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décembre 2010 • NUmérO 102 PrIX : 23 ANNALES DES MINES GÉRER & COMPRENDRE N° 102 Décembre 2010 UNE SÉRIE DES ANNALES DES MINES FONDÉES EN 1794 ISSN 0295.4397 ISBN 978-2-7472-1770-5 Management à distance et santé au travail La FIAT 500 : gestation et bilan d'une renaissance Le monde de la Défense : une nouvelle stratégie de développement s’inspirant des méthodes agiles Publiées avec le soutien du ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi couv_couv 07/12/10 15:34 Page1

UNE SÉRIE DES ANNALES DES MINES · 2014-04-04 · Les exigences grandissantes de la forme organisationnelle... Qui ne s’y trouve confronté, de plus en plus ... francs-tireurs

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décembre 2010 • NUmérO 102

PrIX : 23 €

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N° 1

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UNE SÉRIE DES

ANNALESDES

MINESFONDÉES EN 1794ISSN 0295.4397

ISBN 978-2-7472-1770-5

Management à distance et santéau travail

La FIAT 500 :gestation et biland'une renaissance

Le monde de la Défense : une nouvellestratégie de développements’inspirant desméthodes agiles

Publiées avec le soutien du ministère de l’Économie,de l’Industrie et de l’Emploi

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Les exigences grandissantes de la forme organisationnelle... Qui ne s’y trouve confronté, de plus en plussouvent, de plus en plus insidieusement, de plus en plus brutalement ?Aubépine Dahan et Vincent Mangematin les débusquent dans le monde des enseignants-chercheurs, prisdans la double injonction contradictoire de consacrer du temps à des tâches administratives et d’inten-dance, au détriment de leurs activités pédagogiques et de recherche, ou de perdre leur autonomie et, ainsi,la maîtrise de leur métier au profit de « vrais » administratifs.Mais cette question se pose bien au-delà du seul monde académique. Ainsi, au Cameroun, une entrepriseaméricaine prend le contrôle de l’ancienne Société nationale d’électricité et tente d’imposer ses valeurs(qu’elle veut collectives) et sa conception des bonnes pratiques de gouvernance. Incrédulité, railleries etdéfiance : telles sont les réactions des salariés, déçus par l’iniquité dont font preuve les nouveaux dirigeants et parla vacuité de leur communication. Serge Alain Godong démontre avec finesse que la méconnaissance des imagi-naires spécifiques des acteurs, quels qu’ils soient, conduit bien des expériences managériales à des déconvenues. Tel est le cas aussi dans certaines entreprises qui imposent le travail à distance (et les méthodes de contrôle qui vontavec) à une partie de leurs salariés. Cécile Clergeau et Laetitia Pihel nous montrent que les distorsions entre lesreprésentations du management et celles des salariés génèrent chez ces derniers un désengagement, du stress, voiredu désespoir, et qu’elles affectent leur santé. Telle est également la problématique dégagée par Jennifer Urasadettan dans le monde des cliniques mutualistes,dont le personnel a du mal à assimiler des représentations et des pratiques managériales, que motivent descontraintes croissantes en matière de financement.Des démonstrations inverses nous sont apportées par Martine Napoléone et Edouardo Chia, ainsi que par ÉricHuber. Les deux premiers nous parlent d’une petite coopérative laitière pour laquelle agriculteurs et entreprises detransformation parviennent à s’entendre autour d’un objectif commun : l’obtention de l’appellation d’originecontrôlée (AOC) pour ses produits. Les amateurs de pélardon apprécieront, sans aucun doute… Quant aux mana-gers avant tout soucieux de rationalisation et de performance économique, ils constateront que la constructionpréalable d’une confiance organisationnelle est aussi un chemin (sans doute plus long et plus subtil que la procla-mation de valeurs réputées indiscutables) conduisant à une bonne gouvernance. De son côté, Éric Huber revisite la fable du lièvre et de la tortue, mais, cette fois-ci, c’est le lièvre qui gagne !Bousculant les usages, court-circuitant les procédures établies et ignorant les valeurs dogmatiques, une équipe defrancs-tireurs innove avec succès et réussit un challenge audacieux. Son secret ? Une appropriation des méthodesagiles en vigueur dans les projets informatiques, rendant l’équipe à la fois plus réactive aux changements de priori-tés et davantage complice pour atteindre un objectif réputé inaccessible en raison du conformisme ambiant. Noussommes, ici, bien loin des méthodes de contrôle évoquées plus haut à propos du travail à distance…Peut-être, le jour venu (un jour sans doute encore lointain), retrouvera-t-on cette idée simple que l’entreprise nesert pas ses objectifs lorsqu’elle ignore ceux qui, en son sein, contribuent à les atteindre ? Le Père Noël arrive bientôt ; alors, rêvons un peu !Et… à l’année prochaine !

Pascal LEFEBVRE

Décembre 2010, Numéro 102

ÉDITORIAL

GÉRER & COMPRENDREest une série des

Annales des MinesCréée à l’initiative de l’Amicale des

ingénieurs au Corps des MinesRéalisée avec le

concours du Centrede recherche en

gestion de l’Écolepolytechnique

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2010 • N° 102 1

001-003 Édito-sommaire monté _Mise en page 1 07/12/10 15:39 Page1

LE CHOIX DES RAPPORTEURSChaque article est donné, selon la règle du« double aveugle », à au moins deux rappor-teurs, membres du comité de rédaction. Lecomité fait appel à des évaluateurs extérieursquand l’analyse d’un article suppose de mobi-liser des compétences dont il ne dispose pas.

LES DÉBATS DU COMITÉ DE RÉDACTIONLe comité se réunit huit fois par an, chaquerapporteur ayant préalablement envoyé soncommentaire au président du comité derédaction. C’est le comité de rédaction deGérer et Comprendre qui décide collective-ment des positions à prendre sur chaque arti-cle. Chaque rapporteur développe son avis, cequi nourrit un débat quand ces avis divergent.Après débat, une position est prise et signifiéeaux auteurs. Il arrive que les désaccordsgagnent à être publiquement explicités, soitparce que cela peut faire avancer la connais-sance, soit parce que les divergences ducomité sont irréductibles. L’article est alorspublié avec la critique du rapporteur en dés-accord, un droit de réponse étant donné àl’auteur. Ces débats permettent d’affiner pro-gressivement la ligne éditoriale de la revue etd’affermir son identité.

LES INTERACTIONS ENTRE LES AUTEURSET LE COMITÉLes avis transmis aux auteurs peuvent êtreclassés en quatre catégories :• oui car : l’article est publié tel quel et lecomité explique à l’auteur en quoi il a appré-cié son travail ; il est rare que cette réponsesurvienne dès la première soumission ;• oui mais : l’article sera publié sous réservede modifications plus ou moins substan-tielles, soit sur le fond, soit sur la forme ;• non, mais : l’article est refusé, mais unenouvelle version a des chances d’être acceptéemoyennant des modifications substantielles ;les auteurs peuvent avoir un dialogue avec leprésident du comité ; cela n’implique toute-fois pas une acceptation automatique ;• non car : l’article est refusé et l’auteur doitcomprendre qu’il n’a pratiquement aucunechance de convaincre le comité, même aprèsréécriture.Gérer et Comprendre peut aussi évaluer lesarticles écrits en allemand, anglais, espagnolet italien.

LES CRITÈRES DE REJETPour préciser quels articles la revue souhaitepublier, le plus simple est d’indiquer ses cri-tères de rejet :• DES CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES FONDÉES SUR AUCUNE OBSERVA-TION OU EXPÉRIMENTATION : mêmesi Gérer et Comprendre déborde la seule tra-dition clinique et expérimentale dont elleest née, elle se méfie des considérationsthéoriques déployées sans confrontationavec les faits. Le plus souvent, les méthodesde validation statistiques laissent sceptiquele comité, bien que plusieurs de ses mem-bres (qui ne sont pas les moins critiques…)aient par ailleurs une large expérience de

l’enseignement des méthodes mathéma-tiques et statistiques ;

• DES DESCRIPTIONS SANS CONCEPTS :à l’opposé du cas précédent, c’est ici ledéfaut de la narration sans structurationthéorique qui est visé ;

• DES TRAVAUX SANS PRÉCISION DESSOURCES : le fait de restituer des observa-tions ou des expériences pose naturellementun problème : le chercheur n’étant ni unobservateur invisible, ni un investigateurimpassible, il importe de préciser commentont été effectuées les observations rappor-tées, cela afin que le lecteur puisse juger parlui-même des perturbations qu’ont pu occa-sionner les interactions entre l’auteur et lemilieu dans lequel il était plongé ;

• UN USAGE NORMATIF DES THÉORIESET DES IDÉES : on a longtemps rêvé de loiset de solutions générales en gestion, mais cetespoir ne résiste pas à l’observation ; les arti-cles qui proposent, soit des théories implicite-ment ou explicitement normatives, soit desrecettes présentées comme générales, sontpratiquement toujours rejetés ;

• DES ARTICLES ÉCRITS DANS UNSTYLE ABSCONS : considérer que les textessavants ne doivent s’adresser qu’aux cher-cheurs est un travers étrange de la rechercheen gestion : c’est pourtant dans le dialogueentre théorie et pratique que naissent le plussouvent les connaissances les plus nouvelles,comme le montrent les dialogues desLumières, dont les Annales des mines portentl’héritage ; mais il faut pour cela que le stylesoit suffisamment clair et vivant pour encou-rager la lecture de ceux qui n’ont pas d’enjeuxdirects de carrière pour lire ; il arrive alors quele comité aide les auteurs pour amender laforme de leurs textes.

Mais nul papier n’est parfait : ainsi, certainsarticles publiés pèchent au regard des critèresci-dessus. Mais c’est aussi le travail du comitéque de savoir de quels péchés on peut absou-dre. Gérer & Comprendre est toujours atten-tive à favoriser les pensées vraiment originales,quand bien même elles seraient en délicatesseavec les règles énoncées ci-dessus.

INFORMATIONS PRATIQUESLes articles ne devront pas dépasser les 40 000signes, espaces compris.Ils devront être adressés par l’internet (de pré-férence) à l’adresse suivante :

[email protected] par voie postale en triple exemplaire à :

Caroline ELISSEEFFÉcole de Paris du Management,94, boulevard du Montparnasse

75014 PARIS.Merci de ne laisser dans le corps du texte(soumis au comité de façon anonyme) aucuneindication concernant l’auteur.Toutes les informations nécessaires aux rela-tions entre le secrétariat du comité et l’auteur(titre de l’article, nom et qualités de l’auteur,coordonnées postales, téléphoniques et Inter -net, données biographiques éventuelles, etc.)seront rassemblées sur une page séparée jointe àl’envoi.Les titres, les résumés et l’iconographie sontde la seule responsabilité de la rédaction.

RÉDACTION DES ANNALES DES MINESConseil Général de l’Industrie, de l’Énergie et des Technologies

www.annales.org

Pierre COUVEINHES, Rédacteur en chefGérard COMBY, Secrétaire général

Martine HUET, Assistante de la rédactionMarcel CHARBONNIER,

Lecteur

GÉRER & COMPRENDRERÉALISATION

Manne HÉRON (†), Maquette intérieure

Hervé LAURIOT dit PRÉVOST,ESE, Génie Atomique

Mise en pageStudio PLESS,

Maquette de couvertureChristine de CONINCK,

IconographeMarise URBANO,

Réalisation

ABONNEMENTS ET VENTESÉditions ESKA

12, rue du Quatre-Septembre 75002 Paris

Directeur de publicationSerge KEBABTCHIEFFTél. : 01 42 86 56 65 Fax : 01 42 60 45 35

TARIFSVoir encart p. 103-104

FABRICATIONAGPA Éditions

4, rue Camélinat42000 Saint-ÉtienneTél. : 04 77 43 26 70 Fax : 04 77 41 85 04

COUVERTUREMurayama Hashime, Trois grenouilles

changeant de couleur selon l’humiditéde l’atmosphère, lithographie, 1932.

© Murayama Nashime 2010. Ph. National Geographic Collection/

THE BRIDGEMAN ART LIBRARY.

PUBLICITÉEspace Conseil et Communication,

2, rue Pierre de Ronsard 78200 Mantes-la-JolieTél. : 01 30 33 93 57Fax : 01 30 33 93 58

TABLE DES ANNONCEURSAnnales des Mines : 3e et 4e de couverture

CONEXPO-CON/AGG 2011 : 2e de couverture

GÉRER & COMPRENDRECOMITÉ DE RÉDACTION

Tél. : 01 42 79 40 84Gilles ARNAUDESC Toulouse

Rachel BEAUJOLIN BELLETReims Management School

Michel BERRYPrésident

Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique

Hamid BOUCHIKHIESSEC

Thierry BOUDÈSESCP Europe

Françoise CHEVALIERGroupe HEC

Bernard COLASSEUniversité de Paris-Dauphine

Caroline ELISSEEFFSecrétaire de rédactionPierre COUVEINHES, Rédacteur en chef

des Annales des MinesHervé DUMEZ

Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique

Daniel FIXARICentre de gestion scientifiquede l’École des mines de Paris

Dominique JACQUETUniversité Paris X Nanterre

Pascal LEFEBVREUniversité d’Évry-Val d’Essonne,

Éditorialiste de Gérer & ComprendreChristian MOREL

RenaultFrédérique PALLEZ

Centre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Francis PAVÉCentre de sociologie

des organisationsJérôme TUBIANA

DanoneMichel VILLETTEAgro Paris Tech

Jean-Marc WELLERLATTS – École Nationale des Ponts et Chaussées

GÉRER & COMPRENDRERELECTEURS HORS COMITÉ

Aurélien ACQUIERESCP Europe

Jean-Yves BARBIERESSCA

Pierre-Jean BENGHOZICentre de recherche en gestion

de l’École polytechniqueClaire CHAMPENOIS

Audencia NantesFlorence CHARUE DUBOC

Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique

François ENGELCentre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Gilles GARELUniversité Paris-Est Marne-la-Vallée

Francis GINSBOURGERCabinet ATEFO

Benoît HEILLBRUNNESCP Europe

Alain JEUNEMAÎTRECentre de recherche en gestion

de l’École polytechniqueSihem JOUINI BEN MAHMOUD

Groupe HECBenoît JOURNE

Université de NantesMireille LAPOIRE

Université de BourgognePascal LE MASSON

Centre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Sylvain LENFLEUniversité de Cergy-Pontoise

Philippe LORINOGroupe ESSEC

Jean-Louis LOUBETUniversité d’Évry-Val d’Essonne

Etienne MINVIELLEINSERM

Jean-Claude MOISDONCentre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Philippe MONINEMLYON Business School

Nicolas MOTTISGroupe ESSEC

Séverin MULLERUniversité de Lille 1

Michel NAKHLAAgroParisTech

Jean-Louis PEAUCELLEIAE - Université de la RéunionEstelle PELLEGRIN-BOUCHERUniversité Montpellier I - ISEM

François PICHAULTUniversité de Liège

Nathalie RAULET-CROZETIAE de Paris & Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique

Claude RIVELINEÉcole des mines de Paris

François ROUSSEAUCentre de recherche en gestion

de l’École polytechniqueJean-Claude SARDAS

Centre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Blanche SEGRESTINCentre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

François SERAIDARIANWight Consulting, chercheur associé au PREG-CRG Ecole Polytechnique

Dominique TONNEAUCentre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris

Thierry WEILMines ParisTech

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2010 • N° 1022

ANNALES DES MINES

FONDÉES EN 1794

ISSN 0295.4397

SÉRIE TRIMESTRIELLEN° 102 • décembre 2010

LE FONCTIONNEMENT DU COMITÉ DE RÉDACTION DE

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4MANAGEMENT À DISTANCE ET SANTÉ AU TRAVAIL : QUELS SONT LES IMPACTS DE L’ÉLOIGNEMENT ET DE LAMÉCONNAISSANCE DU TRAVAILRÉEL ?Par Cécile CLERGEAU et Laetitia PIHEL

14RECHERCHE OU TEMPS PERDU ?VERS UNE INTÉGRATION DES TÂCHES ADMINISTRATIVES AU MÉTIER D’ENSEIGNANT-CHERCHEURPar Aubépine DAHAN et Vincent MANGEMATIN

25LA FIAT 500 : GESTATION ET BILAND’UNE RENAISSANCEPar Jean-Marc POINTET

36DE LA STRATÉGIE ORIENTÉE CLIENTAUX « ENQUÊTES CLIENT MYSTÈRE »Les « enquêtes client mystère » à la SNCF : une fiction aux effets pourtant bien réels !Par Damien COLLARD

47DE LA CULTURE COMMECONSTRUIT SOCIAL –LE CAS D’UN GROUPEMENT HOSPITALIER MUTUALISTEPar Jennifer URASADETTAN

58REPENSER LA COORDINATIONENTRE AGRICULTEURS ETCOOPÉRATIVES LAITIÈRES – VERSUNE GESTION CONCERTÉE DE LASAISONNALITÉ DE LA COLLECTEPar Martine NAPOLÉONE et Eduardo CHIA

70L’APPARITION INOPINÉED’UNE NOUVELLESTRATÉGIE DEDÉVELOPPEMENTOU LA REVANCHE DULIÈVRE SUR LA TORTUEPar Éric HUBER

80UN ACCORD DIFFICILESUR LES « VALEURS »DANS UNE ENTREPRISEAFRICAINEPar Serge Alain GODONG

89Thierry WEILPEUT-ON APPRENDRE DE L’EXPÉRIENCE ?À propos du livre de James G.March, The ambiguities of expe-rience, Cornell University Press,2010.

Julie BASTIANUTIREVUE ENTREPRISES ET HISTOIRE :« QUELLES NORMES POUR L’ENTREPRISE ? »À propos du numéro d’Entrepriseset histoire édité par BlancheSegrestin, « Quelles normes pourl’entreprise ? » (numéro 57, 4e trimestre 2009).

Philippe SILBERZAHNRÉFORME DU SYSTÈME DE SANTÉ : LA PRESCRIPTION DE L’INNOVATEURÀ propos du livre de ClaytonChristensen, Jérôme Grossman etJason Hwang, La prescription del’innovateur, paru aux États-Unis.

96ANGLAIS, ALLEMAND, ET ESPAGNOL

RÉALITÉS MÉCONNUES

RÉSUMÉS

ÉTRANGERS

AUTRES TEM

PS,

AUTRES LIEUX

MOSAÏQUE

L’ÉPREU

VE

DES FAITS

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SOMMAIRE

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La division spatiale du travail n’est pas un phéno-mène nouveau, mais elle tend à se développeravec les nouvelles possibilités offertes par les sys-

tèmes d’information. Cependant, l’impact de cesmodèles d’organisation sur la santé des salariés ne faitpas encore l’objet de recherches, même si cette der-nière devient la préoccupation des chercheurs commedes praticiens du management.La santé au travail, restée très souvent associée à desvariables individuelles et personnelles ou à des ques-tions de sécurité physique des personnes, estaujourd’hui de plus en plus abordée sous l’angle deses déterminants organisationnels et managériaux

(DETCHESSAHAR et al., 2009). C’est sous cet angleque nous proposons de nous saisir ici de la questiondes impacts du management à distance (1), c’est-à-

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MANAGEMENT À DISTANCE ET SANTÉAU TRAVAIL : QUELSSONT LES IMPACTS DEL’ÉLOIGNEMENT ET DELA MÉCONNAISSANCEDU TRAVAIL RÉEL ?Cette recherche explore deux cas d’entreprises développant un mana-

gement à distance. On montrera que ce management focalisé essentielle-ment sur un contrôle formel de l’activité crée des distorsions entre les repré-sentations du management et celles des salariés. Or, les salariés étantconfrontés à une forte incertitude lors de périodes de mutations exigeantesen termes de management des ressources humaines, ces distorsions génèrentchez eux perte de confiance, désengagement, stress et désespoir, qui peu-vent avoir un impact important sur leur santé.

Par Cécile CLERGEAU* et Laetitia PIHEL**

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* GRANEM, Université d’Angers, et LEMNA - UFR ITBS.

** LEMNA, Université de Nantes, IEMN – IAE.

(1) Cette recherche a été conduite dans le cadre de l’étude SORG « Santé, Organisation et Gestion des ressources humaines » conduitepour l’Agence Nationale pour la Recherche (Programme SEST Santé-Environnement Santé-Travail) et coordonnée par Mathieu Detchessahar,de l’Université de Nantes. Nous remercions tous les participants à cetteétude pour les débats fructueux qui ont enrichi nos travaux et nousremercions tout particulièrement Bénédicte Geffroy-Maronnat pour sacollaboration.

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dire d’un management marqué par la distance phy-sique et s’appuyant sur les technologies de l’infor-mation et de la communication pour déployer sesoutils de contrôle, d’évaluation et/ou d’animation.Nous montrerons que ce management est suscepti-ble de laisser des vides managériaux, qui empêchentla construction de la confiance et creusent l’écartentre les représentations et le sens de l’activité tantde la direction que des opérationnels. Nous nousinterrogerons sur l’impact de cette distorsion et deces vides managériaux sur la construction de lasanté.Nous présenterons deux cas d’entreprises : uneagence de télémarketing et l’unité hotline d’un groupede télécommunications. Ces deux entreprises parta-gent une même technologie de production et desoutils de contrôle de l’activité similaires, bien connusdans les centres de relations clients. La GRH est éloi-gnée des sites de production et les managers de proxi-mité ont des leviers d’action très limités. Les cas dif-fèrent de par l’activité, mais aussi de par la taille desdeux entreprises. Le premier cas présenté est celuid’une PME dont le centre d’appels, unité de recueild’informations pour la veille marketing, est distantd’une centaine de kilomètres de son siège social, qui,lui, gère le commercial et traite les informations. Unsystème d’information donnant au jour le jour unedescription complète de l’activité (en particulier desindicateurs de productivité) relie entre elles ces deuxentités. Le second cas concerne une très grande entreprisedont la division spatiale du travail a conduit à éloignerses centres de production non seulement de ses cen-tres de décision, mais aussi de ses centres de gestiondes ressources humaines. Ces deux entreprises ont été analysées selon la métho-dologie propre aux études de cas (YIN, 1994) (2).Après avoir exposé la problématique de recherche,nous présenterons les cas et discuterons les princi-paux questionnements qu’ils soulèvent concernantles distorsions de représentation entre le manage-ment et les salariés, la déshumanisation de la rela-tion d’emploi, la création de la confiance et lesmodes de régulation de l’activité. Nous montreronsque le système d’information prend le rôle de chefd’orchestre de la régulation de contrôle (REYNAUD,1997) et que la distance minimise toute chance devoir se négocier une régulation conjointe de l’acti-vité entre la direction et les salariés. Nous nous atta-cherons à montrer comment ces écueils d’un mana-gement à distance peuvent impacter la santé dessalariés, cela, en particulier, lorsque l’entrepriseconnaît une mutation impliquant des coûts nonseulement humains et sociaux, mais aussi écono-miques.

LES DÉTERMINANTS ORGANISATIONNELS ET MANAGÉRIAUX DE LA SANTÉ AU TRAVAIL

La santé au travail comme construit

La question posée dans cette recherche est celle duprocessus de santé, c’est-à-dire de la santé commerésultat d’une construction certes individuelle, maisaussi culturelle et sociale, que nous inscrivons, pourles besoins de notre propos, dans une conflictualitééventuelle entre l’organisation du travail et les besoinsphysiologiques, psychologiques et sociaux des indivi-dus. Il s’agit pour nous d’étudier la place des disposi-tifs organisationnels et managériaux dans le processusde construction de la santé. On considèrera ainsi,d’une part, les modalités d’organisation (contenu dutravail, responsabilités, rôle dans l’organisation, rela-tions de travail) et les modalités de valorisation (éva-luation, rémunération, reconnaissance) et, d’autrepart, la façon dont les individus s’approprient, inter-prètent et donnent du sens aux attentes et aux obliga-tions liées à leur rôle. Nous faisons l’hypothèse quelorsqu’apparaissent des tensions entre ce sens donnépar les individus et les dispositifs organisationnels etmanagériaux, la façon dont ces tensions vont être (ounon) résolues est susceptible d’impacter la santé desindividus. Le sens n’est pas une donnée du management, desclients ou de l’organisation ; il participe d’uneconstruction, d’une appropriation et d’une subjectiva-tion. Celles-ci peuvent être rendues difficiles par letravail lui-même, par ses contradictions et/ou par l’ab-sence de cohérence entre les modalités d’évaluation etla contribution, et fragiliser la relation de confiancetissée entre l’individu et l’entreprise, ainsi que lesconditions d’une l’implication durable du personnel(PIHEL, 2006). Lorsque les salariés peinent à donnerdu sens à leur travail, ils peuvent protester ou démis-sionner. Ils peuvent aussi, tout en restant dans l’entre-prise, se mettre en retrait de leur activité (ALTER,1993), faire montre d’apathie (BAJOIT, 1988), êtrel’objet de tiraillements identitaires (DUBAR, 2000)ou/et manifester des troubles de la santé et s’absenterfréquemment.

Quelle est la réalité du travail dans les centres d’appel ?

L’organisation de l’entreprise procède d’une réduction,elle est inspirée par un modèle de la réalité, une« manière de voir » qui vaut par la « manière de faire »qu’elle rend possible, mais aussi par les problèmes qu’ellelaisse échapper (HUBAULT, 2005). Or, ce qu’elle laisseéchapper fait partie intégrante du quotidien des salariés,qui font face à la complexité, doivent prendre de façonautonome des décisions non répertoriées, concilier le(2) Voir encadré méthodologique à la fin de cet article.

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sens (finalité, valeur) et le fonctionnement (procédures,décisions) en dénouant des conflits entre des systèmesde valeurs, des systèmes de fonctionnement et des fina-lités pluriels. Ils doivent effectuer des arbitrages, qui lesengagent et sont déterminants pour la performance del’entreprise. Ces enjeux sont particulièrement présentsdans les métiers de service, qui sont en contact avec lepublic, exigent une forte implication des salariés et uneadaptation à la situation singulière de chaque client, etmettent en jeu les émotions des salariés (THÉVENET,1999, 2000), ce qui est particulièrement le cas dans lescentres d’appels. Les salariés font ainsi face à une réalitédu travail qui n’est pas intégralement identifiée par l’en-treprise : ils pratiquent des actes non prescrits, parce quenon prévus, qui participent d’une création de sens et devaleur inhérents à leur travail (CLERGEAU, 2004).Si cette réalité du travail des salariés n’est pas identifiéepar l’entreprise, elle l’est encore moins par le systèmed’information. La différence (désormais bien connue ensociologie et en ergonomie) entre travail prescrit et tra-vail réel (DANIELLOU et al., 2000) est tout à fait singu-lière dans les centres d’appels : la technologie y encadreet contrôle l’activité du salarié sans pour autant prendreen considération tout le travail relationnel, essentiel à larelation de service (ZEITHAML, BITNER, 2003) et sup-port de sa composante co-productive (GADREY, 1992),au service de laquelle se trouve l’employé en contactavec le client. Le système d’information rationalise, sup-porte et ne contrôle qu’une partie de l’activité du télé-conseiller. Celui-ci a même tendance à la tayloriser(VENDRAMIN, VALENDUC, 2002 ; BUSCATTO, 2002) etpeut aisément apparaître comme l’expression de la régu-lation de contrôle (REYNAUD, 1997) que la directionexerce sur les salariés. Mais cette régulation n’emportepas toujours l’adhésion des salariés (PICAN, WOLF,2007 ; BLANQUET, POUPA, 2007) et l’on voit même despratiques de contournement de certaines fonctionnali-tés, voire des déviances comportementales (HONORÉ,2002). Si les salariés ont tendance à mettre en place unerégulation autonome de leur activité, c’est certes en réac-tion à cet excès de rationalisation (CLERGEAU, 2005),mais c’est aussi, et cela est très symptomatique des acti-vités de service, parce que les règles sont mal adaptées àleur réalité et à leur situation de « dépendance » à l’égarddu client (JEANTET, 2003) – un client qui, par sesdemandes ou ses attitudes, formule lui aussi de vérita-bles prescriptions (DENIS, 2007). La régulation auto-nome de l’activité des employés intègre ainsi la figure duclient (CLERGEAU, PIHEL, 2009) : tout l’enjeu, pour lemanagement, est alors d’en prendre acte afin de favori-ser la négociation d’une régulation conjointe de l’acti-vité.Or, les entreprises mettent en place des systèmes devalorisation économique et sociale de l’activité quipeuvent entrer en dissonance avec la valorisation sub-jective du travail (HUBAULT, 2005) ; et nous faisonsl’hypothèse que cette dissonance peut être mal vécuepar les salariés. Si l’entreprise peine à contribuer à

lever les contradictions entre ce qui est demandé auxsalariés, les moyens mis en place, le contrôle et l’éva-luation des résultats, la gestion de ces contradictionsreste à la charge du seul salarié, qui risque dès lors devoir sa santé perturbée (DETCHESSAHAR et al., 2009).Mais pour que ces contradictions puissent être levéeset les conflits dépassés, encore faut-il que ceux-cisoient identifiés et débattus. C’est ici un enjeu fort dumanagement, en particulier du management de proxi-mité (CLERGEAU, PIHEL, 2009).

Le contrôle à distance : une illusion de proximité ?

C’est là aussi tout l’enjeu du management à distance ettoute sa difficulté. On perçoit bien que la proximitégéographique peut être un élément facilitateur de proxi-mité sociale et culturelle et de densité relationnelle(SIERRA, 1997) facilitant la création de sens commun etla communication et pouvant aider à lever les contradic-tions. Dans ce processus, les systèmes d’informationpeuvent-ils se substituer à la proximité géographique ?Ces systèmes d’information autorisent, en effet, uncontrôle fin du travail et un pilotage de la relation d’em-ploi. Il s’agit essentiellement de mécanismes formels misen œuvre par la direction pour contrôler l’activité – aumoyen d’un suivi d’indicateurs – et administrer diversaspects pratiques et réglementaires de la relation d’em-ploi (congés, salaires, primes, avantages sociaux et obli-gations contractuelles). Or, on le sait, le contrôleregroupe d’autres formes d’influence, que BOUQUIN

(1997) appelle le contrôle invisible ou social, dont fontpartie, par exemple, la culture d’entreprise ou laconscience professionnelle, ainsi, bien sûr, que laconfiance (BORNAREL, 2005). HOSMER (1995, p. 393) définit la confiance comme« the reliance by one person, group, or firm upon avoluntary accepted duty on the part of another person,group, or firm to recognize and protect the rights andinterests of all others engaged in a joint endeavor or eco-nomic exchange » [la confiance d’une personne, d’ungroupe ou d’une entreprise en l’engagement volontaire-ment assumé par une autre personne, un autre groupe ouune autre entreprise de reconnaître et de protéger lesdroits et les intérêts de tous les autres partenaires engagésdans une entreprise ou un échange économique com-muns]. Cette définition présente l’avantage de bienintégrer la coordination dans la relation de confianceet de bien souligner la reconnaissance et la protectiondes droits et des intérêts des partenaires. On voit bienque la confiance, en tant que mode de contrôle invisi-ble, devrait présenter une certaine cohérence avec lecontrôle visible constitué, quant à lui, des divers méca-nismes formels. En d’autres termes, la reconnaissanceet la protection des droits et des intérêts doivent êtrecohérentes avec ce qui est défini par le contrôle for-mel. Or, dans des périodes de changement important,lorsque l’incertitude est forte et que l’environnementest complexe, cette cohérence ne va pas de soi ; elle est

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fragilisée par le mouvement, qui peut entraîner desdissonances. Les chercheurs en management saventcombien les changements d’activité ou d’organisation,ainsi que les changements dans l’organisation du tra-vail ou les relations d’emploi sont exigeants, en termesde vigilance et d’attention quant à l’adéquation entreles organisations/ méca nismes/processus nouveaux etl’ensemble du système organisationnel, sa culture, ses

valeurs et les représentations que s’en font les salariés(PIHEL, 2010). Par ailleurs, l’utilisation des systèmesd’information conduit à recourir à certains outils degestion, dont le discours (DETCHESSAHAR, JOURNÉ,2007) peut percuter de façon négative les représenta-tions que les salariés se font de leur activité, créant, làencore, des dissonances qui leur en empêchent l’ap-propriation. Ainsi, nos analyses de cas nous suggèrentque le recours à des systèmes d’information dans lemanagement à distance des salariés peut contribuer àcreuser l’écart entre les représentations des salariés etcelles de la direction. Les modalités de valorisation, dereconnaissance ou la définition même de leurs intérêtsrespectifs peuvent différer et rendre incohérents lessystèmes de contrôles, visibles comme invisibles.Tensions et paradoxes peuvent alors être à l’origine

d’un mal-être au travail, dont peuvent souffrir les sala-riés. Ce risque est particulièrement sensible dans lespériodes de mutation au cours desquelles les salariésdoivent s’approprier et donner du sens aux change-ments. Même s’ils donnent une illusion de proximité,les systèmes d’information peuvent dissimuler un pro-blème social susceptible de s’avérer coûteux, à terme,pour l’entreprise.

ANALYSE DES CAS

La première entreprise a été étudiée à la demande dela direction. Quant à la deuxième, elle a été contactéepar notre équipe de recherche et s’est volontiers prêtéeà nos investigations. Dans la première, le turn-over,important (avec quatre départs par an), est un signalmanifeste de mal-être. Dans la seconde, c’est le tauxd’absentéisme élevé qui a motivé l’adhésion à notreprojet de recherche.Les deux organisations étudiées présentent des carac-téristiques communes :– ce sont des centres d’appels : leurs salariés sont encontact téléphonique avec le public et la technologie

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T« Ainsi, nos analyses de cas nous suggèrent que le recours à des systèmes d’information dans le management à distance dessalariés peut contribuer à creuser l’écart entre les représentations des salariés et celles de la direction ». Pêcheurs suivant à lalongue-vue le déroulement d'une régate – Angleterre, vers 1935.

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autorise un contrôle minutieux de leur productivité ;les deux entreprises traversent une période de chan-gement génératrice d’incertitudes pour les salariés. LaPME connaît une forte croissance, qu’elle a du mal àmaîtriser et qui s’est traduite par un quadruplementde ses effectifs en trois ans. La grande entrepriseconnaît de profondes restructurations : après avoirconnu une privatisation, elle voit ses marchés totale-ment bouleversés, à la fois par les mutations techno-logiques et par l’ouverture à l’international.

Une PME d’études marketing

Cette entreprise réalise des études de marchés pour degrandes entreprises exerçant sur un même secteur d’ac-tivité. Créée il y a dix ans, elle sous-traitait une grandepartie du recueil des données, avant d’internaliser cettefonction en 2005 et de fonder son propre centre d’ap-pels. La gestion commerciale, l’administration et le trai-tement des informations recueillies sont localisés dansune grande ville de province, quand le centre d’appelsest situé à la campagne. Depuis son siège social, les diri-geants de l’entreprise peuvent en analyser l’activité aujour le jour. Par ailleurs, le téléphone est constammentutilisé pour résoudre les aléas de la gestion quotidienne.La direction se déplace une fois par semaine dans le cen-tre d’appels.Dix assistantes d’études (AE) travaillent dans le cen-tre, quatre encadrantes sont en charge de leur forma-tion et du soutien opérationnel et les équipes sontrenforcées, deux fois par an, par une dizaine d’intéri-maires pour faire face aux pics d’activité. Les salariés –exclusivement des femmes – sont jeunes : la moyenned’âge est de 28 ans pour les encadrantes et de 24 anspour les assistantes d’études. La gestion des ressourceshumaines (GRH) de l’entreprise est plutôt « subie » :la croissance de l’entreprise, rapide, est difficilementmaîtrisée sur le plan humain. Les dirigeants ont encharge les activités de GRH ; ils connaissent des diffi-cultés dans leurs recrutements (l’entreprise et son acti-vité étant peu visibles sur le marché du travail local),ainsi que dans la fidélisation des salariés, qui se tradui-sent par un turn-over important. Le recrutement desassistantes d’études se fait sans discrimination de com-pétence ou de qualification (de la secrétaire à l’ou-vrière d’usine, du BTS au BEP).L’organisation du travail se veut flexible afin de répon-dre aux nécessités d’un travail souvent réalisé dansl’urgence, dans ce contexte de croissance : organisa-tion par mission, absence d’organigramme formel,coordination par ajustements mutuels, peu de réu-nions formelles, pas de bureaux ni de postes de travailattribués : c’est un modèle d’équipe soudée autour desa mission que veulent développer les dirigeants. Cependant, la coordination par ajustement mutuelsouhaitée par la direction se double d’une coordina-tion par la standardisation des tâches et des compor-tements, et par la discipline. Les guides de procédures

et les règles de comportement sont particulièrementstricts et l’activité est encadrée par des objectifs deproductivité, dont la réalisation est contrôlée en per-manence. L’organisation de cette entreprise est finalement assezconfuse et la flexibilité tend à s’y transformer en unesorte de vide organisationnel. Lors de nos premierscontacts, par exemple, personne n’a pu nous fournirun organigramme, même sommaire, qui fût clair. LesAE, autre exemple, n’ont aucune perception précisede l’organisation hiérarchique et utilisent régulière-ment le pronom « ils » pour désigner toute personnede la hiérarchie, y compris leurs encadrantes.L’éloignement entrave une juste représentation de ladivision des rôles dans l’équipe de direction : « Elle (ladirigeante) travaille beaucoup sur… ; en fait, je ne sau-rais même pas vous dire... Elle fait plein, plein de choses.Pour moi, elle travaille un peu sur tout… » (une AE). À ce vide organisationnel vient s’ajouter un travaildans l’urgence et l’obligation de s’organiser « au couppar coup » en manquant souvent d’informations :« C’est difficile, car on travaille toujours par urgence…On traite les urgences comme elles viennent et, après, onse fait reprocher de ne pas avoir su anticiper !… » (uneencadrante). Les AE soulignent d’ailleurs que l’encadrement deproximité peut souffrir de cette gestion dans l’ur-gence : « Elles devraient – normalement – nous former.Mais elles n’ont pas le temps ». Les encadrantes ont du mal à hiérarchiser des priori-tés et à s’organiser, ce qui aboutit à une sorte d’usureet de détresse : « C’est tout dans l’urgence ; y’a rien deplanifié à l’avance. Au bout d’un moment, ça fatigue lesgens, nerveusement ».Les AE et les encadrantes ont à plusieurs reprisespointé le fait que la direction ne mesurait pas lesenjeux et les exigences réels du quotidien du travail.« … Il y a plein de choses qu’on fait, qu’ils ne voient pas… (ils ne sont pas au courant), mais qu’on est obligé defaire, pour la bonne marche de l’entreprise. Le problème,je pense, c’est qu’ils ne savent pas tout ce qu’il y a der-rière… ; c’est tendu ... » (une encadrante). Les représentations de l’activité de la directionseraient considérablement éloignées de celles des opé-rationnels, voire en décalage et en désaccord avec elles.Cet état de fait constituerait un enjeu supplémentairequi ne ferait qu’entretenir les tensions exprimées parles salariés : « Je ne crois pas qu’ils comprennent la réa-lité de ce que l’on fait… » (une AE).Le management à distance crée certainement uneentrave à une juste représentation de l’activité des unset des autres. Si la direction peut évaluer la producti-vité (nombres d’appels, de fiches d’enquêtes remplies,durées des appels, temps de travail effectif…), ellepeine à évaluer tous les aspects qualitatifs de ce travail.Finalement, elle perçoit difficilement l’ampleur de ceque l’organisation laisse échapper (HUBAULT, 2005) ;elle développe une manière de voir qui semble très

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décalée par rapport à la manière de faire des salariés.Et, dans une entreprise qui devrait, compte tenu de saforte croissance, mieux se structurer et mieux s’orga-niser, cette distorsion entre la représentation de la réa-lité qu’a la direction et le fonctionnement réel de l’en-treprise contribue à aggraver les paradoxes de l’organi-sation auxquels sont confrontés les salariés. Ainsi, alors que la direction souhaite développer l’or-ganisation du travail par mission, elle oublie souventd’informer le personnel des résultats ou des décisions :« On aurait aimé savoir qu’il y allait avoir de nouvellesembauches », « Cela fait longtemps qu’on a pas eu deréunion, cela remonte au début de mon embauche… ;cela manque, pour échanger… » (des encadrantes), « Àla fin du panel, je ne sais pas si on aura les résultats dece qu’on a fait ? On amène les chiffres : on aimerait voirles résultats !... » (une AE). Les contraintes réelles du travail ne semblent pas iden-tifiées à leur juste valeur par le management.L’intensité de l’implication n’est pas rétribuée, nimême reconnue ; bien au contraire, elle est mêmesanctionnée : « Il n’y a rien de pire, je trouve, que detravailler autant et puis, finalement, de n’avoir que desreproches, car, finalement, on a mal travaillé, car on atravaillé dans l’urgence » (une encadrante).Surtout, cette distorsion conduit à un style de mana-gement très décourageant pour les salariés. Car cen’est qu’au gré de ses visites que la direction prendconscience de manques, qu’elle attribue alors à unefaiblesse du management de proximité ou à une cer-taine incompétence des salariés. À l’enthousiasme desdébuts, succède ainsi une forme de déception de ladirection lorsque celle-ci constate les dysfonctionne-ments. Cela donne un management dans lequel se mêlent laconfiance, l’enthousiasme, puis la déception, les ran-cœurs : « Bref, on n’en peut plus… Le dialogue n’est plusaussi ouvert qu’avant, mais, bon ; je pense qu’il y a eu dessoucis de perte de confiance de personnes qui ont posé desproblèmes et, du coup, ils commencent à… Je trouvequ’il y a une perte de confiance. C’est dommage ; moi,c’est la confiance, qui me donnait des ailes !… » (AE). Les valeurs managériales développées dans cettepetite entreprise se nourrissent d’une représenta-tion familiale et affective qui fait de la confiance undes moteurs du bon fonctionnement, de la coordi-nation et du contrôle. Mais la confiance accordéepeut aussi être reprise dès l’instant où les résultatssont jugés insatisfaisants (priorités mal gérées, acti-vités mises en sommeil, etc.) et où le fonctionne-ment se grippe. Le désaveu place les acteurs dansune situation d’insécurité affective fragilisante, quine fait que creuser l’écart entre la valeur donnée autravail par la direction et l’évaluation qu’en font lessalariés. La PME est présentée souvent comme une organisa-tion favorisant la proximité. TORRES (2000) rappelleque dans ce type d’entreprise, le chef d’entreprise a la

possibilité de connaître individuellement tous ses sala-riés et qu’il est connu personnellement de tous. Le casprésenté ici montre que la distanciation spatiale auto-risée par les technologies de l’information altère consi-dérablement ces atouts inhérents à la petite entrepriseet ce, sans que la direction en prenne vraimentconscience. Ainsi, la dirigeante considère qu’elle est présente, mal-gré la distance, car elle est restée très accessible partéléphone (ce que les encadrantes confirment). Par ail-leurs, elle estime que le contrôle (formel) de l’activitélui permet de repérer les écueils et les dysfonctionne-ments. Néanmoins, et même si le téléphone reste unmédia riche, il ne permet certainement pas de réglertous les problèmes liés à l’incertitude, ni (encoremoins) ceux qui sont liés à l’ambiguïté (ROWE, 2002).Et les ratios de productivité transmis ne constituentqu’une description très partielle de l’activité. Et fina-lement, l’écart entre les représentations des salariés etcelles de la direction se creuse, alors même que l’entre-prise croît. Avec, en conséquence, non seulement unturn-over excessif chez les assistantes d’études (avecquatre départs par an), mais aussi un stress importantchez les encadrantes, qui sont des managers de proxi-mité et sur lesquelles pèse la responsabilité de pallierles incohérences dans les modalités du contrôle.

Une entreprise de télécommunications

C’est une des divisions de cette entreprise – un centred’appels composé de cinquante personnes – que nousavons étudiée. Ce centre d’appels entrants traite lesréclamations d’abonnés à la télévision par réseau et àInternet. Il a été mis en place il y a deux ans. Il estcomposé majoritairement de fonctionnaires issus dedivisions très différentes de l’entreprise (réseaux fixes,téléphonie mobile, agences commerciales, administra-tion), qui ont été redéployés de façon contrainte surces emplois afin de satisfaire aux nouvelles orienta-tions stratégiques de l’organisation.La relation qui lie ces salariés à l’entreprise est unerelation complexe et durable, qui relève de la dyna-mique du don/contre-don (PIHEL, 2006). Ces salariéssont entrés très jeunes (autour de dix-huit ans) dansl’organisation, avec un niveau de qualification relati-vement faible. Leur carrière, soutenue par un engage-ment statutaire, se résume à l’organisation elle-même :« Ici, j’ai tout appris. » (un conseiller). Ils ont aujourd’hui en moyenne quarante-huit ans, etune vie intégrée dans un espace géographique et socialqu’ils ne souhaitent pas quitter. Leur volonté deconserver un emploi dans la ville où ils sont installésles a conduits, au gré des restructurations, à changerrégulièrement d’activité et de métier et cela, au détri-ment d’une logique de continuité d’expériences. Ils sesont alors adaptés en permanence aux nouveaux pro-duits, aux nouvelles technologies, aux nouvelles orga-nisations, indépendamment de leur trajectoire : « On

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retrouve des marins devenus conseillers téléphoniques »(un manager du centre). Ces transitions professionnelles sont d’autant plus déli-cates qu’elles se font sur des métiers difficiles (« Il y a desgens en souffrance, sur les plateaux, c’est un métier violent :ce que demande le client est à l’opposé de ce que demandel’entreprise ; il y a conflit d’intérêt. Un conflit d’intérêt quiest difficilement vécu par ceux qui ont le plus le sens du‘‘service public’’ » (un responsable d’équipe)) et qu’elles serépètent dans le temps (« Il y en a certains qui sont fati-gués, mais, là, vraiment, vraiment fatigués, parce qu’il n’ya pas beaucoup d’autres boîtes où les gens changent trois foisde métier en deux ans ; c’est impressionnant… » (un res-ponsable d’équipe)).Cette entreprise doit poursuivre ses restructurations,fermer des sites, réallouer les ressources et continuer àréorienter son activité. Dans cet environnement à lafois très changeant et très incertain, les salariés peinentà se projeter dans l’avenir. Du modèle du servicepublic, l’entreprise passe à celui du service client, de« celui qui a l’argent pour payer » (un conseiller). Cechangement dans les mobiles et les repères d’action estperçu comme déstabilisant, car les salariés ont le sen-timent que la conscience professionnelle n’a plusaucune valeur aux yeux du management. En restruc-turant, l’entreprise a changé les règles du jeu en coursde partie : « Quand on commençait, on prêtait serment.C’est plus du tout pareil, maintenant : on est payé pourfaire un boulot, c’est tout » (un conseiller). Cela a ten-dance à provoquer des déceptions et des risques deretrait : « Je comprends pourquoi les gens s’en fichent ; çafait dix ans qu’ils ne comprennent plus leur entreprise, ilsne comprennent pas leurs objectifs, ils ne comprennentplus rien… Ce sont des gens très attachés à leur entre-prise ; ils sont déçus » (un soutien de formation).Il est facile à comprendre que les salariés puissent êtreperturbés par ces bouleversements et mal les vivre.L’entreprise met en place des services à la mobilité quiles aident à se reconvertir dans d’autres activités etd’autres entreprises, et qui favorisent en particulier lespasserelles avec la fonction publique (d’État ouTerritoriale). Mais ces espaces restent des accompa-gnements au changement insuffisants par rapport àl’ampleur de ce dernier.Car, au-delà de ces mutations des marchés, les restruc-turations s’accompagnent aussi d’une politique debaisse des coûts. Les services sont réorganisés et ratio-nalisés, en particulier la GRH. Ainsi, tout ce qui res-sortit à la gestion des paies, des congés, des absencesou des progressions de carrière est géré à distance,dans une ville du centre de la France, et les salariés ontà leur disposition un numéro de téléphone qui lesdirige vers un centre d’appels chargé de répondre àtoute question y afférant. Cela est largement perçucomme une déshumanisation de la gestion de la rela-tion d’emploi. Ainsi, une ancienne chargée des res-sources humaines reclassée au téléphone nousconfiera : « De mon temps, quand on arrivait aux RH,

on faisait le tour des centres de la région, pour connaîtreles gens dont on avait la responsabilité. Maintenant, ona juste un numéro de téléphone et l’interlocuteur changetoujours : on n’est qu’un numéro de dossier ». Cette dépersonnalisation peut même avoir des consé-quences difficilement supportables : « Mon fils estmort le jour de Noël (il avait vingt-neuf ans) d’une crisede… Alors, j’ai appelé, pour demander si je pouvaisprendre des jours supplémentaires, par rapport aux jours‘‘décès’’ (à prendre, bien sûr, sur mes congés). On m’arépondu que c’était pas possible, parce que c’était pasprévu (larmes). Comme si je pouvais prévoir ça… » (uneconseillère). C’est le management de proximité qui a finalementaidé cette mère de famille effondrée. Celle-ci ajoute :« En allant au funérarium, j’ai perdu mon sac. Il y avaitmes chèques-déjeuners et mes chèques-vacances. Alors,bon, j’ai compris que je ne pourrais pas récupérer meschèques-déjeuners ; mais je me disais que je pourrais, aumoins, récupérer mes chèques-vacances... À chaque foisque j’appelle, on me demande les numéros des chèques(que j’ai) perdus ! Comme si je le savais !... Je sais bienque je ne les retrouverai jamais. On est des pions, poureux !... ».La gestion des ressources humaines à distance entraînedes erreurs humaines qui sont autant de sourcesd’amertume pour les salariés. Ainsi de cette autre sala-riée, qui explique qu’à l’issue d’un long congé maladieet alors que, pensant être guérie, elle envisageait sonretour au travail comme un renouveau, elle reçoit uncourrier officiel lui proposant d’entrer dans un autredispositif de longue maladie, qu’elle n’avait jamaisdemandé : « Ils cherchent vraiment à écrémer : j’airefusé. C’est dur ; c’est décevant... ».Ce sentiment d’être des «pions » ou des « numéros »en décourage certains « Oh, maintenant, je me dis queje viens au travail pour la paie : il ne faut pas se poserplus de questions » (une conseillère), quand elle ne pro-voque pas des dépressions : « Ah, ça, il y a des collèguesqui craquent. Quand tout va bien dans votre vie privée,on arrive à affronter tout cela, mais s’il y a aussi des dif-ficultés dans la vie privée, alors, c’est pas supportable »(un conseiller). « Oui, je dois dire que j’étais pasbien…. J’étais déprimé (heureusement que ma femmeétait là !)... » (un conseiller). « Il y a eu des suicides,dans cette entreprise » (une conseillère). Au cours des entretiens, on a pu constater que,comme dans la PME, les salariés ne parlent pas del’entreprise, de leur direction, autrement qu’en termesde « Ils » et d’« Eux » désignant une hiérarchie inac-cessible et dépersonnalisée. Et les orientations straté-giques prises par « eux » ne sont connues qu’au der-nier moment, après que les salariés n’aient eu, pourtoute information, que des bruits de couloir : « Ici, iln’y a que des rumeurs » (une conseillère).Le rôle de l’encadrement de proximité prend ici toutson sens : « Je pense qu’on a notre rôle à jouer, les mana-gers aussi, bien sûr, mais je pense qu’on a aussi notre rôle

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à jouer, c'est-à-dire que nous, (notre rôle), c’est d’essayerde temporiser, de calmer le jeu, de montrer que, finale-ment… Parce qu’il y a des fois, quand on n’est pas bien,on a l’impression que tout va mal ; donc, il faut reposi-tionner les choses, etc. Côté manager, c’est prendre encompte ce que dit la personne, l’écouter et essayer dereformuler de façon plus positive » (un soutien de proxi-mité). Néanmoins, les encadrants sont finalementdans la même situation que les salariés et peuvent euxaussi se sentir démunis : « Finalement, on a vraimentl’impression que personne n’a de perspectives. Réellement,je veux dire : même au niveau de l’encadrement. J’ail’impression que, de toute façon, ils sont dans la mêmesituation que nous. On ne sait pas… » (un responsabled’équipe). Aux dires de son responsable, ce centre d’appels pré-sente d’excellents résultats. La culture d’entreprise etle contrôle social y jouent encore un rôle considérable.Mais l’émergence d’un contrôle formel par les objec-tifs ou par la standardisation des procédures reste trèsmal vécu : « Ma personnalité, c’était de recevoir le client,voir ce dont il avait besoin et lui proposer le service…Ca, ça ne me dérangeait pas du tout, mais, par contre cequi me dérangeait, c’était l’autre partie, c'est-à-dire demoins prendre en compte le client, mais simplement lesproduits à placer » (une conseillère). « Les indicateurs ?Moi, je n’en tiens pas compte : je fais mon travail, c’esttout… » (une conseillère). « Avec ces moyens techniques,le manager serait à Tombouctou, ce serait pareil » (uneconseillère). Le sens que les acteurs donnent à l’actionest en décalage par rapport aux valeurs nouvelles quel’entreprise souhaite institutionnaliser ; le contrôle àdistance entretient les écarts de représentation jusqu’àproduire une organisation et un système parallèles.Car c’est bien là un des problèmes : dans cette périodede mutation, les salariés ne se sentent pas pris enconsidération par l’entreprise. « Ici, il n’y a pas dereconnaissance » (une conseillère) : c’est une entreprisequi ne voit pas ce qu’ils font et qui, finalement, les a« trahis » (une conseillère). Les problèmes de santé autravail n’apparaissent pas dans les statistiques d’acti-vité (3). Néanmoins, ils planent au-dessus des têtes :« Il y en a, on les tue, quoi ! Moralement, on les tue : c’estclair et net ! … » (un conseiller).

CONCLUSIONMANAGEMENT À DISTANCE ET SANTÉ : QUELS ENJEUX ?

En regard de notre problématique, qui est celle dumanagement à distance, il est important de distinguerla première entreprise de la seconde. Dans le premiercas, c’est la fonction d’évaluation et la fonction RHqui sont tenues à distance. Dans le second cas, la fonc-

tion d’évaluation reste entre les mains des managersde proximité sans pour autant qu’ils disposent desmoyens de la rétribution. Ces deux configurations ontdes conséquences qu’il convient de différencier.L’éloignement de la fonction RH nous semble porteurd’une altération du lien à l’entreprise, voire d’une dés-humanisation. L’éloignement de la fonction d’évalua-tion nous semble, quant à lui, porteur d’un risque dedévalorisation du travail.La question du management à distance nous sembleici poser celle de la prédominance des modes decontrôle formels aux dépens des modes de contrôleinvisibles et, en particulier, aux dépens de laconfiance. Les systèmes d’information utilisés pourexercer ce management à distance raisonnent parobjectif et procédure. Mais ils ne disent rien sur lesvides de l’organisation ni sur ce que celle-ci laisseéchapper, entravant par là-même la création d’unereprésentation et d’une interprétation qui soient com-munes à tous les partenaires de l’activité. Plus les envi-ronnements sont complexes et imprévisibles, plus laconfiance, l’autonomie et les valeurs culturellesdevraient prendre le pas sur les modalités formelles decontrôle (OUCHI, 1980). Or, la confiance ne sedécrète pas, elle se tisse, elle s’entretient, ce qui sup-pose une véritable communication et des représenta-tions partagées. Nos cas d’étude nous montrent quedans des périodes de mutations importantes, alorsmême que ces représentations peuvent être diver-gentes et que les salariés devraient être accompagnés,le seul contrôle formel à distance porté par l’outil créeune rupture de la confiance qui peut être à l’origine detensions difficiles à vivre pour les salariés. Avec, encontrepartie, des risques importants pour leur santé.Ce management à distance nous semble aussi interro-ger les modalités de la négociation d’une régulationconjointe de l’activité lorsque des systèmes d’informa-tion sont seuls à orchestrer la régulation du contrôleémanant de la direction de l’entreprise. Les outils desupervision ou les centres d’appels dédiés à la GRHsemblent utiliser des médias de communication insuf-fisamment riches pour y contribuer valablement. Ilslaissent aux seuls managers de proximité, bien souventdémunis, insuffisamment formés au management deshommes et peu sensibilisés aux problématiques de lasanté au travail, le soin de cette négociation. Cetterecherche interroge ainsi sur l’usage qui est fait desoutils de supervision des centres d’appels, comme surleur rôle dans l’exercice de la fonction de managerintermédiaire dans ces structures (CLERGEAU, PIHEL,2009).Au-delà, et contrairement à certains travaux critiques,cette recherche tend à interroger les chercheurs, nonpas sur l’impact du management sur la santé des sala-riés, mais sur l’impact de l’absence de managementdes ressources humaines sur la santé des salariés. Eneffet, ce que ces cas montrent, c’est que dans des envi-ronnements perturbés, l’absence non seulement de(3) Mais ils apparaissent dans les statistiques de l’absentéisme.

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proximité et de communication, mais aussi de recon-naissance, peut présenter des risques pour la santé dessalariés : des risques de stress, de désengagement ou dedésespoir. Cette gestion des hommes à distance estporteuse d’une rupture du lien à l’entreprise et estgénératrice d’un sentiment d’instrumentalisation etd’effritement de l’espace sociétal que constitue l’entre-prise.C’est une question importante, dont doiventaujourd’hui s’emparer les spécialistes des systèmesd’information lorsqu’ils réfléchissent à l’avenir dumangement à distance : le stress au travail, l’absen-téisme ou le désespoir professionnel sont aujourd’huiau cœur de notre actualité. Au-delà des aspectshumains, ils ont un coût économique, que l’on évalueà plusieurs millions d’euros. �

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RECHERCHE, OU TEMPS PERDU ? VERS UNE INTÉGRATIONDES TÂCHES ADMINISTRATIVES AU MÉTIER D’ENSEIGNANT- CHERCHEUR

À partir du cas des universitaires qui s’estiment de plus en plus débordés parles tâches d’intendance et de gestion de l’université, cet article s’interrogesur la problématique de professions confrontées aux exigences grandissantesde la forme organisationnelle : la gestion et le pilotage de l’organisationprennent de plus en plus de temps sur la pratique de la profession, mais lefait de s’en occuper est un gage d’autonomie pour des professionnels qui, à défaut, seraient menacés de devenir des « travailleurs du savoir » au seind’organisations gérées par des administratifs « purs ». Réalisée à partir devingt entretiens avec des universitaires en charge de tâches administratives,cette étude montre que s’exprime, en filigrane, la conscience que ces tâchespeu légitimes sont aussi source de pouvoir ; elle explore trois pistes permettant à la légitimité des trajectoires de carrière d’évoluer, ce qui rendrait possible un investissement assumé dans les tâches, stratégiques, de gestion de l’organisation.

Par Aubépine DAHAN * et Vincent MANGEMATIN **

RÉALITÉS MÉCONNUES

* ATER, doctorante, Université Jean-Monnet, ISEAG/IAE, Saint-Étienne, – Université Paris-Est, UMR 8134 CNRS, Marne-la-Vallée.

** Professeur, Conseiller Scientifique, Grenoble École de Management.

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L’implication des universitaires dans les tâchesadministratives est souvent considérée commeun service rendu à la communauté, dans une

organisation gérée par ces professionnels que sont lesenseignants-chercheurs. Ces activités font l’objet decomplaintes récurrentes sur le temps qui leur estdévolu et sont perçues comme du temps perdu : onregrette de « ne plus avoir le temps de faire de larecherche ». Ne plus pouvoir faire son métier à force de passer sontemps à l’organiser : cette tension entre gestion del’organisation et exercice de la profession est au cœurdes débats qui animent les universités, les hôpitaux etles organismes de recherche. Qui, des professionnels ou des managers, doit prendreen charge les tâches souvent perçues comme ingrates(mais stratégiques) qui consistent à faire tourner l’or-ganisation ? Les activités de gestion et d’administra-tion font-elles partie du métier de chercheur ? À l’hô-pital, des administrateurs formés à l’École Nationaledes Hautes Études en Santé Publique de Rennes diri-gent l’organisation. Chez les consultants, les responsa-bilités organisationnelles font partie de la carrière etsont prises en compte sur le plan de la progressionhiérarchique. À mi-chemin entre ces deux modèles,les universitaires s’occupent eux-mêmes de l’organisa-tion, mais intendance et activités de direction sontpeu différenciées, ce qui les laisse souvent insatisfaits.Pourtant, le monde universitaire reste attaché à l’auto-nomie de sa gestion exercée par des pairs.Nous considérons l’invocation d’une « perte detemps » comme un fil rouge révélateur de l’image queles universitaires se font de leur profession, de ce qu’ilest légitime (1) ou non de faire. Les tâches considéréescomme non légitimes sont perçues comme du tempsperdu, alors que les enseignants-chercheurs ont le sen-timent que le temps manque pour la recherche, acti-vité qu’ils considèrent comme légitime et au cœur deleur identité professionnelle. À partir de vingt entretiens approfondis avec des uni-versitaires en sciences expérimentales et sciencessociales, nous décrivons l’activité d’enseignants-cher-cheurs ayant des responsabilités administratives. Leurdiscours sur le temps (temps que cela prend, tempsperdu, manque de temps) permet de suivre les muta-tions de leur identité professionnelle. Ainsi, ce qu’ilest légitime de faire en tant qu’universitaire est entrain d’évoluer. Vers quel horizon ? Entre l’hypothèseoptimiste d’une rationalisation professionnelle(GADREY, 1994) et celle, plus pessimiste, de l’émer-gence de « travailleurs du savoir » (ENDERS etMUSSELIN, 2008), nous proposons d’enrichir les

représentations du métier pour permettre à plusieurs« scripts de carrière » (DUBERLEY et al., 2006) decoexister au sein des bureaucraties professionnelles etde combiner des engagements différents dans le tempset suivant les individus, dans des fonctions adminis-tratives, scientifiques ou pédagogiques.

L’AUTONOMIE ET L’IDENTITÉ PROFESSIONNELLES FACE À LA TRANSFORMATION DU TRAVAIL

Le rapport PONTHIEUX et BERTHELOT (1992) souli-gnait l’« invasion » du travail des enseignants-cher-cheurs par les tâches administratives. Plusieurs étudesconfirmeront cette tendance (CHEVAILLIER, 2001 ;BECQUET et MUSSELIN, 2004 ; FAURE, SOULIÉ et al.,2005 ; FAURE et SOULIÉ, 2006). Théoriquementconstitué à parts égales de recherche, d’enseignementet d’administration, le métier s’est récemment enrichi(certains diront alourdi) de nouvelles activités :recherche de financements privés, notamment d’ori-gine industrielle, suite à la réduction des budgetspublics consacrés à l’enseignement et à la rechercheuniversitaire (GINGRAS, 2003) ; valorisation de larecherche, encouragée par les pouvoirs publics(SHINN, 2006) ; démultiplication des positions admi-nistratives (responsables d’années, de diplômes, deparcours…), suite à la complexification de l’offre uni-versitaire ; prise en charge de la « professionnalisa-tion » des étudiants… Tout autant que le métier d’universitaire, l’universitéest elle-même en phase de transition. Hier servicepublic censé assurer l’égalité de l’offre sur le territoire,les universités d’aujourd’hui se regroupent pouratteindre une « taille critique » et sont encouragées àdévelopper leurs différences. Des positions hier hono-rifiques, telles que président d’université, deviennentstratégiques et occupent à plein temps. « Invasion »,« inflation » « constante augmentation » des chargesadministratives (FAURE et SOULIÉ, 2005) : les tâchesorganisationnelles prendraient de plus en plus deplace et de temps au sein du métier académique. Deplus, la loi LRU de juin 2007, qui prévoit que toutesles universités gèrent directement leur budget et leursressources humaines d’ici à 2013, pousse à anticiperl’émergence de nouvelles activités à assumer au seindes universités.La montée en puissance de l’organisation formellecomme forme sociale privilégiée de coordination desactivités (ETZIONI, 1964 ; OUCHI, 1980) met enquestion la forte autonomie qui caractérise les profes-sionnels par rapport aux autres types de travailleurs(DUBAR et TRIPER, 2005). Médecins, universitaires,avocats, architectes sont intégrés dans des organisa-tions formelles (hôpitaux, universités, cabinets, parte-nariats public-privé…) et voient leur logique profes-

(1) Nous empruntons à SUCHMAN (1995:574) sa définition de la légiti-mité : « La légitimité est une perception généralisée ou l’hypothèse queles actions d’une entité sont désirables, correctes ou appropriées dans unsystème socialement construit de normes, valeurs, croyances et de défini-tions ». C’est ce qu’il est admis et souhaitable de faire dans un cadredonné.

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sionnelle, dont l’objet premier est de remplir une mis-sion, déstabilisée par la logique de l’organisation, dontl’objet premier est sa propre survie.La mission que s’assigne une profession est intrinsè-quement liée à son identité. Inspirée de la psychologie(SCHEIN, 1978) et transposée en sociologie des profes-sions (DUBAR, 1998), l’identité professionnelledésigne les éléments symboliques (mythes fondateurs,croyances, rites initiatiques, références historiques,attitudes, vocabulaire) ou matériels (formations,diplômes, tenues vestimentaires, lieux, pratiques…)par lesquels les membres d’une profession se définis-sent. Le fait de croire à ces éléments, de les posséderou d’en faire usage leur permet à la fois de se recon-naître entre eux et de se différencier des autres groupesprofessionnels. L’identité fonde ainsi l’appartenance àun groupe professionnel et donne un sens au travailaccompli. Mais que se passe-t-il, quand les professionnels sontamenés à effectuer des tâches qui ne correspondentpas à leur identité ? Ils peuvent alors annexer d’au-tres identités professionnelles (c’est le patching)pour redonner du sens à ces tâches et réconcilierainsi « ce qu’ils font » avec « ce qu’ils sont » (PRATT

et al., 2006). Pratt prend l’exemple d’étudiants chi-rurgiens pendant leur internat. Face à l’étendue destâches qu’ils doivent accomplir, plus variées etmoins prestigieuses qu’anticipé, ils expriment toutd’abord leur déception (« je ne pensais pas faire celaen tant que chirurgien ») ; puis ils procèdent à unerecomposition de leur identité en lui ajoutant cellede médecin généraliste ; « un chirurgien doit savoirfaire tout ce qu’un généraliste sait faire » ; enfin,intervient une étape de valorisation de cette iden-tité : « le chirurgien est le médecin le plus completde l’hôpital » (PRATT et al., 2006, p. 247). Cette tra-jectoire d’adaptation identitaire, rendue nécessairepar la confrontation entre le rêve et la réalité, mon-tre qu’une identité professionnelle n’est ni monoli-thique ni inéluctable et qu’elle peut évoluer pourintégrer des activités peu légitimes. Pour cela, il fautque les professionnels aient accès à des identitésalternatives, que celles-ci soient issues d’autresmilieux ou qu’elles soient propres à leur organisa-tion elle-même.Si le modèle de Pratt montre comment une identitéprofessionnelle est susceptible d’évoluer, la notionde script suggère qu’elle peut se traduire par des par-cours et des engagements distincts pour une mêmeprofession. Les « scripts de carrière » sont des sché-mas d’interprétation auxquels un individu peut seréférer pour rendre compte et faire sens de son enga-gement dans une carrière professionnelle.DUBERLEY et al. (2006) mettent à jour quatre scriptsà leur disposition (en étudiant les universitaires bri-tanniques) : l’apparatchik, le passionné, le stratègeet l’équilibré (2). Cependant, les parcours ne pré-sentent pas tous le même niveau de légitimité dans

la profession académique, où la formation porteprincipalement, voire exclusivement, sur larecherche.

UNE CARTOGRAPHIE DES TENSIONS AU SEIN DU MÉTIER UNIVERSITAIRE

Notre analyse s’appuie sur vingt entretiens semi-direc-tifs avec des universitaires, d’une durée allant d’uneheure et demi à deux heures, réalisés en 2005-2006 etportant sur leurs activités et les raisons de leur enga-gement dans telle ou telle responsabilité. Les intervie-wés appartiennent en majorité aux disciplines expéri-mentales et exercent des responsabilités au sein delaboratoires ou d’écoles doctorales (voir le tableau 1).Les disciplines expérimentales sont celles qui connais-sent les plus fortes sollicitations organisationnelles,leur organisation du travail étant plus collective etdépendant davantage de financements extérieurs(BECQUET et MUSSELIN, 2004, pp.13-14). Cettepopulation constitue donc un cas « extrême » deconfrontation du métier d’universitaire à l’augmenta-tion des tâches administratives, avec donc un effetgrossissant rendant plus aisée l’étude des phénomènesobservés.En enregistrant, retranscrivant et analysant chaqueentretien, deux types de données ont été recherchés :– les citations portant sur la perception du tempspassé aux diverses activités décrites, systématiquementrelevées et codées selon la typologie suivante : tempspassé perçu comme insuffisant, satisfaisant ou exces-sif ; – les associations d’idées, expressions et justifications,permettant de saisir les traits qui structurent les repré-sentations que les universitaires se font de leur métieret des diverses activités au sein de l’organisation « uni-versité » et pour décrire leurs perceptions, le mondedans lequel ils vivent, la manière dont ils catégorisentle réel.Si la complainte de la perte de temps découle de chan-gements objectifs (CHEVAILLIER, 2001 ; BECQUET etMUSSELIN, 2004 ; FAURE et SOULIÉ, 2005), le termede « tâches administratives » ne répond pas, quant àlui, à une définition partagée par l’ensemble de lacommunauté académique. Il est plutôt utilisé pardéfaut, pour désigner les activités nouvelles. Cela nousa amené à abandonner la catégorie « tâches adminis-tratives » comme clé d’analyse, et à nous intéresser àl’ensemble des activités mentionnées, ainsi qu’aux cir-constances dans lesquelles s’exprime la frustrationquant au temps passé, que celui-ci soit jugé excessif ouinsuffisant.

RÉALITÉS MÉCONNUES

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(2) Traduction de “organizational careerist, impassioned scientific, strategicopportunist, balanced model”.

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DÉMASQUER LE TEMPS PERDU

Nous analysons la perception du temps passé commeune forme de work identity assessment (PRATT et al.,2006), c’est-à-dire comme une opération par laquellele professionnel juge si les tâches qu’il doit effectuer

correspondent (ou non) à son identité profession-nelle. Lorsque le temps passé à une activité est jugésatisfaisant, cela reflète le fait que celle-ci est encongruence avec l’identité et engendre, de ce fait, lasatisfaction de faire son métier. Si le temps est consi-déré comme insuffisant, l’activité manquante engen-dre regret ou nostalgie par rapport à un idéal du

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N° statut sexe âge fonction dans l’ED fonction de recherche discipline

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Tableau 1 : Liste des entretiens

NON

RECHERCHE

RECHERCHE

Cat 1

Cat 2

Cat 3

Tempspassé insuffisant

Tempspassé satisfaisant

Tempspasséexcessif

Expérimentations(« paillasse »)Lecture, bibliographie

Direction de doctorantsProjets de recherche

Recherche de financement --------------------

Attribution de financement Autres activités transversales

Activité qui manquepar rapport à l’identité� « je ne fais plus monmétier »

Le travail correspond à l’identité � « je fais monmétier »

Le travail ne correspond pas à l’identité � « je ne fais pas mon métier »

FIGURE DE RÉFÉRENCE

CŒUR DE MÉTIER

ACTIVITÉS PÉRIPHÉRIQUES

Tableau 2 : Les figures du métier d’universitaire

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métier. Si l’individu estime qu’il consacre trop detemps à une activité donnée, cela traduit le fait qu’ilconsidère celle-ci comme illégitime et non conformeà son identité professionnelle (voir le tableau 2 auverso).L’analyse des perceptions du temps passé donne uneindication sur la figure de référence de l’universitaireet permet d’établir une cartographie des tensions àl’œuvre au sein du métier universitaire.

La figure de référence

Lorsque les interviewés disent ne plus avoir le tempsde faire de la recherche, ils font allusion à la partieopérationnelle de celle-ci, comme, par exemple, la lec-ture extensive d’articles scientifiques ou la réalisationd’expériences, activités coûteuses en temps et parfoiscontraignantes en termes d’horaires.Or, ces activités jouent un rôle central dans la défini-tion du chercheur en tant que professionnel.« Pour un chercheur expérimental, la réalité c’est l’expé-rience. » (18 – chercheur, 37 ans, biologie).Deux expressions (« recherche personnelle » et« recherche pure ») permettent de saisir plus finementles représentations de la place prise par la recherchedans le métier. « Être directeur d’unité, c’est sacrifier un peu la part derecherche personnelle, et c’est beaucoup d’admi nistrationet de gestion. » (5 – directeur de laboratoire, 45 ans, bio-logie).« [La direction de l’école doctorale], c’est un investisse-ment volontaire, bénévole, qui correspond aussi à unbesoin de s’ouvrir par rapport à son travail de recherchepure. » (2 – directeur de laboratoire, 55 ans, biologie).Expérimentations et poursuite d’un projet personnelsont ainsi centrales et valorisées par rapport aux autresactivités, même si, dans les faits, elles sont quasimentabsentes de l’emploi du temps. Elles semblent fairefonction de figures emblématiques faisant ressortir lesautres activités comme hybrides et secondaires parrapport au cœur de la profession.« Aujourd’hui, je fais trois métiers : enseignant, responsablede labo, et quand il me reste du temps, je fais de larecherche. » (6 – directeur de laboratoire, 45 ans, chimie). Ce chercheur use d’ironie pour souligner qu’il n’a plusle temps de faire de la recherche, à force de faire sontravail. La recherche apparaît à la fois comme centrale,source de l’identité professionnelle et résiduelle, acti-vité que l’on fait « quand il reste du temps ». Il estsous-entendu que l’on aimerait y passer plus detemps. Le chercheur « à la paillasse » apparaît ainsicomme la figure de référence, même si celle-ci ne cor-respond pas aux activités effectives.

Le cœur du métier

La recherche, à laquelle les universitaires consacrenteffectivement du temps, recouvre trois autres activités :

– l’encadrement des doctorants (qui, eux-mêmes, réa-lisent les expériences) ; – la direction de projets de recherche, dans le cadred’une équipe/d’un laboratoire ; – la recherche de financements.L’absence de complainte à propos du temps consacréaux deux premières activités indique qu’il s’agit làd’activités légitimes appartenant au cœur de métier : yconsacrer du temps, ce n’est pas « perdre du temps »,mais c’est faire son métier.

Les activités récentes

Par opposition, le temps consacré à la recherche et à laquête de financements est jugé excessif :« 70 % du temps que je passe au labo, c’est [à] chercher dufric pour le faire tourner […] Faire de la recherche,aujourd’hui, ce n’est pas faire de la paillasse, c’est aller cher-cher du fric ! » (12 – directeur d’équipe, 40 ans, biologie).L’activité est considérée comme « faire de la recher -che », mais son évocation en des termes péjoratifs(aller chercher « du fric ») laisse deviner un regret à cequ’il en aille ainsi. Ce regret est explicite chez cet autreinterviewé décrivant la lourdeur du montage des dos-siers de demande de financement destinés à être adres-sés à la Communauté européenne : « On passe plus detemps à faire de l’administration de la recherche qu’àfaire de la recherche : c’est un vrai problème. » (13 –directeur d’équipe, 45 ans, biologie).Le regret est également perceptible dans la manièreironique de détourner l’usage de verbes décrivant lecœur de métier (« lire » et « faire » de la recherche) :on lit plutôt des projets de demande de financementque des articles de recherche, et on se livre davantageà de la « recherche de financement » qu’à de larecherche scientifique.La recherche à la paillasse, Eden perdu de la recherchedoctorale, nourrit la nostalgie, alors que d’autres acti-vités, décrites comme « non recherche », mobilisent lamajeure partie du temps. Les activités, récentes, d’administration et de direc-tion, vécues comme périphériques, sont remises enquestion selon trois modes.

TROIS MODES DE REJET

1/ Ça ne sert à rien / ça n’est pas pertinent

Certaines activités sont remises en question au regardde leur pertinence. Ainsi de cette directrice d’écoledoctorale, qui évoque, parlant de l’école doctorale,« une multitude de sollicitations dont on ne sait pas bien,d’ailleurs, l’utilité. » (10 – directrice de laboratoire etd’école doctorale, 45 ans, sociologie). Un biologiste met en contraste le temps (« aberrant »)

RÉALITÉS MÉCONNUES

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passé à siéger dans les diverses commissions et lesenjeux (faibles) qui y sont associés : « Je siège dans un nombre considérable de conseilsscientifiques ! C’est aberrant, on est en train de discu-

ter pour des trucs…, chacun se partage une espèce detête d’épingle… Non : ça devient incroyable, le tempsque ça prend ! » (1 – directeur d’équipe, 45 ans, biolo-gie).

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« Être directeur d’unité, c'est sacrifier un peu la part de recherche personnelle, et c'est beaucoup d’administration et degestion (5 – directeur de laboratoire, 45 ans, biologie). » Vue plongeante sur une salle d’archives – Paris, vers 1950.

© ROGER-VIOLLET

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2/ Cela n’est pas mon métier / je ne sais pas faire

Le deuxième type de remise en question introduit unedistance avec l’activité, rendue étrangère au métier,soit de manière assertive : « mon métier, ce n’est pas ça[l’administration] » (10 – directrice de laboratoire etd’école doctorale, 45 ans, sociologie) ; « je ne voyais pasdu tout pourquoi je me lancerais dans la direction delabo, parce que c’était de l’administration » (15 – direc-teur de laboratoire et d’école doctorale, 60 ans, linguis-tique) et, après avoir énuméré les tâches qu’impliquela direction d’un laboratoire : « des choses tout à faitclassiques, qui n’ont pas grand chose à voir avec larecherche » (5 – directeur de laboratoire, 45 ans, biolo-gie), soit en soulignant une absence de qualification,par exemple, pour assumer une dimension managé-riale (à savoir, impulser de nouvelles pratiques d’enca-drement), contraire à l’ethos collégial qui prévaut àl’université : « C’est enrichissant d’avoir des comparai-sons avec d’autres, de voir comment ils fonctionnent, dedire : “tiens, on pourrait s’inspirer d’eux”, etc., et, enmême temps, on n’a pas du tout la légitimité, au niveaude l’école doctorale, pour imposer ça à tous les labos… »(10 – directrice de laboratoire et d’école doctorale, 45ans, sociologie).En effet, les responsabilités administratives impli-quent d’arbitrer entre différents projets derecherche, ce qui est impossible à faire dans une cul-ture de gouvernance collégiale comme celle des uni-versitaires. Ceux-ci sont entre pairs, et autonomes ;l’un ne saurait imposer à l’autre des contraintes surl’organisation de son travail, fusse en vertu de sonstatut de « chef ». Les activités de direction et d’ad-ministration demeurent difficiles à mettre enœuvre, les universitaires n’étant dotés ni des outilsde la gestion traditionnelle, ni de la culture dumanagement nécessaires à cette fin.

3/ Je n’en retire aucune reconnaissance – c’est du bénévolat

Enfin, certaines activités sont qualifiées de « béné-voles », ce qui ne manque pas d’étonner lorsque l’onvoit la multitude des tâches qui font partie du métieracadémique. C’est la question de leur appartenance aumétier qui est posée et qui appelle une demande dereconnaissance : si ces tâches font partie du métier, ilfaut s’y former et leur accorder une reconnaissancematérielle ou symbolique ; si, en revanche, elles n’enfont pas partie, elles doivent être assurées par d’autresprofessions ou par d’autres types de personnels. Ainsi,la direction de l’école doctorale, « c’est du travail béné-vole, on est bien d’accord ? On le fait en plus de notre fonc-tion » (2 – directeur de laboratoire et d’école doctorale, 55ans, biologie). L’expression « en plus de notre fonction »exclut cette activité du cœur de métier, distinguant cepour quoi l’on est payé de ce que l’on fait « gratuite-ment ».

Que disent alors les interviewés à propos de ce qui lesa poussés à se charger volontairement de ces tâches ?L’analyse des motivations permet d’établir la manièredont les universitaires redonnent un début de légiti-mité à des tâches périphériques.

LES FIGURES DE L’ACCEPTATION

Les motivations de l’investissement dans les activitéspériphériques

La prise de fonction dans un poste de direction estprésentée, en premier lieu, comme une acceptationfaisant suite à une demande du collectif : « Au sein d’une unité, on se dit : “tiens, ça serait bien,Untel va s’en occuper” et puis après, on organise des élec-tions pour formaliser les choses » (4 – directeur d’institutfédératif de recherche, 50 ans, biologie). Toute initiative personnelle est exclue. De plus, si lademande est adressée à une personne en particulier, c’esten raison de ses qualités institutionnelles et non pas enraison de ses qualités personnelles (« j’étais le seul ensei-gnant-chercheur de la fac de sciences. » – 8 ; parce que jem’occupais du DEA qui représentait la moitié des étudiantset du nombre d’heures – 4). La représentation véhiculéeest que les postes à responsabilité prolifèrent et que« personne ne court après eux ». Ils reviennent au pre-mier qui a eu l’obligeance de les accepter. Ils ne confère-raient ni pouvoir, ni prestige (vis-à-vis desquels onaffiche un parfait détachement), les accepter serait, aucontraire, rendre service à la communauté. « Ma philosophie est qu’il y a des tâches administratives,donc, faut bien que quelqu’un les fasse. » (8 – directeurde laboratoire, 45 ans, biologie).Indépendamment des modes d’accession (élection parles pairs ou nomination par le ministère), ces fonc-tions sont considérées comme périphériques au métieret souffrent d’un manque de légitimité. Beaucoupmentionnent un tour de rôle, la hiérarchie entérinantla solution proposée localement. Cependant, desmotivations positives peuvent nuancer ce tableau. Il ya la « volonté de s’ouvrir par rapport à son travail derecherche pure », le souhait d’améliorer l’organisationdu métier et de mieux connaître les systèmes de finan-cement de la recherche, que ce soit pour des projetspropres ou pour orienter les doctorants vers les aidesdisponibles. A posteriori, certaines de ces positionstransversales sont associées à une meilleure connais-sance du milieu professionnel, par-delà des frontièresdisciplinaires encore très prégnantes : « C’est comme ça que j’ai connu les enseignants de lafac. Sinon, on ne connaît que les enseignants de sonpetit milieu. La recherche que je mène actuellement, jela mène avec le collègue pénaliste, avec qui on s’estretrouvé co-directeurs de l’école doctorale. » (10 –

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directrice d’école doctorale et de laboratoire, 45 ans,sociologie). De même, la participation aux Assises régionales de larecherche permet à ce chercheur de prendreconscience de ce qu’est le « lobbying » et de son inté-rêt pour les politiques : « Certaines personnes pensaient que le « lobbying » étaitquelque chose de négatif, et, en fait, non, pour un poli-tique, le lobbying, c’est quelque chose de positif. Pour lui,c’est un moyen de savoir ce qu’il se passe. » (13 – direc-teur d’équipe, 45 ans, biologie).Ce recadrage permet de donner un sens positif à l’ac-tivité de « lobbying » et de justifier ainsi l’éven tualitéd’y consacrer du temps.Les interviewés peuvent également, en mentionnantces tâches, faire état d’une prise de conscience que« c’est aussi de la recherche » :« Participer au conseil scientifique de l’école doctorale, çafait partie des tâches que je considère comme des tâchesadministratives (je n’y mets pas de caractère péjoratif ). Il ya cependant une partie de science, derrière, je veux dire,attribuer des allocations de recherche, ça suppose qu’on amené une politique de recherche, avant, et qu’on a fixé despriorités. On a dit : “on va plutôt soutenir cette activité-là,cette thématique-là qu’une autre”, donc, c’est aussi de larecherche. » (6 – directeur de laboratoire, 45 ans, chimie).Enfin, le pouvoir est un des « bénéfices collatéraux »liés à la participation aux instances de direction ou deconsultation : « [Siéger dans les conseils], ce n’est pas désagréable, parceque ça parle de recherche, donc, quand on fait soi-mêmede la recherche, ce n’est pas désagréable d’avoir son mot àdire. » (8 – directeur de laboratoire, 45 ans, biologie).« Ça ouvre sur toute une série d’instances pour donnerson avis. » (10 – directrice de laboratoire et d’école doc-torale, 45 ans, sociologie).Ainsi, l’affichage d’une attitude de détachement et dedévouement s’accompagne d’intérêt personnel et de lareconnaissance que ces positions présentent un intérêtcertain pour connaître les arcanes de l’université etpour être à même de peser sur les décisions et sur laformation des règles.

De la périphérie au cœur : des tâches en instanced’intégration

L’analyse des motivations nous conduit à repérer, pourchaque type de dé-légitimation, un opérateur d’inté-gration dans le cœur de métier.– Le « ça ne sert à rien » peut être transformé par laprise de conscience d’un enjeu, d’une utilité. Uneopération de création de sens (WEICK, 1993) permetde donner de la légitimité à une position qui n’enavait pas à l’origine, du fait de sa classification dans lacatégorie « administrative ». « Ce doctorant ne savait pas à qui s’adresser. Il parlait àtous ceux qui voulaient bien l’entendre, en disant quec’était scandaleux, ce qui montre que l’école doctorale

n’est pas repérée dans cette fonction [médiation desconflits]. Les gens ont repéré la fonction administrative,il faut des signatures pour ceci, pour cela, […], mais cettefonction médiation, elle n’est pas entrée dans les têtes.Alors que, là, je crois que, vraiment, on sert à quelquechose. » (10 – directrice de laboratoire et d’école docto-rale, 45 ans, sociologie).La fonction administrative est décrite de manière péjo-rative (« il faut des signatures pour ceci, pour cela… »),alors, que par contraste, la fonction de médiation estexplicitement reconnue comme donnant de l’utilité (etdonc du sens) à l’instance « école doctorale ».« Moi, j’ai regretté de ne pas avoir eu le moindre cours endix ans d’études, pas une heure autour de ça [Science etSociété]. J’avais un attrait personnel pour ce genre dechoses, l’épistémologie, l’histoire des sciences, l’éthique,etc., mais personne ne m’en a parlé pendant mes études.Donc, je pense que, au moins au niveau de l’école docto-rale, on peut essayer d’offrir ça. » (4 – directeur d’insti-tut fédératif de recherche, 50 ans, biologie). Dans ce dernier cas, le temps investi dans une « tâcheadministrative » vise à porter un projet personnel quiexistait auparavant de manière autonome : simple-ment, ce n’est plus du « temps perdu ». – Le « je ne sais pas comment ça marche » est trans-formé par l’acquisition de nouvelles compétences.La crispation devant une tâche mal connue peut faireplace à un intérêt pour acquérir des connaissances etdes compétences nouvelles donnant accès à des res-sources institutionnelles. Par exemple, cet interviewérevient sur les bénéfices de sa participation aux Assisesrégionales de la recherche :« Tous les outils d’aide à l’obtention des bourses, l’aide aulaboratoire, etc, etc., quand on participe à leur élabora-tion, c’est plus facile, après, de défendre leur demandeque quand on est de l’extérieur. J’ai appris beaucoup dechoses en faisant partie de ces assises, que je ne connais-sais pas. » (13 – directeur d’équipe, 45 ans, biologie).– Le « ça devrait être à quelqu’un d’autre de s’en occu-per » est transformé par la réinterprétation de la tâchecomme étant « aussi de la recherche ».« Il faut faire attention à l’administratif, parce que l’ad-ministratif, ça peut être de la gestion de la science… » (6– directeur de laboratoire, 45 ans, chimie).L’interviewé ennoblit la définition du terme adminis-tratif (confirmant, du même coup, sa perceptionpotentiellement négative…). D’ailleurs cette percep-tion se confirme avec la phrase d’après, dans laquelleil explique que le terme « administratif » n’est pas for-cément péjoratif. L’interviewé admet l’intégration tant bien que mal dela fonction de gestion dans le métier de l’académique,tout en excluant « pour le moment » (mais cetteexpression est employée ironiquement, comme pourdire que cela n’est pas prêt de changer) que d’autressoient capables de s’en charger :« C’est aussi pour ça que, pour le moment, les responsa-bles de laboratoires sont des scientifiques et pas des admi-

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nistrateurs purs qui ne comprendraient rien à larecherche et qui auraient peut-être un peu de mal à fairedes choix scientifiques. » (6 – directeur de laboratoire,45 ans, chimie).L’orientation professionnelle des doctorants fait l’ob-jet d’une réhabilitation ambivalente : on y reconnaîtune responsabilité légitime liée à l’encadrement. Maisceux qui devraient s’en occuper sont ceux qui ont dutemps, c’est-à-dire ceux qui ne font plus de recherche.« Ça serait bien qu’il y ait des gens qui s’occupent uni-quement de ça. On parle beaucoup des chercheurs qui,au bout d’un moment, sont un peu lassés par larecherche, qui ont du mal à suivre […] et qui sont de trèsbons conseils, qui savent ce que c’est, qui pourraientprendre du temps pour s’occuper de l’orientation des doc-torants… ça, c’est quelque chose qu’on voit jamais… »(3 – directeur de laboratoire, 45 ans, biologie).On retrouve dans cette opération de légitimationincertaine la hiérarchie implicite : la seule activitévraiment légitime est la recherche, les autres sontprises en charge par devoir, par obligation, voire pardéfaut.

Vers une transformation de l’identité professionnellede l’enseignant-chercheur ?

Deux interviewés assument ouvertement leur désirpour une position de direction, en l’occurrence ladirection d’une école doctorale. Dans un cas, un cher-cheur en provenance de l’industrie vient prendre ladirection d’une école doctorale de Sciences pourl’Ingénieur, avec le mandat clair de structurer l’écoleet de faire passer de nouvelles règles, et surtout denouvelles pratiques d’encadrement des thèses. Il aconscience d’occuper une position ingrate, mais ilénonce ses projets avec assurance, visiblement délestéde l’ethos collégial : « Il faut prendre ses responsabilitéset ne pas vouloir systématiquement être béni de tout lemonde. » (17 – directeur de laboratoire et d’école docto-rale, 40 ans, sciences pour l’ingénieur).Dans l’autre cas, une jeune professeure de droit mon-tre un grand intérêt pour les missions de l’école doc-torale ; elle œuvre depuis plusieurs années pour que,finalement, on lui en confie la direction, et elle s’ins-pire de sa propre expérience, récente, de doctorantepour imaginer les activités, les formations et les ren-contres à organiser. Ces deux interviewés ne mentionnent pas de « pertede temps », d’« inutilité » ni de « bénévolat » en par-lant de ce qu’ils font dans le cadre de leur fonction.Pour le premier, c’est son passé dans l’industrie qui luifournit l’identité du « manager », qu’il mobilise et quidonne du sens à son action dans cette position, péri-phérique, de directeur d’école doctorale. Pour laseconde, c’est son expérience récente de doctorantequi fait qu’elle connaît, mieux que des collègues plusexpérimentés, la réalité vécue par les thésards et qui luifournit la motivation pour améliorer les formations

doctorales. Deux étrangetés, l’une de milieu, l’autrede génération, qui permettent un renversement desreprésentations : de corvée rituelle, une « tâche admi-nistrative » devient source d’action et d’accom -plissement professionnel.

L’ÉLARGISSEMENT DU CŒUR DE MÉTIER : UN ENJEU POUR LE MONDE UNIVERSITAIRE ?

La complainte du temps perdu reflète les difficultésd’une profession aux prises avec un contexte organisa-tionnel qui se bureaucratise, devient plus complexe etplus pesant (transversalité, mesure et évaluation del’activité selon des standards parfois extérieurs à laprofession…). Certains professionnels s’y investissent,car cela leur paraît indispensable pour conserver del’autonomie, mais cela créé des tensions avec leuridentité. Pourtant, certaines tâches semblent en bonnevoie d’intégrer le cœur de métier. La mise en évidencedes mécanismes de cette intégration permet de poserautrement la question des professions dans l’organisa-tion, qui se pose avec d’autant plus d’acuité depuisl’entrée en vigueur de la loi LRU (en juin 2007).

Les tâches organisationnelles en contradiction avecl’ethos collégial et l’identité professionnelle

Les interviewés utilisent un même terme pour quali-fier des activités très diverses. Ainsi, le terme de« tâches administratives » recouvre aussi bien la saisiedes notes des étudiants dans le système informatique,en l’absence d’une secrétaire, que la direction d’unlaboratoire. Cette confusion véhicule l’idée que toutetâche administrative est déqualifiée, non désirable, etelle permet d’entretenir ce rideau de flou derrièrelequel se recompose la figure de l’universitaire.Elle permet de donner une image de soi tournée nonpas vers le pouvoir mais vers la science et de faire, detoute activité autre que la recherche « pure » (expéri-mentations, écriture d’articles, voire encadrement dedoctorants), une activité subsidiaire, de laquelle on neretire aucun intérêt ni aucun plaisir, conformément àl’une des valeurs de la science selon Merton : le désin-téressement (MERTON, 1973). Ce désintéressementsera profondément remis en cause par BOURDIEU

(1984). Néanmoins, l’afficher fait partie du travail de« présentation de soi » (GOFFMAN, 1973) sur la« scène » du « théâtre » académique.L’affichage du désintéressement en dépit d’uneconscience nette des enjeux de pouvoir suggère queles activités qui donnent du pouvoir n’apportent pasde légitimité, alors que les activités qui sont légi-times n’apportent aucun pouvoir. En témoigne cetteboutade d’un directeur de laboratoire, selon laquelle« quand on sait vraiment rien faire, on dirige uneéquipe : c’est comme ça qu’on finit, normalement ! » (3

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– directeur de laboratoire, 50 ans, biologie). Cetteautodérision dit bien que lorsque l’on manage, onest soupçonné soit de ne plus s’intéresser à larecherche, soit, plus grave, de ne plus en être capa-ble. La légitimité accordée est faible, alors mêmeque la position donne accès à des ressources symbo-liques (comme celles que procure le fait de siéger auconseil de l’école doctorale) qui pourront mener àdes ressources matérielles (allocations de recherche).Ainsi, par conformité à l’image de désintéressement,les universitaires prennent grand soin d’afficher unintérêt faible pour les positions administratives. Cependant, on ne peut faire l’économie d’un débatsur qui doit occuper ces fonctions au sein de l’organi-sation, l’enjeu, pour les professions, étant de ne pasperdre leur autonomie, tout en préservant leur cœurde métier.Il y a, tout d’abord, l’aspect trivial de l’insuffisance depersonnel administratif. Chez les consultants, la dis-tinction est nette entre intendance et management, cequi est permis par un personnel administratif en nom-bre suffisant. Plus proches des universitaires, les écolesde commerce connaissent néanmoins une division dutravail entre scientifiques et administratifs. Au-delàdes problèmes d’effectifs, reste posée la question defond : comment organiser les bureaucraties profes-sionnelles ?

Un regard nouveau sur les tensions

L’intégration de professionnels au sein d’organisationstransversales est généralement analysée comme uneperte d’autonomie en ceci que leur expertise est miseau service de la production d’un produit final. DUBAR

et TRIPIER (2005) se demandent, par exemple, si« l’expansion du capitalisme ne va [t-il] pas finir pardétruire toute forme de profession ? […] La logiqued’entreprise est-elle compatible avec les logiques pro-fessionnelles précédentes ? La logique du capital et desa mise en valeur ne tend-elle pas à réduire touteforme d’activité à des emplois, c’est-à-dire à desformes de travail dépourvues de toute autonomie et, àterme, de toute permanence ? » (p. 227). Dans lemême ordre d’idée, les chercheurs qui étudient lesévolutions de l’enseignement supérieur parlent d’uneémergence de « travailleurs du savoir » (knowledgeworkers), mettant en lumière la perte par les profes-sionnels de l’autonomie sur leur savoir, qui devientune matière fongible dans l’organisation. Ce point de vue est contesté par GADREY (1994). Sicelui-ci reconnaît que les professions intellectuellesconnaissent un processus de rationalisation, il distinguela rationalisation industrielle de la rationalisation profes-sionnelle. L’essentiel de ce qui se passe, selon lui, dans lemouvement de modernisation des services profession-nels (dans lesquels il range l’enseignement supérieur etla recherche) relève de la rationalisation professionnelle :la profession conserve et, même, augmente son autono-

mie en routinisant les situations bien connues et ellelibère du temps pour l’innovation et le traitement desituations particulières. Cependant, la définition destâches susceptibles d’être routinisées ou rationaliséesrisque de varier, selon que l’on se situe du point de vuede la logique organisationnelle ou de celui de la logiqueprofessionnelle.Il paraît donc essentiel de comprendre les représenta-tions que la profession se fait d’elle-même pourrenouveler le débat professions/organisations.L’addition de métiers au sein de l’université, depuis lafin du XIXe siècle (à la transmission de connaissancess’est ajoutée la création de savoir et, enfin, la valorisa-tion économique de la recherche), montre bien quedes tâches, considérées comme périphériques à un ins-tant t, peuvent devenir centrales à l’instant t+1. Cela dépend surtout de la manière dont les profes-sionnels se définissent, c’est-à-dire de l’identité profes-sionnelle. Les activités qui donnent le sentiment defaire perdre du temps s’avèrent des activités qui nesont pas encore inscrites dans les scripts disponiblespour les académiques. On peut imaginer un nouveauscript, dans lequel il serait légitime de s’impliquerdans des responsabilités organisationnelles au cours desa carrière, avec, par ailleurs, des tâches d’intendanceclairement distinctes, qui seraient confiées à des pro-fessionnels de l’administration. En effet, certaines universités ayant accédé à une auto-nomie complète en tant qu’organisations, avec la res-ponsabilité de gérer entièrement budget, ressourceshumaines et immobilières, la distinction entre admi-nistration et stratégie mérite d’être clarifiée. Chacunede ces fonctions est amenée à se professionnaliser etles formes de collégialité dans la définition de la stra-tégie seront probablement amenées à évoluer.Cette évolution peut être aidée (comme Pratt le sou-ligne) en fournissant aux professionnels des élémentspour compléter leur identité, pour accompagner lalégitimation de tâches récemment prises en charge etdonner la possibilité à un professionnel de se consa-crer au développement de son organisation, sans,pour autant, y perdre en termes de légitimité.

CONCLUSION

Les perceptions de la légitimité du temps consacré auxdiverses activités du métier académique révèlent uneévolution progressive des tâches, de l’exécution de larecherche pendant la thèse jusqu’à la gestion de larecherche ou des institutions universitaires. Ces acti-vités coexistent tout au long de la vie professionnelledes universitaires. Au centre, les expérimentations etla lecture d’articles bénéficient de la légitimité maxi-male, mais de très peu de temps. L’encadrement desdoctorants et la direction de projets de recherche sontperçus comme légitimes au vu du temps qui leur est

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consacré. Au-delà, on trouve des activités périphé-riques, vécues comme chronophages, car moins légi-times : direction de laboratoire, recherche de finance-ments, participation à des activités transversales à ladiscipline, plutôt de dimension organisationnelle(école doctorale, université).Ces activités résultent à la fois de l’organisation dumonde académique, dirigé et administré par les pairs,et du développement des organisations autour de laprofession académique. Que faire, alors, de ces tâchesà la fois peu légitimes, mais stratégiques, dites d’inten-dance, que toute organisation génère en quantité ?Car, si la classification « tâches administratives » sertde fourre-tout où remiser toute activité faiblementlégitime dans le monde scientifique, il n’en reste pasmoins qu’elle comporte aussi des fonctions de gestionet d’arbitrage qui doivent être remplies. La logiqueprofessionnelle a moins de chances de survivre dans lehuis clos de la pratique, que si elle s’inscrit dans la hié-rarchie et les décisions de l’organisation. Or, cela peutse faire grâce à une évolution de l’image que les pro-fessionnels ont d’eux-mêmes, qui leur permette des’impliquer dans l’organisation à un moment de leurcarrière, sans, pour autant, perdre la face sur la scèneprofessionnelle. Professionnalisation et légitimationdes responsabilités administratives vont de pair, celad’autant plus que l’autonomie des universités renforcele rôle de la stratégie. Le découplage entre le rôle destratège et celui d’intendant pourrait rendre leurnoblesse à certaines fonctions administratives, en per-mettant un réel pouvoir d’orientation. �

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RÉALITÉS MÉCONNUES

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LA FIAT 500 : GESTATION ET BILAND’UNE RENAISSANCELa Fiat 500 connaît un succès commercial phénoménal, auquel le groupe Fiat doit une grande partie de son redressement. Pourquoice succès ? Quels enseignements peut-on en tirer en termes de marketing ? Pourquoi, malgré l’énorme succès médiatique obtenuen mars 2004 par le concept-car Trepiùno au design de 500, les responsables de Fiat n’envisageaient-ils pas de concevoir une nouvelle 500 ? L’auteur explique comment l’émergence du pari de ressusciter la 500 s’est accompagnée d’une restructuration du management. Il montre également qu’au-delà de l’évidente émotion générée par le design, la stratégie de Fiat a fait appel aux mécanismes du marketing de l’authentique et du marketing tribal. Sous la forme d’une étude de cas, sont ainsi décryptées les clés de la réussite de cette automobile élue « Voiture de l’année 2008 », symbole d’une révolution de l’entreprise Fiat.

Par Jean-Marc POINTET*

RÉALITÉS MÉCONNUES

Pourquoi concevoir aujourd’hui un produitrétro ? Ce courant stylistique défini par de fortesréférences à l’histoire des marques où, au sens de

BROWN (1999), le passé s’harmonise avec le présent,s’impose peu à peu comme un recours nécessaire àcertaines stratégies. S’il peut (étonnamment) conduireau succès le plus fulgurant, il apparaît toutefoiscomme un mouvement marginal, que l’on ne solliciteque ponctuellement. En définissant l’authentiquecomme « le résultat d’une reconstruction idéaliséed’un passé local » (COVA et COVA, 2001), la premièrepartie de l’article, dédiée à la stratégie marketingamont de Fiat, examinera pourquoi le constructeur aété amené à prendre le risque de réinvestir samythique 500. Elle souligne combien la renaissanced’un produit emblématique représente de réelles res-sources pour une entreprise et elle soutient que l’en-gouement pour la 500 signifie non pas une régressionnostalgique vers les goûts du passé, mais un mouve-

ment vers l’innovation qui rebondit sur le passé. Ladeuxième partie est consacrée aux moyens managé-riaux de réorganisation interne. Elle analyse commentla stratégie de différenciation de produit traduit unerévolution du raisonnement de conception, qui partdésormais du client, et comment l’organisation s’esttransformée, notamment en termes de renouvelle-ment des personnes. Enfin, la troisième partie, relativeau marketing opérationnel, se focalise sur l’importanceaccordée en aval au marketing tribal et au marketingdes passions. Elle montre comment l’interaction avec latribu des « passionnés » a été construite sur Internet etcomment cela a contribué à renforcer le lien du clientavec ce véritable objet culte qu’est cette voiture.

* Professeur Associé délégué à la recherche, Université Paris-Est, IRG,ESIEE Management.

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RÉALITÉS MÉCONNUES

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GÉRER LA RECONQUÊTE PAR L’AUTHENTICITÉ

Le contexte global : la 500, au cœur d’un mouvement rétro dans l’automobile

De 1957 à 1975, la Fiat 500 a été produite à 3,6 mil-lions d’unités (2). Dans les années 1960, elle devientla voiture la plus vendue en Italie. Au-delà du grandvolume de production obtenu, son succès est surtoutd’avoir créé un attachement indéfectible, puis une

nostalgie grandissante (3). La nouvelle 500 a été pré-sentée au public le 4 juillet 2007. Dès son lancement,en septembre 2007, la production initialement prévuede 120 000 unités par an s’avère insuffisante face à lademande. Pour certaines versions, le délai de livraisonest estimé à un an. Début 2008, l’usine poursuit samontée en production pour atteindre l’objectif de190 000 unités par an (4).Plus grande (3,40 m de long, contre 2,97 m à l’ori-gine), la nouvelle 500 conserve les proportions, lecaractère et les codes esthétiques qui ont fait d’elle uneicône. Plus pure et raffinée, cette reproduction decaractéristiques s’associe à un travail actif de réactuali-sation. En créant un lien indéfectible entre hier etaujourd’hui, Fiat assume l’héritage d’un dessin devenuculte, et réinvente avec finesse sa 500. Fiat gère ainsila reconquête par l’authenticité, définie dans cet arti-cle comme « le produit d’une rupture motivée parl’expérience d’un manque. Elle est directement bran-chée sur le désir. Elle est de l’ordre du fantasme et del’imaginaire » (WARNIER, 1999). Il s’agit de réinter-préter, avec distanciation et créativité, une automobilequi existait déjà. Ce marketing revitalise la somme desdétails visuels qui font qu’une 500 est une 500 (5).Légendaire et familière, la 500 apparaît régulièrementaux yeux du public (merchandising, publicités d’en-seignes diverses, mode, cinéma, bandes dessinées,etc.). En 2006, Disney Pixar l’emploie dans le film Cars, puis Mac Donald’s, associé à la promotion dufilm, participe à la diffusion des miniatures. Celadémontre le capital sympathie et l’attractivité dontcette voiture bénéficie. Véritable « monument natio-nal » en Italie, elle continue de circuler dans Romemalgré l’interdiction des véhicules polluants dans lecentre-ville (6). La 500 des années 1960 à 1970 sym-bolise la jeunesse et l’insouciance, tout autant que laréussite de Fiat, du design italien et, in fine, de l’Italie.Ses conducteurs se souviennent du bruit de sonmoteur, de l’exiguïté de son habitacle et de l’image debonne humeur qu’elle véhiculait. L’attrait de cette voi-ture n’a jamais été démenti (7). Mondialement célè-bre, elle est presque un phénomène trans-génération-nel.La période 1950-60 était audacieuse. Les Minis ontsymbolisé cette époque où des voitures étaientconçues avec passion. Sous l’impulsion des carrossiers

SOURCES D’INFORMATION MOBILISÉES

1. La réalisation d’entretiens auprès de B. Ciaval -dini, qui, dans le cadre de ses anciennes fonctions deDirecteur du Produit chez Matra Automobiles, atravaillé au cours de la période 2002-03 sur unavant-projet d’architecture aboutissant au concept-car Trepiùno.B. Ciavaldini, qui a participé à des réunions régu-lières à Turin sur plusieurs sujets d’échange avec desresponsables de Fiat et de Lancia, précise dans cetarticle des éléments relatifs au processus décisionnelet au marché automobile. 2. La réalisation d’un entretien auprès de S. Nor -man, Directeur marketing Monde de la marque Fiatentre 2005 et 2007 (1), période correspondant audéveloppement et au lancement de la 500.3. La valorisation de travaux de stratégie de Fiat(GREGGIO, 1995, 2003 ; VOLPATO, 2008), ainsi quedes articles de presse mentionnant des extraits d’en-tretiens auprès de responsables Fiat.4. L’observation du comportement d’individus lorsdes présentations de la 500 selon des méthodes eth-nographiques pour, d’après BADOT et al. (2009),repérer des détails et débusquer en profondeur deséléments ressortissant au domaine de l’intangible etde l’imaginaire. Des témoignages sur le vif avec desvisiteurs et des responsables commerciaux ontcontribué à l’analyse, de même que le décryptage dedizaines de verbatim extraits de forums de discus-sion sur Internet.

(1) S. Norman est, depuis 2007, Directeur marketing Global de Renault.

(2) À titre de comparaison, la Mini originelle s’est vendue à 5,3 millionsd’unités (1959-2000), la première Renault Twingo à 2,4 millions d’exem-plaires (1993-2007) et la Coccinelle Volkswagen à 21,5 millions (1938-2003).

(3) En Italie, quelque 600 000 Fiat 500 seraient encore en circulation(d’après Herald Tribune, 20 novembre 2004).

(4) En 2008, 90917 unités ont été commercialisées en Italie (contre18468 Mini et 11254 Renault Twingo) et 21250 unités en France(contre 18999 Mini et 65333 Renault Twingo). Pour l’Allemagne, leschiffres sont de 17 638 Fiat 500, 30843 Mini et 22157 Twingo.

(5) Par exemple, la grille d’aération à l’arrière de la Fiat 500 by Diesel estinutile, cette voiture étant désormais une traction avant. Mais un telancrage esthétique est un gage d’authenticité...

(6) Une 500 de l’époque pollue autant que 200 petites cylindrées d’au-jourd’hui. Pourtant, la Commission des Transports du Sénat a approuvéun décret de loi autorisant les 500 âgées de plus de 25 ans à circulerdans les zones réservées aux voitures équipées de pots catalytiques(Source : La Stampa, 2 février 2006).

(7) Ainsi, le magazine Top Gear de juillet 2006 l’a désignée, à la suited’un sondage, « voiture la plus sexy du monde ».

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(principalement italiens), les voitures étaient diffé-renciées et les styles nationaux affirmés. De la CitroënDS de 1955 à la Renault 16 de 1965, ces véhiculesconceptuellement novateurs utilisaient des matériauxinnovants et avaient recours à des coloris inédits. C’estla « décennie durant laquelle on a probablement vudavantage de bonnes idées arriver à maturité »(MILONEVICH, 1993). D’uniques, ces voitures devien-dront « mythiques » (BARTHES, 1957).

C’est à partir des années 1990 que des designers ontpuisé leur inspiration dans l’histoire automobile au pre-mier degré, s’autorisant à citer des grands carrossiers dupassé, à emprunter des idées de capots ou de calandresque leurs aînés auraient jugées dépassées et impossiblespour une nouveauté des années 1980 (8). C’est ainsique l’on est revenu au style émotionnel avec la Mazda

Miata, directement inspirée de la Lotus Elan, puis avecles Fiat Coupé et Barchetta, Mazda 121 et autresChrysler PT Cruiser, mais surtout avec l’Alfa Roméo156 commercialisée en 1997 et avec la nouvelle Mini,ressuscitée avec brio par BMW en 2001. Ces véhiculessynthétisent les lignes marquantes des années 1950-60,voire, plus récemment, celles des années 1970 (FordMustang, Chevrolet Camaro, Dodge Challenger,Citroën C6). La conception de l’Alfa Roméo 156

résulte de cette différenciation du présent via un réin-vestissement du passé. Son grand succès résulte d’uneretraduction dans le monde actuel des signes du passéglorieux d’Alfa, et notamment de la calandre de la célè-bre Giulietta (1954), dans un tout original et unique(COVA et COVA, 2001). La marque poursuit ce proces-sus constructiviste sur l’ensemble de sa gamme et en

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« De 1957 à 1975, la Fiat 500 a été produite à 3,6 millions d’unités. Dans les années 1960, elle devient la voiture la plusvendue en Italie. Au-delà du grand volume de production obtenu, son succès est surtout d’avoir créé un attachement indéfectible, puis une nostalgie grandissante. » Timbre poste italien commémorant la Fiat 500 (La Cinquecento).

(8) Le phénomène d’un retour aux produits chargés d’histoire, delégende et de sens a été initié par Volkswagen, avec la Concept One (de1994) préfigurant la New Beetle (commercialisée en 1998). Dans la fou-lée, d’autres concept-cars, comme la Fifties de Renault (1996), la LanciaFulvia (2003), la Fiat Trepiùno (2004) et la Révolte, chez Citroën (2009),

sont de redoutables supports de communication, qui n’ont d’autre voca-tion que d’actualiser l’image de la marque en aimantant le spectateur, quiest ensuite aiguillé vers les modèles disponibles à la vente. C’est en raisondu plus ou moins grand succès de ces démonstrateurs que leur dévelop-pement peut être envisagé, parfois dans l’embarras, et bien souvent aumilieu de controverses.

© Fototeca/LE

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vient à concurrencer Mini, en 2009, avec la MiTo, unvéhicule traduisant au présent de nombreux codes sty-listiques issus du passé légendaire de la marque. Il apparaît que la logique du recyclage du passé neconcerne que des véhicules aboutis et cohérents dansleurs caractéristiques. Cela explique que les Citroën2 CV, VW Coccinelle, Mini et 500 ont « une harmo-nie, une unité, une homogénéité, une cohérence d’es-pace, de forme, de substance, de fonction »(BAUDRILLARD, 1968) ; ce sont des véhicules emblé-matiques d’une époque et d’une sociologie.

FIXER DES REPÈRES DANS UNE SOCIÉTÉ MUTANTE

L’automobiliste, qui voulait des voitures ressemblant àde vraies voitures, a pris goût à ce mouvement rétro, àla fois pour lui-même et pour le regard des autres. Lesvoitures anciennes suscitent de la sympathie. Ellessont différentes, tout en créant une visibilité rassu-rante. Inversement, les véhicules en rupture concep-tuelle peuvent insécuriser le client en recherche depoints d’ancrage. En prenant l’exemple de Renault,on constate que des produits en rupture ont connuaussi bien le succès (Espace, Twingo, Scénic) quel’échec (Vel Satis, Avantime). L’analyse des grandes évolutions socioculturelles de la findu XXe siècle sur les marchés européens montre un pas-sage à un recentrage de l’individu, sur lui-même et surses réseaux. Cela s’est traduit, dans l’automobile, parl’émergence du besoin de différenciation. Cette évolu-tion, rapporte DECONINCK (1998), « s’est accompagnéepour une partie de la clientèle d’un changement pro-fond de la signification de l’objet automobile. Il estdevenu l’expression du style de vie de l’individu ».CIAVALDINI (1996) avait entrevu combien l’accroisse-ment du besoin de différenciation et de satisfaction d’at-tentes personnelles conduirait au développement devéhicules « niches » fabriqués en petites séries (CitroënC3 Pluriel, Peugeot 206 CC, etc.) ou fabriqués engrandes séries et porteurs d’image (Mercedes Classe A,Mini, etc.). Les désirs des clients se manifestent souventpour des produits innovants et pourtant, « le marchéautomobile reste conservateur, très peu ouvert à la rup-ture, comme en témoignent les échecs de produits inno-vants des années 2000. L’innovation de rupture est rare-ment payante. La demande de différenciation reste rai-sonnable, ou elle ne s’envisage que si elle plaît à tout lemonde » (9). L’anticipation nécessaire du comporte-ment du consommateur à moyen et long terme, dansson mode de vie, ses valeurs et son rapport à l’automo-bile est donc difficile.

Compte tenu des enjeux financiers élevés des activitésde développement (de 200 à 800 millions d’euros),ressusciter un produit mythique représente un moyende bousculer des conventions, sur un marché contem-porain qui semble davantage limiter les risquesd’échec que l’adoption d’une stratégie de ruptureconceptuelle classique. Dans le cas d’une renaissance,on suppose que la vision de la clientèle potentielle estplus familière. Il existe aussi des repères concernantl’offre des produits concurrents et la perception qu’enont les clients. Les structures de marché portent desconnaissances marketing, alors que, dans le cas d’unerévision de l’identité du produit, d’après LE MASSON

et al. (2006), elles ne sont pas définies et peuventdonc s’avérer inattendues. L’identité d’une 500 renais-sante propre à l’« ADN de la marque » étant stabiliséeet reconnue, les études de marché génèrent desconnaissances sur la valeur. Inversement, lorsque le concept est nouveau, lesclients et les besoins sont inconnus, il est difficiled’anticiper une définition de sa valeur (GAREL etROSIER, 2008). « Fiat s’est pourtant trompée sur l’ac-cueil de sa 500. Lors des premiers clinics d’avant lan-cement, l’intérêt hors d’Italie – où la réussite étaitassurée – était modique, alors que le succès après lan-cement a été pléthorique. Inversement, le succès lorsdes tests New Beetle avait été pléthorique et celui lorsdu lancement, modique » (10). Le degré de confor-mité par rapport au produit original est difficile àdéfinir. Les arbitrages sont délicats et le risque est deparaître caricatural et de décevoir. La définition duprix est tout aussi subtile, car, selon son positionne-ment, les clients seront différents.Le mouvement rétro renvoie à la notion de nostalgie,définie en marketing par HOLBROOK et SCHINDLER

(1991), comme « une préférence (aimer, avoir uneattitude positive, des affects favorables) envers desobjets (personnes, lieux ou choses) qui étaient plusfamiliers (populaires, à la mode, ou largement diffu-sés) quand on était plus jeune ». KESSOUS et ROUX

(2007) considèrent que cette définition s’imposecomme le référent conceptuel. La mélancolie et leregret se rattachent cependant à leur analyse sémio-tique. Ainsi, MAILLET (2005) parle de « régressiongénéralisée pour se déconnecter d’une réalité moroseet échapper aux inquiétudes du présent ; chacun partà la recherche de sa ‘‘madeleine’’ ».Cette thèse, que nous proposons de qualifier de « régres-sion nostalgique », ne semble pourtant pas s’appliquer àla Fiat. Un détour par la sociologie à tendance philoso-phique nous permet d’étayer notre propos. En particu-lier, le courant postmoderne rend compte des change-ments sociétaux marqués par une pluralité de valeurs et

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(9) B. CIAVALDINI, entretien. La production des Smart Forfour, RenaultVel Satis et Peugeot 1007, insuffisamment abouties aux yeux des clients,a été arrêtée prématurément. Rappelons également le démarrage très lentde la microvoiture Smart, lancée en 1998.

(10) S. NORMAN, entretien, 2010.

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de styles. Dans ses leçons de marketing postmoderne,COVA (1996) souligne la juxtaposition de contradic-tions : modernité et tradition, communautarisme etindividualisme, etc. Ce courant met en lumière le faitque notre époque liquéfie les références et conduit leconsommateur à rechercher celles empruntes de sérénitéet d’apaisement, qui sont issues de périodes structu-rantes du passé. LIPOVETSKY (2006) relève ainsi que leconsommateur « n’acquiert pas seulement des produitshigh-tech pour communiquer en temps réel, il achèteaussi des produits affectifs faisant voyager dans le tempsdes émotions de l’enfance, jouant sans inhibition avec lepassé ». Selon nous, l’engouement constaté pour la 500est porté par une nostalgie non pas régressive, mais pro-gressive. La commercialisation de produits reprenantdes codes et symboles historiques n’est pas une preuvede regret. Au contraire, ils renforcent l’identité person-nelle d’un consommateur ancré dans ses racines.MAFFESOLI (2004) a appelé cela « l’enracinement dyna-mique », celui de la « croissance à partir des racines ». Laconfirmation de sensations éprouvées et de piliers affec-tifs constitue une base identitaire solide pour le dévelop-pement de soi. C’est une régression fondatrice, voireréconfortante, en ce qu’elle permet une reconnaissanceet un nouveau départ. Tel un point fixe, elle est sourced’énergie et d’assurance. Une temporalité tendue versl’avenir laisse place à une temporalité offrant la conjonc-tion de l’archaïsme et du contemporain (MAFFESOLI,2003). Dans notre environnement aux repères sociolo-giques bouleversés, une 500 sert de lien viscéral à l'iden-tité même du consommateur, à ses racines profondes,qui lui semblent en péril, bien au-delà d'une apparenterégression.La 500 représente donc un double repérage, pour leclient. Elle est, d’une part, un repère différenciantattractif (une rupture esthétique rattachée au design)et constitue, d’autre part, et simultanément, unréférentiel connu, qui réassure et ré-enchante leclient au-delà de ses attentes. « Le charme et l’at-tractivité de la voiture représentent des facteursd’achat », souligne B. CIAVALDINI (11). Par sesgènes, la modernisation fidèle du concept originaldéfinit l’attractivité de la voiture, par ailleurs fortsympathique à conduire. La nostalgie joue mêmeauprès des jeunes, car elle est relative aux récits deleurs parents, qui rejaillissent sur eux. Cette analysea posteriori nous semble utile aux prises de décisionsdes entreprises qui seraient amenées à évaluer lerisque inhérent à la réédition d’un produitmythique.

LA RÉINTERPRÉTATION D’UN ENSEMBLE D’INDICES D’AUTHENTICITÉ, DANS UNCONTEXTE NOUVEAU

Fiat a commercialisé sa nouvelle 500 dans une phased’ascension tant en termes d’image que de résultats.Avec la Grande Punto (2005), l’objectif de reconquêtedu marché italien a été atteint (12). Son design appa-renté à celui d’une « petite Maserati » a été détermi-nant dans ce succès, qui marque la réaffirmation d’unstyle italien audacieux porteur d’un renouvellementd’image, un des points les plus sensibles de la stratégiede redressement du constructeur. L’indice de satisfac-tion de la clientèle progresse (13). En 2006, Fiataffiche un bénéfice net de 1,2 milliard d’euros et unchiffre d’affaires en hausse de 11%. Pour la premièrefois depuis 2001, Fiat rétribue ses actionnaires (14).L’événement de la résurrection de la 500 cristallise ceredressement d’une entreprise qui se recentre sur l’au-tomobile. La culture de Fiat, son histoire et son image, quiforment l’identité de la marque, s’inscrivent dans leprojet de la 500. Pourtant, si la 500 avait été lancéedans le contexte de crise grave traversée par Fiatdans les années 2003-2005, on aurait probable-ment retenu que ses dirigeants avaient exploité lesvaleurs de nostalgie, en réinterprétant les lignesd’une automobile inscrite dans la mémoire collec-tive, à défaut d’idées neuves. Allait-on vers unéchec ? En France, le grand succès commercial de la500 dans un contexte de crise automobile (15) etde mauvaise image de la marque atteste cependantde la valeur intrinsèque du produit. La transforma-tion du concept Trepiùno, présenté en mars 2004 auSalon de Genève, en réel projet industriel fait par-tie des pistes exploitées pour dépasser cette crise etredresser Fiat. Le lancement juste avant de la Bravo(2007), en opposition avec le style rétro de la 500,en est une autre. L’allusion stylistique au passé n’estenvisagée qu’en l’associant à la modernité. Lavolonté de déployer des valeurs de sensualité etd’émotion revitalise le passé, glorieux, de lamarque. Elle permet la transmission de codes iden-titaires qui viennent rappeler au client l’existencede la marque. Cela engendre des effets dynamiques,en termes de présence et d’image. Le produit béné-ficie d’un patrimoine et, réciproquement, il insuf-fle une notoriété soudaine et une sympathie, à unmoment où il est primordial de s’assurer laconfiance du client.

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(11) Entretien, 2009.

(12) Depuis sa sortie, elle est la voiture la plus vendue en Italie. Elle aégalement été, durant certains mois, la voiture la plus vendue en Europe,réalisant 50 % des ventes de la marque (en volume).

(13) L’indice de satisfaction de la clientèle allemande est de 763 en 2005(ce qui rejette Fiat à la 26e position parmi l’ensemble des constructeurs),

contre 856 pour Toyota, et il était de 790 en 2007 (18e position), contre848 pour Honda (1er). Source : J.D. Power and Associates, d’aprèsVOLPATO (2008).

(14) Le Monde, 7 avril 2007.

(15) Courrier International fait de l’ancienne 500 la couverture de sonnuméro spécial « L’anticrise » (n° 961 du 1er au 8 avril 2009).

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RÉALITÉS MÉCONNUES

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RÉVEILLER FIAT

Penser client, avant toute chose

Esthétiquement mimétique de l’originale, la nouvelle500 arrive pourtant sur le marché en apportant unedifférenciation majeure. Alors que Renault a norma-lisé sa Twingo pour mieux la vendre en dehors dumarché français, en émulant l’originalité d’une « autoqui n’existait pas » (MIDLER, 1993), Fiat est partie surune stratégie calquée sur celle de BMW, pour sa Mini(16). L’héritage esthétique et symbolique lié à leur ori-gine nationale et aux années 1960 est un facteur par-tagé de différenciation. Au niveau émotionnel, lanotion d’image prédomine. L’esthétique est personna-lisable (SIMMS et TROTT, 2006). Cette quête de l’au-thentique est à la base du projet. « Le produit peutainsi agir par lui-même, car il possède cette profon-deur de sens qui s’exprime dans ses relations avec lesindividus et dans les relations des individus entreeux » (COVA et COVA, 2001). D’après RAVASI etRINDOVA (2005), cette stratégie réactualise un produithautement reconnu et « aimé » pour sa valeur symbo-lique. BAUDRILLARD (1968) permet de mieux com-prendre comment l’individu entre en relation avec cetobjet mythique, qui ne saurait se résumer à sa seulefonctionnalité, pas plus qu’il n’est investi d’une sub-jectivité dont est dépourvu tout objet de consomma-tion moderne destiné à s’insérer au sein d’un systèmequi le dépasse et l’englobe.À la présentation de la Trepiùno, « l’objectif était deconcevoir une voiture d’à peine quatre places (c’est-à-dire de trois places + une). La question importanteétait de savoir ce qu’il était possible d’apporter d’inno-vant à une petite voiture. L’idée était de concevoir unegrande Smart. Le cahier des charges s’approchait decelui de la Toyota IQ (2009). Ce concept s’estretrouvé presque par hasard habillé en 500, ce qui aocculté l’originalité conceptuelle » (17).L’effervescence collective, suscitée alors essentielle-ment par les journalistes dans leur rôle de prescrip-teur, a amené Fiat à privilégier le capital-notoriété dela 500 plutôt que la rupture conceptuelle. Cet intérêtmédiatique a dépassé largement tout ce que Fiat pou-vait imaginer. La stratégie de rétro-marketing a émergéde l’action au fil du temps : si, en mars 2004, il n’étaitpas question d’envisager la commercialisation d’une500, Fiat s’est ravisée, fin 2004/début 2005. « Avantl’arrivée de Sergio Marchionne en tantqu’Administrateur Délégué de Fiat, en juin 2004, iln’y avait pas de possibilité d’engager des moyens pour

développer un tel produit. Le financement du déve-loppement a été déterminant », précise S. NORMAN

(18). Ce revirement stratégique rentre dans le cadrethéorique de MINTZBERG et WATERS (1985), selonlequel la stratégie d’entreprise a combiné un processusprévisible (le délibéré) et un processus fruit du hasard(l’émergeant). Le hasard a révélé qu’une nouvelle 500allait divertir le client, aux yeux duquel le fait deretrouver en elle la 500 ne pouvait que constituer unmoment magique et festif.L’alchimie entre l’identité du client et l’identité duproduit réveille Fiat. La campagne de lancement offi-ciel l’assimile aux objets emblématiques de notremode de vie : Converse All Star, Stylo Bic ou encore,l’Ipod d’Apple. Sergio Marchionne entend faire de la500 l’Ipod de l’automobile et s’inspirer de la commu-nication décalée d’Apple. Cela représenterait un indi-cateur significatif de réussite du marketing Fiat en tantqu’intégrateur des caractéristiques et des styles les plusmodernes. Aux yeux du client, c’est bien d’une renaissance de lamarque dont il s’agit. Le manque de conviction etd’adhésion aux Fiats a été souvent constaté, que cesoit pour des véhicules en rupture, audacieux ou pro-vocants (Ritmo, 1978 ; Tipo, 1988 ; puis Multipla,1998) ou en négation, comme la Cinquecento(1993). Pour cette dernière voiture au nom évocateur,la marque n’a pas tenu compte de ses racines et de sonidentité. Son lancement commercial, retardé de cinq àsix ans, a été celui d’une voiturette catastrophique-ment fade et démodée. Le marketing s’était opposé àl’éventuel remplacement de la 126, qui elle-mêmeremplaçait la 500 « sans véritable conviction et avecun minimum d’investissements, sous la pression de laPologne » (GREGGIO, 2003). La filiale polonaise a étédéterminante pour que soit commercialisée laCinquecento, mais cette dernière étant indigne desuccéder à la mythique 500, Fiat a subi un échec com-mercial : on voulait l’original !Fiat aurait-elle historiquement déterminé ses produitsseulement en fonction du pôle technique ? Dans lesannées 1980, le produit était d’abord défini par lestechniciens (surtout mécaniciens), avant de l’être parles clients et lorsque les tests de produit étaient effec-tués, ils apparaissaient souvent trop tardivement dansle développement (GREGGIO, 1995). La conséquencedu privilège accordé à la logique technique sur lalogique marketing a été la mise sur le marché de « voi-tures d’ingénieurs ». « La valeur des études de marchéétait systématiquement remise en cause par le pôletechnique » (GREGGIO, 2003). En marginalisant unmarketing discrédité, Fiat s’était montrée myope faceà la transformation du marché et de la concurrence.

(16) Le positionnement de la 500 est cependant plus tourné vers le rêveabordable et une certaine innocence que celui de la Mini. Alors que l’ita-lienne était une voiture populaire, la britannique était élitiste. Les posi-tionnements des nouvelles 500 et Mini conservent cette différence : leprix d’entrée de gamme de la 500 est inférieur d’environ 5 000 €.

(17) B. CIAVALDINI, entretien.

(18) Entretien, 2010.

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TRANSFORMER L’ORGANISATION DE L’ENTREPRISE

Fallait-il attendre que Fiat soit au bord de la faillitepour que les ingénieurs se décident à concevoir unproduit en partant des desiderata du client ? D’aprèsVOLPATO (2008), une rupture managériale s’est opé-rée, en 2004, avec une réorganisation de l’entreprisetournée vers le client. La quasi-intégralité des cadres(90 % !), qui étaient formatés par la culture Fiat, aété renouvelée. Le recrutement de jeunes managers(de 30 à 45 ans) de culture internationale a insuffléun métissage de talents favorable à la liberté créa-trice et au dynamisme des règles de fonctionnementde l’entreprise. Au milieu de l’année 2006, 40 %des 27 premiers responsables sont étrangers. Celaaurait été impensable seulement quelques annéesplus tôt. Il a fallu un changement humain du topmanagement pour que l’entreprise, qui fonctionnaitselon une rationalité purement technique, fonc-tionne désormais selon une rationalité marketing.La fonction marketing a été renouvelée avec ledépart de certains de ses responsables. C’était indis-pensable, car « pour mesurer la notoriété desmarques ou sonder les attentes des consommateurs,on utilisait des techniques abandonnées depuisvingt ans dans les autres industries » (19).Comme ce fut le cas pour la première RenaultTwingo (MIDLER, 1993), la 500 symbolise unerévolution d’entreprise. Ces deux véhicules au des-ign ludique et abouti ont déclenché des passions etincité les responsables à se surpasser pour trouverdes idées. Ainsi, la Twingo était si sympathique etattachante et le projet si motivant, que la mise enplace d’une structure projet s’en est trouvée facili-tée. De même, la perspective de conception d’unenouvelle 500 était euphorisante. Le lien produit-organisation, un des facteurs clés du succès desstructures projets, trouve ici son illustration : c’esten particulier le caractère marginal et original duproduit qui a structuré l’organisation de sa concep-tion et qui a permis d’explorer, en même tempsqu’un nouveau concept marketing, le fonctionne-ment d’une nouvelle organisation.La conception de la 500 a été rendue possible par lasignature d’un accord passé avec Ford en vue du

remplacement de la Ka (un accord reposant notam-ment sur le partage d’une plateforme afin de réaliserdes économies d’échelle). S’inscrivant dans le cadred’une stratégie d’accroissement de standardisationet de différenciation aux yeux du client, ce projet,qui a pris pour point de départ la plateforme de laPanda, avec laquelle la 500 a 75 % de composantsen commun, a permis de réduire cette part du coûtde développement (20). Fiat a également été précur-seur en termes de maquettes numériques, avec laBravo, puis avec la 500. Ces projets repartant d’unebase technique existante (soubassement, suspen-sions, points de soudure des châssis, moteur, etc.)limitant ainsi les validations à effectuer (LATORRE etPOINTET, 2008), il a été possible de supprimer lesprototypes physiques ; le processus de développe-ment a donc été particulièrement bref (pas plus dedix-huit mois) (21).

IMPLIQUER LES PASSIONNÉS

L’objet culte et sa tribu

Fiat a apporté une nouvelle vision de l’interactivitéen plaçant le client en amont de la conception.Dans l’histoire de l’automobile, c’est la premièrefois qu’une entreprise demandait aussi explicite-ment aux internautes ce qu’ils désireraient voirajouté à un futur produit, via le sitewww.fiat500.com (22). En plaçant l’internaute aucœur de ce dispositif de communication cinq centsjours avant le lancement et en sollicitant la créati-vité d’une tribu (terme utilisé par GODIN (2008)pour qualifier « un groupe de personnes partageantune même passion et que le Web a permis de mul-tiplier à l’infini », Fiat revendiquait la dimensionstratégique qu’avait, à ses yeux, ce nouveau produit.La construction de ce site a été rendue possible parle caractère unique d’un produit sans concurrentinterne dans la gamme des petites voitures Fiat. Ce site a ré-enchanté son visiteur, qui a pu plongerdans l’univers traditionnellement inaccessible desbureaux d’études. Flatté de participer à la conception,il a rejoint sa tribu (« join the team ») et il a cru deve-

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(19) Source : J. BOTELLA, « Comment Fiat est sorti de l’enfer », Capital,août 2006.

(20) D’après Fiat, la différenciation de la 500 représente 25 à 30% ducoût total (il s’agit de l’extérieur et de l’intérieur de la carrosserie, pourlesquels 18% des composants sont partagés avec Panda). L’entreprise ne communique que sur des coûts globaux de R&D incluantles dépenses d’assemblage. Or, l’usine regroupe trois modèles distincts (laKa, la Panda et la 500). Si Fiat a déclaré 600 millions d’euros d’investis-sement pour la Panda en 2003, InterautoNews d’avril 2007 estime à 700 millions d’euros celui de la 500 (merci à G. VOLPATO pour l’éclai-rage qu’il m’a apporté sur ce point).

(21) C’est la durée de développement que mentionne le dossier de pressede la Fiat 500 (de juillet 2007).

(22) Fiat a ouvert le 6 mai 2006 ce site participatif dénommé « 500wants you », avec profil avant ou arrière, une maquette en 3D deTrepiùno. Le site est conçu dans le style rétro des années 1960 (un comp-teur typique des voitures de l’époque indique le nombre de jours avant lasortie de la nouvelle 500).

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nir, au sein du « concept lab », un acteur du dévelop-pement de sa Fiat 500 (23). Le site a évolué régulière-ment, en s’enrichissant de contenus et d’activités, l’in-térêt de cet enrichissement étant d’inciter l’internauteà se reconnecter régulièrement au site. Des échangesfréquents entre internautes permettent, en effet, à unecommunauté de perdurer.Au Mondial de l'Automobile de Paris, édition 2006,le visiteur pouvait entrer dans un « igloo » où il étaitinvité à s’asseoir sur le siège d’une découpe d’ancienne500 décapotable afin de découvrir le site« Fiat500.com » et faire apparaître la déclinaison deses nouvelles versions sur un grand écran. L’igloo étaitun espace de découverte interactif ; pour les visiteurs,il en émanait un sentiment de constituer une collecti-vité. Le même type de dispositif a été renouvelé lorsdu Mondial 2008, où l’emplacement du stand étaitsignalé par une 500 géante, à l’intérieur de laquelle levisiteur pouvait s’imprégner de l’« univers 500 ».D’après GODIN (2008), ces espaces sont surtout desvecteurs de liens entre l’individu et le produit, d’unepart, et entre les individus eux-mêmes, autour de leurproduit favori, d’autre part. Pour MAFFESOLI (2004),ce mécanisme relève moins de ce à quoi chaque indi-vidu va volontairement adhérer que de ce qui est émo-tionnellement commun à tous.

Valorisation interactive

En mai et juin 2007, nous avons réalisé une enquêteauprès des internautes afin d’obtenir leur évaluationde la démarche participative adoptée par Fiat dans sapréparation du lancement de la 500. Les réactions spontanées, recueillies sur différents sitesInternet italiens et français, concernent tout inter-naute réceptif à la démarche de Fiat et conscient deson ascension en termes d’image et de résultats (24).Il en ressort un véritable engouement. L’aspectludique de la personnalisation en ligne est apprécié,ainsi que l’aspect fortement innovant de la démarcheen elle-même. Le client ressent qu’il agit en faveur desa marque favorite ; il se sent reconnu. Tel est le dis-cours dominant. Certaines réactions font cependantapparaître une prise de conscience de l’impossibilitéde modifier le produit arrivé au stade du pré-lance-ment. Ne sommes-nous pas, dès lors, davantage enprésence d’une opération de promotion (voire demanipulation) de la Fiat que d’une réelle volonté, desa part, de prendre le client en compte ? La conception et le style ayant été figés dix-huit mois

avant le lancement, à la suite des clinics de style menésauprès du public-cible, les résultats tirés du site ontpermis une « priorisation » des accessoires de la 500,qui ont été homologués avec la même fiabilité que levéhicule lui-même (25). En associant le public auxcouleurs et aux spécificités de la voiture, Fiat se sert duréseau de clients potentiels afin de tester ses idées.Certes, des visiteurs du site cliquent au hasard, s’amu-sent, mais le subconscient les guide, et si certainsjouent à élaborer la voiture la plus désopilante, d’au-tres formulent des suggestions des plus sérieuses. Lacréativité de l’internaute, qui accède au site en tantque visiteur et en ressort en tant que prescripteur,nourrit le marketing. Le repérage de signaux émis parles internautes développe des capacités à anticiper lecomportement futur des clients. En attirant des pas-sionnés particulièrement créatifs, le site représente unoutil de définition des contours futurs du marché.Mais il est tout autant un outil de communication : larichesse des idées et des émotions échangées dynamisela valeur de la marque. L’imaginaire des usagers du sitecontribue activement à construire l’univers quasi oni-rique de la 500.Luca di Meo, nommé Directeur marketing de Fiat en2007, parle du changement des consommateurs, quine sont plus des sujets passifs auxquels on peut impo-ser un produit : « leur attitude a évolué : ils veulentparticiper au succès, être impliqués, contribuer pardes idées et des conseils à la naissance du produit »(26). Des entreprises annoncent ainsi accorder uneplace plus grande à la proximité et à l’apprentissageavec les clients, lesquels sont favorables à l’émergencede nouveaux « effets utiles » (GADREY et ZARIFIAN,2002). Certaines d’entre elles impliquent activementdes utilisateurs experts et créatifs dans leur processusde construction de valeur (BERTHON et al., 2007 ;COVA, 2008).En complément d’ajustements, au début du dévelop-pement, l’implication des internautes dans le siteFiat500.com s’est en réalité centrée sur les aspects decommunication, ce site induisant chez eux l’illusionqu’ils œuvraient effectivement aux étapes de concep-tion. En mettant en récit leur relation à la marque, lespassionnés de la 500 en augmentent la valeur commu-nautaire. Tout en étant reconnaissants envers Fiatpour sa démarche participative, ils vont donc êtreprêts à payer plus cher l’offre des produits. La 500coûte en fabrication quelques centaines d’euros deplus que la Panda, alors que son prix de vente moyenest lui supérieur d’environ 2 000 € (27), voire davan-

(23) Sur un mode ludique, huit jours après la création du site, 3 500 inter-nautes avaient élaboré leur propre modèle de voiture à partir d’éléments quileur étaient proposés. En 500 jours, parmi les 3,6 millions de visiteurs,268 000 propositions ont été élaborées. Si des caractéristiques n’étaient pasproposées dans la liste, il était possible de faire part de ses désirs à Fiat. Dansles 100 000 premières réponses, les résultats des désirs en matière de coloriset d’accessoires ont été transmis aux ingénieurs.

(24) Analyse de verbatim menée sur 10 sites Internet. Les résultats de

cette enquête sont en ligne sur le sitehttp://www.marketingdelafiat500.over-blog.com.

(25) Pour reprendre ici la terminologie de S. NORMAN (entretien, 2010).

(26) La Repubblica, 26 mars 2007.

(27) La Tribune, 13 septembre 2009, d’après les propos d’un dirigeant deFiat.

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tage, si le client adopte le même comportementd’achat d’options que celui constaté pour la Mini,dont les versions les plus chères ont d’emblée repré-senté les deux tiers des ventes (28). Cela représenteune source de marges très importante. Ce phénomène pose l’hypothèse d’une double exploi-tation du consommateur par l’entreprise : celui-ci tra-vaille pour une entreprise sans être payé, et il payeplus cher le produit qu’il achète (29) !

Conclusion et implications pour le domaine du management

En 2004-2005, la décision de réinterpréter commer-cialement la mythique 500 de 1957 relevait du parisur l’avenir. Les contextes interne et externe étaientparticulièrement complexes. Le risque était élevé.C’était un « quitte ou double » (30). Ce n’était pasparce que le concept Trepiùno avait obtenu un succèsmédiatique qu’une nouvelle 500 allait obtenir un suc-cès commercial trois ans plus tard et pour plusieursannées. FRIDENSON (2000) souligne « l’écart qui peutséparer la prévision de l’accueil d’un modèle de saconception effective par la clientèle, dont l’appropria-tion ou le rejet sont aussi complexes et évolutifs queceux d’un film, d’un livre ou d’une pièce de théâtre ». Ainsi, le redressement de Fiat allait-il avoir lieu, légi-timant une telle réinterprétation de sa 500 aux yeuxdu client ? Quel positionnement retenir, pour assurerla rentabilité ? Le positionnement de petite voiture dehaut de gamme d’une marque généraliste pouvait-ilêtre légitime, pour le client ? Le Directeur général del’époque n’y croyait pas : « Ne rêvez pas, Fiat n’est pasBMW » (31). La commercialisation d’une petite Fiatau luxe émotionnel marginal et au positionnementprix élevé avait-elle un sens, pour un constructeurcompétitif par les prix ? Que fallait-il transformer,pour que cette stratégie puisse avoir un sens ? Et quels pièges étaient à éviter pour ne pas apparaîtrecomme un produit niche (à l’instar, par exemple, de laNew Beetle reprenant la Coccinelle de Vokswagen, àl’échelle de l’Europe) ? Fiat, à l’image de producteurde petites voitures pas chères, pouvait-il prétendrereproduire le succès de la Mini ? Ce mimétisme était-il créateur de valeur ? Quelles spécificités de position-nement retenir ? Quel prix était susceptible de capterune partie de la clientèle de la Mini ? Comment,simultanément, se situer, face à la Twingo II ? Sousquelles conditions conjuguer subtilement les valeursémotionnelles et d’usage ? Quel était le bon dosage ?

Extraire un objet emblématique d’une époque degrande croissance et le réinsérer dans le contexteactuel, bouleversé par des crises successives, soulève laquestion de l’immense risque pour Fiat d’investir dansun tel projet. Rien ne garantissait, en effet, qu’unetelle « greffe » connaîtrait un tel succès populaire.Par nature, la réinterprétation idéalisée d’un passélocal est subjective. Si le terme d’authenticitédésigne au sens commun l’expression de l’intégritéoriginelle et de ce qui est vrai, la nouvelle voiturelancée par la Fiat n’aurait dans ce sens rien d’au-thentique, mais l’inscrivant dans une généalogie,elle rassure sur la réalité de nos racines et marquenotre identité commune. Nous avons montré qu’untel mouvement semble salutaire pour une sociétéqui s’extrait d’une impasse de la modernité pour seréorienter et assurer sa pérennité. La réussite commerciale de produits qui jouent leuraccès au marché sur la vibration émotionnelle et lapassion distractive interroge le marketteur. Plus lecontexte économique, sociétal et personnel de l’indi-vidu se déstructure, plus il se responsabilise et pluss’affirme en lui un besoin d’évasion et de dépayse-ment. Ainsi, le pouvoir attractif du produit résidedans sa capacité à lever les contraintes du réel en sti-mulant l’émerveillement et l’imaginaire de l’individu.Ce besoin d’une référence au passé interpelle lesconstructeurs (par exemple, Renault pour la Gordini,Citroën et sa décision de créer un label « DS » à tra-vers une lignée de véhicules haut de gamme). Celacontrecarre leurs stratégies d’obsolescence accélérée deleurs produits et modèles. Une alternative à l’innova-tion intensive et répétée génératrice d’une déstabilisa-tion et d’un renouvellement de l’identité des produitset des valeurs est ainsi ouverte (LE MASSON et al.,2006). Elle déstabilise un constructeur dont la trajec-toire est historiquement portée par l’innovation tech-nologique. Ainsi, Citroën, appelé à réinventer sa 2 CV, a d’abordavancé son projet C-Cactus totalement opposé audogme néo-rétro. Au contraire de Fiat, les racinesreposent ici sur le cahier des charges et sur le concept,et non pas sur le style. L’« ADN » du modèle culte ori-ginel est bien transmis, mais il n’est pas fixé. Il l’est,aujourd’hui, dans le design de la Révolte, un conceptélectrique positionné sur le segment du luxe.Paradoxalement, c’est en célébrant son label « DS »que Citroën remobilise sa tradition légendaire consis-tant à concevoir des véhicules conceptuellement etesthétiquement à l’avant-garde : à chaque profil d’en-

(28) 51750 Cooper et 10740 Cooper S ont été écoulées au cours deshuit premiers mois de leur commercialisation, à comparer à un volumetotal de 88000 unités. (Source : CCFA, revue de presse (19 septembre2002)). Par le jeu des options, le prix moyen de la Mini était supérieur àcelui de la version haut de gamme (Cooper).

(29) COVA B. (2009), « La valeur produite par le consommateur-travail-leur : entre reconnaissance et rétribution », séminaire de recherche Le

client au travail, marché, activité, valeur, CNAM, Paris, 17 juin. Voir également http://www.afm-marketing.org/documents/entreprises/ara2009_Cova.pdf

(30) Selon un responsable commercial de Fiat – Témoignage lors d’uneprésentation en avant-première de la 500 C, sur l’Esplanade du Champde Mars, à Paris, le 5 juin 2009.

(31) Échange avec B. Ciavaldini lors d’une réunion de décisions.

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treprise correspond donc une stratégie spécifique deréférence à l’histoire. Finalement, trois axes de stratégie marketing se fontjour :– Mini s’impose en créant un sous-marché de petitesvoitures de luxe au sein d’un marché automobilepourtant globalement saturé ;– Fiat tergiverse et transpose dans ses proprescontextes externe et interne les principes du marketingde Mini ;– En réaction au même contexte de marché, Citroën,contradicteur, se situe en opposition et adopte unestratégie inverse, poursuivant son histoire faite d’in-novations technologiques et de lancements de véhi-cules anticonformistes.Lorsque les entreprises font référence à leur histoire,c’est à partir de l’articulation fine entre l’exploitation deleur patrimoine et l’exploration de leurs marchés, ainsiqu’à partir de la valeur que s’élabore leur stratégie pro-duit. Chaque entreprise est contrainte de considérer laréussite commerciale du first mover et de prendre encompte dans sa propre stratégie les actions stratégiquesmarketing devenues une norme de référence. Il est intéressant de constater à quel point les entre-prises automobiles se professionnalisent en marke-ting, dépassant leur logique initiale, toute tech-nique. Un succès automobile est lié à la finesse del’analyse des marchés, ainsi qu’à une grande cohé-rence dans la stratégie et dans l’action. Mais com-ment Fiat pourra-t-elle entretenir le succès de sa500 à travers une succession de dérivés ? Commentremplacera-t-elle sa 500 ? Une stratégie de conti-nuité absolue, inspirée de celle adoptée par Mini,est-elle concevable ? �

• Remerciements

L’auteur remercie chaleureusement BertrandCiavaldini, Directeur de Programme Inde chezRenault, qui, dans le cadre de ses anciennes fonc-tions de Directeur du Produit Matra Automobiles, aparticipé à la prise de décision de la Fiat 500, ainsique Bernard Cova, Professeur à l’EuromedManagement de Marseille et à l’Université LuigiBocconi de Milan, pour leur participation à l’élabo-ration de cet article. Il remercie également StephenNorman, ancien Directeur marketing Monde de lamarque Fiat, ainsi que le responsable éditorial et lesévaluateurs de Gérer & Comprendre, pour les com-mentaires qu’ils ont apportés à une précédente ver-sion de cet article.

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DE LA STRATÉGIEORIENTÉE CLIENT AUX « ENQUÊTESCLIENT MYSTÈRE »Les « enquêtes clientmystère » à la SNCF :une « fiction » aux effetspourtant bien réels !

Cet article questionnera la stratégie orientée client déployée par la Directiongénérale de la SNCF depuis le début des années 2000, ainsi que l’instrumen-tation gestionnaire qui en est le support. Plus précisément, il examinera leseffets induits par les « enquêtes client mystère » (un dispositif de gestion quivise à mettre le client au centre de l’organisation) sur le personnel travaillanten front office et sur l’encadrement intermédiaire. Une des finalités de cedispositif était de transformer et d’homogénéiser les pratiques et les compé-tences professionnelles des agents afin d’améliorer la prise en charge desvoyageurs. Une recherche récente, menée au sein d’un service d’Escaled’une gare SNCF d’une ville de province, a montré que ces enquêtes tendentà occulter la complexité du travail des agents au contact du client et à standardiser leurs relationsavec les voyageurs. Par ailleurs, les fonctions latentes et le rôle joué par cesenquêtes dans la réorganisation de l’entreprise SNCF seront mis en évidence.

Par Damien COLLARD *

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ONNUES

* Maître de conférences – Université de Franche-Comté.Chercheur au LEG-UMR5118, Université de Bourgogne et CNRS.

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« Placer le client au centre de l’organisa -tion » constitue l’un des principes clésdu management moderne, ce mot

d’ordre organisationnel étant au cœur de la rhéto-rique managériale. Cette formule à l’emporte-pièceest devenue un poncif, un lieu commun, uneréponse stéréotypée aux exigences du « client roi ».La SNCF, grande entreprise de service public désor-mais ouverte à la concurrence, n’a pas échappé à lamise en oeuvre de cette injonction managériale.C’est au début des années 2000, avec la mise enplace du projet « Cap Clients », sous l’impulsion duPrésident de l’époque (Louis Gallois), que ce prin-cipe a véritablement pris corps. Ce projet phare, quicorrespondait à la volonté du « top management » demieux répondre aux besoins et attentes spécifiquesdes clients, s’est traduit par une réorganisation del’entreprise autour de ses principales clientèles (1).Pour mobiliser le personnel cheminot et « faire pas-ser le changement dans les esprits », Louis Galloiss’est appuyé, durant les années 2000 et 2001, surl’image de la « pyramide inversée » pour signifieraux cheminots que l’enjeu était de passer, d’uneentreprise bureaucratique et pyramidale, à uneentreprise au service de ses clients organisée selon ceprincipe de la « pyramide inversée ». Le « centre degravité » de l’entreprise devait ainsi passer, duPrésident, au Client final ! (2). Il s’agissait, notam-ment, de prendre en compte et de faire entendre lepoint de vue du client dans l’entreprise afin de déve-lopper de véritables « attitudes de service », notam-ment chez le personnel au contact du client. On adès lors assisté au déploiement à grande échelled’outils de gestion censés incarner la logique duclient, au nombre desquels figurent les « enquêtesclient mystère ». Ces dernières correspondent à unprocessus d’instru mentalisation du client par l’en-treprise (DUJARIER, 2006), dans le but de faire évo-luer les comportements et les compétences desagents en front office en vue de mieux satisfaire leclient final. Une recherche collective récente, menéepour le compte de la SNCF, sur les compétencesimplicites de service (BORZEIX, COLLARD, RAULET-CROSET, TEULIER, 2008) m’a amené à identifier leseffets induits par le déploiement de ces enquêtes ausein de la SNCF et à m’interroger sur leur rôle. Loind’être un outil neutre au service d’une stratégieorientée client, elles forment une véritable « techno-logie invisible » (BERRY, 1983) qu’il convient dedéconstruire. Après avoir présenté le cadre empi-

rique et méthodologique dans lequel s’inscrit cetterecherche, les principes qui sous-tendent lesenquêtes client mystère et leurs caractéristiquesseront examinés. Les effets engendrés par cette ins-trumentation sur l’encadrement intermédiaire et surles agents travaillant en front office seront ensuiteanalysés (à partir de l’exemple des agents d’Escale).Enfin, les fonctions latentes et le rôle joué par cesenquêtes dans la réorganisation de l’entrepriseSNCF seront mis en évidence.

LES ENQUÊTES CLIENT MYSTÈRE : UN OBJET À DÉCONSTRUIRE

Terrain et méthodologie

Notre terrain est un service d’Escale (comptant unecinquantaine d’agents) d’une gare SNCF certifiéeNF Service par l’AFNOR et rattachée à une unitéopérationnelle « Production Voyageurs » d’un éta-blissement d’exploitation. À l’époque de l’enquête(en 2007), cette unité opérationnelle recouvraitquatre gares placées sous la responsabilité de laDirection des Gares et de l’Escale. Cette dernièregérait les gares rattachées à la Branche VoyageursFrance Europe et était un prestataire de servicespour le compte des Branches Transport Public etVoyageurs France Europe (3), ces deux dernièresentités étant des transporteurs positionnés sur dessegments de clientèle différents (les usagers dutransport régional, pour l’une, et les voyageurslongue distance, pour l’autre). Vis-à-vis des établis-sements d’exploitation, la Direction des Gares et del’Escale était « pilote de production » ; à ce titre, elleallouait aux établissements les ressources nécessairesà la réalisation des prestations demandées.La mise en place de services d’Escale dans les gares(qui remonte à une dizaine d’années) correspondait àla volonté de la Direction de la SNCF d’articulerentre elles deux activités complémentaires, autrefoisséparées – l’accueil des voyageurs en gare et la « pro-duction des trains » –, dans le but de mieux répondreaux attentes des clients. L’accueil des voyageurs engare recouvre un ensemble de tâches relatives à leurinformation, à leur orientation et, si besoin, à leurassistance. Quant à la « production des trains », ellerenvoie à un processus d’articulation de ressources

(1) En 2007, l’entreprise SNCF était organisée en quatre Branches cou-vrant chacune un segment de clientèle : 1) la Branche « Fret » (pour letransport de marchandises et la logistique) ; 2) la Branche « VoyageursFrance Europe » (pour les voyageurs longue distance) ; 3) La Branche« Transport Public » (pour le transport régional de voyageurs) et, enfin,4) la Branche « Infrastructure » (pour l’exploitation, la maintenance et lesprestations d’investissement du réseau, ainsi que pour l’ingénierie).

(2) Au début des années 2000, j’ai pu assister à plusieurs opérations decommunication (à destination du personnel d’encadrement) orchestréespar la Direction générale de la SNCF. Je préparais à cette époque unethèse de doctorat à la SNCF (par le biais d’une convention CIFRE) surla mise en œuvre du programme gouvernemental « Nouveaux Services –Emplois Jeunes » (COLLARD, 2003).

(3) En 2007, la Direction des Gares et de l’Escale était une directiond’activité rattachée à la Branche « Voyageurs France Europe ».

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humaines, matérielles et symboliques en vue de pré-parer et d’assurer les départs des trains (4). Le serviced’Escale étudié regroupait deux équipes : une équipe« Produit train » (composée principalement d’agentsde manœuvre chargés de missions techniques et demanutention), managée par un dirigeant de proximitéProduit train, et une équipe « Escale » (composéed’agents d’accueil et d’adjoints départ de trains) géréepar un dirigeant de proximité Escale, ce dernier étantassisté par un chef d’Escale.

Les enquêtes client mystère : principes et caractéristiques

Ces enquêtes avaient été mises en place par la Directiondes Gares et de l’Escale à la demande des transporteursVoyageurs France Europe et Transport Public, dans lecadre d’une démarche de modernisation et de certifica-tion des gares intitulée « Gares en mouvement ». Cettedémarche visait à améliorer la qualité des services rendusau client et les performances des équipes. À cette fin, des« attitudes de service » avaient été définies d’unemanière extrêmement précise.Un document conçu par la Direction des Gares et del’Escale à destination des agents d’Escale au contactdes voyageurs précise que « les Attitudes de servicedécrivent notre manière d’être face à nos clients. Nous

devons les adopter, si nous souhaitons être reconnuscomme de véritables professionnels du service. CesAttitudes sont écrites pour répondre au mieux auxattentes de nos clients. […]. Chaque client doit êtreaccueilli avec la bonne Attitude, par tous les agents,quel que soit leur métier ». La prise en compte et l’intériorisation de ces attitudes deservice par les agents d’Escale étaient vérifiées lors desenquêtes client mystère effectuées par des enquêteursd’une société travaillant pour le compte de la SNCF(que nous appellerons ECM, dans la suite de cet article).

Figure 1 : Les différentes parties prenantes dans l’activitéEscale en 2007

Branche Transportspublics

Établissement d’exploitation

Unité opérationnelleProduction voyageurs

Direction des Gares et de l’Escale

Branche VoyageursFranceEurope

Gare 4Gare 2Gare 1 (étudiée)Service d’Escale

Équipe ÉquipeProduit train Escale

Gare 3

MÉTHODOLOGIE

• Des entretiens semi-directifs avec le personneld’Escale ont été réalisés : quatre entretiens avec l’en-cadrement (un avec le dirigeant de l’unité opération-nelle Production Voyageurs, et trois avec le dirigeantde proximité Escale) et trois entretiens avec desagents d’accueil. A ces entretiens semi-directifss’ajoutent des entretiens réalisés en situation de tra-vail avec le chef d’Escale, avec plusieurs adjointsdépart de train (sur les quais) et avec tous les agentsd’accueil (sur les quais et dans la bulle d’accueil).Tous ces entretiens ont été enregistrés et retranscrits.En outre, dans le cadre de la recherche collective surles compétences implicites de service (BORZEIX,COLLARD, RAULET-CROSET, TEULIER, 2008), desentretiens avec des représentants de la Direction desGares et de l’Escale et de l’Université du Service ontété menés et plusieurs réunions de restitution desrésultats de la recherche ont été organisées. • Une observation fine de l’activité des agents d’ac-cueil, des adjoints départ de train et du dirigeant deproximité Escale a également été réalisée. Cetteobservation s’étale sur sept journées et représentevingt-huit heures de présence sur le terrain aux côtésdes agents, à différents moments de la journée, enpériode creuse et en période de pointe. A cette occa-sion, des dizaines d’interactions entre agents etclients ont été enregistrées (via un dictaphone) etretranscrites dans un journal de bord, de même queles nombreux commentaires faits après coup par lesagents. • Une analyse documentaire a été effectuée sur labase des traces existantes : fiches de postes, référen-tiels de compétences, notes de service, guides des« bonnes pratiques », documents présentant la stra-tégie de la SNCF, comptes rendus de visites declients mystère, synthèses des résultats d’enquêtesclient mystères. À cela s’ajoute une analyse desrécentes réorganisations (opérées au sein de la SNCFen 2008 et 2009) établie sur la base de coupures depresse et d’informations puisées sur Internet(notamment sur le site www.sncf.com et sur les sitesdes organisations syndicales de cheminots).

(4) Il s’agit de s’assurer de la présence de tous les éléments entrant dansla « fabrication » du train : des éléments humains (présence d’unconducteur et d’au moins un contrôleur), matériels (par exemple : letrain doit avoir été assemblé, les éléments de confort doivent êtreconformes aux standards en vigueur…) et symboliques (les règles desécurité doivent avoir été scrupuleusement respectées…).

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Dans les supports d’évaluation de la qualité de serviceutilisés par les enquêteurs client mystère, on retrouvesous une forme détaillée toutes les attitudes de service(les « promesses ») précédemment décrites. Cette ins-trumentation gestionnaire était utilisée par laDirection des Gares et de l’Escale pour évaluer la per-formance collective des services d’Escale.Les enquêtes client mystère étaient censées refléter lepoint de vue du client et la qualité du service rendu auclient par Escale. Mais c’est un « vrai faux client » quiapparaît ici, sous les traits d’un enquêteur rémunérépar la société ECM, un client fictif dont la satisfactionpasserait par le respect des standards de qualité. C’estle client type, tel que se le représentaient certainsacteurs clés au sein de la SNCF (spécialistes du mar-keting, dirigeants, etc.), qui était mis en scène et ins-trumenté (5). La qualité du service rendu par Escaleétait ainsi évaluée par les clients mystères sur la basede normes de qualité définies par l’entreprise elle-

même. Si cette démarche peut avoir une certaine per-tinence pour des critères objectivables (comme lefonctionnement des installations en gare ou les retardsde trains, autant de critères qui sont évalués par lesclients mystère), elle est plus contestable, comme nousallons le voir, pour tout ce qui touche à la relation deservice, surtout lorsque les comportements des agents

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(5) Comme le souligne la sociologue Marie-Anne Dujarier, les exigencesou les attentes des consommateurs, qui sont fabriquées par les entre-prises, constituent des constructions sociales (DUJARIER, 2006).

LES ATTITUDES DE SERVICE (EN 2007)

Les attitudes de service, en vigueur au sein de l’Escale,renvoient à des normes et à des scripts comportemen-taux. Elles se répartissent en trois catégories – (1)« visibilité pour les clients », (2) « attitude générale »,(3) « information donnée » –, qui apparaissent commeautant de « promesses » faites au client. • À la catégorie « visibilité pour les clients » corres-pondent les attitudes de service suivantes : le port dela tenue complète ; le port de chaussures de ville (enharmonie avec le reste de la tenue) ; le port d’unetenue propre et soignée ; le port du badge, compor-tant son prénom, suivi de la mention « À votre ser-vice ». • À la catégorie « attitude générale » correspondentles attitudes suivantes : l’agent salue en premier lieule client ou répond immédiatement à son salut parun « Bonjour, Monsieur ! » ou un « Bonjour,Madame ! » ; l’agent est aimable et souriant tout aulong du dialogue ; l’agent est disponible et il prendle client en considération ; l’agent ose aller au-devant du client (il est proactif ) ; l’agent prend poli-ment congé du client et accompagne la poursuite deson voyage.• À la catégorie « information donnée » correspon-dent les attitudes suivantes : l’écoute active ; le faitde renseigner de manière exacte et précise le client ;le fait d’expliquer tous les services avec pédagogie ; lefait de disposer d’un espace de travail bien rangé ettenu propre.

LES ENQUÊTES CLIENT-MYSTÈRE

Un document émanant de la société ECM précise : « • La définition des conformités des items mesurésse place délibérément dans une logique « client », etnon dans une logique interne « production ». Tousles résultats sont exprimés sous la forme de taux deconformité ;• Un enquêteur en situation de voyageur normal serend à la gare par le moyen de transport de son choixet effectue le trajet normal d’un voyageur qui vaprendre son train et cherche les informations néces-saires au bon déroulement de son voyage ; • Chaque escale bénéficie de 10, 12, 16, 18 ou 20visites-mystères (selon sa taille) au cours de lapériode d’enquête ; • La conformité de chaque item est mesurée, àchaque visite-mystère, sous la forme d’une uniqueréponse conforme/non conforme, par item ;• Pour les attitudes de service, le voyageur tientcompte de l’ensemble des agents d’Escale croisés aucours de sa visite. »

Figure 2 : Les attitudes de service : origine et diffusion dans l’entreprise

Branche Transports publics

Attitudes de service prescrites

Attitudes de service prescrites

Enquêtes client mystère

Direction des Gares et de l’Escale

Société ECM

Services d’Escale évalués

Branche Voyageurs France Europe

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en front office sont évalués sur la base d’un strictcontrôle de conformité par rapport aux normes exis-tantes. En effet, les attitudes des agents sont jugées« conformes » ou « non conformes » aux standards envigueur. Par exemple, à l’item « Les agents d’Escaleaccueillent tous spontanément tout client qui

s’adresse à eux par un “Bonjour, Monsieur” ou“Bonjour, Madame” », si le client mystère a croisétrois agents d’Escale, la réponse est « conforme » si lestrois ont respecté le script en vigueur et « nonconforme » même si un seul d’entre eux n’a pas res-pecté le script (cf. l’extrait reproduit dans le tableau 3).

Tableau 1 : Exemple d’un extrait de compte rendu d’un enquêteur client mystère

Attitudes de service

Les agents d’Escaleaccueillent tous,spontanément, tout clientqui s’adresse à eux par un“Bonjour, Monsieur” ou“Bonjour, Madame”.

En bulle/kiosque

Itinérants

Gilets rouges/agents de manœuvre

Visite 1

non conforme

Seulement“Bonjour”

“Bonjour M…”

“Bonjour M…”

Visite 2

non conforme

Seulement“Bonjour”

Visite 3

non conforme

Pas de salutation

Seulement“Bonjour”

Visite 4

conforme

“Bonjour M…”

“Bonjour M…”

“Bonjour M…”

« La prise en compte et l’intériorisation de ces attitudes de service par les agents d’Escale étaient vérifiées lors des enquêtesclient mystère effectuées par des enquêteurs d’une société travaillant pour le compte de la SNCF. » Hall d'accès aux TGV Est,à la Gare de l'Est (Paris, mars 2008).

© Sophie Chivet/Agence VU

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LES EFFETS INDUITS PAR LES ENQUÊTES CLIENTMYSTÈRE : UNE APPROCHE PAR L’ACTIVITÉ

La position schizophrénique de l’encadrement intermédiaire

Les missions principales confiées aux services d’Escaleau moment de l’enquête étaient l’accueil des clients engare, la sécurité ferroviaire (dans le cadre des départsde train), la régularité des trains, la propreté des lieuxet l’adéquation entre les services proposés en gare etles attentes de la clientèle (6). Aux yeux de l’encadre-ment intermédiaire, il existait une tension quasi irré-ductible entre les impératifs liés à la sécurité ferro-viaire et ceux liés à la relation de service. Cette tensionétait due au fait que l’on avait confié aux agentsd’Escale, notamment au chef d’Escale et aux adjointsdépart de train, des tâches relatives à ces deuxdomaines.Le dirigeant de proximité Escale : « Normalementquand le train part, une fois que le départ est donné,l’agent est censé observer tout le défilé du train demanière à détecter une anomalie. Et c’est typique-ment là où ça peut être difficile, car le client, il voitque l’agent a donné le départ du train, et donc, il posesa question. Alors, si c’est une question pour laquelleil faut trente secondes pour répondre, s’il se fait“extraire”, l’agent n’aura pas fait sa mission de sécu-rité... »Les tensions et contradictions propres à l’activitéEscale étaient fortement ressenties par l’encadrementintermédiaire, non seulement du fait que celui-ci étaitsouvent sollicité par les agents pour arbitrer entre desexigences contradictoires, mais aussi parce qu’il devaitrendre des comptes à une pluralité d’acteurs situés au-dessus de lui.Le dirigeant de proximité Escale : « Alors, je ne prio-riserai pas entre les deux, car, suivant l’interlocuteur,je tombe souvent sur des intégristes de la sécurité, quivont me dire qu’il n’y a que la sécurité ! Je tombe aussisur d’autres intégristes qui me disent l’inverse, à savoirque le client est prioritaire et que tout le reste estaccessoire ! ».Le dirigeant de l’unité opérationnelle ProductionVoyageurs : « Les transporteurs ont des exigences enmatière de sécurité, d’accueil, de services dans lesgares, etc. Et, donc, on a plein de missions qui sontconfiées à l’Escale et sur lesquelles chacun exerce unepression forte, parce que c’est son cœur de cible. […].Là, je viens d’avoir un audit sécurité et c’est undomaine important, sur lequel il faut que je travaille.

[…]. Mais, nécessairement, quand je vais me concen-trer sur la sécurité, je vais délaisser un certain nombrede contraintes qui me sont imposées… »Aux audits axés sur la sécurité ferroviaire, s’ajoutaientdes audits effectués par la Direction des Gares et del’Escale sur les services en gare et la relation de service.Ces audits avaient d’autant plus d’importance que la

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LES CONTRÔLES EFFECTUÉS PARL’ENCADREMENT INTERMÉDIAIRE

• Concernant la sécurité ferroviaire, le dirigeant deproximité Escale était tenu d’effectuer mensuelle-ment deux contrôles in situ et un contrôle a poste-riori (sur la base des traces existantes) auprès du chefd’Escale et des adjoints départ de train. • Concernant la relation de service, il devait faireappliquer auprès des agents d’accueil et des adjointsdépart de train les normes de service mises en placepar la Direction des Gares et de l’Escale. • Pour chacune de ces missions, il disposait d’outilsd’évaluation distincts. • La Direction des Gares et de l’Escale l’avait équipéd’un outil d’évaluation qui lui permettait de réaliserdes enquêtes auprès de ses agents pour vérifier le res-pect des normes de service. Cet outil était quasiidentique au support utilisé par les enquêteurs clientmystère. Le dirigeant de l’unité opérationnelleProduction Voyageurs avait fixé au dirigeant deproximité Escale l’objectif de réaliser au minimumdeux enquêtes par mois. • À cela s’ajoutaient les évaluations que ce dernierdevait réaliser dans le cadre de « tandems », un dis-positif qui permettait à chaque dirigeant de proxi-mité de suivre et d’évaluer ses agents dans leur tra-vail sur une durée allant de 45 minutes à une heure(ce qui donnait lieu ensuite à un échange entre leresponsable et l’agent). Sachant qu’il devait réaliserdeux tandems dans l’année par agent et qu’il enca-drait une équipe de 25 agents, il devait, enmoyenne, conduire un tandem par semaine. • À cela s’ajoutaient deux entretiens professionnelspar an, à réaliser avec chaque agent : un, en débutd’année, pour fixer les objectifs à atteindre (ceux-cidécoulaient mécaniquement des normes existantes),et un, en fin d’année, pour évaluer le degré d’atteintedes objectifs. Le dirigeant de proximité Escale devaitdonc réaliser 50 entretiens professionnels par an et ilétait tenu de respecter un planning type élaboré parla Direction des Gares et de l’Escale. Ces différentesévaluations étaient incorporées dans le livret profes-sionnel de l’agent d’Escale. • En complément, chaque agent d’Escale étaitamené à s’auto-évaluer sur la base des normes envigueur.

(6) Pour ce faire, des enquêtes de satisfaction sont effectuées régulière-ment dans l’enceinte de la gare auprès des clients (les vrais !). Le résultatagrégé de ces enquêtes à l’échelle de la gare permet de calculer un indicede satisfaction client.

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gare étudiée avait été certifiée NF (il fallait donc res-pecter scrupuleusement tous les engagements pris vis-à-vis des clients). L’encadrement intermédiaire devaitainsi réaliser toute une série de contrôles auprès desagents d’Escale, afin de faire respecter les normes envigueur. Quant aux agents d’Escale concernés, ils étaient lit-téralement pris dans un filet aux mailles extrême-ment serrées. À toutes ces procédures s’ajoutaientdes « temps forts » impulsés par la Direction desGares et de l’Escale (plusieurs fois dans l’année),durant lesquels les évaluations et les contrôlesétaient renforcés. À ces occasions, les enquêtesclient mystère étaient plus nombreuses et les garesétaient mises en concurrence les unes avec les autresdans le cadre de challenges, ce qui donnait lieu àl’établissement de classements et de palmarès quiétaient autant d’occasions de récompenser les unsque de sanctionner les autres...Les contraintes qui pesaient sur le dirigeant deproximité Escale étaient donc extrêmement fortes :il était littéralement pris en tenaille entre descontraintes et des objectifs émanant de différentsdonneurs d’ordres. Son rôle, en tant que managerde proximité, était de relayer ces contraintes et cesobjectifs auprès de ses agents. La difficulté de l’exer-cice résidait dans le fait de devoir convaincre en per-manence les agents du bien fondé des démarchesengagées par l’entreprise. L’exercice était d’autantplus délicat qu’il ne lui restait, finalement, que peude temps pour exercer un management de type col-lectif. Cette difficulté était accentuée par le fait qu’iln’existait pas réellement de collectif de travail stableau moment de l’enquête, car, au-delà d’un petitnoyau d’agents affectés à un poste clairement défini(agent d’accueil ou adjoint départ de train), l’équipeEscale était constituée pour partie d’agents deréserve, qui tournaient sur différents postes...

Effets produits sur les agents d’Escale : un dispositif qui est source de frustrations, tout en gommant les tensions inhérentes à l’activité

La diffusion des attitudes de service et des enquêtesclient mystère au sein de la SNCF était un sujet récur-rent de discussion entre les agents d’Escale. La plupartd’entre eux étaient perplexes quant au bien-fondé deces démarches. Pour certains, le déploiement à grandeéchelle de ces démarches avait pour effet d’introduireun rapport de servilité dans les relations agents-usa-gers (en faisant émerger la figure d’un « client roi ») etde « déshumaniser » ces relations. L’agent d’Escaleétait ainsi réduit, à leurs yeux, à un rôle d’automate,ou de serviteur.Un agent d’accueil : « Moi, le mec qui arrive et qui medit : “Ici c’est Paris ?” en me montrant le TGV, sans

rien dire d’autre, là, je me contente de dire : “oui”.[…]. Moi, j’aime pas que les clients me prennent pourun poteau indicateur ! Il est hors de question que jedise « bon voyage » à un mec qui me prend pour unepancarte ! »Un agent d’accueil : « Une personne qui est en diffi-culté et qui nous le demande gentiment, on l’aide.Mais, c’est vrai qu’il y a des clients qui nous prennentpour des porteurs ! Si c’est des gens polis, courtois :oui. Mais, sinon, il y a des limites… »Est-ce à dire, pour autant, que ces agents n’avaientpas le sens du service ? Bien au contraire. Mais ilsavaient une idée toute personnelle de ce que devaitêtre le service rendu au client. La nature de ce ser-vice dépendait, avant tout, de la manière dont ilscatégorisaient le client qu’ils avaient en face d’eux.En effet, ils établissaient spontanément une dicho-tomie entre des clients « méritants » (dont les per-sonnes à mobilité réduite), qui devaient être aidés,pris en charge, accompagnés, et des clients« ingrats », qui ne méritaient que le « service mini-mum ». Ainsi, les relations avec les personnes àmobilité réduite étaient très valorisées par les agentsd’accueil, qui avaient le sentiment d’être utiles etreconnus par cette catégorie de clients.Un agent d’accueil : « Avec Caroline, par exemple,(une PMR [personne à mobilité réduite]), si je lavois en difficulté dans la grimpette, je vais la pous-ser… Personne ne nous le demande ! Mais je vais lefaire volontiers, parce qu’on ne me demande pas dele faire et parce qu’il y a une intimité avec cette per-sonne… Je sens que je fais ce que j’ai à faire. Çam’est arrivé d’accompagner un non-voyant jusqu’àla Place Leclerc. J’avais fini mon boulot : personnene me le demandait ! Personne ne le sait, mais je nevais pas le dire, parce que je n’ai rien à faire avec unnon-voyant en dehors des enceintes SNCF, car, sion se fait renverser tous les deux par une voi-ture… ».Pour d’autres agents, les attitudes de service, bienqu’ayant une certaine utilité, s’avéraient inappro-priées, voire contre-productives, dans certaines situa-tions. Elles étaient donc vues davantage comme descontraintes que comme des opportunités.Un agent d’accueil : « Il y a des situations où on nepeut pas dire “Bonjour, Monsieur”, parce que ça n’aaucun sens. Je vais vous donner un exemple :quelqu’un qui arrive complètement paniqué et quinous interpelle, c’est difficile de [lui] dire “Bonjour,Monsieur”, car ça n’a pas de sens ! […]. Donc, si on[ne] nous juge que là-dessus, c’est un peu réduc-teur ».J’ai, pour ma part, constaté que, dans des situationsperturbées (retards de train, grèves…), au cours des-quelles les agents devaient répondre simultanément,ou dans des temps très courts, à plusieursdemandes, ils devaient être capables de « se défaire »des clients les plus vindicatifs et contestataires afin

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de ne pas s’engager dans un « dialogue de sourds ».Pour ce faire, les agents adoptaient spontanémentune attitude de fermeture (marquée par une cer-taine distance) contraire aux attitudes de serviceprescrites !Enfin, les évaluations réalisées dans le cadre desenquêtes client mystère occultaient totalement lacomplexité du travail des agents d’Escale, les ten-sions et contradictions inhérentes à leur activité etl’étendue de leurs compétences. En effet, les agentsétaient régulièrement amenés à gérer des situationsinextricables dans lesquelles des contraintes de dif-férentes natures étaient enchevêtrées. Soumis à desinjonctions contradictoires, ils devaient alors éta-blir des priorités et procéder à des arbitrages. Ainsi,les adjoints départ de train devaient très fréquem-ment arbitrer entre les exigences liées à la sécuritéet celles liées à la relation de service. Si les plus vir-tuoses d’entre eux (souvent les plus expérimentés)étaient parfaitement capables d’articuler différentsregistres d’action et de mobiliser des compétences àla fois techniques, relationnelles et émotionnelles(comme dans l’exemple du « bras de fer », ci-des-sus), il n’en allait pas de même pour les moins expé-rimentés…

RÔLE ET FONCTIONS LATENTES DES ENQUÊTESCLIENT MYSTÈRE

Dans nombre de situations, les attitudes de service etl’instrumentation qui les porte apparaissent donc ina-daptées à la nature de l’activité du personnel d’Escale.Dès lors, on peut s’interroger sur le bien-fondé desenquêtes client mystère, dès lors que celles-ci avaientpour ambition de transformer et d’homogénéiser lespratiques et les compétences professionnelles desagents d’Escale afin d’améliorer la prise en charge desvoyageurs. Cette conjecture s’avère des plus fragiles :on peut en effet questionner les liens établis par laDirection des Gares et de l’Escale entre l’intériorisa-tion desdites attitudes de service par les agents, ledéveloppement de leurs compétences et la qualité duservice perçue par les clients (7)… En outre, la plu-part des acteurs en charge de la formation rencontrésdurant la recherche collective sur les compétencesimplicites de service (BORZEIX, COLLARD, RAULET-CROSET, TEULIER, 2008) se sont montrés relative-ment critiques quant au bien-fondé des attitudes deservice et des enquêtes client mystère. De leur pointde vue, ces démarches venaient « court-circuiter » desdispositifs de formation innovants, qu’ils essayaient dediffuser dans l’entreprise. Ces démarches étaient doncloin de faire l’unanimité… Dès lors, comment expli-quer la prégnance de ces enquêtes dans l’entreprise ?Quels en sont la fonction et le rôle véritables ? Pourrépondre à ces questions, il convient de « remonterdans l’épaisseur de l’organisation » (COCHOY, 2002),notamment dans les étages supérieurs, pour analyserl’impact de la stratégie orientée client (adoptée parl’entreprise à partir du début des années 2000) sur lastructure des rapports de pouvoir entre les différentesdirections de la SNCF. En outre, il faut replacer cettestratégie orientée client et les réorganisations succes-sives de l’entreprise dans le contexte de la libéralisa-tion du rail et de l’ouverture progressive du réseauSNCF à la concurrence.

Une reconfiguration des rapports de pouvoir entredirections

Le déploiement d’une stratégie orientée client au seinde la SNCF s’est traduit par des réorganisations dansle but d’adapter les structures de l’entreprise à la stra-tégie et par une modification des rapports de pouvoirentre les différentes directions de la Société. D’un point de vue structurel, l’entreprise SNCF estpassée d’une position monopolistique, avec une orga-nisation historiquement orientée vers la production,

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LE « BRAS DE FER » (SITUATION EXTRAITE DUJOURNAL DE TERRAIN DE DAMIEN COLLARD)

Pour assurer la sécurité des clients, il convient par-fois d’être très ferme, selon E. (adjointe départ detrain), par exemple, quand un client « se jette » surle train, alors que les portes viennent de se refermer. Un exemple type, que j’ai pu constater sur un TER :les portes venaient de se refermer et deux jeunesclients sont arrivés en courant et se sont précipitéssur le train. E. s’est interposée de suite, en faisant littéralementbarrage de son corps et en fixant les jeunes droitdans les yeux : « C’est terminé ! On ne monte pas ! »[L’agent joue ici la carte de la fermeté]. Les jeunesont obtempéré. E. (d’un ton calme et posé) : « Alors, le prochainpour Belfort, c’est 18h34. » [E. se positionne sur leregistre de la relation de service en adoptant uneattitude attentionnée].E. (me commentant la situation après coup) :« C’est vrai que, quand je dis qu’on ne monte pas,on ne monte pas ! Quand j’ai dit non, c’est non ![…]. Ça, c’est un apprentissage qui se fait sur le ter-rain. Le « bras de fer », c’est sur le terrain. De toutefaçon, on est obligé de s’imposer : c’est une questionde sécurité… »

(7) Dans sa thèse de doctorat, Jean-Baptiste Suquet souligne ainsi qu’« ily a un véritable danger à réduire la relation de service à la satisfactiondu client obtenue par l’application de procédures standards » (SUQUET,2008, p. 27).

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ancrée dans une logique et une culture techniques, àune position d’offreur de services opérant dans ununivers de plus en plus concurrentiel et doté d’uneorganisation orientée client ancrée dans une logiqueet une culture de service. On est ainsi passé d’unestructure par grande filière professionnelle (ou parmétier), avec des directions nationales chargées dechacune d’elles (Direction du Matériel, de la Traction,de l’Équipement, etc.) et des établissements principa-lement spécialisés par métier (établissements de main-tenance du matériel, établissements traction…) à unestructure par type de client, avec, d’une part, desBranches positionnées sur des segments de clientèledifférenciés et, d’autres part, des entités (au service desBranches) couvrant les différents domaines ferro-viaires (Matériel, Traction, Gares et Escales, Vente etDistribution, etc.) correspondant peu ou prou auxgrands métiers de la SNCF.Ce passage à une « structure divisionnalisée »(MINTZBERG, 1989) s’est traduit par l’instauration derelations clients-fournisseurs au sein même de l’entre-prise. C’est au nom du client final – comme « figure derhétorique » (NEUVILLE, 1999 ; LÉVY, 2002) – qu’ontété mises en place des relations marchandes au seinmême de l’entreprise (COCHOY, 2002). Ainsi, la Direction des Gares et de l’Escale est devenueun prestataire de service pour le compte des deuxtransporteurs Voyageurs France Europe et TransportPublic. Ce faisant, cette direction devait construire etréaliser des services pour chacun des transporteurs, encontrepartie d’une rémunération lui permettant defonctionner en tant que véritable direction d’activité

responsable de son résultat. Encore aurait-il fallu,pour que la contractualisation prenne corps, que lesdeux donneurs d’ordre et le prestataire parvinssent àse mettre d’accord sur le type de service à rendre et surles résultats attendus. Il convenait donc de définir, enamont, des standards pour pouvoir, en aval, évaluer etrémunérer les services rendus par la Direction desGares et de l’Escale. Le déploiement à grande échelled’une politique de qualité via le processus de certifica-tion des gares et le déploiement de toute une panoplied’outils – au premier rang desquels figurent les atti-tudes de service relayées par les enquêtes client mys-tère et les enquêtes de satisfaction… – permettaientainsi aux dirigeants de disposer de références com-munes (BOIGNE, MOISDON et TONNEAU, 1986) etd’indicateurs de performance simples (comme lenombre de gares certifiées, le degré de conformité descomportements des agents d’Escale aux attitudes deservice prescrites, l’indice de satisfaction client, lenombre de minutes perdues pour cause de retard detrain, etc.). Ces indicateurs de performance – bienque frustres, car ne rendant pas compte de la com-plexité de l’activité des agents d’Escale – permettaientaux différents acteurs de contractualiser leurs rela-tions, de dresser périodiquement des bilans et des éva-luations, de comparer les gares entre elles, d’imputerdes responsabilités, de distribuer des récompenses etdes sanctions, de déterminer des objectifs à atteindre,d’orienter les conduites…, bref, de structurer la réalité(en la simplifiant) et de stabiliser les positions des unset des autres (BERRY, 1983). Ainsi, un des grands« mérites » des enquêtes client mystère est de permet-

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Tableau 2 : Les principales fonctions des outils et indicateurs découlant du processus de certification des gares, pour les différentes parties prenantes

Transporteurs Voyageurs FranceEurope (VFE) et Transport Public (TP)

Contractualiser les relations avec laDDGE

Disposer d’un référentiel commun

Évaluer la qualité des services renduspar la DDGE

Comparer les gares entre elles

Impulser une politique transporteur

Asseoir son pouvoir en tant que transporteur et en tant que donneurd’ordres

Encadrement intermédiaire Escale

Contractualiser les relations avec laDDGE

Disposer d’un référentiel commun

Rendre des comptes à la DDGE

Situer sa gare par rapport aux autres

Contrôler et évaluer l’activité desagents d’Escale

Asseoir son pouvoir hiérarchique vis-à-vis des agents d’Escale

Direction des Gares et de l’Escale(DDGE)

Contractualiser les relations avecVFE et TP, avec l’encadrement inter-médiaire Escale

Disposer d’un référentiel commun

Rendre des comptes à VFE et TPpour être rémunéré

Évaluer et comparer les gares entreelles

Déployer une politique Escale àgrande échelle et harmoniser lespratiques

Asseoir son pouvoir en tant que« pilote de production » vis-à-vis des établissements

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tre aux dirigeants de pouvoir évaluer rapidement unesituation à partir de quelques graphiques et de don-nées chiffrées tirées d’un tableau de bord. Ces « indi-cateurs prégnants » (BOUSSARD, 2001) régentaientnon seulement les relations entre les deux transpor-teurs et la Direction des Gares et de l’Escale, maisaussi les relations entre cette dernière et les responsa-bles des services d’Escale (au sein des établissements),ainsi qu’au niveau local, les relations entre l’encadre-ment intermédiaire et les agents d’Escale. Derrière desoutils et des indicateurs à première vue neutres, appa-raissent donc des enjeux de pouvoir entre des acteurssitués à différents niveaux de l’organisation et liésentre eux par des relations de type contractuel. Aunom du client final, la diffusion de ces outils et indi-cateurs dans l’organisation a pour effet d’enraciner lepouvoir des producteurs de normes (ici, les transpor-teurs et la Direction des Gares et de l’Escale), de sta-biliser les relations de pouvoir entre les différentsacteurs et de conforter chacun dans son rôle.

La libéralisation du rail et l’ouverture à la concurrence

Les différentes évolutions présentées dans cet article –la mise en œuvre d’une stratégie orientée client, ledéploiement d’une instrumentation gestionnairevisant à améliorer la qualité des services rendus auclient, les réorganisations successives de l’entreprise…– constituent autant de réponses à un environnementde plus en plus concurrentiel. Ainsi, les changementsstructurels opérés ces deux dernières années avaientpour ambition de préparer la venue de nouveaux opé-rateurs ferroviaires sur le sol français dans le domainedu transport de voyageurs (le monopole de la SNCFen matière de transport de voyageurs par rail sur leterritoire français a, en effet, pris fin le 13 décembre2009) et de tirer parti de la nouvelle situation concur-rentielle pour faire de la SNCF un acteur incontour-nable pour les nouveaux entrants. Pour ce faire, lePrésident actuel de la SNCF (Guillaume Pepy) a faitle choix de renforcer l’autonomie et le pouvoir desBranches (en élargissant le périmètre de certainesd’entre elles) et de créer, en avril 2009, une nouvelleBranche, « Gares & Connexions », chargée de propo-ser des services aux nouveaux entrants. Ainsi, les quatre Branches traditionnelles de l’entre-prise – Fret, Voyageurs France Europe, TransportPublic et Infrastructure – ont été respectivementrebaptisées « SNCF Géodis », « SNCF Voyages »,« SNCF Proximités » et « SNCF Infra » (8).

Quant à la nouvelle Branche « Gares &Connexions », qui jouit d’une totale autonomie degestion, elle regroupe au niveau national la Directiondes Gares et de l’Escale, la Direction de l’Architecture,de l’Aménagement et des Bâtiments, ainsi que cer-taines filiales spécialisées, ce qui permet à la SNCF derester propriétaire des 3 000 gares du réseau français,même dans le cadre de l’ouverture à la concurrence.Avant cette date, les gares étaient rattachées auxBranches « SNCF Voyages » (ex-Voyageurs FranceEurope) via la Direction des Gares et de l’Escale et« SNCF Proximités » (ex-Transport Public). Une desmissions principales de cette nouvelle entité est degarantir à tous les opérateurs ferroviaires un traite-ment non discriminatoire (9), un prix reflétant lescharges de la gare et un engagement de service stan-dard selon les types de gares et de clientèles. Désormais, les services d’Escale, pilotés par laDirection des Gares et de l’Escale (de la Branche« Gares & Connexions »), sont donc susceptiblesd’offrir localement leurs services aux nouveaux opéra-teurs ferroviaires.Dans le prolongement de la démarche « Gares enMouvement », la Branche « Gares & Connexions »déploie aujourd’hui à grande échelle (sur ses 3000gares) une politique de qualité de service, sous la ban-nière « Nos Dix promesses de service » : 1) « Voustrouvez facilement votre train ; 2) Vous êtes informésur les services en gare ; 3) Vous changez facilement demode de transport ; 4) Vous êtes informé sur les per-turbations ; 5) Vous vous déplacez facilement dans lagare ; 6) Votre gare est propre ; 7) Vous disposez detoilettes propres ; 8) Vous disposez de commercesfacilitant votre vie ; 9) Vous attendez dans des espacesconfortables ; 10) Vous vous sentez en sécurité dansles gares. Un label sera progressivement décerné aux gares res-pectant ces dix promesses. Des standards de qualitétrès précis ont ainsi été définis en fonction des typesde gares, dans le but d’opérationnaliser ces dix pro-messes et d’évaluer la qualité des services rendus parles professionnels d’Escale. Par exemple, concernant lapremière promesse (« Vous trouvez facilement votretrain »), dans une petite gare, l’information passerapar voie d’affichage, tandis que dans une grande gare,le client pourra s’appuyer sur différentes ressources :un affichage, une signalétique en plusieurs languesdans la gare, des agents d’accueil polyglottes et quirespectent scrupuleusement les attitudes de serviceprescrites, etc. On le voit, les enquêtes client mystèreont encore de beaux jours devant elles !

DAMIEN COLLARD

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(8) Les changements les plus notables concernent la Branche « SNCFGeodis », qui intègre, outre l’activité Fret SNCF, des filiales de la SNCF(comme Geodis), ce qui permet à cette Branche de s’appuyer sur unréseau mondial et multimodal pour répondre aux besoins des grandsclients internationaux.

(9) La loi oblige, en effet, cette nouvelle entité à travailler de manièretransparente, non discriminatoire et équitable avec l’ensemble des opéra-teurs ferroviaires qui utilisent les gares. C’est pour cette raison que c’estla seule Branche à laquelle le sigle SNCF n’est pas associé.

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CONCLUSION

Au-delà de la satisfaction du client final, les enquêtesclient mystère permettent à la Direction de la SNCFde contrôler (à distance) les comportements desagents travaillant en front office. Avec ces enquêtes,nous avons affaire à un véritable système panoptiquequi permet de voir sans être vu (FOUCAULT, 1975).Dans le cas étudié, tous les acteurs de la chaîne de ser-vice Escale (dirigeants d’unité opérationnelle, diri-geants de proximité, chefs d’escale, agents d’accueil,adjoints départ de train) étaient évalués, via lesenquêtes client mystère, sur les « engagements » prisvis-à-vis de la clientèle (dont les « promesses » faitesaux clients en matière d’attitudes de service). Nul nepouvait donc échapper à ces « indicateurs prégnants »(BOUSSARD, 2001), à ces « abrégés du bon »(RIVELINE, 1981 ; BERRY, 1983). Ceux-ci structurentles pratiques professionnelles, stabilisent les rapportssociaux et, en définitive, consolident l’ordre social etorganisationnel existant. Ils ont aussi pour effet derigidifier le mode de fonctionnement de l’orga -nisation, de masquer la complexité du travail desagents au contact direct du client, de gommer les ten-sions et les contradictions propres à l’activité Escale etde standardiser les relations avec les voyageurs. On estdonc loin des ambitions affichées il y a, de cela, unedizaine d’années par le Président de l’époque, qui lesavait cristallisées dans le principe de la « pyramideinversée » ! �

BIBLIOGRAPHIE

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RÉA

LITÉS MÉC

ONNUES

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DE LA CULTURECOMME CONSTRUITSOCIAL-LE CAS D’UN GROUPEMENT HOSPITALIER MUTUALISTELa plupart des études portant sur le thème de l’intégration culturelle sont orientées vers la mise en évidence de l’existencede valeurs communes, dont le partage rendrait l’organisation cohérente et faciliterait l’action organisée. À ce courant dominant se juxtaposentd’autres travaux davantage axés sur les dimensions conflictuelles ouambigües de la culture, qui mettent en évidence sa portée uniquementlocale (sous-cultures).En dépassant la dichotomie d’une intégration culturelle basée sur le partage de valeurs (l’organisation comme source de cohérence) ou sur un rapport de pouvoir (l’organisation comme lieu de non-cohérence et deconflits), nous proposons une approche de la culture résultant d’accordspartiels négociés incluant ces deux logiques. Étudier la culture à traverscette dimension de construit social nécessite de comprendre les stratégiesd’action du personnel qui permettent d’aboutir à un fonctionnement collectif. Ces stratégies étant par ailleurs indissociables de la perceptiondu contexte local, il est nécessaire de prendre en compte la complexitéde l’organisation et de son contexte, tels que le personnel se les représente.Nous illustrerons cette vision construite de la culture d’entreprise au travers d’une étude de cas multi-sites. L’organisation présentée ici est un groupe mutualiste constitué par croissance externe (comportant six cliniques, dont cinq ont été rachetées ; ces dernières, bien qu’étant sou-

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RÉALITÉS MÉCONNUES mises depuis lors au code de la mutualité, ont du mal à en percevoir

les spécificités).

Par Jennifer URASADETTAN *

Depuis 1970, le secteur de la santé a subimaintes reconfigurations motivées par unecontrainte de financement croissante.

D’importantes transformations institutionnellesvisant à responsabiliser les « offreurs » de santé ont étéréalisées, qui ont conduit à une concentration du sec-teur (par fermetures ou regroupements de cliniques).Dans ce contexte instable, le groupe étudié poursuitune stratégie de croissance par acquisitions (avec lerachat de cinq cliniques privées en dix ans), afin d’at-teindre une taille viable. Sa constitution suppose lepartage d’une culture commune, les cliniques acquisesétant désormais soumises au code de la mutualité. Ladirection (au niveau général et local) met un pointd’honneur à véhiculer les représentations et les pra-tiques mutualistes, telles qu’elle les entend.Cependant, ce point de vue est difficilement assimilépar le personnel des cliniques rachetées, sans que celaoccasionne, pour autant, des dysfonctionnementsparticuliers pour les patients. La plupart des modèles visant l’intégration culturellesont fondés sur le partage d’un même « systèmeidéel », moteur de l’action organisée. Il semble doncque ces modèles préjugeant d’une cohérence excessiveentre représentations prônées et pratiques en vigueurne soient pas représentatifs de la situation telle que lepersonnel hospitalier la vit. Notre objectif est, à tra-vers la mise en évidence au sein du groupe de diffé-rents modes d’intégration distincts de celui prôné parla direction, de relativiser la vision dominante de l’in-tégration culturelle, à savoir une intégration culturellebasée sur des valeurs partagées. À cet effet, nous traiterons, dans une première partie,de la littérature relative aux notions de culture et d’in-tégration culturelle. Nous exposerons, ensuite, notreméthodologie de recherche. Enfin, dans une dernièresection, nous présenterons notre analyse de terrain.

REVUE DE LA LITTÉRATURE ET PROPOSITIOND’UNE APPROCHE

Le niveau de cohérence de la culture d’entreprise etle degré de consensus au sein de l’organisation

Les situations de fusion-acquisition, et plus générale-ment la transposition du concept anthropologique deculture dans le champ de la gestion, posent implicite-

ment la question de l’universalité des pratiques de ges-tion et de la cohérence organisationnelle. Concept for-tement controversé (MARTIN et al., 2003), la cultured’entreprise reste cependant une notion pertinentedans l’étude du processus d’intégration du salarié à sonorganisation. Définie par SCHEIN (1985) comme« l'ensemble des hypothèses fondamentales qu’ungroupe donné a inventé, découvert et constitué enapprenant à résoudre ses problèmes d’adaptation à sonenvironnement et d’intégration interne », elle « imposecertaines solutions » (HAMPDEN-TURNER, 1992) et créeune cohérence entre l’organisation et son environne-ment. Cette notion de cohérence est centrale, car elleoriente la perception et l’utilisation de la culture.MARTIN (2003) démontre ainsi que les théories « cultu-relles » sont axées autour de trois perspectives.La perspective « d’intégration », qualifiée de « courantdominant » (SWIDLER, 1986) en raison de son hégé-monie en sciences de gestion, regroupe l’ensemble desthéories décrivant la culture en termes d’élémentsconcordants apportant sa cohérence à l’organisation.La culture est perçue comme un ciment organisation-nel (HAFSI et DEMERS, 1997). Les tenants de ce cou-rant démontrent l’existence d’une logique interne àl’entreprise, matérialisée par un rapport de causalitéréciproque entre dimension idéelle de la culture(valeurs, croyances, représentations) et comporte-ments. La culture constitue un outil au service de laperformance, la pérennité de l’entreprise dépendantde son niveau de cohérence entre sous-systèmes(KAVANAGH et ASHKANASY, 2006). De ce fait, elle doitêtre partagée par tous ses membres et l’intégrationculturelle doit s’appuyer sur un socle de valeurs com-munes. Ce type de processus a néanmoins été remisen cause, notamment en raison de son postulat d’undéterminisme entre valeurs et action (GODELIER,2006). Sa deuxième limite, d’ordre théorique, celle-là,réside dans la confusion faite entre cohésion etconsensus, la cohésion faisant seulement référence àune capacité à travailler collectivement de manièreefficace, là où le consensus exige un accord(THÉVENET, 1999). Dès lors, le fait d’envisager la cul-ture comme source de consensus et d’action au sein del’entreprise a des incidences directes sur le processusd’intégration culturelle. Partant d’une optique exclu-sivement managériale, elle tend à assimiler touteinterprétation locale des événements, au mieux, à une

* Docteur en sciences de gestion, Université Montpellier II, CREGOR.

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JENNIFER URASADETTAN

sous-culture et, au pire, à de la résistance au change-ment.Mais, à cette vision holiste de la culture, les auteursopposent deux autres courants. Ainsi, le point de vue de la différenciation reconnaît laculture comme source de cohérence, mais unique-ment au niveau des sous-cultures constituant l’organi-sation (SAINSEAULIEU, 1977 ; CAMERON et QUINN,1998). Enfin, l’optique de fragmentation, en replaçant l’ambi-guïté (c’est-à-dire les différentes interprétations ou lesdifférentes façons de réagir face à un même phéno-mène) au cœur de son analyse (THÉVENET, 1999),rompt tout lien entre culture et cohérence. Cet appa-riement ne constituerait, en définitive, qu’un dogmede signification et d’ordre, que propageraient le mana-gement et les chercheurs (LEVITT et NASS, 1989).Toute culture est, par essence, entièrement ambiguë etne permet pas toujours « d’interpréter clairement unphénomène ou une série d’événe ments » (FELDMAN,1991). Elle doit donc être étudiée dans la seule inten-tion d’en préciser les sens « locaux ». En relativisant laportée déterministe, globale et structurante desvaleurs telles qu’elles sont envisagées par la perspectived’intégration, ces deux derniers courants replacent lesinterprétations des individus au cœur du processusd’action organisée. Comme le soulignent ALDRICH etFIOL (1994), l’action collective n’est pas le fruit d’unevision partagée de l’environnement, mais bien plutôtcelui d’une vision d’une concomitance purement fac-tuelle de plusieurs actions au sein d’un groupe. Cesdifférentes acceptions de la culture ont un impact surles modalités d’intégration culturelle, dans le cadred’une fusion-acquisition.

Le degré de consensus au sein de l’organisation et le mode d’intégration culturelle sous-jacent

En démontrant que la perception de sa propre cultured’entreprise par un de ses membres dépendait engrande partie de sa position au sein de l’organisation,MEYERSON (1991) met en avant le point de vue inté-grateur de l’entreprise d’accueil et, plus précisément,celui de la direction. En valorisant l’idée d’identité etde reconnaissance d’une autorité, cette dernière incitefortement les nouveaux membres à adopter les codes,ces évidences partagées guidant le comportement déjà en exergue (DEGOT, 1985). Ce processus d’inté-gration culturelle visant à une assimilation (BERRY,1983) est donc unilatéral, le groupe épousant l’iden-tité et la culture de l’autre groupe. Cependant,BUONO et BOWDITCH (1989) démontrent que cemode d’intégration débouche souvent sur une logique« eux » VS « nous » conduisant à un rejet organisa-tionnel de l’autre.Contrairement à la perspective d’intégration, les cou-rants de la différenciation et de la fragmentation pren-nent en compte les différences de culture existant

entre groupes et ils relativisent la notion de valeur entant que garante de l’unité des comportements.MEYERSON (1991) démontre, à cet égard, que lesemployés ou le groupe acquis (dans le cadre d’unefusion-acquisition) partagent une vision différenciéeou fragmentée de la culture, contrairement à la direc-tion ou au groupe acheteur. Cette reconnaissance dela diversité culturelle peut conduire à deux modesd’intégration culturelle distincts : le mode conflictuelou le mode négocié. BERRY (1983) démontre que, sil’entreprise acheteuse refuse que l’entité acquise pré-serve sa culture et ses pratiques, l’intégration culturelleaboutira, soit à une séparation (peu d’échanges cultu-rels, en raison d’un fonctionnement indépendant desdeux entités), soit à une déculturation (fonctionne-ment conjoint des deux entités, mais difficultés ausein de l’organisation achetée). Si, au contraire, l’orga-nisation acheteuse accepte que l’entité acquise pré-serve sa culture, le processus conduira à une intégra-tion, caractérisée par la construction progressive depratiques culturelles communes permettant aux deuxstructures de fonctionner conjointement. Ce derniermode, basé sur la négociation, est à rapprocher de lavision cognitive de l’organisation, qui envisage cettedernière comme le produit d’un ordre provisoirenégocié entre les acteurs (ici, l’entreprise d’accueil etl’entreprise acquise) au cours de leurs interactions(GRAY et al., 1985). Ce consensus est moins le résul-tat de l’adhésion totale et entière des individus à deséléments communs que la matérialisation d’un com-promis autour d’une solution moyenne. De ce fait, les différences de perspective de la cultureexistant entre entreprise d’accueil et entreprise acquisepeuvent conduire à un décalage en matière de moda-lités d’intégration culturelle. Le tableau 1 de la pagesuivante illustre cet écart.Plusieurs recherches se sont attachées à définir le pro-cessus de gestion et d'intégration le mieux adapté aucontexte (SARGIS ROUSSEL, 2004). Cependant, la plu-part s'accordent sur l'importance d'une gestion de ladiversité culturelle par l'entreprise d'accueil(PRAHALAD et BETTIS, 1986). L'équipe dirigeante doitêtre capable d'aménager son processus d'intégrationafin de prendre en compte les particularités de l'entitéacquise, sous peine de dysfonctionnements (BARABEL

et al., 2003). Par conséquent, la direction doit appren-dre à passer d'une optique d'assimilation à uneoptique d'intégration.Au travers de l’étude du processus d’intégration dugroupe hospitalier mutualiste, notre objectif est dedémontrer que non seulement le processus d’intégra-tion ne suit pas le modèle dominant de l’assimilation,mais qu’il peut aussi emprunter les autres compo-santes. Ainsi, l’assimilation attendue par l’entreprised’accueil peut déboucher sur un mode intégration ousur un mode séparation/déculturation, lorsque le per-sonnel des entreprises acquises cherche à s’approprierles codes émanant de la direction. L’intégration cultu-

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RÉALITÉS MÉCONNUES

relle repose donc sur les modalités de partage des pra-tiques/représentations souhaitées par la direction etacceptées par les nouveaux membres, que ces consen-sus résultent d’une négociation ou qu’ils résultentd’une simple acceptation.

Le mutualisme et les spécificités des cliniquesmutualistes

Détenant 59 % des parts de marché de l’assurancecomplémentaire de santé, la mutualité possède centtrois établissements hospitaliers. Définies par le codede la mutualité comme « des personnes morales dedroit privé à but non lucratif », les mutuelles mènent,grâce aux cotisations versées par leurs adhérents, « desactions de prévoyance, de solidarité et d'entraide visantà améliorer leurs conditions de vie » (A. L111-1). Crééafin que ses adhérents puissent se prémunir contre lerisque, ce mouvement s’est construit autour de prin-cipes spécifiques opposés à la sphère marchande, telsque la solidarité ou le but non lucratif. SelonVINCENT et DELAFOSSE (2007), il se distingue égale-ment par son identification corporatiste (les groupe-ments professionnels constituant la structure fonda-mentale de leur organisation économique et sociale)et territoriale (avec un ancrage communal, départe-mental, puis régional).La clinique privée constitue un objet de recherche peuet mal connu des sciences de gestion, les travauxs’étant concentrés sur l’hôpital public (TSCHEULING etal., 2000) ou sur certains acteurs des cliniques(notamment les médecins) sans, pour autant, adopterde perspective organisationnelle (PIOVESAN, 2003).Toutefois, certains traits caractéristiques émergent.Tout comme les hôpitaux, les cliniques constituentdes bureaucraties professionnelles (PELLET, 2000).Caractérisées par l’importance donnée à leur centreopérationnel, elles comportent un nombre importantde professionnels relativement indépendants vis-à-vis

de leur hiérarchie (directeurs d’établissements) etn’ayant de comptes à rendre qu’à leurs patients. Lescliniques n’offrent que très peu d’occasions d’interac-tions entre les différents corps de métiers (exceptionfaite des équipes, en bloc opératoire).Contrairement aux autres pays européens, où le sec-teur privé non lucratif constitue près de la moitié desétablissements, le secteur privé non lucratif, constituéen majorité d’établissements mutualistes, ne repré-sente, en France, que 28 % du secteur de la santé. Lestravaux en gestion portant sur les spécificités mutua-listes des cliniques sont inexistants. Seules des étudesd’historiens laissent à penser que les principes mutua-listes ont une incidence sur l'orientation stratégiquede l'établissement (DREYFUS et al., 2006). Le principede solidarité se traduit ainsi par la non sélection despatients à l’entrée, tant en terme pécuniaire (pas dedépassement d’honoraires) qu’en terme de pathologie(prise en charge des cas « rentables » comme des cas« non rentables »). De même, l’orientation non lucra-tive amène au report des bénéfices réalisés dans lastructure, plutôt qu’à leur redistribution à d’éventuels« actionnaires ». Enfin, le principe de démocratie (unhomme = une voix) aboutit à une gouvernance collec-tive de la clinique par les adhérents de la mutuelle.

ÉTUDE DE CAS

Collecte et traitement des données

Afin de comprendre le processus d’intégration cultu-relle des groupes, nous avons procédé à une analyseintersites. Cette démarche, caractérisée par sa durée etle fort degré d’imprégnation du terrain, a été facilitéepar notre introduction au sein du groupe, dans lecadre d’une Convention Industrielle de Formation

Tableau 1 : Acceptions de la culture et modalités d’intégration culturelle

Entité

Perspective culturelle (MARTIN, 2003)

Mode de consensus correspondant

Mode d’intégration culturelle (BERRY, 1983)

Entreprise d’accueil

IntégrationUne seule culture au seindu groupe

Consensus résultantd’une imposition oud’une acceptation des pratiques ou desreprésentations de l’en-treprise d’accueil

Assimilationadoption des codes de l’entité d’accueil

Pas de consensus entre l’entreprise d’accueilet l’entreprise acquise

Consensus résultant d’une négociation

IntégrationFonctionnementconjoint et mise en place de codescommuns

DéculturationFonctionnementconjoint, mais difficultés pour l’entité acquise

SéparationFonctionnement séparé des deux entités

Entreprise acquise

Différenciation et FragmentationPlusieurs cultures au sein du groupe

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JENNIFER URASADETTAN

Les cliniques n’offrent que très peu d’occasions d’interactions entre les différents corps de métiers (exception faite des équipes,en bloc opératoire). - Patchwork, création de Mary Ann Radley, 1804.

Dreweart Neatle Fine Art Auctioneers, New

bury, Berks, UK/Ph/ © The BRIDGEMAN ART LIBRARY

047-057 Urasadettan monté _Mise en page 1 07/12/10 16:07 Page51

par la Recherche (CIFRE). Concomitamment à uneétude de données secondaires internes (comptes ren-dus des réunions mensuelles de pilotage, journauxinternes), une revue de presse sur le secteur a été réa-lisée en vue de préciser le contexte de la constitutiondu groupe. Par la suite, le recueil des données s’estprincipalement appuyé sur la conduite d’entretienssemi-directifs réalisés a posteriori (à l’issue du rachatde l’établissement) auprès des trois corps de métier dessix établissements (administratif, médical et soignant).La grille d’entretien a servi de trame aux 73 interviewsréalisées. Les discours rapportés ont permis d’identi-fier les différents modes d’intégration culturelle enexergue au sein du groupe. Les données ont été trai-tées grâce au logiciel NVivo, dont le mode de regrou-pement thématique donne une grande souplesse demanipulation du codage et de construction progres-sive des catégories. Dans un souci de fiabilité, nousavons procédé à un double codage systématisé (MILES

et HUBERMAN, 2003).Les thèmes et sous-thèmes recensés à l’issue de l’ana-lyse sous-tendent trois axes :– l’axe « Éléments (pratiques professionnelles commeorganisationnelles) spécifiques et non spécifiques àl’établissement » s’attache à formaliser les représenta-tions qu’a le personnel de son établissement, au tra-vers de ses spécificités. La perception de l’environne-ment (y compris le groupe mutualiste) montre dansquelle mesure celui-ci contribue à modifier des pra-tiques bien établies ;– l’axe « Liens entre changements perçus etMutualisme » vise à comprendre comment le mutua-lisme influence les pratiques du personnel et présentela construction des liens existant entre pratiques dumutualisme et représentations du mutualisme ; – enfin, en explicitant le degré de contribution dumutualisme à la performance de la structure, l’axe« Liens entre performance et Mutualisme » met enrelief la relation entre le mutualisme et la pérennité del’établissement.Ces axes mettent en évidence l’ensemble des consen-sus émanant du personnel sur le rachat de leur établis-sement par le groupe. Afin de lier l’analyse de contenuavec les modes d’intégration en exergue au sein dugroupe, nous avons catégorisé les consensus portantsur les nouvelles représentations et sur les nouvellespratiques consécutives au rachat, selon que cesconsensus résultaient d’une négociation ou d’uneacceptation spontanée par le personnel.

Le contexte de la création du groupe et les objectifsattendus par la direction

Le secteur de la santé se caractérise par une contraintede financement croissante conduisant à une restructu-ration des établissements de santé. Selon une étudedatant de 2005 et menée par la DREES (Direction dela Recherche, des Études, de l’Évaluation et des

Statistiques du ministère de la Santé et des Sports),« les établissements privés ont vu leur nombre se réduired’environ 2400 à un peu moins de 1900 depuis lemilieu des années 1990 ». Cette concentration estamplifiée par la politique de normalisation de l’offremenée par les pouvoirs publics, qui oblige chaque éta-blissement à demander l’accréditation de la HauteAutorité de Santé (HAS) pour pouvoir continuer àfonctionner. N’échappant pas à cet impératif de survie, le groupemutualiste s’est orienté vers une politique de crois-sance externe, afin d’avoir plus de poids face aux auto-rités locales. Disposant de réserves financières, legroupe rachète, entre 1996 et 2003, cinq cliniquesprivées connaissant une situation financière précaireen raison de leur petite taille et de leur incapacité àinvestir dans leur structure. Effectués avec l’agrémentde l’Agence Régionale de la Santé (ARS) et duSchéma Régional d’Organisation Sanitaire et Sociale(SROSS) désireux de maintenir une offre de santé enmilieu rural, ces rachats ont permis une remise auxnormes des plateaux techniques. Chaque clinique (àl’exception de A et B) est située dans un départementdifférent d’une même région. À côté de l’objectif dedevenir un acteur incontournable de la santé locale, ladirection du groupe recherche des synergies, tant auniveau de sa politique de fournisseurs qu’à celui del’unification de ses logiciels de gestion.

Le projet d’intégration culturelle de la direction

Le processus de rachat des différents établissementss’est déroulé sur sept ans (de 1996 à 2003), au coursdesquels cinq établissements (dont trois avaient aupa-ravant un but lucratif ) ont été acquis par le groupemutualiste. Les caractéristiques de chaque structuresont indiquées dans le tableau 2 suivant.L’assimilation des cliniques B, D et F semblait plushasardeuse aux yeux du directeur du groupe, en raisonde leur passé d’établissement à but lucratif. Il craignaitnotamment un départ massif des praticiens, désor-mais soumis au non-dépassement des honoraires. Or,le bilan social montre qu’il n’y a pas eu plus de départsdans ces structures que dans les cliniques C et E.La constitution du « groupe hospitalier mutualiste »témoigne d’une hiérarchie entre son « membre fon-dateur » (la clinique A) et ses « adhérents » (les cinqcliniques rachetées). La clinique A a exprimé savolonté d’associer le personnel au changement dereprésentations et de pratiques en nommant à la têtede chaque établissement un nouveau directeur issudu monde mutualiste, chargé, entre autres choses,de promouvoir cet « esprit mutualiste ». Les déci-sions stratégiques, c'est-à-dire les décisions consti-tuant un investissement important (réfection desblocs opératoires ou des bâtiments, gros travaux deremise aux normes) sont prises en comité de direc-tion, présidé par le directeur du groupe (directeur

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de la clinique A), qui est le décideur final. Chaqueétablissement s’est vu imposer le même systèmed’information, dont la maintenance est assurée parle siège. Les achats de petit matériel médical et chi-rurgical sont regroupés. Concomitamment à cemode de fonctionnement étroitement couplé et for-tement hiérarchisé, la gestion quotidienne dechaque établissement reste entre les mains du direc-teur local.Le mode de management du directeur de la cliniqueA, qui est également le directeur du groupe, est très« paternaliste » : « On est géré par quelqu’un qui a l’es-prit mutualiste à 600%, quoi ! Et qui tire toutes lesficelles, si on ne l’a pas, il nous impose à bon escient lesdécisions… Il gère son entreprise à la paternaliste et il secomporte comme ça avec ses employés. Il sait tout… »(Assistante RH, clinique A). Il connaît et a placéchaque directeur à la tête de chaque établissement, etil n’hésite pas à se rendre en personne dans les cli-niques du groupe en cas de besoin, ce qui rend ladirection locale un peu fantomatique : « on le sait, quela décision, au final, elle est prise par Mr B. (le directeurdu groupe) ; Mr A. (directeur de la clinique F), il est làpour la représentation, mais il n’a pas les vrais pouvoirs »(ASH, clinique D).Tenant à ce que cette culture soit unanimement par-tagée, il a chargé les directeurs d’établissement de dif-fuser « l’esprit mutualiste » : « Le directeur a essayé demettre à la tête du groupe des gens qui ont une vision dugroupe ; on joue pour le groupe » (La directrice de B).De multiples réunions de pilotage ont été tenues à ceteffet. Les comptes rendus de réunion, confirmés parles interviews des directeurs, témoignent, toutd’abord, d’une mission de solidarité donnant un sensau travail du personnel : « Cette entreprise a des finali-tés particulières ; elle diffuse de l’espoir, des réponses à desangoisses » (Directeur du groupe). Elle se traduit ainsipar une façon de fonctionner particulière. Par opposi-

tion au côté impersonnel de l’hôpital et à l’esprit delucre de la clinique à but lucratif, la structure mutua-liste place le patient au cœur de son dispositif de soin :« On nous dit d’ailleurs que l’accueil est toujours très trèsbien ; on a un bon suivi des patients. On est toujours pré-sent ; j’ai été formée comme ça, dans cet état d’esprit,voilà. Je n’ai que cette référence... Vous savez, quand jevais à l’hôpital pour des visites, voir des gens hospitalisés,pff…c’est complètement impersonnel, je veux dire… »(Aide soignante, clinique A).De même, le non-dépassement d’honoraires par lesmédecins change leurs rapports au patient : « Cetaspect commercial de la médecine me gênait. Depuismon entrée dans cette clinique, je n’ai plus jamais parléd’argent. […]. Ça peut influer sur la pratique chirurgi-cale : vous pouvez être incité à pratiquer un acte chirur-gical parce que le patient a de l’argent. » (Médecin, cli-nique A).Enfin, elle se traduit par un mode de coordination parajustements mutuels : « et la solidarité, je le vois, ellefonctionne au sein du personnel, ils sont plutôt plus soli-daires ici, que par rapport aux autres cliniques, où l’in-dividualisme est de mise et c’est comme ça, dans le restedu groupe » (le directeur du groupe).Ces consignes accompagnent une réorganisation desservices selon chaque établissement (fermetured’étages, implantation de nouveaux services, réfectiondu bloc opératoire, réunion de deux établisse-ments…). Dans le même temps, si le salaire du per-sonnel (à l’exception de la clinique F) a été augmenté,les cadences de travail se sont accélérées. Enfin, le per-sonnel du groupe n’a pas l’occasion de se côtoyer, cha-cun restant attaché à sa clinique et aucune formationen commun n’ayant été envisagée.Telle qu’elle est présentée par la direction générale,l’intégration culturelle apparaît ici comme le produitd’une assimilation, le personnel ne semblant disposerd’aucune latitude de négociation. Ici, les pratiques

Tableau 2 : La constitution progressive du groupe

Cliniques

Date de rachat

Statut avant rachat

Précédentpropriétaire

Nombre de lits

Personnel

Contexterural/urbain

Concurrence

A

Créé en 1909

Mutualiste

130

339

Urbain

Forte

B

1996

Privée but lucratif

Médecins

70

160

Rural

Forte

C

1999

Mutualiste

Mutuelle

87

226

Urbain

Forte

D

2001

Privée but lucratif

Médecins

35

119

Urbain

Faible

E

2001

Privée but non lucratif

Association

46

102

Rural

Faible

F

2003

Privée but lucratif

Médecins

56

73

Rural

Faible

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perçues comme spécifiques par le directeur (prise encharge personnalisée, non sélection des patients, coor-dination par ajustements mutuels) sont indissociablesde la représentation du mutualisme comme vecteur desolidarité.

RÉSULTATS ET APPORTS

Une assimilation partielle

Partant du constat qu’aux yeux de la direction « l’espritmutualiste » avait un impact sur la façon de travaillerdu personnel, nous avons cherché à voir, au cours desentretiens, dans quelle mesure « l’esprit mutualiste »avait modifié leurs pratiques. Malgré les efforts des dif-férentes directions locales, l’analyse de contenu montreque le personnel des établissements n’est pas « gagné »par l’esprit mutualiste, du moins pas dans sa pratique.Le tableau 3 ci-après résume la situation.

Exception faite du changement des logiciels de factu-ration et de gestion des ressources humaines, les pra-tiques touchant au mode d’organisation de chaqueétablissement ou aux pratiques organisationnelles nerésultent pas d’un processus d’assimilation. En effet,la construction de pratiques inter-organisationnelles(intégration) n’émane pas de la direction, mais du per-sonnel, confronté à la réfection de son bloc opératoireet à la nécessité de mener à bien cette opération : « Onse fait passer des idées, des documents pour le déménage-ment des blocs et sa gestion » (Infirmière de bloc, cli-nique B).L’augmentation des cadences de travail, associée à unetendance générale du secteur (et ce n’est pas qu’icihein ? c’est partout comme ça ! (IDE, clinique F)) oul’installation de nouveau matériel (respirateurs, lits…)sont acceptées par le personnel. Cependant, d’autrespratiques professionnelles, telles que le développe-ment du dossier patient (traçabilité de son parcoursau sein de l’établissement) ne sont suivies qu’avecpeine et aboutissent à une déculturation : « Sauf que,bon : à force de faire de la paperasse, on fait plus notre

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RÉALITÉS MÉCONNUES

Cliniques

Communauté de pratiques soignants/médecins

Changement de logiciels (administratifs)

Mode de coordination (hiérarchisation)

Interactions entre cliniques

Médecins Non DépassementNouveau matériel

Soignants

Prise en Charge

Dossier patient

Augmentation des cadences

Nouveau matériel

AdministratifsNouveau matériel

Pratiques organisationnelles*

Pratiques professionnelles*

assimilationassimilation

déculturation

déculturation

assimilation

assimilation

assimilation

intégrationassimilation

déculturation

assimilation

assimilation

assimilation

assimilation

intégrationassimilation

déculturation

assimilation

assimilation

assimilation

assimilation

assimilationassimilation

déculturation

déculturation

assimilation

assimilation

assimilation

assimilation assimilation

déculturation

déculturation

assimilation

assimilation

assimilation

B C D E F

Intégration : la réfection de chaque bloc opératoire a incité le personnel de bloc des cliniques à se coordonner afin de faciliter l’aménagement et la logistique des nou-veaux blocs.

Assimilation : le personnel accepte la mise en place de nouveaux logiciels de gestion, sans toutefois y trouver d’avantages particuliers.

Séparation : le personnel se sent isolé, car le rachat a provoqué une hiérarchisation et une répartition des tâches plus stricte. Il y a moins d’initiative qu’avant.

Séparation : seul le personnel de bloc se sent appartenir au groupe, le reste du personnel se sent isolé.

* Nous ne donnons que les pratiques les plus significatives, c’est-à-dire celles sur lesquelles la direction a insisté, ou leschangements remarqués par le personnel, mais que la direction n’a pas intégrés comme pratique « mutualiste ».

Tableau 3 : Des modalités d’intégration culturelle différentes

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GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2010 • N° 102 55

JENNIFER URASADETTAN

métier, on passe notre temps à remplir des fiches !... »(IDE, clinique C).Enfin, le non-dépassement d’honoraires est diverse-ment accepté au sein des établissements. Les struc-tures C et D, situées dans la même ville et appelées àfusionner en refusent ainsi la stricte application etcela, en dépit du fait que la clinique C ait toujours étémutualiste. Cette situation aboutira finalement à l’ap-plication de légers dépassements d’honoraires, discrè-tement pratiqués par certains praticiens en l’absenced’une interdiction claire de la direction : « Rassurez-vous les médecins qui sont dans nos murs, ils font detemps en temps de petits dépassements d’honoraires, maisc’est rien, comparé aux praticiens du privé à but lucra-tif » (Cadre infirmier, clinique C). Malgré les nombreuses communications des diffé-rentes directions faites à propos de « l’esprit mutua-liste », le personnel, dans son ensemble (excepté celuides cliniques C et D), n’en retient aucune idée précise,du moins dans sa dimension éthique : « Je pense qu’il adû l’expliquer, ce que c’était, le mutualisme… ; ça m’in-téressait pas, le mutualisme, parce qu’on avait tellementpeur de voir si ça allait changer, au niveau des licencie-ments, que… Et puis, maintenant, on bosse bien, ici, sanssavoir ce que c’est, alors, bon… ». (Contremaître, cli-nique E). Ainsi, les dimensions de solidarité envers lepatient, traduites par la pratique du non-dépassementd’honoraires, ou encore le sentiment d’appartenance àun groupe mutualiste ne trouvent aucun écho. Enrevanche, sont associées au groupe des notions de ren-tabilité et de logique de gestion, bien que les salairesaient été augmentés dans l’ensemble : « En fait, je pen-sais que le terme mutualisme, ça faisait pas comme une

entreprise où il faut rentabiliser ; je pensais que ce seraitplus humain et, en fait, ça marche exactement commetoute entreprise… » (IDE, clinique F).Le statut de l’établissement avant le rachat ne consti-tue pas un facteur déterminant d’intégration dumutualisme (distanciation valeurs/pratiques, en ce quiconcerne la clinique C). En revanche, le contexte derestructuration peut constituer un facteur d’attribu-tion de sens au mutualisme et à ses pratiques, et expli-quer les différences de représentations entre le person-nel et la direction. S’inscrivant dans un environne-ment mouvant, ce rachat fait progressivement perdrel’image familiale et spécifique que le personnel avaitde son établissement : « Je pense qu’on va perdre notrequalité de vie au travail. Qui dit grosse structure ditdavantage de rendement. Les petites structures comme çane sont pas viables, sur le long terme » (IDE ambula-toire, clinique D).

Les facteurs d’intégration culturelle

Le niveau d’intégration culturelle du groupe (présentédans le tableau 3) s’explique, ainsi, essentiellement parle degré d’instabilité perçu du contexte et, dans unemoindre mesure, par les modifications des conditionsde travail, dues au rachat. Ainsi, selon que l’environ -nement sera perçu comme stable ou instable (soumisou non à une forte concurrence), l’intégration cultu-relle relèvera, soit de la séparation, soit de l’assi -milation, voire de l’intégration. En environnementinstable, émergent du personnel de nouvelles straté-gies d’action, entendues ici comme « une vision géné-rale de l’action à organiser » (SWIDLER, 1986). Elles

Tableau 4 : Stratégies d’action du personnel en contexte d’intégration culturelle

Effets indirects sur les conditions de travail

Effets directs sur les conditions de travail

Environnement stable

Les stratégies d’action du personnel préexistant avant le rachat perdurent :� Car le contexte est stable� Car le rachat n’a pas changéles pratiques quotidiennes� Cas du fonctionnement quotidien de chaque structure� Mode d’intégrationculturelle : Séparation

Les stratégies d’action existantesperdurent, car les pratiques sontréactivées dans le contexte actuel� Cas des non-dépassementsd’honoraires pour la cliniquehistorique du groupe� Mode d’intégrationculturelle : Séparation

Environnement instable

Émergence de nouvelles stratégies d’action en faveur du personnel� Cas des dépassements d’honoraires encadrés� Mode d’intégration culturelle : IntégrationAcceptation passive des changements instillés par la direction, car intégrés dans le contexte général de restructuration du secteur � Cas de la politique salariale menée par la direction� Mode d’intégration culturelle : AssimilationContinuité des stratégies d’action préexistantes, mais évolution des représentations en fonction du contexte� Cas du fonctionnement quotidien de chaque structure� Mode d’intégration culturelle : Intégration

Acceptation passive/partielle des changements prônés par la nouvelle direction, car ils cadrent avec le contextegénéral de restructuration� Cas de l’augmentation des cadences de travail� Mode d’intégration culturelle : AssimilationDéveloppement de nouvelles stratégies d’action en fonction du nouveau contexte� Cas du développement d’une communauté de pra-tiques pour le personnel de bloc de toutes les cliniques� Mode d’intégration culturelle : Intégration

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GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2010 • N° 10256

RÉALITÉS MÉCONNUES peuvent être déjà existantes ou être nouvelles. Plus

que les effets sur les conditions de travail, ce sont lesinstabilités perçues de l’environnement qui provo-quent l’émergence de stratégies d’action. Ces der-nières vont se faire conformément à (ou à l’encontrede) la stratégie de la direction. Le tableau 4 de la pageprécédente présente ces résultats.

CONCLUSION

S’inscrivant dans le champ de la culture d’entreprise,ces travaux critiques visent à déconstruire la visiondominante d’une intégration culturelle basée sur lepartage d’un même système idéel comme moteur del’action organisée. L’étude de cas du « groupe hospitalier mutualiste »constitué par croissance externe cherche à montrer lerôle marginal des représentations mutualistes com-munes dans le développement du groupe. Ce constatinvalide ainsi l’approche de la culture comme cimentorganisationnel expliquant le fonctionnement d’unestructure par une coïncidence des représentations dupersonnel. En définitive, l’intégration du personnel ausein du groupe se fait à plusieurs niveaux et elledépend du degré d’instabilité de l’environnement, del’impact du changement sur les conditions de travailet, enfin, de la modification des interactions existantavant le rachat. Cependant, quelles que soit les configurations d’inté-gration du personnel, les valeurs mutualistes neconstituent pas en elles-mêmes une condition préala-ble à l’action, mais bien plutôt un moyen d’accéder àses intérêts. Ces avancées nous laissent à penser quel’intégration du personnel au sein du groupe pourraitse fonder sur le développement d’interactions entreétablissements, afin de favoriser les situations de créa-tion de compromis et de consensus. Cependant,l’émergence de tels contacts ne peut que mettre enévidence les différences de traitement par site (plura-lité des conventions collectives) et alimenter des vel-léités égalitaires. �

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GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2010 • N° 10258

REPENSER LA COORDINATIONENTRE AGRICULTEURS ET COOPÉRATIVESLAITIÈRES – VERS UNEGESTION CONCERTÉEDE LA SAISONNALITÉDE LA COLLECTE

Les labels de qualité concernant le terroir d’un produit connaissent unengouement particulier dans le domaine de la production laitière. Ils permettent, en effet, de démarquer certains produits de ceux de la consommation de masse en mettant en avant le lien au terroir et les spécificités des pratiques des agriculteurs. Cela modifie les relations entre lesagriculteurs et les entreprises de transformation et conduit à repenser les dispositifs et les règles qui leur permettent de coordonner leurs activités en vue de la production d’un bien commun. Mais comment favoriser la construction et la gestion de ce bien commun ? Pour favoriser la construction d’une action collective conjointe au sein d’une petite coopérative laitière caprine, nous avons mis en place une démarche permettant aux acteurs de se construire en commun une lecture de situation.Cette démarche repose à la fois sur un dispositif de concertation et sur l’utili-sation d’objets intermédiaires basés sur des éléments factuels. Ce type dedémarche nous paraît pertinent et transposable à la conception d’autres pro-jets collectifs (de filière ou de territoire) impliquant des agriculteurs, voired’autres acteurs.

Par Martine NAPOLÉONE* et Eduardo CHIA**

RÉA

LITÉS MÉC

ONNUES

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MART

INE NAPO

LÉONE ET EDUARDO CHIA

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2010 • N° 102 59

Pour l’essentiel, le lait de chèvre est produit, enFrance, dans les régions Centre et Ouest. Le laity est transformé par de grands groupes indus-

triels, puis écoulé sur l’ensemble du territoire via lescircuits de la grande distribution. Cependant, desproduits traditionnels perdurent dans certaines nicheslocales (par exemple, le Banon, un fromage tirant sonnom d’un village de Provence, ou le Pélardon, enLanguedoc). Pour résister à la concurrence, nombrede ces filières ont demandé la reconnaissance de leurfromage en AOC (1). Or, pour marquer la différenceavec les pratiques industrielles, le cahier des charges deces AOC interdit l’utilisation du caillé congelé en vuede sa transformation. Cette pratique est néanmoins le principal moyen derégulation utilisé par les laiteries pour ajuster une col-lecte très saisonnée à une demande qui l’est peu. Dansle cas des fromages à faible durée d’affinage (2), cetteclause conduit à gérer en temps réel l’ajustement entrela collecte et la vente. De fait, sans l’utilisation dereports (lait caillé congelé), la période dite creuse, aucours de laquelle il y a un manque de lait frais, seul àêtre admis pour sa transformation en fromage AOC,s’étend sur plusieurs mois : comment augmenter lacollecte, en période creuse, afin de pouvoir développerla part des produits vendus sous le label AOC ? Or, on constate une certaine diversité dans les sys-tèmes d’élevage (3) existant dans les différents bassinsde collecte du lait de chèvre. En effet, les éleveursmobilisent diversement les ressources dont ils dispo-sent pour gérer leur troupeau et obtiennent ainsi dif-férentes répartitions saisonnières de la production lai-tière. Cette diversité pourrait devenir un élément clefde la régulation entre l’offre et la demande. Mais com-ment penser des complémentarités entre les systèmesd’élevage ? Comment faire évoluer les dispositifs decoordination entre éleveurs et coopératives, pour pou-voir ajuster, au cours du temps, l’évolution de ces sys-tèmes d’élevage et la stratégie commerciale de la coo-pérative ?Cet article a pour objet de nous interroger sur la façond’aider les acteurs (les agriculteurs et les gestionnairesdes coopératives laitières) à se construire une grille delecture commune de la situation leur permettant deréfléchir à des modalités d’assemblage des systèmesd’élevage, en regard d’un enjeu négocié de gestion dela collecte. Nous mobilisons pour cela des conceptsissus des sciences de la gestion et de la zootechnie-sys-tème. Nous mettrons l’accent, dans cet article, d’unepart, sur la mise en place d’un dispositif (MOISDON etal., 1997) conçu comme un itinéraire organisant la

construction progressive de lectures communes desituations et, d’autre part, sur la co-construction etl’utilisation de représentations graphiques factuelles,utilisables en tant qu’objets intermédiaires afin defaciliter l’échange et la compréhension mutuelle(JEANTET, 1998 ; VINCK, 1999). Les résultats quenous présentons sont issus d’une recherche participa-tive effectuée dans une coopérative caprine de la zoneAOC Pélardon (dans le Sud de la France).La première partie de l’article montrera que la combi-naison de divers systèmes d’élevage permet d’agir surla saisonnalité de la collecte laitière et explorera lespistes méthodologiques permettant d’organiser cettediversité en regard d’un enjeu commun. En secondepartie, notre article exposera le terrain d’étude et laposture de travail retenue. Dans la troisième partie,nous présenterons le dispositif mis en place pouraccompagner la construction d’une action collective.Enfin, dans la discussion, nous pointerons certainesdes caractéristiques du dispositif et des objets intermé-diaires susceptibles de faciliter l’interconnaissance et lacoopération entre les acteurs.

LA DIVERSITÉ DES SYSTÈMES D’ÉLEVAGE VUECOMME UNE RESSOURCE

Gérer la saisonnalité de la collecte : repenser l’inté-rêt de la diversité

La collecte laitière sur un bassin est saisonnée : elle estde trois à cinq fois plus importante au printempsqu’en hiver. Hors AOC, les entreprises congèlent lesurplus de lait du printemps pour l’utiliser, de l’été àl’hiver, saisons où la collecte diminue. Les stocks decaillés congelés s’épuisent vers novembre/décembre ; àcette période, les entreprises doivent faire face à unmanque de lait. Pour augmenter la collecte enautomne, elles incitent les éleveurs à adopter unmodèle technique permettant de produire du lait enautomne, à « contre-saison » (voir l’encadré 1). Dans le cas des AOC à faible durée d’affinage et inter-disant l’utilisation de reports congelés, le manque delait se fait sentir en temps réel, dès l’instant où la col-lecte de lait est inférieure à la demande. La périodecreuse s’étend alors de juillet à décembre. Seule unecombinaison de divers types de systèmes d’élevagepeut contribuer à augmenter la collecte sur unepériode aussi longue (voir la figure 1) (NAPOLÉONE et

* Zootechnie-système, INRA Sciences pour l’Action et leDéveloppement.

** Sciences de gestion, INRA Sciences pour l’Action et leDéveloppement.

(1) AOC : appellation d’origine contrôlée.

(2) Par exemple, la durée minimale d’affinage d’un fromage AOCPélardon est de onze jours.

(3) « Le système d’élevage rend compte des interactions entre les tech-niques mises en œuvre par les agriculteurs, leur ordonnancement dans letemps et l’espace et leur impact sur les processus biophysiques » (ndr :ici, sur la répartition de la production laitière du troupeau), BÉRANGER

(C.) et VISSAC (B.), 1993.

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BOUTONNET, 2004). Cependant, la diversité des sys-tèmes d’élevage présents sur le bassin de collecte n’estpas forcément lisible (ni perçue comme telle) par lesacteurs. Il faut donc trouver les moyens permettantaux acteurs (4) de se construire une lecture de situa-tion afin de se coordonner et d’identifier les procé-dures qui leur permettront de rendre compatiblesleurs plans et leurs projets respectifs, autour d’unenjeu de production négocié.Or, dans la majorité des cas, les seuls mécanismes utili-sés pour réguler les approvisionnements sont l’incitationpar les prix (la grille des prix favorise le laitd’automne/hiver) (5) et l’utilisation (désormais inter-dite) de reports congelés. De nouveaux moyens de régu-lation et de coordination entre les éleveurs et les gestion-naires (6) de la coopérative sont donc nécessaires.

Valoriser certaines complémentarités entre les systèmes techniques

• La piste de la planification par les fluxDe nombreuses études (CAPILLON et VALCESCHINI,1998 ; LE BAIL, 2002 ; NAVARRETE et al., 2006 ; LEGAL et al., 2007) ont montré que l’assemblage demodèles techniques divers constitue un outil pourajuster une offre hétérogène à une planification desventes. L’entreprise de transformation identifie ainsides types de modèles techniques positionnés sur des

Figure 1 : Combiner divers systèmes d’élevage pour agir sur la collecte entre août et décembre.

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LA PRODUCTION LAITIÈRE EST SAISONNÉE.

Le cycle physiologique de la chèvre dure une année.Elle produit du lait durant 10 mois et est tarie lesdeux derniers mois avant les mises bas. Naturellement, les mises bas ont lieu enjanvier/février. La chèvre produit du lait jusqu’à lafin octobre. Elle est tarie en novembre-décembre.Nous parlerons de mises bas « en saison ». C’est lemode de reproduction majoritaire dans les trou-peaux du Sud de la France recourant au pâturage.Certaines techniques, comme le traitement hormo-nal, permettent d’avoir des mises bas « à contre-sai-son ». Dans ce cas, la chèvre est en lactation d’octo-bre-novembre à l’été. Elle est tarie en août- septem-bre. L’adoption de ce modèle est limitée pour lestroupeaux de faible effectif, comme ceux du Sud-Est. En effet, au-delà de difficultés de maîtrise tech-nique (avec un taux de réussite variant de 65 à 80%seulement), le désaisonnement rend difficile l’orga-nisation du travail dans les troupeaux de moins de100 chèvres environ. Il remet en cause la stratégie deproduction à travers l’organisation du calendrierd’alimentation du troupeau, de la gestion des res-sources par le pâturage et la nécessité de faire desstocks de foin.

Saisonnalité de la production laitière

Sur la période creuse de juillet à décembre, les saisonnalités peuvent se combiner.

10 11 12 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 1 2 3

10 11 12 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 1 2 3

10 11 12 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 1 2 3

Les troupeaux avec les mises à bas « en contre-saison » produisent de l’automne au début de l’été.

Les troupeaux avec les mises à bas « en saison » produisent jusqu’à la fin de l’été

(4) Dans cet article, le terme « acteurs » regroupe les agriculteurs et lesgestionnaires de la coopérative.

(5) Pour inciter les éleveurs à dessaisonner les mises bas de leur troupeau.

(6) Nous nommerons « gestionnaires de la coopérative » les personnes

qui ont une responsabilité dans les activités de gestion de l’entreprisecoopérative. Il s’agira ici du directeur, du président et des membres duconseil d’administration. L’éleveur sera rattaché à la catégorie « gestion-naire de la coopérative », si nous parlons de la gestion de la collecte lai-tière, mais il sera dans la catégorie « éleveur » lorsque nous parlerons deconduite du troupeau.

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segments spécifiques de la collecte et répondant auproblème auquel celle-ci est confrontée. Elle étudieensuite la diversité de l’offre présente sur le bassin decollecte et contacte les agriculteurs qui correspondentaux modèles visés. L’accord entre l’éleveur et l’entre-prise peut être scellé par un contrat, dans lequel unagriculteur s’engage à produire telle qualité, sur tel outel créneau, avec tel ou tel itinéraire technique.

Mais cette planification technique de flux présenteplusieurs limites :Il existe des asymétries entre acteurs. C’est l’entreprise detransformation qui formule ce qui pose problème etqui va conditionner, de ce fait, le sens et le contenu dela planification. Or, cette formulation ne fait pas for-cément sens pour les agriculteurs. De plus, les infor-mations sur la collecte et sur la diversité des exploita-tions adhérentes ne sont connues que de la seuleentreprise.Elle ne permet pas de s’adapter à un contexte changeantet incertain : comme le soulignent SOLER et al. (1995),il est illusoire de chercher à modéliser l’ensemble desprocessus de manière à établir des scénarios adaptatifspermettant d’anticiper toutes les situations de dévia-tion ; ils proposent une coordination plus souple,organisée à partir d’un programme négocié qui consti-tuerait un repère permettant à chacun des partenairesd’ajuster ses actions.

S’agissant d’une coopérative, contrairement aux entre-prises de droit privé, le directeur ne peut pas choisirles producteurs avec lesquels il juge intéressant de tra-vailler et il doit transformer la totalité de la produc-tion de lait des agriculteurs adhérents.La planification de flux permet de construire des scé-narios mettant en jeux diverses combinaisons entresystèmes techniques en matière de collecte. Elle peut

constituer un outil contribuant à la réflexion desacteurs. Mais elle ne suffit pas à favoriser la coopéra-tion entre acteurs et à renforcer leurs capacités à négo-cier leurs perspectives d’action, à réajuster chemin fai-sant, si besoin est.

• La piste de l’action collectiveL’action collective est définie par MARCH (1981) etOLSON (1971) comme une action commune en vued’atteindre un but partagé. C’est une situation degestion (GIRIN, 1983) dans laquelle un ensembled’activités – et d’acteurs – en interaction sontconcernés par un même résultat. LORINO etNEFUSSI (2007) parlent d’action collectiveconjointe (ACC) quand les acteurs réalisent demanière coordonnée des activités différentes, dansun schéma de division du travail négocié et lisiblepar tous. Ce schéma légitime les activités élémen-taires, en reconnaissant des compétences et une

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« Le cycle physiologique de la chèvre dure une année. Elle produit du lait durant 10 mois et est tarie les deux derniers moisavant les mises bas. » Un élevage de chèvres laitières, en France.

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contribution spécifiques à l’élaboration de la res-source commune. Dans l’ACC, les acteurs doivent,d’une part, se reconnaître dans la formulation de laquestion à traiter par l’ensemble du groupe et, d’au-tre part, reconnaître leur contribution au résultat.L’objectif formulé en commun doit être pertinent pourl’ensemble du groupe et faire sens pour chacun desacteurs concernés. Sa formalisation constitue un moyenet une étape permettant aux acteurs d’agir ensemble. Ilest régulièrement renégocié en fonction de l’évolutiondu contexte et des connaissances acquises par les acteurs.Pour favoriser la coopération au sein d’une action collec-tive, chaque acteur doit donc a) avoir une représentationdes diverses activités en interaction, b) situer son actionpar rapport à celle des autres, c) identifier sa proprecontribution par rapport au résultat et enfin, d) pouvoirréagir à une situation qui n’aurait pas été prévue àl’avance en restant en cohérence par rapport à ses pro-pres activités et par rapport au but formulé en commun.Cela conduit à mettre en place des dispositifs et des pro-cédures permettant la genèse (et le partage) des façonsde voir, ainsi que la négociation d’un projet commun(AMAR-TOUATI et SARDAS, 2006 ; LORINO et NEFUSSI,op.cit.).

• Rendre lisibles les activités en interaction, pour enparler et se coordonnerNotre première préoccupation a été d’arriver à ren-dre lisibles les diverses activités en mettant en évi-dence les manières de les conduire et en permettantà chaque acteur d’exprimer sa façon de gérer sesactivités, les cohérences qui les sous-tendent, les dif-ficultés rencontrées et les perspectives qu’il entre-voyait. DARRÉ (2006), LORINO et NEFUSSI (op.cit.)mettent l’accent sur l’intérêt de la narration pouraider les acteurs à exprimer ce qu’ils font et la façondont ils évaluent et apprécient ce qu’ils font, etVINCK (op.cit.) montre l’intérêt qu’il y a à construiredes objets intermédiaires (O.I.) pour faciliterl’échange entre acteurs.

• Le dispositif : un cadre favorisant le cheminementdes acteurs vers un projet négocié Notre seconde préoccupation a été de mettre en placeun dispositif au travers duquel les acteurs chemine-raient de leur analyse initiale vers la constructiond’une lecture commune leur permettant d’identifierdes pistes d’action négociées. Ce dispositif est unensemble de moyens, de lieux, de moments organisésdans le temps, qui structurent le déroulement du pro-jet, de la négociation initiale à la recherche de pistesd’action (MOISDON et al., op.cit.).

LE TERRAIN ET LA POSTURE DE TRAVAIL

La genèse du questionnement

Août 2000 : le « Pélardon », un fromage desCévennes, est reconnu en AOC. Dans un contexte desaturation du marché régional, une coopérative locale(voir l’encadré 2 ci-dessous) souhaite utiliser ce signeofficiel de qualité pour développer ses ventes sur lesréseaux nationaux de la grande distribution. Mais lefaible volume de lait collecté en « basse saison » condi-tionne la quantité de produit AOC qui peut êtrenégociée sur ces nouveaux circuits. C’est alors que lacoopérative interpelle la recherche : « comment aug-menter la collecte d’automne ? ».Compte tenu de la situation (l’interdiction d’utiliser ducaillé congelé), nous avons postulé a) que la diversité dessystèmes d’élevage présents sur le bassin de collecte peutêtre un élément clef dans le mode de régulation entreoffre et demande à mettre en place, b) que la diversitédes systèmes techniques (7) est le reflet de la diversité desfaçons dont les acteurs conçoivent et organisent leursactivités, ainsi que de leurs projets et de leurs situationsrespectifs (CHIA, 1992). Cependant, nous constatonsque le modèle d’excellence (8) véhiculé depuis unequinzaine d’années dans la plupart des réseaux tech-niques oriente la façon de qualifier la diversité des sys-tèmes techniques et d’en percevoir la légitimité auregard de la collecte. Ce modèle s’est imposé commeune vision du monde réduisant les pistes d’action àcelles orientées vers la modification des périodes dereproduction des caprins afin de produire davantage delait à contre-saison. Nous constatons aussi que la formu-lation du problème lié à la gestion de la collecte n’a pasévolué depuis la mise en place de l’AOC. La durée de lapériode de « basse saison » n’a pas été remise en ques-tion. Nous constatons enfin que les acteurs ont unevision partielle des activités présentes. Les éleveurs n’ontpas tous une vision de l’ensemble des systèmes d’élevageprésents, ni des enjeux et des contraintes pour la coopé-

LA FILIÈRE AOC – LA FROMAGERIE DES CÉVENNES

La filière AOC : 103 producteurs adhérents – 240tonnes/an – 70 % de fermiers – 30 % de laitiers.Deux coopératives et un affineur collectent le lait de10 à 27 éleveurs.La fromagerie des Cévennes : 27 adhérents –1,5million de litres de lait transformés par an –20 % sont transformés en Pélardon, soit 1/3 de laproduction régionale d’AOC Pélardon. Effectifs destroupeaux : de 50 à 100 chèvres.

(7) Système technique : ce terme désigne ici les pratiques de conduite dutroupeau (reproduction, alimentation en chèvrerie, pâturage).

(8) Modèle dessaisonné.

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rative. Les gestionnaires de cette dernière ont une visiondes systèmes d’élevage qui se limite aux volumes livréssur l’ensemble de l’année et au quatrième trimestre.Pour penser des complémentarités entre systèmes d’éle-vage et envisager des moyens de coordination, nousavons proposé aux acteurs (9) de les aider à faire évoluerleurs représentations de la situation et leur façon de for-muler le problème à traiter. C’est à cette fin que nousavons conçu le dispositif DIRES, que nous présentonsci-après.

LE DIRES, UN DISPOSITIF ET DES OBJETSINTERMÉDIAIRES (O.I.) POUR FACILITERL’ANALYSE EN COMMUN DE LA SITUATION

Nous avons mis en place un Dispositif pour laRecherche de Solutions (DIRES) conçu comme unmoyen de faciliter à la fois l’interconnaissance au sein dubassin de collecte et la recherche en commun de pistesd’action. Ce dispositif comporte trois étapes successives(voir la figure 3). Chacune de ces étapes s’est appuyéesur la co-construction de représentations graphiquesfactuelles utilisées comme des O.I. et visant à faciliterl’expression des façons de faire et de voir de chacun desacteurs, ainsi que l’échange entre les acteurs. Nous qua-lifions les représentations de « factuelles », car elles sontconstruites à partir de faits, d’objets concrets ou d’ac-tions concrètes décrits ou mobilisés par les acteurs dansla mise en œuvre de leurs activités.

Étape 1 : aider chaque acteur à décrire et à formaliser ses activités et leurs évolutions

Pour que tous les acteurs s’expriment (notamment leséleveurs, dont les modèles techniques étaient moinsmis en valeur), nous avons commencé non pas parune confrontation collective, mais par des entretienscompréhensifs individuels (KAUFFMAN, 1996) avec leséleveurs et les gestionnaires (10). L’objectif était : a) decaractériser le déroulement et l’organisation des acti-vités, les logiques sous-jacentes et les évolutions sur letemps long et, b) d’aider chacun à formaliser ses acti-vités, à argumenter ses savoir-faire et ses projets.Plusieurs outils ont été mobilisés pour faciliter l’échange(voir l’encadré 3 ci-contre). Au début des entretiens individuels, nous disposions pourchaque éleveur d’une courbe représentant ses livraisonsde lait (courbe de lait livré quotidiennement, sur l’année

et au cours de l’année précédente) et pour chaque ges-tionnaire d’une courbe représentant la collecte totale, dela coopérative (collectes mensuelles sur l’année et évolu-tion de la collecte annuelle depuis 1974). Au vu descourbes de livraison ou de collecte, nos interlocuteursreplongent dans l’action en décrivant le déroulement deleurs activités sur un mode narratif. Non seulement ilsinvoquent ce qui s’est passé (des faits, des actions), maisils relient également certains faits ou certaines actionsentre eux, en ponctuant leur narration d’estimationsportant sur ce déroulement. Ces faits, ces liens, cesappréciations repérables dans le cours d’une narration(DARRÉ, 2006) peuvent devenir des outils pour co-construire une modélisation du système technique et deson évolution, ainsi que pour comprendre les logiquessous-jacentes (NAPOLÉONE, 2004). Les représentationsgraphiques calendaires, qui ne schématisaient au départque les livraisons ou la collecte, se sont petit à petit enri-chies des faits décrits par l’acteur (ex : types de pratique,modalités de mise en œuvre, objets sur lesquels elles por-tent). Les raisons et les appréciations invoquées sontnotées séparément. À partir de ces narrations, nousavons donc co-construit au cours de chaque entretiendeux objets intermédiaires graphiques, factuels et calen-daires, représentant, d’une part, l’organisation sur l’an-née (11) et, d’autre part, l’évolution sur le long terme(12).

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OUTILS MOBILISÉS DANS L’ENTRETIENCOMPRÉHENSIF

– la narration chronologique pour a) aider lesacteurs à parler de ce qu’ils font, de comment ils lefont, de pourquoi ils le font, b) pour comprendreplus facilement le déroulement des activités et lafaçon dont l’acteur les apprécie.– l’utilisation des profils de livraison ou de collectecomme trait d’union entre a) les pratiques des éle-veurs, b) la stratégie commerciale et c) les savoirstechniques des zootechniciens.– des représentations graphiques calendaires commesupports d’échange. Elles représentent, au début del’entretien, la répartition des livraisons ou de la col-lecte. Au cours de l’entretien, elles sont complétéespar les éléments évoqués par l’acteur dans sa narra-tion et deviennent de nouveaux objets intermé-diaires supports d’échanges.

(9) « Éleveurs » (au regard de l’activité de gestion de l’élevage) et « gestionnaires de la coopérative » (au regard de l’activité de gestion de la collecte laitière).

(10) Entretiens individuels avec les 27 éleveurs adhérents et avec 4 gestionnaires (directeur, président, éleveurs membres du CA).

(11) Représentation calendaire mensuelle sur une année. Pour l’activitéd’élevage, représentation de la courbe de production du troupeau, de la

reproduction, du pâturage et de l’alimentation en chèvrerie. Pour l’acti-vité de gestion de la collecte, représentation de la courbe de collecte et decelle des ventes de fromages (AOC et autres).

(12) Représentation calendaire annuelle sur le long terme. Pour l’activitéd’élevage : évolution du mode de conduite, en relation avec la trajectoirede l’élevage depuis l’installation ; pour l’activité de gestion de la collecte :évolution de la collecte en relation avec la chronique de la coopérative(1974-2004).

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En seconde partie d’entretien, ces représentations ontconstitué un support d’échanges permettant de cheminer dela description de ce qui est fait aux cohérences sous-jacenteset à la formalisation de la stratégie (notamment le lienentre les actions menées à court terme et le projet à longterme et leur lien, du point de vue de l’acteur, avec sa pro-pre situation). Les raisons et les appréciations, ainsi que lesliens, ont été mobilisés à cette étape. Les modélisations dechacune des activités et de leurs évolutions ont été consignéespar écrit, puis validées par chaque acteur concerné.

Étape 2 : faciliter l’élaboration d’une vision commune des activités et de leurs interactions

• Augmenter l’interconnaissance des activités présentesIl s’agit donc de passer d’une étape individuelle, danslaquelle chaque acteur parle de ses activités, à laconstruction partagée d’une lecture transversale desactivités présentes et de leurs évolutions. Cela, tout enévitant l’écueil que constituerait le fait de revenir, sansprendre de recul, à une analyse de situation mettanten avant un modèle type. En nous appuyant sur lesmodélisations des activités individuelles validées parchaque acteur, nous avons élaboré deux représenta-tions « martyres », c’est-à-dire vouées à être critiquéeset complétées par les acteurs : – Au niveau de la stratégie commerciale de la coopé-rative : le passage des chroniques à une trajectoire. Lesquatre chroniques issues des entretiens avec les ges-tionnaires ont été synthétisées sous la forme d’une tra-jectoire d’évolution (sur une trentaine d’années) de lacoopérative représentant l’évolution de la collecte, desproduits fabriqués, des lieux de vente et des modes derelations aux producteurs… Cette représentationbasée sur des faits n’intègre pas d’appréciation sur cesderniers (même si ces appréciations ont été notées parailleurs).– Au niveau des systèmes d’élevage : passage du mode deconduite d’un troupeau à la diversité des systèmes d’éle-vage. À partir des 27 entretiens individuels, nousavons construit une représentation de la diversité dessystèmes d’élevage présents sur le bassin de collecte,en nous appuyant sur les clés de lecture des pratiquesmobilisées par les éleveurs, dans leurs narrations.Réunion d’échanges avec l’ensemble des acteurs, pourmettre en débat ces représentations martyres et co-construire, à travers des lectures de situations :– la stratégie commerciale de la coopérative et son évo-lution. La représentation de la trajectoire a servi de support àdes échanges sur l’évolution de la stratégie commerciale,ainsi que sur les perspectives et sur les difficultésactuelles. In fine, gestionnaires et éleveurs, concluantque la problématique de gestion de la collecte avait évo-lué, ont reformulé la question à traiter, en passant de« comment augmenter la collecte d’automne ? » à « com-ment faire pour augmenter la collecte, entre juillet etdécembre ? ».

Cette formulation remet en cause l’idée selonlaquelle la seule solution résiderait dans le désaison-nement et elle amène les acteurs à envisager la diver-sité des systèmes d’élevage comme une ressourcepour agir sur la collecte : c’est un verrou essentielbloquant l’imagination de nouvelles pistes d’actionqui était ainsi levé.– La diversité des systèmes d’élevage présents sur le bas-sin de collecte. Le cadre utilisé pour la représentation de la diversité,identique à celui de la modélisation des activitésindividuelles, a permis à chaque éleveur de se posi-tionner, puis d’identifier des proximités fonction-nelles et stratégiques avec d’autres élevages. Degrands types de fonctionnement de systèmes tech-niques, avec leurs enjeux et leurs difficultés, ont faitl’objet de débats. Les acteurs en ont acté l’existencecollectivement.

• Analyser les interactions entre ces activités Afin de faciliter aux acteurs l’analyse des interactionsentre les activités d’élevage et la gestion de la col-lecte, nous avons représenté graphiquement lacontribution à la collecte de chaque type de fonc-tionnement des systèmes techniques (voir la figure2). Cette représentation a été mise en discussion aucours d’une seconde réunion collective. En ce quiconcernait la période creuse s’étendant de juillet àdécembre, les acteurs ont débattu des contributionsspécifiques à chaque type de fonctionnement :– les troupeaux ayant des mises bas en saison contri-buent à 60 % de la collecte entre juin et octobre ; – les troupeaux en mise bas dessaisonnée contri-buent à plus de 60 % de la production de lait surnovembre et décembre.Cette analyse a re-légitimé des systèmes techniquesauparavant considérés comme dépassés en montrantleur intérêt au regard d’un enjeu supérieur, celui dela gestion de la collecte. Elle a « autorisé », de fait,l’implication de l’ensemble des éleveurs dans larecherche de pistes d’action pour le futur.

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Figure 2 : Contribution à la collecte selon les périodes demise bas

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Étape 3 : penser le futur – le passage du constat faità une idée de ce qui serait préférable

Les contributions spécifiques de chaque type de fonc-tionnement se sont petit à petit transformées enautant de pistes à approfondir. Raisonnant les com-plémentarités entre modèles en regard de la collecte,les acteurs ont identifié des idéo-types (SCHNAPPER,1999) positionnés sur des créneaux de collecte diffé-rents (les « idéo-types » restent virtuels : ils correspon-dent à une idée de ce qui serait bien). Les éleveurs ontainsi déroulé le fil de leurs idées autour des directionsrepérées : « pour contribuer à la collecte entre juillet etoctobre, il faut penser les systèmes saisonnés “mettantbas” plutôt en février (et non début janvier), il fauttenir le lait l’été en évitant la rupture de fin de prin-temps, donc, il faut avoir des pâtures de qualité en été.Pour cela, il faut… ». De même, « pour contribuer àla collecte en novembre-décembre, il faut des élevages

avec des mises bas dessaisonnées, il faut avoir assez destocks de foin, il faut… ». Trois idéo-types ont ainsi émergé, représentant troisdirections à viser. Chaque agriculteur s’est situé dansun idéo-type le plus proche possible de son projetd’élevage et a pointé les modifications qu’il jugeaitréalisables sur l’année à venir dans son élevage. Parcompilation de ces positionnements individuels, unecourbe de collecte prévisionnelle a été simulée avec ledirecteur, puis mise en discussion auprès des acteurs.Ce travail débouche sur un plan d’organisation, c’est-à-dire sur un objectif énoncé en commun, sur unpositionnement de chaque système de production surun segment de collecte particulier et sur une vision dela façon dont ces différents systèmes techniques s’arti-culent entre eux dans l’élaboration du résultat global.À partir de là, chaque éleveur peut décliner son pro-gramme de conduite et les adaptations techniques ouorganisationnelles envisageables l’année suivante et les

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Figure 3 : Le dispositif DIRES

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gestionnaires de la coopérative peuvent affiner la stra-tégie commerciale pour l’année à venir.

LA CONSTRUCTION DE LA CONFIANCE ORGANISATIONNELLE

La démarche d’accompagnement s’est appuyée surdeux éléments indissociables : un dispositif d’accom-pagnement et la co-construction de représentationsfactuelles de situation.

Regard sur le dispositif d’accompagnement

• Avancer pas à pasLe dispositif DIRES a été conçu comme un itinérairepermettant de co-construire une lecture de situation.C’est un cheminement pas à pas de la modélisationdes activités élémentaires, de la caractérisation desdiverses activités et de leur évolution, jusqu’à l’analysede leurs interactions. Ce type de dispositif a permisaux agriculteurs et aux gestionnaires de la coopérativede confronter leurs points de vue afin a) d’élaborerune lecture commune de la situation, b) de négocierensemble la question à traiter et enfin, c) d’organiserla diversité des systèmes techniques en respectant lalogique et l’identité de chaque acteur.

• Des itérations entre action et conceptionÀ chaque étape du dispositif, ce cheminement reposesur des itérations successives entre une action (ou unereprésentation de l’action) et son analyse (voir lafigure 4). La validation des acteurs, à chaque étape, estun point de passage obligé d’une itération à l’autre :elle garantit la construction progressive d’une lecturepartagée et une évolution dans la façon dont lesacteurs voient les choses.

• Des itérations entre individuel et collectifLe dispositif d’accompagnement DIRES combine desmodélisations a) à l’échelle des activités de chaqueacteur, b) de la diversité des activités et, c) des interac-tions entre ces activités en regard de la ressource com-mune. Il s’appuie sur la co-construction de représen-tations de situations réelles, qui s’incrémentent encommençant par les activités élémentaires. Les repré-

sentations des interactions entre activités intègrent desindicateurs déjà mobilisés dans les représentationsindividuelles, ce qui aide chaque acteur à se reconnaî-tre et à se situer dans des analyses plus transversales. Ce dispositif rejoint d’autres démarches d’accom -pagnement d’une diversité d’acteurs concernés parla gestion d’une ressource commune et impliquantdes agriculteurs. Toutes ces démarches reposent surdes processus itératifs entre compréhension,confrontation et analyse, ainsi que sur la co-construction de modèles permettant de faciliter lamise en partage des lectures de situation et larecherche de pistes d’action à travers des scénariosd’évolution. Ces travaux ont été particulièrementdéveloppés dans le cas des problématiques liées à lagestion des territoires en relation avec les activitésagricoles. Dans ces démarches, l’objet modélisé sesituait à l’échelle de l’ensemble du territoire. Ainsi,ROUSSEAU et DEFFUANT (2005), pour aider unediversité d’acteurs à formuler des problèmes de ges-tion du territoire, leur proposent un dispositif aucours duquel une modélisation de ce territoire estco-construite avec eux. Ce dispositif alterne desphases individuelles de modélisation (commentchaque acteur se représente-t-il l’ensemble du terri-toire ?) et des phases collectives. Dans les démarchesde type companion medelling (BOUSQUET et al.,2002), l’ensemble des acteurs sont invités à raison-ner la dynamique de la ressource commune à partirde la co-construction d’une modélisation des inter-actions entre activités et dynamique des territoires.Cela débouche sur l’élaboration de scénarios ou dejeux de rôle. L’ensemble de la démarche est consti-tué de phases collectives et d’itérations successivesentre modélisation et concertation.Dans ces démarches, contrairement au dispositifDIRES, l’activité de chaque acteur n’est pas modélisée.Seule la ressource commune l’est. Cela peut éventuelle-ment poser des difficultés d’aller-retour entre l’échellecollective et l’échelle individuelle, c'est-à-dire entre lemodèle et sa déclinaison opérationnelle dans chaqueexploitation. A contrario, la mobilisation d’outils infor-matiques pour modéliser les situations pourrait appor-ter un plus au dispositif DIRES, dans l’étape prospec-tive de construction de scénarios d’évolution. Dans cecas, la modélisation des situations (individuelles, de ladiversité et des interactions) réalisée dans les premières

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Objets intermédiaires construits autour des

objets et pratiques techniques

Dispositif

Analyse AnalyseDiagnostic Diagnostic

Situations d’action Situations d’action

Figure 4 : Les objets et pratiques techniques au centre des itérations entre action et analyse

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étapes du dispositif DIRES, qui ont produit de l’inter-connaissance, constituerait un acquis facilitant à la foisla recherche de nouveaux scénarios et la déclinaisonopérationnelle des simulations.

Regard sur des objets intermédiaires

Dans le domaine industriel, N. VINCK (op.cit.) etJEANTET (op.cit.) montrent le rôle que peuvent jouerles O.I. dans l’aide à la conception collective et à lamédiation. Ces objets (des croquis ou des écrits), peuchargés intellectuellement, privilégient l’investigationempirique. Ils constituent des artéfacts permettantd’aider un acteur à parler de ce qu’il fait et facilitent lacompréhension entre acteurs. Ils sont suffisammentintelligibles pour être manipulés et modifiés. Ils n’ontpas de réalité en soi et n’existent qu’à travers le sensque leur donne l’acteur. En écho à ces travaux et à par-tir de la recherche participative menée avec la coopé-rative caprine, nous mettons l’accent sur deux descaractéristiques d’un objet intermédiaire qui nousparaissent utiles à la coopération entre les agriculteurset d’autres acteurs, en vue de l’élaboration d’un projetcollectif (de filière ou de territoire).

• Des représentations factuelles…– Pour faire un lien aux processus d’action. L’indicateur« lait trait » (ou « collecte »), mobilisé par les acteursdans leurs activités quotidiennes, leur a permis d’établirun lien direct à la réalisation de leurs activités. Il aconstitué un point de départ pour construire des repré-sentations des situations d’action. Ainsi, chaque éleveura pu représenter graphiquement le déroulement de saconduite du troupeau en abordant des « champs », telsque l’alimentation en chèvrerie, le pâturage, le travail outoute autre activité…, en donnant du contenu à chacunde ces champs. Si les mêmes types de champs se retrou-vent chez la quasi-totalité des éleveurs, le contenu quileur est donné est très varié. Une modélisation de ladiversité peut donc être construite au moyen d’une ana-lyse transversale de ces contenus.– Pour faciliter la compréhension et les échanges entreles acteurs. Les représentations factuelles, c’est-à-diredénuées d’interprétation, constituent des objetsdonnant à voir une réalité représentée à un momentdonné par celui qui l’a construite. Cette réalitéengage les acteurs à comprendre et à s’interroger surcette organisation et sur les motivations qui lui sontsous-jacentes. Elle constitue un support d’échangesaidant à la fois ceux qui l’ont construite à parler dece qu’ils font et de pourquoi ils le font, et les autresacteurs à comprendre les points de vue exposés et àprésenter les leurs.– Certains objets peuvent avoir des significations mul-tiples et constituer ainsi des voies de passage entre acti-vités. Ainsi, la répartition des livraisons peut êtremise en relation non seulement avec les activités deséleveurs (leurs pratiques et leur stratégie de

conduite), mais aussi avec la stratégie commercialede la coopérative. Elle permet de faire un lien avecla diversité des modes de conduite des troupeaux, demettre en relation différentes échelles de temps(infra-annuelle, annuelle, pluriannuelle). Enfin, ilest possible d’en faire une analyse zootechnique,puis de trouver des voies de passage avec les indica-teurs technico-économiques mobilisés par lesréseaux techniques. D’autres objets techniques, telsque les schémas d’organisation du territoire, selonSOULARD et al. (2005), peuvent aussi constituer desOI à sens multiples ressortissant à plusieurs métiers,et donc susceptibles de faciliter les passages d’uneactivité à l’autre.

• Les avantages d’une base chronologique– elle constitue un cadre mobilisable pour saisir et noterdans le cours d’une narration les éléments évoqués parl’interlocuteur et construire petit à petit un espacetemps de référence propre à un acteur (ou à un collec-tif d’acteurs) ;– elle permet une analyse des concordances temporellesentre activités. Elle facilite le passage de l’individuel aucollectif, des modes de conduite individuels à la diver-sité des systèmes d’élevage ou des activités d’élevage àcelles de la gestion de la collecte. C’est une entrée faci-lement mobilisable pour analyser les interactionsentre activités ;– le lien court terme-long terme permet une mise endynamique. Le couplage de la construction d’unereprésentation factuelle de l’organisation des activi-tés au cours d’une année à celle de la trajectoire deleur évolution sur plusieurs années aide les acteurs àprendre du recul sur leurs activités et sur l’évolutionde la situation, et donc à reconsidérer la façon dontils se représentent cette situation. Dans le cas deprojets concernant des activités d’élevage, cela estparticulièrement utile. En effet, peu d’évolutionssont liées à l’adoption d’innovations radicales. Leschangements relèvent, en général, d’adaptations neremettant pas en question l’organisation du sys-tème. Mais, d’adaptation en adaptation, la situationpeut avoir évolué notablement. Reconstruire destrajectoires d’évolution sur le temps long permet deprendre du recul sur ces évolutions et sur celles ducontexte. Dans le cadre du projet d’accompagne-ment décrit dans cet article, la réflexion sur le tempslong à partir des O.I. décrivant des trajectoires apermis aux acteurs de se mettre dans une postureréflexive, de faire évoluer leurs idées sur la situation,puis de se projeter dans le futur, vers la constructionde scénarios.

Vers la confiance organisationnelle

L’AOC a donc fait émerger une situation innovanteen matière de gestion en faisant de la diversité desfaçons de produire un nouvel outil d’ajustement,

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c’est-à-dire un moyen d’action au service de l’élabora-tion du produit commun. Cependant, cela nécessitede nouvelles procédures de coordination qui permet-tent de valoriser une diversité de ressources et d’ac-teurs sur un territoire en vue de la production d’unbien commun. Dans cet article, nous avons montré que l’on peutconcevoir un dispositif de coordination intégrant desconcepts de l’action collective et finalisé sur la planifi-cation technique concertée. Ce nouveau mode de coordination s’appuie sur deuxpiliers : la symétrie de l’information et l’apprentissageorganisationnel. La discussion a) sur les modèles tech-niques présents sur le bassin de collecte, b) sur l’évo-lution de la collecte laitière et enfin, c) sur le lien entreles deux a permis de fabriquer une vision partagée dela situation pour trouver non seulement un terraind’entente, mais également des critères d’appréciationet des principes de coordination. Ce dispositif quiaugmente la connaissance réciproque entre acteurs estcomplémentaire d’autres mécanismes de coordination(comme, par exemple, l’incitation par les prix). Cesrésultats vont dans le sens de ceux décrits dans desétudes portant sur la gouvernance des AOC (TORRE

et CHIA, 2001 – ces auteurs mettent l’accent sur laconfiance organisationnelle, qui « […] constitue uneextension de la relation de confiance interpersonnelleau principe de l’action collective. Elle implique laprise en compte des règles (pas toujours formelles) quis’appliquent dans une organisation et les réponses àapporter ou les procédures à mettre en œuvre en fonc-tion de situations […], elle favorise l’apprentissagecollectif »).

CONCLUSION

Dans une problématique de développement durable,les agriculteurs sont de plus en plus amenés à partici-per à l’élaboration de projets impliquant une grandediversité d’acteurs intervenant à différents niveauxd’organisation. Cela nécessite d’imaginer des disposi-tifs permettant la genèse des projets et l’identificationde perspectives d’action entre tous les acteurs concer-nés. Cet article est une contribution à cette réflexion,dans le cas de projets impliquant des éleveurs. Il metl’accent sur l’intérêt d’un dispositif conçu comme uncheminement et sur le rôle des objets techniques fac-tuels et chronologiques. DIRES est un cadre permet-tant à chacun d’agir en cohérence avec un projet col-lectif. Le but commun n’est donc pas, ici, l’énoncéd’un objectif optimum d’un point de vue technique etéconomique, mais bien une problématique négociée,qui se décline notamment par l’étude d’une questionjugée par tous comme la plus pertinente à un momentdonné, se rapportant aux activités présentes et aux stra-tégies réalisables. Cette question permet à chacun

d’agir, en tenant compte des adaptations qu’il peutenvisager. La formulation de la question à traiterensemble et des pistes d’actions constituent des étapesdans la coordination entre acteurs. Cependant, si nousconsidérons que nous sommes dans une situation à lafois d’incertitude et évolutive, nous ne pouvons consi-dérer que les modèles de combinaison identifiés enannée N puissent être les bons quelle que soit l’évolu-tion du contexte. Dans la suite de cette rechercheaction, il serait nécessaire de mettre en place des dispo-sitifs de gouvernance qui réguleraient les relationsentre éleveurs et coopératives en cours de campagne etqui prévoiraient, en fin de campagne, une nouvelleplanification concertée. D’année en année, on pourraitdonc imaginer que les acteurs acquièrent de nouvellesconnaissances sur ces processus d’action individuels etcollectifs, et donc qu’il y ait une « rationalisationsimultanée de l’action et des apprentissages ». Maiscela nécessiterait la présence d’un « acteur méthode »jouant un rôle clé dans l’animation et dans la formali-sation de ces savoirs nouveaux (AMAR-TOUATI etSARDAS, op.cit.). Un processus d’adaptation progressivepourrait ainsi se mettre en place. �

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RÉA

LITÉS MÉC

ONNUES

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L’APPARITION INOPINÉE D’UNENOUVELLE STRATÉGIEDE DÉVELOPPEMENTOU LA REVANCHE DU LIÈVRE SUR LA TORTUE

Dans cette grande entreprise française du secteur de la Défense, une équipese voit contrainte de réaliser un lourd développement technique en deuxans, au lieu des quatre années prévues. Elle court-circuite donc la procédurede développement habituelle (le cycle en V, qui fait référence dans le monde de la Défense) et en invente une autre, qui ressemble en fait à s’y méprendreaux méthodes agiles qui se diffusent en ce moment dans le milieu informa-tique. Mais, face à l’urgence du développement, et aveuglés par les subtilitésdes cycles de développement, la plupart des acteurs de l’entreprise ne perçoivent pas cette innovation, dans laquelle ils voient un échec en termesd’organisation. Cette nouvelle stratégie audacieuse a pourtant été couronnéede succès : elle mérite d’être analysée et reproduite.

Par Éric HUBER*

Ces analyses ont été élaborées à l’occasion d’un stagede première année d’ingénieur des Mines, positionintéressante qui permet de jouer sur deux tableaux :restant une année entière en entreprise, le jeune ingé-nieur se retrouve pleinement impliqué dans les acti-vités et dans les crises de l’entreprise, mais, en mêmetemps, sa position lui procure une certaine neutra-lité-interchangeabilité qui lui permet d’échanger avec

tous les acteurs, à tous les niveaux hiérarchiques, etde construire, ce faisant, une compréhension beau-coup plus complète du fonctionnement global del’entreprise...

* Ingénieur des Mines, chef du service Économie-entreprises à laDIRECCTE de Bourgogne.

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Une équipe expérimentée. Une mécanique bienhuilée. Un beau produit. Une radio… Maisun produit qui vieillit. Les contrats se font

rares, l’équipe cherche une opportunité qui lui per-mettrait de financer une remise à niveau. Rien... Un jour, l’occasion tant attendue se présente : unriche client est intéressé ; il veut un appareil français.Mais les conditions sont dures, très dures : il fautlivrer sous deux ans. Or, un développement de cetteampleur en nécessiterait au minimum quatre. Mais lechef d’équipe veut relever le défi : il va voir le nouveaudirecteur, un corpsard brillant, au début de sa carrièredans le groupe. Ce dernier, réfléchit, pèse le pour et lecontre, et finit par accepter.Comment le chef d’équipe va-t-il s’y prendre ? Le ges-tionnaire croit toujours que pour aller vite, il faut uneorganisation impeccable, une discipline de fer, desprocessus bien rodés. Dans le cas qui nous occupe, ondécouvre, au hasard des événements, qu’il n’en estrien.En effet, en guise de préalable, le chef d’équipedemande au directeur la suppression de tous lescontrôles de procédure habituels. Comptables et ges-tionnaires de projet éclatent de rire. Mais le directeuraccepte ces conditions singulières. Sueurs froides.Pourtant, la témérité ne conduira pas au fiasco : auprix d’une souplesse organisationnelle surprenante,l’équipe tiendra ses objectifs, que d’aucuns, dans l’en-treprise, jugeaient insensés. Que s’est-il passé ? S’agit-il d’un simple coup de chance, d’un succès que rien nelaissait augurer, ou d’une stratégie reproductible, quigagnerait à être davantage connue ?

UN COMBAT QUI S’ANNONCE DIFFICILE

Avant tout, pourquoi profiter d’un « programme » ettenter de réaliser ce développement en deux ans, plu-tôt que le lancer au calme, sans pression, en quatreans ? Dans le milieu de la Défense, on appelle « pro-gramme » (ce terme provient de l’expression « pro-gramme militaire ») un projet de développement cor-respondant à la commande d’un client identifié. Unprogramme implique donc l’obligation de fournir uncertain nombre d’appareils répondant à un nombreimportants de critères, dans un délai déterminé. Cetappareil (par exemple, une radio) s’intègre souventdans un système plus vaste (par exemple, un avion dechasse) réunissant des appareils provenant de fournis-seurs variés. Un programme, c’est une occasionunique de travailler avec un client pour développerl’essentiel des nouvelles fonctions et pouvoir montrer,par la suite, aux clients futurs le nouveau produit enétat de marche, intégré sur un appareil connu danstous les pays. C’est donc l’assurance de trouver unmarché pour son nouveau produit. Un programme,c’est aussi la possibilité de contourner l’absence de

budget de recherche spécifique suffisant pour la miseau point dudit produit.Mais un programme, ce n’est pas seulement une luttecontre la matière, c’est aussi un combat contre despersonnes. Car, qui dit programme dit client (souventétatique), qui viendra contrôler régulièrement l’avan-cement des travaux et qui est susceptible de retarderles paiements si les délais ou les performances atten-dues ne sont pas tenues : travailler dans le cadre d’unprogramme augmente donc la pression pesant surtous les agents.Dans son combat de deux ans qui ne fait que com-mencer, le chef a un atout, mais aussi de nombreuxennemis.Son atout principal est son expertise technique, fruitd’une longue expérience dans le domaine de la radio.L’unité de 500 personnes d’un groupe de Défensefrançais dans laquelle il évolue est assez spécifique :elle est spécialisée dans la vente d’appareils de com-munication. Remplissant en grande partie descontrats militaires, elle vend soit des développementspour des petites séries (quelques dizaines d’appareils),soit des systèmes uniques (système de communicationmilitaire d’un pays, réseau de communication d’unesérie d’engins…). L’activité est donc tirée par lescontrats gagnés, par les programmes militaires. On ensert un petit nombre, une cinquantaine en perma-nence, de tailles variables (de quelques dizaines demilliers d’euros à une centaine de millions). Enrésumé, cette unité gère en parallèle une somme deprojets innovants, qui sont des activités non récur-rentes par excellence. Ainsi, dans ce monde systématiquement neuf (pourl’essentiel des collaborateurs), la maîtrise de l’inconnustructure les relations entre acteurs : le pouvoir deschefs repose dans une large mesure sur leur connais-sance du portefeuille de projets et des acteurs-clés ;l’expérience est la qualité essentielle de chaque colla-borateur, aussi bien dans son aspect technique (quipermet d’anticiper les coûts pour établir de bonsdevis, de savoir corriger les problèmes techniques,d’être capable d’inventer de nouvelles solutions pourne pas reproduire les mêmes erreurs) que dans sonaspect commercial (la connaissance personnelle desclients, et de leur pays, le cas échéant, est un facteurdéterminant dans l’obtention de contrats).À la tête d’une équipe technique impliquant une ving-taine de personnes et reposant sur quelques anciensvaleureux (affectivement qualifiés de « moustachus »),le chef domine cet environnement. Ayant vécu ledéveloppement du produit phare de la génération pré-cédente, qui était resté une « vache à lait » pendant dixans, son équipe est la seule à comprendre le fonction-nement du nouveau produit. Les plus jeunes se sonten effet contentés de vendre la même radio, en yapportant des adaptations mineures, selon le typed’appareil sur lequel elle était destinée à fonctionner,mais aucun ne s’était penché de manière approfondie

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sur l’architecture profonde de cette radio. C’est doncle chef du service technique qui prend en main laconduite du projet.

Un premier ennemi, coriace : le poids de la structure.

Car, dans une entreprise « moderne », et notre entre-prise s’enorgueillit d’en être une, on ne travaille pascomme ça : on suit des procédures, on écrit des rap-ports, on informe les autres équipes. Chacun a un rôleà jouer, une position à occuper, au sein d’une« matrice organisationnelle ». Car, depuis une ving-taine d’années, dans les organisations ayant à menerdes développements techniques, il est désormaisd’usage de parler de « matrice organisationnelle ». En effet, auparavant, une entreprise était traditionnel-lement découpée selon une seule dimension, par typede tâche à effectuer : direction financière, direction desressources humaines, direction de la production. Onretrouvait, par exemple, au sein de cette dernière, unservice Pneumatiques, un service Carrosserie, un ser-vice Moteurs... Mais ce découpage unidimensionnel nefacilitait pas la communication entre les différentsmétiers. Or, cette communication est nécessaire pourconcevoir efficacement de nouveaux produits. On adonc créé de nouveaux services chargés de faire travail-ler ensemble les représentants de chaque métier en vuede mener à bien un développement pour un client. Ilest donc de coutume de parler de services de type« métier » quand la fonction des membres de ce serviceest de maîtriser techniquement une technologie, et deservices de type « projet » quand le rôle des membres dece service est de bien comprendre les besoins du client,de s’assurer de sa satisfaction en temps et en heure. Etc’est le service projets qui, dans une entreprise modernedigne de ce nom, organise le développement.Cette fois-ci, pas question de lui laisser la main : illancerait la procédure habituelle. Mais on doit travail-ler deux fois plus vite... ; il faudra donc mettre le ser-vice Projets hors jeu.

Mais il y a un autre ennemi, plus insidieux encore.

Dans les entreprises modernes, les développementsdoivent suivre des étapes, toujours les mêmes, quetout le monde connaît. Ces étapes ont un nom, iden-tique dans toutes les entreprises de développement : lecycle en V. Cette notion étant assez classique, nous laprésentons dans l’encadré ci-contre (que les initiéspourront sauter). Cette notion, toutefois, est plutôtcomplexe et les étapes à suivre sont nombreuses : laplupart des acteurs de notre entreprise sont conscientsqu’ils n’en connaissent pas toutes les subtilités. Ilspourraient être aidés par la lecture des nombreuxdocuments d’explication disponibles sur le réseau del’entreprise, mais la longueur des explications dis-suade la plupart des ingénieurs et managers...

L’ÉPREU

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LE CYCLE EN V : UN STANDARD RIGIDE

Aujourd’hui, de nombreuses industries ne vendentplus des produits finis, mais des projets, c’est-à-direl’engagement de réaliser un travail avant une cer-taine date. Le BTP, l’industrie aéronautique, laDéfense, l’industrie logicielle… en sont quelques-uns des nombreux exemples. Pour les entreprisesde ces secteurs, leur aptitude à bien estimer lescoûts et délais et à tenir leurs engagements est lefacteur essentiel de leur réussite et de leur compé-titivité. Il s’agit donc d’un sujet hautement straté-gique.Concrètement, les contrats qui lient les différentesparties prenantes d’un projet (les différents sous-traitants, le maître d’œuvre...) sont basés sur desstandards de pensée appelés « cycles de développe-ment ». Les premiers travaux effectués dans le BTPproposaient un modèle de développement linéairedit « cycle en cascade », dans lequel les étapes sedéroulent les unes après les autres : plans, fonda-tions, maçonnerie, finitions...Voici un exemple relatif à l’écriture d’un pro-gramme informatique simple :

Qu’est-ce que cela signifie ? Imaginons que l’onveuille construire une montre. Analyse desbesoins : on décide de faire une montre métallique,mécanique. Spécifications : elle doit donnerl’heure, dévier de moins d’une seconde par jour.Conception architecturale : il faut un cadran, unbracelet, des aiguilles... Conception détaillée : l’ai-guille fera 1 mm de large et 12 mm de long, lecadran aura 25 mm de diamètre... Test de valida-tion : on mesure que l’aiguille fait la taille voulue,le bracelet l’épaisseur voulue. Installation : onassemble les pièces entre elles, on vérifie que lamontre donne l’heure exacte, etc.

Analyse des besoins et faisabilité

Spécifications

Conception architecturale

Conception détaillée

Codage

Tests de validation

Installation

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Mais ce schéma linéaire s’est avéré trop simplistepour réussir des développements techniques com-plexes. Car l’installation, l’assemblage final échouesystématiquement (le bracelet fait la bonne largeur,mais les fixations n’ont pas le même écartement surle bracelet et le cadran, par exemple). Les spécifica-tions ont été mal écrites et ne répondent donc pasaux besoins du client.Pour s’assurer que les spécifications écrites au débutcorrespondent bien aux besoins des clients, on s’estdonc mis à réfléchir à la façon dont on testera les dif-férentes parties au moment où on écrit ces spécifica-tions. Car, dans un cycle en cascade, on ne se metd’accord sur les tests que lorsqu’on aborde la phasede test, donc à l’avant-dernière étape.L’industrie de la Défense travaille donc selon un cycledénommé cycle en V, représenté par le dessin un peuobscur ci-dessous (« recette » est le nom donné à laprésentation finale du produit fini au client) :

Chronologiquement, le développement se déroule degauche à droite. On commence donc en haut à gauche,puis on descend la branche gauche du V jusqu’à lapointe, puis on remonte la branche droite : quand onveut mener un projet à bien, on commence par analy-ser les besoins, puis on écrit les spécifications de l’en-semble du produit. Chronologiquement, les étapessont donc celles du cycle en cascade.Par contre, à chaque étape de gauche, on se met d’ac-cord sur les tests que l’on fera à droite (d’où la doubleflèche du dessin) : dans un cycle en cascade, c’est à lafin du cycle que l’on écrit le test et que l’on vérifie sinotre montre de tout à l’heure le passe avec succès ;dans un cycle en V, on écrit le test en même temps queles spécifications, au tout début, et on vérifie si la mon-tre de notre exemple le passe avec succès, à la fin.Qu’est-ce qui change, pour notre montre ? Concrète -ment, on va écrire les spécifications et décrire les testsphysiques que la montre devra passer en même temps,au début du projet. Par exemple, si on dit que la mon-tre ne doit pas dévier, on écrit dès le début que le testde validation sera : « dévier de moins de 1 seconde en 24 heures de fonctionnement, cela étant

contrôlé avec tel ou tel moyen ». Si le bracelet doit êtrerésistant, que les spécifications disent « résiste à unetension de 20N », on écrira le test exact pour savoirdans quelle direction s’exercera la contrainte... Ensuite,bien plus tard, on vérifiera que la montre passe ces testsavec succès.Ensuite, le passage d’une étape à une autre (d’un rec-tangle à un autre, dans notre diagramme) est trèsstrictement institutionnalisé : de nombreux docu-ments contractuels sont à rendre (par exemple, ledossier complet des spécifications (à la fin de laphase Spécifications), ou alors les multiples comptesrendus de tests, en fin de phase de test (ainsi que leséventuelles traductions) et on effectue, en général,une présentation officielle devant le donneur d’or-dres (qui, souvent, se déplace depuis l’étranger pourl’occasion)... Cette institutionnalisation est ancréedans les mœurs du monde de la Défense : tous lescontrats signés entre deux entreprises ou avec desfournisseurs contiennent des références explicitesaux étapes-clés d’un cycle en V.Toutefois, malgré les précautions prises, un cycle enV ne se déroule pas sans heurts, en un seul passage :les tests prouvent très souvent que l’assemblage despièces ne fonctionne pas comme prévu. On com-prend a posteriori que les spécifications étaient ina-daptées ou incompatibles entre elles : on revientdonc, horizontalement, à la partie gauche du V, eton s’efforce d’expliquer au client les raisons pour les-quelles les spécifications initialement validées nefonctionnent pas. Plus le produit est complexe, etplus ces retours sont coûteux. Ce format de cycle de développement est devenu lelangage commun du monde de la Défense. Lesgrands groupes l’utilisent, de même que les ingé-nieurs de l’armement des différents pays et les mili-taires contrôlant l’avancement des programmes. Il a cependant deux défauts majeurs :– La forme du cycle a tendance à faire oublier auxacteurs externes (managers, qualiticiens) que la réa-lisation concrète d’un appareil (la pointe du V) ne sefait pas en temps nul, et cet oubli conduit fréquem-ment à sous-estimer la durée d’un développement ;– Un autre effet est la certitude que tout problèmedans la phase remontante du V est la conséquenced’une erreur d’ingénierie amont, dans la phase des-cendante. Mais en réalité, nul n’est omniscient etune ingénierie amont parfaite imposerait de testerl’objet grandeur nature, et donc de l’avoir réalisé, cequi ne se fait que dans la partie droite du V... Lerisque d’une procrastination éternelle est grand...Même si les erreurs sont moins fréquentes qu’avecun cycle en cascade, il en restera toujours.Finalement, ce cycle, malgré ses limites lorsqu’on levit de l’intérieur, est extrêmement facile à appréhen-der pour quelqu’un d’extérieur : il s’est imposécomme le standard du marché. Ainsi, aujourd’hui, ilest difficile de le contourner.

Analyse des besoins et faisabilité Recette

Spécifications

Conception architecturale

Conception détaillée

Codage

Tests unitaires

Tests d’intégration

Tests de validation

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Conscient des défauts et des lourdeurs d’un planningcalé sur le cycle en V, bien qu’il n’en soit pas un grandspécialiste, le chef veut faire autrement. Quelle estdonc sa stratégie de remplacement ? C’est ce que nousallons voir maintenant.

UNE STRATÉGIE AUDACIEUSE ET INNOVANTE

La structure d’une radio étant toujours identique, lechef propose de repartir de l’architecture de la radioactuelle pour concevoir la nouvelle. Les améliorationsà apporter ici sont toutefois loin d’êtres mineures etplusieurs performances-clés ont dû être augmentéesde manière significative (parfois d’un facteur supé-rieur à deux) : saut de fréquence, portée de communi-cation... L’ancien modèle comportait deux versionslégèrement différentes, une version sol, qui restait àterre, et une version aéroportée, montée sur les avionsou sur les hélicoptères. Dans la nouvelle radio, lesdeux modèles devaient être fusionnés afin d’en simpli-fier l’utilisation et la maintenance. De plus, une nou-velle fonctionnalité permettant la communicationavec d’autres types d’appareils (développée par uneunité voisine de la même entreprise) devait y être inté-grée. Le saut technologique était donc important.Cependant, pour profiter d’un programme existant, unpeu de subtilité s’impose : pour s’assurer de l’obtentiondu contrat, la radio a été présentée au client comme uneradio « sur étagère », c’est-à-dire déjà opérationnelle, avecseulement quelques développements spécifiques à réali-ser (en l’occurrence, tout ce qui concernait son insertiondans un nouvel hélicoptère). Certes, le concept de lanouvelle radio est opérationnel, puisqu’il s’agit d’uneamélioration de l’ancienne. Mais de nombreuses modifi-cations restent à apporter. L’écart est de taille...

Le langage à tenir lors des présentations au client etdes validations d’étapes est donc subtil et les per-sonnes extérieures à l’équipe finissent par ne plus dis-tinguer ce qui est complètement vrai de ce que l’onprésente comme tel au client.Pour s’affranchir de la lenteur d’un cycle en V habi-tuel, avec deux ans de « descente du V » puis deux ansde « remontée du V », le chef invente donc une nou-velle stratégie de développement : le développementsera donc uniquement rythmé par les présentations deprototypes (nommés « recettes », dans le monde de laDéfense) très fréquentes que le contrat impose en pré-sence du client (ces présentations sont calquées sur lemode de pensée du cycle en V, mais d’un cycle en Vcourt de deux ans, puisque la radio en elle-même estcensée exister, et que seuls quelques petits développe-ments spécifiques sont censés être nécessaires). Mais à chaque nouveau prototype présenté au client,on aura en réalité développé un morceau de la nou-velle radio (par exemple, on aura mis totalement aupoint le boîtier de la nouvelle radio, pour le jour oùon devra présenter la manière de fixer la radio dansl’hélicoptère...).En conséquence, le temps de préparation de chaquevisite du client est important : il faut veiller à ne pass’écarter, lors des présentations, du cœur des travauxeffectués officiellement pour ce contrat... Le responsable de programme ne s’y retrouvera jamais :il ne parvient pas à concevoir que l’on puisse ne pas uti-liser un cycle en V, une notion qu’il maîtrise, au demeu-rant, mieux que les autres. Les sommaires tentativesd’explication du chef d’équipe ne le convainquent guère(elles ne convainquent d’ailleurs pas davantage les autresacteurs). Elles sont d’ailleurs plutôt prises comme desexcuses de circonstance de la part d’un concepteur bril-lant mais parfois désorganisé, tout au moins travaillantà l’ancienne, plutôt que comme une innovation de fondportant sur la notion de cycle de développement, unenotion plutôt ardue et relativement peu étudiée par lamajorité des membres de l’entreprise.Dans la pratique, le responsable de programme s’oc-cupe donc uniquement des fréquentes visites desclients, réputés très difficiles et particulièrement capri-cieux, ce qui, finalement, arrange bien notre chefd’équipe. Ce client est incompétent techniquement etscientifiquement, mais il est très au fait des pratiquesstandard de gestion de programmes calquées sur lecycle en V : l’entente n’en est que plus difficile.Le client devient donc un nouveau problème pournotre chef... En effet, pour garder une forme de maî-trise sur le déroulement du développement, le clienten critique l’organisation et insiste pour multiplier lesjalons formels et les contrôles ritualisés. Voilà quicontrarie bien notre équipe, qui, de toute façon, n’ob-serve pas ces étapes traditionnelles. Malgré tout, pourrassurer ce client, il faut organiser très régulièrementdes réunions d’information, au cours desquellesl’équipe technique explique le fonctionnement et

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LES ÉTAPES CLÉS D’UN DÉVELOPPEMENT

• Année n-1 : négociation des termes du contratavec le client. L’ordre de l’ajout des fonctions a étéchoisi par les équipes techniques en fonction duschéma de développement qu’ils comptaient suivre.• Année n : signature du contrat.• t+ 6 mois : présentation d’un prototype intégrantde nouvelles fonctions (environ 20 % des nouveau-tés).• t+ 1 an : présentation d’un prototype intégrant laplupart des nouvelles fonctions (environ 70 % desnouveautés).• t+ 18 mois : présentation d’un prototype intégrantl’ensemble des fonctions.• t+ 2 ans : production en petite série du produitdéfinitif.• Année n+3 : fin des livraisons.

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l’avancement des développements, en essayant de fairecoller ce qu’elle fait avec la structure habituelle d’undéveloppement en cycle en V : subtile acrobatie...L’un dans l’autre, notre équipe technique s’autogère.Le chef d’équipe définit les priorités du moment.Malgré le temps perdu pour imaginer des présenta-tions client crédibles, les temps des différents jalonssont plus ou moins tenus.La livraison de prototypes fréquents est censée stabili-ser le développement, en évitant les « régressions » (aucours d’un développement, on appelle régression lemoment où les modifications apportées lors de l’ajoutd’une nouvelle fonction perturbent le fonctionne-ment d’une fonction développée précédemment). Unprojet qui s’autorise à laisser apparaître des régressionsrisque de ne jamais aboutir, car, dans un tel cas, pluspersonne ne sait si le développement avance, ou s’ilrecule... Les gestionnaires de projet sont donc tou-jours terrifiés par l’apparition de régressions. Maisdans l’urgence précédant les présentations au client, etafin de le satisfaire quant aux nouveaux points qu’ilregarderait avec précision, on laissait apparaître desrégressions sur des points qu’on espérait mineurs. À lalongue, cette habitude avait fini par ralentir l’ensem-ble du développement, puisque l’on passait son tempsà travailler sur des problèmes qui devraient être réso-lus, mais dont on avait perdu la trace. Six mois avant la fin du développement, une grossedivergence avec le client, sur un point de détail, faitcraindre l’échec du programme : il devient nécessaired’être irréprochable lors de la prochaine présentationde prototype. Le client constate que la « traçabilité » des exigences(savoir dire quel test permet de vérifier la réalisationde telle ou telle exigence contractuelle : il s’agit doncde la fonction qui, à chaque objectif assigné par lecontrat, associe un test du produit dont la validitéassure que le produit remplit bien son objectif ) estréalisée avec un tableur informatique standard (ce quin’est pas grotesque, lorsque ce que l’on fabrique estune radio) et non pas avec le logiciel idoine utilisé parles constructeurs aéronautiques (qui gèrent des projetsbien plus complexes). Le client menace de ne pas ver-ser les paiements suivants du développement : on metdonc en place, dans l’urgence, le logiciel en question,en y ajoutant de nombreux tests, souvent redondants,à seule fin de rassurer le client.Cette péripétie ouvre les yeux de tous : l’absence demesure reconnue de l’état d’avancement commence àdevenir insupportable. Du point de vue officiel, ontravaille toujours en cycle en V traditionnel. Mais,ayant fait le choix de ne pas suivre ce modèle dans lapratique, on a négligé les indicateurs qui permettenthabituellement de suivre l’avancement du projet (basede données des bugs constatés et/ou corrigés, résultatsde certains tests réalisés en avance), ceux censés pou-voir fournir les preuves et les mesures de l’avancementdes travaux. De plus, les qualiticiens avaient renoncé

à suivre ce projet, qui ne suivait aucune de leursrecommandations.À ce stade, une intervention fut donc décidée pourclarifier la situation et estimer une date réaliste pour lafin des travaux.L’action mise en place pour rectifier le tir fut sommetoute pragmatique : il a fallu commencer par recenserl’ensemble des activités à effectuer (documentations àrédiger, problèmes techniques persistants à résoudre)en s’assurant de limiter le nombre d’oublis, puisdemander à différents protagonistes expérimentésd’estimer la durée de chacune des tâches. Cela permitd’obtenir une évaluation réaliste du travail restant àfaire, prenant en compte la difficulté des tâches.L’optimisation de l’ordonnancement de ces actions aensuite été plus aisée.Enfin, la mise en place d’un indicateur d’avancementbasé sur cette cartographie des tâches restantes éva-luées de façon crédible permet de partager les prévi-sions avec le reste des acteurs et de faciliter les arbi-trages quotidiens entre priorités, en donnant à tousune vision générale.Après ces corrections, le développement suivit soncours. Malgré de multiples frayeurs, et grâce auxnombreuses nuits blanches consenties par les équipestechniques, le produit fut réalisé dans les délais...

UNE VICTOIRE REMARQUABLE, OBTENUE GRÂCEÀ LA RÉINVENTION DES MÉTHODES AGILES DEDÉVELOPPEMENT

Si les acteurs extérieurs à l’équipe technique ont prisces péripéties pour des conséquences évidentes de lamauvaise planification de ce développement (« lescontrôles sont mal faits », « il n’y a aucune vérifica-tion », « le chef technique a pris le pouvoir : c’est ledébut de la fin ») et de l’absence de respect scrupuleuxdes étapes d’un cycle en V, telle n’est pas notre analyse.Il nous semble, en effet, que, sans que le reste de l’entre-prise s’en rende réellement compte, l’équipe technique afurieusement innové, en termes d’organisation. Pour êtreplus précis, elle a, sans le savoir, plus ou moins réinventédes formes d’organisation des développements que cer-tains programmeurs informatiques essaient de répandredepuis quelques années. Mais ces nouvelles méthodes dedéveloppement, appelées « méthodes agiles », n’avaientpas été pensées pour des développements matériels, nimême essayées jusqu’ici. L’encadré ci-après présente dansle détail ces méthodes relativement nouvelles, mais plu-tôt subtiles. Les présentations qui en sont parfois faitesaux clients et aux managers les laissent dubitatifs ; ils ontdonc tendance à se raccrocher au concept du cycle en V,un peu obscur lui aussi, mais dont on a pris l’habitude deparler, ce qui le rend plus familier. Que le lecteur néo-phyte se rassure, après la lecture de l’encadré : s’il est per-plexe, il est loin d’être le seul !

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LES MÉTHODES « AGILES » OUDÉVELOPPEMENTS PAR CYCLES ITÉRATIFS : UNE INNOVATION ORGANISATIONNELLE ISSUE DU MONDE DU LOGICIEL

Depuis quelques années, sous l’impulsion de l’in-dustrie du développement logiciel (lassée par la rigi-dité du cycle en V), de nouvelles stratégies de déve-loppement ont vu le jour. Souvent regroupées sousle vocable de « méthodes agiles », elles ont pourobjectif de proposer aux développeurs de logicielsune stratégie de développement plus efficace.Plutôt que de penser la réalisation du projet commeun unique cycle de plusieurs mois, dont l’échec esttrès coûteux, l’idée fondamentale est de se le repré-senter comme une suite de petits cycles de quelquesjours, chaque petit cycle correspondant à un petitprogrès sur le développement (typiquement, dans lemonde du logiciel : l’ajout d’une nouvelle fonctionau code initial). Cette façon de travailler rendl’équipe beaucoup plus réactive aux changements depriorités, et facilite l’apprentissage en cours de déve-loppement, en autorisant une rapide prise de reculentre chaque cycle.Détaillons maintenant le contenu d’un cycle court,« brique de base » de ce type de développement.Comportant quatre étapes, un cycle court a pourbut d’ajouter une nouvelle fonction.1 – au lieu de commencer par écrire des spécifica-tions, on commence par écrire le nouveau test quipermettra de s’assurer que la nouvelle fonctionrépond aux besoins ;2 – on réalise la fonction de la façon la plus directepossible ;3 – ensuite, on vérifie que notre programme, avec sanouvelle fonction, passe bien le nouveau test, ainsique tous les précédents tests issus des cycles anté-rieurs (afin d’éviter les régressions) ;4 – enfin, dernière étape, qui porte l’étrange nom de« refactorisation », on se demande si on aurait putrouver une façon plus économique (ou plus intelli-gente) de réaliser la nouvelle fonction.Par exemple, lors du développement de notre radio,il avait été ajouté un détecteur de panne au démar-rage. Concrètement, lorsque l’on allume le posteradio, le logiciel de la radio vérifie la présence dechaque carte électronique dans le poste, ainsi que lefait qu’elles sont convenablement alimentées enélectricité. L’ajout de cette fonction dans le codepourrait être fait lors d’un cycle court, en unesemaine. Dans ce cas, le test doit être : quelle quesoit la carte électronique mal alimentée, un messaged’erreur apparaît. Ensuite, on réalise le travail pro-prement dit, ce qui demande de rajouter une fonc-tion au logiciel de la radio. Puis on teste : on enlèveune carte électronique, et on allume le poste, pour

chaque carte. Si on reçoit bien un message d’erreurà chaque fois, on est heureux. Enfin, et seulement àce stade, on se demande si une optimisation del’écriture du code informatique n’aurait pas été pos-sible, par exemple, en passant par le même endroitdu code pour chaque carte à tester...Conceptuellement, c’est un dépassement du cycleen V, qui demandait d’écrire en même temps les spé-cifications et le test : l’écriture du test remplace laphase de spécifications et les spécifications disparais-sent. La littérature résume cette inversion en disantque les méthodes agiles sont « test-driven ». Secondesubtilité : c’est dans la dernière phase (dite de« refactorisation ») que l’on se pose la question de labeauté et de l’efficacité de la solution, et non pasavant de commencer, ce qui permet de commencertout de suite. On limite au maximum le tempsperdu en sur-qualité, en spécifications inutiles, enspécifications à réécrire... Ensuite, à la fin d’un cycle court, une fonction adonc été ajoutée à notre objet ou à notre programmeinformatique. Dans les méthodes agiles, l’inté -gration de la nouvelle fonction au produit final estdonc réalisée immédiatement, dès la mise au pointde la fonction, pour éviter les temps d’attente à la findu cycle en V. Cette souplesse d’organisation estgénéralement fort appréciée par les développeurs.Au bout de quelques cycles courts, on sera à mêmede présenter au client une version de programmeplus aboutie, un prototype intégrant une nouvellepartie des fonctions que le programme final devraremplir (dans le contexte informatique, on parleplutôt de « release », de « sortie »).

On comprend donc maintenant le fonctionnementde la « brique de base » d’un développement agile, lecycle court. Mais comment organiser l’ensembled’un développement ? Curieusement, la littératureest assez muette à ce sujet. Le principal apport desméthodes agiles au cycle en V semble être l’attentionaccordée à la réalisation concrète des objets, ce quise trouvait être la pointe du cycle en V, et était doncfacilement oublié.Pourtant, il est possible de développer l’ensembled’un produit complexe avec une méthode agile.Reprenons l’exemple de notre montre. Il va falloirordonner les étapes de développement. Dans unpremier cycle, je vais concevoir le bracelet, quidimensionne la montre. Je commencerai par mefixer un objectif de taille, puis je le réaliserai. Dansun second cycle, je fabriquerai le boîtier, qui devra

Projet

Produit partiel testé et utilisable

Produit partiel testé et utilisable

Version finalisée

Release

Sprint Sprint Sprint Sprint Sprint Sprint Sprint

Release

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Finalement, notre équipe a adopté une philosophie dedéveloppement similaire : elle ajoute de nouvelles fonc-tions à chaque prototype à présenter et elle s’affranchitdes premières étapes du cycle en V. Pour ce premieressai, cette stratégie de développement n’était pas pleine-ment rodée : la mesure de l’avancement laissa, par exem-ple, à désirer. Quoiqu’il en soit, le concept général estvalidé : le temps de développement a été divisé par deux.

UNE VICTOIRE OUBLIÉE ?

Le pari de cette stratégie de développement audacieusea donc été gagné. Logiquement, cette méthode mérite-rait donc d’être analysée et reproduite. Toutefois, il estparticulièrement édifiant de constater que la plupart desacteurs de notre business unit n’ont pas eu conscienced’avoir expérimenté une nouvelle stratégie de dévelop-pement. Ils étaient persuadés de vivre un cycle en V malfait, et non pas un développement agile. Finalement,seuls les ingénieurs de développement ont vraimentvécu un développement agile. Mais, là encore, ces der-niers avaient déjà l’habitude intellectuelle de concevoirle cœur d’un développement comme une suite de cycles,une suite de problèmes à résoudre. Ils considéraient plu-tôt le cycle en V comme une contrainte légale un peuabsurde imposée par la structure, contraignante, maissans doute utile pour régler d’éventuels litiges entre dif-férents contractants.L’organisation prise dans son ensemble n’a pas pleine-ment compris tous les enseignements de cette aventure,puisqu’elle ne s’est pas vraiment rendu compte du carac-tère original de ce développement par rapport à un cycleen V traditionnel. Il nous semble donc essentiel d’entirer les conséquences de manière explicite.

Le développement en cycles itératifs semble fonc-tionner pour des développements matériels. Plusnaturel pour les équipes de développement, il appa-raît plus efficace, surtout en cas de réutilisation decertaines parties.

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pouvoir se fixer au bracelet. Dans un troisième cycle,je réaliserai le cadran, qui devra utiliser les mêmesmatériaux et bien s’insérer dans le boîtier. Cycle sui-vant : les aiguilles, qui devront avoir la bonne taille.Je peux alors faire un « release », et montrer l’aspectextérieur de la montre. Ensuite, je m’attaquerai àl’intérieur, et ainsi de suite...Dernier aspect à évoquer, l’avancement : où en est-on ? Quel pourcentage du travail reste-t-il à effec-tuer ? Qu’est-ce qui fonctionne aujourd’hui ? Dansun cycle en V, on mesure l’avancement étape parétape : on commence par la phase de spécificationgénérale, en passant progressivement de 0 à 100%.Puis on commence la phase de spécification dessous-ensembles, partant de 0%, et ainsi de suite. Ona attribué, au préalable, une durée à chaque étape ducycle en V, ce qui donne une mesure de l’avance-ment du développement. Dans un développementagile par cycle court, les étapes générales du cycle enV n’existent pas. L’avancement est mesuré par leratio du nombre de fonctions effectivement mises enplace sur le nombre de fonctions total (par exemple,si notre logiciel doit savoir envoyer des messagesd’erreur à cinq autres programmes et qu’aujourd’huiil ne le fait que pour deux, on dira que l’on est à40% d’avancement), méthode qui peut être affinéeen ajoutant des pondérations. On dit donc quel’avancement est mesuré de façon fonctionnelle.Ainsi, l’organisation par cycle court permet unegrande réactivité aux changements de priorités. Lesauteurs insistent toutefois sur l’importance qu’il y aà ne pas intervenir en cours de cycle court, afin dene pas gâcher le travail des développeurs et d’entre-tenir leur motivation.

Au sein de l’entreprise, les méthodes « agiles » semettent en place discrètement, mais uniquementdans le monde du développement du logiciel

Ces nouveaux cycles de développement, souventdécouverts sur Internet par les développeurs eux-mêmes, ont suscité l’intérêt de l’industrie du logi-ciel. Plusieurs entreprises ont commencé à essayerd’organiser les équipes de développement logicielselon les recommandations de ces guides, avec desrésultats apparemment très satisfaisants, malgré lesdifficultés de coordination avec les autres acteurstravaillant en fonction du cycle en V. Toutefois, alors que les concepts proposés par lescycles de développement itératifs semblent assezgénéraux, il n’y a eu que peu de tentatives officiellesde les adapter à des développements matériels. On peut légitimement douter de l’efficacité d’undéveloppement neuf (par exemple, la conceptiond’un nouveau type d’avion), qui commenceraitdirectement par réaliser un prototype physique, sansavoir réfléchi à la structure de ses différents élé-ments. Mais ce cas de figure ne se rencontre pas dans

la pratique : les équipes qui innovent ont toujoursen tête la structure du produit précédent, même sipersonne ne l’écrit explicitement. Si les développements en cycles itératifs sont rares dansle contexte d’un développement matériel, c’est sansdoute qu’inconsciemment, on craint (en général) quela multiplicité des essais et des prototypes ne conduiseà gaspiller des ressources matérielles onéreuses. Cettecrainte est infondée, à une époque où une journée detemps de travail d’ingénieur est plus onéreuse que l’es-sentiel du coût des cartes électroniques et où un posteradio complet équivaut seulement à quelques journéesde travail, au coût horaire standard…

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Ici, les résultats de cette expérience parlent d’eux-mêmes : le temps de développement a presque étédivisé par deux. Bien sûr, tout ne peut pas être attri-bué au cycle de développement ; de toute évidence, laqualité de l’équipe et les efforts déployés ont eu unimpact essentiel. En ce qui concerne la méthode elle-même, la fré-quence à laquelle les tests sont réalisés est nécessaire-ment plus faible que pour un développement logiciel,car chaque test prend du temps. Mais cette difficultésupplémentaire ne semble pas avoir été rédhibitoire.Enfin, un atout non négligeable de ce type de pro-gramme de développement est son côté naturel : enrythmant les jalons institutionnels de la même façonque les développeurs les vivent, à savoir, par fonctionajoutée, on parvient à les associer et les motiver bienplus facilement. L’implication et la motivation des

équipes sont alors supérieures : c’est là un avantagemanagérial que l’on ne doit pas sous-estimer.

L’absence de métrique d’avancement reconnue dansle cadre de développements en cycles itératifs nuit àleur compréhension et complique leur conclusion

C’est la difficulté typique rencontrée au cours de cedéveloppement : la mesure de l’avancement n’estpas naturelle, dans un développement par cycles ité-ratifs. En outre, tous les acteurs du marché de laDéfense fonctionnant en cycles en V, les acteursextérieurs à l’équipe de développement ont ten-dance à se raccrocher aux métriques standards et àvouloir imposer leurs contraintes aux équipes dedéveloppement. Le travail des développeurs futdonc fortement perturbé.

« L'absence de métrique d'avancement reconnue dans le cadre de développements en cycles itératifs nuit à leur compréhen-sion et complique leur conclusion » « Relativity », lithographie de M.C Escher (1953).

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. C. Escher company-Holland. All rights reserved

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Dans notre cas, finalement, ce n’est qu’à la fin dudéveloppement qu’une mesure adaptée de l’avance-ment a été mise en place ; lors des prochaines tenta-tives, il conviendrait de le faire dès le début. Le faitd’écrire explicitement quelles fonctions doivent êtreimplémentées pour chaque prototype ne prendraitque peu de temps, le travail intellectuel d’ordonnan-cement ayant été réalisé lors des négociations, avant lasignature du contrat. Écrire, en face de chaque fonc-tion, le test associé est immédiat : rédiger le documentau début du développement, plutôt qu’à la fin, n’au-rait pas posé problème. Il reste juste à penser de tempsen temps à tenir à jour un planning des cycles courts,afin d’avoir une idée de l’ordonnan cement des tâcheset de la fin possible du développement, fusse à un oudeux cycles près.

Les fréquents changements de priorités au coursd’un cycle court créent d’importantes pertes d’effica-cité

Une conséquence intéressante de la mise en place d’unindicateur d’avancement précis prenant en compte ladurée des tâches a été de pouvoir comparer l’avance-ment réel à la durée de chaque tâche prise individuel-lement. Un résultat inattendu, mais extrêmementrégulier, a été la réalisation, chaque semaine, de 70%du travail prévu. Autrement dit, les changements depriorités, les interruptions et les réunions de crise ontfait perdre 30% d’efficacité au programme sur les sixderniers mois, ce qui correspond à un allongement depresque trois mois. Ainsi, on constate que les guides des méthodes agilesde développement, qui insistent sur l’importance de laprotection des équipes de développement contre lescontraintes extérieures pour des raisons plutôt philo-sophiques, ont soulevé un point essentiel. Cadencerprécisément les développements et savoir à quelmoment on peut changer de priorité (entre les cyclescourts) et à quel moment on ne le peut pas (au milieudes cycles courts), cela permet, au final, de gagnerbeaucoup de temps.

Les développements en cycle en V ou par cycles ité-ratifs décrivent des aspects différents d’un dévelop-pement : ils sont complémentaires, dans les dévelop-pements impliquant plusieurs équipes

En réalité, les deux types de cycle ont leurs avantageset leurs inconvénients. Chacun décrit avec précisionun développement, et en laisse un autre dans l’ombre.Le cycle en V est particulièrement recommandélorsque l’on souhaite faire travailler des équipes dif-

férentes (ou des entreprises différentes) sur unmême projet. La définition précise des spécifica-tions et des tests, ainsi que la définition précised’une architecture, facilitent la contractualisation.Cela explique, par exemple, sa prédominance dansl’aéronautique, où des entreprises différentes fabri-quent les ailes, les commandes, les réacteurs d’unmême aéronef... Par contre, le cycle en V est muetsur le travail d’ingé nierie lui-même : ce travail étantreprésenté uniquement par la pointe du V, on a ten-dance à l’oublier. Le cycle en V décrit donc précisé-ment la répartition du travail entre plusieurs entités,mais assez mal le développement technique en lui-même.Les développements en cycles itératifs font l’inverse : lesauteurs passent rapidement sur le découpage du travailentre plusieurs entités, et décrivent, avec précision etpertinence, le travail d’ingénierie proprement dit.Ainsi, dans un développement lourd, un cycle en Vs’imposera, au début du travail, pour séparer les tâchesentre les différentes équipes, mais il sera ensuite pos-sible de faire travailler les équipes en cycles itératifspour développer les morceaux de l’appareil dont ellesont la charge. Mais si un développement est réalisépar une seule équipe, le travail en cycles itératifs sem-ble plus approprié. Pourtant, la pratique actuelle sem-ble être celle du cycle en V, pour tout le monde etdans tous les cas…

RÉFLÉCHIR, OU COURIR ?

Dans le cadre de pensée du cycle en V, toute erreur,tout imprévu est naturellement imputé à un déficit depréparation, d’ingénierie amont, à de la négligence enphase descendante du V. À raisonner de la sorte, onpasse sa vie à se préparer, à anticiper, à imaginer toutce qui risquerait d’échouer, mais on n’avance pas. Or,il existe un optimum, spécifique à chaque situation.L’expérience qui s’est déroulée sous nos yeux montredeux choses.D’abord, la pression pousse les hommes à découvrirdes solutions inattendues : ce n’est que sous lacontrainte que l’on innove. Ensuite, réduire massive-ment la phase de préparation ne conduit pas toujoursau fiasco. On réalise parfois des exploits : on divise letemps de travail par deux.Dans le monde d’aujourd’hui, La Fontaine a gagné. On serine à tous les enfants la fable du Lièvre et de laTortue, et sa morale bien connue : « Rien ne sert decourir, il faut partir à point ».Mais il ne faut pas trop traîner non plus ! �

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Dans le cadre de la préparation d’une thèse dedoctorat en sciences de gestion, une enquêteethnographique va être menée au sein d’AES-

SONEL, l’équivalent camerounais d’EDF en Francepour ce qui relève de la production, de la distributionet de la commercialisation de l’énergie électrique.L’étude consistera à mesurer le chemin parcouru versle « bonne gouvernance » depuis la cession auxAméricains d’AES de la majorité des parts de cetancien monopole public. La transformation du mana-gement de l’entreprise va alors amener à épouser lesvocables de « changement », d’« évolution » et de« modernisation » avec, pour point de référence, les« valeurs ». Celles-ci sont au nombre de six : la sécu-rité, l’intégrité, l’engagement, l’excellence, le fun (leplaisir à travailler) et l’équité.Pour donner corps à ces valeurs, l’entreprise procède àla mise en œuvre d’une intense campagne de commu-nication interne mobilisant la quasi-totalité des sup-ports de publicisation disponibles. Ainsi, tous lesbureaux sont recouverts d’annonces, des affiches sont

placardées partout, des autocollants sont apposés surtoutes les voitures, des agendas sont spécialement édi-tés. Le personnel des Ressources humaines fait alorsvaloir l’idée selon laquelle « il était important de fixerle cap par des mesures fortes et un discours nouveau ».Le DRH estime qu’un tel discours « englobe toute lagestion » et correspond à la spécificité d’AES-SONEL, une entreprise que la privatisation a plongéedans un « changement total ».L’observation de la réalité quotidienne de l’entreprise,notamment de la façon dont les uns et les autres fontétat de ce changement, permet de faire un constat : laformulation d’un discours spécifique portant sur lesvaleurs s’est inscrite, chez AES-SONEL, dans un vasteprogramme de « destruction créatrice » consistant àgénérer une entreprise nouvelle sur les ruines de celled’hier, tout en marquant clairement la frontière entre

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2010 • N° 10280

UN ACCORD DIFFICILE SUR LES« VALEURS » DANSUNE ENTREPRISE AFRICAINEEn accueillant les Américains d’AES après la cession, à leur avantage, de la majorité des actifs de l’ancienne Société nationaled’électricité du Cameroun, les salariés de cette entreprise vont enten-dre parler de « valeurs » avec une insistance inédite. C’est là le sym-bole d’une nouvelle époque qui ambitionne de transformer de fond encomble tant les comportements individuels que l’action collective.Mais les destinataires de cette réforme ne l’entendront pas de cetteoreille…

Par Serge Alain GODONG*

AUTRES TEM

PS, AUTRES LIEUX

* Docteur en sciences de gestion, Université de Paris X Nanterre,Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (LISE).

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hier et aujourd’hui. Ainsi, le repreneur devait tenterde renforcer l’identité managériale labélisée AES audétriment de celle de SONEL, désormais perçuecomme surannée. Cela, en assimilant au mieux lecadre théorique positiviste « principal-agent » selonlequel toute entreprise, quelle qu’elle soit, doit adop-ter une approche de gouvernance qui facilite le strictalignement du comportement des salariés sur lesattentes des propriétaires de ladite entreprise(CHARREAUX, 1997).À terme, devait s’opérer une clarification dans seslignes de fonctionnement, de manière à la rendrecapable de distinguer une époque de convergencesdurant laquelle les intérêts du plus grand nombre peu-vent désormais faire corps avec ceux de l’individu, etoù les attentes de l’entreprise ne doivent plus être per-çues comme conflictuelles avec celles du salarié. D’oùle besoin de rendre attractif un tel discours, de mêmeque le cadre d’action qui l’accompagne, en faisant pas-ser le message sibyllin selon lequel l’adoptiondes « bonnes pratiques » par les salariés se fera enéchange de l’abandon, par les dirigeants, de tout usagede la coercition et de la sanction à leur encontre(FANTO, 2002 ; WIRTZ, 2008). L’ambition étant ainside faire en sorte que ces « bonnes pratiques » puissentdevenir à ce point acceptées et internalisées par sesdestinataires que leur mise en application deviennenaturelle, chose qui renforcerait directement la moti-vation des uns et des autres au travail et donc, la pro-ductivité globale de l’ensemble de la chaîne produc-tive (PERETTI, 2004).C’est là, sans doute, une conséquence avantageuse dece « biais psychologique » dont parle FANTO (2001 et2002), et qui justifie le fait que les entreprises – enAfrique comme ailleurs – se montrent extrêmementséduites par la mise en application de quelquesrecettes autour des « bonnes pratiques ». Le discourssur les valeurs n’apparaît dès lors que comme uneextension de cette dialectique, une façon ingénieusede rendre légitime l’instauration des règles édictéespar le dirigeant en direction de l’agent.Les présupposés qui président chez les Américainsd’AES à la formulation d’une offre de gouvernanceaussi dogmatique à l’intérieur d’une entreprise quin’en n’avait jamais connu de semblable par le passé,sont de plusieurs ordres. Il s’agit a) de leur estimation,au moment de leur arrivée, que les règles régissantl’entreprise n’étaient ni judicieuses ni précises (quandelles existaient), b) de leur conviction que l’impréci-sion de ces règles (ou leur ignorance) avait longtempsconduit les salariés à se comporter d’une manièreallant à l’encontre de l’intérêt de l’entreprise, c) du faitque, même lorsque ces règles existaient, une longuetradition de destruction (ou d’ignorance tant volon-taire qu’involontaire) des normes collectives s’étaitinstallée, aussi bien au sein de l’entreprise que dansl’ensemble de la société, rendant toute tentative deredressement de leur part extrêmement coûteuse en

temps et en ressources, et enfin d) de leur conclusionque la seule façon, pour eux, d’envisager une atténua-tion de cette violation des règles allait consister à ins-taurer dans le fonctionnement quotidien de l’entre-prise un mode de coordination aussi précis que possi-ble, qui indique à chacun comment se comporterdans les différentes situations professionnelles aux-quelles il sera confronté.

PROMOUVOIR LA BONNE CONDUITE

Les Américains utilisent dès lors le terme de « valeurs »pour parler, en réalité, de rigueur, de formalisation, deprédictibilité, l’idée étant de renforcer les procédures,les méthodes, les outils et les plans d’action qui permet-tent, autant que possible, de fiabiliser les actes de ges-tion courants. L’entreprise se dote alors d’un nouveau « bassin séman-tique », qui l’aide à rendre son ambition visible. Pour cefaire, elle référence ses attentes en énonçant des qualitésmorales supérieures (mis à part la sécurité), qui indi-quent sa ferme volonté de tout articuler sous le primatde la raison. La démarche adoptée consiste, en effet, àsous-entendre que les individus, entièrement libres,consentiraient aussi bien rationnellement que raisonna-blement à cheminer vers l’évidence d’une conduiteidentifiée par eux-mêmes comme bonne. La surexposi-tion des valeurs mise en scène dans la vie quotidiennede l’entreprise ne vise donc, en définitive, qu’à faire ensorte qu’elles imprègnent le cadre psychologique etmoral des individus de façon extrêmement naturelle etqu’en fin de compte, elles irradient positivement laqualité globale de la gouvernance au sein de l’entreprise(et donc, ses résultats économico-financiers).De ce fait, en ajoutant à cela la publicité outrancièrequ’ils en font aussi bien à l’interne qu’à l’externe, onretrouvera chez les dirigeants d’AES-SONEL ladémarche consistant à construire une mythologie quileur soit propre, un ordre d’interprétation et de com-préhension du monde, un territoire imaginaire, qui està la fois neuf (parce que c’est la première fois qu’il estdonné à lire de cette façon aussi bien au sein de cetteentreprise que dans l’environnement camerounais demanière générale) et ancien (parce qu’après tout, ils’agit là de qualités morales recommandées depuis lanuit des temps, dans la quasi-totalité des sociétéshumaines). Mais toute l’ambiguïté de cette construc-tion réside dans le fait que l’énonciation de ces valeursest censée marquer une rupture nette entre le monded’avant la privatisation et celui qui lui a succédé.C’est d’ailleurs ce que tend à traduire ce propos duDRH : « il faut rappeler que cette entreprise n’avait pasde code éthique ; elle en a un, désormais ». D’où lebesoin, croit-on y deviner, d’afficher les valeurs de cecode éthique de la façon la plus ostentatoire possible,comme si les dirigeants d’AES-SONEL craignaient, en

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fin de compte, qu’une visibilité insuffisante de cesvaleurs n’entraînât qu’une acceptation tiède de leurbien-fondé, et donc le développement de zones grises,de comportements opaques et, au final, l’échec dumodèle de gouvernance désormais proposé.D’où leur quasi-obsession à communiquer autourdesdites valeurs, de les faire connaître, de les rendretransparentes, de les faire comprendre et accepter partout le monde. De ce fait, tous les salariés se doiventde les incorporer de façon homogène à leur compor-tement quotidien, comme une preuve, non seulementde leur bon sens personnel, mais aussi du bon sens del’entreprise, de l’acceptation par chacun du discoursmanagérial sur le changement, perçu non pas commeune contrainte, mais essentiellement comme uneopportunité, comme une modalité du progrès.Il s’agit là d’une démarche totale qui prétend ne lais-ser aucun pan de la vie des salariés non couvert par lespectre des valeurs et de la «bonne conduite » quecelles-ci suggèrent, l’objectif étant, comme le confesseun cadre, de faire en sorte que tout le monde « s’iden-tifie à toutes ces valeurs », que les salariés parviennent« à une identité commune, à une façon collective detravailler, à un même langage, à un environnementdans lequel tout le monde se reconnaît ».Dans la situation actuelle, souligne un autre cadre,« 80% des gens s’identifient à ces valeurs ». Cela,grâce à la façon plutôt consensuelle dont s’est opéréela prise de pouvoir au sein de cette entreprise parAES : selon certains témoignages, au tout début dela démarche d’énonciation de ces valeurs, lesAméricains auraient mis sur pied un comité [manièresubtile d’insister sur le côté collaboratif, argumentéet donc légitime et juste de ces valeurs] chargé de« les mettre en place : on a discuté, explique-t-il, dela façon de les mettre en route. Il ne s’agit d’ailleurspas de choses que l’on impose aux gens ; c’est plutôtla façon de vivre, d’être un agent AES […]. AESpense à une certaine éthique dans la façon deconduire ses affaires ».Toute la question est, dès lors, de savoir si l’investis-sement intellectuel, matériel et financier consentipar AES-SONEL pour faire la promotion desditesvaleurs trouve une juste traduction dans la percep-tion que les salariés ont non seulement de la qualité(et de la crédibilité) intrinsèque de ces valeurs, mais,plus encore, dans la façon dont le fonctionnementde l’entreprise s’en trouve (positivement) influencéeau quotidien. Or, à ce sujet, on découvre que l’archi-tecte principal de ces valeurs – le DRH – affirme êtredans le doute quant à savoir si les gens adhèrent réel-lement au discours articulé : « Je ne sais pas », com-mence-t-il, avant de poursuivre : « les valeurs sontd’abord une question inhérente au changement :tout changement est un travail, qui prend dutemps ». Difficile, donc, de savoir, où en est l’entre-prise aujourd’hui, et cela, en dépit de tous les effortsde formalisation qui ont été faits.

La démarche d’AES consistant à énoncer un nouveaucorpus de valeurs peut à cet égard s’interpréter commeune tentative, pour le repreneur, de créer (sur le plansymbolique) une sorte de « point focal » de gouver-nance susceptible de servir de référence commune àtous les comportements (MEISEL, 2004). ThomasSHELLING (1960) définit, à tel effet, le point focalcomme « un dispositif institutionnel bénéficiant d’un“magnétisme intrinsèque” et bénéficiant, pour ce faire,de quatre qualités essentielles : la proéminence, la sim-plicité, l’unicité et la symétrie. Ainsi, AES semble avoirpris fait et cause pour la construction d’une nouvelle“culture d’entreprise” qui, du fait même des “bonnespratiques” énoncées, sélectionne négativement les“contre-valeurs” censées être adossées (de façon invisi-blement symétrique) à ces “bonnes pratiques” ».Le repreneur, nous l’avons souligné, arrive dans uncontexte réputé désordonné et impropre aux formesd’organisation nécessaires à l’activité économiquecapitaliste : le « capital cognitif » (ORLÉAN, 1998) pré-cédant la privatisation étant réputé corrompu, malgéré, habité par le tribalisme et le favoritisme. Il fal-lait donc, pensaient les dirigeants de la nouvelle entre-prise, que soit posé un acte fondateur, articulé commeun acte d’autorité, destiné à rétablir l’équilibre avecdes travailleurs aux mœurs vraisemblablement pol-luées par les atavismes du passé.Ce qui était attendu de la nouvelle culture d’entre-prise, c’était qu’elle fasse émerger, quelles que soientles circonstances, une communauté d’inter prétationet d’action, qu’« elle donne, ex ante, aux niveaux hié-rarchiques inférieurs, une idée de la manière dont l’or-ganisation réagira[it] à des circonstances inattendues »(KREPS, 1990). Ce travail de construction identitairedevait, par la même occasion, indiquer ce qui arrive-rait à tout contrevenant à ces « bonnes pratiques ».D’où l’importance, équivalente, accordée à l’instru-ment de la sanction : chacun redoute d’autant pluscelle-ci qu’il sait clairement ce qu’il faut faire pourl’éviter ; la tentation des « mauvaises pratiques » setrouve donc contrebalancée par l’incapacité que l’onaurait, au cas où l’on serait pris en défaut, à pouvoirprétendre que l’on ne connaissait pas les règles…

INCRÉDULITÉ, RAILLERIES ET DÉFIANCE DES SALARIÉS

Cependant, c’est à se demander si les Américains onteu raison d’accorder un tel soin à la mise en place d’unsocle de valeurs en forme de prescription de procé-dures, de règles de conduite, bref, d’une nouvellefaçon de travailler qui épanouisse aussi bien l’entre-prise que ses salariés. Car, à écouter les salariés, on en

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LA CONSTRUCTION D’UN « POINT FOCAL » DE GOUVERNANCE

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vient à constater combien grand peut être le fossé quisépare la formulation de ces valeurs de la réalité deleur perception sur le terrain, entre les mots et leschoses, entre ce qui est demandé par les uns et ce quiest fait par les autres. Aussi étrange que cela puisseparaître, les valeurs promues et défendues avec insis-tance par l’entreprise ne sont que rarement associéespar les salariés à un référentiel positif. En effet, dans lafaçon dont la plupart d’entre eux en parlent, cesvaleurs s’assimilent à de simples mots, à du bruit ;bref, à un écran de fumée.On est là, en effet, en plein dans le cadre de signauxculturels à partir desquels les employés de cette entre-prise interprètent les faits auxquels ils sont confrontésd’une manière plutôt originale : a) à leurs yeux, lesvaleurs promues ici ne sont, pour l’essentiel, que desmots et ces mots ne valent rien par eux-mêmes tantqu’ils ne sont pas adossés à des choses, à une réalitéconcrète, à une action visible, mesurable ; b) poureux, cette parole, ces mots (justement parce qu’ilsn’ont pas de support concret, parce qu’ils ne sont pasmatériels, mesurables et objectifs) sont intrinsèque-ment sujets à diverses sortes de manipulations, de dis-simulations, selon l’idée courante qu’à partir dumoment où la véritable pensée de quelqu’un demeureinconnue, elle peut faire l’objet de manipulations etdonc de comportements incontrôlables, mesquinset/ou malveillants. Tel est donc le cadre d’inter -prétation général dans lequel sont accueillies lesvaleurs d’AES-SONEL, un cadre d’interprétationqu’Alain Henry avait déjà relevé en son temps dansune étude similaire effectuée au sein de la mêmeentreprise et qui montre combien, dans ce pays, lacrainte du complot et de toute action malveillante deleur entourage architecture l’essentiel des attentes etdes craintes que les individus nourrissent les uns vis-à-vis des autres (HENRY, 2002).C’est un chef de division qui exprime le mieux cet étatd’esprit : il parle des valeurs comme de simples « slo-gans », comme de « gadgets ». Il explique : « l’une desvaleurs de AES-SONEL, c’est la sécurité. On dit quela sécurité est la valeur numéro Un. Mais je vais vousprendre un exemple tout bête : il y a un peu moins desix mois, il y a [eu] une réunion ici [de ce] qu’on appe-lait le “kick-off meeting”. Mais pour se rendre dans lasalle dans laquelle elle se tenait, on traversait des filsélectriques posés par terre ; on en avait d’autres, quipassaient au-dessus de nos têtes. Et, dans cette salle,on parlait… de sécurité ! Lorsque vous regardez lesvéhicules d’AES-SONEL qui vont en mission avecdes pneus usés, parfois jusqu’à 60%, on se dit qu’il ya quelque chose qui ne va pas… La sécurité n’est-elledonc qu’un simple slogan ? ».À l’écoute de quelques autres, on retrouve les mêmeslignes d’argumentation : « Pour moi, raconte ce cadre,la “bonne gouvernance” n’est qu’un slogan. Il y a undocument qui circule […], le pacte d’éthique de noscomportements et de nos attitudes, de nos gestes.

Seulement ça n’est pas vrai, ce ne sont que des mots.C’est pourquoi j’appelle ça des slogans, tant au niveaudu gouvernement que des filières autres. On sort desdocuments bien élaborés, mais qu’on n’arrive pas àappliquer, parce que l’on ne donne pas les moyens auxgens de les appliquer ». Et un cadre des services com-merciaux à Edéa de demander que l’on ne se contentepas seulement de « parler des valeurs », mais qu’on« les applique ».Car, pour le moment, quel que soit le bout par lequelon souhaite appréhender la réalité de l’entreprise, lesvaleurs, affirme ce chef de division, ne sont que desfigures « assez théoriques » : l’entreprise dit des motsauxquels elle ne croit guère et qu’elle ne compte enrien appliquer ; non seulement les salariés y voientune expression de négligence, d’oubli ou d’irréso -lution, mais ils pensent qu’il ne peut s’agir là que d’unétalage de cynisme consistant en l’emploi de mots àseule fin de distraire les esprits et de permettre à l’en-treprise de poursuivre une politique différente, voireinverse de celle qu’elle proclame poursuivre.Conclusion d’un cadre : « Ils ont de bonnes inten-tions, mais dans l’application, ils se ratent : nos valeurs,à AES-SONEL, ne sont pas vraiment respectées ».

UNE POLITIQUE SALARIALE CONTESTÉE

Et il n’y a pas pire chose que de voir l’équité et la justicefaire l’objet d’une vive contestation de la part des salariéslorsqu’ils voient de quelle manière la gouvernance del’entreprise se décline dans leur quotidien. Quasimenttout le monde y va de son indignation, en effet, pourraconter comment AES-SONEL trahit ses propresengagements déontologiques en acceptant d’instaurer ceque certains appellent une « injustice salariale » et qued’autres qualifient carrément d’« apartheid salarial » :« Pour moi, confie un cadre, c’est ce qui fait le plus malaujourd’hui, dans cette société […]. La frustration laplus grande que nous ayons aujourd’hui dans la maison,c’est de voir des gens nouvellement recrutés gagner qua-tre, cinq, et parfois dix fois plus que nous. Ça neconcerne pas que les personnes qui viennent d’êtrerecrutées, mais aussi des Européens, qui gagnent peut-être vingt fois plus que nous ! ».Un agent de maîtrise en service sur les installations tech-niques du barrage d’Edéa trouve naturellement cesécarts de salaires « prohibitifs » : « si on prend simple-ment l’exemple de ce que l’on appelle les “gratifica-tions”, vous trouverez certains qui ont trois millions defrancs, alors que d’autres n’ont même pas 30000francs », s’indigne-t-il. Dans ce cas, la gouvernance ettoutes les valeurs qu’elle suppose ne sont plus rien d’au-tre que des « grands mots, qu’on emploie pourembrouiller les gens ». Ici, la mise en lumière du verbeet de la parole, en tant que vecteurs de la non-significa-tion, est constante. On est bien là sur la même ligne que

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celui qui (voir plus haut) défendait l’aspect purementrhétorique et donc « théorique » des « valeurs AES-SONEL » : le « grand mot » est, catégoriquement, lemot de l’enflure et du vide. Et puisqu’il est fait référenceà l’enflure et au vide, et que ce vocabulaire est quandmême employé à une telle échelle par une entreprisesérieuse, c’est forcément qu’il s’y cache une intentionmalveillante (de « grands mots, que l’on emploie pourembrouiller les gens »).Il y a, de toute façon, comme avaient déjà souligné sescollègues, un danger permanent à se référer à ceux quidisent des choses, mais qui agissent peu : « Vous savez,poursuit le même agent de maîtrise d’Edéa, dernière-ment, on nous a parlé du 404 Sarbanes-Oaxley ; onnous a aussi parlé de tout un tas de choses, des« valeurs ». Je leur ai dit : « parler de cela, (parler) desvaleurs, c’est bien… ; mais les appliquer, c’est encoremieux ». Parce que vous devez bien voir que, entreappliquer et parler, c’est déjà un grand fossé, commeentre le jour et la nuit. C’est comme si c’était l’Orient quiaurait été détaché de l’Occident : ce sont deux mondesdifférents ». C’est là un discours identique à celui de cechef de projet qui souligne que « ceux qui pensent quele nouveau discours est porteur d’une espérance nou-velle ne sont peut-être pas très nombreux, mais, dans leprincipe au moins, ils adhèrent. Maintenant, ce sont lesactes qui leur permettent de mieux adhérer, ou de tiédiret de rebrousser chemin ».L’attitude d’AES-SONEL dans le domaine des valeurs,et plus spécifiquement en matière de principe d’équité,apparaît d’autant plus suspecte que beaucoup lui repro-chent d’avoir fait disparaître subrepticement cettenotion du lot des six valeurs à côté duquel il figuraitjadis. « Il y avait, au départ, le terme “équité”, qu’ils ontenlevé, par la suite », se plaint un chef de division. Unautre relève le même fait : « il y avait une valeur, celle del’équité, qui fédérait les agents AES-SONEL, mais ladirection l’a fait partir : on a supprimé l’équité ! ».Traduction : la direction est elle-même la première à nepas croire un mot de ce qu’elle dit et, pire, elle est la pre-mière à manipuler les mots, à les détourner, à les occul-ter lorsque ceux-ci ne lui conviennent plus. Dans le casd’espèce, AES-SONEL est accusée de s’être débarrasséede l’équité parce qu’elle ne se sentait plus en mesure detenir la promesse qu’elle avait faite. À ce sujet, un autreenfonce le clou : « ils ont tellement abusé, avec les injus-tices de toute sorte que, du coup, parler d’équité deve-nait une aberration, une provocation. À ce titre, effective-ment, il était plus cohérent de faire sauter le terme“équité” du lot des valeurs [qu’ils avaient] défendues ; jedoute, d’ailleurs, qu’ils y aient jamais cru ».

IL FAUT « PRÊCHER PAR L’EXEMPLE »

Il est donc reproché à AES-SONEL de faire de la pro-pagande avec des slogans auxquels ses dirigeants, en

premier, ne croient pas. « Ils ne prêchent pas parl’exemple », tance un cadre qui ajoute : « ils parlent devaleurs, ici, tous les jours, mais il faudrait que les gensprêchent vraiment par l’exemple, qu’on cesse de fairede ces valeurs de simples slogans ». Le ramdam faitautour des procédures, par exemple, est clairementdémoli par l’idée (que nous avons évoquée supra)selon laquelle il vaut toujours mieux avoir les chosesplutôt que les mots, la réalité plutôt que les paroles :« Quand on parle des procédures, explique-t-il, moi jevois ça sur deux volets : il y a le volet “papier” et levolet procédure, en tant que matériel. Les Américains,depuis le scandale Enron, ont créé leur fameuseSarbanes-Oaxley Law, la SOX, avec les chargés de 404qui imposent les contrôles. Mais quand on y regardede près, on voit bien que jusqu’à aujourd’hui, on n’estpas vraiment 404 et, à mon sens, la manière d’implé-menter ce 404 n’est pas la bonne. Il faut que l’on écriveles procédures, qu’on les mette à la disposition de toutle personnel, mais tout en lui disant que les procé-dures, ce n’est pas un travail à part. Quand, moi, je merends compte qu’à la fin du mois, on va t’apporter unpapier en te demandant de signer en te disant ceci, “tudois faire le 10, celui-là le 12 et cet autre-là, le 14”, jeme dis que c’est du folklore ».L’entreprise est donc sommée de jouer franc jeu,notamment en contribuant de façon décisive à l’amé-lioration du niveau d’information et de sensibilisationde ses agents et cadres autour des « valeurs » de réfé-rence qu’elle promeut. Mais, là encore, rien n’est évi-dent : le soupçon n’est jamais loin : on trouve l’entre-prise insincère, manipulatrice, hypocrite, dissimula-trice sur les vrais enjeux de la démarche souhaitée.C’est notamment ce que pense ce chef de divisionpour qui « c’est vrai qu’il faut sensibiliser, mais lorsquel’on fait des sensibilisations tout le temps et que, der-rière, il y a un petit apéritif, on se dit que les gens onttrouvé le moyen de dépenser de l’argent. Alors, entremoi, qui demande un tube d’encre et à qui on lerefuse “parce qu’il n’y a pas de budget”, et une cam-pagne de sensibilisation que l’on fait sur laCompliance, ça fait réfléchir !... ».La campagne de communication externe est tout aussidénigrée, en raison de la même ambiguïté entre le direet le faire. Le même cadre poursuit : « parfois, on sedemande ce que l’on fait, actuellement, comme publi-cité, comme réclame, dans les chaînes de radios et detélévision. Est-ce nécessaire ? Car, que demande mamère ? De se lever, tous les matins, d’appuyer sur unbouton au mur et qu’il y ait la lumière. Vous allezdonc passer les spots à la radio, mais si les gens n’ontpas la lumière, ils n’en ont rien à cirer ; il faut la qua-lité du service. C’est la première publicité.Aujourd’hui, on gaspille. Honnêtement, toutes ceschoses-là, je ne sais pas ce que ça donne aux gens.Mais, chaque fois, il y a des gadgets comme ça, desmatraquages, à la limite, alors que, pour votre travailquotidien, vous avez des difficultés. Il vous manque

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un petit truc pour faire le boulot, parce qu’on dit qu’iln’y a pas d’argent, qu’il n’y a pas de budget ! ».Un constat qui ramène beaucoup à la «vérité » pre-mière de l’échec, de l’insincérité, de la perniciosité, etmême de l’immoralité d’AES-SONEL dans sadémarche d’imposition de ses valeurs. Il ne peut qu’enrésulter une montée de l’incrédulité chez les agents àqui cette offre de gouvernance est adressée. Leur adhé-sion au discours devient donc aléatoire et, pire, leuradaptation à l’effort d’amélioration des comporte-ments demandé par l’entreprise prend des tournuresbiaisées, quand ils n’opposent pas un refus catégo-rique de s’y conformer.D’où l’insistance de ce chef de service à prendre toutle discours sur les valeurs pour de simples slogans.« Pour nous, raconte-t-il, c’est un peu publicitaire, enréalité. Je suis sûr que malgré tout le matraquage quiest fait autour de ces valeurs, il n’y a pas plus de 5 %de gens qui pourraient citer les cinq valeurs d’AES-SONEL. Parce que nous avons du mal à croire quel’Américain lui-même, quand il parle d’équité, puissese l’appliquer à lui-même […]. L’équité, on n’[en] a pasbeaucoup vu ; les gens y ont cru, mais on a très rapi-dement compris que cela ne servait à rien […]. C’estpour cela que certaines valeurs ont très vite disparu.L’intégrité était [une] de ces valeurs auxquelles il étaitdifficile d’adhérer parce qu’en réalité, on était dans lajungle ».Faut-il donc penser qu’AES-SONEL s’est trompée ouqu’elle a été excessivement présomptueuse dans la for-mulation de son socle de valeurs ? Il n’est pas aisé derépondre à cette interrogation. A la DRH, on pensequ’il n’y avait certainement pas d’autre façon de pro-céder pour éradiquer les « mauvaises habitudes dupassé ». Reste que, pour un grand nombre de travail-leurs, la vraie question qui se pose encore aujourd’huiest celle de la détermination de la bonne distanceentre le dire et le faire, entre les attitudes de « bonneconduite » que l’entreprise prescrit et sa propre capa-cité à agir avec sincérité, dans le sens de son auto-conformité. On est là au cœur de la difficile recherchede légitimité, laquelle conditionne le succès de sa gou-vernance auprès des travailleurs (BUISSON, 2005).Un consultant expatrié, affecté à la DRH, pense avoirla réponse : « si un gars ne fait pas bien son boulot,dit-il, il va falloir lui montrer qu’il ne fait pas bien sonboulot et, d’abord, lui expliquer comment on le faitbien. Et s’il continue de mal le faire, il va falloir lerecadrer, et, si ça ne marche pas, il faut bien compren-dre qu’AES-SONEL est là pour produire : AES-SONEL n’est pas la Sécurité sociale française. Etdonc, de fait, [il faut] expliquer aux gens que lorsqu’ilsentrent chez AES-SONEL, ce n’est pas pour avoir unboulot à vie, y compris quand ils ne font pas bien leurtravail, sous-entendu, on va rentrer dans un systèmedisciplinaire et là, les gens vont dire, “ce n’est pasfun !” ; ce n’est pas ça, la valeur. Alors que, la valeur,c’est pas que l’on rentre ici pour s’amuser ; le “fun”,

c’est que l’on trouve du plaisir à travers un travail bienfait ».On le comprend : les ressources discursives (« il fautexpliquer aux gens… ») sont toujours celles auxquellesl’entreprise se raccroche lorsque s’est épuisé le discoursformel qu’elle articule autour des valeurs. Commequoi il n’y aurait que la parole pour libérer des flotte-ments de la parole dans un environnement culturel oùla méfiance (et même la défiance) à l’égard de laparole est, comme on l’a vu, structurelle, et donctenace. Un cadre de la DRH parle alors de cette« mentalité camerounaise » qui aurait perduré dansl’entreprise « pendant plusieurs décennies ». Raisonsuffisante, selon lui, pour se montrer globalementcompréhensif devant la peine qu’AES éprouveaujourd’hui à faire partager ses valeurs : « on n’est pasen Europe, ici, on est en Afrique ! », dit-il.Il y a la volonté, qui est réelle, mais il faut tenircompte aussi du milieu ambiant et du contexte poli-tique. Le milieu politique n’est pas encore propice àcela. Je prends un exemple : AES veut bien aller beau-coup plus vite, mais le milieu politique traîne encore.Quand je dis « milieu politique », je ne parle pas d’unindividu en particulier, mais bien de l’ensemble dusystème. Donc, c’est un phénomène que je qualifieraide global. On en revient presque au point de départ :ce n’est pas tant aux salariés d’AES-SONEL qu’il fautreprocher leur faible appropriation des valeurs pro-mues, mais bien plutôt aux manigances d’un systèmeinvisible, d’un milieu politique. Un « milieu poli-tique » qui, dans ce discours, n’est pas dans l’entre-prise, mais au dehors, et qui, du dehors, paralyse lededans. La faute ne serait donc plus ni celle de l’entre-prise, ni celle de ses salariés, mais elle incomberait àune force qui les épuise et les dépasse.

À LA RECHERCHE DE SOLUTIONS

À l’analyse, l’instauration d’une gouvernance aussicentrée sur les valeurs tenait, chez AES, du présupposéidéologique et moral selon lequel la nouvelle relationentre le salarié et son entreprise devait être fondée surle principe d’une justice commutative, en vertuduquel chacun doit être récompensé à la hauteur deses efforts : l’entreprise, pour ce qu’elle apporte désor-mais comme facilités (matérielles et financières) à sessalariés, et les salariés, pour l’investissement (physiqueet intellectuel) qu’ils consacrent à leur employeur.Entre les deux, devait être instaurée une égalité deprincipe : le respect des valeurs devait conduire à unestricte application des règles. Tout le monde devaits’en tenir strictement à ce qui était prévu par la loi etaucune exception ne devait être tolérée.Comme le fait remarquer D’IRIBARNE (1989), c’est làun trait essentiel d’une gouvernance à l’américaine oùles relations professionnelles, y compris à l’intérieur

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du système productif, sont en permanence fondéessur le présupposé du contrat, lequel suggère que la loi(et donc, les procédures) et la morale (et donc, lesvaleurs) viennent à sa rescousse pour en garantir l’ap-plication scrupuleuse. D’où l’idée, extrêmementimportante, du « fair », c’est-à-dire de l’équité, de lajustice, de la loyauté, de l’honnêteté.Dans un tel cadre de sens, chacun est censé savoir defaçon précise quelles sont les tâches qui lui sontimparties, raison pour laquelle, à l’évidence, la miseen place d’un nouveau socle de valeurs va s’adosser àdes objectifs, à des méthodologies, à des moyens, à des

attributions, à des hiérarchies, à des droits et à desdevoirs clairement définis. Ce cadre d’action devra setraduire par la mise en œuvre de « bonnes pratiquesde gestion » venues tout droit du quartier général oùil a été défini, à Arlington (siège social de la Société).C’est alors qu’au sein de l’entreprise, commencera unesorte d’« effacement » de tout ce qui procédait de« l’époque SONEL » afin d’instaurer la nouvelle façond’agir relevant, quant à elle, des préconisations AESde l’après-privatisation. C’est le prix à payer pour bri-ser l’incohérence et l’« irrationalité » du passé ; c’est ladémarche à suivre pour mettre un terme à une série de« mauvaises habitudes », qui ont jadis conduit l’entre-

prise à une improductivité économique qui l’avaitmise au bord de la faillite. Il était donc besoin d’une sorte de « big-bang » quiremette tout à plat et qui commence par dire aux tra-vailleurs de façon extrêmement précise ce que chacund’entre eux avait à faire, de quelle façon, en respectanttelle ou telle directive.C’est ainsi que « les règles qui s’appliquaient il y avingt ans ne sont plus celles qui s’appliquentaujourd’hui », confie un cadre. L’entreprise a grandi àun point tel, fait savoir un autre, qu’il y a « trop dedonnées à gérer », situation qui pourrait créer une cer-

taine confusion : « l’esprit humain n’est pas capable degérer une masse de données aussi importante. Donc,les problèmes qui se posent sont des problèmes quisont liés à la multiplicité des demandes de délivrables.Il y a tellement de choses à faire – cela va d’une sim-ple notification jusqu’à des formalités plus complexes –,qui demandent toujours des procédures. On n’est plusdans une cour artisanale, on est dans un systèmeindustriel. Et si on est géré dans un système industriel,il [nous] faut des outils industriels ».La même personne affirme quelques phrases plus loinque « quand on va dans un groupe, il est toujoursimportant de respecter un certain nombre de règles ».

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« ... la nouvelle ère est, quant à elle, présentée comme garante d’une façon de fonctionner plus claire, plus prédictible, avecdes normes et des garanties de toute sorte désormais apportées par le management américain. » Par un hasard malicieux, unfidèle musulman, au Cameroun, donne l’impression de se prosterner devant un panneau publicitaire d'une célèbre boissongazeuse américaine.

© Pascal M

aître/COSMOS

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SERGE ALAIN GODONG

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Des règles que les uns et les autres s’attendent à trou-ver, inscrites d’une manière très précise sur un borde-reau ou sur un cahier des charges indiquant à chaquepersonne ce qu’elle doit faire et dans quelle directionet avec quelles conséquences escomptées elle doitavancer sur le chemin qui lui est indiqué. Un hautcadre du département Finances estime, à cet égard,qu’il s’agit-là de la meilleure façon possible de« conduire l’entreprise dans la même direction » : « onfixe les règles, on définit comment il faut travailler,comment il faut sortir de l’argent. Donc, en mêmetemps, en termes de process, il y a des outils qui sontmis en place ».Une telle prétention à tout fixer, à tout contrôler et àindiquer comment tout doit se passer, se retrouve, à lasous-direction de la communication, à travers undocument en circulation auprès des agents et cadresde l’unité sous l’intitulé de Manuel des procédures, quiindique d’une façon extrêmement précise comment ilconvient de s’engager dans telle ou telle activité liée àla mise en œuvre de la politique de communication dela maison. Et un tel cas n’est pas rare : ainsi, la celluleSOX 404 semble n’avoir d’autre raison d’être que,précisément, cette production de procédures. On entrouve de si nombreuses dans l’entreprise que l’on a lesentiment que les uns et les autres ne dirigent leurspratiques que dans le sens d’un strict respect de ce quia été prédéfini dans tel ou tel manuel. Le plus impres-sionnant dans tout cela, c’est la façon dont les travail-leurs camerounais se sont eux-mêmes ajustés à cetteoffre de gouvernance et dont ils ont fini par pensercette dernière comme la référence absolue de la façond’organiser les fonctions de l’entreprise.Il est clair, dès lors, que les dirigeants successifsd’AES-SONEL ont eu à cœur de construire assezrapidement un ensemble de dispositifs techniques etinstitutionnels tendant à mettre la norme, la règle etles process au cœur des formes de coordination del’action collective et de détermination des comporte-ments individuels. Cela, nous l’avons vu plus haut,au moyen d’une forte délégitimation de « l’ancienneépoque SONEL » et de tout ce qui s’y rattachait, àl’inverse de la promotion de la « nouvelle ère AES »qui, elle, est au contraire proposée comme nouvelétendard. Ainsi, tout se passe comme s’il fallaitnécessairement rejeter de la façon la plus totale cepassé, que l’on estime responsable de toutes lesdérives qu’a connues jusque-là l’entreprise (avec sonabsence de normes, son désordre, ses combines, sesmagouilles et ses tripatouillages de toute sorte), alorsque la nouvelle ère est, quant à elle, présentéecomme garante d’une façon de fonctionner plusclaire, plus prédictible, avec des normes et des garan-ties de toute sorte désormais apportées par le mana-gement américain.Ainsi sont protégés non seulement les intérêts de l’en-treprise, mais aussi ceux des individus qui y travail-lent. L’idée des nouvelles autorités étant, pour ce faire,

de rendre le travail à AES-SONEL moins exposé àl’incertitude, au risque et à diverses sortes d’aléas.C’est cela qui justifie, à leurs yeux, cette formulationexplicite de nouvelles règles du jeu visant à donneraux cadres et aux ouvriers de la maison, l’impressionque tout un chacun peut désormais être responsable,en sachant clairement à quoi s’en tenir professionnel-lement, dès lors qu’est mis à sa disposition un astu-cieux « prêt-à-porter » normatif, qui lui donne la pos-sibilité de « bien agir », selon les « bonnes pratiques ».L’ironie de cette démarche d’AES, si l’on peut dire,c’est le fait qu’elle ait semblé rencontrer de manièreassez littérale les attentes que les salariés camerounaiseux-mêmes formulaient à l’endroit du fonctionne-ment de leur entreprise, des salariés longtempsimmergés dans un environnement perçu comme flou,opaque, dans lequel le comportement de l’autre à sonpropre endroit est toujours perçu comme risqué, voiredangereux. Pour les 3500 salariés de l’entreprise, la gouvernanceAES devait donc prendre impérativement le chemind’un prêt-à-porter normatif et institutionnel. C’estcette attente que traduisent clairement les propos dece cadre interrogé à la délégation régionale du Centre,à Yaoundé : « On a bien attendu, dit-il, qu’ils [lesAméricains] nous apportent un modèle-type AES… ;mais ils nous ont plutôt dit qu’on va fonctionnercomme les autres unités AES, en prenant même desgens de ces unités, qui viendraient ici ».On entend alors, en écho, l’idée sous-jacente selonlaquelle le refus, par les Américains, de l’impositiond’un modèle-type fait encourir à l’entreprise le risquequ’un modèle local de gouvernance ne soit appliquépar les dirigeants de la filiale camerounaise, avec lerisque supplémentaire que cela comporterait de voirsurvivre les comportements d’opacité, de flou et dedésordre justement au fondement des récriminationsdes uns et des autres contre l’ancien système.L’imposition d’un modèle-type signifie ici donner auxtravailleurs de la filiale camerounaise le moins deliberté que possible d’interpréter la norme collective àleur guise, parce qu’une telle liberté d’interprétationconduirait à deux types d’errements dont tout lemonde se méfie au plus haut point : a) un détourne-ment de la chose commune (celle de l’entreprise) auprofit des intérêts personnels et b) une utilisation mal-veillante, par certains, de l’outil de production – tech-nique ou institutionnel – mis à disposition par l’entre-prise, pour nuire à d’autres. C’est bien cette double crainte qui sous-tend le faitque nombre de salariés, comme ce chef de service àEdéa, demandent sans cesse, que « les règles soientplus claires ». En effet, seule une telle clarté et descadres de fonctionnement rigoureusement dessinéssont en mesure d’atténuer (ou, à défaut, d’éliminer) lesoupçon, la méfiance et la crainte que suscite ordinai-rement tant l’action des individus que celle desgroupes.

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Les études de cas en gestion abondent en cas de pra-tiques de gouvernance rejetées ou mal acceptées dansdes environnements autres que ceux de leur élabora-tion. La question est récurrente dans les enquêtes eth-nographiques similaires à celle mobilisée ici ; le souciétant d’appréhender du mieux qu’il est possible lesmodalités et les mécanismes par lesquels devien-draient compatibles une ou plusieurs cultures mana-gériales différentes dans un champ d’application oùl’exigence de productivité ne faiblit pas. À la lumièredes incompatibilités relevées au fil du temps entre lesattentes de la gestion occidentale et les cultures du suddu Sahara, Alain Henry en est venu à se demander s’ilpouvait exister un « modèle de management afri-cain ». Il formule une réponse à cette question enaffirmant que « pour être efficace, la gestion des entre-prises doit aussi se fonder sur ce qui est regardé loca-lement comme la “bonne manière de vivre ensociété” » (HENRY, 1991).Cette étude consacrée à AES-SONEL étend ainsi lacompréhension du fait que l’encastrement d’un sys-tème sensé dans un autre est loin d’être une évidence,comme le prouve la difficulté rencontrée par les repre-neurs pour imposer leur système de valeurs à uneentreprise qu’ils ont rachetée voici de cela dix ans. Lesbifurcations d’interprétations qu’opposent les locaux àla réception de cette gouvernance rendent l’exercicefort imprévisible dans ses résultats, et cela devraitaccroître la suspicion générale à l’encontre de bestpractices conçues et prétendument appliquées d’en-haut par la plupart des multinationales implantéesdans les pays en développement.L’expérience du groupe AES au Cameroun prouvejustement que, plutôt que de prétendre à l’on ne saitquelle universalité des cultures, les approches mana-gériales modernes doivent prendre source dans lesimaginaires spécifiques en fonction desquels despeuples différents s’ajustent à l’impérative coordina-tion indispensable à toute organisation productive. Au Cameroun, la méfiance à l’égard de tout individu– et de toutes les manigances qu’il tramerait dansl’ombre – est si forte que la simple énonciation devaleurs ne saurait suffire à construire ex nihilo unequelconque cohésion d’ensemble. Il convient bien plutôt de réinsérer dans la gestionde ces entreprises une démarche démocratique quiincite les salariés eux-mêmes à participer à la produc-

tion desdites valeurs. Le non respect persistant decette nécessité est responsable de bien des malenten-dus. �

BIBLIOGRAPHIE

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AUTRES TEM

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EN GUISE DE CONCLUSION

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À propos du livre de James G.March, The ambiguities of expe-rience, Cornell University Press,2010.

Dans cette brève synthèse deconférences données à Cornell,James March présente une desquestions centrales de son œuvre :les organisations peuvent-ellesapprendre de leur expérience afinde s’adapter efficacement à leurenvironnement, ou afin d’enrichirleur interprétation de la vie et dumonde qui les entoure ?L’auteur mobilise trois traditionsd’analyse qui considèrent les orga-nisations respectivement commedes lieux où sont prises des déci-sions rationnelles (cherchant àmaximiser une fonction d’utilité),où sont construites des interpréta-tions partagées et où se déroulentdes processus d’adaptation. Et ildiscute dans le détail deux modesd’apprentissage. L’un, modeste etpragmatique, repose sur la tenta-tive de reproduire des perfor-mances satisfaisantes en fonctiondes résultats de différentes tenta-tives observées, sans élaborer dethéorie explicative. L’autre consisteà construire une interprétation dumonde qui soit cohérente avec cesobservations et à en déduire despréceptes d’action.Dans le premier cas, le processusconsiste à choisir parmi différentesalternatives, à évaluer les résultatset à reproduire plus fréquemmentles choix dont on constate qu’ilssont (en moyenne) associés à demeilleures performances. Onmobilisera, pour cela, différentsmécanismes d’exploration, d’imi -tation et de sélection. L’efficacitédu processus d’apprentissage peuts’apprécier en fonction de l’amé -lioration de la performance, de lastabilité des procédures choisies,des erreurs d’estimation de l’espé-rance associée à chaque alternative,du caractère optimal de la stratégie

d’apprentissage (compte tenu descoûts associés et de l’horizon tem-porel de l’action). De nombreusesdifficultés proviennent de la com-plexité de l’histoire (on peut attri-buer superstitieusement le succès àdes caractéristiques qui n’en sontpas à l’origine), d’incertitudes sto-chastiques (une alternative peutapparaître durablement supérieure,sans l’être), de rétroactions (quifont que le succès engendre le suc-cès) ou du fait que certaines alter-natives sont moins souvent testées(par exemple, celles qui produisentde très bons résultats, mais avecune faible probabilité, de sorte quela faible expérience acquise conduitsouvent à une sous-évaluation deleur performance moyenne). Ces processus d’apprentissage fon-dés sur la réplication de ce qui sem-ble mener au succès permettentrarement de découvrir l’alternativeoptimale. Diverses expériencesmontrent cependant qu’ils condui-sent souvent à des choix stables,même lorsque rien ne justifie ceux-ci (par exemple, lorsque toutes lesalternatives ont, en moyenne, lesmêmes performances et qu’il n’y adonc rien à en apprendre).La littérature propose des justifica-tions élaborées ou des interpréta-tions psychologiques ou sociolo-giques de comportements quirésultent pourtant mécanique mentde ces processus d’apprentissage,comme l’aversion au risque ou lefait que la réplication du succèsréduit la probabilité d’une décou-verte radicale et augmente celled’un accident majeur dans des sys-tèmes aux défaillances rares. Cesmécanismes engendrent aussi cer-tains phénomènes observés dansles situations de choix d’un candi-dat (élection politique, embauched’un collaborateur, choix d’unconjoint) : (a) la probabilité defaire le meilleur choix est faible, (b)le processus conduit souvent à unerelation monogame (tout au moinsquand les déceptions qui suivent lechoix sont compensées par lesavantages résultant de l’expérienceacquise grâce à une plus grandepratique de l’alternative choisie),

(c) les participants serontconvaincus d’avoir tiréparti de leur expérience etd’avoir fait le bon choix.L’autre grande voie d’ap-prentissage est fondée surune interprétation causaledu monde, que l’expé -rience acquise sembleconforter. Cette théorie –ou ce modèle, ou cemythe – doit être suffisam-ment subtile pour rendrecompte des observations(validité) et, en mêmetemps, suffisamment sim-ple pour être comprise etsuffisamment crédiblepour être acceptée et large-ment partagée (fiabilité).Elle simplifie donc souventune situation complexe,néglige des paramètres, deseffets secondaires, desrétroactions, des délais nécessairesau développement des effets, et ellese fonde sur des échantillons detaille trop faible. Parfois, la théories’ajuste aux observations pour trou-ver des explications à des variationsaléatoires (overfitting), au détrimentde sa capacité prédictive, mais enobtenant ainsi une approbationplus générale.Ce mode d’apprentissage « intelli-gent » a des performances limitéespar le fait que l’assimilation d’unethéorie crédible réduit la variabilitédes comportements et, donc, lapossibilité de mettre en cause lathéorie sur laquelle ils se fondent.Il conduit facilement à un appren-tissage superstitieux, quand deuxéléments sont souvent associés etque l’on attribue à l’un les perfor-mances liées à l’autre : par exem-ple, une école majoritairement fré-quentée par des gens dotés d’unimportant capital social initial seraréputée développer les aptitudesnécessaires au succès…De fait, quelques thèmesmythiques sont rarement mis encause (1) :– les choix sont (ou devraient être)rationnels,– le sommet de l’organisation peutdécomposer les grandes actions en

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MOSAÏQUE

PEUT-ON APPRENDREDE L’EXPÉRIENCE ?

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objectifs plus simples, confiés à desniveaux hiérarchiques inférieurs,– les décisions prises au sommetont une influence sur le cours desévénements,– l’histoire est efficace (ceux dontles actions judicieuses dominerontles autres),– ainsi que la croyance, sous-jacente, que les actions humainesne sont pas insignifiantes.L’histoire est interprétée etconstruite par ceux qui l’observentet l’hypothèse que la moyenne denombreux mensonges convergevers la vérité lorsque la taille del’échantillon augmente n’est pas sifacile à démontrer. Les mêmescomportements seront qualifiésdifféremment, selon qu’ils aurontconduit au succès ou à l’échec :une décision sera audacieuse ouhasardeuse (impétueuse), ou aucontraire prudente ou timorée, unleader sera jugé soucieux deconsensus ou indécis…En dernier ressort, ces théories,modèles et interprétations peuventêtre jugés en fonction non seule-ment de leur validité, mais aussi dufait qu’ils sont cohérents avec nosconceptions de la justice et de labeauté.Un monde dans lequel chaqueorganisation tente d’adapter sesprocessus pour optimiser ses per-formances tend à évincer l’explora-tion et la nouveauté. Celle-ci peutcependant survivre, grâce au sur-plus de ressources (slack) que pro-duit la performance et au relâche-ment des contrôles qu’il permet, àl’hubris des managers qui interprè-tent la série de succès qui les aconduits à leur position domi-nante comme la confirmation deleur sagacité et surestiment leurschances de succès futur, ou auxespoirs optimistes placés dans desidées nouvelles. Ceux qui cherchent à promouvoirl’exploration (engineering of novelty)constatent assez vite qu’il est en

général impossible de distinguer apriori les idées fécondes des erre-ments stupides. On peut enrevanche limiter ou mutualiser lescoûts de l’expérimentation et évi-ter la standardisation trop rapidedes bonnes pratiques dans uneorganisation afin que certaines deses composantes puissent acquérirune expérience suffisante dans lamise en œuvre de pratiques« déviantes », initialement peu per-formantes mais potentiellementsupérieures.En résumé, les mécanismesconduisant les organisations à vou-loir perfectionner leurs pratiquesen répliquant ce qui semble mar-cher le mieux ou en se référant àdes théories crédibles permettentsouvent une amélioration des per-formances dans des activitéscontraintes et répétitives. En revanche, l’expérience n’est pasun très bon guide dans les cas oùles chaînes de causalité sont com-plexes et où les situations se répè-tent rarement à l’identique. Par ail-leurs, un apprentissage fondé surl’expérience requiert beaucoupd’expérimentation, mais tend àréduire celle-ci rapidement.L’ambiguïté de l’expérience condui -ra souvent à ajouter aux élémentsexplicatifs de nos interprétations desnotions psychologiques, sociolo-giques, politiques, économiques,biologiques, anthropologiques oucommunes, comme la « personna-lité », la « culture », le « pouvoir »,l’« utilité », les « mu tations »*, la« nature humaine ». Ces étiquettespourront conférer une apparencelinguistique de pouvoir explicatif,mais elles seront plus utilementcomprises comme la marque denotre ignorance et du besoin d’uneréflexion plus poussée.L’expérience produit plus sûre-ment la confiance que la compé-

tence et elle conduit à interrompreplus tôt qu’il ne le faudrait l’expé-rimentation. Elle est peut-être lemeilleur maître, mais ce n’est pasun très bon maître (2) : la piresolution, à l’exception de toutes lesautres ?

par Thierry WEIL, professeur associé au Cerna,

École des mines de Paris.

À propos du numérod’Entreprises et histoire édité parBlanche Segrestin, « Quellesnormes pour l’entreprise ? »(numéro 57, vol. 4, Décembre2009, Éditions ESKA).

Le droit de l’entreprise stricto sensun’existe pas, ni en France, ni dansaucun pays de droit romain, nimême dans les pays de commonlaw. Pourtant, les entreprises detoute taille et de toute forme sontau cœur du développement écono-mique et social de nos sociétésmodernes. Depuis la fin duXVIIIe siècle, plusieurs branches dudroit encadrent et régulent l’acti -vité économique dans le cadre éta-tique. En France, le droit dessociétés touche aux questions destructure et de forme des entre-prises, tandis que le code de com-merce définit le régime juridiqueapplicable aux échanges commer-ciaux, le droit fiscal des affairesrégit le paiement de l’impôt et ledroit du travail encadre, quant àlui, les relations entre salariés etemployeurs. Cet aperçu incompletet limité au cadre national montrecependant la fragmentation effec-tive des relations entre les entre-prises et le droit.Pour les auteurs de ce numéro spé-cial d’Entreprises et Histoire coor-donné par Blanche Segrestin, le

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(2) Experience is likely to generate confidencemore reliably than it generates competence and tostop experimentation too soon. […] Experiencemay possibly be the best teacher, but it is not aparticularly good teacher.

* Ce terme évoque l’invocation de modèles « bio-logiques », comme dans les théories évolution-nistes.

REVUE ENTREPRISESET HISTOIRE :

« QUELLES NORMESPOUR

L’ENTREPRISE ? »

(1) Voir « Les mythes du management »,conférence de James MARCH à l’École de Parisdu management, transcrite par Gilles Garel,Éric Godelier et Thierry Weil, Gérer &Comprendre n°57, septembre 1999.

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contexte de crise économique s’ac-compagne d’une déstabilisation del’entreprise (l’équilibre entre action-naires, dirigeants et salariés ; la priseen compte de ses impacts sociaux etenvironnementaux ; les exigencescontradictoires de rentabilité à courtterme et d’innovation et de dévelop-pement à long terme..) et pousse àréfléchir « sur les prin-cipes de gouvernancequi régissent l’entre -prise » (p. 8).Les auteurs ont adoptéun angle original, évi-tant l’écueil quiconsiste à poser fron-talement la questionde la nature – contrac-tuelle, organisation-nelle, institutionnelle– de l’entreprise. Eneffet, si l’entreprise, entant que telle, estabsente du droit, elleémerge de façon indi-recte au travers desreprésentations sous-jacentes véhiculées parle système actuel.L’enjeu est de s’inter -roger de nouveau surles fondements desrègles du droit quis’appliquent aujour -d’hui et sur leur adé-quation au contextecontemporain. Ce questionnement enouvre un autre, plusgénéral, sur « l’inva -riance des postulats »(p. 9) : peut-on se pas-ser des notions de« société » et de « salariat » ; nepeut-on pas envisager certainsmodèles alternatifs ? À travers la question de la gouver-nance, la réflexion cherche à éclai-rer la nature de l’entreprise, nonpas uniquement comme nœud decontrats et nœud d’interactionshumaines, mais aussi comme pro-jet commun, vecteur de créationcollective de richesses. Fort de treize contributions auxformes et objectifs variés, cenuméro d’Entreprises et Histoire

offre un large panorama des enjeuxet des approfondissements enri-chissants sur des points complexes. Une première série de contributionsquestionne les objets de droit del’entreprise. Comment le droitappréhende-t-il l’entreprise et com-ment celle-ci est-elle formée, consti-tuée par celui-ci ? La perspective

généalogique cherche à remonteraux conditions de la naissance, puisaux modalités de développement descadres structurants que sont pourl’entreprise, la « personnalité mo -rale », la « direction générale » ou le« contrat de travail ». Ces articlesmontrent comment la souplesse oule « flou du droit », comme l’ex -prime si bien M. Delmas-Marty (1),ont permis l’émergence de représen-tations normatives. La personnalité morale est unconcept juridique qui fait toujours

débat aujourd’hui, alors que ses ori-gines remontent au droit romain :« L’histoire de la personne moraleest donc celle de la conquête ina-chevée de son autono mie » (p. 15). Déjà, dans la Romeantique, la Toulouse médiévale (etses associations de gestion desmoulins) ou dans la France de

Colbert se posaient lesquestions de la sépara-tion du patrimoine desassociés de celui, com-mun, de la « société »,de la gestion par untiers (« actor », admi -nis trateur, mandataire)ou encore des règles decession et de transmis-sion des titres et partssociales. L’in tro ductiondu contrat de travail(dans les années 1860,en France), la diversifi-cation des formessociétaires (sociétés depersonnes, de capitauxou mixtes), l’usage dela comptabilité ouencore l’appa ritiond’une fonction de diri-geant mal définie ontcontribué à faire émer-ger des idées nouvellesquant à l’organisationdu travail, aux modesde coordination inter -nes (hiérarchie, sala-riat), aux règles deprise de décision entreassociés, administra-teurs de la société etgestionnaires d’opéra -tion. De ces dévelop-

pements hésitants et ouverts sontissus un certain nombre de sché-mas de pensée qui ont pris le statutde normes sociales plus ou moinscontroversées. L’idée que lesactionnaires soient propriétairesnon seulement des titres, maisaussi des fruits des actions est dés-ormais aussi commune que celleconsidérant les dirigeants commedes agents des actionnaires dispo-

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(1) DELMAS-MARTY Mireille, Le Flou du droit,Paris, PUF, 1986.

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sant des pouvoirs les plus étenduset des responsabilités qui y sontassociées.La deuxième série de contribu-tions aborde les évolutionsrécentes et les crises dans les rap-ports entre le droit et l’entreprise.Les auteurs analysent plusieurstypes de tensions tant internesqu’externes. Il s’agit de réfléchiraux principes de subordination etde hiérarchie, ainsi qu’à l’évolu -tion des relations entre dirigeantset actionnaires (les associés). Lespolitiques d’intéres sement de ladirection, en voulant aligner lesobjectifs des dirigeants sur ceuxdes actionnaires, remettent enquestion l’équilibre des rôlesentre les trois catégories majeuresd’acteurs internes (associés, diri-geants et collaborateurs). Lesdirigeants doivent-ils être desarbitres entre les intérêts desactionnaires et ceux des salariés,pour assurer la pérennité de l’ac-tivité à long terme, ou bien doi-vent-ils être le bras de l’action-naire et exercer leur pouvoir decontrôle dans l’intérêt des pro-priétaires de titres (l’étant eux-mêmes) ?Quelles sont les difficultés ren-contrées par le législateur pourréguler ces transformations ?Enfin, l’accent est mis sur lesexternalités, ces dommages envi-ronnementaux ou sociaux quirésultent de l’activité de l’entre-prise. Pour J-P. Robé, la confu-sion entre la « société », contratreliant les porteurs de capital, etl’entreprise, objet en quête dedéfinition (mais dont il soulignela dimension organisationnelle),est au cœur du problème.Initialement, les sociétés paractions ont suscité la méfiance etelles étaient assujetties à uneautorisation d’établis sement, enFrance, mais aussi au Royaume-Uni et aux États-Unis. L’accé -lération de l’industriali sation et

l’intensifi cation de la mondialisa-tion des échanges ont libéralisé lacréation des sociétés par actions,mais, toujours, le « bénéfice de laresponsabilité limitée ne leur aété accordé qu’en échange del’abandon de leur droit de pro-priété sur les actifs utilisés parl’entreprise » (p. 181). Or, aujourd’hui, la confusionentre propriété des titres et droitde regard sur l’usage des actifsremet en cause cette séparationentre propriété et contrôle. Pour faire face à ces tensions, despropositions sont faites dans ladernière série d’articles. La va -riété des positionnements et desarguments laisse au lecteur le soinde résoudre les contradictions,tout en lui donnant des élémentsà la fois théoriques et concretspour les formuler. Le débat confrontant des universi-taires (O. FAVEREAU, P-Y GOMEZ,A. STANZIANI) et des profession-nels (A. RAFAEL, D. RANQUE)donne une vision synthétique,mais aussi contextualisée, desgrands enjeux. En France, sur3 millions d’entre prises, seulement71 000 sont des sociétés anonymes(SA) ; dans le monde, les entre-prises cotées ne sont qu’unedizaine de milliers, mais leur capi-talisation boursière totale est del’ordre de 35 000 milliards de dol-lars. Ces enjeux concernent doncune toute petite minorité de trèsgrosses entreprises, qui, cependant,concentrent les ressources. Celamontre la diversité de la réalitécouverte par la notion « d’entre -prise », qui n’est pas réductible àune description des formes juri-diques, financières ou organisa-tionnelles, et qui cache de fortesdisparités en termes d’accès auxressources et de production derichesse. Ces disproportionsposent la question de l’éloigne -ment croissant de l’actionnariat,qui perd ainsi l’affectio societatis, et

celle de l’ancrage local des entre-prises. In fine, cela conduit à réflé-chir sur la création du sens collec-tif et du bien commun. Cette dernière question et celle desavoir si, en droit, il faut ou nonreconnaître l’entreprise en tant quetelle (2). Ce sont les interrogationsfondamentales que formule cenuméro d’Entreprises et Histoire etqu’éclaire une dernière série decontributions. Cela fait émerger un certain nom-bre de questions sous-jacentes.Quel est le rôle du droit ? Quellessont les conditions de son effica-cité ? L’entreprise n’existe pas endroit, on l’a dit, cependant, ellen’est possible que par le droit, quiest le cadre de structuration desmécanismes qui permettent lacommunauté d’intérêts et la colla-boration d’individus aux intérêtsparticuliers. Le droit des sociétés,antérieur à l’entreprise moderne,est-il encore adapté pour être lefondement de la structuration descadres de l’activité économiquecontemporaine ? B. Segrestin, avec A. Hatchuel,défend une conception de l’entre-prise en tant qu’épistémé (3)consistant en trois éléments inter-dépendants : une dynamique decréation collective, un collectif detravail réglé et une autorité de ges-tion. Dans cette optique, l’autoritéde gestion a non seulement pourobjectif d’assurer la rémunérationindividuelle des actionnaires, dessalariés ou des dirigeants, maisaussi et surtout de créer des poten-tiels collectifs et des capacités d’ac-tion. Les deux auteurs montrentque pour fonctionner, l’entrepriseprésuppose des règles particulières,notamment des règles de solida-rité, qui ne sont pas présentes endroit des sociétés.J-P. Robé, tirant les conséquencesde la confusion actuelle entre lapropriété des actions et celle desactifs, préconise une solution

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(2) Sur ce point, dans une perspective de socio-logie du droit, voir également, BACHET Daniel,Les Fondements de l’entreprise, Paris, Les Édi-tions de l’Atelier, 2007.

(3) Dans Les Mots et les Choses (1966), MichelFOUCAULT utilise la notion d’épistémé, que l’onpeut comprendre comme l’ensemble des rap-ports entre les savoirs et les discours consti-

tuant un ordre sous-jacent contraignant pour lapensée, dont la stabilité – n’excluant pas uneévolution lente et continue – la rend caractéris-tique d’une certaine époque.

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radicale, la « constitutionnalisa-tion » du pouvoir (économique)privé, comme l’ont été, au XIXe

siècle, le pouvoir politique et lespouvoirs disposant de la force(l’armée, la police). Un autrejuriste, C. Hannoun, déplace laperspective en notant que « ce quivient au centre de l’analyse, c’estmoins la recherche de l’unitéconceptuelle de l’entreprise que ladéfinition des objectifs de gouver-nement de la vie économique etsociale dans les dimensions del’entreprise rendues pertinentespar les différents situations de faitet conflits d’intérêts que le droit ala charge de réguler, sans se sentirlié à une théorie particulière ou àdes concepts définis a priori»(p. 192).Ce numéro d’Entreprises etHistoire contribue à nourrir et àenrichir la pensée de l’entrepriseau sein de son environnementsocial – l’« embeddedness » dePolanyi (4) – par une étude desrapports entre droit et entreprisebénéficiant des apports de la ges-tion, de l’éco nomie et du droit.Les positionnements des auteurs,par leur diversité, donnent au lec-teur des clés utiles pour mieuxcomprendre les enjeux liés à laresponsabilité des entreprises.Analyse historique et approchegénéalogique, propositions pra-tiques, effort de déconstruction etde reconstruction théoriques sontautant de visions complémen-taires et stimulantes. La distinc-tion juridique trop souvent igno-rée entre société et entreprise,« l’idéologie » de la shareholdervalue, la question des équilibreshumains et celle des buts fonda-mentaux de l’entreprise sont deséléments essentiels auxquels ce

numéro invite à réfléchir par descontributions éclairantes qui don-nent consistance et dynamique audébat – souvent convenu – sur lagouvernance et la responsabilitéde l’entreprise. Ces réflexions ouvrent égalementdes perspectives de recherche surl’étude de contre-pouvoirs : lesassociations de la société civile, lesONG ou les groupes de pressionutilisent les limites et incertitudesdu droit. D’une part, ils contri-buent à renouveler les lieux et lesmodes de la production norma-tive (5) et, d’autre part, ils posentla question du rapport au poli-tique, à travers la transformationdes rapports de force entreacteurs, dans un champ écono-mique de plus en plus intégré.

par Julie BASTIANUTI, doctorante au CRG

À propos du livre de ClaytonChristensen, Jérôme Grossman etJason Hwang, La prescription del’innovateur, paru aux États-Unis.

Le secteur de la santé nous inté-resse tous, pour des raisons évi-dentes. Selon l'INSEE, les dé -penses de santé représentent enFrance 193 milliards d'euros, soitplus de 10% du PIB, et le déficitglobal de la sécurité sociale attein-dra les 29 milliards d'euros en2010. La situation n’est guère meil-leure dans les autres pays dévelop-

pés : la réforme des systèmes desanté et de leur financement estdepuis longtemps une prioritépour de nombreux gouvernements(notamment aux États-Unis, enFrance et en Grande-Bretagne).Pourtant, aucun d’eux ne sembletrouver de solution qui soit satisfai-sante : année après année, lescomptes se dégradent et la seulesolution de court terme appliquéeest la réduction des rembourse-ments et l'augmentation des coti-sations.Conférences, études et, bien sûr,ouvrages se multiplient naturelle-ment sur la question. Paru l'annéedernière aux États-Unis, l'un d'entreeux a fait l'effet d'une bombe. Ils'agit de The Innovator's prescription(La prescription de l'innovateur), deClayton Christen sen, JeromeGrossman et Jason Hwang. Cesdeux derniers sont médecins, tandisque le premier est un spécialistemondialement reconnu de l'innova-tion, même s’il reste peu connu enFrance. Le livre est né de deux obser-vations : la première est que la santésubit une transformation profondeet que le mécanisme qui en est lacause est le même que celui qui parle passé a transformé d'autres indus-tries (c'est l'innovation de rupture),la seconde est que l’échec des tenta-tives de réforme du secteur provientde ce que le problème a été malposé, en opposant (par exemple) lepublic au privé, ou le centralisé audécentralisé. Les auteurs commen-cent donc par reposer le problèmeen procédant à une analyse en pro-fondeur du système de santé sur labase d’une grille de lecture originaleet fertile, une grille construite à par-tir des travaux de Christensen surl’innovation de rupture.Selon les auteurs, l'innovation derupture, agent de transformation,repose sur trois éléments :– le développement des connais-sances du domaine,– de nouveaux modèles écono-miques,– un nouveau réseau de valeur.Regardons de quelle manière cestrois éléments s'appliquent au sec-teur de la santé.

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RÉFORME DU SYSTÈME DE SANTÉ :LA PRESCRIPTION DE L’INNOVATEUR

(4) Dans La Grande Transformation (1944),Karl POLANYI retrace l’histoire du capitalismemoderne et soutient l’idée d’un « encastre-ment » de l’économie dans le social, ou de l’im-possibilité qu’un marché autorégulateur existesans que se développent, par réaction, desmécanismes de protection sociale.

(5) Sur ces derniers points, on peut penser à lalittérature sur « l’accountability », notamment,MCBARNET Doreen, VOICULESCU Aurora &CAMPBELL Tom, The New CorporateAccountability, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 2007 ; ou encore, à l’ap-proche systémique des transformationscontemporaines du droit (par exemple,BASTIANUTTI Julie (2010), « Complexité orga-nisationnelle et responsabilité : que nousapprend Gunther Teubner ? », Le Libelliod’Aegis, vol. 6, n° 1, pp. 36-52).

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Le développement des connaissances médicales Le formidable développement desconnaissances dans le domainemédical depuis un siècle est un faitconnu, mais dont on ne mesurepas nécessairement les consé-quences. Historiquement, le peude compréhension que les scienti-fiques ont eu du fonctionnementde notre corps limitait la médecineà un stade intuitif, elle était princi-palement administrée par desmédecins, c’est-à-dire par desexperts dont la formation estlongue et dont la compétencerepose principalement sur leursannées de pratique. Le développe-ment des connaissances a progres-sivement permis à certaines mala-dies d'évoluer vers un domaineempirique, où l'accumulation dedonnées permet de vérifier quecertains traitements fonctionnentmieux que d'autres, sans que l'onsache nécessairement pourquoi.Lorsqu'une maladie est précisé-ment identifiée et ses mécanismesconnus, il devient possible dedévelopper un traitement statisti-quement efficace et cette maladiepasse dès lors dans le domaine dela médecine de précision. Le malde tête, soigné par l'aspirine, en estun exemple typique.Condition après condition, ledéveloppement des connaissancesmédicales et de la technologie per-met le passage progressif d'unemédecine intuitive à une médecinede précision. Cette évolutionentraîne deux changements. Le premier est une simplificationdes traitements : des affectionsnécessitant des spécialistes au stadeintuitif peuvent être prises encharge par des généralistes au stadeempirique, puis par des infir-mières, voire par les patients eux-mêmes, au stade de précision. Le second changement, lié au pre-mier, est un abaissement continudes coûts de traitement. Il estbeaucoup moins cher de faire soi-gner un patient par une infirmièreavec des médicaments de précisionque de mobiliser un spécialistedans un hôpital. Pour une condi-

tion donnée, les traitementsdeviennent donc plus fiables,moins chers et plus accessibles. Le test de grossesse illustre bien cettesimplification inexorable : avant1960, il était entièrement intuitif,nécessitant des manipulations com-pliquées et plusieurs jours de délai,pour un résultat incertain. À partirde 1960, le progrès des connais-sances en matière d’hormones per-met de passer par des analyses delaboratoire, mais celles-ci nécessi-tent néanmoins une visite chez lemédecin, des experts manipulantdes substances dangereuses, et plu-sieurs jours d’attente. Aujourd'hui,il suffit d'acheter un test, pour 15euros, dans une pharmacie, et lerésultat est obtenu en quelquesminutes. Il n’y a plus d’interventiond’un médecin, ni de celle d’un labo-ratoire : la condition est passée austade de précision auto-administrée.

De nouveaux modèles économiques

La simplification et l'abaissementdes coûts ne se sont cependant pasencore traduits dans les faits.Pourquoi cela ? Selon Christensen,Grossman et Hwang, cela tient aufait que la dispense des soins est res-tée figée dans un système basé surdeux modèles économiques : l'hôpi-tal et le cabinet de médecine, tousdeux ayant été inventés il y a un siè-cle à une époque où la médecine enétait exclusivement au stade intuitif.Reprenant la question à zéro, lesauteurs estiment que l'on peutdécouper le système en troismodèles distincts : fournisseurs desolutions, processus à valeur ajoutéeet facilitateur de réseau.

Fournisseurs de solutions :Les fournisseurs de solutions sontformés et structurés pour diagnos-tiquer et résoudre des problèmesuniques et complexes. Ce sont, parexemple, les consultants, les socié-tés de service, les avocats, etc. Leshôpitaux et les médecins ontémergé historiquement commedes fournisseurs de solutions, encohérence avec l'aspect intuitif de

la médecine. Typiquement, lesfournisseurs de solutions s'enga -gent sur les moyens et non sur lesrésultats, ils sont donc payés enhonoraires. Plus vous êtes malades,plus ils gagnent de l'argent.

Processus à valeur ajoutée :Un modèle de processus à valeurajoutée consiste à transformer unactif en un actif ayant une valeursupérieure. Ce sont, par exemple,les restaurants, les fabricants devoitures ou, dans le domainemédical, une clinique spécialiséedans le traitement des hernies,comme Shouldice, au Canada.Shouldice opère les hernies et nesait rien faire d'autre. La cliniquevous accueille une fois le diagnos-tic de hernie établi, et vous en res-sortez trois jours après. Le traite-ment des hernies étant désormaisarrivé au stade de la précision,Shouldice est une usine à traiter leshernies. Nul expert, simplementdes chirurgiens qui pratiquent tel-lement d'opérations de hernies ausein d'un processus tellement codi-fié que le coût et le taux d'insatis -faction ou de non-guérison sontsubstantiellement plus bas queceux des hôpitaux, même en pre-nant en compte le coût du trans-port. Typiquement, les acteurs àvaleur ajoutée s'engagent sur lerésultat et non pas sur les seulsmoyens, car leur approche indus-trielle leur permet de garantircelui-ci. Ils ne gagnent de l'argentque si vous êtes guéri.

Facilitateurs de réseaux :À la base, un facilitateur de réseauxorganise l'échange entre partici-pants en créant de la valeur à par-tir de la notion de mutualisation.Une assurance ou une mutuellesont des exemples typiques de cesacteurs. Ils se rémunèrent sousforme de cotisations payées par lesmembres du réseau. Même s’il estencore peu développé aujourd’hui,ce type d'acteur est particulière-ment adapté au cas de patientssouffrant de maladie chronique.Au contraire des médecins quigagnent de l'argent quand les gens

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sont malades, les réseaux peuventêtre structurés de manière à avoirintérêt à ce que leurs membressoient en bonne santé, en échanged'une cotisation fixe, à charge,pour les réseaux, de faire en sorted'atteindre cet objectif.L’une des difficultés du systèmeactuel réside dans le fait que l’hô-pital et le cabinet médical agglo-mèrent ces trois modèles et qu’ilsne peuvent donc pas être efficaces.En effet, l’efficacité ne peut prove-nir que de la spécialisation autourd’un modèle, et donc de l’éclate-ment du système.

Un nouveau réseau de valeur

Le troisième élément de ruptureest la création d'un nouveau réseaude valeur autour des trois modèleséconomiques que nous venons dedécrire. Les recherches deChristensen ont montré que laprincipale cause d’échec des inno-vateurs réside dans le fait qu'ilstentent de forcer une innovationde rupture dans un réseau devaleur existant. Inévitablement,celui-ci absorbe et neutralise l'in-novation comme des sables mou-vants. Au contraire, les innovateursqui réussissent créent (ou contri-buent à créer) un nouveau réseaude valeur. C'est ce qu'ont faitEdison (avec l'électricité) ou Ford(avec l'automobile).Le réseau de valeur du secteur dela santé est actuellement organiséde manière modulaire autour dedeux acteurs principaux : l'hôpi-tal et le cabinet de médecine,auxquels s'ajoute l'organismed'assurance santé (privé oupublic). Chacun de ces acteurspeut améliorer son fonctionne-ment de son côté, car le systèmeest modulaire. Le médecin peut

s'acheter un nouvel ordinateur etl'hôpital, un nouveau scanner.Mais l'amélioration du systèmenécessite une révision complètede ce réseau. C’est à la mise en œuvre d’un nou-veau système qu’est consacrée lafin de l’ouvrage. Cette mise enœuvre passe par l'inclusion denouveaux acteurs et par la redéfini-tion du rôle des acteurs existantsautour de nouveaux flux de valeur,d’information et de contrats. Organisé autour du dossier médi-cal informatisé conservé dans unformat ouvert, le réseau fait inter-venir les acteurs selon les troistypes de modèles économiquesmentionnés ci-dessus : fournis-seurs de solutions, processus àvaleur ajoutée et facilitateurs deréseaux.

Conclusion

L'ouvrage fourmille d'observationsperspicaces, trop nombreuses pourêtre toutes rapportées ici. Men -tionnons-en deux. La première concerne le proces-sus d'autorisation de mise sur lemarché (AMM) d'un médica-ment. Celle-ci exige que ce der-nier ait une efficacité minimale.Or, le développement desconnaissances permet de distin-guer des maladies autrefois sup-posées identiques. Ainsi, le dia-bète n’existe plus, car on saitmaintenant qu’il y a deux typesde diabète, très différents. En exi-geant un seuil d’efficacité mini-mal important, le processusd'AMM empêche le développe-ment de ces médicaments de pré-cision. Il est resté au stade de lamédecine intuitive, alors mêmeque de nombreuses maladies ont

évolué et sont passées au stadeempirique et de précision. La seconde observation concernela formation médicale : le passageprogressif à la médecine de préci-sion fait que l’on aura besoin deplus en plus d’infirmières et demoins en moins de médecins spé-cialistes. Or, l’écart de rémunéra-tion incite les étudiants à devenirspécialistes et à bouder les forma-tions d’infirmier. Le systèmeforme donc de plus en plus deprofils dont on aura de moins enmoins besoin, et vice-versa. L’ouvrage, très riche et dense,repose sur une base théorique trèssolide, chose relativement rare enmatière de management. Pour lelecteur français cependant, il souf-fre de deux limitations. La pre-mière est qu’il est écrit en anglaiset que comme pour les précédentsouvrages de Christensen, il ne seravraisemblablement pas traduit enfrançais... Ce qui est regrettable,étant donné l'importance de sestravaux. La seconde limitation estque l’ouvrage est écrit pour le sys-tème de santé américain, qui dif-fère du système français. On enrecommandera néanmoins forte-ment la lecture, non seulementparce qu’il apporte des outils deréflexion essentiels sur la réformedu système de santé, mais aussiparce que ses outils vont bien au-delà et s’appliquent, en fait, àtoutes les industries. À ce titre, ilaura sans aucun doute toute saplace parmi les ouvrages fonda-mentaux consacrés à l’innovation.

Par Philippe SILBERZAHN,Professeur à l’EMLYON

Business School et Chercheur Associé, CRG,

École Polytechnique

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TELEMANAGEMENT AND OCCUPA-TIONAL HEALTH: WHAT ARE THEEFFECTS OF BEING DISTANT ANDUNINFORMED ABOUT REAL WORK?Cécile CLERGEAU and Laetitia PIHEL

This research explores the cases of two firmsthat have implemented telemanagement.Focalized mainly on formally controlling acti-vities, this form of management creates distor-tions between managers’ and wage-earners’conceptions. Since wage-earners experiencemuch uncertainty during periods of changethat make demands on human resource mana-gement, these distortions foster stress, despairand a loss of confidence and of commitment.This can strongly affect employees’ health.

RESEARCH OR WASTED TIME?TOWARD INCORPORATING ADMINISTRATIVE TASKS IN THEOCCUPATION OF RESEARCH PROFESSORAubépine DAHANand Vincent MANGEMATIN

Using the case of faculty members who feelincreasingly overwhelmed by everyday, admi-nistrative chores at their university, questionsare raised about occupations that are burdenedwith more and more requirements related tothe “organizational form”. Managing and run-ning an organization take ever more time tothe detriment of actually doing one’s job.However, being busy with such chores is a signof autonomy for professionals who, otherwise,would face the threat of becoming “knowledgeworkers” inside organizations run by a“purely” administrative personnel. Based ontwenty interviews with faculty members incharge of administrative tasks, this study hasdetected an implicit awareness that these tasks,though lacking in legitimacy, are a source ofpower. Three approaches are explored thatallow for legitimating career trajectories thatinclude an investment in the strategic tasks ofmanaging the organization.

THE RENAISSANCE OF THE FIAT 500:OUT OF THE PIPELINE ONTO THEBOTTOM LINEJean-Marc Pointet

Fiat 500 is a sales phenomenon to which theautomaker is very much indebted for its reco-

very. What are the reasons for this success?What lessons to draw for marketing? Althoughthe car-concept Trepiùno, designed like the500, met with enormous success in the mediain March 2004, why did Fiat’s executives notimagine designing a new 500? The idea ofresuscitating the car coincided with a restruc-turing of top management. Beyond the fee-lings aroused by the 500’s design, Fiat’s stra-tegy appeals to a “marketing of the authentic”and a “tribal marketing”. This case study deci-phers the underpinnings of this automobile’ssuccess. Chosen as “Car of the year 2008”, itsymbolized a revolution in Fiat.

FROM A CUSTOMER-ORIENTEDSTRATEGY TO “MYSTERY CUSTOMERSURVEYS” AT THE SNCF: A FICTIONWITH QUITE REAL EFFECTS!Damien COLLARD

Questions are raised about the customer-oriented strategy adopted by the SNCF’s headoffice and its implementation since the firstyears of this new millennium. What effectshave the “mystery customer surveys” — a pro-gram for placing passengers at the center of theorganization — had on personnel in frontoffices and on middle management? This pro-gram purposed to change and homogenizeemployees’ occupational practices and skills soas to improve the service provided to passen-gers. As recent research conducted in a trainstation’s stopover service in a French town hasshown, these surveys tend to hide the com-plexity of the work performed by employeesduring contacts with customers and to stan-dardize their relations with passengers. Light isshed on the role and latent effects of these sur-veys in the reorganization of France’s nationalrailway company.

CULTURE AS A SOCIAL CONSTRUC-TION: THE CASE OF A MUTUALISTHOSPITAL GROUPJennifer URASADETTAN

Most studies on cultural integration areoriented toward providing evidence of theexistence of common values that, becausethey are shared, make the organization cohe-rent and facilitate organized actions.Juxtaposed with this dominant current ofthought are studies that, turned toward theambiguous or even contentious dimensions

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FOR OUR ENGLISH SPEAKING READERSOVERLO

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OVERLO

OKED

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of culture, focus on subcultures. By movingbeyond the dichotomy between a culturalintegration based on sharing values (theorganization as a source of coherence) or onpower relations (the organization as a placeof incoherence and conflict), an approach isproposed to study culture as the result of par-tial, negotiated agreements (thus includingboth of the foregoing). Studying culture as asocial construction requires understandingthe personnel’s strategies of action that leadto collective operations. Since these strategiescannot be separated from the perception ofthe local context, it is also necessary to takeinto account the complexity of the organiza-tion and its context as they are seen by thepersonnel. This view of the social construc-tion of a company culture is illustratedthrough a case study of a health-care groupmade up of six clinics. The five of these cli-nics that had been purchased, though boundby the same mutualist code, have problemsoperating as a mutualist organization.

REDESIGNING COORDINATION BETWEEN FARMERS AND DAIRYCOOPERATIVES: TOWARD A JOINTMANAGEMENT OF THE SEASONALMILK SUPPLYMartine NAPOLEONE and Eduardo CHIA

Labels of quality attesting a product’s ori-gin are now a trend in dairy products. Theydraw attention to both the place of originand the agricultural practices whereby cer-tain goods are distinguished from productsfor mass consumption. This modifies rela-tions between farmers and food-processors;and calls for rethinking the arrangementsand rules that enable these two parties tocoordinate activities for producing a com-mon good. How to foster the design andmanagement of this common good? Tofavor the emergence of joint actions in asmall cooperative that makes productsusing goat milk, the authors used anapproach whereby the parties involvedcould work out a joint understanding ofthe situation. It was based on joint effortsand on intermediate “objects” based on fac-tual elements. This type of approach seemsrelevant and transposable to the drafting ofother joint projects (based on the chain ofproduction or on a territory) involving far-mers with other parties.

THE UNFORESEEN APPEARANCE OFA NEW DEVELOPMENT STRATEGY:THE HARE’S REVENGE ON THE TORTOISEÉric HUBER

In a big French defense firm, a team wasforced to realize a major technical projectin a two-year period, instead of the fourinitially foreseen. It made shortcuts inusual procedures (the “V cycle” used as astandard in the defense industry) andinvented others that very much resemblethe agile methods being diffused in the sec-tor of information and communicationstechnology. Given the urgency of advan-cing the project, most persons in the firm– unaware of the subtleties of developmentcycles – did not perceive this innovation orelse saw it as an organizational failure.Nonetheless, this new, audacious strategymet with success. It is worthwhile analy-zing and reproducing it.

A DIFFICULT AGREEMENT ON“VALUES” IN AN AFRICAN FIRMSerge Alain GODONGAmericans from AES, after its acquisitionof a majority holding in the SociétéNationale d’Électricité du Cameroun, hea-vily insisted on “values” during meetingswith wage-earners in the utility company.This signaled a new era with the goal ofthoroughly transforming individual andcollective behaviors. But the persons forwhom this reform was intended were notprepared to hear the message…

Thierry WEIL: CAN WE LEARN FROMEXPERIENCE? On James March’s The ambiguities of expe-rience (Cornell University Press, 2010).

Julie BASTIANUTI: WHICH STAN-DARDS FOR FIRMS?On the special issue of Entreprises et histoire(edited by Blanche Segrestin, n° 57, 2009).

Philippe SILBERZAHN: REFORMINGTHE HEALTH SYSTEM: THE INNOVA-TOR’S PRESCRIPTION On Clayton Christensen, Jérôme Grossmanand Jason Hwang’s, La prescription de l’in-novateur.

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REMOTE MANAGEMENT UNDARBEITSMEDIZIN : DIE AUSWIRKUNGEN DER DISTANZ ZUR BETRIEBLICHEN REALITÄT UND ZUR WIRKLICHEN ARBEIT Cécile CLERGEAU und Laetitia PIHEL

Diese Untersuchung befasst sich mit zweiverschiedenen Unternehmen, die sich fürremote management entschieden haben. Wirwerden zeigen, dass diese Manage -mentform, die sich im Wesentlichen aufeine formale Kontrolle der Tätigkeit fokus-siert, eine Kluft zwischen denVorstellungen des Managements und den-jenigen der Beschäftigten erzeugt. Nunwerden die Beschäftigten in Perioden tiefgreifender Veränderungen, die hoheAnforderungen an das Management fürPersonalentwicklung stellen, mit einer star-ken Verunsicherung konfrontiert und rea-gieren auf diese Kluft mit Vertrauens -verlust, nachlassendem Engage ment, Stressund Verzweiflung, was zu gesundheitlichenBeeinträchtigungen führen kann.

FORSCHUNG ODER VERLORENE ZEIT ?FÜR EINE INTEGRATION DER VER-WALTUNGSAUFGABEN IN DIE BERUFLICHE TÄTIGKEIT DES FORSCHENDEN UND LEHRENDENUNIVERSITÄTSPROFESSORSAubépine DAHAN und Vincent MANGEMATIN

Dieser Artikel nimmt Aussagen vonUniversitätsprofessoren zum Ausgangspunkt,die sich aufgrund von zunehmendenOrganisations- und Verwaltungsaufgabenihrer Universität überlastet fühlen, und unter-sucht die Problematik von Berufen, die mitwachsenden Anforderungen ihrer Organisa -tions form konfrontiert sind : Verwaltung undLeitung der Organisation nehmen imVerhältnis zur Berufspraxis immer mehr Zeitin Anspruch. Die Tatsache jedoch, dass dieBetroffenen dies auf sich nehmen, ist für sieein Beweis ihrer Autonomie, denn sonst liefensie Gefahr, „Wissensarbeiter“ in Organisa -tionen zu werden, die von „reinen“Verwaltungstechnikern geführt würden. Dievorliegende Studie geht von zwanzigGesprächen mit Universitätsprofessoren aus,die mit Verwaltungsaufgaben betraut sind,

und kommt zu dem Ergebnis, dass sich ansatz-weise ein Bewusstsein für den Zuwachs anMacht herausbildet, die mit diesen nichtgerade legitimen Aufgaben verbunden ist, undsie entwickelt drei Perspektiven zurEntwicklung der Legitimität der Karrieren,um die Möglichkeit einer akzeptiertenErfüllung solcher Aufgaben, die für dieVerwaltung der Organisation von strategischerBedeutung sind, aufzuzeigen.

DIE RENAISSANCE DES FIAT 500 :ENTWICKLUNG UND BILANZJean-Marc POINTET

Der Fiat 500 hat sich als ein phänomenalerVerkaufserfolg erwiesen, dem die Fiat-Gruppeeinen Großteil ihrer Sanierung verdankt.Warum dieser Erfolg ? Was lässt sich aus dieserErfahrung für das Marketing lernen ? Warumdachten die Verantwortlichen von Fiat trotzdes enormen medienwirksamen Erfolgs, dendas Konzeptfahrzeug Trepiùno im März 2004mit dem Design des 500 erzielte, nicht daran,einen neuen 500 zu konzipieren ? Der Autorerklärt, wie die Entwicklung des herausfor-dernden Projekts, den 500 wiederzuerwecken,mit einer Umstrukturierung desManagements einherging. Außerdem zeigt er,dass Fiat nicht nur auf die offensichtlicheEmotion abzielte, die das Design hervorrief,sondern auf die Strategie der Mechanismendes Authentizitätsmarketings und des tribalmarketings setzte. In der Form einer Fallstudiewerden die entscheidenden Faktoren desErfolgs dieses Fahrzeugs analysiert, das zum„Auto des Jahres 2008“ gekürt und zumSymbol einer Revolution des UnternehmensFiat wurde.

VON DER KUNDENORIENTIERTENSTRATEGIE ZU DEN „ENQUETESCLIENT MYSTERE“ Die Befragungen durch Mystery-Kunden bei der französischenEisenbahn gesellschaft : eine Fiktion,die dennoch Tatsachen schafft !Damien COLLARD

Dieser Artikel befasst sich mit der kundeno-rientierten Strategie, die von derGeneraldirektion der französischenEisenbahngesellschaft seit Anfang der 2000erJahre angewandt wurde, sowie mit der instru-

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AN UNSERE DEUTSCHSPRACHIGEN LESER

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mentellen Ausrüstung der Verwaltung, die ihrzugrunde liegt. Genauer gesagt prüft er, wiesich die von Mystery-Kunden durchgeführtenBefragungen (eine Verwaltungsvorkehrung,die den Kunden ins Zentrum derOrganisation stellt) auf das im Front-Office-Bereich arbeitende Personal und auf die mit-tleren Führungskräfte auswirkt. Es war einerder Zwecke dieses Systems, die Praktiken undberuflichen Kompetenzen der Angestelltenweiterzuentwickeln und zu vereinheitlichen,um die Beförderung der Fahrgäste zu verbes-sern. Eine kürzlich durchgeführte Studie überDienstleistungen am Service-Point Escale ineinem französischen Bahnhof einerProvinzstadt führte zu dem Ergebnis, dassdiese Befragungen dazu tendieren, dieKomplexität des Kontakts mit den Kunden zuverschleiern und die Beziehungen derAngestellten zu den Fahrgästen zu standardi-sieren. Zudem wird auf die latentenFunktionen und auf die Rolle, die dieseBefragungen in der Umstrukturierung derEisenbahngesellschaft spielen, aufmerksamgemacht.

DIE KULTUR ALS SOZIALES KONSTRUKTDER FALL EINER KRANKENHAUS-GRUPPE, DIE DEM FRANZÖSISCHENSYSTEM DER VERSICHERUNGSGE-NOSSENSCHAFT UNTERLIEGTJennifer URASADETTAN

Die meisten Studien zum Thema der kulturel-len Integration zielen darauf ab, dasVorhandensein gemeinsamer Werte herauszus-tellen, deren Beachtung die Kohärenz derOrganisation und die Erleichterung des orga-nisierten Handelns fördern soll. Neben dieserdominierenden Strömung gibt es andereForschungsansätze, die in stärkerem Maße diekonfliktreichen oder vieldeutigen Dimensio -nen der Kultur berücksichtigen und die ihrerein lokale Bedeutung (Subkulturen) deutlichmachen.Anstelle der Dichotomie einer kulturellenIntegration auf der Basis einer Teilhabe anWerten (die Organisation als Quelle derKohärenz) oder auf der Basis vonMachtverhältnissen (die Organisation alsOrt der Nicht-Kohärenz und desKonflikts), schlagen wir eineBetrachtungsweise der Kultur vor, die ausverhandelten Teilübereinkünften resultiert,und die diese beiden Logiken einschließt.Wird Kultur unter dem Gesichtspunkt derDimension des sozialen Konstrukts

betrachtet, müssen dieHandlungsstrategien der Personen verstan-den werden, die ein kollektivesFunktionieren ermöglichen. Da dieseStrategien nicht von der Wahrnehmungdes lokalen Kontextes zu trennen sind, istes notwendig, die Komplexität derOrganisation und ihres Kontextes, so wiedie Angehörigen sie sich vorstellen, zuberücksichtigen. Wir erläutern diese konstruierte Vision derUnternehmenskultur anhand einerFallstudie zu den verschiedenen Standorteneines Unternehmens. Die hier vorgestellteOrganisation ist eine dem französischenSystem der Versicherungsgenossenschaftunterliegende Krankenhausgruppe, diedurch externes Wachstum gekennzeichnetist (sechs Kliniken, von denen fünf gekauftwurden ; die letzteren haben, obwohl sieseitdem auf dem System der Versiche -rungs genossenschaft basieren, Schwierig -keiten, die spezifischen Gegebenheitenwahrzunehmen).

DIE UMGESTALTUNG DER KOORDI-NIERUNG ZWISCHEN LANDWIRTENUND MILCHVERWERTUNGSGENOS-SENSCHAFTEN : FÜR EINE KONZER-TIERTE VERWALTUNG DES EINSAM-MELNS DER MILCH IN DEN VER-SCHIEDENEN JAHRESZEITENMartine NAPOLEONE und Eduardo CHIA

Gütezeichen, die für die Herkunft einesErzeugnisses stehen, erfreuen sich imSektor der Milcherzeugung besondererBeliebtheit. Denn sie erlauben es, gewisseProdukte von denen des Massenverbrauchszu unterscheiden, indem man dieHerkunft und die Besonderheiten derPraktiken der Landwirte hervorhebt. Diesmodifiziert die Beziehungen zwischen denLandwirten und den Verwertung -sunternehmen und führt dazu, dass dieVorschriften und Regeln überdacht werdenmüssen, die es ihnen erlauben, ihreTätigkeiten im Hinblick auf dasGemeinwohl zu koordinieren. Aber wiesollen der Aufbau und die Verwaltungdieses Gemeinwohls gefördert werden ?Um den Aufbau eines kollektiven, gemein-schaftlichen Handelns in einer kleinenGenossenschaft für die Verwertung vonZiegenmilch zu fördern, haben wir einRegelwerk eingeführt, das es den Akteurenerlaubt, eine Situation gemeinschaftlich zubewerten. Diese Methode beruht auf

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Regeln einverständlichen Vorgehens undzugleich auf der Benutzung vonZwischenprodukten, denen konkreteKriterien zugrunde liegen. Diese Art desVorgehens erscheint uns sachdienlich undauf die Konzipierung anderer kollektiverProjekte übertragbar (in Sektoren oderWirtschafts gebieten), an denen Landwirteoder andere Akteure beteiligt sind.

DAS UNERWARTETE ENTSTEHENEINER NEUEN ENTWICKLUNGS STRATEGIE ODER DIE REVANCHE DES HASEN, DER DIE SCHILDKRÖTE BESIEGTÉric HUBER

In diesem großen französischenRüstungsunternehmen sieht sich eineBelegschaft dazu gezwungen, eine schwie-rige technische Entwicklung in zwei Jahrenstatt in den vier vorgesehenen Jahren zurealisieren. Sie umgeht also das üblicheEntwicklungsverfahren (das V-Modell, dasin der Welt der Rüstungsindustrie alsReferenz gilt) und erfindet ein anderes, dasden agilen Methoden, die sich zur Zeit inInformatikerkreisen verbreiten, zumVerwechseln ähnlich sieht. Aber von derDringlichkeit der Entwicklung getriebenund von den Subtilitäten derEntwicklungszyklen verblendet, erkennendie meisten Akteure diese Innovation nichtals solche und sehen in ihr das Scheiternder Organisation. Diese neue wagemutigeStrategie wurde jedoch von Erfolggekrönt : sie verdiente es, analysiert undveröffentlicht zu werden.

EINE SCHWIERIGE VEREINBARUNGÜBER „WERTE“ IN EINEM AFRIKANI-SCHEN UNTERNEHMENSerge Alain GODONG

Als die Beschäftigten der ehemaligen Sociéténationale d’électricité von Kamerun dieAmerikaner von AES empfingen, die dieMehrheit der Aktiva des Unternehmens zuihrem Vorteil gekauft hatten, mussten sie sichunerhört eindringliche Reden über „Werte“anhören. Hierin kann man das Symbol einerneuen Epoche sehen, die danach strebt, indi-viduelle Verhaltensweisen wie kollektivesHandeln von Grund auf zu verändern. Aberdie Adressaten dieser Reform werden davonnichts wissen wollen.

Thierry WEIL : LÄSST SICH AUSERFAHRUNG LERNEN ?Zum Buch von James G. March, The ambi-guities of experience, Cornell University Press,2010.

Julie BASTIANUTI : ZEITSCHRIFTENTREPRISES ET HISTOIRE, WELCHENORMEN FÜR DAS UNTERNEHMEN ?Zur Nummer von Entreprises et histoire,herausgegeben von Blanche Segrestin,Welche Normen für das Unternehmen ?(N° 57, 4. Quartal, 2009).

Philippe SILBERZAHN : ZUR REFORMDES GESUNDHEITSSYSTEMS : DIEANORDNUNG DES NEUERERSZum Buch von Clayton Christensen,Jérôme Grossman und Jason Hwang, „La prescription de l’innovateur“, erschienenin den USA.

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A NUESTROS LECTORES DE LENGUA ESPAÑOLA

ADMINISTRACIÓN A DISTANCIA YSANIDAD LABORAL, ¿CUÁLES SONLAS CONSECUENCIAS QUE RESUL-TAN DEL ALEJAMIENTO Y DEL DES-CONOCIMIENTO DEL TRABAJOREAL?Cécile CLERGEAU y Laetitia PIHEL

Esta investigación analiza dos casos deempresas que desarrollan una gestión a dis-tancia. Este tipo de gestión, centrada prin-

cipalmente en el control formal de la acti-vidad, crea distorsiones entre las represen-taciones de los directivos y de los emplea-dos. Sin embargo, ya que los empleadosenfrentan una incertidumbre considerableen los períodos de cambios exigentes entérminos de gestión de recursos humanos,tales distorsiones generan en ellos la pér-dida de confianza, desaliento, estrés y des-esperación, que puede tener un impactosignificativo en su salud.

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¿BÚSQUEDA O TIEMPO PERDIDO?HACIA UNA INTEGRACIÓN DE LASTAREAS ADMINISTRATIVAS EN ELOFICIO DE PROFESOR-INVESTIGA-DORAubépine DAHANy Vincent MANGEMATIN

Utilizando el caso de los académicos que sesienten cada vez más liados por las tareasadministrativas en las universidades, esteartículo examina los problemas que enfren-tan las profesiones frente a las crecientesdemandas de las organizaciones. La gestióny la dirección de la organización requierenmás tiempo que el ejercicio de la profesión. Ahora bien, el hecho de encargarse de estastareas es una garantía de autonomía de los pro-fesionales que de otro modo correrían el riesgode convertirse en "trabajadores del saber” den-tro de organizaciones controladas por adminis-tradores "puros". Este estudio, realizado a par-tir de veinte entrevistas con académicos encar-gados de tareas administrativas, muestra cómoestas tareas poco legítimas pueden ser unafuente de poder y explora tres vías que permi-ten que la legitimidad de las trayectorias decarrera evolucione, lo que haría posible unaadopción voluntaria de las tareas, estratégicas,de administración de la organización.

EL RENACIMIENTO DEL FIAT 500:ORIGEN Y BALANCEJean-Marc POINTET

Actualmente el Fiat 500 es un gran éxitocomercial que ha ayudado en parte al grupoFiat a mejorar sus finanzas. ¿Cuáles son lasrazones de este éxito? ¿Qué lecciones se puedenaprender en términos de marketing? ¿Por qué,a pesar del éxito mediático obtenido en marzode 2004 por el concept-car Trepiùno con undiseño similar al del 500, los responsables deFiat no querían diseñar un nuevo 500? Elautor explica cómo el nuevo desafío de resuci-tar el 500 se acompañó de una reestructura-ción de la gestión. También muestra que másallá de la evidente emoción generada por eldiseño, la estrategia de Fiat ha recurrido a losmecanismos del marketing de lo auténtico ydel marketing “tribal”. En forma de un estudiode caso, se descifran las claves del éxito de estecoche elegido "Coche del año 2008", símbolode una revolución de la empresa Fiat.

DE LA ESTRATEGIA ORIENTADACLIENTE A LAS "INVESTIGACIONESDE CLIENTES MISTERIOSOS"Las “investigaciones de clientes miste-

riosos” en la empresa de ferrocarrilesfrancesa SNCF: una ficción con efectosrealesDamien COLLARD

Este artículo cuestiona la estrategia orientadaal cliente aplicada por la Dirección General dela SNCF desde principios de los años 2000, aligual que los instrumentos administrativos quele sirven de base. En concreto, examinará losefectos inducidos por las "encuestas de clientesmisteriosos" (un dispositivo de gestión quetiene como objetivo poner al cliente en el cen-tro de la organización) en el personal del frontoffice y los mandos intermedios. Uno de lospropósitos de este plan era transformar yhomogeneizar las prácticas y las competenciasprofesionales del personal para mejorar la aten-ción de los viajeros. Una investigaciónreciente, llevada a cabo dentro de un departa-mento “Escala” en una estación de una ciudadde provincia, ha demostrado que estos estudiostienden a ocultar la complejidad de la labor delos agentes en contacto con el cliente y a estan-darizar sus relaciones con los viajeros. Por otraparte, las funciones latentes y el papel desem-peñado por estas investigaciones en la reorga-nización de la empresa SNCF también seresaltan en el artículo.

LA CULTURA COMOCONSTRUCCIÓN SOCIALEL CASO DE UN GRUPO HOSPITALARIO MUTUALISTAJennifer URASADETTAN

La mayoría de los estudios sobre el tema dela integración cultural se orientan hacia lademostración de la existencia de valorescomunes, cuya integración hace que la orga-nización sea coherente y facilita la acciónorganizada. En esta corriente dominante seyuxtaponen otras obras centradas sobre lasdimensiones conflictivas o ambiguas de lacultura, que resaltan su alcance únicamentelocal (sub-culturas).Al ir más allá de la dicotomía de una integra-ción cultural basada en valores compartidos(la organización como una fuente de la cohe-rencia) o una relación de poder (la organiza-ción como un lugar de incompatibilidad yconflicto), proponemos un enfoque de lacultura como resultado de acuerdos dealcance parciales negociados, que incluyenestas dos lógicas. Para el estudio de la cultura a través de estadimensión de la construcción social es necesa-rio entender las estrategias de acción del perso-nal que permiten alcanzar un funcionamiento

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colectivo. Estas estrategias están inextricable-mente vinculadas a la percepción del contextolocal, es necesario tener en cuenta la compleji-dad de la organización y su contexto, tal comoel personal se las representa.Ilustramos este punto de vista construido dela cultura corporativa a través de un estudiode caso de múltiples sitios. La organizaciónque se presenta es un grupo mutualista for-mado por crecimiento externo: seis clínicas,de las cuales cinco han sido compradas. Estasúltimas, a pesar de estar sujetas al código dela mutualidad desde su compra, tienen difi-cultades para percibir los detalles.

REIMAGINAR LA COORDINACIÓNENTRE AGRICULTORES Y COOPERA-TIVAS LECHERAS: HACIA UNAGESTIÓN CONCERTADA DE LA TEM-PORALIDAD DE LA COLECTAMartine NAPOLEONE y Eduardo CHIA

Las etiquetas de calidad referentes a la prove-niencia de un producto han generado un entu-siasmo particular en el ámbito de la produc-ción de leche. En efecto permiten destacardeterminados productos frente a los deconsumo masivo, poniendo de relieve el vín-culo con el terruño y las prácticas específicasde los agricultores. Esto cambia la relaciónentre los agricultores y los procesadores, y loslleva a repensar los mecanismos y reglas que lespermiten coordinar sus actividades para pro-ducir un bien común. Ahora bien, ¿cómofomentar la construcción y gestión de este biencomún? Para promover la construcción de unaacción colectiva dentro de una pequeña coope-rativa de leche de cabra, hemos implementadoun enfoque que permite que los actores creenconjuntamente una lectura de la situación.Este enfoque se fundamenta tanto en unmecanismo de concertación como en el uso deobjetos intermedios, basados en hechos. Estetipo de enfoque parece pertinente y transferi-ble al diseño de otros proyectos colectivos (decampo o de territorio) que requiera la partici-pación de los agricultores o de otros actores.

LA APARICIÓN INESPERADA DE UNANUEVA ESTRATEGIA DE DESARROLLO,O LA REVANCHA DE LA LIEBRE SOBRE LA TORTUGAÉric HUBER

En esta gran empresa de francesa de la defensa,un equipo se ha visto obligado a hacer un des-

arrollo técnico importante en dos años en lugarde los cuatro años previstos inicialmente. Por lotanto, ha decidido no pasar por el proceso dedesarrollo normal (Ciclo en V, que se refiere almundo de la Defensa) y ha inventado otromuy parecido a los métodos ágiles, comunes eneste momento en la industria de las TI. Perodada la urgencia del desarrollo, y cegados porlas sutilezas del ciclo de desarrollo, la mayoríade los actores de la empresa no perciben estainnovación, que consideran como un fracasoen materias de organización. No obstante, estanueva estrategia audaz ya ha tenido éxito. Porello merece ser analizada y reproducida.

UN ACUERDO DIFÍCIL SOBRE LOS“VALORES” EN UNA EMPRESA AFRI-CANASerge Alain GODONG

Al dar la bienvenida a los miembros estadou-nidenses del grupo AES después de la cesión,a su favor, de la mayoría de los activos de laantigua Empresa Nacional de Electricidad deCamerún, los empleados de esta empresaempezaron a oír hablar de los "valores" conun énfasis singular. Este es el símbolo de unanueva era que pretende transformar radical-mente tanto el comportamiento individualcomo la acción colectiva. Sin embargo, losbeneficiarios de esta reforma no lo entendie-ron de esa manera…

Thierry WEIL: ¿SE PUEDE APRENDERDE LA EXPERIENCIA?Comentarios sobre el libro de James G.March, The ambiguities of experience,Cornell University Press, 2010.

Julie BASTIANUTI: REVISTA ENTRE-PRISES ET HISTOIRE, ¿QUÉ NORMASPARA LAS EMPRESAS?Comentarios sobre el número de la revistaEntreprises et histoire editada por BlancheSegrestin, Quelles normes pour l’entre-prise ? (Número 57, 4° trimestre de 2009).

Philippe Silberzahn: REFORMA DEL SIS-TEMA DE SANIDAD: LAPRESCRIPCIÓN DEL INNOVADORComentarios sobre el libro de ClaytonChristensen, Jérôme Grossman y JasonHwang, La Prescription de l’innovateur,publicado en los EE. UU.

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© 2010, ANNALES DES MINES Directeur de la publication : Serge KEBABTCHIEFFEditions ESKA, 12, rue du Quatre-Septembre 75002 Paris ONA Industria Grafica – 31013 Pamplona-Navarra – EspagneRevue inscrite à la CPPAP sous le n° 0614 T 85015 Dépôt légal : décembre 2010

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RÉALITÉS INDUSTRIELLES

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ANNALESDES

MINESFondées en 1794

F ondées en 1794, les Annales des Mines comp-tent parmi les plus anciennes publications éco-

nomiques. Consacrées hier à l’industrie lourde,elles s’intéressent aujourd’hui à l’ensemble de l’ac-tivité industrielle en France et dans le monde, sousses aspects économiques, scientifiques, techniqueset socio-culturels.

D es articles rédigés par les meilleurs spécialistesfrançais et étrangers, d’une lecture aisée,

nourris d’expériences concrètes : les numéros desAnnales des Mines sont des documents qui fontréférence en matière d’industrie.

L es Annales des Mines éditent trois séries com-plémentaires :

Réalités Industrielles,Gérer & Comprendre,

Responsabilité & Environnement.

Q uatre fois par an, cette série des Annales desMines pose un regard lucide, parfois critique,

sur la gestion « au concret » des entreprises et desaffaires publiques. Gérer & Comprendre va au-delàdes idées reçues et présente au lecteur, non pas desrecettes, mais des faits, des expériences et des idéespour comprendre et mieux gérer.

Q uatre fois par an, cette série des Annales desMines fait le point sur un sujet technique, un

secteur économique ou un problème d’actualité.Chaque numéro, en une vingtaine d’articles, pro-pose une sélection d’informations concrètes, desanalyses approfondies, des connaissances à jourpour mieux apprécier les réalités du monde indus-triel.

Q uatre fois par an, cette série des Annales desMines propose de contribuer aux débats sur

les choix techniques qui engagent nos sociétés enmatière d’environnement et de risques industriels.Son ambition : ouvrir ses colonnes à toutes les opi-nions qui s’inscrivent dans une démarche deconfrontation rigoureuse des idées. Son public :industries, associations, universitaires ou élus, ettous ceux qui s’intéressent aux grands enjeux denotre société.

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A retourner accompagné de votre règlement aux Editions ESKA 12, rue du Quatre-Septembre - 75002 ParisTél. : 01 42 86 55 65 - Fax : 01 42 60 45 35

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La plupart des premiers numéros de « GÉRER &COMPRENDRE » sont encore disponibles. N’hésitez pas à commanderceux qui vous manquent. Vous trouverez au sommaire des : N° 56 • Cetobscur objet du débat : le temps de travail • Chroniques d’un manage-ment urbain • Sir Bryan Carsberg et la régulation des marchés – N° 57• Les mythes du Management • Les épingles d’Adam Smith • Quel ave-nir pour le CNRS ? – N° 58 • Entretien avec Olivier Giscard d’Estaing •Accréditation et enseignement supérieur • Le travail, l’inspecteur et laloi – N° 59 • Le droit d’auteur en question • Silvère Seurat : genèsed’une méthode • De la foi au marché – N° 60 • François Bloch-Lainé :au cœur de l’Etat • Organbisations prosaïques et leaders héroïques •Création de valeur et politique de rémunération – N° 61 • La complexi-té fiscale, un mal nécessaire ? • Le système de Santé en Angleterre •Silicon Valley : chroniques d’un autre monde – N° 62 • Parcours d’ungrand banquier d’affaires • Débat : la logique compétences • HenriFayol et la recherche-action • Diriger des thèses de terrain – N° 63 • Les35 heures chez Air France • Développer les projets et les compétences• Laisser du temps au temps • La passion de la psychosociologie –N° 64 • La carrière « classique » existe-t-elle encore ? • Des hommes etdes projets dans l’urgence • Le commerce n’adoucit pas les mœurs •La secte des économistes – N° 65 • Une success-story mexicaine •Fromage de Comté et confiance • Les malédictions du veau d’or • Lasecte des économistes – N° 66 • Quels enjeux pour la gestion desrisques ? • 600 jours de compétition technologique • Normalisationcomptable et fair value • Les mots de la gestion – N° 67 • La vie deStart-Up • La carte des formations dans les universités • Dossier :L’institut Henri Poincaré et la gestion – N° 68 • La France dans les deuxprocessus de globalisation • Asymétries d’information et organisationbancaire • La démocratie technique en débat – N° 69 • AXA, une crois-sance exponentielle • 2 300 ans avant la gestion • Le commis voya-geur : mort d’un mythe ? – N° 70 • Comprendre le montage d’un finan-cement sur projet • Les PME sont-elles créatrices d’emploi ? • RenéBedenne : un fonctionnaire entrepreneur du social – N° 71 • BertrandCollomb : de la recherche en gestion au management • Monastèresd’antan et entreprises d’aujourd’hui • Le juge, l’économiste et l’abon-né – N° 72 • Groupes mafieux ou réseaux vertueux ? • La médiation,une compétence ingérable ? • Comment instiller l’esprit d’entre-prendre ? • Travail collectif et groupes transitoires – N° 73 • Entretienavec Jean-Daniel Reynaud • La participation financière au XIXe siècle •Du dépeçage à l’assemblage : l’invention du travail à la chaîne • La pro-fessionnalisation dans les organisations associatives – N° 74 • Dossier« Les petits Modes des grandes entreprises » • De la science desaffaires aux sciences de gestion • Pour une histoire de la gestion deprojet – N° 75 • Sciences de gestion et expéditions polaires • Entretienavec Alain de Vulpian • Maintien de l’ordre et organisation • Sociologied’intervention, sociologie plastique – N° 76 • François Ceyrac, patrondu social • Un homme à tout savoit ? • Responsabilité sociale des entre-prises • Le MINEFI en modernisation – N° 77 • Dossier : un débat élec-trique • L’invention de la mécanographie • L’influence internationale dela recherche en gestion française – N° 78 • Agir intentionnellementcontre ses valeurs • Des bureaux réels pour une entreprise virtuelle •Mobilité et gestion des carrières dans la recherche – N° 79 •Expérimentons, expérimentez ! • Université et entrepreneuriat • Lamédiation dans les relations professionnelles • Comment développerla performance collective ? – N° 80 • Michel Crozier, à contre courant •Nouvelles menaces et gouvernance • La femme objet d’innovation •L’enfer des boutons – N° 81 • La LOLF : outil de management oudogme écrasant ? • Gérer des chercheurs en entreprise • Financer laqualité des soins hospitaliers – N° 82 • Débat public et expertise •Globalisation et emploi • Edison contre Westinghouse • Quand laFrance découvre l’audit – N° 83 • Entretien avec André Bergeron •L’entreprise qui aurait pu ne pas être délocalisée • La construction dela concurrence – N° 84 • Les start-up ou l’art du tâtonnement • La théo-rie financière classique : une parenthèse de 50 ans ? • Des raisins et deshommes – N° 85 • Violence au travail et placardisation • Mafia univer-sitaire et Mafia tout court • La Logan sur les pas de la 2 CV ? • Entretienavec Xavier Fontanet – N° 86 • L’Égypte et les experts • La guerre destemps • Aventures chinoises de PME françaises – N° 87 • Le CNES etla sous-traitance • Genèse d’un entrepreneur social • Vauban et Taylor– N° 88 • La mort de Mobilien • Culture et pouvoirs chez EADS • Laméthode Triz et l’innovation • Surveiller les comptables – N° 89 •Commerce équitable et marketing • Ambiguïtés des systèmes d’alerteéthique • Fraude et changements de gouvernance • Entretien avecJean-Claude Rouchy – N° 90 • La boîte noire du licenciement pourmotif personnel • Le côté sombre des projets • L’US Army et l’US Navyface aux TIC • Max Pagès, L’électron libre de la psychosociologie –N° 91 • L’obligation de rendre des comptes – N° 92 • Retour sur lafaillite de la Barings • Le modèle entrepreneurial de l’Oréal • Valoriserla recherche publique – N° 93 • Comment gérer un navire de hautemer ? • Philatélie : une passion et son marché • Gratitude et ingratitu-de – N° 94 • Trente années d’histoire de la presse économique •Comment promouvoir la chirurgie ambulatoire ? • L’Europe des mas-ters en formation – N° 95 • Quand la psychosociologie fait son entréedans l’entreprise • Viagra® : Création d’une opportunité et performa-tion d’un marché • PME : peut-on choisir de ne pas délocaliser ? –N° 96 • En Chine, entre Guanxi et bureaucratie céleste • Commenttenir compte de la subjectivité du manager en formation ? • Les acci-dents à l'atterrissage par mauvais temps – N° 97 • Rencontre avec unmilitant de la création d’entreprise • La quête éperdue du consensus :le complexe de Babel ? • Point de référence et aversion aux pertes :Quel intérêt pour les gestionnaires ? – N° 98 • Le stress des vendeusesdans un contexte de pays émergent : entre mépris et marginalisation• Un organisme de santé… malade de « gestionnite » • Est-il dans l’in-térêt d’un CV de « faire des histoires » ? – N° 99 • L’ultralibéralismeennemi du management moderne ? – Territorialité et bureaux virtuels :un oxymore ? – La haute couture aujourd’hui : comment concilier leluxe et la mode ? – ISSUE 100 : A reader’s eclectic collection of articleson management with a French touch – N° 101 • Les relations entre laproduction et la distribution : le cas du partage de la valeur ajoutéedans la filière laitière française • Dans la fabrique de la réglementation• Le vignoble bordelais et l’influent critique américain Robert Parker

UNE SÉRIE DES

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MINESFONDÉES EN 1794

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