Une Perception de l'Espace Urbain

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    Une perception de

    lespace urbainJuliette Bibasse - ESADAmiens - DNSEPdesign graphique

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    Sommaire

    Une perception de lespace urbain p.9

    1 Quel(s) espace(s) p.13

    Lespace intime et lespace urbain

    Les lieux du quotidien, usages, habitudesCaractristiques des lieux collectifs et de leur appropriation

    2 Quelle perception p.23Une perception sensorielle de lespaceUne perception partielle et mmorielle de lespacePerception & culture

    3 Reprsenter lespace p.39Selon une premire apprhension du mondeSelon un code, une normeSelon une perspective

    Selon une perception personnelle

    4 Quelle relation entre lhomme & la ville ? p.57Le rapport dialogique de lhomme la ville

    Thories de Debord et des situationnistesUrbaphobie, la ville sans homme de Jacques TatiUne ville potise et potique

    Villes rves et lieux imaginairesLa ville lchelle des hommesLa ville du XXIesicle

    5 Hypothse de projet p.85

    Bibliographie p.90

    6 Catalogue & rfrences p.93

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    Une perception

    de lespace urbain

    Selon une thse de lvque Berkeley, philosopheirlandais du esicle, exister cest tre peru. Ainsi,un arbre cesserait dexister si personne ne lobservait

    Percevoir ce qui nous entoure, cest donc faire existernotre propre univers.

    Plus tard, on va discerner deux thories de laperception. Dans un premier temps, une perceptionmodale qui est issue des sensations et des donnesperues par tel ou tel sens. Les faits sont simplementanalyss par nos rcepteurs sensoriels puis transmiscomme tels au cerveau.

    Une autre thorie de la perception, dite amodalenest pas issue de la sensation seule mais rsulte dunprocessus dextraction de linformation. Cest--dire

    que linformation est en ralit abstraite et ne dpendpas du sens. Une mme proprit, ou information,peut donc tre interprte par plusieurs canauxsensoriels. Par consquent, les sensations sont parti-culires chaque modalit, mme si linformationperceptive ne lest pas.

    La diffrence entre les sensations auxquelles nousavons accs et le percept qui en dcoule a t soulignepar Henri Poincar en 1902 dans son livre La scienceet l'hypothse. Il part du constat que lespace reprsen-tatif dans sa forme visuelle, tactile et motrice est

    extrmement diffrent de lespace gomtrique. Ilnest ni homogne, ni isotrope. On ne peut mmepas dire quil ait trois dimensions. Nos espacessensoriels, que Poincar appelle lespace reprsen-tatif, ne sont ainsi quune approximation imparfaitede lespace gomtrique : il nous est par consquent

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    fois en 1873 par Robert Vischer, lEinfhlungdsignela relation esthtique quun sujet peut entretenir avecun objet, une uvre dart, le monde environnant, ouencore sa communication intuitive avec le monde. Cesfacteurs constitutifs de la perception vont galementtre remis en question lorsque se pose la question dela reprsentation.

    Reprsenter cest donner voir, si la perceptionparle de notre connaissance, de notre culture et de

    notre rapport au monde, comment alors donner voir ce que lon a rellement peru ?

    impossible de nous reprsenter les objets extrieursdans lespace gomtrique. Poincar explique cettediffrence entre espace reprsentatif et espacegomtrique : pour lui, lespace reprsentatif auquelnous avons accs ne dcoule pas directement de nossensations prises isolment, mais de lois structurantla succession des sensations. Ainsi : aucune de nossensations, isole, naurait pu nous conduire lanotion despace, nous y sommes amens seulement

    en tudiant les lois suivant lesquelles ces sensationsse succdent .

    Toute intuition est intellectuelle. Car sans len-tendement, on ne parviendrait jamais lintuition, la perception, lapprhension des objets . Cest ences termes quen 1816, Schopenhauer dfinit lafonc-tion cognitive de la perception visuelle.

    La perception a t progressivement porte auxdimensions dun mode de communication avec lemonde , en particulier par la thorie de l Einfhlung(empathie) porte par les philosophes du sentir .

    comment jugeons-nous ou connaissons-nousles choses sensibles ? Est-ce par lintelligence ? Maisce ne sont pas des choses intelligibles, et lintelli-gence ne pense pas les choses du dehors si elles nesont pas accompagnes de la sensation . Ainsi sex-prime Aristote dans son chapitre De la sensation etdes sensibles.

    Du ct des phnomnologues, un exemple bienconnu est celui de Maurice Merleau-Ponty, qui crit,avec un certain humour, et un certain renoncement,dans La structure du comportement(1942) : [] si la

    physiologie nexplique pas la perception, loptique etla gomtrie ne lexpliquent pas davantage.

    La perception visuelle est donc la somme deslments cognitifs et de la dimension empathiquequi stablit avec le monde. Utilis pour la premire

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    Quel(s) espace(s)

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    Il y a lespace dedans, lespace dehors, lespaceau-dessus, lespace en dessous, lespace tout autour. Il

    y a mon espace, son espace, leur espace, notre espace.Il y a aussi lespace que lon ne peut pas voir, infini.Quels espaces ? Peut tre des espces despace(s)

    Questionner lvident, interroger ce qui semble

    tellement aller de soi que nous en avons

    oubli lorigine.

    Georges Perec

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    Lespace intime et lespace urbain

    Georges Perec a abord le quotidien et lhumainau travers de lespace. Pour lui, lhomme existe danset par lespace, il est un tre de spatialit(s). Dansplusieurs de ses livres et en particulier dans Espcesdespaces (1974), il aborde la question de la distribu-tion spatiale des individus, des choses, des vne-ments. Dans La vie mode demploi, il imagine un

    immeuble parisien dont la faade a t enleve detelle sorte que, du rez-de-chausse aux mansardes,toutes les pices qui se trouvent en faade soientinstantanment et simultanment visibles . DansTentative dpuisement dun l ieu parisien, il emploie lematriau issu dun projet quil ne mnera pas terme,qui consistait dcrire, chaque mois, pendant douzeans, deux lieux parisiens choisis pour leur impor-tance affective. Il fait donc des allers-retours entrelespace intime et lespace de la ville.

    Son uvre montre les principales caractristi-ques de ces deux types despaces : lespace intime qui

    fait appel la mmoire, aux souvenirs, laffectif alorsque lespace urbain est dans le prsent, lexprience.En simplifiant, les lieux intimes appartiennent lapersonne alors que cest lindividu qui appartient la ville. Mais nous verrons plus tard que la relationentre lhomme et la ville nest pas sens unique.

    Enfin, lespace urbain est plus difficile dlimiter, embrasser, dfinir, il va plus loin que l o portele regard.

    ESPACE

    ESPACE LIBRE

    ESPACE CLOS

    ESPACE FORCLOS

    ESPACE

    ESPACE COMPT

    ESPACE VERT

    ESPACE VITAL

    ESPACE CRITIQUE

    LESPACE

    ESPACE DCOUVERT

    LESPACEESPACE OBLIQUE

    ESPACE VIERGE

    ESPACE EUCLIDIEN

    ESPACE ARIEN

    ESPACE GRIS

    ESPACE TORDU

    ESPACE DU RVE

    DESPACE

    LESPACE

    DANS LESPACE

    LESPACE

    ESPACE TEMPSESPACE MESUR

    LESPACE

    ESPACE MORT

    ESPACE DUN INSTANT

    ESPACE CLESTE

    ESPACE IMAGINAIRE

    ESPACE NUISIBLE

    ESPACE BLANC

    ESPACE DU DEDANS

    LESPACE

    ESPACE BRIS

    ESPACE ORDONN

    ESPACE VCU

    ESPACE MOU

    ESPACE DISPONIBLE

    ESPACE PARCOURU

    ESPACE PLANESPACE TYPE

    ESPACE ALENTOUR

    LESPACE

    LESPACE

    ESPACE DUN MATIN

    LESPACE

    ESPACES

    ESPACES

    ESPACE SONORE

    ESPACE LITTRAIRE

    LESPACE

    Georges Perec, Espces

    despaces, p.11

    MANQUED

    POSITIONDANS

    DCOUVERTEDE

    BARRE

    PROMENADESDANS

    GOMTRIE

    REGARDBALAYANT

    LACONQUTEDE

    LEPITONDE

    TOURDE

    AUXBORDSDE

    REGARDPERDUDANSLES

    GRANDS

    LVOLUTIONDES

    LODYSSEDE

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    Ce qui est sr, en tout cas, cest quune poque sans doute trop lointainepour quaucun dentre nous nen aitgard un souvenir un tant soit peuprcis, il ny avait rien de tout a : nicouloirs, ni jardins, ni villes, ni campa-gnes. Le problme nest pas tellementde savoir comment on en est arriv l,

    mais simplement de reconnatre quonen est arriv l, quon en est l : il ny apas un espace, un bel espace, un espacealentour, un bel espace tout autour denous, il y a pleins de petits bouts des-pace et lun de ces bouts est un couloir demtropolitain, et un autre de ces boutsest un jardin public ; un autre (ici, toutde suite, on entre dans des espaces beau-coup plus particulariss), de taille pluttmodeste lorigine, a atteint des dimen-sions assez colossales et est devenu Paris,

    cependant quun espace voisin, pasforcment moins dou au dpart, sestcontent de rester Pontoise. Un autreencore, beaucoup plus gros, et vague-

    ment hexagonal, a t entour dun grospointill (dinnombrables vnements,dont certains particulirement graves,ont eu pour seule raison dtre le trac dece pointill) et il a t dcid que tout sequi se trouvait lintrieur du pointillserait colori en violet et sappelleraitFrance, [].

    Georges Perec, Espces despaces,

    p.14

    La ville nest pas un espace mais

    une accumulation de pleins de

    petits bouts despaces de tailles et

    de caractristiques diffrentes.

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    Les lieux du quotidien, usages, habitudes

    Il existe une relation entre certains types despaceet le comportement quon aura. Humphry Osmond,psychiatre britannique, a identifi deux types des-paces : les espaces sociofugeset les espaces socioptes.Les premiers, comme les salles dattente ont pour effetde maintenir un cloisonnement entre les individus.Chacun va y vivre dans sa bulle, mitoyenne celle de

    lautre mais elles ne se rencontrent pas. Les seconds,socioptes, comme les terrasses de caf, provoquentle contact. Un imprvu peut parfois faire basculer untype despace dans un autre, ainsi, un jour de grve,lespace sociofuge du quai de gare peut devenir socio-pte, le contexte aidant crer un premier contact.

    Cette classification des espaces peut avoir unintrt lors de lanalyse dun lieu spcifique. Danslespace de la ville les deux types sont reprsents, etlon passe constamment dun type despace lautre.

    Vivre, cest passer dun espace un autre, en

    essayant le plus possible de ne pas se cogner.

    Georges Perec

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    Caractristiques des lieux collectifset de leur appropriation

    Mme si lespace na pas t rellement et claire-ment dfini dans cette premire partie, puisquil sagitde lespace urbain, nous en dtaillerons certainescaractristiques dans la troisime partie. Il sagit decerner lespace pour pouvoir soulever les questionsqui relvent de sa perception.

    Georges Perec, Espces despaces,

    p.122

    Si lespace urbain est collectif, on

    se lapproprie force dexplora-

    tion ou de dcouverte. Un rapport

    affectif se dveloppe avec certains

    lieux, on y a des souvenirs, des

    habitudes. Pour les mmoriser, ony attache des points de repres qui

    peuvent disparatre de la ralit

    mais rester dans nos esprits.

    Nous ne pourrons jamais expliquerou justifier la ville. La ville est l. Elleest notre espace et nous nen avons pasdautre. Nous sommes ns dans desvilles. Nous avons grandi dans des villes.Cest dans des villes que nous respirons.Quand nous prenons le train, cest pouraller dune ville une autre ville. Il ny a

    rien dinhumain dans une ville, sinonnotre propre humanit.

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    Quelle perception

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    Certes, la vision est un phnomne physiolo-gique. Lil humain est un appareil organique quitransmet les sensations de la vision au cerveau. Maispercevoir nest pas seulement une histoire dorganeet dindividu. Nous dveloperons plus tard lide quela perception ne rsulte pas de la vision seule, quecest une opration mentale complexe qui est lie notre activit psychique toute entire. Tout ce quiconstitue lindividu, son histoire propre, son duca-tion, sa culture sont les acquis qui vont dfinir sapense. En quelque sorte, nous percevons surtout

    ce que nous connaissons du monde, ce que la langueen structure et en ordonne. ce titre, les scienceshumaines (lanthropologie, lethnologie, la socio-logie, lhistoire, la linguistique, la psychanalyse)expliquent les donnes de la perception au-del des

    yeux, de la rtine et du nerf optique. Notre manirede percevoir puis de reprsenter nest donc ni univer-selle ni naturelle.

    Une perception sensorielle de lespace

    Nous avons deux types de rcepteurs sensoriels

    qui sont complmentaires. Dabord, les rcepteurs distancesattachent aux objets loigns : ce sont lesyeux, les oreilles et le nez ; puis lesrcepteurs immdiatsexplorent le monde proche par le toucher grce auxsensations que nous livrent la peau, les muqueuses etles muscles.

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    Pour Edward T. Hall, anthropologue amricainn en 1914, les sens sont une base physiologiqueuniverselle laquelle la culture confre structure etsignification.

    [] lhomme apprend en voyant, et cequil apprend retentit son tour sur cequil voit. Ce qui explique la puissancedadaptation de lhomme et le partiquil tire de son exprience passe. []Toute tude de la vision doit faire ladistinction entre limage rtinienne etla perception [] la premire champvisuel et la seconde monde visuel.Le champ visuel est constitu par desstructures lumineuses sans cesse chan-

    geantes enregistres par la rtine dont lhomme se sert pour construireson monde visuel. Le fait que lhomme

    fasse la distinction, sans le savoir, entreles impressions sensibles qui excitent lartine et ce quil voit effectivement, laissesupposer que des donnes sensoriellesdautre provenance servent corriger lechamp visuel.

    Edward T. Hall, La dimension cache,

    p.88, Lespace visuel, la vision

    comme synthse.

    Edward T. Hall dmontre ici la part

    cognitive de la vision et de la per-

    ception. Des tudes plus scienti-

    fiques sont venues prouver ce fait

    : des souris avaient t places

    depuis leur naissance dans un envi-

    ronnement uniquement constitu

    de rayures horizontales. Le jour oelles ont t places dans un envi-

    ronnement constitu de verticales,

    elles nont pas su voir . Il ne sagit

    pas dun trouble de la vision sur le

    plan organique mais dune impos-

    sibilit pour le cerveau de com-

    prendre les signaux visuels reus

    par la rtine.

    Lautre ide importante dveloppe

    par Edward T. Hall cest la distinc-

    tion quil fait entre ce qui constitue

    le champ visuel et le monde visuel.Ce que nous percevons est fait

    de la somme des deux, la fois ce

    que notre rtine peroit mais aussi

    dautres donnes dj prsentes

    dans notre cerveau.

    Lvolution de lhomme a t marquepar le dveloppement des rcepteurs distance : la vue et loue. Cest ainsiquil a pu crer les arts qui font appel ces deux sens, lexclusion virtuelle detous les autres. La posie, la peinture,la musique, la sculpture, larchitectureet la danse sont des arts qui dpendentessentiellement, sinon exclusivement,de la vue et de loue. Il en est de mmedes systmes de communication que

    lhomme a labors. [] nous verronscomment limportance relative accorderespectivement l a vue, loue et lodoratvarie selon les cultures et conduit desperceptions trs diffrentes de lespaceet des relations des individus danslespace.

    Edward T. Hall, La dimension cache,

    p.60, Comportement social et

    surpopulation chez les animaux.

    Nous parlerons plus tard de la

    relation entre la culture et la per-

    ception. Edward T. Hall introduit

    ici cette ide quil rattache directe-

    ment limportance accorde tel

    ou tel sens selon la culture.

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    Une rue vivante ou anime oucolore ou passante ou populaireou frquente ou chaude. Toutes cesexpressions, dans leur diffrence ou leurvoisinage mriteraient dtre tudies parun systme de dnotations et de conno-tations. Au moins faudrait-il indiquerde quelle sphre de science elles relvent,de quelle climatologie : chaude, car ilarrive quelle soit en mme temps vente; nous avons chaud parce que nous nous

    sentons protgs dune menace insai-sissable comme celle de la contingence(tant de rues pourraient tre autrement)ou parce quelle se resserre sur elle-mme,incitant au calorisme. Ou parce que leshommes la rchauffent de leurs dsirs.De quel registre sensoriel ; la rue coloredevrait, en principe, sopposer la rueodorante ; il nen est rien, certaines ruespeuvent mriter ces deux qualificatifs.En effet, une mutation esthtique a effacles oppositions trop nettes de la vue et de

    lodorat : colore, elle supporte le coloris,laquarelle, une peinture d e s urface :odorante, elle ignore les odeurs de ce quise dcompose, elle en appelle la saveurdu pain qui cuit, au fumet du rtisseur.

    De quelle dynamique ? Il y a autant

    Pierre Sansot, Potique de la ville

    Cet extrait de Pierre Sansot mon-

    tre limportance du registre senso-

    riel quand il sagit de la perception

    de la ville. Les qualificatifs des

    perceptions que lon a de lam-

    biance dune rue vont provenir des

    diffrents sens stimuls. Une rue

    sera chaude, colore, acide, Il

    montre galement la subjectivit

    et labsence de permanence de cesimpressions. En dcoule lincons-

    tance dune rue, dun quartier.

    de monde dans une rue frquente que dans unerue passante. Il nest pas prouv que, dans lapremire, les hommes y demeurent mais elle napas la vivacit de la seconde qui apparat commeune eau courant, comme un filet clair, visuelle-ment et audiblement clair de promeneurs qui latraversent. De quelle sociologie ? La rue popu-laire nest pas le lieu de frquentation des seulsouvriers ou mme des petits-bourgeois. Lorsqueles bourgeois la traversent, ils ne sy sentent pasen terre dexil comme dans la banlieue ouvrire

    et, en revanche, la transition se fait sans trop dedifficult entre une rue populaire et une rue bour-geoise. Seulement, elle intime chaque passantdabandonner sa faade sociale qui ne serait pasde mise. Le dos, les jambes, la main qui tient le sacou la serviette peroivent, avant notre esprit, cetteinformation qui ne se chiffre selon aucun codeexplicite.

    De quelle psychologie ? Une rue anime a-t-elle une me ? Elle ne mrite pas tout fait cetattribut. Elle sanime plutt comme un visagesanime sous leffet de la joie ou dune tche plai-

    sante : dune irrigation superficielle plutt quepar une pulsation en profondeur. Aussi possde-t-elle une finesse dans les nervures, une nettetdans lensemble du dessin et un dbut de joliessequi napparat pas dans la rue vivante, plusdsordonne, et qui se perptue, comme elle peut,

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    travers la continuit de lexistence urbaine.

    Une perception partielleet mmorielle de lespace

    Par la force des choses, par la dfinition mme,clinique, de la vision, nous ne pouvons pas tout voir : il

    y a des limites au regard, la perception est ds le dpartrsiduelle car elle est dj partielle. Avec le temps, lessensations sestompent et une image mentale germepeu peu, seule trace qui restera de notre perception

    du lieu. Beaucoup dartistes ont travaill sur cettetrace laisse par des sensations vcues un instantdans un lieu dtermin. Lexprience vcue in situest alors rapporte et prend la forme dun texte, dunephoto, dun rsidu.

    On se souvient des lieux o lon est all et deslieux o lon passe tous les jours. Quelle est la part deralit et dinvention dans ce dont on se rappelle ? Laquestion de temporalit a beaucoup jouer dans cetype de perception. La mmoire traite avec lincons-cient qui retiendra telle chose et pas telle autre, tel

    point de repre marquant et tel dtail pourtant sansimportance. Lespace de la ville est essentiellementvcu au travers du dplacement, contrairement lespace intime. La vision que lon a, est donc relati-vement fugitive, changeante. Les saisons, la lumire,la mto, sont autant dlments qui vont faire varierun trajet, mme quotidien. Notre perception devientalors un puzzle fait de tout cela, des choses qui nechangent pas et de celles qui voluent.

    Comme la dit Perec, il nexiste pas de lieux stables,immobiles. Lespace est, par dfinition, changeantet cest en a, quil pose question, quil nest pas une

    vidence, quil est un doute, une chose conqurir, dcouvrir et redcouvrir.

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    Nous nous servons de nos yeux pourvoir. Notre champ visuel nous dvoileun espace limit : quelque chose devaguement rond, qui sarrte trs vite gauche et droite, et qui ne descend nine monte bien haut. En louchant, nousarrivons voir le bout de notre nez ; enlevant les yeux, nous voyons quil y a unhaut, en baissant les yeux, nous voyonsquil y a un bas : en tournant la tte,dans un sens, puis dans un autre, nous

    narrivons mme pas voir complte-ment tout ce quil y a autour de nous ;il faut faire pivoter le corps pour tout

    fait voir ce quil y avait derrire.

    Notre regard parcourt lespace etnous donne lillusion du relief et de ladistance. Cest ainsi que nous construi-sons lespace : avec un haut et un bas,une gauche et une droite, un devant etun derrire, un prs et un loin.

    Lorsque rien narrte notre regard,notre regard porte trs loin. Mais sil nerencontre rien, il ne voit rien ; il ne voitque ce quil rencontre : lespace, cest cequi arrte le regard, ce sur quoi la vuebute : lobstacle : des briques, un angle,

    Georges Perec, Espces despaces,

    p.159

    Cet extrait nous montre bien que

    pour le percevoir, lhomme se place

    au centre de lespace. Il peroit alors

    ce qui lentoure, gauche, droite,

    au dessus, en dessous, derrire,

    Mais cela va sajouter ce que lon

    sait de lespace, ce que nous avons

    vu avant, ce quon nous a dit. Cela

    va nous permettre dimaginer pourpercevoir lespace au del de ce qui

    nous entoure directement. On en

    revient cette ide de construc-

    tion, de lespace et de la perception.

    Est-il alors rellement possible de

    limiter lespace ce que lon voit,

    si on parle du champ visuel, oui :

    lespace cest aussi loin que notre

    regard peut porter. Si lon pense

    au monde visuel, alors lespace que

    nous percevons va plus loin.

    un point de fuite : lespace cest q uand afait un angle, quand a sarrte, quand ilfaut tourner pour que a reparte. Ca narien dectoplasmique, lespace ; a a desbords, a ne part pas dans tous les sens,a fait tout ce quil faut faire pour que lesrails de chemin de fer se rencontrent bienavant linfini.

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    Cette pratique des lieux du site parti-cipe linstauration dun espace global.Les interventions artistiques recoupentplus gnralement deux dynamiques.Toucher lespace dun site permetde dsigner un lieu. Toucher le lieupermet de construire un espace, et orientelexprience artistique vers une redfi-nition du site. Ces dynamiques se dfi-nissent autour de la relation entre localet global, entre une sphre dinfluences

    locales et un espace de rfrences large.Il sagit dtablir un lien entre lancrageculturel au sol, lidentit, comme leprcisait Thierry de Duve propos dulieu, et le consensus culturel sur la grilleperceptive de rfrence.

    [] Luvre a pourtant lieu dans la

    relation entre les deux ples du site etdu non-site. Limage photographiquene montre pas une construction dansun site sur le mode du pittoresque,

    dun sujet bon peindre ou photo-graphier. La photographie contribueau mme titre que le travail in situ etpar ses moyens propres (un mdium,un cadrage, un moment) modeler lelieu dune fiction paysagre. Il ne sagit

    Patrick Barrs, Exprience du lieu,

    architecture, paysage, design, p.19,

    Esquisses paysagres, toucher du

    lieu.

    Patrick Barrs voque ici la dmar-

    che dartistes qui sapproprient

    un lieu, un espace, en loccupant.

    Ce faisant, lhomme rinvente un

    espace dans lespace, celui quil

    touche, celui qui lentoure. Ce pro-

    cessus peut se faire par une inter-vention directe sur le lieu ou sim-

    plement une marche, limportant

    tant de crer une relation.

    pas seulement avec la photographiede reprsenter, mais de symboliser oudexemplifier par exemple avec le dispo-sitif du cadre ou lopration du cadragele double jeu daction dans le site etdaction sur le site. La photographieprsente elle-mme quelques-unes desmarques de fabrique qui encouragentcette dynamique. Elle renseigne sur lesoprations engages par lartiste, de lacollecte aux arrangements, sur les tats

    plus ou moins stables de ldifice, sur lesprocessus de construction/dconstruc-tion inscrits dans le programme. Elledonne imaginer le travail du temps,jusquau stade de la dgradation oude leffondrement o la nature reprendses droits. ce titre, la photographienest pas une photographie souvenir,conformment au statut que lui accordenotamment Daniel Buren. Elle constitueun embrayeur qui invite le spectateurvisiteur frayer au travers de limage

    et de ses dtours, en lien avec lespace etle temps du chantier, jusquaux lieux.Suivant les termes employs par AlainViguier pour caractriser le travail dePeter Hutchinson, la photo est moinsune copie quune carte ou un plan

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    daction .[] Le territoire marqu, dsign,

    occup par lhomme, appropri sessens, devient un lieu. Il ouvre un systmede relations organis autour de polaritstelles que orient/dsorient, stable/instable, durable/phmre. La tranchede Heizer relve de cette dynamique. Ell erejoint la dialectique quvoque RichardSerra, attentif au travail de Heizer,lorsquil souligne limportance de la rela-

    tion entre la perception globale du lieupar un individu et sa relation au terraino il se dplace en marchant . Avec lesdispositifs rsonance gomtrique,lintervention artistique semploie redessiner la topographie des lieux. Elleva jusqu inscrire des promontoires,une tour de guet ou un observatoire, dfinir des centres et dessiner descartes. Ces dessins fixent de nouveauxjalons dans le site et confortent le projetdinvention du paysage .

    Perception & culture

    La proxmie est le terme qui dsigne lensembledes observations et thories concernant lusage quelhomme fait de lespace en tant que produit culturelspcifique. On peut distinguer deux types de proxmie.Le premier, infraculturel, concerne le comportementqui est enracin dans le pass biologique de lhomme.Le second,prculturelest physiologique et appartient

    au prsent. La perception rsulte dun mlange desdeux : de ce qui est profondment ancr en nous etde ce que nous vivons dans le prsent. On comprendainsi pourquoi notre perception est unique, propre chacun mais est encore plus variable dune culture lautre.

    Si notre perception est en grande partie constituede notre culture, il semble vident quelle dpend ausside tout ce qui a fait de nous des individus inscrits dansune socit faite de rapports humains.

    Si les thories dEdward T. Hall se rattachentprincipalement au courant dit du cognitivisme, il est

    ncessaire dvoquer un autre courant de pense de laperception . Le psychologue amricain James Gibsonpropose une thorie de la perception dite cologique,prsente dans son ouvrage Lapproche cologique dela perception visuelle(1979). Selon Gibson, on ne peutexpliquer la perception quau travers de la relationde lanimal son environnement. Sa thorie sarti-cule autour de deux c oncepts principaux : lide dechamp optique ambiant, comme un champ de visionamlior, et lide daffordance(du verbe afford: offrirla possibilit de) qui sont les possibilit dinteractionentre lanimal et son environnement. Ces affordances

    existent delles-mmes, quelles soient perues ou non.En adquation avec ces deux ides, Gibson divise lestypes de perspective et de combinaisons sensoriellesen quatre classes : perspective de position, perspectivede parallaxe, perspective indpendante de la positionou du mouvement, profondeur lie au contour.

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    [] pratiquement tout ce que lhommeest et fait est li lexprience de lespace.Notre sentiment de lespace rsulte de lasynthse de nombreuses donnes senso-rielles, dordre visuel, auditif, kines-thsique, olfactif ou thermique. Nonseulement chaque sens constitue unsystme complexe mais chacun dentreeux est galement model et structurpar la culture. On ne peut donc paschapper au fait que des individus

    levs au sein de cultures diffrentesvivent galement dans des mondessensoriels diffrents. La structurationdu monde perceptif nest pas seulement

    fonction de la culture mais galementde la nature des relations humaines, delactivit et de laffectivit.

    Edward T. Hall,La dimension cache,p.222,Proxmie et avenir humain.

    [] le langage est beaucoup plusquun simple moyen dexpression de lapense ; il constitue en fait un lmentmajeur dans la formation de la pense.En outre, et pour employer une imagedaujourdhui, la perception mme quelhomme a du monde environnant estprogramme par la langue quil parle,exactement comme par un ordinateur.Comme celui-ci, lesprit de lhomme enre-gistre et structure la ralit extrieure

    en accord strict avec le programme.Deux langues diffrentes tant souventsusceptibles de programmer le mmegroupe de faits de manire tout faitdiffrente, aucune croyance ni aucunsystme philosophique ne sauraient dslors tre envisags sans rfrence lalangue.

    Edward T. Hall,La dimension cache,

    p.14,Culture et communication.

    Au del de ce qui constitue notre

    culture, notre langue participe ga-

    lement notre perception. Citons

    ici lexemple connu des Inuits,

    peuple de lantarctique, qui ont

    un grand nombre de termes pour

    qualifier tous les diffrents tat de

    la neige sur un large spectre sen-

    sible. Ces mots sont porteurs desens : ils informent sur la consis-

    tance, lpaisseur, les qualits et les

    dfauts de la neige. Ainsi, un Inuit

    pourra percevoir autant de neiges

    diffrentes quil connatra de ter-

    mes pour la qu alifier.

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    Reprsenter lespace

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    Le dsir de reprsenter a suscit linvention desystmes et de techniques pour tenter de rsoudrece problme fondamental du passage dun monde entrois dimensions tel que nous le percevons auxdeux dimensions de la paroi, du mur, du tableau, delcran Limitation du monde, celle de lespace et descorps physiques, nest pas seulement un problme detechnique, elle traduit aussi notre conception philo-sophique et mtaphysique du monde.

    Limage est dabord un objet technique. Pour

    passer du monde trois dimensions la surface deux dimensions du support, quil soit plus ou moinsplan, rigide ou vaste, on fait appel des techniques,des outils, des matriaux. Extrmement varis travers les civilisations, ceux-ci ont une fonction etun usage sociaux et culturels.

    Limage est aussi un signe-visuel-objet quirenvoie un autre objet en le reprsentant visuelle-ment. La reprsentation analogique domine dans lacivilisation occidentale. Le rapport plus ou moinsparfait de limage avec son modle, le ralisme figu-ratif, est profondment ancr dans nos habitudes.

    Nous avons trs tt cherch copier le monde visiblepour le restituer en peinture, en dessin, en photo,Ce mode de reprsentation, admis et rpandu, est sibien intgr notre faon de percevoir et de penserque nous le trouvons naturel. La peinture, le dessin,les productions artistiques et traditionnelles peuvent

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    prsenter quelques approximations tandis que laphoto, le cinma et la vido semblent offrir une plusgrande similitude avec le rel. En fait, les volutionstechniques nous poussent croire que, pour imiterla ralit, les outils modernes sont plus performantsque les outils anciens ncessitant habilit techniqueet manuelle.

    Nous nous mfions des distorsions subjectivesque lartiste, en tant quindividu et crateur, est soup-

    onn de faire subir ses modles alors que les repro-ductions mcaniques semblent garantir une plusgrande fidlit au rel.

    Reprsenter lespace rel ou imagin commeralit, cest le penser. Cest aussi se situer l'int-rieur, dans des figures chelles rduites. Limagedu territoire est sans doute antrieure lcriture cards la Prhistoire lhomme ralise des croquis ditin-raires sur des coquillages ou les parois des cavernes.Le plan est li larpentage : avec son corps lhommeprend la mesure des repres et des distances dont les

    units resteront longtemps bases sur les propor-tions humaines. C'est le corps appliqu l'espacequi commence compter : le pouce, le pas, la coude,l'aune, L'analogie entre le corps et le territoire n'estpas que dans la mesure : habiter c'est comprendrel'espace priphrique et la carte apparat comme uneprojection du corps, l'espace qui l'entoure tant celuiqui moule, celui qui informele corps. On est dans unrapport entre le microcosme et le macrocosme. Si laterre prend les mesures du corps, le corps peut gale-ment tre mis en carte.

    Selon une premire apprhensiondu monde

    Les parois de la caverne primitive, couvertesde peintures, tmoignent de laptitude de lhomme domestiquer, en se lappropriant par limage, unmonde dont il ordonne le sens et dont il sacralise lesfonctions. Ds cet ge de lhumanit, les supportsnaturels parois, plafonds constituent un espace

    symbolique o vient sinscrire la reprsentationsur une surface verticale, plus ou moins plane, surlaquelle sont disposs formes, figures, motifs etsignes. La superposition ou lalignement des figurescorrespondent dj un ordre hirarchique : rapportde la droite et de la gauche, du haut et du bas, du centreet de la priphrie, du devantet de la profondeur

    La reprsentation dispose les figures animales ethumaines montrant des interactions entre elles. Setissent des rseaux de composition et un dispositifdynamique, narratif. Ainsi, en tudiant les semisdes figures de lentre vers le fond de la caverne, on

    dcouvre des signes constants comme le couplagerpt de figures animales / humaines et les signesfminins / masculins. Cette reprsentation est la fois un classement des espces (grands et petitsherbivores, carnassiers) complmentaires ou oppo-ses, et un classement sexuel. Loccupation de les-pace correspond ce que lanthropologue AndrLeroi-Gourhan appelle le squelette dune pensereligieuse .

    Lexpression de lespace est galement celle duvolume. Or, si le prhistorien de lart tablit que ces

    figures animales sont plus des strotypes schma-tiques que des imitations naturalistes, elles offrentaussi lexemple de recherches graphiques exprimantle volume : des hachures sur les joues du cheval oucelles de lomoplate du bison compltent les lignesdu contour. Un autre procd dexpression de les-

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    pace tient ce que labb Breuil et Leroi-Gourhanappellent la perspective tordue: le bison est reprsentle corps de profil et les corne de face. Synthse quirunit deux points de vue, deux perceptions duneseule et mme figure et qui nest pas sans rappelerdes types de perceptions que les cubistes tenterontde restituer : une image de la pense et non pas uneimage de la ralit.

    La profondeur se traduit par ltagement vertical

    des plans : en bas, le plus proche ; en haut, le pluslointain ; ou par superpositions : un dessin en couvreun autre, celui du dessus est le plus proche, celui dudessous, le plus lointain. On est en prsence dunsystme de reprsentation spatiale en deux dimen-sions qui mme sil est trs loign dun ralismeauquel nous sommes habitus, nest ni puril, nimaladroit. Dailleurs, ces procds dimitation dela profondeur se retrouveront dans liconographieantique, chez les Grecs et les gyptiens.

    Ce nest pas une tape enfantine ou primitive de

    limitation du rel, mais lexpression dune penselogique du monde et de lespace part entire.

    Selon un code, une norme

    Le relev cot permet de comprendre, traversle dessin, la structure et lorganisation symboliquedun lieu. Centre et priphrie, haut et bas sopposentcomme Nord et Sud, Est et Ouest. Le centre, ou lehaut, est souvent le lieu du sacr et du pouvoir, assu-rant la domination et le contrle.

    La carte iconise lespace partir de la manire dontlhomme le peroit, mais aussi tel quil le conoit, autravers des donnes culturelles et de son imaginaire.

    Une carte utilise certes un systme qui permetde schmatiser lespace mais elle renvoie galement lide que lon sen fait. On obtient un dessin quiutilise une certaine smiologie graphique, les signessont organiss en code de reprsentation (couleurs,pictogrammes, idogrammes, ). La carte estlgende pour tre lue dun point de vue bien prcis.Elle cadreun espace, en choisit le centre et les marges,dtermine un hors-carte. Le point de vue, spatial et

    idologique, nest jamais neutre.La topographie intgre les observationsformelles et matrielles : aspect gographique,nature des terrains, des ctes, des reliefs, les ten-dues, les distances. Elle localise et value les orien-tations, informe sur les objets, les formes et lesrelations contenus dans lespace, suivant un rseaude coordonnes. Elle possde des qualits avant toutinformatives.

    Facilitant voyages et conqutes, colonisationset guerres, informant sur les routes et les chemins,essentielle au marchand, au marin, au soldat, ladmi-nistration, la carte est la fois la mmoire des lieux etle contrle du territoire. On dit dailleurs que les diri-geants de lURSS sont parmis les plus grands falsifi-cateurs de lhistoire puisqu'ils se servirent de faussescartes pour manipuler les populations et tromper

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    lennemi en dplaant les zones de frontires ou enmodifiant le trac des villes.

    Limage de la carte se fait miroir de la penseculturelle et philosophique ainsi que des techniquesdune socit et dune poque. Elles sont un outil delecture et danalyse pour lanthropologue et lethno-logue, le sociologue, lagronome, lhistorien, le jour-naliste,

    Selon une perspectiveDans lart byzantin et pendant tout le Moyen-ge,

    la dimension des personnages et des constructionsnobit pas la vision naturelle. Elle utilise unechelle symbolique qui distingue des hirarchies :la Vierge est toujours plus grande que les saints etles anges, ceux-ci plus grands que les cathdraleset que les donateurs, eux-mmes plus grands queles mortels ordinaires. Si les axes de fuite sontprsents dans les mosaques byzantines et la pein-ture gothique, ils nimitent pas une vision unitaire et

    homogne du monde, mais multiplient, lintrieurdu mme espace de reprsentation, des points devue diffrents : frontal, latral, en lvation, vue dupromontoire

    Depuis la Renaissance italienne, les reprsenta-tions occidentales sont structures par un code tech-nique permettant de fabriquer une image concidantavec celle que produit la vision naturelle. La mise enperspective est un des systmes qui suggre lespacetridimensionnel sur une surface plane. Lhistoire dela perspective sest constitue aussi bien partir desobservations des sculpteurs et verriers gothiques surles raccourcissements des figures places en hauteur,qu partir des spculations les plus abstraites desphilosophes et des mathmaticiens. La Renaissancefait de lhomme le centrede lunivers et invente uneperspective rationaliste dans laquelle le monde sor-ganise partir de son il.

    Les principes de cette perspective sont le rsultatdun sicle et demi de recherches, ttonnements etretours en arrire qui ont nourri le travail des artistesde cette poque pour ensuite tre vrifis, organisset thoriss dans les traits dAlberti et de Lonard deVinci.

    En 1425, larchitecte florentin Filippo Brunelleschiimagine une bote optique qui marque le dbut de lafiguration de lespace selon une perspective unitaire

    et fonde sur des rgles mathmatiques. Lil duspectateur se voit imposer une position fixe parrapport limage peinte dont il nexiste quun point devue possible. Les lignes parallles, qui sont perpen-diculaires au plan occup par le spectateur, conver-gent vers le point de fuite principal situ au milieu,sur la ligne dhorizon. Le plan du tableau interceptele cne visuel. Cest en architecte, et non en peintreque Brunelleschi se pose le problme de la repr-sentation spatiale : comment donner voir le projetarchitectural ?

    En 1427, La Trinit de Masaccio est lune des

    premires peintures conforme aux principes de cetteperspective mathmatique. Cette fresque est peintede telle sorte que nous dominons le squelette et sontombeau : le monde de la mort est au-dessous denous et nous sommes domins par la scne mystique,le monde divin sera toujours au-dessus de nous. Lepoint de vue du peintre et le ntre se situent lg-rement en dessous des donateurs. Cest la perspec-tive mathmatique qui dfinit notre place dans cedispositif.

    Larchitecte Alberti est le premier thoricien dela perspective. Dans son trait De pictura, il abordele problme de faon mathmatique et en dduit la costruzione legittima qui repose sur quatreprincipes essentiels : pas de distorsions des lignesdroites, la projection dune droite est une droite ;pas de distorsion ni de raccourci des lments paral-

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    lles au plan du tableau ; les orthogonales au plan dutableau convergent en un seul point dont la positionest dtermine par lil du spectateur ; la taille desobjets diminue en proportion exacte de leur distance lobservateur, de telle sorte que toutes les quantitssont mesurables.

    la fin du e sicle, Lonard de Vinci, dansson Trait de la peinture, tente dlaborer une sciencedu visible. Il observe en particulier que la surface de

    projection des images rtiniennes est en courbe,alors que celle de la construzione legittima estplane. Cette construction peut aboutir des dfor-mations latrales absurdes : diminution trop grandede la distance de vision ou angle de vision trop ouvert.Ces observations soulignent lcart entre la perspec-tive et lexprience physiologique, relle de lespace.Lonard de Vinci tudie alors un systme de projec-tion sur une surface curviligne conforme la cour-bure rtinienne. Il ajoute la perspective linaire lasuggestion dune atmosphredans le rendu des loin-tains : flou des objets loigns et perte dintensit des

    couleurs. Il formule galement pour la premire foisles rgles de la perspective des ombres. la mmepoque, Drer, aprs ses voyages en Italie, diffuselenseignement de la perspective en Allemagne et enEurope du Nord. Avec ses portillons, plaques de verreou treillis, le peintre immobile dessine son modle laide dun viseur rglable : et sache que plus exacte-ment tu approches de la nature par la voie de limita-tion, plus belle et plus artistique deviendra luvre .

    La mathmatisation du modle perspectif intro-duit la Renaissance donne celle-ci un statut dob-jectivit. La pense opre une rupture avec la visionaristotlicienne du monde, le gocentrisme, repr-sentation du monde enferm dans la limite de lasphre cleste et dont la terre est le centre. Le conceptdinfini simpose.

    La construction perspective correspond la rvo-lution de la pense occidentale de la mme poque :

    elle organise la reprsentation du monde par rapportau point de fuite linfini et nest concevable queparce que la pense admet cette notion.

    Ainsi, comme le remarque Erwin Panofsky, tho-ricien de lart : Tout point de lespace, quel quil soit,peut tre considr comme le centre de lunivers, toutcomme la construction perspective peut dtermineren toute libert le point de vue qui va chaque foiscentrer le monde reprsent dans chaque tableau.

    Linvention de la photographie introduit unsystme de reproduction mcanique qui multiplieet permet de diffuser des images ressemblantes. Ellelibre alors la peinture de cette fonction dimitationdu rel. Les dbuts de la photographie provoquentun rapport la fois conflictuel et dynamique entreles deux modes dexpression. Bien que nombreux utiliser la photographie ds son invention, les pein-tres sont nanmoins trs mfiants son gard : leursractions sont lies au dbats sur le ralisme, courantesthtique qui proccupe cette poque. La peinture

    retrouve alors en quelque sorte son indpendancepar rapport la reprsentation scientifiquedu mondeet rhabilite lapproche interprtative de la ralit.La multiplication des photographies provoque leurbanalisation, et pousse les peintres explorer lemonde sensible par dautres voies que celles de laressemblance. Fauves et cubistes rompent avec laperspective illusionniste en ramenant lobjet labidimensionnalit du support pictural et en runis-sant, dans le mme espace symbolique de la toile, lamultiplicit des points de vue : morcellement desplans, pans coups, angles dattaque divers de lobjet.

    La photographie suggre la peinture descadrages nouveaux, instantans, dont les impression-nistes surtout, feront un principe esthtique. Mais cenest pas parce que la photographie prend en chargela reprsentation du rel quelle en est le substitut. Lavision photographique ne peut se confondre avec la

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    vision de lil. De nombreux artistes du e siclesinterrogent sur ce qui diffrencie et apparente les-pace rel et lespace photographi. La photographiedevient outil de connaissance dune apparence donton joue : par exemple, les collages dadastes utilisentles photomontages pour rajuster une image durel avec une perception mentale. La photographietmoigne aussi dun rapport avec lespace et la dure :le land-artet le body-art lutilisent comme trace des

    interventions de lartiste sur son propre corps et sonenvironnement. Le paysage commence nos pieds etse termine sur la ligne dhorizon commeun tapis que notre regard droule devantnos pas car notre marche en loigne ouen rapproche la limite, et mme danscertains cas en amne la disparitionpure et simple. le paysage est aussi notre gauche et notre droite et peut-trederrire nous, mais pour en tre certainil faut nous retourner ou faire appel lusage du miroir, alors nous aperce-vrons un autre paysage et nous auronsla sensation de nous trouver toujourssur la frontire mouvante de ces espaces,

    frontire qui ne sera jamais matrialiseautrement que par notre fixit.

    Patrick Barrs, Exprience du lieu,

    architecture, paysage, design, p.84,

    Paysages en mouvement, les-

    pace frontire, un lieu ml.

    Paul-Armand Gette, Textes trs peu

    choisis.

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    Selon une perception personnelle

    Sans doute parce quelle a accompagn lexplora-tion de linconnu, la carte se prte toutes les formesde limaginaire. Longtemps, le dessin a combl leslacunes de la connaissance, invent un prolonge-ment au monde connu, projet des formes ludiqueset potiques. La carte est rcit et le rcit engendre lacarte.

    Il est ainsi possible de se projeter sur une cartequi deviendra la reprsentation dune pense. LewisCarroll, propose par exemple, une reprsentationhumoristique de la mer, infinie, sans contour, plusproche dun rien que dun tout. Cette carte et lesexemples suivants se font bien lcho dune percep-tion personnelle.

    Il avait, de la mer, achet une carteNe figurant le moindre vestige de terre ;Et les marins, ravis, trouvrent que ctaitUne carte quenfin ils pouvaient touscomprendre. De ce vieux Mercator quoi bon PlesNord,Tropiques, Equateurs, Zones et Mridiens ?Tonnait lHomme la Cloche ; et chacun derpondre :Ce sont conventions qui ne riment rien! Quels rbus que ces cartes, avec tous cescapsEt ces les ! Remercions le CapitaineDe nous avoir, nous, achet la meilleure -Qui est parfaitement et absolument vierge !

    Lewis Carroll, La Chasse au Snark,

    carte de la mer, 1876, La Pliade

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    Le pays de Tendre est un royaume

    fictif dont limage nous offre une

    reprsentation cartographique.

    Cadre comme un tableau, elle

    runit deux points de vue : en l-

    vation et en perspective. Le code

    cartographique (units de distance,

    toponymie, reliefs, ) et le code

    perspectif (architecture, vgta-

    tion, personnages, ) sunissent

    pour figurer un territoire spatia-

    lis symboliquement. Cet espace

    gographie , la progression

    amoureuse selon divers trajets, se

    lit comme un texte. Cette carte est

    allgorique : elle propose un dis-

    cours mtaphorique li un idal

    social et culturel, une conception

    de lhomme et de la femme, une

    esthtique et une morale, caract-

    ristiques du XVIIe sicle. Il sagit ici

    dune carte-mtaphore qui renvoie

    au besoin constant de lhomme

    de reprsenter ce quil cherche

    comprendre.

    Carte du Tendre, XVIIesicle, gravure,

    Paris, BNF.

    Ce livre regroupe un certain nom-

    bre de visions personnelles dun

    mme pays : les Pays-Bas. Lauteur

    a demand plusieurs nerlandais

    de dessiner leur pays, de mmoire.

    Le rsultat nous renvoie la ques-

    tion de la perception mmorielle

    de lespace et nous pouvons

    observer ici des exemples de

    reprsentations de cette percep-

    tion. Chacun va y mettre un peu de

    son histoire, de son vcu, cest sa

    carte des Pays-Bas quil nous pro-

    pose, il ne peut pas y en avoir deux

    pareils et elles sont pourtant justes

    et reconnaissables par tous. Il y a

    donc quelque chose duniversel

    dans la reprsentation personnelle

    dun espace ou dun concept, parce

    quelle nutilise justement pas de

    code ni de rgles.

    Annelys de Vet, Subjective Atlas Of

    Netherlands.

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    [] que chez lhomme, le sens de les-pace et de la distance nest pas statiqueet quil a trs peu de rapports avec laperspective linaire labore par lesartistes de la Renaissance [] Bienplutt lhomme ressent la distancede la mme manire que les autresanimaux. Sa perception de lespace estdynamique parce quelle est lie lac-tion ce qui peut tre accompli dansun espace donn plutt qu ce quipeut tre vu dans une contemplationpassive. [] ds que nous parvenons imaginer lhomme prolong par unesrie de champs extension constam-ment variable et qui lui fournissentdes informations de toutes sortes, nouscommenons lapercevoir sous un jourentirement nouveau. [] chacun denous possde aussi un certain nombre depersonnalits situationnelles apprises,dont la forme la plus simple est lie noscomportements au cours des diffrentstypes de relations intime, personnel,social et public.

    Edward T. Hall, La dimension cache,p.145,Les distances chez lhomme,

    le dynamisme de lespace.

    Lhomme peroit lespace, surtout

    lespace urbain, au travers du mou-

    vement, du dplacement et de ses

    actions.

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    Doug Wheeler, SFNM BI SP 2000,

    2000, Guggenheim Museum,

    New York

    Quelle relation

    entre lhomme

    & la ville ?

    4D'aprs le livre Constructing, dwelling, clearing, de Ramon

    Esparza.

    Luvre de Doug Wheeler intitule 2000 ralise pour lexposition Perceptions undertransformation au Muse Guggenheim utilisait unevieille technique photographique : le cyclorama. Desdraps tendus parviennent liminer toute rfrencespatiale dans un lieu donn. Cette technique effaceles lignes et les arrtes de lespace, faisant galementdisparatre les ombres. Cela donne la sensation auxvisiteurs dtre dans un espace infini sans limite, ola seule variation vient des lampes caches qui sal-lument au hasard dans la salle. Les visiteurs ne sontplus relis lespace que par leurs pieds sur le sol ainsique lombre de leur corps.

    Pendant le Palolithique, les hommes prhistori-ques auraient utilis le son pour explorer lespace desgrottes en construisant une forme de carte de rson-nance. Lcho et la sonorit leur permit de mesurerlespace en dpit dune obscurit presque totale.

    Ces deux exemples peuvent tre utiliss pourenvisager la question de lespace. Le dictionnairele dfinit comme tant une extension contenant

    toute matire qui existe En dautres termes tout ce dplacements concentrs sur quelques heures sur

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    toute matire qui existe . En d autres termes, tout cequi nous entoure, les objets qui nous sont familiers,le sol sur lequel nous marchons, mais aussi tout cequi existe entre ces choses. Cela pose la questiondun espace qui dpend dautre chose : de la matire,des objets, de nous. Quen est-il alors de lespace enlui-mme ? Si la rponse peut sembler vidente, ellerepose sur un paradoxe. Alors que les thories dela perspective conoivent lespace comme quelquechose de cohrent, qui stend dans toutes les direc-tions, de manire infinie, nous ne le percevons enralit que par ses limites.

    Notre perception des extensions provient designes : volumes, variation de texture, Autant dl-ments qui, eux seuls et par leurs relations, dlimi-tent lespace au travers dun process dapprentissageet de conventions et permettent lintgration deconcepts tel que la distance et les relations tabliesentre les diffrents lments (devant, derrire, prs,loin, ). Cest sur cette base que nous construisonsnotre relation au monde.

    Ainsi, lorsque Wheeler supprime toute rfrencespatiale, il nous laisse avec la sensation dun absolurien, dun vide de toute limite, de toute rfrence.

    Larchitecture lve la forme, ferme la vision etlimite sa porte. Elle invente une srie de nouvellesrelations entre lindividu et son environnementchangeant.

    Dans son livre Linvention du quotidien, Michelde Certeau dit que New York, contrairement Rome,na pas appris lart de vieillir en intgrant son histoire.Son prsent sinvente chaque heure. Si New Yorknous montre des rues anonymes, rduites un chiffre,prives de tout caractre historique, les villes asiati-ques proposent un nouveau modle despace dont lacaractristique principale est un vide historique. DeCerteau donne lacte de marcher, de voyagerdansla ville, une relle valeur symbolique. Sur la carte, les

    dplacements concentrs sur quelques heures, surquelques rues spcifiques, nous donnent voir lemode demploi de la ville. Pour Certeau, la marcheest lquivalent pour le systme urbain de ce questlarticulation pour le langage. Il sagit dun processusdappropriation de la ville par le piton. La ralisationou la matrialisation des lieux ; et le mouvement lui-mme induit un rel systme relationnel. Lacte demarcher est trs troitement associ lacte de parler,dnoncer quelque chose.

    Dans notre rapport de tous les jours la ville, nouscrons des trajets : pour aller au travail, pour rentrerdu travail, pour aller dans notre bar prfr ou allerfaire du shopping. Il y a toujours une srie de raisonspersonnelles, de manies, qui nous font prendre cetterue plutt quune autre, parce que sur le chemin, onpourra voir la vitrine de tel magasin ou parce quenous pensons que telle rue sera plus frquentequune autre. Lensemble forme un trac qui est reli lespace lui-mme et aux tracs des autres individus.La ville constitue un phnomne social qui ne sauraittre rduit une simple agglomrationde btimentset dhabitants. Sa relle substance provient des rela-tions entre ces diffrents lments : les relations entreles btiments (planification urbaine), entre les habi-tants (politique et socit civile) et entre les habitantset les btiments. Et cela non seulement par rapport lutilisation que les habitants font des btiments,mais surtout par rapport aux changes qui se crententre eux : la manire dont larchitecture dtermineet transforme la vie des habitants de la cit. Cest nonseulement laspect mgalopole qui nous attire vers lesvilles de lEst, mais surtout, par-dessus tout, la quan-tit incroyable de structures sociales qui mergentdes forts de gratte-ciels rsidentiels, chacun deuxcontenant une petite ville, une petite communaut.

    Le rapport dialogique de lhomme la ville

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    Nous donnons des formes nos constructions, et,

    leur tour, elles nous forment.

    Winston Churchill

    Le rapport dialogique de l homme la ville

    Baudelaire fut peut-tre le premier inventer,avec ce quon appellera aprs le Paris baudelairien ,une relation intime entre lhomme et sa ville.

    Les dplacements du pote travers la villefurent sans doute contraints de saccommoder desnombreuses transformations de la ville envahie parles chantiers de dconstruction et de construction dubaron Haussmann. Le projet est vaste, et hantera lavie des parisiens pendant prs de vingt ans. La mta-morphose de lespace urbain inspire le pote qui sefait rveur des rues

    La ville en pleine mutation efface ses represgographiques, si bien que seuls les repres psycho-gographiques sont encore viables. On reconnatdans le parcours du pote travers Paris une premireforme de drivequi inspirera plus tard celle de Debordet des situationnistes. Toute sa vie, Baudelaire sestattach jouer de cette drive, au travers des ruesdune capitale dcompose et dshumanise par sare-construction.

    Il est le premier faire lexprience de la moder-nit de lespace urbain, dcryptant les foules depassants jusqu en ressentir langoisse pesantede lanonymat et de la multitude. Le pome unepassante, extrait des Tableaux Parisiensdes Fleurs duMaldcrit le regard fugitif dune femme majestueusetraversant la foule.

    Lexprience urbaine de Baudelaire se dcomposeen fragments de visions, de sons et dimpressions.

    Au-del de la ralit, la drive du pote prend tout son

    sens dans la dcouverte dun imaginaire propre auxsensations mles aux ambiances urbaines. Chaqueparisien a son microcosme lintrieur de la ville elle-mme. Le Paris rel et celui peru par ses habitantsest gographiquement troit. Celui de Baudelaire

    est encore plus particulier, puisquil nest rattach

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    est encore plus particulier, puisqu il n est rattach aucun lieu-dit, aucun quartier en substance. Le potene cite jamais de lieux, de monuments ou de places; une fois seulement, dans Le Cygne, il voque leLouvre et le Carrousel.

    La ville est un tout, une entit faite de microcosme,elle se personnifie sous les pas de celui qui lexplore.Une relation peut alors natre entre les deux tres

    une passanteLa rue assourdissante autour de moi hurlait.Longue, mince, en grand deuil,douleur majestueuse,Une femme passa, dune main fastueuseSoulevant, balanant le feston et lourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.Moi, je buvais, crisp comme un extravagant,Dans son il, ciel livide o germe l ouragan,La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

    Un clair puis la nuit ! - Fugitive beautDont le regard ma fait soudainement renatre,Ne te verrai-je plus que dans lternit ?

    Ailleurs, bien loin dici ! trop tard ! jamais peut-tre !Car jignore o tu fuis, tu ne sais o je vais, toi que jeusse aime, toi qui le savais !

    Baudelaire, une passante,

    Les fleurs du mal.

    [] considrer lhomme comme unorganisme qui a cr ses prolongementset les a ports un tel niveau de spcia-lisation quils ont pris la succession dela nature et se substituent rapidement elle. En dautres termes, lhomme estle crateur dune dimension nouvelle, ladimension culturelle, dont la proxmiene livre quun lment. Le rapport quilie lhomme la dimension culturelle secaractrise par un faonnement rci-proque. Lhomme est maintenant enmesure de construire de toutes picesla totalit du monde o il vit : ce queles biologistes appelle son biotope. Encrant ce monde, il dtermine en faitlorganisme quil sera. [] Perspectiveselon laquelle nos villes dans leurstaudis, leurs hpitaux psychiatriques,leurs prisons et leurs banlieues sonten train de crer des types dindividusprofondment diffrents. Ce rseaucomplexe dinteractions entre lhommeet son environnement rend le problme

    de la rnovation urbaine et de lintgra-tion des minorits dans la culture domi-nante beaucoup plus ardu quon ne lecroit gnralement.

    Edward T. Hall, La dimension cache,

    p.16,Culture & communication.

    Si la perception que lhomme a

    du monde qui lentoure dpend

    de sa culture, il faonne le monde

    limage de ce quil peroit. Ainsi,

    lhomme conoit la ville son

    image et limage de sa perception

    du monde.

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    Roland Barthes, Lempire des signes,

    p.43

    Le sens cinesthsique est un tat

    latent chez chaque individu, cest

    la conscience confuse des sensa-

    tions manant de la profondeur

    du corps. Nous pouvons avoir une

    conscience latente de lexercice de

    nos fonctions organiques comme,

    par exemple, les sensations qui

    provoquent et accompagnent

    les mouvements respiratoires, lefonctionnement de ligaments, des

    muscles. Bien quincessamment

    rptes, ces sensations passent

    inaperues. Ici Roland Barthes

    parle de villes qui rendent impos-

    sible ces sensations corporelles, en

    dautres termes, des villes qui nous

    dshumanisent puisquelles nous

    privent de nos corps.

    Les villes concentriques accompa-

    gnent lhumain dans ses repres

    sociaux, conomiques, religieux.

    Les villes quadrangulaires, rti-culaires (Los Angeles, par exemple)produisent, dit-on, un malaise profond; elles blessent en nous un sentimentcnesthsique de la ville, qui exige quetout espace urbain ait un centre oaller, do revenir, un lieu complet dontrver et par rapport quoi se diriger ouse retirer, en un mot sinventer. Pour demultiples raisons (historiques, cono-miques, religieuses, militaires), lOc-cident na que trop bien compris cetteloi : toutes ses villes sont concentriques; mais aussi, conformment au mouve-ment mme de la mtaphysique occi-dentale, pour laquelle tout centre est lelieu de la vrit, le centre de nos villes esttoujours plein : lieu marqu, cest en luique se rassemblent et se condensent lesvaleurs de la civilisation : la spiritua-lit (avec les glises), le pouvoir (avec lesbureaux), largent (avec les banques), lamarchandise (avec les grands maga-sins), la parole (avec les agoras : cafs

    et promenades) : aller dans le centre,cest rencontrer la vrit sociale, cestparticiper la plnitude superbe de laralit.

    Paris nest pas pour moi un objet mille facettes, une somme de percep-tions, ni dailleurs la loi de toutes cesperceptions. Comme un tre manifestela mme essence affective dans les gestesde sa main, dans sa dmarche et dansle son de sa voix, chaque perceptionexpresse dans mon voyage traversParis les cafs, les visages des gens, lespeupliers des quais, les tournants de laSeine est dcoupe dans ltre total deParis, ne fait que confirmer un certainstyle ou un certain sens de Paris. Etquand jy suis arriv pour la premire

    fois, les premires rues que jai vues la sortie de la gare nont t, comme lespremires paroles dun inconnu, queles manifestations dune essence encoreambigu mais dj incomparable.Nous ne percevons presque aucun objet,comme nous ne voyons pas les yeux dunvisage familier mais son regard et sonexpression. Il y a l un sens latent, diffus travers le paysage ou la ville, que nous

    retrouvons dans une vidence spcifiquesans avoir besoin de l e dfinir.

    Maurice Merleau-Ponty,

    Phnomnologie de la perception,

    p.325

    Thories de Debord et des situationnistes

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    Le bouleversement de lurbanisme devient lecentre de gravit de lactivit rvolutionnaire de GuyDebord. Il poursuit dans lexploration de Paris, lespropositions surralistes dAragon dans Le Paysan dePariset dAndr Breton avec Nadja. Mais au hasardobjectif, conduit par linconscient, se substitue unevolont presque scientifique appele Drive. Ladrivecest la technique du passage htif traversdes ambiances varies . Un nouveau concept dex-ploration de lespace, la Psychogographie natra dela drive. Elle vise mettre en interaction un milieugographique et le comportement affectif des indi-vidus. La cartographie de cette nouvelle gographiedes espaces devient alors une uvre, un relev dam-biances parcourues physiquement.

    De toutes ces expriences et exprimentationsnatront des positions, principalement critiques, dela ville, de son urbanisme et de son dveloppement.

    1Le dfaut de tous les urbanistes estde considrer lautomobile individuelle(et ses sous-produits, du type scooter)essentiellement comme un moyen detransport. Cest essentiellement la prin-cipale matrialisation dune conceptiondu bonheur que le capitalisme dve-lopp tend rpandre dans lensemblede la socit. Lautomobile commesouverain bien dune vie aline, et ins-parablement comme produit essentieldu march capitaliste, est au centre de

    la mme propagande globale : on ditcouramment, cette anne, que la prosp-rit conomique amricaine va bienttdpendre de la russite du slogan :Deux voitures par famille .

    2Le temps de transport, comme la bienvu Le Corbusier, est un sur-travail quirduit dautant la journe de vie ditelibre.

    3Il nous faut passer de la circulation

    comme supplment du travail, lacirculation comme plaisir.

    4Vouloir refaire larchitecture en fonc-tion de lexistence actuelle, massive et

    Guy Debord, Positions situationnis-tes sur la circulation,dcembre 1959

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    parasitaire, des voitures individuelles,cest dplacer les problmes avec ungrave irralisme. Il faut refaire larchi-tecture en fonction de tout le mouve-ment de la socit, en critiquant toutesles valeurs passagres, lies des formesde rapports sociaux condamnes (aupremier rang desquelles : la famille).

    5Mme si lon peut admettre provisoi-rement, dans une priode transitoire,la division absolue entre des zones de

    travail et des zones dhabitation, il fautau moins prvoir une troisime sphre :celle de la vie mme (la sphre de lalibert, des loisirs et la vrit de la vie).On sait que lurbanisme unitaire est sans

    frontires ; prtend constituer une unittotale du milieu humain o les spara-tions, du type travail - loisirs collectifs- vie prive, seront finalement dissoutes.Mais auparavant, laction minimumde lurbanisme unitaire est le terrainde jeu tendu toutes les constructions

    souhaitables. Ce terrain sera au niveaude complexit dune ville ancienne.

    6Il ne sagit pas de combattre lautomo-bile comme un mal. Cest sa concentra-

    tion extrme dans les villes qui aboutit la ngation de son rle. Lurbanismene doit certes pas ignorer lautomobile,mais encore moins laccepter commethme central. Il doit parier sur sondprissement. En tout cas, on peutprvoir son interdiction lintrieur decertains ensembles nouveaux, comme dequelques villes anciennes.

    7Ceux qui croient lautomobile ter-nelle ne pensent pas, mme dun point

    de vue troitement technique, auxautres formes de transport futures. Parexemple, certains des modles dhlicop-tres individuels qui sont actuellementexpriments par larme des tats-Unis seront probablement rpandusdans le public avant vingt ans.

    8La rupture de la dialectique du milieuhumain en faveur des automobiles(on projette louverture dautostradesdans Paris, entranant la destruction

    de milliers de logements, alors que, parailleurs, la crise du logement saggravesans cesse) masque son irrationalitsous des explications pseudo-pratiques.Mais sa vritable ncessit pratique

    Urbaphobie, la ville sans homme deJ T i

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    correspond un tat social prcis. Ceuxqui croient permanentes les donnesdu problme veulent croire en fait lapermanence de la socit actuelle.

    9Les urbanistes rvolutionnaires ne seproccuperont pas seulement de la circu-lation des choses, et des hommes figsdans un monde de choses. Ils essaierontde briser ces chanes topologiques, enexprimentant des terrains pour lacirculation des hommes travers la vie

    authentique.

    Jacques Tati

    Des annes 50 la fin des annes 70, Jacques Tatipropose au travers de son cinma, un regard sur laville ou la non-ville.

    Dans Mon Oncle, puis dans Playtime, il donne lereflet dune poque o la ville se transforme, volue, etpose la question de la place de lhomme dans celle-ci.

    Le territoire urbain nest pas un collage, une juxta-position dentit bien diffrencie et hirarchisesuivant le modle : centre / priphrie. Cest un terri-toire rseau procdant et participant la mobilit.La territorialit nomade sest substitue au modlede territorialit sdentaire classique. Et cest cettemobilit mal matrise qui a amen lurbaphobie.

    Lurbanisation a construit un autre rapport lespace et au temps. Le temps est le facteur clef delapprhension et de la comprhension de lurbain.Dans lurbain et le priurbain, lespace se dcoupe

    et sorganise selon les logiques fonctionnelles. Celaproduit la fois une homognisation et une fonc-tionnalit pousse lextrme. Les transports dunezone lautre crent des rythmes de vie mcanique.

    Un tel bouleversement est indicateur dunprofond changement. Le citadin est pris dans unemutation des rapports sociaux : les liens tradition-nels disparassent, tandis que des rseaux complexesmergent. Chacun appartient plusieurs lieux : lieuxde loisirs, de travail, de rsidence. Le citadin partageson existence entre ces lieux, dans ces rseaux. Lerapport du citadin lespace change car il intgre la

    notion de mobilit. Le passage dun temps un autreaccentue le sentiment de dispersion et de morcelle-ment de lindividu.

    La conception architecturale de lhabitat priv,

    des bureaux, des usines, a t fortement inspire parl li i d d i d l i l

    fonctionnalisme troit et zonage.i di id d di i

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    les ralisations du domaine de la conqute spatiale.Tati construit donc, pour les besoins de Mon Oncle,une esthtique o le hublot devient le sujet principal.Dans les plans densemble de la villa de la famille

    Arpel, les hublots de ltage apparaissent comme lesyeux de la maison. La maison devient mme un vri-table vaisseau spatial avec une cuisine dernier cri.

    travers ce clin dil laventure spatiale, il y a belet bien un symbole entre une socit qui rve, celle

    de Hulot, la tte dans la lune et une autre, celle de laconsommation, prte pour le voyage sur la lune.

    Abandonnant cette face dune socit parisienneen bullition, entrant de plein pied dans un urba-nisme fonctionnaliste, Tati, par le biais de son hros,nous montre donc lautre face du modernisme : laconstruction des HLM en banlieue. Sur son solex,Hulot traverse cette banlieue en chantier, cette villeo pass, prsent et futur se rencontrent.

    Par ses plans ci nmatographiques, Tati accentuele plan densemble de ces constructions sans mes.

    Deux conceptions du monde saffrontent encore :dun ct la vie de quartier, paisible, o les gens sepromnent, o les enfants construisent des cabanes ;et dun autre ct, les barres dimmeubles qui pous-sent au milieu des friches.

    Tati confronte son univers mental la ralit,faisant le deuil de sa ville qui a laisse place uneville gomtrique, moderne et fonctionnelle o leshommes disparaissent dans une ville-dcor.

    La ville est clairement nonce comme unemachine. Dans cette trange atmosphre, JacquesTati cherche vainement ce qui reste dhumanit dans

    cette transparence fonctionnelle.Dans Playtime, on dcouvre un urbanisme

    progressistefond sur les principes suivants : conception globale de la socit, gre par des

    spcialistes et o le citoyen lambda est exclu.

    individu type, standardisation. la rue est condamne car symbole de dsordre. place prpondrante de lhabitat vis--vis de la

    communication et des relations. la ville est une efficacit sans fin, non volutive.Tati critique cette vision de lurbain en la mettant

    en lumire. Playtime dcrit, avec humour, le boule-versement que lintrusion de la vie engendre danscet univers rgit au millimtre prs par une logique

    abstraite et mcanique. Peu peu, le personnagecentral de Tati devient ltranger de sa propre cit,elle aussi devenue trangre.

    Par le biais des plans et de la mise en scne, Tatifait de cette ville n ouvelle le personnage principal dufilm. Le travail sonore joue galement un rle dansla dfinition du caractre de ce protagoniste mca-nique. Les conversations deviennent des interf-rences sonores : bavardages, dialogues inintelligibles.Les bruits font ressortir les surfaces planes de la ville,faites de plastique et de verre

    Malgr tout, mme si Playtime et Mon Oncleparlent dune ville froide et inhumaine, il est ind-niable que lhumour et la surprise arrivent malgr tout y trouver leur place. Peut-tre que Tati nous dit quilest possible de changer les choses de manire indi-viduelle tout comme Monsieur Hulot qui parvienttoujours dregler le systme.

    Une ville potise et potique

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    Cette relation de lhomme la ville que nousavons voque prcdemment, quelle se fasse autravers dune forme potique ou non, peut amener potiser la ville. On la dcouvre alors par un prismenouveau, un regard diffrent, celui du pote et celuid'une ville vivante et personnifie.

    La ville ddouble. Nous croyonsdcouvrir un troisime bnfice danscette perception. Le train sbranle, il ale privilge dventrer la ville et je voiscelle-ci de lautre ct : cette rue, cesmagasins, je les parcourais, je pourrais,en ce moment, les longer, et je nimagi-nais pas, dans mon srieux, dans lur-gence des tches accomplir, que lonpt les aborder lenvers ou en surplomb.Nous ralisons presque dans les faits cequAuguste Comte dclarait impossible

    en principe : Se promener dans la rueet sy observer passer. vrai dire, je neme ddouble pas encore quhier soittout proche et que ce passant me soit

    fraternel. Je dplie plutt, je ddouble laville qui, me prsentant la fois lenverset lendroit, acquiert un relief singulier.Et je deviens la fois le citoyen et leth-nologue de ma ville : ces commerants,ces passants, ces enfant, je leur taisdonc si proche ; ctait bien mes proches.La rue qui spare, qui, du moins, abrite

    des indiffrences, se transfigure en unerue plus humaine parce quelle tient ennotre regard.

    Pierre Sansot, Potique de la ville,p.131,Les portes de la ville : la gare,

    quitter la ville par le train.

    Lhomme quitte la ville par le train,

    cette situation inverse, renverse,

    cette traverse du miroir lui permet

    de se dtacher de la ville, de ne plus

    y tre compltement pour pouvoir

    la voir dun point de vue extrieur.

    Ce double regard de celui qui est l

    sans plus vraiment ltre, rend la ville

    soudain plus humaine, il la regardeavec affection, avec le regard de

    celui qui sloigne en train en lais-

    sant ses amis sur le quai. Il prend

    conscience de sa place dans la ville,

    de ceux et de ce qui lentourait il y a

    encore un instant.

    Les toits de Paris, couchs sur le dos,

    leurs petites pattes en lair.

    Raymond Queneau

    Villes rves et lieux imaginaires

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    Si la ville potise sinspirait de la ralit, on peutaussi parler de villes rves et imaginaires.

    On citera ici lexemple, pourtant zconcret,dArchigram. Ce mouvement anglais n dans lesannes 60 propose de nouvelles villes par le biais denouvelles formes darchitecture sans fondation etpurement thorique. Si leurs propositions prennentdes formes trs concrtes (plans, maquettes, repr-

    sentations, mise en situation par collage), elles neprendront jamais forme. Ils proposent une nouvelleralit exprime par des projets hypothtiques.

    Archigram ragit par un regard critique sur la socitde consommation. Lhabitat et la ville deviennent leur tour jetables, ludiques, phmres, prfabriqus.Les propositions reviennent aux fondements de lar-chitecture en replaant la vie au cur de la cit. En cesens, les membres dArchigram sassocient aux prin-cipes des situationnistes. De ces points de vue vontnatre de nouvelles villes sous forme de mgastruc-tures constitues de cellules, dlments, de modules.

    Malgr cette approche, cest une vision potique,futuriste, parfois mme drle (par les rfrences la science fiction) qui transpire des reprsentationsproposes. Par leurs villes du futur imaginaires, ilsposent question sur les villes dalors et daujourdhuimais ils proposent galement des solutions et despossibilits.

    Par ces villes rves, on peut alors penser laville relle.

    La Walking Cityde Ron Herron estle symbole dune capitale mon-

    diale qui se dplacerait autour de

    la plante .

    ARCHIGRAM se livre donc l

    architecture conceptuelle, proje-

    tant des ides folles : maisons qui

    marchent sur des bras tlescopi-

    que, villes dmontables, cinma en

    plein air partir dun Zeppelin O n

    a lexemple dun nouvel environne-

    ment imagin, qui laisse place aux

    loisirs, aux dplacements,

    La ville lchelle des hommes

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    Lartiste Alain Bublex reprendralide des plug-in city dArchigram

    en proposant une nouvelle forme

    de villes qui utiliseraient le contai-

    ner comme module permettant

    de crer de nouveaux espaces, de

    nouvelles utilisations. Il ancre ses

    propositions imaginaires dans le

    rel puisquil ajoute ces lments

    sur des photographies dune ra-

    lit reconnaissable et identifiable

    (la Tour Eiffel, le Centre Georges

    Pompidou, )Il pose la question de la ralit et

    de limaginaire, du prsent et des

    possibles, du renouvellement et de

    lappropriation de la ville.

    Lespace intime et lespace extrieur sont lislun lautre puisque le premier nexiste pas sans lesecond. La matire de la ville, immeubles et bti-ments sont privs mais la faade appartient la rue,elle lui donne son visage. Alors limmeuble et la rueforment un couple, cest son histoire qui fait la ville.Quand on pense la ville, il ne faut jamais oublierquelle est un couple dlments.

    La ville du XXIesicle

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    Dans Paris, il y a une rue ;dans cette rue, il y a une maison :dans cette maison, il y a un escalier ;dans cet escalier, il y a une chambre ;dans cette chambre, il y a une table ;sur cette table, il y a un tapis ;sur ce tapis, il y a une cage ;dans cette cage, il y a un nid ;dans ce nid, il y a un uf ;dans cet uf, il y a un oiseau.Loiseau renversa luf ;luf renversa le nid ;

    le nid renversa la cage ;la cage renversa le tapis ;le tapis renversa la table ;la table renversa la chambre ;la chambre renversa lescalier ;lescalier renversa la maison ;la maison renversa la rue ;la rue renversa la ville de Paris ;

    Paul luard

    Chanson enfantine des Deux-Svres,

    Posie involontaire et posie intentionnelle.

    Loin dun regard critique et ngatif sur la villeslve aujourdhui un nouveau regard sur lespaceurbain du esicle. Si nous formons la ville et que laville nous forme, elle est donc le reflet de nos socits,de nos choix politiques, conomiques et sociaux.Partant de ce constat, il nest plus envisageable de secontenter de subir la ville, de subir lespace que nouscrons. Une approche plus positive et plus entrepre-

    nante est donc possible. En tmoignent toutes lesinitiatives menes rcemment autour du projet duGrand Paris. Le Grand Paris, cest une grande consul-tation propose non pas seulement des cabinetdarchitecture mais galement la rflexion de socio-logues, crivains, Les rsultats de ces rflexionsvisent repenser la ville et proposer de nouvellesformes urbaines en accord avec la socit.

    Cest un exemple dune volont de changementne dune nouvelle approche de la relation de la villeet de lhomme.

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    Pour autant, et mme si ce que lon pourraitappeler le dsarroi de la ville postmoderne estincontestable, on sautorisera de penser que laville ne peut se rduire au seul constat nihilistede sa dsarticulation et de ses pathologies. Carla vile se donne - voir, habiter et penser -comme un Janus bifrons, entit double face: la fois lieu de tensions et promesse ouverte de nouveaux possibles. Chacun peut en fairelexprience : il est une dynamique de la ville, unsouffle vital, un mouvement porteur - davan-tage encore, une nergtique qui pousse vivre

    plus intensment, inventer de nouvelles formesdexistence. New York et Chicago, Londres etParis, New Delhi, Bangkok, Hong Kong ouShangha constituent les emblmes de ces villes,plus que dautres peut-tre, vivantes.

    []Si, en son essence mme, lutopie nexiste que

    pour ne pas sactualiser, au risque de se nierelle-mme, demeure cependant la possibilit derepenser la ville contemporaine, den ramnagerlurbanisme et den modifier une perception tropsouvent ngative.

    Janus bifrons, a-t-on dit : et cest sur le versantlumineux de la ville aujourdhui que lon aime-rait conclure. Car la ville, si elle nest certes pasexempte, on la vu, de dysfonctionnements etde drives auxquels il est urgent dapporter des

    Dominique Baqu,Identifications dune ville,

    p.29,Repenser la ville.

    solutions concrtes - laideur dun certain urba-nisme, phnomne de ghettosation des secteurspriurbains, priphries et banlieues -, se rvleaussi comme un formidable champ dexpri-mentations et de possibilits de vie.Ainsi, entre architectures humanitaires et

    temples du luxe, fun shopping des nouveauxcentres commerciaux et boutiques-galeries ole commerce sallie lart le plus contemporain,art et jardins, enfin, un territoire pluriel, proti-

    forme, riche en diffrences et en complexits, sedonne penser au thoricien, lurbaniste,

    larchitecte, au designer, lartiste. Et davan-tage encore, sans doute, exprimenter par celuipour qui la ville est un lieu de vie.

    []Certes, nul doute, en effet, quil faille apprendre

    regarder la ville postmoderne comme lesparisiens du esicle ont d apprivoiser unecapitale entirement remodele par les grandstravaux haussmanniens, ou les contemporainsdAtget, lmergence de la ville moderniste desannes 20 Pour autant, la critique est quelquepeu svre, et le philosophe Jacques Dewitte

    invite ne pas confondre naturalisme et conser-vatisme en une mme rprobation : On peutparfaitement vouer un attachement sentimental des ouvrages ou des tres que lon sait trehistoriquement advenus , nonce-t-il, parce

    Hypothse de projet

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    que lon prouve une motion devant leur fragi-lit et leur vulnrabilit mme.

    []Cest au sociologue Isaac Joseph quil appar-

    tient peut-tre de conclure en rappelant avecjustesse que, puisque lespace public est tout lemonde, il nest personne en particulier : Il nesagit ni de la rception de luvre par un sujet, nide la consommation dun produit par un client,mais de la relation dialogique qui sinstaureentre un espace urbain et celui qui le traverse, leparcourt ou lexplore.

    Ds lors et en dernire instance, il sagirait dese fier aux intuitions de la marche et, peut-tre,de laisser pousser en soi-mme ce que le penseurappelle joliment lherbe folle.

    yp p j

    5

    Aprs avoir analys ce qui constitue notre percep-tion, il m'a sembl plus pertinent de m'intresser untype de perception particulier avec des caractristi-ques spcifiques. Cet intrt portera sur la percep-tion de l'espace urbain par les personnes aveugles

    Comment alors, par des formes, le vcu peut-ilremplacer la vue ?

    Comme nous lavons vu prcdemment, notreperception se construit au travers de mcanismescognitifs, chacun peroit donc les choses diffrem-

    ment. Puisquil apprend voir , se pose alors laquestion de la reprsentation de ces perceptions(objectives, codes, subjectives, rves, )

    Il apparat donc vident que des perceptions spci-fiques peuvent merger de circonstances culturellesou physiques diffrentes. Priv de la vue, on est privdune vision permanente de lespace, comment laperception s'labore-t-elle dans ces circonstances ?

    En ne voyant pas les limites de lespace, on ne leconnat plus, il se resserre ou devient infini

    Il sagit doprer un basculement entre la vue etce que son absence va gnrer comme sensations,

    informations, perceptions propres.

    Un travail mmoriel dindices, dlments derepres se met en place pour les lieux connus commepour les lieux inconnus.

    La personne aveugle se sert de points de repre.Pour tre considr comme tel, un point de repre

    renvoyes par les parois dune masse, il permet desentir les pleins mais aussi les vides.

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    doit rpondre trois critres : tre fiable, permanentet caractristique. Pour une personne aveugle, laperception passe par lenqute, lanalyse, la mmori-sation puis lassemblage dune srie dinformationsmorceles et partielles.

    Il est ensuite ncessaire pour elle de les re-con-necter entre elles. La personne aveugle doit possderune grande mmoire de lespace et du dplacement,

    car elle lui est indispensable.La personne aveugle doit faire lexprience,

    explorer le monde , comme les explorateurs dcou-vrant des contres inconnues.

    Les sons, les sensation cinesthsiques et podo-tactiles sont les sources qui vont fournir lessentiel desinformations au corps en dplacement et permettreune reprsentation mentale de lespace.

    Les sons permettent une spatialisation sonoregrce laquelle laveugle fabrique une image du lieu,ils donnent des indices sur les matires, les distances,

    les hauteurs, les formes, la prsence dindividus, ilspeuvent mme donner une couleur lespace. Onobtient alors une image sonore. On peut parler dunmonde visuel qui existe mme en labsence de champvisuel.

    Les sensations cinesthsiques vont fournir desinformations telles que le dnivel du terrain et tousles indices lis au dplacement du corps.

    Les perceptions podo-tactiles sont essentiellesdans un dplacement urbain o le changement derevtement du sol ou une bande podo-tactile, peuventfournir beaucoup dinformations parfois vitales (un

    carrefour par exemple).On parle aussi du sens des masses qui sacquiertprogressivement, sauf pour les personnes aveuglesde naissance qui sont en quelque sorte adaptes. Cesens des masses permet de capter les rsonnances

    Autant dlments qui donnent voir lespacediffremment, y compris aux voyants puisqu'il estpossible de communiquer ce qui est peru malgrlabsence de signes et de codes. On peut alors proposerune exprience perceptive diffrente, un voyage quipermet de redcouvrir la ville et l'environnementurbain. Ce parcours sera non seulement sonore mais

    galement visuel puisqu'un monde visuel nat de cemonde perceptif, pourtant priv de la vue.

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    Hugues de Montalembert , pertede vue.

    Hugues de Montalembert est un

    peintre franais de 35 ans qui vit

    New York quand tout un coup une

    agression le rend aveugle. Il raconte

    dans deux livres son parcours.

    Il faut comprendre, comprendre unefois pour toutes qutre aveugle, cesttre visionnaire. Jabsorbe des milliardsde signes qui, ma propre surprise,

    forment une image. Je nai rien vu : ni lacte du Portugal, ni les grands bateauxde fer, ni mme le visage de Valouchka.Je pourrais, pourtant, les dcrireminutieusement.

    Aucune imposture de ma part. Je suis,par les circonstances, accul crer desvisions, des paysages intrieurs. Mon

    regard, dsormais, ne rencontre plusde limite. Cest pourquoi, avec ironie etune certaine horreur, je