavonsapprisquetasœurestmalade.Noussommestroptristespourfairelafête.»Loindeselaisserdésarçonner,ilmerétorqueraavecsonbeauregardpuretsonsourirecandide:«Oui, j’aibiencompris.Et jesaisaussiqu’ellevamourir.Mais là,ellen’estpasmorte.Etc’estsonanniversaireaujourd’hui.Alorspourquoionnelefêteraitpas?»

En le voyant prendre sa sœur par la main et quitter la pièce en chantant à tue-tête « Joyeuxanniversaire,Thaïs»,jecomprendrai.Jecomprendraicequ’estl’innocencedel’enfant.Cen’estpasdenepas savoir.Cen’estpasd’avancerenâgeavecdesœillèrespournevoirque lesbelleschoses, etouvrirunjourlesyeuxdouloureusementsurlesdifficultésdumonde.Lesenfantssavent,quoiqu’onendiseetquoiqu’onleurdise.Ilsn’appréhendentpaslesévénementsdansleurglobalité,commenous,lesadultes, le faisons. Ils ne cherchent pas à lesmaîtriser ; ils les vivent comme ils viennent. Ils saventaisémentretrouverlechemindelajoie.Etnousyentraîner.L’innocencedel’enfantconsisteàconnaîtrelavéritéetàlavivrenaturellement,sanstrembler,sansseprojeter,enavançantavecconfiance.Le jour des deux ans de Thaïs, j’ai réalisé que si je voulais continuer à aimer la vie et goûter au

bonheur,jedevaisretrouvermonâmed’enfant.

J’ailaissécetteâmed’enfants’exprimerl’annéesuivantepourlestroisansdeThaïs.Noussavionsquec’était notredernier anniversaire avec elle.Loindenous laisser emporterpar la tristesse, nous avonsdécidédelefêterdeuxfois,le28févrieretle1ermars,pourenprofiterpleinement.Nousnoussommesretrouvés autour d’elle, dans sa chambre. Gaspard a escaladé le lit pour s’installer tout contre elle,Azylisatendulesbrasverssasœur.Nousavonschanté«Joyeuxanniversaire»detoutnotrecœur.Nousavons célébré joyeusement l’année écoulée, sans penser à celle qui commençait et à l’épreuve quis’annonçait.Nousavonscuisinédesgâteauxqu’ellen’apasgoûtés,choisidescadeauxqu’ellen’apasouverts, invité des amis qu’elle n’a pas vus. Thaïs fut de la fête à sa façon, tout en discrétion et ensubtilité.Parl’esquissed’unsourire,laprofondeurd’unerespiration,lalumièred’unregard,ellenousafaitcomprendrequ’elleétaitheureuseencetinstant.Nousaussi.Nousétionssiheureuxavecelle.

J EPEINEÀTERMINERMONASSIETTEetgardeencoreunpeulesyeuxplongésdanslepassé.Loïcmeramèneàluienmecaressantlajoue.Ilessuieaupassageunelarmediscrèteaccrochéeàmescils.Puisilattrapesonverre,lelève,m’inviteàtrinquer.

–Ànous.Àelle.Bonanniversaire,jolieprincesse!–Bonanniversaire.Nosvoisinsdetablerèglentleuraddition.Loïcenprofitepourattirerl’attentionduserveurd’ungeste

delamain.Ilcommandedeuxcafés,avantdeseraviser.–Tuvoudraisundessert?–Nonmerci,jen’aiplusfaim.C’étaitparfait.–Etcebabaaurhumquitetentaittant?–Uneprochainefois.–Alorsdeuxcafés,s’ilvousplaît.Dontunallongé.Loïcconnaîtmeshabitudes.Ilsaitquelecafétropserrémevrillel’estomac.C’estl’unedesséquelles

decesannéesdifficiles.Lecorpscommel’espritnesortentpasindemnesdesexpériencesdouloureusesde la vie. J’éprouve donc depuis plus de cinq ans des brûlures d’estomac ainsi qu’une contracturemusculairedansledos,justeendessousdel’omoplategauche.Quantauxbleusdemonâme…

Lafemmeàcôtédenousselèvepoursuivresonmari.Enpassantànotrehauteur,ellemedit:–J’aientenduquec’étaitvotreanniversaire.Alors,bonanniversaire!–Non,çan’estpasmonanniversaire.Maismerciquandmême.–Pardon,j’avaiscrucomprendrequevousfêtiezunanniversaire.–Oui,c’estceluidenotrefille.–Ahd’accord.Elleaquelâge?–Elleauraiteuhuitans.Ellerestesansvoix,labouchebéeetlevisageempourpré.–Jesuisdésolée.Sincèrementdésolée.Je…j’auraisdûmemêlerdecequimeregarde.Maisjene

pouvaispasdeviner.Celanesevoitpas…Vousavezl’airheureux.Elle s’en va avant que nous ayons pu ajouter un mot. Combien de fois avons-nous entendu cette

réflexion ? Nombre de personnes semblent s’étonner que l’épreuve n’ait pas marqué notre visage,irrémédiablement.Ladouleurlaisse-t-elledesstigmates?Lapeineforme-t-elledesrides?Leslarmescreusentellesdessillons?Lechagrinrougitmesyeux,décoloremesjouesetpincemeslèvres,parfoisplusieursfoisparjour.Maisilnedurepas;quandilmequitteenfin,ilemporteavecluicemasque,pourlaisserl’éclatdelaviereprendresaplace.

Lesépreuvesquenousavonsconnuesnerésumentpasnotreexistence.Ellesenfontpartie,biensûr,etoccupentuneplaceimportantedanslespréoccupationsduquotidien,maisellesn’ontpascontaminétouslesaspectsdenotrevie.Àl’imagedecethommequejecroisaissurlaplage,quandj’étaispetite.C’étaitunamidemesparents.Ilpassaittouslesanssesvacancesaumêmeendroitquenous.Illuimanquaitunbras,amputéàlasuited’uneblessuregrave,uneblessuredeguerre.Lapremièrefoisquejel’aivu,jemesouviensden’avoirpudétachermonregarddecemoignoncicatriséetsurtoutduvideendessous.Jemefocalisais sur l’absence de ce membre. L’homme avait d’autres caractéristiques physiques, sa grandetaille,saligneathlétique,maisjenegardaisentêtequecelle-ci.Ilétaitpourmoi«celuiquin’aqu’unbras».J’interrogeaismonpèresans relâcheàsonsujet. Ilavaitdûbeaucoupsouffrir lorsde l’accident.Et

plusencoremoralementquandonluiavaitannoncél’inévitableamputation.Ilavaitcertainementvécules

premiers temps douloureusement. Tant de choses à affronter : les soins, la rééducation, le regard desautres.Puis ilavait finiparaccepterdevivreainsi. Il s’étaitadaptéàsacondition. Ilavait reprissesactivités professionnelles et sportives. Il conduisait même sa voiture. Il ne feignait pas d’ignorer saparticularité,pasplusqu’ilnesepolarisaitsurelle.Auboutdequelquesjoursaveclui,nousoubliionstoussoninfirmitépourlevoircommeilétait:unhomme,unmari,unpère.Lenombredesesbrasn’ychangeaitrien.

Deux nouvelles personnes s’installent à la table voisine. Leurmine sérieuse évoque un rendezvousd’affaires. Loïc et moi terminons notre déjeuner, réglons la note et quittons la salle. Nos places neresteront pas vides longtemps. Le restaurant ne désemplit pas. Nous gagnons la rue. J’invite Loïc àprolongernotretête-à-têteparunecourtebalade.Ilconsultesamontre,hésiteavantdeseraviser.C’esttropjuste,ildoitrepartirtravailler.Unclientl’attend.Jelequittedoncàregret.Avantqu’iln’enfilesoncasque,jel’embrassetendrementenluidisant:«Soisprudent.Etnerentrepastroptard.»AlorsqueLoïcs’éloigne,jerallumemontéléphone.Àpeineéclairé,l’écranm’informedelaréception

de plusieurs textos et de quelques messages vocaux. Je les parcours rapidement : tous évoquentl’anniversairedeThaïs.Jelesconservepourlessavourerplustard.J’écoutejusqu’audernier,craignantcommetoujoursunappeldeThérèsem’informantd’unemauvaisenouvelleoumedemandantderentrerauplusvite.C’estdéjàarrivéplusieursfois,surtoutdepuisqu’Azylisfaitdescrisesd’épilepsie.Aussi,jenesuisjamaisvraimenttranquillequandjesuisloinetmoinsencorequandjenesuispasjoignable.Onnesaitjamaiscequipourraitsepasser…

Thérèsen’apasappelé.Jerésisteàlatentationdetéléphoner.J’appliquelafameuseformule«pasdenouvelles,bonnesnouvelles»et rangemon téléphonedans lapoche intérieuredemonsac. Je regardel’heureetconstateavecbonheurqu’ilestencoretôt.Ilm’arrivealorsquelquechosedepeufréquentdansmavie,quelquechosequej’aimepar-dessustout:j’aidutempsdevantmoi.Dutempsrienquepourmoi.Dutempsquejevoudraispasseravecelle.

D E CETTE RUE COMMERÇANTE, je connais toutes les boutiques, en particulier celles quis’intéressent aux chaussures et à lamode féminine.Aucun changement d’enseigne ne pourraitm’échapper. Avec un peu de concentration, je serais même capable de les énumérer dans

l’ordre.Ilfautdirequec’esticiundemeslieuxdeprédilection.J’enarpenterégulièrementlestrottoirs.Aujourd’hui,jerésistesanspeineàl’appeldesvitrinesetdescendslarued’unpasdéterminéjusqu’à

son dernier numéro. Je m’aventure rarement jusquelà, concentrant d’habitude mon expédition dans lapartiehaute,verslemétroaérien.L’objectifdemapromenadesetrouvetoutauboutdelarue,làoùlerègnedesmagasinss’achève.J’avance,leregardfixésurl’édificequisedressedanstoutesablancheur,del’autrecôtéducarrefour.Jejetteuncoupd’œilàdroite,puisàgauche,ettraversepresqueencourant.Unautomobilisteklaxonnepourmefaireremarquermonimprudence.J’auraisdûemprunterlespassagespiétonssurlecôté,maisjenevoulaispasdévierdemacourse.Jem’excused’unsignedelamain.

Je n’ai jamais franchi la grille blanche, encadrée par deuxmarronniers au dépouillement hivernal.Arrivéesurleparvis,aupieddel’escalier,jelèvelesyeuxetcontemplelehautclocherenpierreclaire.Lafinesseetletravaildesonarchitecturecontrastentaveclasobriétéducorpsdel’édifice.Commesilesbâtisseursduxixesiècleprivilégiaientl’ouvrageverticaletcettepointequitoucheauciel.Jegravislesmarchesuneàunesansmepresser.Jelescomptemachinalement.Jepassesousl’unedes

troisarcadesquisurplombentl’entréeetmeretournepourprofiterdelaperspectivesurlarueanimée.Lecontrasteestsaisissant.Ici,lematériellaisseplaceauspirituel;lebruitcèdelepasausilence.Jepousselaporteenboisàdoublebattant.Jepénètreenfindanscelieuquim’attire.

Iln’yapasd’officeàcetteheure-ci.L’égliseestcalmeetsilencieuse.Elleestbeaucoupplusspacieuseque ne le laisse penser sa façade. La nef au plafond voûté supporté par des colonnes sobres s’étirejusqu’auchœur.Desrangéesdechaisesbienalignéescourentsurlesol.Jem’approcheetcaresseduplatdelamainleurdossierdroitenboisauxrefletssatinés.Jenepeuxcompterlenombredeplacesproposées.L’ambiancedoitêtretoutautrequandlanefetles

transepts sont entièrement occupés. Pour l’heure, une demi-douzaine de fidèles se recueille.Chacun al’airabsorbéparsaméditation.Dansunealléelatérale,deuxfemmeschuchotent,deboutàl’abrid’unecolonne. Elles parlent vite. Jem’assieds sur une chaise dans l’une des dernières rangées, doucement,pournepasfairegrincerl’assiseenpaille.Leslumièressontbaissées.Seulsfiltrentlestimidesrayonsdusoleildefévrieràtraversleshautsvitrauxcolorés.J’observelestachesmulticoloresqu’ilsformentsurlesmursnusetlapierrerustiquedusol.Monregardseporteensuitenaturellementàl’avantdelanef.Une fresquemurale expose ses couleurs sur lemur arrondi derrière le chœur, sans rien enlever à lasobriétédeceslieuxépurés.Jefermelesyeux.Jesuisbienici.

Leséglisesontétémonrefugeauxheureslesplussombres.Oùquejesois,àParisouàMarseille,enBretagne,enBerryouailleurs,j’aisouventpousséleursportesàlarecherched’unpeudetranquillité,depaix.Jem’asseyaiscommeaujourd’hui,à l’abridesregards.Jesuisentréenombredefoisenpleurantpourenressortirréconfortée.Jevenaisnonpourêtreconsolée,maispourm’abandonner.Meconfier.Etmeressourcerdanscettefoiquim’animeetm’éclaire.Je crois en Dieu depuis mon plus jeune âge, d’une foi paisible et confortable qui n’avait connu

jusqu’alorsl’épreuvenidutempsnidufeu.Ilm’étaitaisédecroirequandlaviemesouriait,delouerlabienveillancedivinequandellemecouvraitdebienfaits.Toutétaitsimplejusqu’àcequelamaladiedeThaïs vienne bousculermon existence comme un chien chamboule un jeu de quilles bien ordonné.Cejour-là,mon horizon s’est obscurci. L’avenir a pris en quelques instants la noirceur inquiétante d’unepoisseépaisse.Jenem’ysuispasprojetée.J’aicesséderegarderau loin,depeurdemeperdre.J’ailevélesyeuxversleciel.Etcherchélalumière.

Dansl’épreuve,dansl’ascensionvertigineusedemonHimalaya,mafoienDieuestainsidevenuemalanterne,ouplusexactementmalampefrontale ;cellequelesalpinistesfixentautourdeleur tête,biencentréesurleurfrontpourvoiroùposerlepiedetassurerleurspas.Cettelampemepermetd’éclairermaroute, de chasser l’obscurité angoissante. Et d’avancer avec confiance. Son rayonnement ne porte pasjusqu’ausommet.Elledispensesalumièresurlecheminàparcourir,lepasàpasduquotidien.Pasplusloin.Ellem’invitealorsànemepréoccuperquedelajournéequivient,sansm’inquiéterdemavietoutentière.Hierétait,demainsera,seulaujourd’huiest.

Malgrémafoiconvaincue,jen’aipassubil’épreuveavecunedocilitéapathique.Tantdefoisj’aicriéverslecielmapeuretmondésarroi,tantdefoisj’aiexprimémalassitudeetmacolère!Maispasunefois,nonpasunefois,jenemesuisrévoltéecontreDieu,nicontrepersonned’ailleurs.Parcequejenemesuisjamaisdemandé«pourquoi».Non,jen’aijamaisposécettequestionauxmultiplesramifications:«Pourquoimoi?Pourquoimesfilles?»J’airefusédem’engagersurlavoiedel’explication,delajustification.J’aisentid’instinctquejeme

perdraisaveccespourquoi.Decefait,jenemesuisjamaispenséevictimed’uneinjustice,pasplusquejenemesuissentiecoupabled’unefaute.Jen’aipascherchéunresponsableàmonmalheur.J’auraispufacilementaccuserDieudedispenserlesépreuvesduhautdesonnuage.Àquoibon?Jen’aipasbesoind’ennemis pour surmonter ma peine. Je veux des alliés, des soutiens. Et Dieu s’avère être cet appuiindéfectible.

Quelquesmoisauparavant, j’aidécouvertun textequisonnecommeuneparabole.Son titrem’a faitsourire:Despassurlesable.J’yvoisundouxclind’œilenversThaïsetsesinoubliablespetitspassurle sablemouillé.Lapaternitédece texten’estpascertifiée ; il est souventattribuéaupoètebrésilienAdemardeBarros.Unpoèteinspiré.Ilracontelesonged’unhommeunenuit.Celui-cirêvequ’ilmarchelelongd’uneplage,Dieuàsescôtés.Leciel,telunécran,laissedéfilertouteslesscènesdesavie.Illesrevisiteuneàuneetconstateenseretournantquedeuxpairesdepaslaissentdestracesbiendistinctessurlesable;ilreconnaîtlasienneetcelledeDieu.Ilscheminentainsicôteàcôte.Enregardantdeplusprès,ilconstatequ’àcertainsendroits,uneseuleempreinteimprimelesol.Cettetraceuniquecorrespondauxjourslesplusdifficiles,lesplusangoissantsetlespluséprouvantsdesavie.IlsetournealorsversDieu profondément déçu et Lui demande pourquoi Il l’a abandonné dans les pires moments de sonexistence, ceux-là mêmes où il avait le plus besoin de soutien divin. Le Seigneur lui répond quecontrairementàcequ’ilpense,pasuneminuteIlnel’alaisséseul,loindelà.Auxjoursd’épreuveetdesouffrance,Ilétaitbienlà;etcesontSespasquilaissentunetracesurlesol,unetraceplusprofondeencore,carencesmomentsdouloureux,Ilportaitl’hommesursondos.

Ainsi,aulieudechercheràconnaîtrelaraisonetlesens,aurisquedetournerenrondàlarecherched’unejustification,au lieuderesterassisesur lebordducheminàattendrequeDieu legravisseàmaplaceetenmonnom,j’aidécidédememettreenroute.Parcequec’étaitmavie.Etqu’ilm’appartenaitdelavivre.Danscetteascension,j’aigardéconfianceenDieu,commeunenfantsefieàsesparents.Jesavaisquejeneseraisjamaisseulepouraffronterlesdifficultés.Unemamanendeuilléem’afaitcetteremarque:«Commejevousenvie.L’épreuveestplusfacilepour

vous,parcequevouscroyezenDieu.»Jesaisisparfaitementlesensdesaphrase.Etpourtant…Siellesavaitàquelpointj’aisouffert!Sapeinen’arienàenvieràlamienne.Àl’heuredel’adieudeThaïs,j’aiéprouvél’insondabledouleurd’unemamanquiperdlachairdesachair,croyanteounon.Àl’instantoù la terre froide a recouvert le corps adoré de Thaïs, j’ai connu l’obscurité, j’ai vécu les ténèbres,comme toutemère qui ne peut plus voir son enfant.La foi n’empêche pas de souffrir.Ce n’est pas lapanacée, le remède miracle contre les maux du corps et du cœur. Elle n’épargne rien de la douleur

humaine;elleprévientcependantd’unécueil:ledésespoir.JerepenseauxmotsdeGaspard,ceuxqu’ilaprononcésquelquessemainesauparavant.Sesmotsd’enfant.Sesmotsdelumière.

J EPEINEÀREPRENDREMONSOUFFLE.Commechaquefoisquejevaislechercheràl’école,Gaspardm’ademandé:«Onfaitlacourse?»J’esquivetoujoursenmontrantmespieds:«Désolée,jenepeuxpas,j’aideschaussuresàtalonshauts.»Aujourd’huiencore,ilm’inviteàmemesureràlui.Il

devancematraditionnelleréponseenmedisant:«Jesais,tuasdestalons,maismoi,j’aiuncartabletrèslourd.Onestquittes.Alorsonyva?Allezmaman,c’estfacile,larueestenpente.»Cettefois-ci,j’aiaccepté. Je le regrette bienmaintenant. J’ai adopté depuis longtemps la ligne de conduite de l’ancienpremier ministre anglaisWinston Churchill : « No sport ». Et cela me convient parfaitement. Je mesouviendraideneplusydéroger…Gaspardm’attendenbasdeladescentedepuisdelonguessecondes,triomphantethilare.Jelerejoins,

essoufflée,etpassemonbrasautourdesesépaules:–Tuestroprapidepourmoi.Jecomprendspourquoitonentraîneurderugbyt’appelle«lamobylette

».J’ai accepté de relever son défi aujourd’hui parce que je souhaitais lui faire plaisir. Je voulais le

mettredansdebonnesconditions.–Gaspard,j’aiunetristenouvelleàt’annoncer.–Quoi?Qu’est-cequ’ilya?Maman,dis-moicequisepasse?–Tijiestmort.

Tijiest lechiendemesparents,unmagnifiquebouvierbernois.Gaspardl’aadoptédèssonarrivée.C’est même lui qui a trouvé son nom. Ce matin, maman m’a appelée pour me tenir au courant del’événement. J’ai toutdesuite imaginé lapeinedemonfilsquand il saurait. J’aidécidéde luidire lavéritésanshésiter,commeilmel’aapprisquelquesannéesauparavant,lorsqu’ilm’ainvitéàprononcerlemot«mort»,sansmecacherderrièredes«ilestparti»,«ilestdécédé»,«iln’estpluslà»,«ilnereviendraplus».Lesenfantsn’aimentpaslesfaux-semblants.Ilsn’ontpaspeurdesmots.Àl’époque,Gaspardavaitprononcécettephraseinoubliable:«C’estpasgrave,lamort.C’esttriste,maisc’estpasgrave. »Forte de cette expérience, j’ai réussi aujourd’hui à lui annoncer lamort deTiji, sans détour.C’estunepetitevictoiredontjesuisfière.Gaspard ne dit pas unmot. Son visage s’est vidé de ses couleurs. Il respire bruyamment, haletant

comme s’il avait reçu un coup dans l’estomac. Il fait deux pas en arrière et vient s’appuyer contre lepoteaud’unlampadaire.–C’estçalamauvaisenouvelle?Tuessûre,iln’yariend’autre?–Non,jet’assure,c’esttout.JevoulaisjustetedirequeTijiestmort.Gaspardneretientplusseslarmesetexploseensanglots.–Maman,j’aieutellementpeur!J’aicruquetuallaism’annoncerqu’Azylisétaitmorte.

Je n’y avais pas pensé un instant. Et là, debout, interdite aumilieu du trottoir, les bras ballants, jeprendsconsciencedutraumatismedemonfils,àtraverslehoquetquisecouesesépaules.Gaspardadéjàvécul’impensable,lamortdesapetitesœurThaïs.Ilconnaîtlamaladied’Azylisetredoutederevivrecettesituation.Jeleserretoutcontremoiettentedenoyersonchagrindanslemien.–Rassure-toi,monchéri.Ellevabien.Pourlemoment,nousn’avonspasderaisondenousinquiéter,

maisjecomprendsquetusoistriste.Tuasseulementdixansettuasvécudesévénementstrèsdifficiles.Deschosestrèslourdesàporterpourtonâge.S’ilteplaît,gardeconfiance.Gaspardrelèvelatête,soufflesurlamèchequiluibarrelesyeux.–SiAzylismeurt,jeseraihorriblementtristeparcequejepensaisqu’elleétaitguérie.Jen’osemême

pasimagineràquelpointceseradurdevivresanselle,maistusais,maman,çanem’empêcherapasdecontinueràaimerlavie.MêmesiAzylismeurt,jegarderail’espérance.

Ilaemployécetermedelui-mêmesansquejeleluisouffle,quejelecorrigeouquej’extrapolesespropos.Gaspardn’apasparléd’espoirmaisd’espérance.J’ailongtempscrucesdeuxmotssynonymes.Jepensais qu’il était possiblede les interchanger augrédesphrases, pour éviter les répétitions, sansmodifierlesensdupropos.Jecomprendsmaintenantqueleurgémellitén’estqu’apparente.Espoiretespérancesontdeuxnotionsbiendifférentes.L’espoirouplutôtlesespoirsquejenourrissais

jusqu’alorsconsistaientàcomptersurdeslendemainsmeilleurspoursupporterl’âpretéduprésent.Monespoirtendaitdoncenlaréalisationd’undésirconcret,dansunfuturplusoumoinsproche.Cetteattenten’étaitquesupposition;elleétaitsusceptibledenepasseréaliseretdoncdemedécevoir.JerepenseàGaspard. S’il fonde son espoir dans la guérison d’Azylis et si les faits ne se déroulent pas comme ill’attend, il va connaître une profonde désillusion. Son espoir sera déçu. La lumière s’éteindra, leplongeantdanslenoirdudésespoir.L’espérance, en revanche, s’ancredansune certitude : la certitudede cequinous attend auboutdu

chemin, la promesse du sommet de l’Himalaya. L’espérance n’est pas aléatoire. Elle est ferme etconcrète. Je sais ce que sera l’issue dema route, quelles que soient les épreuves. Je sais ce que jetrouverai, et ceux que je retrouverai, là-haut. Animée par cette espérance, intimement mêlée à laconfiance,jepeuxdoncvivreaujourd’huicommeilseprésente,avecsespeinesetsesjoies.Jecomprendsmieuxcettephrase:«L’espoirmeurt,l’espérancedemeure.»Etjepensedésormaisque,

contrairementàl’adage,l’espoirnefaitpasvivre.L’espoirpermetdetenir,desupporter;s’ilnes’avèrepaspossible,ilconduitaudésespoir.Etledésespoirfaitmourirsinonlecorps,dumoinsl’esprit.Ainsi,cen’estpasl’espoirquifaitvivre;c’estl’espérance.Oui,seulel’espérancefaitvivre.

N ON LOIN DE MOI, de l’autre côté de la colonne, les deux femmes discutent un peu plus fortmaintenant.Ellesnecraignentplusdedéranger.L’églises’estvidée.Jesuisseuledésormais,aumilieude lanef.Commesouventdanscesédificesdepierreauxmursépais, l’airest froidet

humide. Je m’emmitoufle dans mon manteau, souffle à travers mes gants et remonte les pieds sur lebarreauhorizontaldelachaise.Jeposemescoudessurlesgenouxetplacelatête,légèrementpenchée,dans le creux formé par la paume de mes mains jointes. Petite, j’adoptais déjà cette attitude quandj’écoutaismamanmeraconterunehistoire,l’espritvagabond.C’estuneautrevoixquibercemonoreilleetemplitmatêteencetinstant.LavoixdemaThaïs.Jelareconnaîtraisentremille.CommecettenuitdeNoël,pourlapremièrefoisloind’elle,oùj’aiscrutéavecattentionlechœurcélestedesangesglorieux,lesyeuxaufirmament,jusqu’àdécelersonchant.LavoixdeThaïsaperdusonintonationenfantinesanspourautantprendrelagravitéd’unadulte.Elle

reste joyeuse et sereine.Thaïs neme quitte pas,mais elle continue àmemanquer. Je nem’habitueraijamaisàsonabsence.Jesouffredevoirmesbrasserefermersureux-mêmesquandilsn’ontd’autredésirquedel’enserrer.J’essaied’apprivoisercevidephysique;j’apprendsàvivreavecunmanque.Aussi,jeluiparletrèssouvent,parfoismêmesansm’enrendrecompte.Jeluiconfiecequejesuis,cequejevis,cequejesens.JenesuispaslaseuleàgarderunlienavecThaïs.

Chacun d’entre nous dans la famille, et même au-delà, a tissé une nouvelle relation avec elle. Àl’imagedeGaspardqui,dansunpremier temps,avaitattribuéàsasœurunedrôledemission.Ilavaitdécidé de ne plus apprendre ses leçons, persuadé queThaïs allait lui souffler les bonnes réponses. Ilavaitmêmeconvaincusescopainsd’écoleet troquaitcettesolutionmiracledans lacourderécréationcontre des cartes Pokemon, ces cartes de jeu japonaises dont il était un amateur inconditionnel àl’époque.L’affaires’estarrêtéeàlapremièreinterrogationdelamaîtresse;lamauvaisenotecollectiveaeuraisondubusinessdeGaspard.Jel’aientendumurmurerentresesdentsalorsqu’ilrendaitàsesamisl’objetdudealnonréalisé:«T’exagèresThaïs,tuauraispum’aiderquandmême.C’estfacilepourtoi.»Depuis,ilnecompteplussursasœurpourtravailleràsaplace;nonqu’illacroieincompétente,maisilacomprisquecen’étaitpassonrôle.

Aujourd’hui, il lui demandede lui donner le couragepourvaincreune appréhension, surmonterunedifficulté ; ilattendd’elleparfois justesacompagniediscrèteet rassurante.Enmèrecurieuse, ilm’estarrivéd’interrogerGaspardpoursavoirs’ils’adressaitsouventàsasœur.Gaspardaréfléchiquelquesinstants,avantdemerépondreavecfranchise:«Oui,jeluiparle,maislaplupartdutemps,c’estsurtoutellequimeparle.»ÀlanaissancedeThaïs, j’avaisremercié lecielpourcette joliepetitefille,cettealliéepourlavie.Désormais,monalliéeestauciel.

La porte en bois grince sur ses gonds. Jeme retourne.Un jeune hommevient d’entrer. Il porte unesacocheencuirusé,austyledésuet.Ilmarched’unpassoupleetdéterminé,commes’ilétaiticichezlui,s’arrête au niveau des premières rangées de chaises, pose un genou à terre, puis fait demi-tour. Il neregagnepaslasortie,maisouvreuneportediscrèteetdisparaîtdemavueengravissantlesmarchesd’unescalier étroit.Monouïe retrouvevite saprésence.Desnotesdemusiqueemplissent soudain l’église.Lessonsgravesdel’orgues’amplifientdanscetespaceimmense.Lejeuneorganisterépèteleschantsdelaprochainemessedominicale.Ilm’offreunbelinterlude.

Je ramassemonsacetquittemaplaceavecunpetit signede la têtevers l’autel. Jepasseentre lescolonnes latérales, jetteunœil auxalentours et aperçois le scintillementdes ciergesunpeuplus loin.J’avancedansl’allée,enévitantdefaireclaquermestalons.Jenerisquepasdedérangergrandmonde,maisj’ailesentimentquelesilencedeséglisesestsacré.C’estsiraredenosjourslesendroitscalmes.

Je dépasse les deux commères, toujours en pleine discussion. Nous nous saluons sans unmot. Leslumièresmeguident jusqu’auxporte-bougiesenferronnerie.Lepremierproposedesrangéesdroitesetalignéessurlesquellesonpeutposerdespetits lumignonsdansunsupportenplastiquecoloré.Cesonttoujoursceux-làquemesenfantschoisissentpourleursrefletsbariolés.Justeàcôté,setrouveunmodèleplusclassique,despiquesàintervallerégulierpoursoutenirlesnombreuseschandellesquicoulentsurlesupport. Il ne reste guère plus de place vacante. Je réorganise l’agencement pour dégager l’espacenécessaireàmonoffrande.

Jesorsmonportefeuilleetévaluemamonnaie.Lecompteyest.Jeglisselespiècesuneàunedansletroncenmétalnoir.Leurtintementrésonnedanslanef.Jechoisisdesciergesfins,élancésetveilleàcequ’ilssoientbiendroits.Jelesdisposesurleprésentoiretgardeledernierdanslamain.Jel’allumeàlaflamme de son voisin dont la tige cireuse est presque entièrement consumée. J’attends que la mècheprennebienenlaprotégeantdelapaumedemamain,puisjel’approchedemesautresciergespourlesallumertous,avantdeleplanterluiaussisurunepique.

Huit flammes légères dansent maintenant dans la pénombre de l’église. Je me racle la gorge pouréclaircirmavoixet,souriante,touteseuledevantmesbougies,nemesouciantplusderomprelesilencedeslieux,lesyeuxrivésversletoitcéleste,j’entonnedoucement:«JoyeuxanniversaireThaïs,joyeuxanniversaire,joyeuxanniversaireThaïs,joyeuxanniversaire!»

I LÉTAITMOINSUNE.Àpeinesortiesurleparvis,montéléphonesemetàsonneràtoutrompre.J’avaisoubliéde l’éteindreetauraisétébienembarrassée s’il avait résonnéainsidans l’église.Dansmaconfusion,jedécrochesanslirelenomquis’affichesurl’écran.

–Tuesoù?Jereconnaislavoixetsourisenl’entendant.–Jesuisdevantl’église.J’arrivedansmoinsdecinqminutes.–D’accord.Àtoutdesuite.

Jeraccrocheetm’engageànouveaudanslarueprincipale.Cettefois-ci,monregards’attardeunpeusur les boutiques. Les vitrines font peau neuve. Elles quittent leur manteau d’hiver et se parent descouleursdelabellesaison.Jaunecitron,roseflash,bleuélectriqueetorangevitaminé,lamodecetétés’annoncechatoyante.Jem’enréjouis.Jesuisheureusedel’arrivéeprochaineduprintemps.J’aihâtedevoir les bourgeons tendres des arbres, de sentir les rayons du soleil se réchauffer, d’entendre lepépiementdesoiseaux.Nonque jen’aimepas l’hiver, loinde là,mais à l’issued’une saison, je suistoujoursimpatiented’entrerdanslasuivante.Jen’aiaucunenostalgieàquitterlaprécédente.Elleafaitsontemps,quelquefûtletemps,d’ailleurs.Jepiétinecommeuneenfant,guettantlespremierssignesduchangement. Ainsi, à la fin de l’été, je m’enthousiasme à l’idée de commencer l’automne, puis deconnaître l’hiver, avant de revivre le printemps et de savourer à nouveau l’été. J’apprécie lesparticularitésetlespromessesdechacune.Loïcditquec’estàcelaquel’onreconnaîtmontempéramentjoyeux,mamanièredevoirtoujoursleschosesduboncôté.Ilasansdouteraison.Jenesaispassijesuisparticulièrementoptimiste,maisj’aimelavie.Etj’aimelavivre.Jeneregardejamaisoùenestleniveauduverre.Jenem’interrogepaspoursavoirs’ilestàmoitiévideouàmoitiéplein.Celanem’importepas. Jeprofitede chaquegorgée, sanspenser à ceque j’ai déjàbuou à cequime reste àboire.Peuimportelafaçondontonconsidèrelecontenuduverre,l’importantc’estcequ’onenfait.

JemesouviensdecettephraseprononcéeparJohnLennon:«Quandj’étaispetit,mamèrem’aditquelebonheurétait laclédelavie.Àl’école,quandonm’ademandéd’écrirecequejevoulaisêtreplustard, j’ai répondu “heureux”. Ilsm’ont dit que je n’avais pas compris la question, je leur ai réponduqu’ilsn’avaientpascomprislavie.»

J’arrive sur la place et trouve sans peine le café d’angle. Alexandra me fait signe à travers ladevanture.J’entredanslecafébondé.L’espaceestétroitentrelestables.Jemefaufileenplaquantmonmanteaucontremoietlèvehautmonsacpournepasqu’ilsaccrochentunverreouuneassiette.Jecroisedeux jeunes filles qui se dirigent vers la sortie ; l’une d’elles s’écarte pourme laisser passer. Je laremercie,etellemerépondens’éloignant:«Jevousenprie,madame.»Jemeretourne,interloquée.J’aidonc l’air si respectable que cela pour qu’elle m’appelle madame ? Elle est certainement tout justeétudiantealorsquejeflirteaveclaquarantaine.Jenenourrisaucuncomplexesurmonâge,maisjenemevoispasvieillir,jen’enaipasletemps.JerejoinsAlexandra,embrasseses jouesfraîchesetm’assiedsàcôtéd’elle, faceà ladevanture.Je

voudraisprofiterdelavuesurleparc.–Désolée,meditAlexandra,jenet’aipasattenduedehors,j’étaisgelée.–EtMarie,ellearrivebientôt?–Oui,jeviensdel’avoirautéléphone.Ellesortaitdumétro.Commesiellenousavaitentendues,Mariepousseaumêmemomentlaporteducafé.Elleagitelamain

encriant«Salut les filles !»depuis l’entrée.Elle slalomeàson tourentre les tables, lesdeuxmainsposées sur son ventre rebondi, pour le protéger des chocs éventuels.Elle arrive à notre hauteur et se

laissetombersursachaise,exténuée.–Quelmonde,danslemétro,danslarue,ici!J’aicruquejen’arriveraisjamais.Est-cequ’ilsepasse

quelquechosedespécialaujourd’hui?–Gaspardsuggéraitcematinaupetit-déjeunerquele29févriersoitférié.Peut-êtrequed’autresonteu

lamêmeidée…

Le serveur s’approche. Fidèle à son sang italien, Alexandra demande un expresso bien serré ; jechoisisuncappuccino.Mariecommandeuncroquemonsieuravecunesaladeverte.«Jen’aipaseu letempsdedéjeuner.Jesorsàl’instantdemadernièreéchographie»,explique-t-elle.–Déjà ladernièreécho?s’exclameAlexandra.Mais tuaccouchesquand?J’ai l’impressionque tu

nousasannoncétagrossessehier.–Alex,pourtoic’étaitpeut-êtrehier,maispourmoiçafaitunsiècle!J’accouchedansmoinsdedeux

mois,ouf!Enattendant,monbébéestenpleineforme.Ettoi,Anne-Dau,tuvasbienaujourd’hui?Pastropdifficilecettejournée?–Àpartleréveil,jevaisplutôtmieuxquecequej’imaginais.–Çan’ariend’étonnant,mecoupeMarieensemoquantgentiment.Tuastoujoursdumalàteréveiller,

29févrieroupas.Tuesunevraiemarmottelematin,davantagecesdernièresannées,maismêmeavant.Etnedispaslecontraire,jeteconnaisdepuissilongtemps…

J’appréciechezMariecefranc-parler,cettefaçonqu’elleademebousculersansjamaismebrusquer.Elle neme traite pas comme une petite chose fragile ; elle ne voit pas enmoi uniquement la femmeéprouvéeouunemèreendeuillée,ellemeconsidèrecommejesuis:unefemmenormale.QuelquessemainesavantlamortdeThaïs,elleétaitvenueavecuneautreamiemerendrevisiteàla

maison.Ce jour-là, j’étais tracassée et démoralisée. Enme voyant ainsi, elle avait dit : «Allez hop,demain,onvafairedushopping!»L’autreamies’étaitétrangléeavecsoncafé,etpendantquej’allaisàlacuisinechercheruneéponge,jel’aientenduerabrouerMarieàvoixbasse:«Maisçanevapas!Àquoipenses-tu?Tunepeuxpasluiproposerd’allerfairedescourses,enfin.C’estlecadetdesessoucis.Elleaenviequ’onlaconsole,pasqu’onlanargueavecuneviequ’ellen’aplusetqu’ellen’auraplusjamais.»J’avaisrejointlesalonenrépondant:«Quellebonneidée,Marie!Çameferaleplusgrandbien.»Marieaosécejour-là,commeelleoseaujourd’huiencore,agirnaturellement.Jen’aibesoinquede

cela.Jesaisquecen’estpasfaciledesavoircommentsecomporterfaceàunepersonneéprouvée.Jelesais, parce que j’y suis confrontée aussi. Comme tout un chacun, je croise souvent des personnes quisouffrent,et jebafouilleavantdetrouverquoidireet je trembleavantdesavoirquoifaire.Raressontceuxquipossèdentàcoupsûrlesmotsjustes.Laplupartd’entrenousrestentinterditsdevantladétressede l’autre.Muets et paralysés.Une chose est sûre, toute parole vautmieux que le silence gêné, touteattitudevautmieuxqueladistanceconfuse.Parcequ’iln’yapasdepireépreuvequecellequiengendrelasolitude.J’enprendspourtémoinmachèreCamille.

C OMME MOI, Camille a perdu un enfant, un beau petit garçon atteint d’une maladie incurable.Camillevitseule,elleapeudefamillemaiselleadesamis,oudumoinsenavait-elleavantledécèsdesonfils.Le jourdupremieranniversairedesamort, je l’aiappeléedans lamatinée.

Ellen’apasdécroché; je lacomprends.J’ai laisséunmessagesursonrépondeurpour luidirequejepleuraisavecelleaujourd’hui,que jepensais toutparticulièrementà lui. Jen’ai rienditdeplusnidemieux.

Le soir, juste avant le dîner, elle m’a rappelée. Sa voix était blanche, son timbre atone. Elle m’aracontésadouloureuse journée,m’aremerciéepourmonmessageetm’aconfiéenéclatantensanglotsquepersonned’autrenes’étaitmanifesté.Samèreetsonfrèreontétéprésents,biensûr,maisaucundesesamisn’aappelé.Aucun.Ilsn’ontpasoublié,pourtant.Jelesais;j’aieul’und’euxautéléphonelaveilleetnousenavonsparlé.Camillem’adit avantde raccrocher :« Jen’ai jamaiseuautantbesoind’euxqu’aujourd’huietpourtantjen’aijamaisétéaussiseuledemavie.»

J’ai fouillémonrépertoireà la recherchedenosamiscommunset j’aienvoyéunmessageàchacunpour l’inciter à lui faire signe avant demain.Peude temps après, j’ai reçudeux réponses par texto, àquelquesminutesd’intervalle.Deuxréponsesidentiques:«Jenepeuxpas.Jenesaispasquoiluidire.»Etj’aicrié,seuledansmacuisine,lesyeuxplantésdanslecombinésilencieuxdemontéléphone:«Moinonplus,jenesaispas.Maisdites-luicequevousvoulez,cequevouspouvez,n’importequoi.Cenesontpaslesmotsquicomptent.Ayezunpeudecourage!Faites-lepourelle,pouréviterqu’ellesenoie.»

Ilexisteunefoultitudededictionnaires,deguidesdesbonsusages,demanuelsdepolitesse.Onylirabiensûrquelquesconsignescommelessempiternels«mescondoléances»ou«jesuisdésolé».Maisnulle part on ne trouvera trace de la phrase idéale, toute prête, transposable à toutes les situationsdouloureuses.Ellen’existepas.Leréconfortn’estpasaffairedebienséance.C’estunehistoired’amour.Laconsolationconsisteàsortirdesoi,nonpoursemettreà laplacedeceluiquisouffre,çan’estpaspossible,maispouralleraupointderencontre, làoùleliensetisse,oùlecœurs’ouvreet laplaiesereferme.Quelquesoitlegestequimatérialisel’intention,unechoseestsûre:cemouvementsauve.Commeune

main tenduepourreleverceluiquipeine, l’inviterà resterdans lemonde, luidireet lui redirequ’ilatoujourssaplace.Rienn’isoleplusquel’épreuve.Riennefaitpluspeur.Àladouleurs’ajoutesouventuneautredifficulté,parfoispluslourdeencoreàsupporter:lasolitude.MèreTeresal’avaitbiencomprisquandelledisait:«Laplusgrandesouffranceestdesesentirseul,sansamour,isolédetous.»

Voilàpourquoijeluttecontrelahiérarchisationdelasouffrance.Cettefaçondepenserimpliqueunemiseàdistance.Ausommetdelapyramide,leplusloinpossibledelabase,seretrouventceuxquel’onestimesouffrirleplus.Isoléscommelesbannis,lespestiférés,lesintouchables.Combiendefoisai-jedûpréciserquelaleucodystrophien’étaitpascontagieuse,pasplusqueledeuil?

Unefemmetrèséprouvéeestvenuemeconfierquepersonnen’osaitl’inviterdepuisledramequiavaitbouleversé savie ;pourtantellen’espéraitquecela, sortirpour sedivertir, sechanger les idées.Elleavait trouvé le couragede l’exprimer récemment et s’était confrontée au silencegênéde ses amis. Ilsn’osaientplusparlernaturellement,rireous’amuserensaprésence.Elleavaitrenoncéàcesamitiésets’accrochaitpournepasrenonceràlavie.Ellem’avaitdit:«J’arrivetantbienquemalàsurmonterledeuil,maispascetisolement,pascettemiseaubandelasociété.»

Unvieuxsloganpublicitairedisait:«Lebonheur,c’estsimplecommeuncoupdefil.»Aujourd’hui,c’est simple commeun texto également oumêmeun courriel.Tous lesmoyensde communication sont

bons.Quandj’airappelélesamisdeCamillepourinsisterencore,l’und’euxm’arépondu:«Jenevaisquandmêmepasluienvoyeruntexto;çanesefaitpasdansdepareillescirconstances.»Etpourquoipas?S’ilesttropdifficilededécrochersontéléphoneetd’établiruncontactdirect,pourquoinepasécrireunmessage ? Tout vautmieux que le silence.Quant à ce que l’on va dire, la simplicité est un choixinfaillible.Nulneselasserad’entendre,oudelire,«jepenseàtoi»,«jesuisavectoi»,«courage»,outoutsimplement«jet’aime».Parcequenousavonstousbesoindenoussentiraimés.

J’aienviedeserrercontremoiMarie,Alexandraet touslesautres, tousceuxquiontétélà,bongrémalgré.Jevoudraislesremercierdetoutcœurdenepasnousavoirabandonnés,d’avoirtenubonavecnous,d’êtrelàencoreaujourd’huipourlesanniversairesdouloureuxetlesautresplusjoyeux.Nosamisontétépersévérantsetnesesontpaslaissésdécouragerparnotreattitude.Jereconnaisquenousneleuravons pas facilité la tâche, du moins dans les premiers temps. En apprenant la maladie de Thaïs,beaucoupsesontmanifestés.Aprèslesmotsderéconfort,laplupartnousontdemandéspontanémentcequ’ils pouvaient fairepour se rendreutiles.Et jem’entends encore leur répondre : «Est-cequevouspouvezguérirThaïs?Non,malheureusement.Alors,jecrainsquevousnepuissiezpasnousaider.»Ilfaut voir dans ma remarque plus de souffrance que de cynisme. À ce moment-là, la seule chose quim’importaitétait laguérisondemafille.Pourlereste,Loïcetmoivoulionsnousensortirseuls.Nousnous sentions jeunes et invincibles.Nous avions le sentiment qu’il nous incombait de prendre soin deThaïsetdegérerlasituation.Nouspensionsquenousdevionsêtredesparentsforts.NousavionsmêmehésitéàengagerThérèse,persuadésquec’étaitunluxeetnonpasunenécessité.

Riennes’estdéroulécommenousl’imaginions.Nousignorionsencorequ’Azylisétaitmalade.Nousnesavionspasquenousatteindrionsrapidementnoslimitesphysiquesetmorales.Àboutdeforceetdepatience,nous avonspris consciencequenousnenous en sortirions jamais seuls. Jamais.Aussi, nousavons rappelé, les uns après les autres, ceux qui s’étaient proposés en leur demandant s’ils étaienttoujoursdisposésànousaider.Ilsontréponduprésents.Etnousavonsrecommencéàvivre.Ceservicerendud’unepart,reçudel’autre,arenforcénosamitiésenlescomplétantd’unedimension

supplémentaire:laconfiance,quandledonconduitàl’abandon.Loïcetmoiavonsapprisàrecevoiretàdemanderavecnaturel;nosamisontapprisàproposeretàaccepterentoutesimplicité.Depuiscejour,nous n’avons presque plus jamais refusé l’aide de nos proches. Je garde de cette belle solidarité dessouvenirsémusetquelquesanecdotesinoubliables.Commecelledupotdemoutarde.

«C OMMENT AI-JE OSÉ ?Mais enfin, qu’est-ce quim’a pris ? J’ai dépassé les bornes cette fois. »J’arpente le salonenallers-retours incessants,parle touteseuleàhautevoix,enme tordant les

mainsetmefrottantlatête.Jeregardemamontre.Lesaiguillesindiquentvingtheuresvingtpassées.Elleest partie depuis plus d’une demi-heure. Elle ne devrait donc plus tarder. Que vais-je lui dire pourm’excuser?Oserai-jeaccuseruneextrêmefatigueouuneinconsciencepassagère?Ellevam’envouloir,c’estsûr.Commentpourrait-ilenêtreautrement?Sophiem’aappeléeendébutdesoirée.ThérèseétaitdéjàpartieetLoïcpasencorearrivé.Jevenais

determinerlessoinsdeThaïsquidormaitdéjàpaisiblement.GaspardregardaitunlivredanssonlitetAzylisgazouillaitdans le sien, enattendant sondernierbiberonavant lanuit.Toutétait calmedans lamaison.Jem’apprêtaisàpréparer ledînerquand le téléphoneasonné.LavoixénergiquedeSophiearésonnédanslecombiné.J’étaisheureusedel’entendre.Nousavonsparlédetout,derien,prenantdesnouvelles l’une de l’autre, avant qu’elle ne pose la question fatidique : « Est-ce que tu as besoin dequelquechose?»J’airegardéautourdemoi,passéenrevuelamaisondansmatête,non,toutallaitbien.J’allaisluirépondredanscesens,lorsquejemesuissouvenuequ’ilmemanquaitquelquechose.Etavantd’avoireuletempsderéfléchir,jemesuisentenduluidire:«Ahoui,est-cequetupourraism’apporterun pot demoutarde, s’il te plaît ? Je n’en ai plus. » Sa réponse a jailli avec spontanéité : « Pas deproblème,j’arrive.Jet’apporteçatoutdesuite.»Etellearaccroché.Jesuisretournéedanslacuisinecontinuermondîner,en remettantàplus tard lapréparationde lavinaigrette.Lorsque toutàcoup, j’airéalisécequejevenaisdefaire.Sophien’habitepastoutprès.Elleadesenfants,unefamille.Elledevaitêtreelleaussienpleindîner

oucoucher.Etmoi, telle lareined’Angleterre, jen’hésitepasà luidemanderdem’apporterunpotdemoutarde !Allezhop,etqueçasaute !Maisqu’aijedans la tête? J’aieffectivementbesoind’aide laplupartdutemps,unbesoinréelpouraccompagnerGaspard,garderThaïsouAzylis,parexemple.Danslecasprésent,jen’avaispasdenécessitéimpériale.J’étaiscommetouteménagèreàlaquelleilmanquedelamoutardepoursasaucesalade.Jem’enseraispasséeouj’auraisappeléLoïcpourqu’ilenachèteenrentrant.Une demi-heure plus tard, l’interphone sonne. Je décroche en bafouillant et j’entends : «C’est une

livraisonendirectdeDijon !» J’ouvre laporteetme retrouvenezànezavecunpotdemoutardeenverre,grandformat.Derrièrel’objetdemonoutrecuidance,jedécouvrelesourireradieuxdeSophie.Ettoutàcoup,jecomprendssonenthousiasme.Jeréalisequecelaneladérangepasdesedéplacerpourunsimplepotdemoutarde.Elleyamistoutsoncœur,commeellel’auraitfaitpourrépondreàunbesoinvital.Peuimportelademande.Cequicompteàsesyeux,c’estd’êtrelà,desesentirutileetdem’aideràportermon fardeauquelquesoit lemoyen.Etmoicedont j’ai réellementbesoin,c’estdesonamitié.Bienplusquedemoutarde.

AlexandraetMarierientencoreenseremémorantl’anecdote.Commepourmejustifier,plusdecinqansaprèslesfaits,jeprécise:– Je vous rassure, je n’ai pas laissé Sophie repartir comme elle est venue. Loïc est arrivé sur ces

entrefaitesetnousavonsinvitéSophieàdîner.Nousavonspasséensembleunetrèsbonnesoirée.Etlavinaigretteétaitexcellente!–Undînervautbienunpotdemoutarde.D’ailleurs,jeterappellequejevienschezvoussamedisoir

prochain, si ton invitation tient toujours. Tu as besoin de quelque chose ? De la mayonnaise ou unebouteilled’huiled’olive?semoqueAlexandra.Jefaisminedejeterdanssadirectionmonsucreencoreemballéetannoncesanspréambule:–Désolée de rompre le charme de cette conversation,mais il faut que je file. J’ai un rendez-vous

galant.JevaischercherGaspardàl’écoleaujourd’hui.

–Quellebonneidée!Ilvaêtrecontent.–Oui,enfinj’espère.Ilm’aditrécemmentque,l’annéeprochainequandilseraitaucollège,jepourrai

venirlecherchersijevoulais,maisqu’ilfallaitdanscecasquejel’attendenonpasdevantl’écolemaisaucoindelarue…Donc,j’enprofiteavantd’êtredéfinitivementpersonanongrata.Nousnousséparonsensachantquenousnousreverronslesamedisuivantàlamaison.–Moutardeforteoumoutardeàl’ancienne?lanceMarieens’éloignant.Jelesregardeéclaterderire.C’estbond’avoirdesamies.

J ’AIJUSTELETEMPSdem’engouffrerdanslemétroavantquelesportesneserefermentenclaquant.La rame démarre dans une secousse. Les roues crissent sur les voies. Jem’assieds sur un siègevacant et regarde autour demoi. La plupart des passagers ont le nez baissé, plongés dans leurs

occupations.Certainsparcourent, tenduàboutdebras, l’undesquotidiensdistribuésgratuitementdansles transports.D’autres profitent du trajet pour avancer la lecture d’un livre.Beaucoup écoutent de lamusique, casque vissé sur les oreilles, ou pianotent sur leur cellulaire.À l’image de ces deux jeunesfillesassisescôteàcôte,quitapentàtoutevitessesurleurtéléphoneintelligent,sanséchangerunmot.J’admireleurdextérité.Oncroiraitassisteràunconcoursdetextos.J’espèreseulementqu’ellesnesontpasentraindes’écrirel’uneàl’autreaulieudeseparlerdirectement…Ellesdescendrontensembleàlastationsuivantesanslevernilesyeuxnilespoucesdeleurmicroclavier.

Unjeunehommeà ladégainenonchalantevients’asseoirsur lestrapontinenfacedemoi.J’entendsd’ici les notes discordantes de lamusique qui hurlent dans ses écouteurs. Il trouve bon de chanter enmême temps et trouble ainsi, volontairement sans doute, la tranquillité des lieux. Si certains de sesvoisins soupirent ostensiblement, nul ne s’avise de lui faire une remarque. Le métro est le lieu del’individualismecollectif.Larames’arrêtedenouveau.Unefemmed’uncertainâgemonteavecpeine.Personnenel’aremarquéeoudumoinstousfontminedenepaslavoir.Seullejeune«chanteur»selèveetditd’unevoixgrave :«Vousvoulezmaplace,m’dame?»Lavieille femmeaccepteensouriantets’avanceversluiàpetitspas.Lejeunehommetientlestrapontinpouréviterqu’ilneserefermependantqu’elles’assied.–Merci,monsieur.–Derien,jedescendsàlaprochainestation.–Merciquandmême.J’avaisoubliéunedemesrécentesrésolutions:nepassefierauxapparenceset,surtout,nepasjuger

tropvite…

Jechangemoiaussideligneàl’arrêtsuivant.J’emboîtedonclepasdujeunehommeetremarquequ’ilbaisselesondesamusiqueendescendantduwagon.Peut-êtreest-cesafaçon,certesunpeuprovocante,deluttercontrel’indifférencedemasse…Enlongeantlequai,jeregardelepanneaubleuquisedétachesurlemurencarrelageblanc.Ilindique

lenomdelastation:Pasteur.Là,au-dessusdenostêtes,dansunelargerueàquelquesdizainesdemètresdumétro, se trouveungrandhôpital pour enfants.L’undesplus réputésdeParis, etmêmedeFrance.J’étais là, entre cesmurs centenaires, il y a six ansmoinsun jour.Quede souvenirs…Des souvenirsravivéstrèsrécemment,àl’occasionderetrouvaillespourlemoinssingulières.

Jemerevoisdanscetimposantcentredeconférences.Jesaisqu’elleestlà,quelquepart.Jenel’aipasvue depuis plusieurs années.À vrai dire, je ne l’ai vue qu’une fois,mais son visage et son nom sontgravés dansmamémoire, dans le tiroir des heures sombres.Cette femme a compté dansma vie plusqu’ellenepeutl’imaginer.C’estellequi,unfameux1ermars,nousaannoncélamaladiedeThaïs.Ellequialaissés’abattrelecouperetsurnosjoies,nosrêvesetnosprojets.Ellequifutlepremiertémoindenotreinsondablepeine.Cemédecinestentrédansnotreexistenceuninstant,pourrepartiraussivite.Ellen’étaitlàqueletempsdudiagnostic.Longtemps, la simpleévocationde sa rencontreme remuait l’estomac, laissantmonterànouveauen

moicettenauséeenondedechoc.Jepensaisnejamaislarevoir.Sonnomfigureaujourd’huisurlalistedesintervenantsaucolloqueauquelnousparticipons,Loïcetmoi.Etnousvoulonslavoir.

Lapauseasonné,entredeuxconférences.Lepublicsedéversedanslavastesallederéception.Mes

yeuxparcourentàtoutevitesselafoulecompacteetbruyante.Jescrutechaquevisage.Monouïetentedesefaireplusfine;jechercheàpercevoirsavoixdanscebrouhaha.Cettevoixquejen’aipasoubliée.Nous finissonspar apercevoir laneurologueàquelquesmètresdevantnous, conversant avecd’autres.Loïc soutient mon coude et amorce le pas. Nous avançons vers elle, d’un seul homme. Quelquesenjambéesnousséparentmaintenant.Ellelèvelesyeuxetnousfixe.Ellefroncelessourcilsetlaissesonregardseperdreuninstant,letempsdesondersamémoire.Quandsesyeuxseposentànouveausurnous,ilsparaissentplusgrands.Ellenousareconnus.–Bonjour,docteur.Est-cequenouspouvonsvousparlerquelquesinstants?Jenesaispassivousvous

rappelezdenous.Noussommes…–Oui,oui,jemesouvienstrèsbien.Jesaisquivousêtes,coupe-t-elle.Ellen’apasoublié.ElleévoquelediagnosticdeThaïsetlesrisquespourlebébéquenousattendions.

Elleconfieavoirprisdesnouvellesdenotrefamilleparlasuite.Ainsia-t-elleapprislamaladiedenotrepetite Azylis et la mort de Thaïs. Le tremblement perceptible dans sa voix laisse deviner sonappréhensionplusquesonémotion.Ellepréfèreoccuperlaconversationplutôtquenouslaisserparler.Elleredoutesansdoutecequenousallonsdire.Ellepenseentoutelogiquequenousvoulonsrevenirsurl’annonce,cemomentsidélicat.Surcequ’elleaditce jour-làoucequ’ellen’apasdit.Sur la formeutilisée, le ton employé, le temps consacré. Elle craint peut-être les reproches habituels faits auxmédecinsdanscescirconstances.Nousn’avonspasenviedenousengagersurceterrain.Ilyauraitbiensûrdeschosesàredire,desdétailsàrevoir,maisnousnevoulonspasjugercetinstantensedemandantsic'étaituneperformanceréussieoupas.Une équipe de professionnels nous a demandé un jour d’évaluer l’annonce. Il s’agissait de dire

combien de temps cela avait duré, si quelque chose nous avait choqués ou déplu, quel était notresentimentàl’issuedel’entretien.Autantdequestionssaugrenues.Combiendetemps?Unesecondeouuneéternité,jenesaispas,lanotiondetempsn’existeplusdanscesmoments-là.Cequinousachoquésoudéplu?Savoirquenotrefilleétaitmaladeetqu’elleallaitmourir,quoid’autre!Notresentiment?Lenéant.

Jesuisbienconscientequelesannoncespeuventêtreparfoistrèsmaladroites.Certainsm’ontfaitpartde leurcasôcombienchoquant.Desdiagnostics irrémédiables révélésà lava-vite,entredeuxportes,dansuncouloir,sansménagement.Expédiéspardesmédecinsdésinvoltesoumaladroits,préoccupésoupressés.Cetteattitudepeuts’expliquer:lemalaisedudocteur,l’émotionmalgérée,lebesoindeprendredurecul,lapeuraussi.Cesexplicationsn’excusentrien.Jemesouviensd’uneréflexionentenduechezunmédecin. Il s’interrogeait sur le bien-fondé des précautions à prendre pour l’annonce, sachant que detoute façon, quoi que l’on fasse, la révélation d’un diagnostic vital est un traumatisme. Je suis restéeatterréepartantdecynisme.Biensûr,cesannoncessonttraumatisantes.C’estjustementpourcetteraisonqu’ellesnécessitentdélicatesse,compassion,humanité.Pournepaschargerencorepluslabarque.Rienne sert qu’elles durent, en effet. L’auditeur n’est rapidement plus capable d’enregistrer la moindreinformation. Cependant, il se souviendra de l’ambiance générale, du contexte. La forme peut alourdirl’épreuve.Ouaucontrairel’alléger.L’annoncede lamaladiedeThaïsresteraà jamaisunsouvenir terrible,c’estévident.Pourtant,nous

sommesconscientsquelaneurologueatoutmisenœuvrepourcréerlesconditionslesplusfavorablescejour-là.Ellenousaconduitsdansunepièceréservéepournousseuls,etelleademandélaprésenced’unepsychologueànoscôtés.Elleautilisédesmotsprécisetsimplesàlafois.Elleaprisletempsnécessaireenveillant à ceque l’entretienne s’éterniseni ne s’enlise.La révélationdudiagnostic deThaïs s’estdoncpasséeaussibienquepossible.

Pourl’heure,l’annoncen’estpasnotresujetnilebutdenotredémarche.Jereprendsdonclaparolede

peurquelemédecin,toujourstroubléeparnotreprésence,nenouséchappeavantd’entendrecequenousavonsàluidire.–Lorsdenotrerencontre,ilyadéjàquelquesannées,vousnousavezannoncéuncataclysme.Rienn’a

plusétécommeavantaprèscela.Nousvousavonsquittéeenlarmes,effrayésparl’avenir.Aujourd’hui,noustenionsàvousvoirpourvousdirequenoussommesheureux.Nousvoulonsqu’ellesache.Parcequ’ilestsansdoutedifficiled’envisagerqu’unefamilleéprouvée

de lasortepuisse retrouver legoûtdubonheur.Parcequ’elledoit imaginerquenousavonscontinuéàvivredans l’étatdans lequelellenousa laissés.Nousdevonsdonc luidire,par loyauté,que le soleilrevientaprèslapluie:ellen’apasbrisénosviesennousfaisantpartdelamaladiedeThaïs.Ellelesamarquéesd’unemanièreindélébile.Maisellenenousapasempêchésdevivre.Nousespéronsqu’ellesesouviendradésormaisnonpasseulementdujourdel’annonce,maisaussietsurtoutd’aujourd’hui.Elleauraencoredenombreuxdiagnosticsàannoncerdanssacarrièredeneurologue.Peut-êtreverra-t-elleleschosesdifféremment sielle saitque l’onpeut se remettred’un telchoc.Etque l’onpeutêtreheureux,mêmesicelaprenddutemps.Sesépaulesse relâchent, samâchoiresedécrispe.Elleesquisseunpremiersourire.L’appréhension

cèdelaplaceausoulagement.Elleneprononcequ’unmot:«Merci.»

I LN’ESTPASENCOREL’HEUREetdéjàdenombreusespersonnesattendentdevant lesgrillesclosesdel’école.Lepassageestétroitentrelabarrièrequiprotègedelarueetlafaçadeenbriquerougedel’établissement.Lasortieressemblechaquejouràl’atmosphèredessallesdemarchéboursier.Dès

quelaporteprincipales’ouvre,chacunsehissesurlapointedespiedsetcrieunnomenagitantlamain.Jenesaiscommentlesenfants,duhautdesquelquesmarchesquiformentleperron,arriventàdistinguerunetêtefamilièredansuntelattroupement.L’effervescencenedureguère.Enquelquesminutes, tout lemonderepartetlarueretrouvesoncalme.La classe deGaspard sort toujours la dernière. Je reste donc en retrait sur le trottoir d’en face et

observelascène.J’aimecetteécoledequartier.Certes,lacourderécréationesttroppetitetoutcommelacantine,maisc’est justementsataillequiconfèreàl’écolecetteambiancehumaine.DepuislecourspréparatoiredeGaspard,jeconnaislamajoritédesenseignantsetunebonnepartiedesfamilles.Jevoisgrandirlesenfants,naîtrelesfrèresetsœurs,partirlesplusgrands.J’ainouédebellesamitiés,simplesetsolides.Àforcedenousretrouverpresquetouslesjourssurcemêmetrottoir,souventencoupdevent,nouspartageonsunquotidien.Ilnoussuffitdequelquesminutespouréchangerdesnouvelles,confiernosétatsd’âme,communiquernosjoies.Créerunlienetmaintenirlecontact.

Leballetdessortiescommenceaveclesmaternellesetseprolongedansl’ordrecroissantdesclasses.Je discute avecCécile, Clémentine etAnne-Sophie qui attendent commemoi leurs grands, quand unepetitemainvienttirersurmamancheetattirermonattention.Jebaisselesyeuxetaperçoislejolivisagesouriantd’Héloïse.Jem’accroupispourmemettreàsahauteur.Là, jevoisclairementsesgrandsyeuxverts,sonnezcouvertdepetitestachesderousseur,sescheveuxchâtainsbouclés.–Bonjour,Héloïse.Çamefaitplaisirdetevoir.Tuvasbien?–Bonjour,Anne-Dauphine.Oui,jevaistrèsbien.EtAzylis,commentva-t-elle?–Ellevatrèsbienaussi.–C’estvrai?Çaveutdirequ’elleestguérie?Encore une fois, je réalise quema réponse prête à confusion. Souvent, ceux quime demandent des

nouvellesd’Azylism’interrogentenfaitsurl’évolutiondesapathologie,alorsquejeréagisparrapportàsasituationdumoment.Jeneniepaslamaladiegravedemafille,maisjel’aiintégréeàcequ’elleest.Aussi,jerépondscommejeleferaispourGaspardouArthur.Aujourd’hui,entouteobjectivité,Azylisestenforme.Jeneparlepasde l’avancéedeseshandicapsetdeses infirmités,maisdesonétatgénéral.Ellen’estnienrhumée,nigrippée,nifiévreuse.Donc,ellevabien.–Non,Héloïse,ellen’estpasguérie.Tusais,Azylisnepeutpasguérir.–Oui,jesais,c’estvrai.Elleresteratoutelaviemonamiefragile.C’estainsiqu’HéloïseappelleAzylis.Elles’estprised’affectionpourmafilleenlavoyantàlasortie

del’école,toujoursdanssapoussette.Aprèsl’avoirobservéeplusieursfoisducoindel’œil,elles’estapprochée un jour pour demander avec la plus grande simplicité pourquoi elle nemarchait pas et neparlaitjamais.J’aiététouchéeparsaspontanéité.Jeluiaidoncexpliquéqu’Azylisétaitmalade.Elleluiaalorsprislamainenluisouriantetluiadit:–Entoutcas,tuestrèsjolie.Maintenant,tuesmonamie.Azylisétaitauxanges.Un jour, l’année dernière, Héloïse est arrivée l’air triomphant en me tendant une enveloppe rose

couvertedepaillettescolorées.Aumilieuétaitinscritleprénomd’Azylis,entourédecœurs.Unevagued’émotionm’a submergée avantmêmeque j’ouvre la précieusemissive :Héloïse invitaitAzylis pourfêtersonanniversaire.Alorsquejeséchaisdiscrètementmesyeuxembués,elleaajouté:–Azylis seramon invitée d’honneur.Qu’est-cequ’elle peut faire comme jeux ?Et quel gâteau elle

aime?

–Jecroisquetoutluiferaplaisir.C’estlapremièrefoisqu’elleestinvitéeàunanniversaire.MerciHéloïse.Tuvasavoirquelâge?–Cinqans,jevaisavoircinqans.C’estgrand,hein?–Oui,trèsgrand.Tusais,Azylisaussivaavoircinqansàlafindumois.Vousêtespresquejumelles.EllearegardéAzylisavecperplexité.J’aicompriscequ’elleressentait.Enlavoyantainsi,harnachée

danssapoussette,riennepermettaitdedevinersonâge.Samotricités’apparenteplusàcelled’unbébédequelquesmois,maissonsourireetsonregardlaissentparaîtreunevéritablematurité.Azylis,sigrandeetpetiteàlafois…

LejourJ,jenesaisqui,delamèreoudelafille,étaitlaplusheureuse.L’invitationproposaitdevenirdéguisés.Jen’aipasmanquécetteoccasiond’étrennerenfinledéguisementdeprincessequ’AzylisavaitreçuàNoël.Jel’aiinstalléelongtempsdevantlemiroirenpieddenotrechambre,pourqu’elleadmirelarobeampleavecsesjoliesmanchesballon,entissusatinérosebrodédefildoré,lediadèmeétincelantposésursatêtejolimentcoiffée,lespetitesballerinesenplastiquetransparent,roseségalementbiensûr.Thérèse,Gaspard etArthur ont défilé pour la complimenter sur sa toilettemajestueuse. Loïc amêmetéléphonéenluisouhaitantunbongoûterd’anniversaire.

Pendanttoutletrajet,j’avançaisavecunsourirefiercommesijepoussaislecarrossed’uneprincesse.J’avaisenviededireà tous lespassants :«Nousallonsàunanniversaire.»J’aisonnéà l’interphoneaveclemêmeenthousiasmeenannonçanttriomphalement«c’estnous!»commesinousétionslesroisdumonde.Pourtant,avantquel’ascenseurn’arrive,jemesuismiseàtrembler.Toutàcoup,j’airéaliséceàquoij’allaismeconfronterdansquelquesinstants:unedizainedejoliespetitesfillesdecinqans,courant, chantant, jouant, criant, sautant, applaudissant, goûtant. Et au milieu d’elles, mon Azylis,immobileetsilencieuse.Lecontrastem’avrillélecœur.Sondéguisementm’asoudainparugrotesque,jemesuissentieridiculemoiaussi,etj’aieuenviedefairedemi-tour,derentreràlamaison,d’enlevertoutcetattirailetdecontinuerlajournée,commesiderienn’était,enoubliantcettefolie,cetteviequin’estpaspournous.Oudumoinspaspourelle.J’avaisdéjàfaitpivoterlesrouesverslasortiedel’immeuble,quandunepetitefilleetsamamansont

entrées.Elleétaitdéguiséeendanseuseettenaitàlamainlemêmecartond’invitationquenous.Arrivéeànotrehauteur,elleadévisagélonguementAzylisavantdedire:–Ah,maisc’estl’amied’Héloïse!Elles’appellecommentdéjà?–Azylis,elles’appelleAzylis.–BonjourAzylis,jesuiscontentedeteconnaître.Tuasunesuperjolierobe.J’ai regardé par-dessus la capote de la poussette. Azylis affichait un sourire radieux. J’ai compris

qu’elleétaitheureused’êtrelàetfièred’êtrebelle.Sonbonheuraconsolémoncœur.Etm’aconvaincue.L’ascenseur est arrivé ; nous sommes montées toutes les quatre. Quand Héloïse a ouvert la porte del’appartement,elles’estécriée :«VoilàAzylis !»Toutes les invitéessesontalorsagglutinéesautourd’Azylisenl’embrassantchacuneàsontourchaleureusement.Maprincesseexultaitdejoie.Avantdelaquitter,j’aidéposéuntendrebaisersursajoueenluidisant:–Profites-enetamuse-toibien.Jerevienstoutàl’heure.Et je suispartie, fière.FièreetémerveilléeparmabelleAzylis,« l’amie fragile»,qui sait sibien

conquérirlescœurs,justeavecunsourire.Etquiréveillechezlespetitscommelesgrandscequ’ilsontdemeilleur.

–M AMAN,MAMAN!–Duhaut desmarches,Gaspardm’appelle. Je lui fais signededescendreme rejoindre. Il

arriveàtoutevitesse.–Maman,attendsavantdepartir.Lamaîtressevoudraitteparler.Celanemeditrienquivaille.–Ils’estpasséquelquechose?–Non.–Tuessûr,Gaspard?–Oui,maman.Jetepromets,j’aiétésupersage.Ilnes’estrienpassé,maisellem’aditqu’ellevoulait

tevoir.Lamaîtresseagitelamaindansmadirection,m’invitantàapprocher.Laplupartdesélèvessesontdéjà

dispersés.Unpetitgroupepersisteet jouesur le trottoirpendantque lesmamansbavardentencore. JeproposeàGasparddesejoindreàeuxletempsquejediscuteavecsonenseignante.Ilnesefaitpasprieretfileretrouversescopains.Lamaîtressemeconduitdanslehalld'entrée.Lesportesserefermentderrièrenous.Toutestcalme.Au

sol, ungant oublié, des feuilles volantes et un crayon écrasé sont autant de vestiges de l’agitationquianimait les lieux quelques instants auparavant. Libérée du brouhaha des enfants, l’école est soudainétrangementsilencieuse.Seullepaspressédesdernièresenseignantesclaquesurlecarrelageàgrandesdalles.LamaîtressedeGaspardchuchotepresque.–Bonjour,madame.Jesuisdésoléedevousretenir,maisjevoulaisvousparler.Elleal’airembarrasséeetfrotteavecnervositélesparticulesdecraieincrustéesdanslessillonsde

sonindexetdesonpouce.Jecommenceàm’inquiéter.–QuelquechosenevapasavecGaspard?–Non,cen’estpascela,rassurez-vous.Maisvoilà,aujourd’huienclasse,j’aiprofitédeladatepour

parlerauxélèvesdesannéesbissextiles.Jeleuraidoncdemandés’ilsconnaissaientlaparticularitédecesannées.Gaspardalevélamain.Ilaexpliquéàjustetitrequelecalendriercomptaitunejournéedeplus,le29février.Etilaajoutéquec’étaitcejour-làl’anniversairedesasœur.L’institutricemarqueunepause,soupireetreprend.–J’aiexpliquéàlaclassequeGaspardavaitraisonetj’aiajoutéquesasœurnedevaitdoncfêterson

anniversaire qu’une fois tous les quatre ans. Les enfants ont commencé à s’agiter pour commentermaréflexion,quandGaspardaditd’untoncalme:«Çanechangerien.Masœurnefêtepassonanniversairepuisqu’elleestmorte.»

Jecomprendsmieuxmaintenantledésarroidelamaîtresse.Jeposemamainsursonbrastremblantetluidis:– Je suisdésolée, j’auraisdûvousenparler,mais j’étaispersuadéequevousétiezaucourantpour

Thaïs.–Oui,nevousinquiétezpas,jesais.Toutlemondeàl’écolesesouvientdudécèsdevotrefille.Ce

n’estpascela.Cequimedésole,c’estd’avoirsuscitéinvolontairementcettediscussion.Gaspardestungarçoncourageuxetjem’enveuxd’avoirravivéenluicetristesouvenir.– Rassurez-vous. Vous n’avez rien suscité de grave. Thaïs fait partie de la vie de Gaspard. Il est

capablede l’évoquercommeil l’a faitaujourd’hui,avec leplusgrandnaturel, sansêtresubmergéparl’émotion.Cela lui causerait une plus grande peine si sa sœur devenait un sujet tabou, dont personnen’oseparlerdepeurdeblesser.

GaspardétaitencourspréparatoireaumomentdelamortdeThaïs.Ilétaitnouveaudanscetteécole,

avaitcertesdéjàunbonnombredecopains,commelaplupartdesenfantsdesonâge,maispasréellementde confident.Or, peu de temps avant le décès de Thaïs, Claire, lamaîtresse deGaspard, a perdu samaman,elleaussijusteavantNoël.Àlarentréedesvacances,l’uncommel’autreavaitreprislechemindel’école,avecunchagrinencoreàvif.Lepremierjour,l’institutriceaconvoquédiscrètementGaspardpourluiproposerdescellerunpacte:«Unsecretjusteentrenousdeux.»Iln’enfallaitpaspluspourconvaincremon garçon. La teneur de cette convention était simple : chaque fois que la peine de l’undeviendraittroplourdeàporter,ilferaitunsigneàl’autre.Etl’autrelesoutiendraitetleconsoleraitdansunregardouungesteimperceptibledurestedelaclasse.Jemesuisémueenapprenantl’existencedecepacte,bienplustard.

Cetteannée-là,Clairen’apasseulementapprislalectureetl’écritureàmonfils.Elleluiaenseignédesprincipesettransmisdesvaleursquiluiserontbienplusutilesencoredanssavied’homme.Grâceàelle,Gaspardaréaliséqued’autressouffrentcommeluietqu’ilpeutlesconsolermalgrésaproprepeine.Unbelapprentissagedelasolidarité,delacompassionetdelaconsolation.Ilaégalementcomprisqu’ilpouvait être lui-même, en toutes circonstances. Il n’avait pas à se composer un personnage, dans lemonde,différentdeceluiqu’ilétaitàlamaison;ensociété,sespeinesétaientaussirespectablesquesesjoies.

Voilàquiestbienloindecequisedisaitquandj’étaispetite,danslebureaudeladirectrice:«Lesproblèmespersonnelsnefranchissentpaslaportedel’école.»

–Ç A S’EST BIEN PASSÉ à l’école aujourd’hui ? Gaspard marche à mes côtés, le buste légèrementpenché en avant pour compenser le poids de son lourd cartable. Il croque à pleines dents une

viennoiseauchocolatencoretiède,unetraditionimmanquablelesjoursoùjevaislechercher.Ils’arrête,fixesurmoidesgrandsyeuxétonnésetrépondenhaussantlesépaules.–Ben,c’étaitl’école,quoi.Je crains que l’aversion de Gaspard pour tout ce qui a trait à la scolarité ne change jamais.

Récemment, nous avons rencontré le directeur de son futur collège, en vue de son entrée en sixièmel’année prochaine. Le directeur lui a posé quelques questions d’ordre général pour évaluer sesconnaissancesetsapersonnalité,avantde luidemanderquelleétaitsamatièrepréférée.Ànotregrandétonnement,LoïcetmoiavonsentenduGaspardrépondre,d’untonposé:«C’estlagrammaire,monsieur.»Nousn’avonsnirelevénicommenté.L’entretiens’estachevésurunenotepositive.Àpeinelaportedubureaurefermée,LoïcetmoiavonsinterrogéGaspardd’unemêmevoix.–Alorscommeça,lagrammaireesttamatièrepréférée?–Biensûrquenon!Maisquevouliez-vousquejedise?Jenepouvaisquandmêmepasrépondre:«

Aucune.Àpartlesportpeut-être,jen’aimequelarécréationetlacantine.»C’estledirecteur!Lui,ilestheureuxàl’école.Ilachoisid’yvenirtouslesjoursalorsqueriennel’yoblige.Ilfallaitbienquejedisequelquechosepournepaslevexer.Jenecomprendspasqu’onpuisseposerunetellequestionàunenfant!J’aiviteréfléchi:lesmathématiques,c’étaittroprisqué;ilpouvaitmedemanderdefaireuncalcul;l’histoireégalement,ilpouvaitm’interrogersurunévénement.Alorsquelagrammaire…

Jeconvoiteducoindel’œillaviennoisedeGaspard.Ilcaptemonregardetpartagelemorceauqu’illuiresteendeuxmoitiéségales,etmetendcelleaveclecroûton.–Pourquoilamaîtressevoulaittevoir?– Rien de grave. Elle m’a parlé de votre conversation en classe à propos du 29 février et de

l’anniversairedeThaïs.Ellevoulaits’assurerquecelanet’avaitpasfaitdepeine.–Non,pasdutout.J’étaiscontentdedirequec’était l’anniversairedeThaïs.Parcontre,pendantla

récré,Thomasestvenumevoiretilm’adit:«C’esttriste.Tasœurestmortetroptôt.»Gaspards’arrêteaumilieuduchemin.Ilposesoncartableausol,rajustesonblouson,etmeregarde

droitdanslesyeux.–Maman,tupensesqueThaïsestmortetroptôt?Moi,jenecroispas.Jecroisqu’elleestmorteàla

findesavie,jeveuxdiredesavieàelle.Faut-iltoujoursquecepetitgarçonmesurprenne?Savisiondeschosesn’enfinitpasdem’étonner.

Avec ses réflexions spontanées, avec le regard d’enfant qu’il pose sur lemonde,Gaspardm’invite àréfléchir.Ilmepousseàreconsidérercequejesais,àchangermamanièredepenser.«Thaïsestmorteàla fin de sa vie. »Voilà une belle lapalissade ! En apparence, seulement en apparence, car si l’on yregardedeplusprès,laremarquedeGaspardadusensetmêmedubonsens.Toutmonêtre,monespritqui lacherchesanscesse,moncorpsqui laréclame, toutenmoicrieque

Thaïsestmortetroptôt.Troptôtpourmoncœurdemaman.Troptôtpourréaliserlesprojets,lesenvies,l’avenirquejeluisouhaitais.Troptôtpouralleràl’école,fairedesétudes,trouveruntravail,rencontrerunamoureux,mettreaumondedesenfants,lesvoirgrandir.Troptôt,beaucouptroptôt.Etpourtant…Lavieserésume-t-elleàunesommed’annéesoud’expériencesaccumulées?N’a-t-elled’intérêtquesilescasessontcochées?

Thaïsavécutroisanstroisquarts.Celaparaîtinsignifiantàl’heureoùl’espérancedevien’ajamaisétésigrande,oùnombred’entrenousvivrontcentenaires.Jesuisconscientedetoutcequ’ellen’apasconnu,cequ’ellen’apassu,cequ’ellen’apasvu.Elleestpartietroptôtpouravoirunelonguevie,c’est

certain,maiselleaeuunevie,unegrandevie.Àl’imagedecequedisaitBenjaminDisraeli:«Lavieesttropcourtepourêtrepetite.»

Thaïs a eu le temps de laisser sur nos chemins une empreinte profonde et ineffaçable. Elle a eu letempsd’êtreheureuse,derireetdepleurer.Elleaeuletempsd’êtreaimée,detous.Elleaprisletempsd’aimer, de cet amour qui donne envie d’aimer. Elle a pris le temps de nous émouvoir, de nousbouleverser,denousémerveiller.Aussi,commeGaspard,jepensequeThaïsestalléejusqu’auboutdesavieàelle.Savienedevaitpas

durerquatre-vingts ans. Juste trois ans troisquarts.Çan’enestpasmoinsuneexistence entière.Nousavonstropsouventtendanceàpenser,oudumoinsàdire,d’unevietropcourtequeçan’estpasunevie,etd’unevietroplonguequeçan’estplusunevie.Jem’interrogealors.Àpartirdecombiend’annéesetjusqu’àcombiendedécenniesparle-t-ondevie?Est-cevraimentladuréequicomptedansuneexistence?Lavien’estpasqu’untempsquis’apprécieetsevaloriseàchaquebougiesoufflée.Jem’enréfèreàAbrahamLincoln:«Etàlafin,cenesontpaslesannéesquicomptentdansvotrevie,maislaviedansvosannées.»Or,quandjerevisitelestroisprintempsdeThaïs,jenepeuxm’empêcherdepenseravecémotion:«Seulementtroisans,maisquedevie!»

À DEUXRUESDELANÔTRE,jelèvelatêteetparcourslafaçadequisedressedevantnous.Mesyeuxs’arrêtentautroisièmeétage.Lesvoletssontouverts.Moniquedoitêtrerentrée.Elleavaitprévueneffetd’êtrederetouravantledébutdemars.J’avaispromisdeluirendrevisitealors,sans

attendre.Lemomentetlejourmesemblentpropices.Jecrainsensuitedeneplusavoirletempsetdeleregretter.J’hésiteàraccompagnerGaspardd’abord,puisàrevenirsurmespas.–T’inquiète,maman,jesuisgrand.C’estbon,onhabitejusteàcôté.Jepeuxrentrertoutseul.Quand j’étais petite, dans ce joli village paisible des Alpes-de-Haute-Provence, ma mère n’avait

aucuneappréhensionànouslaisser,magrandesœuretmoi,rejoindrel’écolematernellesituéeauboutdelarue,sansnousaccompagner.Nousavionspouruniqueconsignedenepasnousapprocherdelaroute.Nouslongionsdoncletrottoirtouteslesdeux,maindanslamain.Ilm’arrivaitégalementd’yallertouteseule.Maman ne s’inquiétait pas. Je ne risquais rien. Aujourd’hui, je ne suis pas tranquille dès queGasparddisparaîtdemavueaucoindelarue.Etcenesontpastantlesvoituresquejeredoute.Gaspardtrépigned’impatience.Ilaenviederentrertoutseulàlamaison,maisplusencore,ilaenvie

d’êtregrand,etd’êtreconsidérécommetel.Jelelaissedoncaller.Jememordslalanguepourretenirlalitaniederecommandationsquimevientàl’espritavantqu’ilneparteencourant.

ÀlamanièredontMoniquem’arépondudansl’interphone,auxlarmesdanssavoix,jecomprendsquequelquechosenevapas,vraimentpas.Jemedépêchedemonterlestroisétages,préférantlesescaliersàl’ascenseur,commesichaquesecondecomptait.Arrivéedevantsaporte,lesoufflecourt,jelaissemondoigt appuyé plus longtemps qu’à l’accoutumée sur la sonnerie pour inciterMonique àm’ouvrir sansattendre.J’entendslecliquetisdelaserrureetleclaquementdelacléquitourne.Moniqueapparaîtdansl’embrasuredelaporte.Jepeineàlareconnaître.Sonvisage,sescheveux,saposture,satenue,toutenelle est défait.Elle qui ne sort jamais sans être impeccablement coiffée etmaquillée, elle qui respirel’énergieetl’enthousiasme,elleestaujourd’huil’ombred’elle-même.Quelquechoses’estcassé.Elle m’embrasse et je sens ses joues mouillées se coller sur les miennes. Je la suis sans un mot

jusqu’ausalon.Lesrideauxsontpresqueentièrementtirés,plongeant lapiècedanslapénombre.Poséesur une table ronde, une seule lampe allumée essaie tant bienquemal d’éclairer les lieuxmalgré sonabatjoursombre.Jem’approchedulampadairehalogènepourenpousserlebouton.Moniquemesignified’unmouvementdelatêtequ’elleneveutpas.Jeconnaiscesentiment,cerejetdelalumière.Iltraduitunegrandesouffranceintérieure,unesouffrancequiobscurcitlecœuretl’esprit.–Monique,s’ilvousplaît,dites-moicequisepasse.C’estvotrefils,n’est-cepas?Jecroyaisqu’il

allaitmieux.Elleneditpasunmot,maistoutsonêtrecourbéendeux,commerepliésurlui-même,merépond.Dans

les grandespeines, le corps se recroqueville ainsi à la recherchede la position apaisante d’un enfantdansleseindesamère.Àl’époqueoùl’onétaitbien,déjàenviemaisencoreàl’abri.

Quelques semaines auparavant, avantNoël, le fils cadetdeMoniquea euunaccidentdevoiture. Ilvenaitd’avoir trente-neufans ; ilétaitheureux,épanoui. Ilaimait lavie. Il rentraitchez lui justeavantminuit.Iln’acommisaucuneimprudence,niaucunefaute.Ilajustecroisélarouted’unjeuneconducteurmalassuréauvolant.Moniqueareçuunappelaupetitmatin.Elleétaitdéjàréveillée,attendaitquesoncafé finisse de filtrer.C’est un amide son fils qui l’a prévenue.Elle l’a accueilli vertement avant deconnaîtrel’objetdesonappel.Ellesesouvientdelaphrasequ’elleaprononcée,unephrasequiluiparaîtbiendéplacéeaujourd’hui:«MaisenfinMatthieu,onnetéléphonepaschezlesgensàcetteheure-ci.»

Ensuite, plus rien, le trounoir.Et cesquelquesmots envrac : « Jean», « accident devoiture», «hôpital»,«traumatismecrânien»,«vieendanger».Ellelesatournésetretournésdanssatête,commelespiècesd’unpuzzle.Soncerveaurefusaitd’encomprendrelesens.Enfin,elles’estmiseàcrier.Ellea

ramassésesaffaires,préparéunbagage, fermé lesvolets,coupé lechauffage.Puiselleestpartie sansattendreprendreuntraingaredel’Est,directionl’Alsace,pourretrouverauplusvite«sonpetitgarçon».Ellem’aappeléependantletrajetpourmeraconter.Justeavantderaccrocher,ellearéaliséqu’elle

n’avaitpaspenséàéteindresouslacafetière.«Etmonchat,j’aioubliémonchat!»Jeluiaipromisdem’en occuper. Je suis passée chez elle. La gardienne, une femme éternellement joviale,m’a ouvert laporte. J’ai retiré la cafetièrede son support,nettoyé le cafébrûlé. J’aimisquelquesminutesavantdetrouverlechat,quidormaitenboulesurunoreiller,dansunechambrevide–celledeJeanpeut-être.Jel’aiconfiéàlagardienne,raviedecettepetitecompagnie.Jeanétaitmalenpointà sonarrivéeauxurgences, laissant lesmédecins sceptiques sur la suitedes

événements.Monique est restée à son chevet de longues journées, guettant des signes d’amélioration,commeunveilleurtransiparlanuitnoireetfroide,attendl’auroreetlapromessedesrayonschaudsdusoleil.

Petit à petit, l’état de santé de Jean s’est amélioré, les traumatismes se sont résorbés. Il a quitté laréanimation pour rejoindre le service de soins intensifs. Monique, rassurée, avait prévu de rentrerquelquesjoursàParisavantleprintemps.Justeletempsdesouffler,d’expédierlesaffairescourantesetderevoirsonchat.Lesnouvelless’étaientdoncarrêtéeslà.Ellessevoulaientrassurantes.Lapeurs’étaittransforméeenconfiance.Avantderessurgir,deplusbelle.

Jem’approchedeMoniqueettentedecalmersonsanglotenlaserrantcontremoi.Sesbrass’enroulentautourde sonventre alorsqu’elleme raconte. Ily adeux semaines, Jeana sombréànouveaudans lecoma. « Un matin, comme ça, sans aucun signe avantcoureur. Les médecins ont diagnostiqué unehémorragie cérébrale, survenue pendant la nuit. Il s’était plaint demaux de tête la veille. J’aurais dûl’écouter.J’auraispum’enrendrecompte.Jeans’estréveilléaprèsquelquesjours,maisiln’estpluslà.Sesyeuxsontvides,savoixestvide,satêteestvide.»Moniquemeparlesansmeregarder.Ellefixeunpointsurlesol,sanslevoir.Sonregarderreloin,si

loin,quetoutesmesforcesettoutemabonnevolonténesuffisentpasàlaconsoler.– Les médecins sont très pessimistes. L’étendue des dégâts est colossale. Ils pensent que Jean ne

retrouverajamaissesfonctions.Jevoudraislarassurer,luidirequelaplasticitéducerveaunousréserveparfoisdebonnessurprises.

Jevoudraisluiparlerdecespersonnesgravementatteintesquis’ensontsortiesmalgrétoutcequ’onleurprédisait. Jeme tais ; je sensquecesmotsnesontpas lesbienvenusaujourd’hui. Ils reposent surunehypothèse, là où Monique voudrait des certitudes. Ils n’apportent pas l’espoir dont elle a besoin àl’instant.

Moniqueasansdouteoubliémaprésence,malgrél’étaudemesbrasautourdesesépaules.Elleparlecommepourelle-même.–Mon Jean,mon petit Jean.Quelle existence vas-tu avoir ? Tu n’as pas quarante ans et ta vie est

fichue. Je suis désolée,mon chéri, si j’avais su ce que le sort te réservait, je ne t’aurais pasmis aumonde.Unéclairdouloureuxmezèbrelecœur.Aucunemamannedevraitjamaiss’excuserd’avoirdonnéla

vie à son enfant. Je passe unemain sous le coude deMonique, glisse l’autre dans son dos, entre lesomoplates, et l’invite à s’asseoir sur le canapé en tapisserie. Elle se laisse conduire docilement. Jem’installeàsescôtés,lesjambesentraverspourluifairefaceetjelaregardebiendanslesyeux.–Monique,vousnepouviezpassavoir.Nousnesavonsjamaiscequiattendnosenfants.Heureusement

!Sinon,aucunedenousn’auraitjamaisd’enfant.Etquandbienmêmeonsaurait?Qu’auriezvousfaitsi

vousaviezvul’avenirdeJeandansunebouledecristal?–J’auraisrenoncé.Savien’enestpasune,tucomprends.–Etquefaites-vousdes trente-neufpremièresannées?Detoutescessaisonsheureuses?Vousavez

toujoursparlédeluicommed’unpetitgarçonjoyeux,devenuunadolescentfacétieuxettéméraire,puisunjeunehommeresponsable.–Ça,c’étaitavant.Maintenant,savien’aplusdesens.Ellenevautpluslapeined’êtrevécue.Je perçois la profondeur de son désespoir. Et je m’attriste de la voir ainsi, privée de lumière. Si

seulementj’arrivaisàtrouverlesmots…Jevoudraisluidemander:«Monique,qu’est-cequidonnedusensàlavie?Est-celemétierquel’onexerce,lafamillequel’onconstruit,lavoiturequel’onconduit,lecompteenbanquequel’ongarnit?Monique,quellevievautlapeined’êtrevécue?Celledesgrands,desforts,desvaillants,desintelligents,deschanceux?Monique,qu’est-cequiimportevraimentdanslavie?»JevoudraisluiparlerdeFlora.

Floraestunejeunefillededix-neufans.Elleestbelle.Elleestheureuse.Pourtant,ellenemarchepas,elle ne se lève pas, elle ne bouge pas. Et ce, depuis le jour de sa naissance, à cause d’un problèmecérébralsurvenuaumomentdel’accouchementsansdoute,«indécelable»ontassurélesmédecins.CesmêmesmédecinsquiontannoncésansattendreauxparentsdeFloraqueleurbébénevivraitpas,ajoutant:«C’estmieuxainsi,pourelleetpourvous.»

Pourtant,contretouteattente,Floraasurvécu.Régulièrement,aucoursdesmoisetdesannéesquiontsuivi,lesdocteurssesontprononcéssurlesperspectivesdesonespérancedevie.Floralesatoujoursdétrompés.Lespronosticscadencésontcessélejouroùlesparentsdelapetitefilleontditauxmédecins:«Vousvoyezbienqu’elleveutvivre.Elledéjouetouteslesprédictions.Alors,laissons-lavivre.»Aucoursdenotrerencontre,j’aitoutd’abordétéimpressionnéeparl’infirmitélourdedeFlora,avant

d’êtrebouleverséeparsapersonnalité.Durantladiscussion,aurythmedesadictionlenteetaccidentée,ellem’aconfiéensouriant:«Monproblème,c’estquejenepeuxpasfairegrand-chosedemesjournées.C’est triste de ne pas avoir de but dans la vie. Alors, j’ai décidé de tout faire pour rendre les gensheureux.J’yconsacrelamajeurepartiedemontemps.Tousceuxquiviennentmevoir,lessoignants,mafamille, les visiteurs des associations, j’essaie de les rendre tous heureux, sans exception. C’est duboulot,hein?Maisc’estunsuperboulot.»Cejour-là,j’avaisdepuisleréveilunpetitmoral.Floram’aredonnélesourire,pourlongtemps.Rendrelesgensheureux,quellebelleoccupation!Quepersonnenedisejamaisquel’existencedecettejeunefillen’apaslieud’être.Elleluidonnetouslesjoursleplusbeausensquisoit:lajoie.Lesensd’unevien’estpasdéterminéparlesépreuvesquel’onrencontre.Lesensd’unevie,c’estcequel’onenfait.

Moniquesefrottelesyeuxaveclapaumedesamainpoursécherseslarmes.Unemèredontlecœurs’estbrisépleuretoujourscommeunenfant.Elletiredupaquetunnouveaumouchoir,qu’elleeffilocheentresesdoigtsnerveux.–Jen’ai jamaisconnuunesigrandepeine.Pourtant j’aieudesépreuves, ledépartdemonmari, la

mortdemesparents,maisriendecomparableàcequejeressensaujourd’hui.Ettusaiscequimefaitleplus souffrir : jeme sens impuissantepour aidermonpetit. Jedismonpetitmême s’il n’est plus toutjeune,mais ilresteratoujoursmonpetitdansmoncœurdemaman.Et là,alorsqu’ilaplusquejamaisbesoindemoi,jenepeuxrienfairepourluivenirenaide.C’estinsupportable.Insupportable.Ilauraitmieuxvaluque…Moniquenefinitpassaphrase,maissonregardseperdànouveaudanslevideuncourtinstant.Jesais.

Jesaislemalquefaitcesentimentd’impuissance.Jeleconnais.Maisjesaisautrechose.Quelquechosequisupplantel’impressiond’incapacité.C’estmonsecret.CeluiqueThaïsm’aconfié.Jenel’aijamais

raconté,jamaisdanslesdétailsentoutcas.Parcequ’ilcomporteunepartd’ombre,cellequiamenacéderecouvrirmonespritetd’ensevelirmesplusbeauxsentiments.Cellequej’aidûvaincre.

Jeprendsuneprofonderespirationetsoufflelentement.Jecherchelecourageetlesmots.Jefermelesyeux pour mieux convoquer ma mémoire. Et je retrouve instantanément mes souvenirs, juste là, quidéfilentderrièremespaupièrescloses.Commesic’étaithier.

J ’AURAIS DÛME DOUTER que cela recommencerait. Puisque je le pressentais, j’aurais pu anticiperpournepasêtreprisedecourtencoreunefois.Pourquoin’ai-jepasaumoins laissé lesboîtesàportéedemain?Jecriependantquejecherchedansle tiroir, toutaufond:«J’arriveThaïs.Ne

t’inquiètepas,j’arrivetoutdesuite.»Dans la chambre à côté, l’appel de Thaïs s’est transformé en une plainte continue. Je trouve enfin

l’objet de mes recherches. La boîte est encore scellée. Je m’en saisis et la serre dans mes mainstremblantes.Jecourspresquepourtraverserlecouloiretrevenirauplusviteauchevetdemafille.Jenesauraisdiredepuiscombiendeminutes lacriseacommencé.Deux,cinq,dix?Jenepeuxles

compter ; ilme semblequecela fait une éternité. J’aiperdu lanotiondu temps.Commesi ladouleurdilatait les secondes. Jeme dépêche. Je peste contre la boîte quime résiste, retire avec frénésie uneplaquette,sorsuncomprimé.EtledonneenfinàThaïs.Jepriepourqu’ilfasseeffetauplusviteetlibèremapetiteprincessedesesintolérablessouffrances.Jeresteàsescôtés,serrantfortsesmains.Jetentedel’apaiseravecdesmotsquinemeconvainquent

pasmoi-même.«CourageThaïs,c’estbientôtfini.Çayest,jet’aidonnélemédicament.Allez,matoutebelle,allez.Courage.Jesuislà.Toutvabiensepasser.»Sescrisreprennentdeplusbelle.Moncœursevrille.

Jesensmonterenmoiuneboule,depuis l’estomac jusqu’à lagorge,mondossecouvred’unesueurglacée,moncerveauperdlefil.C’estinhumaindesouffrirdelasorte!Inhumain!Personnenedevraitjamaisconnaîtreça,encoremoinsunepetitefillededeuxansetdemi.JenesupporteplusdevoirThaïsendurerdetellessouffrances,siviolentesqu’ellesnesontpasquantifiablessurl’échelledeladouleur.Lesmédicamentsadministrésvontlasoulager,maisleurtempsdelatenceesttroplong.Jen’enpeuxplus.Ilfautquecelacesse.

Monregardseposesurlaboîtedecompriméset,avantmêmederéfléchir,jem’entendsdireàThaïs,d’unevoixsanston:«Machérie,jevoisbienàquelpointtusouffres;c’estuncauchemar.Situveuxqueças’arrête,dis-le-moi.Jeferaitoutcequ’ilfautpourtesoulager,tout.Mêmesiceladoitêtredéfinitif.»Oui,àcetinstant,jesuisprêteàtout.Toutplutôtquedelalaissersouffrir.Jen’attendsplusqu’unsignedesapart,ungeste,unmot.MaisThaïssetait.

Aucunsonnesortdesabouche,pasunbruit.Ellemeregarde,levisagecongestionnéparlecriqu’elleretiententresesdentsserrées.Dansunsilencedemort,ellemefixe.Elleinvitemonregardàseplongerdanslesien.Etnelelâcheplus.Sesyeux,fenêtredesonâme,parlentauxmiens.«Maman,çava.J’aimal,maisjesaisqueçavapasser.Tuasfaittoutcequ’ilfallaitpourça.Moncrin’exprimequedeladouleur,pasdudésespoir.Maissitunelesupportespas,sic’esttropdifficilepourtoidemevoircommeça,jevaismetaire.Jevaisteprotéger,maman,pournepasquetusouffres.»Voilàtoutcequejelisdanssesgrandsyeuxsisereinsencetinstant,alorsquelesmiensnesedéfontpasdeleurtourmente.Jemerecroquevillecontreelleetpleuretoutmonsaoul.Çan’estpasàThaïsdeveilleràmepréserver

delapeine,detairesadouleurpourépargnerlamienne.Ellealedroitd’exprimercequ’elleressentsanscraindre de me blesser. Tout contre elle, je comprends tout à coup ce qui me fait si mal dans cesmoments-là : c’est mon impuissance à la soulager. Ce sentiment d’incapacité face à sa douleur estintolérable.Ilmepousseàenvisagerunesolutionextrême,parcequejemedisintérieurement:«Jepeuxaumoinsfaireçapourelle.»Jeposematêtecontresapoitrine,etjeluiparledoucement.«Pardon,Thaïs,pardonpourcequeje

t’aidit.Nevasurtoutpascroirequejenetesupporteplus,maprincessechérie,c’esttadouleurquim’estinsoutenable.»Etjesanglotecommeunepetitefilleenajoutant:«Jevoudraistanttesoulagerquandtusouffres,maisjenesaispasquoifaire.Jesuistamamanpourtant,etjenesaispasquoifaire.Jetedonne

lesmédicaments,jedemandeàcequ’onréajustelestraitements,maisj’ailesentimentquecelanesuffitpas.Jevoisquetuasencoremaletcelamedésespère.Thaïs,qu’est-cequejepeuxfairepourt’aider?»

Elleneformuleaucuneréponse,maisj’entendslesbattementsdesoncœurcognerplusfort,justesousmonoreille.Commes’ilsvoulaientattirermonattention,commes’ilsvoulaientmedirequelquechose.Moncœurplongealorsdanslesienpourtrouverlaréponse.Enuninstant,toutdevientlimpideetclair.C’estuneévidence!

Danssesbattementsréguliers,j’entends:«Maman,aime-moi.C’esttoutcequejetedemande.Jen’aibesoinquedeça.»Riendeplus,ellen’attenddemoiriendeplus.Commentn’ai-jepascomprisplustôt?Lessoinsprodiguésguérissentlesplaies,maisc’estl’amourquipermetd’oublierladouleur,c’estlaconsolation qui soulage les peines. Merci ma petite Thaïs, merci d’avoir changé mon cœur en luipermettant de réaliser que la réponse à la souffrance, ce n’est pas lamort ; ça ne le sera jamais. Laréponseàlasouffrance,c’estl’amour.Enmêmetempsquemaconsciences’éclaire,lesentimentd’impuissancequimehantaitjusque-làme

quitte. Jenesuispasdémunie faceà ladouleurdeThaïs.Et jene le serai jamais. Jepourrai toujoursl’aimeret l’aimer toujoursplus.Monespritentrevoitalorsdenouveauxhorizons,moncœurse libère.Aux douleurs inhumaines de Thaïs, j’oppose désormais un amour sans barrière, sans réticence, sanslimites.

Je peine à émerger de ces souvenirs dont l’évocation réveille des sentiments ambivalents. LessouffrancesdeThaïsm’onttraumatisée.Mamémoireengarderalatraceàjamais.Moncœurdemaman,quantàlui,sesouviendratoujoursdel’incroyableamourpartagédanscesmomentsterribles.Unamourquiluiapermisdenepasexploserenmillepetitsmorceaux,maisdesegonfleretd’accroîtresacapacitéàaimer.J’ailesoufflecourtetl’espritenébullition.Moniqueestsilencieuse.Elleapassésonbrasautourde

mesépaulesetmeconsoleàsontour.Sonchagrins’estapaisépourl’instant.Ilreviendra,c’estcertain,cesoirsansdoute,àl’heureoùlesoleildéclinera.Lesforcesfaiblissentsouventjusteavantlatombéedelanuit,entrechienetloup.Pourl’heure,ellevoudraitappelerl’hôpitalpours’enquérirdel’étatdeJean.Jelaquittedonc.Avantquelaportenesereferme,ellemeditdansunsoupirlas:«J’aipeur.Jenesaispassijeseraicapabledesupportersavie.»–Monique,vousverrezbien.Vivezaujourlejour,sanstroppenseràl’avenir.Aujourd’hui,Jeanne

vousdemanderiendeplusquedel’aimer.Detoutvotrecœur.

Surlecheminquimèneàlamaison,laconversationm’habiteencore.JelarevisiteàtraverslesmotsdeCorneille:«Laforcedel’amourparaîtdanslasouffrance.»Seull’amouralepouvoird’inverserlatendance.Etpasseulementl’amourd’unemère.

Jemesouviensd’unerencontreavecunprofesseurdemédecineaujourd’huiàlaretraite.Enévoquantcesannées lointainesdechefde serviceenpédiatrie, ilm’avait faitpartd’unmomentcrucialdans sacarrière.Cejouroùilétaitvenuauchevetd’unpetitgarçonécrasédedouleur.Lesinfirmièresl’avaientappelé, terrifiées. Il avait évalué l’intensité de la crise et prescrit les antalgiques nécessaires.Malheureusement,lesdouleursétaientréfractairesetcontinuaientdeplusbelle.Faceauxcrisincessantsdel’enfant,ilavaitencoreaugmentélesdosesetajoutéd’autresmédicamentsplusforts.Jusqu’àcequ’ilaitépuisétoutessespossibilités,sanssuccès.

Incapabledesoulagerlepetitpatient,ils’apprêtaitàsortir,fermerlaportedelachambrederrièrelui

etpartirloin,àl’autreboutduservice,pournepasseconfronteràsonimpuissance.Ilavaitdoncdécidéderenoncer,avantdeseraviser. Ilétaitalorsrevenusursespas. Ils’étaitapprochédupetitsouffrant,l’avaitprisdanssesbrasetl’avaitbercé.Ilétaitrestéainsilongtempsjusqu’àcequelegarçons’apaise.Lessoignantsn’encroyaientpasleursyeuxenlevoyantainsi,luilegrandprofesseursouventdistantetautoritaire,luilechefdeserviceredoutéetrespecté,assisauborddulitserrantcontreluil’enfant,enluichantantdeschansonsdouces.

Sonémotionétaitencorepalpabledesannéesplustard,alorsqu’ilmeparlait.Etqu’ilconcluait,leslarmesauxyeux:«Quandoncroitnepluspouvoirrienfaire,ilresteencorel’amour.»

–GASPARD,ARTHUR?Azylis,Thérèse,vous–êteslà?Ohé,ilyaquelqu’un?Personne.Ilsemblen’yavoirpersonnedansl’appartement.Jeréitèremonappel.Mavoixse

heurteauxmursetrésonnedanslespièces.Jevisiteleschambres,lesalon.Tousvides.Jem’étonne.J’aicroiséMarina,l’ergothérapeuted’Azylis,danslarue.Ellevenaitdefinirsaséanceetsortaitàpeinedecheznous.Lesenfantsétaientdonclàquelquesminutesauparavant.Thérèseasansdouteamenétoutlemondejouerauparcavantqu’ilnesoittroptard.S’ilssontpassésparlegarage,j’aipulesmanquer.Jesuisunpeudéçue.J’avaisenviedelesvoir.J’hésiteàlesrejoindre,maisjenesaispasversquelparcilssontpartis.J’imaginelesdeuxgarçonsrivalisantdevitessesurleurtrottinette,etvirevoltantautourdelapoussette

d’Azylis,àsagrandejoie.J’espèrequ’elleestbiencouverte.Elleafacilementfroid.JecomptesurlavigilanceinfaillibledeThérèsepourl’avoiremmitoufléecommeilfaut.Elleseréchaufferaenglissantmille et une fois sur le toboggan, commeà l’accoutumée, pendant queGaspard etArthur escaladerontl’arbreàsinges.Mesenfantsaimentjouerdehors,touslestrois.L’organisationseraitplussimplesinousavionsunemaisonavecunjardin.Bientôt,jel’espère!J’ailongtempsréfrénél’idéededéménager.Jenevoulaispasquitterl’appartementdanslequelThaïsavaitvécu.Jen’étaispasprêteàcedeuil-là.L’eauacoulésouslesponts.Jel’envisageavecplusdesérénitéaujourd’hui,pourl’équilibredenotrefamille.

Je regardemamontre. Il est cinq heures tout juste passées. Il est encore l’heure de goûter, jem’enréjouis.Depuistoujours, j’aimecemomentdela journée, l’hiverenparticulier.J’enlèvemonmanteau,retiremesgants,rangemonsacetpousselaportedelacuisine.Jerestebouchebée,lesyeuxétonnés.Ilrègne ici un désordre peu habituel. Casseroles, saladiers, cuillères en bois, spatules, de nombreuxustensilesencombrentleplandetravail;ilsparaissentlaissésàl’abandonparleursutilisateursdisparussoudainement.J’entendsdespetitsriresétouffés.Jesouris,sansbouger.Lesgloussementsreprennentplusdistinctement. Jem’approche de la table à pas de loup. Jeme baisse et me retrouve nez à nez avecGaspardetArthur,hilares.ThérèseetAzylissortentaumêmemomentdeleurcachette.Gaspardal’airravidesoncoup.–Ont’abieneue,hein?–Oui,j’étaispersuadéequevousétiezsortisjouer.Maisqu’est-cequevousfaitescachéssouslatable

?–Onnevoulaitpasquetunousvoies.Vêtu d’un tablier de cuisine qui descend jusqu’au sol,Arthurm’oppose unemine boudeuse, la tête

baissée,laboucheenchapeaudegendarme,lesbrascroiséssurlapoitrine.–Maman,tuastoutgâché.Ilnefallaitpasquetuentresdanslacuisine.Ontepréparaitunesurprise.–Ahbon,jesuisdésolée,maisjenesavaispas.Qu’est-cequec’estcettesurprise?–OnfaitungâteauauchocolatavecThérèse,répondGaspard.–Quellebonneidée!Jen’aipasencoregoûté,jevaismerégaler.–Non,rétorqueArthur,lessourcilsfroncés.Çan’estpaspourmaintenant.C’estpourledessertdece

soir,parcequec’estl’anniversairedeThaïs.–D’accord,j’attendraijusqu’audîneralors.Allez,auxfourneaux!

Lesenfantsnesefontpasprier.Arthurretroussesontablier,grimpesurunechaiseetcasseau-dessusd’unecasseroleunetablettedechocolatnoir.Gaspardpèselesucre,lebeurreetlafarine.Ilconsultelarecetteposéedevantsesyeuxetdonnelesinstructionsàsescommisdecuisine.Azylisn’estpasenreste.Biencaléedansunsiège-coquillemouléàsesmesuresetfixésurunsupportàroulettes,latêteretenuepar unementonnière, ellemonte les blancs d’œufs en neige. Thérèse l’aide àmaintenir bien serré lebatteurdanssamain.Azylisfrissonneetritalorsquelesvibrationscourentlelongdesonbras.

Lesenfantsm’autorisent à rester,mais j’ai pour consignedenepas interférerdans l’élaborationdugâteau.«Déjàquec’estplusunesurprise…»,ditArthuràregret.Jemefaisdoncdiscrète.Jeremplislabouilloire, choisis un thé aux arômes ronds et parfumés et verse l’eau frémissante sur les feuillesdesséchéesenlesregardantsedilater.Jefaisgrillerdeuxtoastsquejetartinedebeurresaléalorsqu’ilssontencoretièdes.Jem’installeàtableetadmirelafineéquipequis’affairedevantmoi.Thérèseveilledeprès aubondéroulementdesopérations.Chacunest à sonaffaire.Enquelquesminutes, l’odeurduchocolatfonduemplitlapièceetmetnospapillesenéveil.N’yrésistantpas,Arthur,trempediscrètementson doigt dans la casserole.Gaspard le voit et le rabroue vertement.Arthur y retourne de plus belle.Gaspard s’énerve. Et la dispute commence. Leur entente a été de courte durée, comme bien souvent.J’interviensensoupirant.–Arrêtez,lesgarçons!Vousn’allezpasvousdisputer,vousêtesentraindefaireunbongâteau.–Maisc’estluiquiacommencé!Leur réponsea fuséenmêmetemps,chacunaccusant l’autre.Le tonmonte. Il s’ensuitune litaniede

nomsd’oiseaux.Etça recommence.Arthurbrandit lacuillèreenboispleinedechocolatchaud, tandisqueGaspard l’aspergede farine.Thérèse les sépare avant que la cuisine ne soit entièrement ravagée.L’unpestecontrel'autre,chacundanssoncoin,avantdereprendrelesactivitéscommunes,commes’ilnes’étaitrienpassé.

Azylisregardelascèneavecunecertainedistance,sansparaîtrelemoinsdumondeperturbéeparleschamailleriesdesesfrères.Celamechagrinedevoirmesfilssequereller.J’aimeraisqu’ilss’entendentparfaitement.Loïc,aînéd’unefamillenombreuse,essaiesouventdemerassurerenm’affirmantqu’iln’yariendeplusnormalqu’unedisputedefrèresetsœurs,mêmeunpeuvirulente.Sijeparvienslaplupartdutempsàm’enconvaincre,jenepeuxpourautantm’empêcherdepenserquenotresingularitéfamilialeajouteunedifficultésupplémentaireàleurrelation.L’écartd’âgeentreGaspardetArthurestimportant.Cenesontpasseulementseptannéesquilesséparent.C’estmalheureusementbienplusquecela.Ilyadanscelapsdetempsunpassif,unvécu,unehistoire.IlyadeuxpetitessœursavecquiGaspardnepeutn’yjouernisedisputer.Certes,ilaimepasserdutempsavecAzylisets’intéressevraimentàcequ’ellefait,maiscen’estpaslamêmechosequ’unfrèregaillardquipartageraitsesgoûtsetsesjeux.Gaspardainsistésansrelâchepouravoirunpetitfrère.Ilamanifestéunenthousiasmefébrileaucours

demagrossesse.Àlanaissanced’Arthur,ilestvenuencourantàlamaternitéets’estarrêténetdevantlecouffinens’écriant,l’airdéconfit:«Maiscen’estqu’unbébé!Çan’estpascequej’avaisdemandé.Jevoulais un frère d’àpeuprèsmon âge, pour jouer avec lui. Je nepeux rien faire avec cebébé. Il estminus. » Nous avons eu beau lui expliquer que tout homme commence sa vie aussi petit, il a perçul’arrivéed’unnourrissondanslafamillecommeuneerreurdecommande.Finalement,enquelquesjours,l’attendrissement l’a emporté sur la déception. Je reste persuadée que Gaspard garde trace de cesentiment. Sa frustration n’engendre pas d’animosité envers Arthur, mais elle révèle tous lesrenoncementsauxquelsnotregrandgarçonaconsentisavecThaïsetAzylis.Voilàpourquoiiln’aqu’unehâte:quesonpetitfrèregrandisse.Etmoijen’aiqu’uneenvie:qu’Arthurprennesontemps.

Le gâteau est maintenant enfourné. Gaspard vérifie la température et le temps de cuisson, pendantqu’Arthurrestelenezcollécontrelavitredufour.Jefinismonthéetramasselesmiettestombéesdansl’assiette,enlescollantsurleboutdemonindex.Jeproposeauxenfantsdefaireunjeuaveceux,dèsquelacuisineseraenordre.GaspardetArthursejettentunœilcomplice.L’aînéprendlaparole,enleurnomàtouslesdeux.–Ben,maman, ça nous ferait très plaisir de jouer avec toi,mais on préférerait regarder un dessin

animé.Onabeaucouptravaillépourfairelegâteau,tusais.Çanousreposera.Je réfléchis.En tempsordinaires, jenesouhaitepasqu’ils regardent la télévision les joursd’école.

Maiscettejournéeestunpeuparticulière…J’acceptedonc,sousleurscrisenthousiastes.Ilspartentencourantdanslesalon.–C’estmoiquichoisisleDVD,s’écrieGaspard.–Non,c’estmoi.–Non,Arthur,c’esttoujourstoi.Aujourd’hui,c’estmontour.Etc’estrepartipourunenouvelledispute!Cettefois-ci,jeleslaisseréglerçaentreeux.Ilsfiniront

bienparsemettred’accord.

AzylisestencoredanslacuisineavecThérèse.Ellesavoureunecuillèrecouvertedepréparationauchocolat.L’exerciceestdifficilepoursesmainsmalhabiles.Maisellenerenoncepas;ellenerenoncejamais.Sabouchetoutebarbouilléemesourit.Jel’essuieavecuneservietteenpapierhumideetjeluidemande:–Azylis,tumefaisunbaiser?Elleme réponddansun sourire lumineuxetouvregrand labouche. Je collema joue.Ses lèvres se

pincent,mais aucun son ne sort.Nous restons ainsi quelques instants sans bouger.Azylis a besoin detemps pour faire les choses. Elle comprend tout, très bien et très vite, mais l’exécution de sesmouvements est lente.L’informationpeine à circuler du cerveauvers le corps.Lesmembres tardent àobéir.Leslésionsdelagainedesnerfshandicapentsamotricité.Etlapriventdenombreusescapacités.J’attendssansbroncher.Maisriennevient.Azylisestimmobile,labouchepincée.Ellen’arrivepasà

faireunbaiser.Unbaiser,qu’est-cequ’unbaiser?Ungeste facile,évident, instinctif,mais impossibledésormaispourmapetite fille.Cettepetiteétapedans l’avancéedesamaladien’estpas insignifiante.Elleprouveunefoisdeplusquelemaln’estpasenrayé.Moncœurseserreunpeu.Paslongtemps.Ils’apaisevite, car je sais comment leschosesvont sepasser.Patiemment,Azylis s’évertueraencoreetencoreàessayerdefairedesbaisers.Ellepousserajusqu’auboutsescapacités,jusqu’àcequ’ellesoitsûre de son inaptitude et qu’elle l’accepte. Parce qu’elle accepte toujours ses limites. Alors, ellechercheraunautremoyendenousmontrersonamour.Je luifaisconfiance.Safacultéd’adaptationn’apasd’égal.Azylisn’apasencorebaissélesbras.Jesenssonsoufflesurmajoue.Elleseconcentretantqu’elle

peut.Jemedégageunpeuetprendssonvisagedanslecreuxdemesmains.

–Net’enfaispas,maprincesse,j’airessentitonbaiser,dansmoncœurentoutcas.Cen’estpasgravesitun’yarrivespas.Situveux,onpeutfairedesbaisersdepapillon.J’approchemonvisagedesapommetteetbatslentementdescilseneffleurantsajoue,plusieursfois.

Ellesourit.Moiaussi.Jequittelacuisinepourlalaisserrejoindresesfrères.Arrivéeàlaporte,j’entendsunbruitinespéré,

un«smack»quiclaquedanslapièceetquirésonnedansmapoitrine.Jemeretourneetcontemplelevisageréjouidemaprincesse.Ellearéussi!Jesuisfièred’elle,desapatience,desapersévérance,desaconfianceenelle,detoutessesbellesqualités.Jerevienssurmespaspourlaserrerdansmesbras,enessuyantunelarmedanssescheveux.«Merci,

monAzylis,mercipourcebaiser.Tum’émerveilles.»

Encetinstant,jenepeuxm’empêcherdepenseràJeanne.Etàcetteconversationquenousavonseue.Jeannea l’âged’êtremamère. Je lavois à la sortiede l’école.Ellevient régulièrement chercher sespetitesfilles. J’aime son élégance, sa douceur, et j’admire son sourire. Parce que j’en connais laprofondeur et la force. Jeanne a deux filles dema génération : Catherine, l’aînée, etAnne-Sophie, lacadette.J’aifaitlaconnaissanced’Anne-Sophieaumomentdel’entréedeGaspardenclasseduprimaire.

Sasecondefilleétaitdans lamêmeclasse.Noussommes trèsvitedevenuesamies.C’estellequim’aconfiéleurhistoirefamiliale,enentendantlamienne.Toutbébé,sagrandesœurCatherineaeudetrèsgraves crises de convulsions. Elle a survécu, mais son cerveau est resté marqué, irrémédiablement.Aujourd’hui,Catherine a presque quarante ans.Elle a grandi certes,mais ses capacités neurologiquessontrestéescellesd’untoutpetitenfant,dépendantd’autruipourtouslesgestesduquotidien.Depuiscetteconfidence,j’aiprisl’habituded’échangerquelquesmotsavecJeannequandjelacroise.

Nous n’abordons jamais de sujets très personnels, mais nous prenons des nouvelles de nos fillesrespectives.Cetintérêtn’estpasunsimpleréflexedepolitesse,ilrecèleuneintentionsincèreettisselesliensd’unecomplicitésilencieuse.

Un jour, à l’heure de la sortie des classes, j’attendaisGaspard, légèrement en retrait de l’école. Jen’avaisenviedeparleràpersonne;monmoralétaitauplusbas.J’étaisinquiètepourAzylisetpoursonavenir.Jeanneétaitlàaussi,unpeuplusloin.Jeluiaiadresséunsignedetête,sansm’avancer.Ellem’arépondu en souriant. Au retour, nous avons emprunté le même chemin. Alors que nous marchions enparlant de tout et de rien, j’ai regardé les filles d’Anne-Sophie courir devant nous, poursuivies parGaspard,etj’aiditàJeanne:–Vousavezdelachance.Vospetites-fillessontaussijoliesetgentilleslesunesquelesautres.Anne-

Sophievousacomblée.–Oui,c’estvrai,ellessontadorables.Eteneffet,Anne-Sophiefaitdemoiunegrand-mèrecomblée.

Maisvoussavez,Catherinemerendtoutaussiheureuse.Jesuistrèsfièredemesdeuxfilles.Jeme suis arrêtée net, comme stoppée par un coup violent. Un coup en plein cœur. Je suis restée

immobile et interdite. J’ai détaillé Jeanne, ses cheveux blancs, les rides qui couraient sur son beauvisage,lestachessursesmains.J’avaisdevantmoiunefemmed’uncertainâge.Etcettematuritédonnaità sa réponse une tout autre dimension. Jeanne accompagnait Catherine depuis bientôt quarante ans.Quarante années à la soigner, la porter, la laver, la faire manger, la conduire, la coucher, la lever.J’imaginesanspeinelesmomentsdedécouragement,delassitude,d’inquiétude.Etpourtant,auboutducompte,avecuneindiscutablesincérité,Jeanneaexprimétoutelafiertéetl’amourqu’elleéprouvaitpoursafille.J’aieuenviede laserrercontremoipour la remercierducadeauqu’ellem’avait fait,sans lesavoir.Jeannevenaitdemelibérerd’unedemesplusgrandescraintes.Saréflexionnevajamaiscesserd’éclairermonchemin.J’yrepensechaquefoisquejetrembleenme

demandantsijeseraicapabled’accompagnerAzylistoutaulongdesavie,malgrésesinfirmités.Sijeserai capable d’être fière d’elle comme je le suis aujourd’hui. Si je serai capable de toujoursm’émerveiller de ce qu’elle est et de ce qu’elle fait. La voix paisible de Jeanne, au cœur de matourmente,merassure.Oui,c’estpossible.

I LN’A PASBOUGÉ.Cela fait plusieurs semainesqu’il est là, immuable. Ilmenarguedèsque j’entredanslachambre.Jenepeuxpasnepaslevoir,collésurlatranchedel’étagèreau-dessusdubureau.Saformerectangulaireetsacouleurjaunefluorescentattirentl’œildeloin.J’avaischoisiunPost-it

bienvisiblepourêtresûredenepasoublier.Touslesjours,jerepoussel’échéance,évoquantn’importequelprétexteillusoire.Cematin,enmelevant,j’aiprislafermerésolutiondem’enoccuperaujourd’hui;lajournéemesemblaitidéale.J’airetardémadécisiond’heureenheure.Lebaiserd’Azylism’adonnél’élanquimefaisaitdéfaut.C’estmaintenantoujamais.Jedécollelepetitpapier.Aumilieudurectangle,unnumérodetéléphoneestgriffonnéàl’encrenoire.

L’écritureestlégèrementtremblante.C’estlamienne.Àforcedelirelasériedenombres,jelaconnaispresque par cœur, mais je ne l’ai jamais composée. J’attrape le combiné, caresse avec le pouce lestouchesengommesouple.J’hésite.

Àl’autreboutdufil,ilyal’avenird’Azylis.Cenuméroestceluid’uninstitutspécialisé,lelieudeviepossibledemafillepourlesquinzeprochainesannées.Lelieuoùelleapprendra,grandira,s’épanouiracertainement.Elleabesoind’unendroitcommecelui-ci,parcequ’ellenevapasàl’école.Àl’approchedeses troisans,nousavionshésitéà l’inscrireenmaternelle.Elleauraitpusuivre lapremièreannée,peut-être la deuxième, mais à quel prix ! Elle se serait sans cesse exposée à ses limites et à sesdifficultés, pas seulement en classe,mais aussi pendant la récréation ou à la cantine.La directrice del’écoles’étaitmontréeprévenante.ElleétaitdisposéeàsouleverdesmontagnespouraccueillirAzylis.Àquoibon?J’aimisdutempsàrenoncer.JesuisheureusedevoirGaspardavanceretsedirigerd’unbonpasvers

lecollège;j’aiétéémueenaccompagnantArthurpourlapremièrefoisàl’école.Lascolaritéaceladerassurantqu’ellesoulignelaprogressiond’unenfant.Aussi,chaquerentrées’accompagned’unpincementaucœur,lorsquejeréalisequ’Azylis,cetteannéeencore,resteraàlamaison.J’ail’impressionalorsquesonexistencesedérouleaubordduchemin,horsdessentiersbattus, loinduparcoursclassique.Etceconstatmechagrine.Gaspardnevoitpasleschosesdumêmeœil.Ilpensequec’estunegrandechancedenepasalleràl’école.Illerépèterégulièrementàsasœur,enpartantlematin.D’autrespartagentcetavis.Àl’imagedeMax.Cepetitgarçon,alorsâgédesixans,étaitvenujoueravecGaspardunmercrediaprès-midi, à l’époque où Thaïs était hospitalisée à lamaison. En arrivant, ilm’avait dit presque enchuchotant:–Est-cequejepeuxallervoirThaïs?Jevoudraisluidirebonjour,etautrechoseaussi.–Biensûr!Gaspardvat’accompagnersituveux.Tusaisqu’elleestmalade,n’est-cepas?–Oui,jesais,Gaspardm’araconté.–D’accord,alorsvas-y.Maxs’étaitarrêtésurlepasdelaporte,pétrifié.Lavoixchevrotante,ilavaitdit:–Gaspard,jenepeuxpasrentrer,j’ailachairdepoule.–Ahbon,c’estvrai?Faisvoir.Maxavaitsoulevélamanchedesachemise.Gaspards’étaitextasié.–Ahoui,tuasvraimentlachairdepoule.C’estdingue.Etpourquoit’escommeça?–Ben,j’aiunpeupeurd’êtreimpressionnéparThaïs.–T’inquiètepas,jesuislà.Tusais,c’estjusteunepetitefillecouchéesursonlit.Lesdeuxgarçonss’étaientalorsavancésdanslachambre.Maxs’étaitapprochéjusqu’aulit.Ilavait

jetéuncoupd’œilrapideaucapteurdesaturationattachéautourdudoigtdeThaïs,autuyaud’oxygènesoussonnez.Sonappréhensions’étaitenvoléeencroisantlesouriredeThaïs.Ilavaitprissamaindanslasienne,avantdedemanderàGaspard:–Ellem’entend?

–Oui,enfin,àsamanière.Maxs’étaitalorsadresséàelle:–Coucou,Thaïs.Tuesbieninstalléelà.Elleestbelletachambre.Ilyadesbeauxdessinsaccrochés

au-dessusdetonlit.C’esttoiquilesasfaits?Bennon,jesuisbête,tunepeuxpas.Tusais,jevoulaistedirequelquechose.Jenesaispassitut’enrendscompte,maistuastropdeboldenepasalleràl’école.Àcroirequel’inimitiépourlascolaritéestcommuneàtouslesgarçonsdecetâge…

Laquestiondel’écolenes’étaitpasposéepourThaïs.Elleétaitbientroppetiteetbientropmalade.La situation est différente pourAzylis.Elle avance en âge et continue à développer des compétences.Mêmesi sonétatn’estpas stabilisé, ladonnen’estplus lamêmedepuis lagreffe.Azylisn’estplusàproprement parler malade ; elle est handicapée. Très handicapée. Oui, il est plus juste de parler dehandicapàsonsujet.Jen’aimepasledire.Pascommeçaentoutcas.Nonquej’enaiehonte,loindelà,mais le regardposépar la société sur lehandicapestbeaucoupmoinsbienveillantqueceluique l’onaccordeàlamaladie.

J’en ai fait l’expérience, plusd’une fois.Quand je dis quema fille estmalade, j’attire souvent unecompassion instinctive.Quand jedisquemafilleesthandicapée, jevoischez lamajoritédesgensunlégermouvementderecul,incontrôlé,instinctif.Jeleréprouve,maisjelecomprends.Laplupartd’entrenousontpeurdecequ’ilsneconnaissentpas,peurdeladifférence.Nousaimonscequinousressemble.L’infirmité,qu’ellesoitphysiqueoumentale,faitpartiedenosappréhensions.Jevoudraistantconvertircettepeurinfondéeensympathie.Pourmafille,biensûr,maispasseulementpourelle.Pourtousceuxquisouffrentdecettedifférence,etpournousaussi,nouslesbiens-portants.Pournepasavancernous-mêmeshandicapéspardesœillèresetuncœurétriqué.

Si ladécisiondenepas scolariserAzylisnes’estpas faite sanspeine,cellede l’inscriredansuneinstitutionspécialiséeestplusdouloureuseencore.J’avouequecelamerassuredelasavoiràlamaison,entredesmursfamiliers,deveillersurelle,d’assisteràsessoins,derencontrersonkinésithérapeute,sapsychomotricienne,sonergothérapeute,ettousceuxquis’occupentd’elle.Jenevoudraispasqu’ellesoitloindemoi,elle,sivulnérable.Jenepeuximaginerlavoirpartirlematinetrevenirlesoirsansêtreaucourantdecequis’estpassédanslajournée.Jelaconfie,certes,maisuniquementàdespersonnesquejeconnaisetquej’aichoisies:Thérèse,biensûr,maisaussiAmélienotregardienneattitrée,nosfamilles,quelquesamis.Jenepeuxl’imaginerentredesmainsquimesontinconnues.J’avaisdéjàressenticettecraintelepremierjourdeclassedeGaspard,toutenpensantquesicelanesepassaitpasbien,ilmeledirait.MaisAzylisnepeutpasparler.Jesuisunemèred’unnaturel inquiet.Lessentiersbalisés, lamaîtrisedesévénements,apaisentmes

craintes.JeneconnaisrienducheminquiattendAzylis.Jenesuispasfamilièreaveccetunivers.Jeveuxlagardertoujoursavecmoi.Jeneveuxpasqu’elles’éloigne.Quelleestdoncalorscettepetitevoixquiparleàmonoreilleetàmoncœurpourmedire«laisse-la

vivre,laisse-lavivresavie»?Jelaconnais,jel’aientenduevoilàquelquesannées,danslachambredeThaïs,àcetteépoqueoùjenepouvaisquittermaprincessedepeurqu’elleaitbesoindemoietquejenesois pas là, de peur qu’ellemeure sansmoi.Cette préoccupation constante nuisait à l’équilibre de lafamille. Je n’étais plus disponible pour personne. Je ne dormais plus, je ne sortais plus. J’imposaisconstammentmaprésenceàThaïs,sansmedemanderàaucunmomentsic’étaitcequ’elledésirait.Unjour,lapédiatrequivenaitrégulièrementévaluerl’étatdeThaïss’estinquiétéedumien.Ellem’aalorsditavec douceur : «Laissez-la vivre. » Sesmotsm’ont choquée et révoltée. Je lui ai répondu sur ladéfensive:–Commentosez-vousmeconseillerça?Dequeldroit?Unenfantabesoindesamaman,surtoutdans

detellescirconstances.Thaïsabesoindemoi.–Oui,elleabesoindevous,maiselleaégalementbesoindevivresavie.Elleabesoind’avancersur

sonchemin,commenoustous.Elleabesoindesentirquevousavezconfianceenelle.J’aicomprisalorslesensdesaremarque.Unenfantn’apprendpasàmarchersionmaintienttoujours

l’étreintedenotremainsurlasienne.Jel’aiaccepté,mêmesicelamedéchiraitlecœur.J’ailâchéprise.Parcequ’aucunepetitefilledetroisansnepassetoutesaviecolléeàsamaman,quelquesoitl’amourqu’elleluiporte.Commeaucunepetitefilledebientôtsixansneveutrestertoutesavieàlamaison,sousl’œilvigilantdesesparents.Lâcherprise, telledevrait être ladéfinitiondumot«maman».Enapparence, il n’y a riendeplus

simplequedelaissersonenfantaller;enréalité,c’estsidifficile.Parcequ’unemèrecroitviscéralementque ceuxqu’ellemet aumonde lui appartiennent.Que leurviedépendde la sienne, comme lorsqu’ilsétaientensonsein,bienauchaud,bienàl’abrisurtout.LesentimentestpluscriantencoreavecunenfantcommeAzylis.Enréalité,sijelagardeàlamaison,cen’estpaspoursonconfortàelle,c’estpourmoi.Celametranquillise.Ici,avecThérèsecommeavecmoi, ilnepeutrienluiarriver.Pourtant,Azylisnepeut pas rester à quai en regardant le train de la vie passer. Elle a son propre chemin, un chemin detraversepeut-être,maisuncheminquiest lesien.Savieaunbutetunsens.Monrôlen’estpasde lasurprotéger,maisdel’accompagnerenlalaissantchemineràsonrythme.Etdeluifaireconfiance,pourqu’unjourelleaussifassesarentrée,lemomentvoulu,danslecadrequiluiconviendra.

Azylis,jelâchetamain.Mêmesijepleure,mêmesij’aimal,mêmesij’aipeur,jelâchetamain.Parcequejet’aime,parcequejecroisentoi.Jenem’éloignepas,jenereculepas,c’esttoiquiavances.Jerestelà,àportéedebras;cesbrastoujoursgrandsouvertspourt’accueillir.Va,machérie.Va.

Jecomposeunàunlesdixchiffresdunumérodetéléphone.Auhuitième,jemetrompeentreuncinqetun six. Je recommence à zéro. J’entends dans le combiné les bips traînants et réguliers. Ça sonne, lacommunicationvas’établir.Jemeraclelagorgeetdéglutisdifficilement.Jerépètelesphrasesdansmatête, cesmots que je ressasse depuis longtemps. Je note dans un coin de ne pas oublier de dire quej’appellesurlesrecommandationsduSESSADLesCerisiers,leserviced'éducationspécialeetdesoinsà domicile qui prend actuellementAzylis en charge à lamaison. La sonnerie n’en finit pas. J’attendsencoreunpeu.

Alorsquej’allaisrenoncer,j’entendsquel’ondécroche.Jetenteunallôtimide.Lavoixàl’autreboutdufilnem’écoutepas.C’estcelledelamessagerieautomatiqued’unrépondeur.J’aiappelétroptard.Lecentre est fermé. Il rouvrira ses portes demain à neuf heures. Je raccroche, un peu soulagée. Je tiensencore à la main le papier rectangulaire jaune fluorescent. Je le regarde attentivement avant de lechiffonner,d’enfaireunepetiteboulecompacteetdelajeterd’ungesteprécisdanslapoubelle.Jemesensmieux.

Puisj’ouvreundestiroirsdubureau.JesorsunblocdePost-itenformedecœurrosevif.J’endétacheunsurlequeljeréécrisengroslenumérodel’institutspécialisé.Jelesoulignedeuxfois.Cettefois-ci,monécritureestsûre.Jesuisdéterminée.Jelecolleàl’emplacementduprécédent,bienenévidence.Jesourisetdistouthautavecconviction:«Demain…»

L ANUITESTTOMBÉE.Thérèses’enva.Sajournéeavecnoussetermine.Ellerentrechezelle,àunpâtédemaisons.Pasloindonc,maisautrepart.Parfois,jel’envie.Jel’enviedepouvoirtournerlapagechaquesoir,de laisser toutdecôté jusqu’au lendemain.Oui,parfois je l’envie.Parfois

seulement,quandlasituationesttropcompliquée,quandlapeineesttroplourde,quandlapeuresttropgrande.Jevoudraispouvoirm’extraire,medirequecelanemeconcerneplus,penserquemavraieviem’attendailleurs.Parfoisoui,maispasaujourd’hui.Jesuisbien,làoùjesuis.

Nousfinissonsunepartiedepetitschevaux.Celafaisaitbienlongtempsquejen’yavaispasjoué.Cejeuestunparfaitcompromisentretouslesâgesenprésence.Azylis,installéesurmesgenoux,aparticipéelle aussi en lançant le dé à ma place. Avec une alliée comme elle, j’espérais l’emporter, mais lesgarçonsn’ont eu aucun scrupule à renvoyerplusd’une foismespions à l’écurie. J’ai tentédifférentesapprochespourlesdissuaderdem’attaquer.–Enfin,vousnepouvezpasfaireça.Jesuisvotremaman,ai-jemêmeavancé,unsourireencoin.Arthuraparusensibleàmonargument,maisGaspardn’apasmontrélemoindreétatd’âme.–Àlaguerrecommeàlaguerre,maman,a-t-ilréponduenréexpédiantmonchevalàlacasedépart.Finalement, Arthur a gagné. Il a hurlé de joie en courant dans tout l’appartement comme s’il avait

réellementremportéuntrophée.

–Qu’est-cequisepasseici?Onégorgeuncochon?Loïcpousselaportedel’appartementpuiss’arrête,intriguéparlescrisquis’enéchappent.–Arthuragagnéauxpetitschevaux,ditGaspardd’unairlas.Çafaitdixminutesqu’ilesthystérique

commeça.Arthurseruesursonpère.–Papa,papa,j’aigagné!C’estlapremièrefoisdetoutemavie.–Arthur,c’estlapremièrefoisdetaviequetujouesàcejeu,rétorquesongrandfrère.LoïcprendGaspardparl’épauleetArthurdanslesbrasetvientmerejoindredanslesalon.Jefinisde

ramasserlespionsetleplateauqu’Arthur,danssonenthousiasmedébordant,afaitvaldinguerdanstoutelapièce.Azylis, silencieuseet calme jusque-là, s’anime soudain.Sonvisage s’illumine : elle avu sonpapa.

PluspersonnenetrouvegrâceàsesyeuxlorsqueLoïcestlà.Àcetinstant,elleatoutd’unepetitefilledecinqansquifaitducharmeàsonpère.Ilfonddevantsonbeausourire.–Bonjour,maprincesse.Tuaspasséunebonnejournée?Sans attendre sa réponse silencieuse, il la prend dans ses bras. Elle se love contre lui. Il la porte

jusqu’àsachambrepourlamettreenpyjama,pendantquej’accompagneGaspardetArthurdanslasalledebain.Je fais couler l’eau, ajoute un liquide savonneux qui se transforme enmousse épaisse et parfumée.

J’aideArthuràescaladerlabaignoirealorsqueGaspardlerejointensautantlerebordàpiedsjoints.–Faisattentiondenepasglisser.Gaspard ne m’a pas entendue. Il a déjà plongé dans l’eau et disparaît sous la mousse, avant de

ressurgirensoufflantcommeunebaleine.Arthurl’imiteavecbonheur.Jerestedansl’encadrementdelaporte pourveiller à cequ’ils ne transforment pas la pièce enpiscine.De là, je peuxvoir la chambred’Azylis.Loïcaposédoucementsafillesurlelit.Ilsortunpyjamadelacommode.Ilachoisiunmodèleroseavecungalonencroquettonsurtonappliquéautourdespoignetsetdeschevilles.Ils’extasie:–RegardeAzylis,queljolipyjama!Tuvasêtremagnifique.JenesuispassûrequeLoïcsoitréellementréceptifàlamodevestimentaireenfantine,maisilsaitsa

fillecoquetteetsensibleàsescompliments.

Commej’aimeladélicatesseaveclaquelleils’occuped’elle!Aucontactd’Azylis,ildéveloppedestrésors de patience et de finesse. Elle est sa petite princesse. Et il est mon prince charmant,indiscutablement.

Un jour, aucoursd’uneconsultationdeThaïs,unmédecina souffléàLoïc :«Sivousaviezchoisin’importequelleautrefemme,vousn’auriezcertainementjamaiseud’enfantmalade.»Laréflexionétaitlogique, elle visait à démontrer le caractère génétique de la leucodystrophie métachromatique ; ellen’étaitpasmalveillante,maiselleétaitcependantbienmaladroite.Loïcarépondusanshésiter,peutêtreun peu sèchement, qu’il avait bien compris mais qu’il n’avait envie d’avoir des enfants qu’avec unefemme:lasienne.Moi.De même, peut-être qu’aux côtés d’un homme différent, je n’aurais jamais entendu parler de

leucodystrophienid’aucuneautredecesfichuesmaladies.Peut-êtrequejen’auraispasconnud’épreuvedecetacabit.Peut-êtrequemaviedecoupleauraitétéaussitranquillequ’unebaladeenplatpays,sansqu’aucunemontagneniqu’aucunobstaclemajeurnevienneobstruer lavue.Maisaurais-jealorsautantaiméquej’aimeLoïc?Avecunautrehomme,aurais-jerésistéauxpetitesdifficultésdelavieconjugale,celles qui surviennent sous les traits innocents d’une simple lassitude, d’une inévitable routine, d’unecontrariétéanodine,d’unchangementdedizaine?Jenesaispas.Cedontjesuissûre,c’estquejen’aipaschoisiLoïcpourseschromosomesousonsigneastrologique.

Nousn’avonspasvérifiénotrecompatibilitégénétiqueavantdenousaimer.Nousavonsétéattirésl’unvers l’autre par des caractéristiques physiques, des dispositions de l’esprit, des qualités d’âme.Nousavonsétéséduitspardesaptitudes,desparticularités,desforcesetdesfragilitésaussi.

AubrasdeLoïc,etdeluiseul,jemesenscapabledegravirl’Himalaya,quandbienmêmeaucundenous deux n’est préparé à la hautemontagne.Nous n’avons pas de chaussures à crampons dans notrearmoire à souliers.Nous n’en avons jamais eu besoin jusque-là.Nous avancions lui en tongs,moi entalons aiguilles, convaincus de l’aisance de notre chemin, de l’évidence de notre vie privilégiée.L’épreuvedelamaladiedenosfillesnousaabasourdis,maisellenenousapasanéantis.Avec ou sans crampons, nous avons décidé d’escalader cette montagne, de continuer notre chemin

commun.Ainsi, nous avons entrepris l’ascension ensemble, d’une démarchemal assurée, certes,maisensemble.Pascôteàcôte,paschacunàsonrythme,maisencordés.Nousnoussommesrendusdépendantsl’undel’autre,dépendantsdenosforcesetdenosfragilitésmutuelles.Tenusdenousencourager,denoussoutenir,denousattendre.Decalernospasdans lespasde l’autre.Pourarriverensembleausommet.Loïcplaisanteendisantqu’aucoursdecetteépreuve,ilaapprisàparler,alorsquej’aiapprisàmetaireetàécouter.Ilaraison,nousavonseffectivementapprisàcommuniquer,maisaussiàrire,àpleurer,àconsoler,àpester,àrâler,àtrembler,àespérerensemble.Àaimer.

Aujourd’hui,meurtrisetendeuillés,nouscontemplonsànospiedsledénivelévertigineuxdesentiersmontagneuxquenousavonsparcourus.Aujourd’hui,noussommestouslesdeuxenhautd’undesEverestdenotrevie.Toutenhaut.Entalonsaiguillesetentongs.

A ZYLISARBORESONJOLIPYJAMA.Jesuisfière,c’estlapremièrefoisqu’ellelemet.Etc’estmoiquil’aifait.J’aiapprisàcoudrerécemment.Jem’ysuismisepourelle.J’avaistantdemalàtrouver des vêtements adaptés à ses mensurations et à sa situation. Il lui fallait des hauts

boutonnésdansledos,desmanchesraglanpourpasserlesbrassansdifficulté,despantalonsàlataillelargepourcontenirsoncorsetmaisauxjambesfinesetlongues.Bref,c’étaitunvéritablecasse-tête.Toutcequejetrouvaiss’avéraitsoittropgrand,soittropétroit.Jemesuisdoncimproviséecouturière.Jemesuis lancée seule dans un premier temps, avant d’être épaulée par Agnès, une amie virtuose de lamachine.J’aivitejointl’agréableàl’utile.Celam’enchantedecoudrepourAzylis.Elleaussiparticipevolontiers.Elle choisit les tissus, apprécie les patrons, surveille l’avancement de l’ouvrage. Je coudsdoncdesmodèlesuniquespourunepetitefilleunique.Azylisestprêtepourledîner.Elleest toutebelle.Loïcamêmeréussià lacoifferdedeuxcouettes,

sansqu’ellerâle.Privilègedepère…Assiscôteàcôtedanslabaignoire,ArthuretGaspardbarbotentencore.Leursœuréclatederireenlesvoyant.Ilsonttousdeuxlescheveuxmouillésdresséssurlatête;Arthur a façonné des cornes de diablotin et Gaspard une crête de punk. Des moustaches en moussecoulentsurleursbouches.Quiaditquelamanièredesedivertirdesenfantsévoluaitàchaquegénération?Jejouaisdéjàcommecelaàleurâge.

Cesoir,nousdînonstouslescinqensemble.Nousavionshésitéàinviterdesamis,ceuxquiformaientla«solidaritéThaïs».Ceuxquinousavaientsecondés,quis’étaientrelayésauchevetdenotrefille,quiavaientprissoind’elle.Ceuxquil’avaientaimée.Nousavionsenvisagéd’organiserundînerfestifpourclore cette journée singulière. Nous y avons renoncé. Finalement, ce projet ne nous a pas sembléopportun.Nousavionsplusquetoutenviederesterenfamille.SeuleThérèseaétéconviée,maiselleapréférérentrerchezelle.Jeluiaitoutefoisdonnéunepartdegâteauavantqu’ellenes’enaille.Ellem’aremerciéendisant:«Detoutefaçon,jeresteavecvousenpenséesetenprières.»Lesenfantsontchoisilemenu:spaghettisàlabolognaisemaisonetgâteauauchocolat.Riendetrès

étonnant ! J’ai quelque peu influencé leur choix pour éviter les sempiternelles coquillettes au gruyèrerâpé.GaspardetArthurmangentavecbonappétit.Azylisaussisembleavoir faim,pourunefois.Loïc lui

donnedeminusculesbouchéesenveillantàcequ’ellemâchebienafindenepass’étrangler.Auboutdequelquetemps,ilmedemandedelerelayerpourfairehonneuràsonassietteavantqu’ellenerefroidisse.Azylisn’estpasd’accord.Ellerâleettournetantqu’ellepeutlatêteloindemoi.J’insiste.Ellerechignedeplusbelleetcommenceàpleurerpouramadouersonpapa.Ilnerésistepasetreprendlacuillère.Azylissaittrèsbiencequ’elleveutetellesaittrèsbienlefairecomprendre.Commetouslesenfants,

illuiarrivedefairedescolèresoudescomédies.Jemefâcheparfois,maisjereconnaisquej’applaudisintérieurementquandelleserebelle.Celamerassuredelavoirexprimerainsisoncaractère,deconstaterqu’elle ne se laisse pas faire, de confirmer à quel point elle comprend tout.Et par un effetmiroir, jeréaliseàquelpointsajoieestunchoix.Samanièred’êtren’estpascelled’unraviduvillage,quisouritbéatement quelle que soit la situation.Elle est capable d’exprimer des sentiments négatifs.Elle a desgoûts, des envies, des souhaits,mais aussi des aversions, des antipathies. Par conséquent, quand ellesourit,quandellerit,c’estqu’ellel’achoisi.Etcelameréjouit.

–Maman,est-cequ’onmetdesbougiessurlegâteau?Gaspardavouluapporterledessert.Ill’adémoulésanslecasseretl’aplacédélicatementaucentre

d’une grande assiette ronde. Avant de le servir, il l’a recouvert de petites pastilles de chocolatmulticolores.C’estvraiqueceseraitjoliavecdesbougies,maispeut-onfêtercetanniversairecommesiderienn’était?Est-cebienvenud’allumerdesbougiesetdeposer legâteausurla tableenchantant«joyeuxanniversaire»?Danscecas,quisouffleralespetitesflammespuisqueThaïsn’estpluslàpourle

faire ? Cesmoments sont délicats. Ça l’est de lamêmemanière quand onme demande combien j’aid’enfants.Lapremièrefoisquej’aiétéconfrontéeàcettequestion,j’attendaisArthur.C’étaitunplombier,venu

réparerunefuitedanslasalledebain.Aumomentoùjeleraccompagnaisàlaporte,Gaspardestrentrédel’école,avecThérèseetAzylis.Ilm’aditalors:–Ah,maisvousavezd’autresenfants.Jepensaisquevousattendiezlepremier.Vousenavezcombien

?J’aihésitéavantderépondre.J’aihésitéparcequeladouleurdelamortdeThaïsétaitencoreviveet

quej’avaispeurdem’émouvoirdevantcetinconnu.J’aihésitéaussicarjecraignaisdel’embarrasserenluidisantlavérité,delevoirsedécomposeretdel’entendrepenser:«Tripleidiot,tuauraismieuxfaitdetetaire.Çat’apprendraàposerdesquestionsquineteregardentpas.PauvrepetiteMaman…»Jem’apprêtaisàluirépondre«trois»,quandj’aicroiséleregarddeGaspard,suspenduàmeslèvres.

Il attendait pour vérifier ce que j’allais dire, pour voir si j’allais compter sa sœur ou si elle avaitdéfinitivement disparu de la famille. Je me suis ressaisie alors et, en espérant que le plombier sesatisfassedemaréponseetnepoussepasplusloinsacuriosité,j’aidit:–Quatre.J’aiquatreenfants.–Quatreenfants!Ehbenditesdonc,çadoitvousfaireduboulot?Ilsontquelâge?Jem’ensuistiréeavecunepirouette.–L’aînéasixansetlepetitderniernaîtraàlafindel’année.–Ben,vousavezunebellefamille.Allez,aurevoirmadame,aurevoirlesenfants.–Aurevoirmonsieur.J’ai vuGaspard hésiter, j’ai retenuma respiration, il s’est ravisé.La porte à peine fermée, il s’est

tournéversmoi.–Maman,tunevoulaispasluidirepourThaïs?–Non,jenepréféraispas.S’ilm’avaitdemandéoùétaitmonquatrièmeenfant,jeluiauraisdit,mais

jen’avaispastrèsenviedeluiracontermavie.J’aifaitlechoixcejour-làdetoujoursdirelavérité,enévitantautantquepossiblederentrerdansles

détailsdenotreparcours.Jenepensepasqu’ilyaitunebonneouunemauvaisemanièredefairedanscescirconstancesparticulières.Toutdépenddecequel’onestcapabledesupporteretdecequel’onaenviedepartager.

Nousavons résolu laquestiondesbougies, sur laquelle lesavisdivergeaient.Nousenavonsplantéuneseule,unegrandeaumilieudubeaugâteaufaitparlesenfants,nonpourfêterleshuitansqueThaïsn’aura jamais,maispourcélébrersavie.Saviedifférente,courte,éprouvée,maissavieàelle.Cellequ’elleaaimée,quenousavonsaimée.Unebougiepourunevie.

J ’ENTENDSLAMUSIQUE. Je reconnais lechant langoureuxduviolon. J’avanceen laissantma têteetmoncœurs’emplirdesnotesindolentesetprofondesdelaMéditationdeThaïs.Loïcetmoiavionsdécouvert cet opéra de JulesMassenet aumoment de notre rencontre, et nous étions tombés tous

deuxsouslecharmedelaMéditation.C’estpourcelaquenousavonsdonnéceprénomàThaïs.Loïc,assisaubureau,regardeattentivementl’écrandel’ordinateur.Soussesyeuxdéfilentdesphotos

deThaïs, accompagnéespar cette bellemusique. Je tire une chaise etm’assieds tout à côtéde lui. Jeperçoissonémotionetglissemamaindanslasienne.Sasouffrancedepèremebouleversetoujours.Ilaurait tant vouluprotéger sa princesseThaïs. Il aurait tant voulu la secourir, la guérir. Je l’ai entendumurmurer un jour : « Pardon, Thaïs, je ne peux pas te sauver. » Loïc a fait bien plus que cela. Il aaccompagnésafillejusqu’aubout.Ill’asoignée,ill’adorlotée,ill’abercée.Ilestresté.Ilaétéavecellefortetfragileàlafois.Ilaétélemeilleurpèredontunepetitefillepeutrêver.

Gaspardbouquinedanssonlit.Azylissomnole,sapoupéeserréedanslesbras.QuantàArthur,jelesoupçonnedejouerauxpetitesvoituresencachettesoussacouette.Ensilence,collésl’uncontrel’autrecommeuncoupled’inséparablessurunebranche,bercésparlaMéditation,nousregardonslesphotossesuccéderaurythmerégulierdudiaporama.

–Qu’est-cequevousfaites?Gaspard se tient dans l’encadrement de la porte. Il s’est levé sans bruit. Nous entendons trottiner

derrièrelui.Arthurapparaît,unevoituredanschaquemain.–Qu’est-cequisepasse?–Maisqu’est-cequevousfaiteslà?Vousdevriezêtrecouchés.– J’ai entendu lamusiquedonc je suisvenuvoir,ditGasparden s’installantentrenousdeux.Alors

qu’est-cequevousfaites?–NousregardonsdesphotosdeThaïs.–Onpeutresteravecvous?demandent-ilsenchœur.–D’accord,sivousêtescalmesetsages.Loïc va chercher Azylis, pour ne pas qu’elle reste seule. Elle semble enchantée de cette initiative

paternelle. Il se rassoità saplaceet lagardecontre lui.Arthurgrimpesurmesgenoux.Lediaporamareprendàsondébut,sousnosyeuxattentifs.Ensemble,nousrionsauxéclatsenadmirantThaïsdéguisée,barbouillée, espiègle, heureuse. Arthur demande à ce qu’on lui raconte les anecdotes. Gaspard sesouvient étonnamment bien. C’est lui qui parle, nous complétons quand il y a lieu. Nul ne commentelorsqueThaïsapparaîtmaladeetvulnérable.Cesmomentsmeparaissentloin,presqueirréels.Ledéfiléde souvenirs se termine surunephotodeThaïsprise le lendemainde sesdeuxans.Cette

bellephotooùelleregardeverslecielensouriant.LaMéditationdeThaïscèdelaplaceàunsilenceému.

Gaspard et Arthur n’ont aucune envie de dormir. Ils réclament d’autres photos, d’autres souvenirs.Nous cédons, ravis nous aussi de prolonger ce moment en famille. Loïc fouille dans la mémoire del’ordinateurpourraviverlanôtre.Nousrevisitonsainsilestempsfortsdenotreexistence,notremariage,la naissance de nos enfants, les anniversaires, mais aussi les petits moments de tous les joursimmortalisésparl’objectifd’unappareilphoto,cesmomentsqui,misboutàbout,formentnotrevie.Àchaque nouvelle photo, chacun y va de son commentaire et plonge dans ses souvenirs. Les clichésapparaissent de manière aléatoire, sans suivre la chronologie du temps passé. Les événementss’entrecroisent,lesannéess’emmêlentetnousdonnentlesentimentd’uneexistencebienremplie.Gaspardsecolleunpeupluscontremoietmedemande:«Maman,c’estquoileplusbeaumomentde

tavie?»Jeréfléchis.S’ilm’avaitdemandéquelétaitlepire,j’auraispuluirépondresanshésiter.Maisleplusbeau…Jecroisquecepourraitêtrecelui-là,cetinstantquin’aensoitriend’exceptionnelmaisquinousréunit.Mesgrandsbonheurssontdésormaisfaitsdepetitsriens.Ilss’épanouissentdanslesjoiessimplesduquotidien.Jen’aipasdenostalgiedupassé.Leplusbeaumomentdemavie,c’estleprésent.

Loïcmetlediaporamasurpauseetvachercherlerestedugâteauainsiqu’unebouteilledejusdefruit.Les garçons accueillent cette initiative avec enthousiasme : «C’est la fête ! »Loïc allume la sono etmontelesond’unemusiqueentraînante.Ledéfilédesphotosreprend,maislesgarçonsnetiennentplusenplace.Ilsdansentautourdenousenchantantàtue-tête.Gaspardattrapelesmainsd’Azylisetl’inviteàdanseravecluienbalançantleursbrasdedroiteàgauche.Ellepoussedescrisdejoie.Loïcselèveàsontourettournesurlui-mêmeenserrantsafillecontrelui.Jelesrejoinssansattendre.Pluspersonnenes’intéresseauxphotos.Gaspardenserrelatailledesonpapa,Arthurs’accrocheauxépaulesdesonfrère,jefermelerang.EtLoïc, tenantfermementAzylisdans lesbras,nousentraîneainsiendansant lesunsderrière les autres dans tout l’appartement. Nous sommes emportés. Nous sommes bruyants. Noussommesensemble.Noussommesheureux.

Mesyeuxseposentsurceuxquim’entourent.Jesavourelavisionqu’ilsm’offrent.Letempssuspendson coursdiscrètement, lesminutespassent sur la pointe despiedspournepas troubler cet instant. Ilfinirapourtant.Lesenfantsirontsecoucher,nousleuremboîteronslepas,laissantlesheuresdesommeilachever dans le silence cette journée. Il passera cet instant, mais il laissera en chacun de nous unsentimentdiffusetconstant:celuidubonheur.

Tout est calme. Les enfants dorment maintenant à poings fermés. Loïc finit la lecture d’un journalsportif.Jebouquineàsescôtés.Jeposemonlivre,quittesesbrasetmerelève.Jesorsdelachambreetparcours l’appartement plongédans la pénombre. J’entre dans le salon.LabougiedeThaïs diffuse salumière avec délicatesse. La flamme brillante danse. Un mouvement d’air accentue ses oscillationslorsquejem’enapproche.Jelacontemplesansunmot.J’entendsleparquetgrincersouslespasdeLoïc.Ils’avanceversmoi.Nousrestonstouslesdeuxlà

unlongmoment,deboutdevantlapetitebougie.Minuitvasonner.Jemepencheunpeuenavant,etsoufflesurlaflammetoutdoucement.Elles’agite,vacilleets’éteintsansunbruit.Lesflammesmeurenttoujoursensilence.Nosyeuxgardentencoreenmémoirequelquesinstantslehalodesonintensitélumineuse.Enmême temps que cette lumière, la journée vit ses dernières secondes.Elle appartient désormais à nossouvenirs.Cettejournéesiparticulièreetpourtantordinaire.

MÉPILOGUE

a famille ne ressemble pas à ce que j’avais imaginé.Ma vie non plus. Pas plus quemonbonheur.Enréalité,riennes’apparenteàcequej’avaisprévu.J’ai connu des années de bonheur insolent, de mon enfance heureuse à ma vie d’adulte

épanouie.Àl’exceptiondequelquesanicroches,letableaun’avaitpasd’ombres.Etjen’envoulaispas.Jevoulaisêtreheureuse,àtoutprix.J’espéraisêtrenéesousuneétoileassezbonnepourm’épargnertoutau long de l’existence. Je croyais à l’époque, comme beaucoup, que l’épreuve et le bonheur étaientantinomiques, inconciliables. J’étais persuadée que celui qui rencontrait une difficulté pouvait certesencoreéprouverquelquespetitsbonheursépisodiques,maispluslajoie.Ilenétaitprivé,carl’épreuve,aumêmetitrequelapauvreté,lafaiblesse,lamaladierimaitavecmalheur.Alors,commentpuis-jeaffirmeraujourd’huiquejesuisunefemmeheureuse?Commentpuis-jesourire

malgrécequej’aisubi?D’aucunspenserontquej’aiperdulatêteoulebonsens.Qu’ilsserassurent,jevaisbien.Au cours des six dernières années, j’ai réorienté le sens de ma vie. J’ai cessé d’attendre

l’accomplissementd’unesommedecirconstancesidéalespourêtreheureuse.J’aidécidéd’êtreheureuse,aujourd’hui, à l’instant.Tous les jours.Laquêtedubonheurn’estplus lebutdemonexistence ; il estdevenuunchoixquotidienquiinfluencemamanièred’avancer.

Invictus m’inspire. J’aime le célèbre poème deWilliam Ernest Henley, celui queNelsonMandelachérittantcarilluiaoffertpendantvingt-septansunhorizonentrelesmursdesaprison.

«Danslesténèbresquim’enserrent,Noirescommeunpuitsoùl’onsenoie,Jerendsgrâceauxdieuxquelsqu’ilssoient,Pourmonâmeinvincibleetfière.

Dansdecruellescirconstances,Jen’ainigéminipleuré,Meurtriparcetteexistence,Jesuisdeboutbienqueblessé.

Encelieudecolèreetdepleurs,Seprofilel’ombredelamort,Jenesaiscequemeréservelesort,Maisjesuisetjeresteraisanspeur.

Aussiétroitsoitlechemin,Nombreuxleschâtimentsinfâmes,Jesuislemaîtredemondestin,Jesuislecapitainedemonâme.»

Laformedupoèmeplusquecentenaire,lesversenoctosyllabesetlevocabulaireparaissentquelquepeuvétustesaujourd’hui,maislefondn’arienperdudesapuissantelucidité.Ilm’inviteàcroirequelesévénements de l’existence ne nous dépossèdent pas de notre vie. Comme le capitaine d’un navire ne

décidepasdestempêtesquiagitentlameretmalmènentsonembarcation.Iln’enrestepasmoinsmaîtreàbord.Barreenmain,ildécidedesactionsàeffectuerpoursauversonbateau.Surlaterreferme,ilenvademême.Lesépreuvess’imposentànous.Quesepasse-t-ilalors?Quandelless’abattentsurnosvies,nousréduisent-ellesaustatutdepantinsdésarticulésballottésaugréduventmauvais?J’ailongtempsététentée de le croire, d’imaginer que nous n’avions d’autres possibilités alors que de subir notre vie,jusqu’aubout.Aujourd’hui,jesuisintimementconvaincuequenulnechoisitlesépreuvesdesavie,maisquenouspouvonschoisir lafaçondontnousallons lesvivre.Ouessayerde lesvivre.Essayerchaquejour,tombersouvent,perdrecourageparfois,commelecapitaineboitlatasse,roulejusquedanslacale,manquedepasserpar-dessusbord,maiss’accrocheàsonbateau,s’harnacheàlabarre,vitlatempête,luifaitface,jusqu’àcequ’elles’achèveouqu’ilensoitmaître.

J’étaisheureuseavant,avanttouscesévénements,maismonbonheurétaitfragile,précaire,parcequ’ildépendaitdescirconstancesdemavie.Ilétaitintimementliéauxcasesquej’avaiscochées.Ilétaitdoncsusceptibledevacilleràlamoindrevague.Cebonheur-làs’enestalléenmêmetempsquemesillusionsde vie idéale. À sa place, s’est installé enmoi un autre bonheur, profond, solide, durable. Cemêmebonheur qui a permis à Thaïs malmenée par la vie, souffrante, impotente, de ne pas cesser d’êtreheureuse.Etcommeelleaujourd’hui,riennem’empêched’«aimerlavieetl’aimermêmesi…».