17
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article « Une source du verset moderne : le cinéma muet » Christophe Wall-Romana Études littéraires, vol. 40, n° 1, 2009, p. 121-136. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/037902ar DOI: 10.7202/037902ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 12 février 2017 05:22

Une source du verset moderne : le cinéma muet - … · Document téléchargé le 12 février 2017 05:22. y y y y y y y y y y y y y ... le titre de l une des revues les plus marquantes

  • Upload
    phamnga

  • View
    220

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à

Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents

scientifiques depuis 1998.

Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]

Article

« Une source du verset moderne  : le cinéma muet » Christophe Wall-RomanaÉtudes littéraires, vol. 40, n° 1, 2009, p. 121-136.

Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

URI: http://id.erudit.org/iderudit/037902ar

DOI: 10.7202/037902ar

Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique

d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Document téléchargé le 12 février 2017 05:22

y y y y y y y y y y y y y

une source du verset moderne : le cinéma muetchristophe WAll-roMAnA

L’écrivainricciottoCanudo,amid’apollinaire, fut lepremierenFranceàprônerl’idéequelecinémaestunart,dès1911.or,en1921,ilintitulal’undesesmanifestesenfaveurducinéma:«Centversetsd’initiationau

lyrismenouveau1».Pourquoicerecoursauversetaumomentd’élargir lanotionmêmedelyrisme?Certes,derrière«l’espritnouveau»secacheunecertaineliturgieduchangementradical,voireuncatéchismemodernistepouvantexpliquercetteinvocationauversetcommetextesacré.onpourraitégalementarguerqueleversetfonctionnecommetiercealternativeautrébuchetentreVers et prose,pourreprendreletitredel’unedesrevueslesplusmarquantesdumouvementsymboliste.Pourtant,n’est-cepaslecinémalui-mêmecommenouveau dispositif textuelquiparticipeauretourd’unversetrenouveléchezbonnombredepoètesd’avant-garde?Voilàlathèsequenoussoutiendronsici.

Le cinéma dans le poétiqueaffirmons-lesurlabasedenotretravailencours:lecinémaseprésenteaucoursdusièclederniercommeunepuissanteforced’attractionagissantsurlepoétique,danssesformesautantquedanssesrapportsaveclespratiquesetobjetsculturels.Mallarmélepremier,puisd’annunzio,Jarry,saint-Polroux,Cendrars,albert-Birot,Cocteau,Hillel-erlanger,lesdadaïstesetsurréalistesensuite,vontrêveràunordrepoétiqueréfractantlecinémaentantqu’universdeprojectionimaginaireet—apanagedumuet—suturantétroitementl’écritàl’écran.Àpartirde1910,desgenresdetextesannexesfontleurapparitionautourducinéma:critiqueouchroniquedefilms,«scénarios»ouplutôtargumentairesd’unepage,chroniquedesstars,adaptationsdefilmsenlivres(aveclesuccèsdesfeuilletonsaprès1913),voirearticlestechniques2.autourdelaPremièreGuerremondialesontpubliésentantquelittératuredevéritablesdécoupagesfilmiques,signésdesplusgrandspoètesdumoment:romains,apollinaire,Cendrars.or,cesdécoupagessuiventlespratiquesscénaristiquesdel’industriedufilmdel’époque

1 ricciottoCanudo,L’usine aux images,1995,p.6�3.2 alainCarou,Le cinéma français et les écrivains, histoire d’une rencontre, 1906-1914,2002.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind121 121 25/03/09 15:38:35

122 • Études littéraires – volume 40 no 1 – Hiver 2009

etprennentlaformedepetitsparagraphesnumérotés,écritssurunmodeprosaïqueetvisueldontlecaractèrefragmentairetourneàl’ellipse.Bref,desversets.envoiciunéchantillon:

J’Ai un 46 il se frappe

suJet : le front

lA BréhAtine SURIMPRESSION dans le fond

aline, le phare et le gouffre. Cela s’efface presque aussitôt et on le voit qui se met à sa table de travail

(Guillaume apollinaire et andré Billy, transcription d’un autographe3)

* * *

on ne voyait qu’une canne qui montait et descendait et soudain la tête a rebondi jusqu’au kiosque où flottait un drapeau

(Pierre reverdy4)

* * *

8.

La foule des Martiens se presse au-devant de la cavalcade. on les voit dans des bulles de savon qui leur servent d’habitacle comme des fœtus impondérables dans des bocaux. À l’instar des caméléons ils s’irisent, se colorent selon les sentiments qui les agitent.(Blaise Cendrars5)

* * *

1.

Bénin et Lamendin se rencontrent fortuitement sur le pont de la Moselle

À Paris, dans le port de la villette, le sommet du pont de la Moselle, en plein ciel, avec son horloge.

[…]

Qu’ils auraient de choses à se dire ! Lamendin ne se félicite pas de sa santé, tant morale que physique. il a maigri. il désigne sa redingote trop large, le devant de son gilet comme un raisin vidé, la ceinture de son pantalon.

Bénin constate et s’apitoie.

(Jules romains6)

3 Guillaume apollinaire, « La Bréhatine, ciné-drame en quatre parties », 1977, p. 1048.Guillaumeapollinaire,«LaBréhatine,ciné-drameenquatreparties»,1977,p.1048.4 Pierrereverdy,Le voleur de Talan,1971,p.115.5 Blaise Cendrars, « La fin du monde filmée par l’ange n.-D. », 196�9, p. 14.BlaiseCendrars,«Lafindumondefilméeparl’angen.-D.»,196�9,p.14.6� Jules romains, « Donogoo-tonka ou les miracles de la science, conte cinématographique »,Julesromains,«Donogoo-tonkaoulesmiraclesdelascience,contecinématographique»,

1919,p.821.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind122 122 25/03/09 15:38:35

Une source du verset moderne : le cinéma muet… de Christophe Wall-romana • 123

CestextesdelafindelaGrandeGuerreontencommun,outreleurdispositionenparagraphessuccinctsetdescriptifs,unlabelgénériquehybride(respectivement«ciné-drame»,«lefilm»,«romanpoétique»,«contecinématographique»).seulletroisièmen’estpasnumérotéetnefaitpasdirectementréférenceaucinéma.néanmoins,onpeutleconsidérercommeuntextefilmiqueàlafoisparsoncontenuetl’intérêtquereverdyportaitcetteannée-làaucinéma7.Quiplusest,laformeprincipalerécurrenteduVoleur de Talanressembleàcequ’onpourraitappelerun«versetcarré»,untrèscourtparagrapheenlignesjustifiéesquinoussembledirectementinfluencéparladispositionàl’écrandesintertitresducinémamuet.

eneffet,lerapportentrepageécriteetcarton-intertitresous-tendtouteladiscus-siondelasourcecinépoétiqueduversetmoderne.ainsilesuggèrefinementGérardMacé:

Le carton doit tenir sur l’écran comme le sonnet dans la page, et la brièveté contribue à sauver la poésie, involontaire et désuète, d’une prose comme celle-ci qu’aucune image ne peut vraiment illustrer : « Les paupières de la princesse Daoulah tombèrent sur ses yeux comme la nuit sur la mer ; et elle eut un rêve »8.

enmontrantcommentledispositiftextuelducinémamuet—laplagedel’écran—représenteenquelquesorteunecontraintelittérairequiforcelaprosesentimentaleduromanpopulaireàseréarticulervisuellementpourtendreenfaitverslepoétique,Macésuggèreunecontributionvraisemblableducinémaaurenouvellementduverset.L’encadrédupassagederomains,commelepassageencapitalesfigurantenmargeduscénariod’apollinaireetBilly,tententdereproduiredirectementsurlapagel’apparencemêmedecescartons-intertitresprojetésàl’écran.

onconstated’emblée,danscesquatreparagraphes,unaplatissementstylistiquequin’estguèresurprenantpuisqu’ilvadepairavec la langueplutôtétriquéedesintertitresd’uncinémaalorstrèspopulaire.Commentexpliquercegoûtdespoètes—généralementavidesdetouteslesrichessesdulangage—pourunepoésiepauvre?Certes,l’industriedelaculturecentréeautourducinémaséduisitlespoètesconvaincus(ouvoulantbiencroire)quefilmetpoésie,pouropposésqu’ilssoient—peut-êtrecommeuniondescontraires—,portaientlapromessed’unenouvelleutopiesociale.GriffithetsonadmirateurabelGance,tousdeuxpoètes,abandonnèrentlapoésiepourlecinémadanscetteoptique.onauraittort,pourtant,denevoirdanslesécritscinépoétiquesqu’unetentativeutopique,populiste,voirearrivistedecapitalisersur

7 Le héros du livre est clairement présenté par l’entremise de l’écran : « À présent il n’y a queLehérosdulivreestclairementprésentéparl’entremisedel’écran:«Àprésentiln’yaquedessilhouettessansépaisseurquibougentsurunfondnoirdanslequelparfoisonvoitbrillerdestrous.»Pierre reverdy,Pierrereverdy,Le voleur de Talan,op. cit.,p.74.Lacannesembleêtrel’accessoire(parfoisl’arme)deCharlot(Chaplin),etletrucagedelatêtevolanterappelleMélièsetlesdessinsanimésdeCohl.reverdyaécrit,danssarevue,unecourtechroniquesurlecinéma,fortbieninforméepuisqu’elleydéfinitl’importancedu«raccordduregard»pourlelangagepropreducinéma(«Lecinématographe»,1918,p.8).

8 Gérard Macé,GérardMacé,Cinéma muet,1995,p.23.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind123 123 25/03/09 15:38:35

124 • Études littéraires – volume 40 no 1 – Hiver 2009

lessuccèsd’unnouveauvéhiculeculturel.silecinémaatantfascinélespoètes,c’estsurtoutparcequ’ilchangeladonnedesrapportsentrelelangageetlemondedesimages,instaurantunnouvelimaginaireàlafoistextuel,performatifetvisuel9.Demêmequ’onainsistésurl’influencedesimagesdelaphotographiesurl’avènementdupoèmeenprose10,onpeutaffirmerqueleversetmodernereflèteenpartieunenouvelleéconomievisuelledutextepoétiqueprovenantdesintertitresducinéma.

Précisonscedernierpointenrevenantauxpassagescités.Descriptifsetactifs,ilssonteneffetstylistiquementdirects,peutravaillés,presquehâtifs.ondiraitqueletextelui-mêmeimportepeuouprou,puisqu’ilsedonnecommeunétatprovisoiredufilmàvenir.Mieux,onpourraitdirequeletexteestconçudesortequesalecturesoitenattenteouensouffrancedufilmdontilestleprolégomèneoul’annonce,mi-prophétieetmi-publicité.Àl’exceptiondesdidascaliesduthéâtre,jamaislalittératurenes’était,auméprisdesespropresvaleurstextuelles,miseauserviced’unmodedeprésentationdontellenepeutaumieuxquedonneruneébaucheapproximative.Maisc’estjustementlàl’intérêtettoutelaforcedecestextes.Cartoutensepliantautelosimplicitedu«filmquienseratiré»,cestextessemblent,àmonsens,reprendreàleurcomptel’expériencefilmiqueduspectateurpourenjouerd’avancesurlemodevirtuel,etparadoxalement,dansleurtextualitémême.surleplanlittéraire,l’écriturepasseparsonsupplémentdemiseenimagefilmiqueafindepouvoirsignifierplei-nement—unemodalité,soitditenpassant,quiserapprochedel’accentsymbolistemissurla«suggestion»et«l’espritdulecteur»danslanouvellepoétiqueautourdeMallarmé.ainsi,lepassaged’apollinaireetBillyproduitenquelqueslignes,dansl’espritdulecteur,unereprésentationcomplexe,maisexacte,d’uneséquencequicomprendrait:1)unplanrapprochéassezlong(raymondsefrappelefront);2)unmontageensurimpression(grosplanduvisaged’aline;plangénéraldupharedanslemauvaistemps;plongéesubjectivedelacaméraduhautduphare);3)l’intertitre;4)retourà1)avecalineensurimpression;5)planéloignéderaymondentraind’écrire.Leslecteursdesannées1920,formésauxexigencesetauxcontingencesdelanarrationaucinémadepuisletournantdusiècle,seraientàmêmedeseprojetermentalementuneséquencesemblableenlisantcepassage.onpourraitproposerquela«cinématisation»(lependantdel’alphabétisation)dulectoratpermetàlaséquencedeplanscinématographiquesponctuéepardutexte-écranderefondreleversetenunenouvelleformedense,poétiqueet«intermédiale11».

9 et oral : pour le rôle des « bonimenteurs » et « conférenciers » lors des séances du muet, voiretoral:pourlerôledes«bonimenteurs»et«conférenciers»lorsdesséancesdumuet,voirandréGaudreaultettomGunning,«Lecinémadespremierstemps:undéfiàl’histoireducinéma?»,1989.

10 Philippeortel,La littérature à l’ère de la photographie,2002,p.141-16�7.11 Pour la théorie de l’intermédialité, voir éric Méchoulan, « intermédialité : le temps des illusionsPourlathéoriedel’intermédialité,voiréricMéchoulan,«intermédialité:letempsdesillusions

perdues»,2003.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind124 124 25/03/09 15:38:35

Une source du verset moderne : le cinéma muet… de Christophe Wall-romana • 125

Ciné-verset, quasi-verset ou verset ?Leversetmoderne12peutêtrecaractérisédefaçonminimalecommeétantdistinctduvers,rythmiquementirrégulier,et«long»,enmesurerelative.ils’agitdoncd’unepratiqueflexiblequioccupeuncontinuumentreleverslibreetlepoèmeenproseoulaprosepoétiqueencourtsparagraphes.Danssonouvragesurlepoèmeenprose,YvesVadédéfinitcelui-cien lecomparantnotammentauverset,pour indiquerquelepoèmeenprosen’impliqueaucunemusicalité,ouplusgénéralement,aucuneorganisationsonoreparticulière13.Demanière implicite,onpeutsedemandersiVadéfaitduversetuneformerythmiqueouacoustique,commelesuggèreMichèleaquiendanssadéfinitionduversetdansLe dictionnaire de la poésiepuisqu’elleintègre«l’idéedevoix»auversetmoderne,sansdouteensongeantàPerseetClaudel14.nousinsistonssurcecaractèrerythmiquevocal/acoustiquepourdeuxraisons.toutd’abord, lecinémadit«muet»vaproduiredeseffetsdevoixparadoxaux.Car,sil’imagereste«sansvoix»,etquelespectaclereposeenpartiesurlalecturesilencieuse,lesbonimenteursyapportèrenttrèstôtlecomplémentdelavivevoix15.ilyadoncuneprésence-absencedelavoixdanslecinémamuetquicorrespondàundéplacementoureplacementdelavoixlyriquedansleversetmoderneaprèslepoème«tu»deMallarmé.ensecondlieu,leversetmodernepeuttoutaussibienêtrerythméparlavoixqueparlavue.aquienetd’autresinsistentsurlecaractèrevisuelducritère«verset»quiexigeunedélimitationtypographique.Commelerythmedevientunconceptcentraldanslesdébatsstrictementsimultanés,maissansrapportdirect,surla«poésiepure»etle«cinémapur»autourdesannées1925-1926�,onpeutconjecturerquelasourcecinépoétiqueduversetaccompagneladiversificationdelanotionderythme—fondamentalementmusicalchezlessymbolistes—pourles«poéticiens»del’«espritnouveau».

Maisposons-nouslaquestiondifficile:s’agit-ilencoredeversetdanscesscénarios-poèmes,oubienlabrièvetédesparagraphesd’unscénariotypedesannées1915à1930doit-elleêtreconsidéréecommefortuite?Laréponsen’estpasaisée.onpourraciteruncertainnombredescénarios-poèmesquiressemblentplutôtàdesvers.ainsideLa Chaplinade, poème cinématographiqued’ivanGoll(1923),quicomprenddesdialoguesenverslibresetdesparagraphesdidascaliquesenprose;Drames sur celluloïd(1929)dePierreChenal,quidivisesesscénariosenverslibresetstrophesdemêmelongueur;ouUn suicide(1925)d’andréBeucler,l’undeslivresdelacollection«Cinario»lancéeparGallimard,quiestenverslibresnonstrophiquesetponctuésd’intertitresenencadrés16�.

12 Voirsurlesujetlenumérospéciald’Études littéraires(automne2007),sousladirectiondenelsonCharest.

13 YvesVadé,Le poème en prose et ses territoires,1996�,p.14.14 Michèle aquien, « Verset », 2001, p. 86�5.Michèleaquien,«Verset»,2001,p.86�5.15 andréGaudreaultetGermainLacasse,«Fonctionsetoriginesdubonimenteurducinéma

despremierstemps»,1993.16� ivan Goll,ivanGoll, La Chaplinade, poème cinématographique,1923;PierreChenal,Drames sur celluloïd,

1929;andréBeucler,Un suicide,1925.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind125 125 25/03/09 15:38:36

126 • Études littéraires – volume 40 no 1 – Hiver 2009

ilyauraitpourtantmépriseàqualifiercestextesdisposésenlignesbriséesde«vers»,carilséchappentàtoutcanonprosodiqueetnemontrentqu’untrèsfaibleintérêtpourlarhétorique,lefiguraloulaprosodie.noustouchonslàjustementaudélicatcritèredelongueurquis’attacheenprincipeauversetetquidevientcaduquedanscesscénarios-poèmes.onpeutfournircommeillustrationdeuxtextesderobertDesnosetBenjaminFondanequiprésententunealternanceentièrementaléatoireentrelignebrèveunique—etdonc«vers»enapparence—etlignerepliée—etdonc«verset»enapparence:

36. La buraliste commence un nouveau poème.37. sur le quai, le poinçonneur dort. il a un bras en écharpe, l’œil bandé, un pied dans un énorme pansement. une infirmière veille sur lui.

(robert Desnos17)

* * *

168. de grosses billes blanches entourent le cadavre

169. un passant vu de dos regarde la victime sans étonnement l’agace de sa canne se penche sur le mort emporte le portefeuille de celui-ci

(Benjamin fondane18)

Detellesunitésdetexte,dontlaconcisionn’ariendesimplement«prosaïque»,effacentladivisionvers/versetenpoussantl’économieprosodiqueverslerythmedesimagesmouvantes.Mallarmélui-même,dansUn coup de dés19,maisaussiromains,dansLa vie unanime20,ontpoussélamodernitépoétiqueendirectiond’unversaltéré,aplati,peuprosodique,etquimaintientleverscommeschémagénéralplusquecommeparadigmeexact.C’estplusoumoinssciemmentque,danssonaphoristique,lapublicitédesaffichesrelèvelevers,ettoutaussisciemmentquelesartistesdesavant-gardesontàleurtourrécupérél’ellipsepublicitaire.Lasilhouetteenqueue-de-pieethaut-de-formed’unFantômasmasqué,flottantdémesurémentsurParis,futreprisedansuneaffichepublicitaireàl’argumentgnomique—«PillulePinkpourpersonnespâles»:ilasuffidegommerlapilluleetdesupprimerleverspourrendrel’imageelle-mêmegnomiqueetpoétique21.Picasso,Jacobetapollinairenes’ysontpastrompés,créanten1913«LasociétédesamisdeFantômas»,chambred’échosavant-gardisteducinémapopulaire22.Pourlesnouveaux«poéticiens»del’après-guerre,ilestnéanmoinscertainquele

17 robert Desnos, « Les mystères du métropolitain », 196�6�, p. 42.robertDesnos,«Lesmystèresdumétropolitain»,196�6�,p.42.18 Benjamin Fondane, « Paupières mûres », 1984, p. 29.BenjaminFondane,«Paupièresmûres»,1984,p.29.19 stéphaneMallarmé,Igitur. Divagations. Un coup de dés,2003.20 Julesromain,La vie unanime,1983.21 Pour la genèse de Fantômas, voir Francis Lacassin,PourlagenèsedeFantômas,voirFrancisLacassin,À la recherche de l’empire caché. Mythologie

du roman populaire,1991.22 Voir Francis ramirez et Christian rolot, « Guillaume apollinaire et le désir de cinéma »,VoirFrancisramirezetChristianrolot,«Guillaumeapollinaireetledésirdecinéma»,

1995.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind126 126 25/03/09 15:38:36

Une source du verset moderne : le cinéma muet… de Christophe Wall-romana • 127

cinémaorientelesexpérimentationsformellesautourduverset.ainsi,PaulDermée,l’undesprincipauxanimateursdelarevueL’esprit nouveau,danssonrecueilFilms, duodrames, soliloques, contes:

nuit dense avec les lampes de poches des placeuses — Grosses abeilles velues des clartés rôdent

séance de radioscopie — ronflent des appareils dans la zone obscure du spectre — quelle chaleur fait fleurir les mirages23

siécrivainsetpoètessepenchèrentsurlesproblèmesthéoriquesquedetelsécritspouvaientposer,c’estprincipalementens’interrogeantsurlecinéma,dansdesrevuesdecinéma,cequiexpliquepourquoilacinépoétiqueéchappeencoreà lacritiquelittéraire.ainsi,deuxnumérosspéciauxd’unerevuedecourteduréeaniméeparlesfrèresBerge,Les cahiers du mois,sefixèrentpourbuten1925derépondreà«laquestionducinéma»,etc’estlàqu’ontrouved’importantesréflexionssursesrapportsétroitsaveclapoésie.Danslepremiernuméro,sixauteurs,dontDesnosetlesdeuxdirecteurs,seproposèrentd’écriredes«scénarioslittéraires».Ceux-ciprésententunelargevariétédeformes,destylesetdefinitions.Dans«Leliseurd’âmes»,andréBergeracontel’hallucinationd’unefemmequilamèneàunmeurtre.Lescénariosediviseendeuxpartiesdedixetquinzescènesrespectivement,chaquescèneétantcomposéed’unlongparagrapheentrecoupédetirets,chaquetiretcorrespondantapproximativementàunplan(unescènecompteunseultiret,uneautre,quarante-et-un).Ladernièrescèneabandonnelestiretstechniquespourreveniràcequ’onpourraitappelerpeut-êtreleplan-verset,unversetbasésurleplancinématographique,soituneprisecontinuedelacaméra(nousgardonslamiseenpagesoriginale):

— Quoi ? Quoi ? qu’a-t-elle donc fait ? Que s’est-il donc passé ? sorte de réveil horrible ; mais le cadavre est là. elle se penche sur lui. elle lève les yeux vers le ciel avec détresse. Puis, c’est la fin de tout. Les maisons s’abattent comme des châteaux de carte, sans laisser de décombres. Le ciel lui-même tombe, comme une pièce de toile bleue que l’on aurait détachée.

(andré Berge24)

s’agit-ild’unseulplan?D’unesériedeplanscourtsenmontagerythmiqueouensuperposition?oubiend’unplan-séquencependantlequellacaméraferaituntravellingarrièrepourlaisservoirlecataclysme?oubienaucontraireest-celemomentoùla

23 PaulDermée,Films, duodrames, soliloques, contes,1919,p.43;nousavonsgardélamiseenpage.

24 andré Berge, « Le liseur d’âmes », 1925, p. 26�.andréBerge,«Leliseurd’âmes»,1925,p.26�.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind127 127 25/03/09 15:38:36

128 • Études littéraires – volume 40 no 1 – Hiver 2009

poésiemêmereprendsesdroitssurlaservitudemimétiquequeluiimposelescénario?onpeutreposerlaquestionpourlescénariodeFrançoisBerge,quipréparesascènefinale(oùunhérosmystiqueestterrasséparlesouvenirdelafemmeaimée)aumoyend’indicationsbienpeuaptesàguiderlamiseenscène:

… et cette forme revient sur lui, enrichie de la vie de tous les fantômes inférieurs qui meurent, là-bas, coquilles, pour elle.

il y a une image qu’il ne peut chasser.Lambeaux épars…… Coordination !

(françois Berge25)

Larépartitionen26�scènesnumérotéesinégales(l’uned’uneligne,uneautredequatrepages)diviselesmouvementsd’unemanièreimprécisequirestetrèsproched’unpoèmeavecsesdivisionsenunitéshybrides,mi-strophesmi-versets.Letroisièmescénario,deJacquesBonjean,établitplusscrupuleusementuneéquivalenceplan=paragraphe:

anne rit.on voit le pont d’un bateau de pêche.Des hommes sans visagespéniblementhissent à bordun lourd filet.

(Jacques Bonjean26)

Ledécoupageiciestplusprécis,carildécritl’avant-plan(anneengrosplan)etl’arrière-plan(plangénérald’unchalutier)ainsiquelecontrasteentrelerirelégeretaérienetlalourdeurduchalutrepêché.ilsemblebiens’agird’unplanconstitué.onnoteral’absencedeponctuationetdemajusculesdanslestroisdernièreslignes,quiformentuneseulecontinuitéd’action,detempsetderythme.onpeutdoncaussiparlerdeplan-verseticipuisquecestroislignessontdesimplesarticulationsàl’intérieurd’uneseuleetmêmescansion.toutefois,Bonjeannesetientpasàcesystèmeetdansunpassagequimetenscèneprécisémentlavisualisationdel’écriture,ilrepasseduplan-versetauquasi-vers:

il commence de lireen épelantcomme à l’école.

Le paysage autour de lui se brouille.seul demeure visible son visage :ses yeux qui s’appliquent à suivre les lignes,ses lèvres qui dessinent le bruit des syllabes.

25 François Berge, « L’initiation (roman d’aventure) », 1925, p. 42.FrançoisBerge,«L’initiation(romand’aventure)»,1925,p.42.26� Jacques Bonjean, « Les belles noces dans la rue, scénario nouveau sur un thème banal », 1925,JacquesBonjean,«Lesbellesnocesdanslarue,scénarionouveausurunthèmebanal»,1925,

p.54.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind128 128 25/03/09 15:38:36

Une source du verset moderne : le cinéma muet… de Christophe Wall-romana • 129

L’esprit de la lettre se superposeà celui du lecteur27.

tandisquelepremierparagraphe,sansponctuationà l’enjambement,donnedesindicationsdejeudescène,ledeuxièmeparagrapheretrouvelavirgulepoétiquedefindevers(maissansmajuscule)endeuxquasi-alexandrins,anaphoriques,parallèlesetassonants(en/i/).étrangement,leparagraphesuivantévoquelatranse,voirelapossessiondelalecture:or,ilsemblequelelecteurnesoitplusseulementlepersonnagedufilm(virtuel)maisaussilelecteurdecescénario-ci,reconduitaumystèredelapoésielueparletruchementdudécoupagefilmique.

ilyauraitbeaucoupàdireduscénariodeDesnos,«Minuitàquatorzeheures,essaidemerveilleuxmoderne»,en16�1plansnumérotés28,tousencourtsplans-versets.ilracontel’histoirededeuxamantsaprèslanoyadeaccidentelled’unautrehommequelafemmen’aimaitplus,maisdontlefantôme,sousformedecerclesetdeboules,vienthanterlesamants,quis’ensententdeplusenpluscoupables.entransformantunaffectpsychologiqueenleitmotivvisuelquineconnotepasseulementl’actionmaisladirige,Desnostentedemettreenscènelamutationmêmed’uneformeabstraiteetconventionnelle—commelalettre,ouletexte—enunesuited’imagesanimées.sesplans-versets,pourrait-ondire,mettentenabymeledevenircinématographiqueduscénario-poème.

Intermédialité du plan-versetCemêmenumérodesCahiers du moiscontientunerubriquefinalefaisantlacritiquedesécritscinépoétiquespubliésdepuisplusieursannéesparLouisDelluc(quilancelemouvementdel’impressionnismefrançaisaucinéma),ainsiqueromainsetCendrars,quitententeuxaussidepratiquercenouveaugenrehybride.C’estàproposdesDrames de cinémadeDellucquelecritiqueMauriceBetzprécisel’entreprise:

Le scénario littéraire est un moyen encore trop nouveau pour que nous en apercevions les dangers et les défauts. il nous semble entre tous souple et séduisant parce que, d’une façon moins unilatérale et moins subjective que le monologue intérieur, il permet de traduire le premier jet de certaines idées et de certains thèmes poétiques29.

C’estlàunedifférencenotableavecleversetclaudélienoupersienbaséssurlarespirationetlesschèmesmétriques,puisqueBetzinsistesurl’objectivitéquisuspendlemonologueintérieur—lavoixintérieuren’étantpresquejamaisdonnéecommetelledansleplan-verset.Unautrechroniqueur,CamilleDausse,écrivantàproposdeDonogoo-Tonka,confirmecesqualitésduscénariolittéraire:«l’émotionsuscitée,d’intérieuretendàdevenirsurtoutvisuelle,imaginative—relativementextérieure»d’où«lelecteurestamenéàréfléchircetteémotion[…]carl’habitudeducinémaesttropacquise30».

27 Ibid.,p.77.28 Robert Desnos, « �inuit �� quator�e �eures, essai de �erveilleux �oderne », ����.« �inuit �� quator�e �eures, essai de �erveilleux �oderne », ����.29 MauriceBetz,« Drames de cinéma », 1925, p. 136�.«Dramesdecinéma»,1925,p.136�.30 CamilleDausse,« en relisant«enrelisantDonogoo-Tonka »,1925,p.137.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind129 129 25/03/09 15:38:36

130 • Études littéraires – volume 40 no 1 – Hiver 2009

Cetteopérationde«merveilleuxmoderne»quepermetlecinémaconsisteainsienunesorted’extériorisationdel’imaginationpoétiquequiestdésormaismoinsunreplilyriqueduforintérieurqu’une«facultédereprésentationvisuelle31»,ajouteDausse,etdontpersonnea priorin’estincapable.FrançoisBerge,commentantlesscénariosdeCendrars,s’approcheauplusprèsdel’affleurementduversetdansl’écritureduscénariolittéraire:«ilfautcommencerparlirelatabledesmatièresquiestelle-mêmeuneœuvrevisuelle,unfilmabrégé32»,enjoint-ilaulecteurcommeentraînementàcetextefragmentéencourtsparagraphestypographiques,avantdelouerle

balancement entre les longs paragraphes et les autres courts, — quelquefois très courts —, un mot. avec son seul instinct des alinéas, Cendrars parvient à hypnotiser ses spectateurs. Car il n’a mis ici aucune recherche poétique, aucun art littéraire33.

Voilàunecaractérisationassezserréeduplan-verset,découlantd’unnouvel«instinctdesalinéas»visuelplutôtqued’uneprosodiedelavoixetdusouffle.

DansledeuxièmenuméroduCahiers du moisquientreprenddethéorisercesnouvellespossibilitésartistiques,ontrouved’amplesréflexionssurcettelittératurequidébordeducinéma.andréDessonindiqueexpressémentlanatureintermédialeduprojet:«Cenesontpasdesscénariosprêtsàêtreréalisés,[…]onn’eutmêmepasenlesécrivantledesseinqu’ilslefussent»,etilcondamneenbloccesœuvres«conçuesendehorsdetoutedestinationcinématique[…]form[ant]unartadjacent—adjacentaucinéma,etnonàlalittérature—unesortedecinémaécrit34».alexandrearnouxramènel’écrituredesscénarios-poèmesverslerythme:

elle se manifeste par une certaine négligence de la liaison des images, l’œil de l’écrivain et du lecteur étant mieux entraîné, par une analyse plus poussée des sensations rapides, une faculté, chez les meilleurs esprits, de décomposer et de scruter sans briser le rythme, en gardant leur valeur relative aux diverses phases du mouvement35.

Voilàexactementdécritceprocessusdetraductiondesimagesenmouvementd’unfilm(réelouimaginé)enplans-versetsquirythmentcenouveau«cinémaécrit».

Commecescommentateurslemontrent,leplan-versetsignaleunecinématisationgénéraledelasensibilitélittéraire,voiredelaperceptiondutexteetdel’acted’écrire.ainsilesuggèrelepoètesupervielle:

C’est parce qu’il remet constamment en question l’essence même des choses que le cinéma me semble devoir exercer une utile influence sur les arts « déjà arrivés ». […] au cinéma chaque spectateur devient un grand œil, aussi grand que sa personne, un œil qui ne se contente pas de ses fonctions habituelles mais y ajoute celle de la pensée, de l’odorat, de l’ouïe, du goût, du toucher. Tous nos sens s’ocularisent36.

31 Id.32 FrançoisBerge,« Connaissance de Cendrars », 1925, p. 139.«ConnaissancedeCendrars»,1925,p.139.33 Id.34 andré Desson, « Qualité du cinéma », 1925, p. 151.andréDesson,«Qualitéducinéma»,1925,p.151.35 alexandrearnoux,[s.t.],1925, p. 132.1925,p.132.36� Jules supervielle, [s.t.], 1925, p. 183-184.Julessupervielle,[s.t.], 1925, p. 183-184.[s.t.], 1925, p. 183-184.,1925,p.183-184.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind130 130 25/03/09 15:38:37

Une source du verset moderne : le cinéma muet… de Christophe Wall-romana • 131

ilsemblequecesoitcette«ocularisation»denotresensibilitéetdenotreculturemodernequifavoriseuneformebrève,notationnelleetvisuellecommeleverset,etlerendapteàseprêterauxrêvesd’intermédialitéquiaccompagnentl’avant-garde.antoninartauds’accordeenceciàl’analysephénoménologiquedesupervielle,etc’estdel’intérieurmêmed’unscénarioinéditqu’ilthéorisecettemutationdelapoésie:

idée donc du poème personnage ;idée donc du poème personnage ; jusqu’ici tous les poèmes étaient des mots ; la peinture visait à créer une émotion non durable, verbale presque ; les personnages qu’un acteur créait ne restaient pas dans l’air ; il faut des poèmes qui croissent et se multiplient, contre-balancent les forces de la Chine37.

Laconvergenceentrelanotationrapide,lecaractèrehybrideduscénarioetlaconstanteréférenceauvisuelouvrantsurd’autressensations(émotion,flottement,force),suggèrequelapoétiquequiestlesujetduscénario-poèmesetrouvedanssespropresplans-versets,àlafois«mots»etprisesdevueputatives.Danssesréflexionsthéoriquessurlecinémaen1927,artaudinvoqueune«cinématicité»internedulangagelui-même:«ilnes’agitpasdetrouverdanslelangagevisuelunéquivalentdulangageécrit[…]maisbiendefairepublierl’essencemêmedulangage38».

ilexisteunthéoricien(quecited’ailleursartaud)del’intermédialitéducinémadanslapoésie,aujourd’huiétrangementoublié39 : Jeanepstein.sonœuvreécritenoussembletoutaussiimportantequesonœuvrecinématographiquereconnue,enparticuliersesdeuxpremierslivres,La poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence(1922)etBonjour cinéma(1922).Cedernierouvrageestl’unedesmeilleurestentativesdedonneràlireetvoirl’écriturecinépoétiquecommeamalgamedepoésiecritique,quasi-versetquasi-versetavecdesimagesd’affiches,desphotomontagesetdulettragederéclame.Lestyleesttoutaussiconcisqueceluidespoèmes-scénarios:«imagessansmétaphore.L’écrangénéraliseetdétermine.ilnes’agitpasd’unsoir,maisdusoir,etlevôtreenfaitpartie40.»ils’agitd’uneesthétiqueetd’uneéthiquedelaprésentationplutôtquedelareprésentation(refusde lamétaphore),rejetant leparticulier(lefictif)auprofitdel’universelrévélédanslesinguliersensible(«levôtre»).rythme,rapiditéetprésentationsontpourepsteinlesconditionsdecette«photogénie»qu’ilnetarirapasderéaliseràl’écran(d’ailleursavecunsuccèsmitigé),maisonn’apasassezcomprisquecesontsesécritsmêmesquisontphotogéniques,parleurrythme,

37 antonin artaud, « Deux nations sur les confins de la Mongolie… », dansantoninartaud,«DeuxnationssurlesconfinsdelaMongolie…»,dansŒuvres complètes,196�1,vol.iii,p.18.

38 antonin artaud, « Cinéma et réalité », dansantoninartaud,«Cinémaetréalité»,dansibid.,p.19.39 Les raisons de cet oubli ne sont pas très mystérieuses. Cinéaste « commercial » et ami de Gance,Lesraisonsdecetoublinesontpastrèsmystérieuses.Cinéaste«commercial»etamideGance,

CocteauetCendrars,epsteinfutmisaubandupanthéonsurréaliste,doncdesescritiquesofficiels.ilétaitenoutreJuif,d’originepolonaise,ethomosexuel.

40 Jean epstein,Jeanepstein,Bonjour cinéma,1922,p.34-35.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind131 131 25/03/09 15:38:37

132 • Études littéraires – volume 40 no 1 – Hiver 2009

41 Ibid.,p.111.42 Jean epstein,Jeanepstein,La poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence,1922,p.101.43 Ibid.,p.175.44 Ibid.,p.16�9.45 Ibid.,p.170.

leurrapiditéderegard,leurpassion,etlaquêted’une«transmédiation»ducinémadansleverbal:

CinÉ MysTiQue

Je veux, intransigeant, l’être.

sans histoire, sans hygiène, sans pédagogie, raconte, cinéma-merveille, l’homme miette par miette. uniquement ça, et tout le reste tu t’en fiches. ailleurs l’imbroglio, la phrase pirouette, ici le pur plaisir de voir la vie agile. feuilletez l’homme. […]41.

rapidité,«ocularisation»,rythme,liaisons—leséléments-clésduplan-versetsontlà,depairavecunevueducinémacommelivremétaphysique:«Feuilletezl’homme».Leséchosrimbaldiensdecepassageenfauxversnesontguèresurprenantspuisque,dans son premier ouvrage, La poésie d’aujourd’hui, epstein théorise la nouvellelittératuredeProust,CocteauetCendrarsàpartirnonseulementducinémamaisderimbaud.Cedernier,pourepstein,annoncel’émergencedelaphotogénielittéraireparsesimagessansmétaphore(«pensée-association»parcontiguïtéoumétonymievisuelle42),maisaussiparson«esthétiquederapiditémentale»amenéeparlerythmequasicinématographiquedesimagesdesIlluminations,«enmoyenneuneimageparseconde43».explicitement,lerythmeestdevenuaffairedevisionmaisaussidemouvementdesimages.

Développantsathèseselonlaquelle«lecinémasaturelalittératuremoderne44»,epsteinenarriveàrenverserceconstatenmanifeste:«Pour,ainsi,semutuellementsoutenir,lajeunelittératureetlecinémadoiventsuperposerleursesthétiques45»(onapprécieraletermetechniquede«superposer»pallianttoutemétaphorefusionnelle).Cetteproposition,epsteinlaréalisedanssontextemême:

entre le spectacle et le spectateur, aucune rampe. on ne regarde pas la vie, on la pénètre. Cette pénétration permet toutes les intimités. un visage, sous la loupe, fait la roue, étale sa géographie fervente. Des cataractes électriques ruissellent dans les failles de ce relief qui m’arrive recuit aux 3000 degrés de l’arc. C’est le miracle de la présence réelle, la vie manifeste ouverte comme une belle grenade, pelée de son écorce, assimilable, barbare. Théâtre de la peau.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind132 132 25/03/09 15:38:37

Une source du verset moderne : le cinéma muet… de Christophe Wall-romana • 133

46� Ibid.,p.171-172.47 antoninartaud,«Lavieillesseprécoceducinéma»,«Lessouffrancesdu‘‘dubbing’’»,dans

Œuvres complètes,op.cit.,p.95-99,p.100-103.48 Véronique Pittolo,VéroniquePittolo,Montage,1992,p.14.49 Ibid.,p.9.

aucun tressaillement ne m’échappe. un déplacement de plans désole mon équilibre. Projeté sur l’écran j’atterris dans l’interligne des lèvres, Quelle vallée de larmes, et muette ! sa double aile s’énerve et tremble, chancelle, décolle, se dérobe et fuit : splendide alerte d’une bouche qui s’ouvre. auprès d’un drame ainsi suivi à la jumelle de muscle en muscle, quel théâtre de parole n’est point misérable46 !

Cepassagequasimentenversets—sil’onsefiemoinsàlalongueurqu’aurythmeirrégulieretàlatypographiedesunitésenretrait—exemplifieleplan-versetpuisquechaqueunitésaisitl’émotionetlesensd’ungrosplanimaginaire,organisantletoutenuneséquencecohérente.onnoteraqueletexte,«cinématisé»ou«remédialisé»parlecinéma,réinventel’energeia—ladescriptiond’unescèneparl’entremisedesavivacité—àl’aided’uneperceptionrythméeparledéfilementirrégulierdesplansfilmiques.

Conclusion : le plan-verset dans la cinépoétique contemporaineautantlespoètesvirentdanslecinémamuetlapromessed’unnouveaumerveilleuxintercalaireentrel’imaginairedupoèmecommetexteetlaréalitédonnéedumondevisible,autantilssedétournèrentduparlantvitepolluéparsesdialoguesdramatiques.Deuxtitresd’articlesd’artaudendisentlongsurlesdéconvenuesduparlant:«Lavieillesseprécoceducinéma»et«Lessouffrancesdu“dubbing”47».

silespoètescontemporainsréinvententdenouvellesvariantesexpérimentalesduplan-versetdanslalignéedesthéoriesd’epstein,ilslefont(àquelquesexceptionsprès)sansgrandeconnaissancedetellesorigines.DeuxœuvresdeVéroniquePittolonousservirontd’illustrationpourconclure.DansMontage(1992),Pittolos’interrogesurla«cinématisation»desavie:

— Le travelling étant la seule forme de piétéma vie ressemble à un film corporeloù personne ne rencontre personne48.

Pourdonnercorpsàcefilmcorporel,àcetteextranéitéobjective,lamajeurepartiedulivreprendlaformed’uneinterviewimaginaireentredeuxvoix:

— aimeriez-vous être remplacé par un magnétophone ?— ?— Comment voyez-vous l’avenir ?— un emploi d’accessoiriste, ou le rôle d’un balayeur qui voulait faire du cinéma. (Je viendrai avec mon projet d’émission pour les enfants)49.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind133 133 25/03/09 15:38:37

134 • Études littéraires – volume 40 no 1 – Hiver 2009

Ceplan-versetagglomèreenuneséquencecontinuedespossibilitésdisparates(emploi,rôle,projetpossibles)etdesmédiationsdel’audiovisuel(magnétophone,régie,cinéma,télévision).onestdansuneesthétiquedumontagedevenantunmoded’êtreetdesentir:

— si certains sortent du cadres’ils se brisent ou pleurent,c’est le début de la vérité… très précieux50.

Dansceslignessanscontexteclairetquioccupentunepageentière,nousretrouvonsenquelquesortelecarton-intertitred’unfilmmuetdontnousaurionsàimaginerlascèneparnous-mêmes.enoutre,le«cadre»désigneexpressémentleplanfilmiqueautantqueleslimitesdelapage.Lanouveautépoétiquenesemblepouvoirsepasserdecettesensationduhors-cadre,extensionvirtuelleduchamp,etc’estlàuneconstantedanslesœuvrescontemporainesdepoètescommealbiach,Hocquard,Gleize,Cadiot,alféri.

Danssonouvrageplusrécent,Gary Cooper ne lisait pas de livres(2004),Pittolosepencheàlafoissurlecinémacommedispositifetcommeagrégathistoriqued’œuvres.Làencore,onretrouvenonpasl’équivalencedeprincipe,maiscequ’epsteinqualifiedesuperpositionducinémaetdelalittérature.ÀproposduvisionnagedufilmadaptéettraduitduromanLe docteur JivagodeBorisPasternak,Pittoloécrit:

(Le moment où la page remplit l’écran est magnifique, la jeune spectatrice l’évoque souvent, mentalement et physiquement)51.

Pittolo,quidanscelivreciteepstein52,signelàunespiralecinépoétique,donnantàvoir-lireunplan-versettraitantdel’émotionphysiqueetmentaled’unécranenvahiparunepage,dansuneœuvrequielle-même,avantd’êtreunfilm,futécrite.ondéchiffredanscetextecommeunetentativederégénérerlapoésiepardetellessuperpositionsaveclecinéma:

Les personnages réfléchissent et parlent à l’intérieur du papier. Dans un film, ils pensent à travers leur voix, ça me fascine, le fait qu’on les montre en train de penser.

Les espaces vides de la salle, entre chaque siège, correspondent aux blancs de certaines phrases (les marges arbitraires, la patience du lecteur)53.

enreployantlecinémadansetcommel’espacedelapage,ens’appuyantsurl’espaceimaginairehorscadrepourréfléchiràl’épistémologiedelapoésiecommegenre,leplan-versetparticipedelamutationprofondedesformespoétiquesaucontactdesnouveauxdispositifsdeprésentationetdereprésentationissusdelamodernité.

50 Ibid.,p.26�.51 Véronique Pittolo,VéroniquePittolo,Gary Cooper ne lisait pas de livres,2004,p.12.52 Ibid.,p.71.53 Ibid.,p.14.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind134 134 25/03/09 15:38:38

Une source du verset moderne : le cinéma muet… de Christophe Wall-romana • 135

références

apollinaire,Guillaume,«LaBréhatine,ciné-drameenquatreparties»,dansdansŒuvres,Paris,Gallimard(BibliothèquedelaPléiade),vol.i,1977,p.1047-1058(éd.deM.Décaudin).

aquien,Michèle,«Verset»,dansMichelJarrety(dir.),Dictionnaire de la poésie de Baudelaire à nos jours,Paris,PressesuniversitairesdeFrance, 2001,France,2001, p.86�5-86�6�.

arnoux,alexandre,[s.t.],Cinéma, Les cahiers du mois,nos16�-17(1925), p. 131-132.(1925),p.131-132.artaud,antonin,Œuvres complètes,Paris,Gallimard,vol.iii,196�1.Berge,andré,«Leliseurd’âmes»,Scénarios, Les cahiers du mois,no12(1925),p.7-26�.Berge,François,«ConnaissancedeCendrars»,Scénarios, Les cahiers du mois,no12(1925),

p.138-140.———, « L’initiation (roman d’aventure) »,,«L’initiation(romand’aventure)», Scénarios, Les cahiers du moismois,no12(1925),p.27-43.Betz,Maurice,« Drames de cinéma »,«Dramesdecinéma»,Scénarios, Les cahiers du mois,nno12(1925),p.135-136�.Beucler,andré,Un suicide,Paris,Gallimard(Cinario),1925.Bonjean,Jacques,«Lesbellesnocesdanslarue,scénarionouveausurunthèmebanal»,

Scénarios, Les cahiers du mois,no12(1925),p.53-105.Canudo,ricciotto,L’usine aux images,Paris,séguier,1995[1927].Carou,alain,Le cinéma français et les écrivains, histoire d’une rencontre, 1906-1914,Paris,

a.F.r.H.C.,2002.Cendrars,Blaise,«Lafindumondefilméeparl’angen.-D.»,dansŒuvres complètes,Paris,

Clubfrançaisdulivre,vol.ii,196�9(éd.der.Dumayetn.Frank).Charest,nelson(dir.),«Leversetmoderne»,Études littéraires,vol.XXXiX,no1(automne

2007).Chenal,Pierre,Drames sur celluloïd,Paris,LesPerspectives,1929.Dausse,Camille, « en relisant, « en relisant« en relisant«enrelisantDonogoo-Tonka»,Scénarios, Les cahiers du mois,no12(1925),

p.136�-137.Dermée,ée,e,Paul,Films, duodrames, soliloques, contes,Paris,Collectiondel’espritnouveau,1919.Desnos,robert,«Lesmystèresdumétropolitain»,dansCinéma,Paris,Gallimard,196�6�.———, « Minuit à quatorze heures, essai de merveilleux moderne »,,«Minuitàquatorzeheures,essaidemerveilleuxmoderne»,Scénarios, Les cahiers du

mois,no12(1925),p.106�-113.Desson,andré,«Qualitéducinéma»,Cinéma,Les cahiers du mois, nos16�-17(1925),p.149-154.epstein,Jean,Bonjour cinéma,Paris,éditionsdelasirène,1922.———,,La poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence,Paris,éditions de la sirène, 1922.éditionsdelasirène,1922.Fondane,Benjamin,«Paupièresmûres»,dansÉcrits pour le cinéma,Paris,Plasma,1984, p.21-

30.Gaudreault,andréettomGunning,«Lecinémadespremierstemps:undéfiàl’histoiredu

cinéma?»,dansJacquesaumontet al.(dir.),Histoire du cinéma. Nouvelles approches,Paris,Publicationdelasorbonne,1989,p.49-6�3.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind135 135 25/03/09 15:38:38

136 • Études littéraires – volume 40 no 1 – Hiver 2009

Gaudreault,andréetGermainLacasse,«Fonctionsetoriginesdubonimenteurducinémadespremierstemps»,Cinémas,vol.iii,no3(1993),p.133-147.

Goll,ivan, La Chaplinade, poème cinématographique,Paris,éditionsdelasirène,1923.Lacassin,Francis,À la recherche de l’empire caché. Mythologie du roman populaire,Paris,

Julliard,1991.Macé,Gérard,Cinéma muet,Montpellier,FataMorgana,1995.Mallarmé,stéphane,Igitur. Divagations. Un coup de dés,Paris,Gallimard(Poésie),2003(éd.de

B.Marchal).Méchoulan,éric,«intermédialité:letempsdesillusionsperdues»,Intermédialité,no1

(printemps2003),p.9-27.ortel,Philippe,La littérature à l’ère de la photographie,nice,éditionsJacquelineChambon,

2002.Pittolo,Véronique,Gary Cooper ne lisait pas de livres,romainville,alDante/niok,2004.———,,Montage,Châtillon,Fourbis,1992.ramirez,FrancisetChristianrolot,«Guillaumeapollinaireetledésirdecinéma»,

Cinémathèque,vol.Vii(1995),p.50-6�0.reverdy,Pierre,« Le cinématographe »,«Lecinématographe»,Nord-Sud,no16�(octobre1918), p.8.———,,Le voleur de Talan,Paris,Denoël,1971.romains,Jules,«Donogoo-tonkaoulesmiraclesdelascience,contecinématographique »,cinématographique»,La

NRF,vol.Xiii,no74(1919), p.821-86�9.———,,La vie unanime,Paris,Gallimard(Poésie),1983[1908].supervielle,Jules,[s.t.],Cinéma, Les cahiers du mois,nos16�-17(1925),p.183-184.Vadé,é,Yves,Le poème en prose et ses territoires,Paris,Belin,1996�.

••• Etudes 40-1 (168 pages).ind136 136 25/03/09 15:38:38