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Une vie de Démocrite

DU MÊME AUTEUR

DU MÊME AUTEUR CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

© Éditions Talus d’approche, 2004ISBN 2-87246-102-7EAN 9782872461028

Anne Larue

Une viede

Démocrite

essai

Talusd’approche

À Julien et Bruno Daniel-Moliner

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Démocrite, philosophe et scientifique grec,contemporain de Socrate et un peu oublié dans sonombre, quitte sa ville natale, Abdère. Il se réfugie enforêt, et choisit de rire de tout ce qui est humain. Untel rire n’est nullement sarcastique : il met à distanceles soucis qui agitent les hommes, et relativise cequ’ils croient savoir. Ainsi rit Démocrite aux portesd’Abdère, délivré du malaise dans la civilisation.

Pour des raisons qu’on choisira alors d’étudier,Démocrite devient – malgré son rire – un person-nage qui incarne l’idée de mélancolie. Ce n’est pascontradictoire ; il n’est dit nulle part que la mélan-colie, surtout entendue à la manière de Démocrite,soit une quelconque tristesse.

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Démocrite sera accompagné de divers compa-gnons de route, pêchés à différentes époques : sondisciple Robert Burton, alias Démocrite junior,auteur d’une célèbre Anatomie de la mélancolie, maisaussi Jacques le Malcontent ou Hamlet de Shakes-peare,Tristan habile à l’arc,Yseut la blonde, quel-ques cerfs, et quelques chasseurs de cerfs.

On se penchera ensuite sur l’œuvre scientifique– totalement perdue ou presque – de Démocrite :l’atomisme, qui veut que la matière soit forméed’une infinité de particules insécables. Un autre queDémocrite dira, quelques siècles plus tard, que toutdans la nature, y compris les âmes, est formé demonades. Ces petites unités simples, réputéesindivisibles, atomes ou monades, sont déjà desmondes. On les explorera, en compagnie de Leibniz,de Stefan Zweig, de Léon-Paul Fargue ou de JeanPerrin, le fondateur du palais de la Découverte.

À la solitude mélancolique des lieux écartés quisont n’importe où en dehors du monde, forêtssauvages, espaces de chasse, terres d’Éros âpre etrude, refuges de la douleur, on opposera ces pluspetites unités de pensée, mystérieuses chambresjaunes, repliées sur leur clôture, ces monadesimaginées, réinventées, fantasmées – lieux intérieurs,encore plus écartés, peut-être, que les forêts.

Ainsi tentera-t-on d’avoir écrit, en rêve, labiographie intellectuelle de Démocrite, philosopheperdu, à l’œuvre oubliée, à la vie inconnue, que les

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peintres représentent en méditation au milieu desruines, et qui n’est plus aujourd’hui qu’un nomplacé en tête d’une série de fragments épars, laplupart incertains, apocryphes, martelés par letemps.

À Démocrite, le philosophe inexistant.

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Illustration : Salvator Rosa (1615-1673), Démocrite enméditation, gravure romaine du tableau du musée deCopenhague.

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On pourrait commencer avec le « roman par lettres »d’Hippocrate,Sur le rire et la folie, publié aux éditionsRivages et préfacé par Yves Hersant.

Ce roman par lettres n’existe pas.L’édition bilingue,réalisée par Littré, des œuvres complètes d’Hippocratecomporte, au tome IX, une série de lettres dont on peutisoler un tout cohérent : les lettres 10 à 17.Elles avaientdéjà été publiées séparément en 1530, à Paris, sous letitre Lettres d’Hippocrate sur la folie de Démocrite.Mais il s’agit d’un recueil factice, et non une œuvreconçue comme telle.

Hippocrate lui-même est un prête-nom.À ce médecinde Cos, on attribue généreusement tout un corps dedoctrine médicale, pourtant manifestement rédigé parplusieurs plumes.

Ces lettres ne sont pas d’Hippocrate : il s’en faut deplusieurs siècles. Elles sont écrites à une date bien plusrécente, par un malin qui se dissimule sous le masqued’Hippocrate. On l’appelle le « pseudo-Hippocrate »,entité encore plus douteuse qu’Hippocrate lui-même.

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Ces lettres ne sont pas des lettres : d’après YvesHersant, elles doivent se lire, avant tout, comme unroman. Il s’agit là d’« un rare exemple de romanesquedans la littérature médico-philosophique ».

Gageons que c’est Hippocrate lui-même (mais existe-t-il ?) qui, prenant ici la parole, témoignerait de sarencontre avec Démocrite, le philosophe inexistant,dansla forêt qui entoure Abdère – mais la forêt entoure-t-elleAbdère?

Quand j’aperçus Démocrite entre les fourrés, jen’osais d’abord l’approcher. Était-ce d’avoir vécu àla manière des ours qui l’avait rendu si repoussant?Démocrite était devenu un véritable homme desbois, trapu, râblé, couvert de poils ; ses yeux noirsluisaient, fanatiques, dans sa face noire et burinée. Ilportait barbe et cheveux longs ; il semblait ne s’êtreni lavé, ni rasé depuis des mois. Je notais l’habiletéinquiétante de ses longs doigts, que la vie en forêtsemblait avoir étrangement déliés ; et aussi la forcede ses bras, la maigreur musclée de ses cuisses; monami philosophe avait le corps incroyablement agiled’un acrobate. On aurait dit quelque Arlequin àfigure de diable, au masque noir.

J’eus peur de lui, soudain. Je me mis secrètementen garde. Les sens aiguisés, je notais que monhomme avançait prudemment, à la manière descerfs, et c’est à peine si j’entendis, sous ses pas,

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craquer quelque branche. Qui était la proie, de luiou de moi? A quelle sauvagerie oubliée me rendait-il soudain, Démocrite, citoyen et administrateur dela ville d’Abdère, que j’étais en train de traquer danssa forêt, comme une bête sauvage? N’étais-je pas,moi-même, un grand médecin? N’était-il pas, lui-même, un grand philosophe autant qu’un dirigeantpolitique ? Mais quelle folie, quel accès de fièvre,quelle chaleur tumultueuse du sang noir avait doncpu le pousser à vivre dans les bois, au lieu de jouir,dans sa cité d’Abdère, de tous les fruits mérités dela civilisation qu’il avait lui-même contribué àcultiver?

Je criais entre les arbres :Démocrite ! C’est Hippocrate !

Est-ce qu’il connaissait encore mon nom? Et lesien propre ? N’allait-il pas me répondre par ungrognement indistinct, ayant perdu tout l’usage dela société? Démocrite était-il devenu, à l’instar desbêtes ignobles qu’il mangeait – belettes, renards,putois, peut-être pire encore – un sauvage puant, àl’odeur de terre noire et de bête putride?

Et dire que les habitants d’Abdère m’avaientchargé de soigner ce fou ! Mais tout mon art n’ysuffirait jamais ! Comment ramener à la raison untel solitaire, vivant en marge de la société deshommes ? Que pouvais-je faire pour lui, moi, sonami, un pauvre médecin, un savant doseur

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d’humeurs sanguines, flegmatiques, bileuses oumélancoliques?

Mélancoliques. Le parfum âcre de Démocritedevenu bête me fouetta les narines. Je sentis la forcede l’automne, la luxuriance des feuilles dorées, leseffluves puissants de l’humus. J’entendis au loin lebrame du cerf. J’imaginais les chasseurs donnant lamort au plus vieux, au plus puissant, au plussolitaire, au plus « coiffé » des mâles. Je vis le tireurdu cerf se pencher sur la bête morte, et boire, lesdeux lèvres de sa bouche épousant les deux lèvresde la plaie, une longue goulée de sang cru.

Les chasseurs dépecèrent la bête et la divisèrenten parts égales. Je vis l’un d’eux plonger dans le sangdu cerf une petite baguette de bois, et la fixer sur sonchapeau. Puis ils enterrèrent les entrailles fumantesde l’animal sous deux pieds de terre meuble. Alorsje vis la mélancolie en face : cette bile noire, feu desentrailles de l’animal, était plus redoutable, pluscorrosive qu’un acide. Quel malheur que de l’avoir,dans le corps humain, en excès ! Je l’avais bien dit,pourtant, dans tous mes écrits ! Étaient-ils assez fousaussi, ces chasseurs, qui rapportaient, pour les grillerentre hommes, des abats de viande noire, cœur,foies, rognons, dont l’essence est dangereusementproche des intestins maudits de la bête? N’allaient-ils pas tout bonnement s’empoisonner? Commentle corps humain peut-il supporter un tel assaut? Ettout ce gibier ! N’avais-je pas dénoncé, moi lepremier, les dangers de la viande faisandée, si lourde

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à digérer ? Pourquoi faut-il que les chasseursensauvagés n’écoutent plus les sages conseils dumédecin? Pourquoi faut-il qu’ils accumulent, dansleur corps enfiévré, asséché et brûlé déjà par la foliede chasser, de la bile noire, encore de la bile noire ettoujours plus de bile noire?

Galien écrira d’après mes œuvres, dans son Deatra bile en grec, au chapitre III, que la bile noire estâcre et acide, qu’elle fait fermenter la terre, qu’elleressemble à un vinaigre mordant, qu’elle ronge etcorrode l’intérieur du corps, qu’elle est pire qu’eaude mer saturée de sel, qu’elle est rôtie à l’excès.Marsile Ficin aura bien raison de prôner dans sonDe Vita, pour les intellectuels mélancoliques, unrégime à base de blond poulet, de légumes légers, devin clairet et de fruits jaunes !

Tout au souci de mes chasseurs, j’en avaispresque oublié Démocrite. Je le vis soudain, assis àl’écart. Il semblait parfaitement calme et tranquille ;j’osais m’approcher de quelques pas. Il leva sur moiun visage intelligent, où je ne discernais, de mon œilexercé de praticien, nulle trace de folie. Je croismême qu’il esquissa, dans ma direction, un sourire.Il ressemblait déjà, en cette lointaine Antiquité oùnous vivions lui et moi, à ce tableau de SalvatoreRosa, peint en 1650 et intitulé Démocrite enméditation.J’avais en face de moi, non un fou furieuxqui terrorisait les bons bourgeois d’Abdère, mais unsavant qui avait préféré, en toute lucidité, s’éloignerdu monde afin de mieux réfléchir sur sesmécanismes.

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Démocrite, en pleine forêt, était en traind’étudier des crânes d’animaux sauvages. Il cher-chait à en déchiffrer le mystère, la tête appuyée dansle creux de sa main. Mais le mystère de la foliehumaine est-il inscrit dans les os d’un crâne ? Detemps en temps, il se levait, allait contempler lesentrailles âcres, fumantes et noires de quelqueanimal fraîchement abattu ; puis il se rasseyait pourécrire fiévreusement. Il cherchait le siège de la bilemélancolique… L’odeur entêtante des entrailles dela bête me soulevait malgré moi le cœur; et pourtant,Démocrite les saisissait à pleines mains pour lesexaminer, avant de les reposer doucement.

Je me retirais à pas de loup. Il ne me restait plusqu’à retourner dans Abdère et à rassurer lesAbdéritains. Non, cet homme, votre compatriote,Démocrite, n’est pas fou ! Vous pouvez en êtrepersuadés, habitants d’Abdère ! Les fous, dansl’histoire, c’est vous, Abdéritains, qui gaspillez votrevie en activités stériles, vous étourdissant dedistractions inutiles.

Rentré dans mon pays, je décidais d’écrire le récitde ma rencontre avec Démocrite, intitulé tantôtLettres d’Hippocrate sur la folie de Démocrite, tantôtSur le rire et la folie, peu importe le titre. Je sais qu’onrefuse parfois de m’attribuer la paternité de ceroman, en m’affublant du titre peu glorieux de« pseudo-Hippocrate ». Je dois avouer que j’en suisassez chagriné.

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Pris d’une faim dévorante, au milieu de marédaction, je mis à cuire quelques légumes : je saismieux que personne que les légumes sont excellentspour la santé, on ne le répétera jamais assez. Mais jeme pris si fiévreusement au jeu d’écrire que j’enoubliais ces légumes : ils cuirent, et ma foi, ilscarbonisèrent, nulle main attentive n’ayant inter-rompu au bon moment leur cuisson. Désolé, jecontemplais ces bouts de charbon dans la poêle, quidégageaient une odeur âcre, acide, pestilentielle. Ilsfumaient, ces légumes brûlés, vaincus par un excèsde chaleur et de sécheresse. Quel gâchis ! Étais-jedevenu, comme Démocrite, un enragé que sapassion rendait oublieux des choses essentielles dela vie ? Étais-je désormais, devenu écrivain,condamné à me moquer des heures des repas, desbons conseils d’hygiène, de toutes les diététiques quej’avais si longtemps prônées?

Qu’auriez-vous fait à ma place, de ces légumes àla bile noire?

J’avais très faim.Je les mangeais.

Keats dit « non »!

Non, non et non, s’écrie John Keats dans sonOde à la mélancolie, non! La mélancolie n’est pas untissu de fadaises plates et décolorées ! Non, elle n’est

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pas une éternelle redite, un cliché poétique ! Assezbu l’eau du Léthé ! Assez pressé l’aconit aux duresracines pour en extraire un vin empoisonné ! No,no!go not to Lethe, neither twist/Wolf’s-bane, tight-rooted,for its poisonous wine ! Assez égrené les baies de l’ifpour en faire tout un rosaire ! Assez de scarabées, etde phalènes tête-de-mort ! Assez de lugubrespsychés, âmes et papillons de malheur ! Assez dehiboux au doux plumage ! Assez de ce bestiaire etde cette pharmacopée! Assez de potions pour magiesombre ! Assez coulé d’encre pour décliner toujourssur le même ton (noir, c’est noir) des chagrinsdésormais usés !

Make not your rosary of yew-berries,Not let the beetle nor the death-moth beYour mornful Psyche, nor the downy owlA partner in your sorrow’s mysteries

C’est assez.Il faut ranger ce magasin des accessoires,jeter cette bimbeloterie hors d’âge. La mélancoliedemande désormais (nous sommes au début du XIXe

siècle) tout autre chose. Il faut, comme le dit GillesDeleuze dans ses entretiens, changer d’agencement.Telle est l’urgence qui tenaille Keats, poète romantiqueanglais.

La mélancolie demande qu’on sorte du cabinet noirpour recevoir sur la tête un orage salvateur. Elle s’abatsoudainement, like a weeping cloud, un nuage qui

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pleure. Les fleurs en sont à la fois brisées et ranimées.Elles penchent la tête, mais cet assaut leur fait du bien ;c’est bon pour elles, les fleurs, que la pluie enveloppe laverte colline dans an April shroud, un linceul d’avril !Le chagrin demande ainsi à être abreuvé à longs traits.La vie s’en réveille : arc-en-ciel de la vague chargée desel et de sable – the rainbow of the salt sand-wave –santé des lourdes pivoines – wealth of globed peonies– et aussi la colère d’une maîtresse, qu’on laisse aller,comme porté par la vague, en emprisonnant sa doucemain et en se nourrissant,profondément,profondément,de ses yeux sans larmes, tandis qu’elle s’adonne libre-ment à sa rage :

Or if thy mistress some rich anger shows,Emprison her soft hand, and let her rave,And feed deep, deep, upon her peerless eyes.

La mélancolie est la Beauté vouée à la mort –Beauty that must die ; elle est la joie, la jouissance – Joy– dans l’adieu-même fait à la joie, dans le regretmordant de la joie.

Joy.Le mot est fort. Il est âpre et intense. Joy, c’est lajouissance torturée des troubadours, leur désir électif pourla dame qui est si loin,qu’on possède si rarement, qu’ondésire si puissamment. Joy est l’expression de ce désir,decette panique,de cette urgence: la vie précieuse nous couleentre les doigts, sans permettre que s’accomplisse enfin lepartage désiré de la jouissance. Joy est un sentiment de

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vie et de douleur venu de la lyrique occitane,dont Keatsrend à merveille le caractère poignant :

Veil’d Melancholy has her sovran shrine,Though seen of none save him whose strenuous

tongueCan burst Joy’s grape against his palate fine

La mélancolie voilée se révèle à ceux qui, d’unelangue charnue,puissante, font éclater sur son fin palaisles raisins (noirs) de la Joie.La mélancolie demande quele raisin soit tout en sang,dans une orgie barbouillée derouge sombre, savoureuse et brève. On est loin des âmesfaibles et chagrines,geignant sur l’extinction des lumièresdu monde ; loin des simagrées de sorciers, des décoctionset des démons familiers ; loin de la dépression qui faitoublier toute saveur. Au contraire, on goûte ardemmentla vie.Les condamnés qui passaient,à Venise, sur le pontdes Soupirs,et qui jetaient pour la dernière fois un regardsur la lagune baignée de lumière pastel, avec son égliserose et blanche, ses eaux vert céladon,devaient éprouverce même sentiment poignant : la mélancolie, si sensi-blement proche de l’allégresse, la mélancolie au désespoirsi vitaliste,un spasme qui – selon le mot d’Artaud dansLe Théâtre de la cruauté – pourrait être tranché àchaque minute. La mi’allegrezz’è la malinconia, écritMichel-Ange dans ses Rime. On pense au sourireféminin du Printemps de Botticelli, ce petit sourireambigu,à petits coins de bouche – le Printemps est-il unpeu triste, un linceul d’avril, peut-être?

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Mais en général, la mélancolie est tout autre chose.Foin de demi-sourires qui ne savent pas trop s’il faut rireou pleurer, foin de raisins de la Joie, foin de fleursfauchées et régénérées par l’orage ! La mélancolie estgrave.Tristesse, mal de vivre, mal du siècle, dépression,que de noms ne lui aura-t-on pas donnés ! Que depsychiatres et de psychanalystes se seront attachés à lamontrer sous son jour le plus sombre, à faire d’elle lestade ultime de la dépression!

Mélancolie ! Tu étais « maladie de l’âme » dans lamédecine antique, selon les analyses de Jackie Pigeaud;les modernes nosologies, issues de l’essor de la psychiatriefin-de-siècle, confirment ce diagnostic. D’aucuns tedisent carrément psychose, d’autres te croient, commeMarie-Claude Lambotte, plutôt névrose narcissique.Certains voient en toi, comme tel recueil d’études depsychanalyse, « la souffrance de l’idéal » : on retrouvedans ce titre un souvenir de Deuil et Mélancolie, unarticle de Freud que chacun ne cesse avec dévotion deciter. Dans le cas du deuil, on guérit en fin de compte,déclare le médecin viennois, car on finit, avec grandesouffrance, par se séparer de l’objet chéri, par admettresa perte, par se préférer à lui ; mais de la mélancolie, onne peut guérir,en ce qu’elle pousse à préférer éperdumentl’objet perdu à soi-même.La mélancolie fait ainsi portersur le sujet, mort à lui-même, l’ombre de l’objet perdu.

Une tradition moins psychologique et plus sociale dela mélancolie appelle les mots de sauvagerie, de déserts,de misanthropie, de solitude et de vie à l’écart. Bernard

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Beugnot consacre ainsi une étude au discours de laretraite au XVIIe siècle : loin du monde et du bruit –contribution à l’histoire sociale du XVIIe siècle français.Les Solitudes de Gongora, au début du XVIIe siècle,viennent sur le même socle philosophique qui fait préférerla campagne aux villes, la nature aux artifices de la cour.Loin de l’ambition,de l’envie,de la flatterie, le héros desSoledades,un jeune homme que le flot vengeur a rejeté,par miracle vivant, sur la côte après un naufrage,découvre un monde parallèle auprès des bergers, desvillageois, des montagnards. Mais le héros de Molière,qui veut à toute force se retirer dans un désert, est aussiune figure de l’échec, de la volonté de se détruire soi-même. La mélancolie espère un retirement de l’âme enun lieu si écarté que nul ne pourra l’atteindre, elleimagine que la douleur sera plus sage si on est capablede ce recueillement. Dans la souffrance, le mélancoliquese replie sur lui-même,comme un chien mourant,et lècheses blessures. Rien ne semble plus personnel, caranalysable en termes d’angoisse, d’inhibition,de révolteimpuissante ou de timidité extrêmes :pourtant,rien n’estplus social, en fin de compte. L’espace sauvage s’opposefondamentalement à l’espace civilisé.

Il est des chambres, il est aussi des prisons pourl’esprit ; la mélancolie est travaillée par la dialectique del’étouffement et de la libération.Elle prend un grand bold’air vicié des cimes dans La Montagne magique deThomas Mann ; elle se confine dans la clôture, lecouvent, la retraite. Elle cherche un lieu n’importe oùen dehors du monde. Il arrive qu’elle le trouve. Elle

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prend le monde pour un théâtre,et fait du théâtre le seulvrai monde. Elle est anglaise – Shakespeare, Burton,Keats. Elle est italienne – Pétrarque, Dante. Elle est debien d’autres pays.On la suivra sans en faire l’histoire,et sans aucune volonté d’être exhaustive. On fera de lamélancolie un problème d’espaces : espaces de liberté oude fuite, chambres, prisons, monades, forêts. La mélan-colie se tourne et se retourne, sur son lit d’hôpital, sansjamais trouver de position confortable.Cette vie est unhôpital où chaque malade est possédé du désir dechanger de lit, écrit Baudelaire dans « Anywhere out ofthe World »,poème en prose du très mélancolique Spleende Paris.Chacun croit mieux souffrir à un autre endroitde la pièce. Il me semble que je serais toujours bienlà où je ne suis pas, et cette question du déména-gement en est une que je discute sans cesse avecmon âme.

On peut ainsi vivre, en mélancolie, pendant desannées,avant de changer subitement d’agencement parcequ’on aura trouvé soudain, dans la chambre d’hôpital,une porte de sortie qu’on n’avait jamais vue aupa-ravant. C’est un peu ce que raconte Harry Potter, oud’autres romans de fantasy, qui indiquent la porte del’Autre Monde : dans une rue de Londres, banale entretoutes,un pub miteux est coincé entre une librairie et uneboutique de disques. Là est l’entrée.

Mais revenons aux mélancoliques : ils trouvent lemonde étouffant,ridiculement exigu,réduit aux tréteauxdu théâtre qui en fournissent un équivalent saisissant et

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dérisoire. Shakespeare s’exclame, par la bouche de sonMélancolique, que le monde entier n’est qu’un théâtre,sans issue, fors la mort.Ce n’est pas un hasard si, sur untel théâtre,se rencontrent des cerfs et des biches,habitantsnaturels des forêts. Dans As You Like It (Comme ilvous plaira), comédie de Shakespeare représentée en1600, les bannis vivent dans la forêt des Ardennes, etchassent le gibier pour survivre. Jacques, le « mal-content », qui fait partie de leur troupe, prononce unetirade suivant laquelle All the world’s a stage.

Le monde est-il, suivant un topos stoïcien et moralici réactivé, un étouffant théâtre, un théâtre sans autreissue que la mort, ou bien est-ce la société qui est unthéâtre – propos que ne désavouerait pas un La Bruyère–, un théâtre dérisoire ne ménageant, comme échap-patoire, que la vie en forêt? La sauvagerie qui pousse leprétendu Démocrite, philosophe grec contemporain deSocrate,à aller vivre hors les murs de sa ville,comme unhomme des bois, vêtu d’une grossière tunique, seul,malpropre, portant une barbe trop longue, est-elle unesortie définitive du théâtre social? Dans Le Sang noir,étude ethnographique des sociétés de chasseurs en EuropeBertrand Hell précise que l’homme des bois est asocial àcause de l’excès de sa bile noire.Mus par un sang noirhautement concentré, les hommes des bois sacrifienttoute concession aux exigences de la vie normale(confort, hygiène, sociabilité) sur l’autel d’uneexistence entièrement adonnée à la forêt. Est-ce unhasard si le mélancolique Jacques préfère les cerfs auxcourtisans ? Est-ce un hasard si Démocrite, hors de la

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ville d’Abdère, est réputé se plonger dans l’étude descrânes et entrailles d’animaux sauvages?

« All the world’s a stage »

Dans cent ans le monde subsistera encore en sonentier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations,ce ne seront plus les mêmes acteurs, écrit La Bruyèredans ses Caractères. Cette pensée désenchantée,cette comparaison n’est pas nouvelle. Dans Commeil vous plaira, Jacques le mélancolique prend ainsi àtémoin, dans une grande et célèbre tirade, lastructure même du théâtre sur lequel il est en trainde se produire.

Jacques peut sembler, dans la pièce, un person-nage parfaitement inutile. Sa seule fonction sembleêtre d’empêcher la machine de tourner bien rond,et de dénoncer, à tout instant, non sans un espritcaustique appuyé, des apparences toujours trom-peuses. Jacques apporte, à la joyeuse comédie, uneespèce d’inquiétante étrangeté. Le moment où ildéclare tout net aux spectateurs qu’ils ne sont eux-mêmes que des acteurs sur la scène du monde estune de ces déchirures où l’illusion semble se fendre,comme un tissu de soie crevé par une lame. Devantcette révélation, l’intrigue elle-même pâlit. Jeunesgens et (fausses) jeunes filles semblent saisis dansleur essence de carton-pâte, et leurs mouvementsallègres passent dès lors pour ce qu’ils sont : des pas

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comptés sur une scène réduite à elle-même, où seconstruit, sans qu’on soit dupe, une magie d’illusion.Célia, Orlando, Rosalinde sont en réalité des fan-tômes: fantômes les acteurs (tous masculins) qui lesportent, et fantômes les mortels en sursis qui lesécoutent.

Le théâtre de Shakespeare, du haut duquelJacques débite sa tirade, s’appelle justement leGlobe. Ce Globe est le Monde: image ou reflet dumonde, il en est l’analogie. Il est un équivalentminiature du monde, un microcosme. La tirade deJacques a le pouvoir saisissant de rappeler ce qu’estle monde – ce théâtre, ce Globe – c’est-à-dire unespace sans issue. Parallèlement, la pièce repose surune opposition de lieux : la cour, où règne l’usur-pation, la violence et la tyrannie, et la forêt desArdennes, lieu de retraite loin des intrigues. D’unemain, la pièce ménage donc une issue, la sauvageriedes forêts, issue qu’elle dénie de l’autre main eninfligeant cette vérité ultime:

All the world’s a stage,And all the men and women merely players

Le monde entier est un théâtre (une scène) ettous les hommes, toutes les femmes ne sont rien deplus que des acteurs. Ce lieu commun est usuel dansla littérature moraliste comme le montre le livre deLynda G. Christian, Theatrum mundi : the history ofan idea ; mais le prononcer sur un théâtre lui donne

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une butée particulière. On a ouvert, comme destrappes successives, tous les doubles fonds del’illusion théâtrale, jusqu’à tomber sur un mur nu,neutre, gris : le dernier mur, qui est de prison. LeGlobe terrestre est sans issue.

Hamlet découvre lui aussi – là est l’essence de samélancolie –, que le globe n’est qu’une prisonétouffante, et parallèlement que le monde entierpeut être réduit à un pur décor : la sensationd’étouffement va de pair avec cette révélationdérisoire du monde. Pour lui (acte II, scène 2), leDanemark est une prison, ou plutôt un des cachots,cellule ou donjon du monde, qui lui-même est unevaste prison. Il se sent « enfermé dans une coquillede noix », I could be bounded in a nut-shell. La prisondes prisons reste, pour Hamlet, depuis la tragiquescène de sa rencontre avec le spectre, le globedétraqué (distracted globe) de sa propre tête, qui jurede se souvenir de ce pauvre fantôme (acte I,scène V). Le mot « globe » ne vient pas par hasard,en référence au nom du théâtre, lui-même à l’imagedu monde. Microcosme et macrocosme s’emboîtentparfaitement.

Hamlet déclare avoir depuis peu perdu sa gaîté.Tout pèse si lourdement à son humeur (it goes soheavily with my disposition), que la Terre, cette bellecréation (this goodly frame), lui semble unpromontoire stérile (seems to me a sterile promontory).Promontoire? Le terme peut sembler curieux, sauf

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si on considère que la scène du théâtre formait uneavancée – un promontoire illusoire – au milieu desspectateurs qui se tenaient dans le yard. Hamletdésigne ensuite, sarcastique, this most excellentcanopy, the air, look you, this brave o’erhangingfirmament, this majestrical roof fretted with golden fire :quel est ce dais magnifique, regardez! ce somptueuxfirmament, plafond majestueux, constellé d’un feudoré ? En termes plus prosaïques, il s’agit toutsimplement des heavens, les cieux, dispositifscénique spécifique du théâtre élisabéthain. Onpeignait des étoiles sur le plafond de la petite nicheque ménageait, au fond de la scène, le balcon(gallery) en surplomb. Sans doute faut-il voir unerésurgence médiévale dans cette peinture d’astro-nomie, qui place la terre à sa juste place dansl’univers mais semble, à Hamlet, un amas devapeurs pestilentielles : it appears nothing to me but afoul and pestilent congregation of vapours. Et de faireporter pour finir sa dérision sur ce chef-d’œuvrequ’est l’homme, merveille du monde, animal idéal,quintessence de poussière. Quant aux vapeurspestilentielles, il s’agit peut-être tout bonnement desfumigènes dont on a usé à l’acte précédent, aumoment de l’apparition du spectre : il peut en rester,stagnant dans l’atmosphère, assez de nuages pourjustifier l’ironie de l’acteur…

En bref : le monde est petit, étouffant, limité, lameilleure preuve de cette finitude bornée étant sanature illusoire et théâtrale.

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Un tel sentiment associé de dérision du mondeet d’étouffement obsidional se retrouve dans untableau de 1558, réalisé par Matthias Gerung etintitulé Mélancolie. On y voit s’agiter toutes lesoccupations du monde, tous les plaisirs, tous lestravaux et tous les jours. Des foules de petitspersonnages s’y livrent avec la frénésie qu’onimagine : les uns se battent, les autres s’embrassent ;on travaille, on mange, on joue de la harpe ou de laviole, on laboure les champs, on joue, on danse, onélève chiens et chevaux, on fait des acrobaties. Aumilieu de tout cela, une grande statue de femmepensive, ailée, trône sur un tertre. Un cartoucheprécise son nom: Melancolia. Sa taille monumentale,comme sa posture d’absence, l’isolent du mondeenvironnant.

Que diable signifie cette Mélancolie ? FrancesYates l’évoque dans son étude sur la philosophieocculte à l’époque élisabéthaine, au chapitre quiporte sur le poète George Chapman : ce tableau,manifestement influencé par la célèbre gravure deDürer, Melencolia I, souligne le contraste entre lesoccupations affairées, mais quelque peu vides etabsurdes, qui occupent les journées des hommes etla Nuit méditative de la mélancolie, telle que Chap-man la glorifie dans son poème The Shadow ofNight : aux « vanités » du jour s’oppose la paixstudieuse, la contemplation de la nuit. Dans Hymnusin Noctem, Chapman évoque par exemple, the

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souldier to the field (le soldat sur le champ debataille), merchants to commerce (les marchands àleur commerce) ou mariners to seas (les marins enmer). Till thou (deare Night,o goddesse of most worth),tandis que Toi, chère Nuit, ô déesse de ce qui vautbien plus, tu proclames le silence, l’étude, le bien-être et le sommeil (silence, studie, ease and sleepe).

Baudelaire semble proposer une traduction libredu poème de Chapman dans Recueillement :

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.Tu réclamais le Soir ; il descend, le voici :Une atmosphère obscure enveloppe la ville,Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,Va cueillir des remords dans la fête servile,Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,

Loin d’eux

Dans ce désert l’âme entendra la douce Nuit quimarche. A-t-elle ainsi trouvé un havre, cette âmequ’aucun séjour terrestre ne semblait pouvoirapaiser? C’est « sagement » que cette âme « crie »,dans le petit poème en prose « Any where out of theworld » du Spleen de Paris. On lui propose, à cetteâme, d’habiter Lisbonne, la Hollande, Batavia, voirel’extrême bout de la Baltique ; et pourquoi pas le

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pôle ? Ne pourrait-on y prendre de longs bains deténèbres? Mais l’âme ne répond pas. Elle a fait silenceà toutes les propositions du poète. Pas un mot.– Monâme serait-elle morte ? Pourtant, elle finit par faireexplosion, et crie l’inanité de tout déménagement :N’importe où ! N’importe où ! pourvu que ce soit horsde ce monde !

Prenons cette demande au sérieux. Ou aller,n’importe où hors de ce monde? Ce monde détestéest-il la scène dérisoire et sans issue du monde, selonle vieux topos du theatrum mundi, ce qui voudraitdire que l’âme revendique, stoïcienne ou chrétienne,son immortalité ? ou bien le monde est-il plussimplement le monde social, et le malaise celuiqu’on expérimente avec la civilisation?

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Illustration : Matthias Gerung, Melencolia, 1558, peintureà l’huile, musée de Karlsruhe.

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La chasse au cerf

Le cerf est un animal mélancolique, décrète sansplus d’ambages le Dictionnaire de L’Académie fran-çaise, première édition, 1694.

Dans Comme il vous plaira, au début du deu-xième acte, le Duc et ses amis sont réfugiés dans laforêt. Il faut voir en quels termes précieux cesbrothers in exile, frères d’exil, évoquent une viesauvage more sweet than that of painted pomp (plusdouce que celle d’une pompe fardée). Comme leDuc regrette peu la cour envieuse, et comme ilmanie à son gré le paradoxe, louant la dent glacéedu vent d’hiver, qui elle, au moins, ne le flatte point !Sweet are the uses of adversity ! Doux les usages del’adversité ! Et le Duc d’ensanglanter, à son granddam, les hanches rondes du gibier, their roundhaunches (II, 1). Est-ce assez appétissant ! Car il fautbien se nourrir, en forêt…

Dans Le Geste et la Parole, A. Leroi-Gourhannote que le comportement de fuite des animaux desbois est la dispersion : biches, cerfs, chevreuils neforment point de troupeau, et il est dès lors malaiséde les capturer pour les domestiquer. En somme, lesbergers d’Arcadie pouvaient bien se saisir desmoutons, mais pas des cerfs : l’animal sauvage est

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l’animal qui se sauve. Ce gibier s’oppose au bétail,dont l’accouplement à visée productive est évoqué,dans la pièce, à l’acte III, scène II : to bring the ewesand the rams together, and to offer to get your living bythe copulation of cattle (gagner sa vie avec lacopulation du bétail). La vie en forêt pousse àmépriser cette production d’élevage, à privilégier lavie dure mais sans loi des bêtes sauvages, que nul nepoussera jamais à se reproduire sur ordre.

Sur la sauvagerie des animaux et des hommes,rien n’égale, en leur valeur de magistrale synthèse,les propos de Bertrand Hell dans Le Sang noir.Chasse et mythe du sauvage en Europe. Le premiervolet du livre est consacré à l’ethnologie d’unesociété contemporaine, celle des chasseurs. Puisl’auteur aborde l’antique culture : il évoque lesguerriers fauves islandais, qui peuvent tenir tête àsept hommes, Wotan-Odin, le dieu assoiffé decombats, ou les Bacchantes de la tradition grecque.On se souvient d’Euripide et de ses ménades enfié-vrées, attisées par la fureur noire, qui déchirent le roiPenthée à belles dents, au terme de poursuites et detraques dans les bosquets les plus reculés. Plussaisissante encore est la scène, dans Penthésilée deKleist, où la Reine des Amazones, les dents dégou-linantes de sang, dévore à pleines dents la chair crueet palpitante de son cher Achille, son amant adoré,qu’elle vient de mettre à mort sur le champ debataille !

Chaleur, ardeur sexuelle, transport frénétique,

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transe extatique caractérisent les humains possédéspar la sauvagerie. Comme la mélancolie, la sauva-gerie est d’abord une affaire d’énergie débordante,de véhémence sexuelle, d’odeurs âcres et fortes, defluides suspects et redoutables. La mélancolie n’estpas la « dépression » ; c’est tout l’inverse ; c’est tropd’ardeur. La dépression, certes, en résulte, mais c’estle prix de trop d’intensité. La mélancolie est unepossession, due à une trop grande concentration debile noire, suivie d’un abattement dégoûté et triste.

Marsile Ficin l’évoque dans son De Vita, en1489: cette humeur qui s’embrase et qui se carbo-nise rend les hommes violents et furieux, audacieuxjusqu’à la férocité. À entendre Ficin, on croirait quela physiologie humaine est celle d’une chaudièreencrassée. Le corps brûle sous l’action du fluideintense, du pétrole de l’âme qu’est la bile noire, maisil brûle trop, et trop fort, d’une flamme inquiétanteà force d’être vive ; il ne reste plus, après com-bustion, qu’une suie noirâtre, qui s’éteint comme unsang refroidi – rendant les hommes stupides ettristes, abattus, refroidis, affligés. Hildegarde deBingen, au Moyen Âge, dans son livre de médecine,Causae et Curae, n’évoquait-elle pas déjà l’ardeursexuelle des mélancoliques comme une rage de loupdévorant? Elle décrit le mélancolique comme un fousexuel, dévoré par lui-même, dont le désir est plusfort que tout. Il en brûle, là est sa flamme intérieure.On sent qu’il mourra de consomption interne s’iln’assouvit pas son désir, qui détruira tout sur son

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passage – peu importe. Cet homme qui se rue dansles femmes parce qu’il ne peut pas faire autrement,qui sans doute les déteste, qui voudrait les voirmourir sous ses coups redoublés, incarne la sauva-gerie la plus pure. Les veines de ces hommescontiennent un sang noir et épais (nigrum et spissumsanguinem). Avec les femmes, ils se comportentcomme des ânes : superflui in libidine ac sine modera-tione cum muliebris velut asini – sans modérationaucune dans le désir. Ils deviennent fous (frenetici)s’ils ne peuvent posséder de femme ; le besoin deplaisir est pour eux comme un vent qui s’abat :ventus delectationis cadit). S’ils pouvaient, ils feraientmourir la femme dans cette étreinte : feminam inconiuctione hac mortificarent. Pourquoi diable ceshommes sont-ils ainsi ? Parce qu’ils sont travailléspar les fantasmes produits par leur imagination :quoniam multis fantasmatibus fatigantur.

Ainsi l’écrit Hildegarde de Bingen, à son chapitredes mélancoliques. Le mélancolique est un fou desexe, mais cela ne va pas sans quelques qualités,qu’elle souligne : ces hommes-là savent travailler deleurs mains, ils sont acharnés à l’ouvrage. Excessifsdans le désir charnel, ils le sont aussi dans le travail ;sans mesure dans leur vie sexuelle, ils le sont aussibien dans leur vie en général.

Nous voilà loin de la peinture nosologique de lapsychiatrie dépressive. Ce ténébreux-là n’est ni veuf,ni inconsolé. Il n’a pas la voix monocorde, il n’estpas marqué par l’extinction, en lui, de tout désir de

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vivre – bien au contraire. Il n’est pas hanté parl’ombre de l’objet perdu. Il vit fort sa vie, par natureet par complexion. On soignera les ratés de samachine, on décrassera périodiquement sa chau-dière. Mais que faire de plus ? Le brillant élèved’Aristote qui, dans l’Antiquité, avait rédigé leProblème XXX – suivant lequel la mélancolie, bienconduite et dosée, mènerait seule au génie – exprimeparfaitement cette ambivalence. On a tort, dans lapsychiatrie contemporaine, de considérer comme« mélancolie » l’abattement lui-même, état résultatif,détumescence. Il faut reconnaître l’ensemble duprocessus (que certains disent, de fait, « maniaco-dépressif ») et sa source effroyablement vitale : lamélancolie est une ardeur noire, une fièvre noire, unsoleil noir qui brûle sans pitié.

Dans la partie ethnologique de son livre, aupremier chapitre, Bertrand Hell évoque la passionde la chasse comme une possession dévorante, unefièvre dans le sang. La Jagdfieber de la chasse, « c’estdans le sang » ; c’est une inclination brûlante qui faittout délaisser, travail, famille, patrie ; un bouillon-nement irrépressible. Les chasseurs ne se rasentplus, ne se lavent plus, ne mettent plus de vêtementspropres. On assiste à l’irruption paroxystique, enautomne, d’un flux sauvage, chez le chasseurcomme chez le cerf. L’homme et sa proie sont unispar le sombre embrasement de leur sang noir.Toutcela est affaire de mâles : les biches sont dédaignées,

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et les femmes écartées de la forêt, exclues de lachasse.

Après la mort du grand cerf, on trempe unrameau dans son sang et on l’offre au tireur, qui fixeaussitôt sur son chapeau la « brisée » rougie. On boit,à même la plaie béante de la bête, une gorgée de sonsang cru, encore chaud. Puis on vide l’animal,partageant les parts de gibier avec une précisionsourcilleuse.Ainsi s’ensauvage l’homme par ailleurscivilisé.

Au second chapitre, qui porte sur la circulationdu sang noir, l’auteur envisage la persistance desschémas de l’humorisme, qui fondaient la doctrinemédicale traditionnelle depuis Hippocrate ; ilremarque que la tradition du sang mélancolique estencore vivace dans la civilisation – ou est-ce lasauvagerie – contemporaine. Le chasseur est associéà la terre et à l’automne. Il entretient des rapportsprivilégiés avec certains animaux, cerf, chien,sanglier. La venaison, viande « échauffée », a l’odeuret le goût de la sauvagerie. Sur les entrailles del’animal pèse un rigoureux interdit alimentaire; ainsiles entrailles les plus noires, baignant dans le sang leplus âcre et redoutable, sont-elles enterrées en forêt,où seuls les animaux les plus infects, les plus« puants », comme le renard ou la fouine, viendrontparfois les déterrer pour les manger.

Suit une véritable échelle des viandes, établiesuivant la dégradation progressive de la chaleur. Lesabats consommables, foie, cœur, rate, sont une

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viande noire que les hommes ont l’apanage de fairegriller ; les viandes rouges sont mises en marinade,après des rituels de refroidissement – jadis uneexposition aux courants des vents les plus froids,aujourd’hui la congélation. Enfin les parties externesde la bête, les viandes blanches, sont affectées d’unmoindre coefficient de sauvagerie : tout le monde,même les femmes et les enfants, peuvent risquerd’en manger. Mais seul un chasseur aguerri peutsupporter la toxicité des viandes les plus noires : sonpropre sang l’aura, en quelque sorte, mithridatisé.

Tel est le cerf, redoutable, mâle, dangereux et fort– puissante incarnation de la vie sombre et âpre quibrûle dans le sang mélancolique. On reconnaît, dansun tel cerf, le frère de sang des hommes décrits parHildegarde, ces bêtes sauvages qui forniquent et quibrament, si éperdument, leur rut insoutenable.

Pourtant, ce motif du cerf, vulgarisé dans lalittérature et l’art mélancoliques, semble avoirpassablement pâli sous ce traitement : quand Jacquesle malcontent contemple un cerf mourant quipleure, blessé à mort dans la forêt, c’est pourphilosopher sur les gloires de ce monde, non pourrendre hommage à la sauvagerie de la bête. Un cerffigure sur le frontispice de The Anatomy of Melan-choly de Robert Burton : il a été réalisé par ungraveur peu connu, Le Blon, pour la troisièmeédition de l’ouvrage (1628), sous la direction deBurton lui-même. Loin d’incarner la sauvagerie, ilillustre prétendument la solitude (solitudo, précise le

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titre du cartouche), quoiqu’on trouve réunis un cerfet une biche sur l’image; et un petit poème accolé àl’image explicite son contenu en des termes d’unerare platitude. Une gravure de Virgil Solis (1514-1562), illustrant le type melancolicus, accordaitencore une place à la tête d’un cerf, aux côtés d’uncygne. Cependant, d’autres gravures du même typeet de la même époque (H. S. Beham, vers 1539; JostAmman, vers 1589) ne révèlent nulle trace decervidé. L’association du cerf et de la mélancoliesemble devenir moins immédiate. Commentant lagravure de Virgil Solis dans La Mélancolie au miroir,Jean Starobinski insiste sur le cygne, et néglige lecerf. Le tableau où Frida Kahlo, en 1946, se repré-sente elle-même en cerf percé de flèches (Je suis unpauvre gibier) évoque plus quelque icône de saintSébastien que l’univers mélancolique ; n’était le livrede Bertrand Hell, qui ne vient pas de la mélancoliepour aller vers le cerf, mais qui part au contraire dela chasse pour rencontrer le sang noir, la lignée quiunit cerf et mélancolie serait complètement inter-rompue.Voire? il en existe au moins deux contre-exemples : la « folie Tristan » du Moyen Âge, et leTraité de la mélancolie de Cerf, de Christian Doumet(1992).

L’amour prend le maquis

On raconte communément que Tristan et Yseut,c’est une histoire tragique, l’histoire de la mort

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tragique des amants. Où aura-t-on vu cela ? Pasdans le Tristan de Béroul : personne n’y meurt, saufdes félons. Mais dans celui de Thomas : Tristan,blessé gravement aux reins lors d’un combat auprofit d’un double étrange de lui-même,Tristan leNain, attend désespérément la venue d’Yseut. Hélas,un double étrange d’Yseut, la femme que Tristan afinit par épouser par nostalgie, parce qu’elle s’ap-pelle Yseut comme son aimée, se venge du peud’amour de son mari en proclamant noire la voileblanche du navire espéré.Tristan meurt de douleur;Yseut aussi, peu après.

Pourquoi avoir surtout retenu, de l’histoire deTristan et Yseut, cet épisode? Sans doute parce qu’ilest, certes navrant et tragique, mais surtout parfai-tement conventionnel. Il permet d’éliminer radi-calement l’épineux problème de Tristan et Yseut : leproblème du sexe-amour, de l’amour charnel qui estle seul vrai amour, des relations sexuelles électives,exclusives, et passionnées.

Du point de vue social, on tolérera soit l’amourconjugal, défini par les Pères de l’Église comme uneréciproque amabilité, soit – c’est plus moderne – lesrelations multiples et sans lendemains, comme l’auravoulu la révolution sexuelle des années 70, parexemple. Dans les deux cas, on éludera le sexe-amour, à la fois électif et charnel, tels que l’incarnentTristan et Yseut dans le roman de Béroul. AndréBreton aura pourtant tenté, mais maladroitement,de le promouvoir. Il exprime cette aspiration au sexe

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électif dans L’Amour fou, mais en des termes sipompeux qu’on y entend l’écho de la tradition :l’accent de cet amour fou ne porte pas sur le désir,mais sur l’impératif d’une monogamie hétéro-sexuelle dont le modèle, trop conforme par ailleursà l’attente sociale en matière de conjugalité, n’a pasété compris vraiment dans sa spécificité, ni dans soncaractère subversif. Il aurait fallu le dire mieux, etautrement que sous la forme de ce récit déplaisant,guindé et bizarre, L’Amour fou.

On cite, de ce texte, les mots : Amour, seul amourqui soit, amour charnel, j’adore, je n’ai jamais cesséd’adorer ton ombre vénéneuse, ton ombre mortelle. Unjour viendra où l’homme saura te reconnaître pour sonseul maître et t’honorer jusque dans les mystérieusesperversions dont tu l’entoures. Rien n’est expriméclairement dans cette phrase allusive, qui se laissealler à la facilité de la prophétie, et à la tentation, toutaussi facile et traditionnelle, d’allier amour et mort.La mention des « mystérieuses perversions »détourne également du problème, celui de l’amoursexuel électif, qui n’est ni conjugalité, ni libertinageà choix multiples, et que chantaient déjà les trou-badours. Breton aura mentionné plusieurs fois, dansses entretiens, ses affinités avec l’univers destroubadours, mais sans expliciter clairement lanature de cette préférence ; on peut dire pourtantque c’est une même conception de l’amour, à la foissexuel et électif, qui en est probablement le moteursecret. Cet amour, très mal dit « courtois » (il n’est

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pas « courtois », il est sexuel) s’oppose à la fois à laconjugalité sous toutes ses formes comme aulibertinage.

L’amour « courtois » est réel ou supposé : onn’entrera pas dans ces polémiques. Il suffit qu’il soitun fantasme collectif et construit, une « idéologie »cohérente, pour qu’il ait pleinement droit de citédans l’imagination culturelle, les conceptions quimodèlent le cœur et les émotions des hommes etfemmes du XIIe siècle. Une idéologie est un ensembled’« idées », ou plutôt d’opinions ressassées par tousde façon inconsciente, qui prennent poids etconsistance jusqu’à former un véritable système,pour gloser la classique définition de Engels. Unetelle fantasmatique n’est pas un immobile corps dedoctrine, mais un véhicule sans cesse propulsé parla tension des désirs en vigueur.

Donc, suivant ce fantasme, ou cette conceptionmédiévale, l’amant choisit une dame, et une seule,pour qui il soupire de désir, et qu’il possède troprarement ; il brûle du désir de la posséder encore etencore ; il s’enfièvre de passer, en rêve, ses mainssous son vêtement. Mais toutes sortes de gêneurs,maris et jaloux, incarnent la pression de la société,et ses impératifs destructeurs. En marge du malaisedans la civilisation, l’espace sauvage de l’amoursexuel se vit à la sauvette ; il n’opte pas radicalementpour le maquis. Au terme d’une compromission, ladame vit, partagée, entre son mari – à lui les fonde-ments sociaux de l’héritage, du lignage et de la

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féodalité – et son amant – avec lui la liberté d’aimer,et d’aimer corps et âme.Tristan et Yseut vont plusloin, vivant radicalement dans les bois.

Cette problématique, qui oppose amour social-conjugal et amour sexuel-sauvage peut semblerétrange de nos jours, puisque nous vivons avec unchamp amoureux construit d’une manière trèsdifférente. La forme contemporaine de l’amoursocial-conjugal, petits cœurs mièvres et Saint Valen-tin en sucre rose, est cohérente avec le modèleéconomique capitaliste issu du XIXe siècle, formecontemporaine de l’oppression sur les hommes ;amour, cela veut dire vie de couple, consommation,économie du ménage, foyer, travail salarié. AuMoyen Âge, au contraire, la féodalité impliquait des« largesses », une réalité économique axée sur ladépense somptuaire et non sur le « tant vaut tant »que Claudel met dans la bouche du capitaliste deL’Échange.

Le sexe est réputé se plier à cet impératif amou-reux conjugal, et cela depuis le XIXe siècle justement:autant mettre, pour le capitalisme, toutes les forcesde son côté. Il en résulte une amertume, unefrustration – impossible, dans ces conditions, defaire vraiment l’amour – assortie d’exutoires auto-risés : soit l’adultère, si possible avec de multiplespartenaires, soit le narcissisme primaire érigé envaleur amoureuse suprême.

Le narcissisme primaire valant comme amour :là est sans doute la grande invention fantasmatique

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de notre fin de millénaire, de même que l’érotique« courtoise » était celle des troubadours. On glorifieaujourd’hui exagérément l’expérience du « coup defoudre », le fait de « tomber amoureux » : la chanson,les films, les romans faciles valorisent cette expé-rience de la mise au miroir, où le moi se trouveinfiniment plein de lui-même, où il jouit intensémentde ses propres sensations, où il rayonne de sonindividualisme puissant. C’était la chanson, celle destroubadours, qui était au Moyen Âge le vecteur del’idéologie en matière d’amour ; c’est encore lachanson, au XXe siècle, qui serine cette expérience etlui accorde une grande valeur.

On aurait tort de mépriser la ritournelle, de laconsidérer comme quantité négligeable. Pourprendre un exemple, que la frange la plus com-merciale de la chanson française actuelle véhiculedes valeurs d’individualisme et de narcissismeexacerbé (À vingt ans, rien n’est impossible, Je crois àmon étoile/les rêves ont ce grand pouvoir, Sur la route/jetrace, je trace, etc.) n’a rien d’innocent. Cette formed’amour est celle que Christian Prigent appelle« l’œuvide », l’œuf vide, glacé de miroirs, magnifi-quement lisse, sans prise aucune, centré sur lui-même et sa profonde et séduisante inanité.

Ce sont là des « idées » bien propres à accréditerle « mythe de l’individu » autonome et égocentrédont Miguel Benesayag a pu montrer, dans LeMythe de l’individu, qu’il avait discrètement partieliée avec les plus inquiétantes exigences de la

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modernité capitaliste. Le contexte socio-écono-mique détermine durement une conception narcis-sique de l’amour tout simplement parce qu’il y aintérêt. La chanson de show-bizz exprime lasurpuissance du narcissisme primaire, tel que ledéfinit Freud dans son article de 1914, Pour intro-duire le narcissisme. En jargon, on pourrait dire quecette pratique de la chanson traduit la plénitudeaccomplie, liée à l’investissement libidinal originairedu moi – le problème étant que, toute accompliequ’elle soit, cette plénitude est stérile et vide, l’in-vestissement libidinal originaire du moi gagnant àêtre dépassé dans ce qu’on appelle parfois, end’autres termes que psychanalytiques, l’amour del’autre, ou du prochain.

Loin de cette érotique contemporaine auto-centrée, loin du narcissisme et de l’individualismeérigés en valeurs indéfectibles du capitalisme, leRoman de Tristan de Béroul, le plus ancien texteconnu sur ce sujet (écrit vers 1150) montre simple-ment comment se vit, dans la forêt sauvage, l’amournon pas « fatal », non pas « courtois », non pas« passion », mais bien sexuel, par opposition àl’amour conjugal intégré dans les visées de la viesociale.

Peut-être le sexe est-il une malédiction desorcière. Le filtre d’amour, bu lors de la traversée dela mer, invite à le penser, et aussi le cri d’Yseutquand Tristan et elle se sentent délivrés de l’union

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de leurs corps: De la comune de mon cors/Et je du suensomes tuit fors ; l’envoûtement sexuel a cessé. Elledéclare à l’ermite, avant de s’en retourner chez le roi,qu’elle aime désormais Tristan comme un ami, sansdéshonneur : de bone amor/Et com amis, sanz desanor(vers 2327 et suivants). On verra ce qu’il en est dece vœu pieux dans la suite de l’histoire.Assurément,et là est la grande inquiétude subversive suscitée parle roman de Béroul, il faut plus d’un tour de sorcière,plus d’un filtre magique aux pouvoirs prétendumentlimités à trois ans pour séparer vraiment des amantsde chair, qui s’aiment plus profondément, s’aimantainsi, que tous ceux qui prétendent fonder, sur leurprétendu amour, un lien social qui n’a que faire, enréalité, de cette force-là : Éros.

L’opposition qui structure la question d’Amourn’est pas, comme le prétend une idéologie à conno-tation vaguement cartésienne, celle de l’esprit et ducorps. Il ne s’agit pas de choisir entre la spiritualitéplatonique des sentiments et l’érotisme du sexe.Rien de cette bipartition n’est réellement valide ; enrevanche, et c’est bien ce que signifie le roman deBéroul, l’opposition de l’ordre (social) et du désor-dre (sauvage) fonctionne bien pour rendre comptede l’amour.

Pour Platon, amour est nomade, voire SDF. Onlit dans les traductions françaises du Banquetqu’Amour est toujours pauvre, et loin d’être délicat etbeau comme on se l’imagine généralement, il est dur,sec,sans souliers, sans domicile ; il n’a jamais d’autre lit que

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la terre ; sans couverture, il dort dehors, près des portes,dans les rues. Bref, l’Amour est un indigent. Il n’arien de joli, rien de charmant – et surtout, riend’établi. Avec lui, tout ce qui s’édifie est toujoursmenacé d’être jeté à bas ; la promesse d’« amourtoujours » est contraire à son principe même ;Amour n’est pas dans l’éternité tranquille, mais dansla lutte de tous les instants. Quand il parle de l’uniondes époux, saint Augustin ne fait précisémentaucune référence à l’amour. Fidélité, loi, unionsacrée, tendresse réciproque peuvent être invoquées– mais nullement l’amour, qui se définit comme uneforce antagoniste à toute épargne, à tout acquis, àtoute construction, et qui demande vitalité, énergieet courage.

Au nom d’Éros ainsi entendu, Tristan et Yseutprennent le maquis et mangent du gibier pendanttrois ans. Cette histoire non-tragique, mais résolu-ment antisociale est racontée par Béroul. C’estl’histoire d’un archer, d’un chasseur :Tristan. On nes’en étonnera guère, car selon Platon, Amour estbrave, résolu, ardent, excellent chasseur, inventant desruses toujours nouvelles, ingénieux, plein de ressources.Ainsi Tristan invente-t-il, dans la forêt, un arc fixequi ne rate jamais sa proie. Le Roman de Tristan estune histoire de chasse, d’amour et de sang noir :l’histoire de deux proscrits de la société deshommes.

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Béquilles et mélancolie

L’édition des « Lettres gothiques » donne duTristan de Béroul une version bilingue et nonreconstituée ; le « roman » n’a ni début, ni fin. Lesauteurs de l’édition se chagrinent, dans la préface,de ne pouvoir retrouver les traditions orales quidevaient être vivantes en Cornouailles, et que Béroulaurait entendues et adaptées. Faut-il pleurer vrai-ment ces légendes? Nous sommes en présence d’untexte véritable. Les 32 folios du manuscrit français2171 de la Bibliothèque nationale de France, toutmutilés qu’ils soient, présentent, de la plume d’unécrivain, une version thématiquement cohérente del’histoire ; une histoire sans autres morts que celledes méchants, sans fin tragique, sans repentir et sansrenonciation ; une histoire qui oscille entre deuxpôles significatifs, la forêt et la plaine.

Tristan et Yseut, les deux amants maudits, sontdénoncés, traqués, portés vers le bûcher.Yseut estmême menacée par châtiment d’un viol multiple quilui ferait préférer encore la mort : j’ai ci conpaignonscent./ Yseut nos done, s’ert comune, propose au roiMarc un dénommé Yvain, qui n’a rien du chevalierau lion ! Cet homme est un lépreux atrocementmutilé. L’étreinte de chacun de ces cent compa-gnons sera si terrible qu’elle en mourra : Sire, en nosa si grant ardor/Soz ciel n’a dame qui un jor/Peüstsoufrir nostre convers. Cette ardeur est celle del’ardeur qui consume les corps malades : les habits

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des lépreux leur collent à la peau. Le sort d’Yseutest donc l’embrasement, selon les flammes dubûcher ou selon l’ardeur d’une étreinte sexuellequ’elle ne pourra pas supporter.

Le roi Marc, fort intéressé par la propositiond’Yvain, balance peu entre ces deux suppliceségaux ; il livre Yseut aux ardeurs des malades. Lareine supplie qu’on la brûle plutôt que de subir untel viol. Les lépreux, tous armés de béquilles,entourent et pressent Yseut, que Tristan sauve inextremis de ce mauvais pas, l’entraînant à sa suitedans la forêt où ils vivront pendant trois ans.

La lèpre est, au Moyen Âge, associée à l’ardeurde la luxure. Dans un cycle en prose de la quête duGraal, datant du XIIIe siècle, on rencontre ainsi unedame dévorée par la maladie, pour avoir de tropprès goûté, et trop ardemment, la compagnie deshommes. Une vierge, la sœur de Perceval, se sacrifiepour la sauver; le sang versé de la vierge, sang chasteet pur, restaure dans sa santé la châtelaine, qui n’adès lors rien de plus pressé que de retourner à sesoccupations sexuelles premières. C’en est trop: lescompagnons massacrent tous les habitants duchâteau. Ce que le sang n’a pu racheter, le fer le ferapérir. Le châtiment divin s’abat ainsi sur la luxuria,péché capital.

Dans le texte de Béroul, les lépreux sont décritscomme possédés par une ardeur dévorante. Unemaladie proche de la lèpre, et qui faisait aussi des

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ravages à l’époque, s’appelait, de fait, mal des ardentsou feu de saint Antoine… En somme, comme leremarque A. Claudy dans son Histoire de la derma-tologie lyonnaise, trois affections à forte composantedermatologique, la peste, la lèpre et le mal desardents, ont marqué particulièrement les esprits. Iln’est pas dit que, d’un point de vue strictementmédical, elles aient été toujours clairement distin-guées : l’eczéma chronique, le psoriasis ou latuberculose cutanée étaient souvent baptisées« lèpre », et on confondait dans un même anathèmeles malades de la grosse veyrolle, ladres et autres povrescontagieux. Partout, on éloignait les malades, on s’enprotégeait, on les dissimulait – sauf Grünewald quiéprouve un diabolique plaisir de peintre à exhiberles gangrènes les plus purulentes.

Huysmans a commenté La Tentation de saintAntoine du musée de Colmar, où l’on ne peut man-quer de repérer, au premier plan, un être bizarre,assis,encapuchonné et presque nu,qui se tord de douleurprès du saint, et dont la maladie de peau est horrible.Est-ce une larve, est-ce un homme? En tout cas, jamaispeintre n’a osé, dans le rendu de la putréfaction, alleraussi loin. Il n’existe pas dans les livres de médecine deplanches sur les maladies de la peau plus infâmes. Or,précise Huysmans, ce tableau vient d’une abbayeantonite. L’Ordre des Antonites ou des Antonins futfondé, en 1093 dans le Dauphiné par un seigneurnommé Gaston, dont le fils, atteint du mal des ardents,fut guéri par l’intercession de saint Antoine. Il eut pour

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raison d’être de soigner les malades férus de ce genred’affection.Portant un tau bleu sur leur costume noir,les moines antonites s’affairent aux soins desmalades : le tau (une béquille) est l’attribut tradi-tionnel de saint Antoine. Ce mal des ardents, quitient de l’ergotisme gangreneux et de la peste, provoquedes brûlures insoutenables.

Dans le Tristan de Béroul, les lépreux, quimenacent de violer et de contaminer Yseut, décla-rent : « en nous brûle une si grande ardeur », en nosa si grant ardor. Ici, l’ardeur renvoie surtout à l’idéede luxure. Très proche, cependant, d’un point devue métaphorique, est le feu de saint Antoine.AndréChastel a montré, dans La tentation de saint Antoineou le songe du mélancolique, que saint Antoine àl’automne du Moyen Âge était, en bonne concur-rence avec Saturne, le mélancolique par excellence.Son attribut est cette béquille qui se retrouve styliséepar le tau sur l’habit des moines antonites, gué-risseurs des pestes et du mal des ardents. Sur lesgravures médiévales représentant les quatre tempé-raments, la mélancolie est figurée par Antoineaccompagné d’un cochon, et tenant à la main un tauou une béquille. Un imaginaire antonien se déploiedonc autour de la béquille, entre lèpre, peste et maldes ardents.

Le texte de Béroul insiste admirablement sur lesbéquilles que les malades brandissent comme desarmes dans leur combat contre Tristan. Cettebataille des amants contre les ardents signifie aussi

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que Tristan et Yseut font corps avec leurs agresseurs.L’idée de contamination érotique, inspirée par lerisque encouru par Yseut d’avoir avec les lépreuxdes rapports sexuels, revient de manière lancinantedans le texte : quand Tristan se déguise en lépreuxpour faire passer à la reine le marécage plein deboue, il est un homme entre ses cuisses, lépreux qu’ilest prétendument, ce qui permet à Yseut de fairesans mentir son rusé serment de fidélité conjugale :à califourchon sur son lépreux, Yseut la bellechevaucha/Janbe deça, janbe dela. Elle peut jurerensuite qu’aucun homme n’est entré entre sescuisses, à l’exception du lépreux qui lui servit debête de somme et du roi Marc, son mari : Qu’entremes cuises n’entra home/Fors le ladre qui fist soi some,/Qui me porta outre les guez,/ Et li rois Marc mesesposez.

Lépreux,Tristan attend le passage de la reine aubord du chemin, demandant l’aumône et racontantau roi Marc que depuis trois ans une lépreuse,rendue lépreuse par son propre mari lépreux, l’aurarendu à son tour lépreux, lui-même, par conta-mination. Il couchait avec cette femme qui res-semble, à s’y méprendre, à Yseut la reine, et le mal arésulté de leurs ébats (O lié faisoie mes joiaus,/ Cistmaus me prist de la comune). Le roi Marc rit de boncœur, sans se rendre compte que, bizarrement,l’accusation de ladrerie luxurieuse remonte icijusqu’à lui-même, tout roi qu’il soit.Tristan accuseindirectement le roi d’avoir désiré Yseut : la luxure

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lépreuse n’est pas seulement courageux exil en forêt,elle est aussi mal secret, caché, couvé au sein mêmede la cité. En somme, le responsable de tous cesmaux, c’est Marc; c’est lui le coupable, c’est lui quiétait le premier lépreux. Mais Tristan ne peut le luidire en face, sinon par le détour d’une de ces« folies » qui inspireront les épisodes d’Oxford ou deBerne: on y voit Tristan, véritable « fou du roi », seulcapable de lui cracher toutes les vérités à la figure,tandis qu’inconscient de cette force subversive quise traîne à ses pieds, méprisant sans savoir cethomme contrefait, lépreux, misérable, qui luiraconte la vérité vraie, le roi Marc rit à gorgedéployée.

La récurrence lancinante de la luxure fait doncde Tristan un maudit social, métaphoriquement unlépreux que les bonnes gens tiennent à l’écart dumonde. Tristan et Yseut sont des « lépreux » : ilsvivent comme des parias, en marge de la société deshommes, isolés hors des agglomérations. Comme leslépreux, ils ont trop de chaleur sexuelle ; comme lessauvages des bois, trop de bile noire, trop de mélan-colie. En cachant-dévoilant son mal d’amour au roiMarc lui-même,Tristan endosse, pour lui commepour Yseut, cette identité sexuelle et marginalisée delépreux, et un isolement que, revenu de sa rageamoureuse, il déplore douloureusement. Le feusexuel des lépreux – dont pas une femme ne peutréchapper après l’amour, selon les propos d’Yvainle terrible – a contaminé Yseut, comme si le viol

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promis avait réellement eu lieu. Tristan et Yseut,ensauvagés, deviennent des lépreux lubriques ; ilssont atteints métaphoriquement d’une sorte de maldes ardents, et entrent ainsi, sous le signe de saintAntoine, en mélancolie.

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Illustration, Grünewald, La Tentation de saint Antoine,Retable d’Issenheim (1512-1516), Musée de Colmar, détail.

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Illustration : Le Calendrier des bergers, XVe siècle, gravuredes Quatre Tempéraments, détail : le mélancolique avec sabéquille.

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La chasse des amants

Tristan et Yseut, dans la forêt, vivent comme desproscrits. Ils fuient les terrains découverts, ils fuientles plaines fertiles où pousse le blé dont on fait lepain. Le texte le répète plusieurs fois : ils sont sanspain, ce qui est une grande souffrance (Li pain lorfaut : cë est grant deus). Ils se contentent de gibier :Tristan est habile chasseur à l’arc (En Tristran outmot bon archier) et il tue assez de bêtes des bois (Decers, de biches, de chevreus/Ocist asez par le boscage).Mais il leur faut tous les jours changer de campe-ment (Sol une nuit sont en un leu). S’étonne-t-on qu’àforce de mener cette vie nomade et de se nourrir devenaison, ils deviennent noirs et hâves? Que leurshabits tombent en lambeaux? Ce sont deux amantsqui s’aiment, et ils le paient cher, d’une vie âpre etrude (Aspre vie meinent et dure).

Le texte oppose nettement, sur ce registre de lanourriture, la vie en plaine et la vie en forêt. En effet,Tristan reste dans les bois et évite les terrainsdécouverts : Au bois se tient, let les plains chans. On senourrit de chair : Molt sont el bois del pain destroit(dans la forêt, le pain leur manque beaucoup), Dechar vivent, el ne mengüent (et ils ne mangent riend’autre).

Le chien de chasse de Tristan, Husdent, lesrejoint dans la forêt. Ses aboiements pourraient fairerepérer les proscrits ; Tristan apprend donc à sonchien à chasser sans aboyer.Transfuge de la plaine

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à la forêt, le chien devient une bête sauvage, luiaussi. Il fait le lien entre les deux mondes : d’ailleurs,c’est un chien blanc, Husdent le Blanc (Husdent liblans) couleur de magie, comme Gandalf dans TheLord of the Rings. Il est psychopompe ou guide desenfers, a-t-on pu dire.Vraiment? La forêt n’est pasun enfer, sinon par métaphore. En revanche,Husdent le Blanc fait le lien entre la vie civile, enplaine, et le monde sauvage de la chasse, en forêt.Au moment de le détacher, chacun croit qu’il a larage, tant il semble redoutable. Selon Bertrand Hell,l’enragé est la proie d’une possession sauvage liée ausang noir. Ce n’est pas un hasard qu’Husdent passepour un chien enragé.

Au bout de trois ans d’une vie vécue sous le signede la chasse,Tristan et Yseut cessent de sentir l’effetmagique du filtre. C’est au retour d’une chasse aucerf que Tristan, revenant à sa cabane, pense sou-dain à la cour qu’il a depuis trois ans quittée. Il aoublié sa chevalerie, ses usages, ses barons. Il estbanni du royaume. Tout lui manque, le vair et legris : Oublié ai chevalerie,/ A seure cort et baronie./ Gesui essilié du païs./ Tot m’est falli, et vair et gris. C’estgrand signe de mélancolie que de manquer de vairet de gris : le troubadour Guillaume d’Aquitaine,dans sa chanson d’adieu au monde, évoque la joieet le plaisir teinté de regret de devoir quitter pourmourir E vair’ e gris e sembeli – Et vair et gris etzibeline.

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Le regret de Tristan est social, et le contre effetdu filtre dégrisé consiste à faire rentrer en force,dans la pensée de l’éperdu d’amour, la gifle sou-daine de cette réalité sociale, qu’il avait complè-tement oubliée.Tristan se rend compte soudain qu’ildevrait plutôt se trouver à la cour d’un roi que dansla forêt, et qu’il fait vivre Yseut dans une loge defeuilles, au lieu d’une chambre.Appuyé sur son arc,il se lamente. Parallèlement,Yseut regrette servanteset appartements – tout le confort que donne la vieen société. Ils s’exilent dès lors volontairement deleur sauvagerie ;Yseut revient vers le roi Marc.

Quand le roman s’interrompt, inachevé,Yseut etTristan s’aiment toujours. Ils continuent à seretrouver dans la forêt, pour faire l’amour.Tristan adonné son chien Husdent à Yseut ;Yseut a donné àTristan un anneau. Sur la seule foi de cet anneau,elle jure d’accourir à sa moindre demande, et de luiobéir sans condition: nul roi Marc ne saurait le luidéfendre, que ce soit raison ou folie, de faire tout ceque dira, de la part de Tristan, le porteur de cetanneau, venu de sa part.

Mais por defense de nul roi,Se voi l’anel, ne lairai mie,Ou soit savoir ou soit folie,Ne face com quë il diraQui cest anel m’aportera.

Elle le répète en d’autres termes un peu plus

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loin : rien ne l’empêchera, ni tour, ni mur, ni placeforte, d’obéir à l’ordre de son amant.

Mais dès que reverrai l’anel,Ne tor, ne mur, ne fort chastelNe me tendra ne face errantLe mandement de mon amant

Cette soumission absolue, qu’on a trop voulu voircomme un trait d’amour « courtois », est un reste desauvagerie : nul n’appartient à un autre à ce point, s’iln’a pas longuement vécu dans des lieux étrangers auséjour ordinaire des hommes.Yseut, dans leurs adieux,ne cesse de répéter à Tristan qu’elle est sa « drue », c’est-à-dire sa maîtresse au sens charnel du terme,et que leurrelation est de « druerie » - amour sexuellement comblé.Et alors que Tristan devrait partir, obéir à un ordred’exil en terre lointaine, pour laisser Yseut au pouvoirdu seul roi Marc, la reine lui demande de rester prèsd’elle, caché, dans la forêt : Gel prié, qui sui ta chieredrue – je te prie,moi qui suis ta chère maîtresse – Qantli rois m’aura retenue – quand le roi m’aura reprise enson pouvoir – Que chiés Orri le forestier/T’alles lanuit la herbergier. Tristan devra donc passer la nuitchez Orri le forestier.Il y trouvera le souvenir de maintesnuits qu’il y passa avec Yseut, dans le lit qu’il fit fairepour eux:Nos i geümes mainte nuit/En nostre lit quenos fist faire. Qui est Orri? Un braconnier, une vraiecréature de la forêt : il attrape des sangliers et des laiesau filet (Senglers, lehes prenet o pans) et divers

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cervidés sur ses garennes (En ses haies grans cers etbiches,/ Dains et chevreus).Avec le braconnier, le sangnoir se concentre. Selon Bertrand Hell, les braconnierset affûteurs maîtrisent particulièrement l’espace de laforêt. Leur corps sauvage sait se fondre dans les bois. Ilsaccomplissent des prouesses physiques, témoin de lavigueur,de la chaleur de leur sang noir.Les braconniersne sont pas loin de cet état de marginalité ultime quereprésente l’homme des bois.

Que le dernier épisode conservé du roman soit celuioù Tristan rejoint Yseut dans sa chambre, tuanthabilement un félon qui prétendait le trahir,n’est pas unhasard :Tristan et Yseut ont gardé, de la forêt, la ruse etl’œil aigu du chasseur, qui leur permet de repérer leméchant tapi dans son recoin. Et l’amour, ils ne cessentpas de le faire. Leur amour sexuel est une drogue dontils ne peuvent se passer ; il n’aura pas été question, à lafin des trois ans, de cesser cet amour de druerie ;seulement de réintégrer le monde social. Rien de plus !

Tristan de Béroul est l’histoire, chasseresse etsauvage,d’une envoûtante relation sexuelle,qui ne reculedevant rien pour s’assouvir.Il est étonnant de penser quecette aventure a traversé les siècles en devantparadoxalement le symbole de l’amour le plus éthéré ;contrairement à la version de Thomas, plus psycho-logique et « courtoise », où Tristan se débat entre deuxYseut, la blonde et celle aux blanches mains, celle deBéroul, simple et véhémente, parle de l’attachementsexuel d’un seul pour une seule. Peut-être ce thème, en

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langue d’oïl, est-il un transfuge des chansons detroubadours, qui exaltent exactement la même relationélective et charnelle entre l’homme et celle qu’il désire.Àl’heure des mièvres valentinades et des niaiseriesinsipides, il est bon de rappeler, que le seul amour quisoit, âpre et dur, érotique et véhément, le jauzir destroubadours, se vit sur un mode sauvage,mélancolique,de chasse et de forêt.L’amour inventé par les troubadoursest avant tout un érotisme puissant, voué au désircharnel d’une seule personne : un désir électif, qu’ils’agit de reconnaître comme tel contre un préjugécourant qui assimile trop facilement désir sexuel etdébauche collective.Le Tristan de Béroul est un romanérotique, et non un roman du sentiment amoureux. Ilparle de la passion charnelle,seul amour qui soit,disaitAndré Breton, et de son envoûtement indéfectible.

Mélancolie du cerf

Le Traité de la mélancolie de Cerf, écrit parChristian Doumet, est la compilation imaginaire detous les traités de vénerie – ces traités qui côtoient lespremiers romans d’amour : la femelle de l’amourcourtois, si illusoire, a son pendant chez la biche, siagile à la fuite et à céder si rare. La coïncidence –naissance de la théorie de la chasse en même tempsque celle de l’amour – est un fait de civilisation: ondit, ensemble, et pour la première fois, les deuxchoses, l’amour et la chasse. On les invente, en les

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écrivant. Chasse et amour : ce sont là deux mélan-colies jumelles, sur fond de bois, d’automne, de sangnoir, de fureur sexuelle, de rage de tuer, de fièvredans le sang.Autant l’amour du type Cupidon aimele printemps, les petites fleurs, le désir bien tempéré,la vie en société, le rayonnement de la lumièrerenaissante et le pastel tendre des croquants légu-mes nouveaux, autant l’amour du type Éros n’a desaison que l’automne, de goût que le sang noir, dedésir que sauvage et pervers, de lumière que celle,filtrée, des sous-bois, et d’ardeur que celle, féroce,des sangliers et des loups.

Le cerf est un animal capable de passer unesaison entière vouée à sa fureur sexuelle : ci-gît unhommage à Cerf, noble animal, dont la vocation desolitude n’a d’égale que l’intensité du rut. De mélan-colie, il ne sera pas plus question, si ce n’est un motà la fin, dans le livre de Christian Doumet : lamélancolie coule de soi. Elle met en équation natu-relle la solitude la plus farouche et l’ardeur amou-reuse la plus possédée.

On voit les cerfs brunir leurs têtes aux charbon-nières ou en l’ardille, comme Tristan le fit dans sesfolies, celle d’Oxford : il se barbouille le visage enbrun avec une herbe, Od une herbete teinst sun vis.Comme Tristan, le cerf contrefait et boursoufle satête : il fait sa tête. Puis il se précipite dans la forêt,avec une prime au plus solitaire : et tant plus ils sontvieux, et plus sont chauds de la biche, et mieux aimés,cite Christian Doumet, à partir d’un traité de

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Jacques du Fouilloux. Plus un cerf est vieux, plus ilest fort, plus il est sauvage, plus il a su résister à lapatine de la vie, aux combats et aux ruts. Il cumuleles saisons de brame. Il affiche des années de désiret d’affamement. L’auteur fait dire au cerf lui-même : Je ne savais pas ce que cela serait, pourrait-ildire, tant l’obsession du désir est inimaginable !

La mélancolie est signe de terre : La seuledévotion, dans sa fureur d’amour, c’est pour elle – laterre. Cette glèbe labourée, retournée, à l’odeurpénétrante, venue de l’âge grouillant des marnes,piétinée sans pitié, donne la profondeur préhis-torique du temps. Une lointaine obsession de feuillesdétrempées pourrissantes accumulées fait remonterl’âge de Cerf à celui des fossiles, pour un automnede mort éternelle, saturé des éclairs vitalistes de latoujours vivante sauvagerie. Ma jeunesse ne fut qu’unténébreux orage/traversé çà et là par de brillants soleils,écrit Baudelaire dans L’Ennemi :

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,Et qu’il faut employer la pelle et les râteauxPour rassembler à neuf les terres inondées,Où l’eau creuse des trous grands comme des

[tombeaux.

On tue les cerfs parce que leur amour les expose:le brame, c’est vraiment le bon moment. Ainsil’homme solitaire a-t-il secrètement pitié de lui-même, en ce qu’il fut exposé et tué. La rage au cœur

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du chasseur, c’est d’être ou d’avoir été cerf lui-même. On le devine, tapi dans les sous-bois : remâ-chant ses souffrances d’amant, il guette l’instant de sacharge. Il est toujours un moment où l’hommesolitaire, au plus profond des bois, sort de son antre,assez pour recevoir une flèche, qui le surprend et quile tue. Il ne voulait pas de cet amour qui le frappe,douloureux comme la mort ; il pleure, sans doute,lui aussi, de ces grosses larmes perlées qu’on voitaux yeux des cerfs mourants. C’est toute l’horreurdu Roman de la Rose : le dieu Amour à l’arc tendu,qui épiait sa proie, tend jusqu’à son oreille un arcbien robuste, et décoche dans l’œil du héros uneflèche qui se fiche dans son cœur, n’en déplaise auxlois élémentaires de la balistique (parmi l’oel m’a oucors mise). Notre amant souffre tant qu’il s’évanouit.Il croit avoir perdu beaucoup de sang, mais non,pourtant. Il arrache la flèche de son œil ; la pointebarbelée ne vient pas. Elle reste en lui, intime bles-sure de son cœur navré.

Tout l’imaginaire douloureux de l’amour, saplaie profonde et large (plaie parfonde et lee), quicause une souffrance affreuse (mout me destrainticelle plaie), l’archer acharné à blesser (li archiers,quimout s’efforce/De moi grever) et à renouveler son tir(la grant dolor me renovelle/De mes plaies), tout celavient de la mort du cerf, mystérieux archétype,paradigme originel d’Amour. Tu passes tout dou-loureux/les eaux comptent tes plaies pareilles à des fleursde mûres, écrit, en traduction, le poète contemporain

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Mihail Rendzov. Tu ne sais pas qu’au fond duvallon/T’attend la biche de la mort. Dans l’Énéide deVirgile, au livre VII, le cerf de la petite Sylvia,apprivoisé et confiant, est un jour traîtreusement misà mort; froids de colère, les bergers s’arment, et c’estla guerre. Pour aimer, pour aller mourir à la guerre,il aura suffi de la mort d’un cerf. Il est des nuits oùtout bascule, de telles nuits où l’amour fait œuvre,monde rebâti de fond en comble, écrit ChristianDoumet :

Monde, une nuit, devenu cette exploration lente,méthodique,débridée des possibles;et ne retenant de cetteliberté de chasseur que la fusion indicible des extrêmes –amour et mort –, la résolution de l’écart, le recouvrementdes limites en quoi se joue et se dénoue le roman ou lethéâtre de toute vie.

Le cerf fut sans doute si souvent symbole du Christà cause de tout ce sang versé pour la vie. Il serait unChrist érotique,saint-sébastianisé de flèches émouvantes,livré de tout son sang, de toute sa voix rauque etsuppliante, à sa course vaine de la biche entrevue, etterrassé dans la boue, roulé au sol dans le craquementdes bois de sa tête, percé par les traits du chasseur : nuitd’amour fusillé sur le lieu même de sa pariade (telleest encore la nuit de l’œuvre se créant).Le cerf blesséqui mâche une herbe pour se guérir – mais son mal estincurable – souffre au nom de tous du mal d’amour, etverse son sang pour tous les amants. Dans le livre I des

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Métamorphoses d’Ovide,Apollon,blessé d’amour pourDaphné, évoque la flèche qui a blessé son cœur. Lui,l’inventeur de la médecine,que tous appellent,sur la terreentière, le guérisseur (Inventum medicina meum est ;opiferque per orbem/Dicor), lui à qui la puissance desplantes est soumise (herbarum est subjecta potentianobis),ne trouve point pour son propre usage une seuleherbe qui guérisse de l’amour (Hei mihi, quod nullisamor est medicabilis herbis). Christian Doumet citeTertullien, qui accorde à l’aventure du Blessé d’Amourune fin plus heureuse : la flèche au flanc, un cerf tientdans sa bouche une herbe, dont il sait qu’elle est unremède contre fer et ardilles : Lui seul, martyr à sadouleur […] sait le dictamme qui le guérisse. Bienmort pourtant est le cerf sous la flèche du chasseur,celui-ci fût-il Amour en personne, ce drôle de mutantinquiétant. Le Roman de la Rose le présente commevêtu entièrement d’un costume fait de fleurs assemblées,imitant des symboles ou des bêtes, et couvert d’oiseauxvivants, de toutes sortes. La Vita nova de Dante le voitcomme un être à la fois terrible et joyeux, qui forceBéatrice,nue sous un fin drap rouge,à manger, bouchéepar bouchée, le sacré cœur en feu de celui qui l’aime.

Non,Amour, fût-il joyeux, n’est ni amène, ni doux,ni tendre ! Il irradie une puissance terrible ! C’est unseigneur à l’aspect redoutable,uno segnore di paurosoaspetto, selon la chapitre III de la Vita nova. L’amourfait peur ! Perfer et obdura, supporte tout et tiens bon,tel est le mot d’ordre de l’amour selon le livre II de l’Arsamatoria d’Ovide. L’amour hait tout retard (Amor

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odit inertes). Si ta maîtresse l’exige, et que tu n’as pasde voiture, vas-y à pied (Si rota defuerit, tu pedecarpe viam).Rien ne doit t’arrêter,ni la canicule,ni laneige. L’amour est une espèce de service militaire(Militiae species amor est). Arrière, les lâches !(discedite, segnes). Ce ne sont pas des hommespusillanimes qui doivent garder ces étendards ! (Nonsunt haec timidis signa tuenda viris). Le camp duplaisir exige qu’on endure la nuit, l’hiver, de longuesroutes, des chemins durs, et bien des épreuves encore(Nox et hiems longaeque viae saevique dolo-res/Mollibus his castris et labor omnis inest).Commel’Éros de Platon, l’Amour d’Ovide, glacé de froid,couchera parfois sur la terre nue (Frigidus et nudasaepe iacebis humo). Grec ou latin, l’Amour esttoujours âpre et rude, sans souliers et sans domicile… Iln’épargne même pas l’âge tendre :qu’on songe à la petiteGerda de la Reine des Neiges d’Andersen, marchantnu-pieds dans la neige polaire, pour retrouver le petitKay!

Amour est un archer féroce, et tout homme-cerfqui passe à portée subira sa pointe. Dans Le Romande la Rose, on est loin de la future sagette de Ronsard,petite arme du petit Cupidon, qui fait bien mal, ô,bien mal, mais mal si doux! La mort du cerf signela naissance de l’amour – la naissance de l’amoursauvage.

Selon Christian Doumet, le cerf mort, pour lechasseur qui caresse ce qui n’est plus un pelage, seréduit à une ramure croisée d’amour et de sauvagerie.

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C’est le blason de cerf : cerf passant, ramé degueules et de sable – cerf représenté debout, enmouvement, de profil toujours, avec des bois decouleur différente du corps : rouge pour l’amour,noir pour la sauvagerie mélancolique.

La mélancolie de Cerf, pour Christian Doumet,est volontiers celle de l’écriture, qu’annonçaient lespremières lignes du livre : Qu’on lise. Qu’on ne lisepas. Hors de nous, loin de nous, en nous à notre insu, seredit l’œuvre de sauvagerie. On n’écrit jamais, selonles dernières pages, que des traités ensevelis auxtourbières de millions de livres. Le mélancolique est,comme l’auteur lui-même, un amateur féru decuriosités diverses et successives, dont la ferveurbientôt éteinte se ranimera plus loin. Le retrait mélan-colique annoncé ici est presque celui du collec-tionneur en son cabinet. C’est la même démarchequ’un livre, de faire entrer le lointain et le mondedans le petit espace fermé d’une chambre. Lecollectionneur a un rapport personnel et intime auxobjets, il en éprouve une jouissance solitaire – onsonge à Cerf si rarement accouplé à l’objet fuyantde son désir : encore que pour un cerf ayant atteint sesfins, il faut compter tous ceux (combien!) qui de guerrelasse se replient sur l’hiver sans avoir consommé.

L’espèce du cerf est de désir insatisfait. Le cerfhalète. Il aspire. Il désire. Il n’y atteint presquejamais. A-t-on saisi le monde en le réduisant auxquatre murs d’un musée personnel, quand bien

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même on serait l’empereur Rodolphe II, souverainmélancolique? Dans les collections, le cerf desséché,en squelette, ou réduit à ses bois, devient, au registredes naturalia, une sorte d’attestation en négatif de lavie sauvage; passant parfois au registre des mirabilia,il voit ses bois confondus avec la corne de la licorne,qu’on réduit en poudre pour en faire des potions.Que reste-t-il du cerf dans les muséums qui l’em-paillent ? Quel fantôme de sauvagerie? Traité de lamélancolie de Cerf converge en direction de cetteextinction silencieuse de l’espèce : faut-il à mon tourdéplorer sous moi ce corps inerte ? Il ne reste, à Cerf,qu’à élever un tombeau : Tombeau de Cerf qui s’élèvesans mots, sans pierres, sans ornements, translucide etfragile édifice seulement qui rappelle en ses creuxl’emmêlement de branches hivernales soudain frappé parle soleil, comme injonction soudain nous serait faite decourir au sous-bois y désapprendre à lire. C’est le cerflui-même qui est le sous-bois, l’animal sous les bois,libre, contre la lecture, contre l’humus des pages,contre les chambres confinées et contre l’esprit decollection.

Démocrite Junior

Qui est Démocrite? Un philosophe et un scien-tifique grec, à peu près contemporain de Socrate, néà Abdère, en Thrace, et qui aurait vécu (commesaint Antoine lui-même) plus de 104 ans (dit-on; on

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dit aussi qu’il vécut un peu moins). Il considéraitque l’univers était, judicieuse idée, composé d’ato-mes de matière. C’est lui qui est à l’origine des idéesd’Épicure sur ce chapitre.

Il aurait écrit de nombreux ouvrages, tousperdus.

Seuls des fragments de son œuvre nous sontparvenus. Comme ils sont cités, souvent, par sesdétracteurs, on peut se demander s’ils reflètentvraiment la pensée qui les a conçus au départ.

On connaît sur Démocrite tout un faisceaud’anecdotes, rapportées par les sources les moinssûres qui soient : toutes témoignent de son goûtféroce, voire absolu, pour la recherche de la connais-sance, pour les explications des phénomènes. Ilaurait délaissé sa maison et sa fortune pour seconsacrer, en dehors de la ville, à l’exercice de lapensée. Il se serait ôté volontairement la vue pourn’être plus distrait par son amour du mondeextérieur et des femmes. Mais il est surtout célèbrepour son rire. Le livre de Jean Salem, La Légende deDémocrite, consacre une étude à ce rire. L’idée deDémocrite riant des misères humaines, tandisqu’Héraclite, au contraire, ne fait qu’en pleurer,figure dans le De Oratore de Cicéron. Cette histoireest aussi mentionnée, entre autres, par Horace oupar Juvénal. Cette légende naît au même momentque la gloire du petit roman par lettres du pseudo-Hippocrate sur la folie de Démocrite : au premiersiècle après Jésus-Christ.

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À cette époque, le lien entre la folie et lamélancolie est étroit ; Jackie Pigeaud, dans LaMaladie de l’âme, signale que, pour Cicéron, folie etmélancolie sont presque des synonymes ; et c’estbien de folie, plus que de mélancolie, que traite lepetit roman. La folie aura son éloge, celui d’Érasme:et avant lui, il faut signaler l’engouement, dans toutel’Europe, pour La Nef des fous de Sébastien Brant.L’Histoire de la folie à l’âge classique de MichelFoucault fait état de ce culte de Moria, les hommesvivant dans un monde à l’envers où seuls les foussont sages et où les sages sont fous.

Démocrite, selon la légende, est un homme quiriait de tout, par humour et par dérision. Il pensaitque le monde n’avait aucun sens, et aucun sens lesaffaires humaines. Il voulait seulement comprendrece qui en vaut la peine : les lois immuables de laphysique, la pérennité des angles du triangle, lesatomes et les astres. On rapporte (Diogène Laërce)qu’il croyait que le monde avait la forme d’un tam-bour; on dit aussi bien (Théophraste), qu’il le voyaitcomme un disque plat. Selon Lucrèce, Démocritepensait que plus les astres sont près de la terre,moins ils sont emportés par le tourbillon céleste.Voilà qui préfigure étrangement les calculs deHubble sur la fuite des galaxies ! Et autant dire,pourtant, qu’on ne sait pas grand chose de la penséeperdue de Démocrite, pensée philosophique etastronomique.

Son rire, selon Jean Salem, devient sarcastique,rongé par l’humeur noire, à partir de la Renaissance;

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c’est alors que Démocrite s’impose comme figurede satiriste. C’est le moment où Robert Burtonprend, pour écrire sur la folie mélancolique,métaphore de toute la moria des hommes, le masquedu philosophe abdéritain. L’Anatomie de la mélan-colie de Burton, entre Essais de Montaigne et Élogede la folie d’Érasme, peut être lu dans la perspectivede la satire. Un siècle après qu’elle a battu son plein,il résume l’esprit de la Renaissance en matière degrelots et des marottes. Il raille la dérision des folieshumaines, et plus que de la mélancolie elle-même, iltraite des fous : médecins qui se contredisent, doc-teurs qui pérorent, érudits qui profèrent des milliersde sentences inutiles et pédantes, dont l’Anatomie enquestion, véritable centon, se fait la chambre d’écho.On retrouve, dans ce fourmillement dérisoire etrisible de la vie humaine, l’inspiration même de laMélancolie de Matthias Gerung, tableau peint luiaussi à cette époque.

Point de mélancolie, donc, mais du rire, et de lafolie : le petit roman par lettres, réputé être d’Hip-pocrate, qui relate l’épisode de Démocrite ayantvoulu vivre en dehors de sa ville ne traite qu’indirec-tement de la mélancolie : interrogé par le médecin,Démocrite répond que s’il dissèque les animaux, cen’est pas par haine, mais pour rechercher le siège dela bile. Le pseudo-roman traite de la folie humaine,du divertissement torturant de vivre, de la paixqu’on gagne à ne plus penser à ses affaires, à safamille, à ses sentiments : lui qui n’a plus dans l’esprit

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ni enfants, ni femme, ni parents, ni fortune, ni quoi quece soit, lui qui se replie jour et nuit sur lui-même et viten solitaire dans des cavernes, dans des déserts, sousl’ombrage des arbres,sur les herbes tendres,ou le long destorrents, trouve enfin la paix de l’âme, lit-on dans latraduction compilée sous le titre Sur le rire et la folie.

Burton reprend donc à son compte la philo-sophie de ces quelques lettres romanesques, portantsur le rire et la folie : non pas celle – physique etastrophysique – de Démocrite lui-même, mais cequ’Yves Hersant appelle le défi narquois de l’autorité.Démocrite plaçait tous les piètres efforts humainssous le signe de la dérision ; Démocrite Juniordéploie lui-même un immense effort d’écriture pourréaliser une fausse « somme », en réalité monumentà la gloire de sa propre dissolution. J’ai laborieu-sement compilé ce centon, ricane-t-il en traductionfrançaise au début de sa gigantesque préface,intitulée Democritus Junior to the Reader. Il y racontel’histoire de Démocrite et d’Hippocrate. Une seuleattitude est pour lui possible, en référence à ces deuxillustres devanciers, l’un médecin de l’âme et l’autreconvaincu de rire de tout : de la mélancolie, mieuxvaut rire, comme du reste. Même la mélancolie n’estpas un sujet assez sérieux pour éteindre ce rire.

Burton part d’une réflexion sur les malheurs dumonde, parmi lesquels les maladies des hommes,parmi lesquelles celles de la tête, c’est-à-dire cellesqui sont sises à la tête, comme le rhume, et celles quialtèrent les fonctions de l’esprit : parmi ces dernières,

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on trouve la folie, ou plutôt les folies, car elles sontnombreuses et diverses, et enfin, parmi ces folies : lamélancolie. L’auteur épice son propos d’une rafalede citations toutes différentes, dont la juxtapositiona pour effet de créer un doute généralisé. Rien neparaît dès lors moins sûr que, par exemple, lalocalisation de la mélancolie dans le cerveau, tant lesavis, sur ce point, divergent. Le chapitre sur lesrégimes, autre exemple, évoque la variation desgoûts et des pratiques alimentaires suivant les pays,et l’absurdité contradictoire des préceptes. Ce traitén’est donc rien d’autre qu’une pharaonique remiseen cause des certitudes et du savoir, qui se donne,par son poids appréciable, plusieurs volumes ! lesmoyens de ses ambitions critiques. On comprendpourquoi et comment sonne le rire de Démocrite.Le début du tome II est un sommet de dérision: ils’agit de s’entendre sur les moyens de guérison, quisont aussi variés qu’il y a de médecins. Bref, toutsemble contenu dans le petit sourire du portrait del’auteur, placé en frontispice du tome I : de qui semoque-t-on? On est proche de l’esprit de Montai-gne, qui par le jeu de la citation érudite parvientjustement à détruire complètement le fondement detoute érudition – à ceci près que, chez DémocriteJunior, les palanquées de citations à l’appui sontaussi fausses et hasardeuses les unes que les autres.

Lecteur bénévole, je présume que tu seras très curieuxde savoir qui est ce bouffon masqué, qui s’introduit si

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insolemment sur le théâtre du monde, au vu de tous,usurpant le nom d’un autre, traduit Jean Starobinskidans « Démocrite parle », à partir de la préface deThe Anatomy of Melancholy. Non, ce n’est pas lui,Burton, mais Démocrite qui parle : Democritus dixit.Démocrite est un masque dont Starobinski soulignela transparence ; c’est un rôle que tient l’auteur,Burton, sur le théâtre du monde comme Jacques, lerôle du Malcontent. Il se veut un Anticke or PersonateActor. Il s’avoue lui-même malade de mélancolie. Ilaura écrit cet ouvrage pour y voir plus clair. Il n’auravu en fin de compte que dérisoire confusion. Il nelui restera plus qu’à rire des déments efforts médi-caux des hommes, qui prescrivent les régimes lesplus fous, les soins les plus inefficaces, ou énoncentles diagnostics les plus contradictoires.Traité de larelativité des discours de médecine, l’Anatomie de lamélancolie mène, contre les vérités assenées, unecritique presque chirurgicale ; elle désosse littéra-lement tous ces efforts rhétoriques, et dénonceimpitoyablement leur vanité, leur fausseté, l’auto-assurance dont ils font preuve. Le plus drôle est quece pavé fasse, encore de nos jours, tellementautorité, alors qu’il n’est écrit, manifestement, quepour dénoncer toute autorité : chacun cite grave-ment cette « somme » comme la plus aboutie dutemps, alors que la compilation citationnelle n’est icique pour singer les manières et certitudes desscolastes, à la manière de l’Éloge de la folie.

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Robert Burton est, à plus d’un titre, le frèrejumeau de Jacques le malcontent, qui reste un desplus célèbres mélancoliques de la scène élisabé-thaine. Démocrite Junior, comme Démocrite, désirevivre dans son théâtre intérieur (Monastique life, ipsemihi Theatrum, sequestred from those tumults andtrobles of the world). Démocrite en son théâtre dumonde, c’est un fragment que les Anglais de l’épo-que ont coutume de citer, fragment apocryphe,selon Diels (mais quel fragment de Démocrite nel’est pas?) et qui décrète : Le monde est un théâtre, lavie une comédie : tu entres, tu vois, tu sors.

Ce fragment, dont la culture anglaise est férue,est parfois encore cité de nos jours : par Chambers,par exemple, qui en 1930 le place en exergue de sabiographie de Shakespeare. Pourtant, le texte deDémocrite est plus « technique », d’un point de vuethéâtral, qu’il n’y paraît. Il faudrait traduire, encollant de près aux idées grecques : Le monde est uneskènè ; la vie, une parodos : tu entres, tu vois, tu sors.La skènè est une petite construction qui fait fonctionde loges et de coulisses pour les acteurs. Elle estl’ancêtre de la tiring house, vestiaire dissimuléderrière le mur de fond de scène à l’époque élisabé-thaine. Le monde n’est donc pas exactement un« théâtre » ou une scène de théâtre (ce serait alors unproskènion) mais la coulisse où se préparent lesacteurs. Jacques le malcontent, dans Comme il vousplaira, aurait donc dû s’exclamer : « le monde est unecoulisse ! », n’était qu’il aura été contaminé par la

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popularité, au-delà de Démocrite lui-même, dutopos moral du theatrum mundi, du théâtre dumonde. Quant aux parodoi, au sens architectural, ilssont les couloirs d’accès aux gradins qu’utilisent lesspectateurs pour gagner leurs places, et le chœurpour entrer dans l’orchestra, vaste arène où il évolue.La vie est donc un couloir d’accès aux places despectateurs, qui entrent, regardent le spectacle ets’en vont. Par le même type de couloir entre lechœur, qui représente les spectateurs. La métaphoreest saisissante de précision gynécologique.

Pour l’Angleterre au temps de Shakespeare, lemonde est un théâtre en vertu de l’ascendant deDémocrite, et c’est à ce « théâtre du monde » que seréfère Burton quand il annonce, au début de sapréface, qu’il avance sur cette scène masqué enDémocrite. Un théâtre est une illusion, risible etdérisoire.Tout aussi risible et dérisoire est la grande,la noble, la fameuse mélancolie, que les Aristote etles Ficin auront voulu croire soit signe de génie ; enréalité, la mélancolie ne mérite d’épais volumes detraité érudit que pour signaler sa totale inanité, etmettre en cause la prétention humaine à guérir unmal de l’âme, maîtriser un savoir et tenir de doctespropos : du pur théâtre, au mauvais sens du terme.

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Illustration : Matthias Withoos, Mors omnia vincit, huilesur toile, XVIIe siècle.

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Démocrite et les crânes

Démocrite médite.Salvator Rosa (1615-1673), dans une peinture

conservée au musée de Copenhague, Démocriteméditant sur la ruine de toutes choses, l’a représenté aumilieu des forêts, le front appuyé sur la main,contemplant des crânes d’animaux. Le décorcomporte quelques vestiges architecturaux: vasque,obélisque, pans de murs, autant d’éléments invitantau désenchantement quant aux gloires de cemonde ; cet effet de « vanités » est très marqué : leDémocrite qui médite ainsi, dans les ruines et lesossements, semble le double masculin de Marie-Madeleine. Il semble se livrer à un exercice spirituelque n’aurait pas désavoué saint Ignace de Loyola !Le crâne d’un bovin, avec ses yeux creux et sescornes, remplace ici le classique crâne humain surlequel le chrétien est invité à méditer sur la mort.

L’utilisation des philosophes païens à des finschrétiennes, avec l’ingéniosité des crânes d’animauxsubstitués aux crânes humains, connaît après celaune petite vogue dans la peinture du XVIIe siècle :Mathias Withoos, ravi d’avoir vu le tableau de Rosaet de l’avoir gravé, utilise le buste de Sénèque pourun tableau intitulé Mors omnia vincit : on y recon-naît, cassés, déchirés, dérisoires, les instruments dusavoir – livre de botanique, astrolabe ; comme dansle tableau de Rosa, un hibou contemple la scènelugubre, où un cadavre d’animal (un loup?) côtoie

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toute une série de crânes : un crâne humain,continué par l’amorce d’un squelette, un crâne dechien (qui ressemble étrangement au crâne hu-main), deux crânes de bovin et un crâne de bouc.Cette belle collection est disposée dans un désordrepseudonégligent, qu’on est invité, rompu qu’on està la rhétorique des vanités dans la peinture, à balayerd’un revers de main, avec une moue triste et rési-gnée. Une Nature morte philosophique, du mêmeacabit, laisse à deviner les tristes profondeurs dustoïcisme. En bref, le rieur Démocrite voit son rireéteint dans sa gorge; il doit tourner casaque, se mueren Sénèque, et songer – comme est supposé le faireSénèque, malgré l’aberration que cela suppose – auxfins dernières de l’homme dans une perspectivechrétienne. Étonnant revirement, quand on sait queDémocrite ne méditait pas du tout dans une pers-pective de contrition, mais bien pour découvrir etcomprendre les mystères de l’être et du monde!

La peinture est la vanité des vanités. Qu’on songeà la Psychomachie de Prudence, au moment où laLuxure est mise en déroute par la Tempérance. LaLuxure combattait son ennemie à coups de violetteset de pétales de roses, armes nouvelles et étonnantes– O nova pugnandum species ! Les Vertus déposaienthonteusement leurs javelots à ses pieds avec, hélas,des bras sans force (spicula ponunt/Turpiter, heu,dextris languentibus).Toute l’armée suivait le char dela sensualité! Mais Tempérance harangue les soldats,

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terrifie les chevaux du quadrige avec la croix, voitson ennemie déchirée sous les roues de la voiture, etlui écrase la bouche avec une pierre, pour lui faireboire son sang et avaler ses os réduits en bouillie.Une punition bien méritée ! Le combat s’achève surla débandade des voluptueux. Une traînée de coli-fichets féminins marque le sillage de la retraite :épingle à cheveux, rubans, bandelettes, agrafe,violette, corset, diadème, collier.Toutes ces vanitéssont foulées aux pieds par l’armée de la Sobriété, quine jette pas à ce butin le moindre regard de coupableconvoitise.

Tel est le texte. Mais s’il fallait l’illustrer, onreprésenterait bel et bien les colliers et colifichetsfoulés à terre. Là est toute l’ambivalence fondatricede la représentation des vanités, marquée par unparadoxe de dénégation. La peinture conduit àl’étalement voluptueux des vanités honnies, laissantainsi percer leur puissance jusqu’à en augmenter,peut-être, le ravissement. Quelle vanité que la pein-ture, qui attire l’admiration par la ressemblance deschoses dont on n’admire point les originaux! La phrasede Pascal peut être entendue dans le sens le plusmoralement réprobateur : les vanités peintes deMarie-Madeleine repentie n’ont rien d’admirable etne doivent pas être admirées. Elles ne sont qu’uneillusion que l’opération de peinture redouble. Lesvanités dans la peinture, au lieu de le dénoncer,célèbrent l’objet réprouvé; la peinture elle-même n’ygagne que d’être dénoncée comme suprême vanité,comme vanité des vanités.

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Tel n’est pas l’avis des catholiques au concile deTrente, qui encouragent l’illustration des saints(avec tous leurs attributs) comme un des outilsmajeurs de la Contre-Réforme, et apprécientparticulièrement Madeleine, la parfaite pénitente. Ils’ensuit, au XVIIe siècle, une explosion icono-graphique magdaléenne sans précédent, qui devient,dans la peinture italienne, prétexte à l’érotismemalgré l’orthodoxie du projet. Certaines de cesMadeleine adoptent, comme le Démocrite peint parSalvator Rosa, une pose mélancolique. Dans le« désert » où elle s’est retirée, Madeleine, la main àla mâchoire, se perd dans la contemplation d’objetsde méditation et de vanité. On aura beau rappelerque Madeleine « pécheresse » n’est rien de plusqu’une invention de jaloux – c’était une femmebelle, libre et riche, ce qui suffit à attirer sur elle desinjures sexuelles – les dés sont jetés : Madeleine serepent, sans doute d’avoir gaspillé, sur les pieds duChrist qui semble en avoir été ravi, tout un flacondu plus ruineux parfum.

Bref, voici notre amante mystique dans sa grottede pénitence – un joli coin près de Marseille. Elle estbien punie de son prétendu passé honteux. Soncœur, qui a fondu aux pieds de Jésus comme neigeau soleil, est désormais, ô punition atroce, voué àl’extase. Sept fois par jour, six anges soulèvent deterre l’ermite aux seins nus. Elle renonce aux perles,aux bijoux, aux beaux tissus. Elle en devient – sa

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position dans les tableaux le prouve, main à lamâchoire et tête penchée – profondément mélan-colique.

C’était là le pire des tempéraments, au MoyenÂge; mais à la Renaissance, la relecture de l’antiqueProblème XXX réinvente la mélancolie. De lui-même, ce petit texte virtuose, habile défense d’unethèse paradoxale – la mélancolie comme signe degénie et non de maladie – ne voulait certainementpas tant dire. Mais il connut un très grand reten-tissement. La mélancolie, cette maladie mentale,devint la source même du génie intellectuel ; leProblème XXX fut promu au rang de texte théo-rique, et devint le manifeste de la mélancolieentendue comme puissance intellectuelle supé-rieure. Le mélancolique est devenue une figurenoble et douloureuse. Il suffit d’évoquer le Penserosode Milton, poème de jeunesse dans lequel le futurauteur de l’épopée chrétienne du Paradis perduévoque une déesse grave et sainte (thou goddess, sageand holy), au visage céleste quoique d’un teint noir(mais c’est la couleur de la sagesse), une nonnepensive, dévote et pure (pensive nun, devout andpure), modeste, résolue et sérieuse, parée d’un voilenoir et d’une longue robe sombre (in a robe of darkestgrain), les yeux levés vers le ciel (looks commercingwith the skies), l’âme extasiée (thy rapt soul). Et lepoète de conclure qu’au déclin de son âge, il ne rêveque d’un paisible ermitage, pour y étudier, long-temps, les astres comme les herbes, jusqu’àapprendre à prédire l’avenir.

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La Mélancolie est donc désormais noble,quoique douloureuse. Elle éprouve un dégoûtlégitime, car ce monde n’est que vanité et poussière ;la voilà plongée dans une profonde méditation surquelque objet témoin de toute cette vanité humaine.Ainsi représentée, elle fusionne avec le motif deMarie-Madeleine, devenu soudain plus sérieuxqu’érotique, plus triste que complaisant à l’étalagedes vanités. Il en est ainsi de La Mélancolie deDomenico Fetti, connue et cataloguée au XVIIe sièclesous le titre de Magdalene. Point, ici, de blonde enextase, aux doux seins de lait. Brune, avec descheveux peu abondants et un visage sans grâce,Madeleine, identifiable grâce au pot grossier, tristeavatar d’un vase à parfums, qui figure à ses pieds,est à genoux devant un crâne, qu’elle contempledans la position de la mélancolie. Autour d’ellefigurent une palette aux couleurs séchées, une statueinachevée, un livre corné, une sphère armillaire etdes outils inemployés : tout l’arsenal des vanités quigisent aux pieds de Démocrite chez Rosa, aux piedsde Sénèque chez son continuateur Mathias Withoos.Ce qui était, dans la gravure de Dürer, Melencolia I,signe de l’activité de l’esprit humain passe désormaispour les produits dérisoires d’un monde éphémèreet corruptible. À l’instar des colliers, verres, sabliers,fumées et fleurs mourantes, les monuments cassés,les livres négligés, les sculptures ébréchées signentaussi la vanitas, le mépris du monde et le choixd’une « méditation » toute spirituelle – c’est-à-direpas du tout intellectuelle.

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La Mélancolie de Dürer réfléchissait –sombrement, sans doute, mais elle réfléchissait,indubitablement, à des problèmes scientifiques. Lesauteurs de Saturne et la Mélancolie ont souligné laproximité de cette figure avec celle de la Géométrie.Mais la mélancolie d’une Madeleine ne poursuit pasdu tout ce but! L’idée de « mélancolie », ici, n’est riend’autre qu’un cache-poussière, enveloppant lesformes et cachant sous son grand voile desdifférences criantes entre les deux cas. La nonnepensive, dévote et pure invite à la contrition ;l’homme féru de géométrie, aux ailes puissantes, auregard dur, que grave Dürer, témoigne du pouvoirde l’humanisme pour comprendre ce que Démo-crite tentait déjà de comprendre en son temps : lefonctionnement du monde et le secret de sesmystères.

Ce n’est certes pas la même chose de méditer surun crâne ou sur un compas ! L’homme de Dürer,installé au milieu des outils du savoir, jeté endésordre autour de lui, n’est pas du tout en train dese claquemurer dans une pièce sombre avec uncrâne, afin de méditer sur les quatre fins dernièresde l’homme. Au contraire, il est dehors, en pleinvent, sous les étoiles. Il n’est pas confiné dansl’espace mortifère d’une chambre; et il n’y a pas unseul crâne dans la gravure de Dürer, même sid’aucuns ont voulu en voir l’ombre, gravée enanamorphose, à l’intérieur même du polyèdretronqué, figure géométrique qui supplante le crâne,

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qui le remplace, et qui fait de tout l’étalage des objetsde science une « anti-Vanités » avant la lettre.

Ce combat entre le camp de Madeleine et celuides scientifiques – Démocrite, l’homme gravé parDürer sous le titre de Melencolia I – montre bienqu’avec le mot de « mélancolie », il est facile de fairel’amalgame entre deux attitudes résolument oppo-sées : penser en scientifique et méditer en chrétien.Tout oppose ici ceux qui restent enfer, tout contrits,dans l’espace où on les confine, et ceux qui, aucontraire, se sauvent sur les marges du monde poury vivre et y penser libres.

Méditations désertiques

Quand on se retire volontairement de la société,il arrive que, contrairement à Démocrite, on neconsacre pas son esprit à de fécondes recherchesscientifiques. On se retire du monde sans philo-sophie ni cosmogonie aucune, sans désir de rire detout, sans volonté de percer, par l’étude, les mystèresde la nature. On se retire, tout simplement, parcequ’on en a plus qu’assez de ses contemporains.

C’est ce qui arrive, dans l’Antiquité tardive, à unepoignée de paysans coptes, initiateurs du mou-vement religieux appelé anachorétisme. Comme lemontre Peter Brown dans sa Genèse de l’Antiquitétardive, la vie en société était alors devenue, enÉgypte, franchement insupportable à cette lointaine

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époque. Il ne faisait plus bon vivre dans ces villagesqui furent le foyer du mouvement acétique. Lestensions de voisinage étaient telles que les meurtresétaient monnaie courante ; les impôts étaientécrasants, exigeant la solidarité de tout le village. Lemariage n’était qu’une suite d’ennuis et de devoirstrop lourds, qui ne compensaient pas le plaisir deprendre femme; on manquait de tout ; le désert étaitproche.

En bref, bon nombre de paysans à bout de nerfsrejetèrent le carcan des liens communautaires, et sefirent moines pour avoir la paix. Le monachos, c’estl’homme seul, le célibataire, l’autarcique, indé-pendant, qui vit héroïquement, en silence, sasolitude choisie. Quel prestige que celui de l’ana-chorète pour cette société enserrée dans les retsd’obligations contraignantes et d’âpres relations, pourciter Peter Brown!

On raconte qu’Antoine, le Grand Antoine quivécut, dit-on, plus de cent ans (251-356), habitaitdans un de ces villages coptes. Il inventa un jour departir dans le désert pour chérir sa paix intérieurecomme le bien le plus précieux. Mais il n’était paschrétien pour rien : il lui fallut payer cette audace. Ilen résulta l’invention et la pratique d’une dessouffrances psychiques les plus redoutables, uneespèce d’ennui effroyable, cuisant, dévorateur, aussiamer et corrosif que la bile noire, et connu sous lenom d’acedia. Les anachorètes, seuls et libres,

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n’étaient pas vus d’un très bon œil par l’Église despremiers temps. Ils payèrent donc, en quelque sorte,le prix de leur liberté en endurant ces tourmentsqu’avec un art consommé – et une connaissancedécidément imbattable de l’âme humaine – les pèresde l’Église auront minutieusement décrits.

On doit à Évagre le Pontique, lui-même Père dudésert, d’avoir assimilé ce mal de l’âme et le « démonde midi » - une bizarrerie issue du folklore juif, quiavait posé aux septante traducteurs de la Bible engrec des problèmes insurmontables. Nul de cessavants férus de langues rares ne savait exactementquelle était cette bête, Keteb, ce démon avec un seulœil à la place du cœur, cette étrange boule de poilset d’écailles réputée rouler dans le sable jusqu’auxpieds de l’anachorète qui en tombait raide mortquand il le rencontrait à midi. Mauvaise rencontrepour le saint homme, donc, que celle de Keteb dansle désert ! Mais comment était-il possible de n’avoirqu’un seul œil à la place du cœur, et à la fois despoils et des écailles ? Quel animal (peut-être letatou?) avait-il inspiré aux imaginations un tel être,réputé redoutable?

Au-delà de ce pittoresque, Antoine lui-même,dans les Apophtegmes des pères du désert – sentences,anecdotes et bons mots des anachorètes – subit lamalédiction des logismoi, ces pensées lourdes,obsédantes, qui infligent à la conscience torturéeune épreuve extrêmement pénible. Les pensées nele laissent pas tranquille. On dirait un état de

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surchauffe. C’est là l’inverse diamétral de ladépression – mais tout aussi dangereux et pénible.Peut-être est-ce là une « minipsychose », au sens oùLacan a pu dire que l’amour en était une. C’est unecrise de l’excès de bile noire, destructrice, qui s’abatsoudain comme une angoisse. Contre cette panique,les Pères du désert proposent divers remèdes – dontle travail manuel. La sérénité retrouvée suscite alorsdans le psychisme apaisé un sentiment de paixenviable.

Ce n’est qu’au XIIIe siècle, avec saint Thomasd’Aquin, que l’acedia deviendra tristitia – détour-nement de Dieu et des trésors de ses bienfaits(recessus a bono divino). Du temps des Pères dudésert, on n’en disait pas tant. On se bornait àconstater cette douleur torturante d’ennui ou demélancolie, pardonnable accident de la viepsychique. On n’y voyait pas trop de malice, maissurtout une extrême pénibilité.

Au terme de contaminations diverses, l’acediadevient paresse religieuse, puis paresse tout cours.C’est devenu un vice du corps, d’autant plusméprisé. Il n’en survit que la « peste de l’âme », dansles livres de pénitence du XVe siècle : peste, puisqu’ilfaut l’appeler par son nom, mais « de l’âme », ce quilui confère encore un certain panache. C’est commenoble péché qu’elle resurgira au XIXe siècle, quiappréciera d’y rencontrer un érémitisme de cervelle(dixit Huysmans), une souffrance psychique intense(c’est un siècle masochiste), une puissance de la

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divagation érotique (c’est un siècle qui nous a appristout ce qu’on sait en matière de sexualité contem-poraine), le ressassement incontrôlé des pensées,non sans l’arrière-goût, médiévalisant, du péché (onsait tout ce que le XIXe siècle doit à l’idée qu’il se faitdu Moyen Âge). Flaubert dans La Tentation deSaint-Antoine, Huysmans dans A rebours et dansCertains, Baudelaire dans Les Fleurs du mal, Sainte-Beuve dans Volupté, pour ne citer qu’eux, fontrevivre les tourments acédiastes des vieux Pères dudésert.

Dans le désert tombent, sur le sable, les gouttescorrosives de la bile noire. Quelques siècles avantJésus-Christ, Démocrite s’était retiré pour penser ;mais quelques siècles après Jésus-Christ, les ana-chorètes se retirent pour prier. Cette expérience lesconduit à connaître, de la mélancolie, la pire attaque.On a parlé, prosaïquement, de leur désir d’avoir lapaix, loin des villages où on se déchirait insup-portablement. C’est une explication plausible, etassez naturelle. Mais reprenons : que fuyaientvraiment les anachorètes, dans le désert?

Imaginons que, ce qu’ils fuyaient, c’était l’insi-pidité générale ; la vie sociale, oui, en ce qu’elle a derépétitif et de vain ; sa violence pâle et ordinaire,comme délayée, à laquelle vouloir substituer,histoire de voir, une violence bien plus consistante.Imaginons que les anachorètes, qui étaient coura-geux, aient voulu aller au feu, et voir en face le

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déchirement absolu du désir : dans le désert, on l’avu, on est assailli de pensées, y compris érotiques,d’une puissance inimaginable. Ont-ils voulu, cu-rieux, voir cela de près? Ont-ils voulu, destructeurset détruits à la fois, mettre plus gravement leur âmeen péril que ne le diront, verbeux et rassotants,parlant platement du démon, les Pères d’Occidentdont la morale fade a triomphé contre le désert ?Ceux du désert ne sont pas des moralistes. Ilsignorent la notion de « péché » dont les autres ferontleurs choux gras. Au contraire de ces pusillanimes,ils sont d’une force inexpugnable, acharnés,véhéments, âpres, dévorés de bile noire. Ilsapprochent les frontières les plus dangereuses de lavie psychique, ils prennent le risque d’être lacérés,confrontés au déchirement absolu du sens.Beaucoup n’avaient pas la carrure pour encaissertelle expérience : on les retrouve morts dans ledésert, tombés le front dans le sable, devant Keteb,le démon de midi. Leur seul combat en ce mondeaura été d’apprivoiser l’enfer. Fatigués sont lesanachorètes, fatigués à en mourir, à tomber la tête lapremière dans une immense tombe de sable. Quelsang s’écoule alors, noir, de leur veines, pourféconder les œufs de serpent?

Vita nova

Des affinités mystérieuses unissent La Conso-lation de la philosophie de Boèce, texte en vers et

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prose mêlés, datant du VIe siècle, la Vita Nuova deDante, au XIIIe siècle, et le Secretum de Pétrarque, unsiècle plus tard. Si l’acedia était sous le signed’Antoine le Grand, l’homme du désert, la mélan-colie de ces bréviaires solipsistes est sous le signed’Augustin le Triste. Le livre de Boèce et celui dePétrarque sont explicitement issus des Confessionsde saint Augustin. La Vita nuova de Dante, qui nes’y réfère pas, figure pourtant dans la même lignéemélancolique, qui dessine des tracés intellectuelsméditatifs.

Comment construire, sur une femme morte,une culpabilité éternelle? Telle est la question poséepar Dante dans ce bref opus de sa vie réputéenouvelle. La question trouve une immédiate ré-ponse : toute poésie est par définition un« tombeau ». Incipit vita nova, une formule decommencement dont l’usage est courant dansl’univers médiéval, est ici gravée, solennellement,dans la pierre blanche des monuments. Cette vienouvelle consiste à enterrer une morte, et àconsacrer sur cette tombe encore fraîche toute notreœuvre à venir. La morte, Sophie de Novalis ou damevue, par Leopardi, sur un bas-relief antique, peutêtre aussi, plus rarement, un homme : ainsi estJacques Vaché, cette mâle pierre blanche, pourAndré Breton.

Comment procéder? On édifiera sur cette morttout ce qu’on a à dire et à faire en ce monde. On

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décidera que cette mort est l’origine de tout. On sedonnera à soi-même ce trou noir où tout s’en-gouffre, et par quoi, également, tout s’équilibre. Onen gardera la mémoire comme on grave, sur lapierre, une épitaphe : Incipit vita nova, en lettrestrajanes, inscription qu’on imagine brillante de sangfrais, sur le marbre d’un blanc pur. On se fera, ainsi,naître, renaître mélancolique. L’ombre de l’objetperdu se déploiera toujours sur la vie qu’on vivra.Jamais on ne l’oubliera, jamais on ne s’enaffranchira. On aimera toujours Béatrice, Sophie ouJacques ; ils seront les gardiens des portes deMélancolie, tristes, aux aguets de la moindre faille,du moindre désir, de la moindre ivresse de vivreenfin sans eux. Dante, Novalis ou Breton ne sontpas les seuls à s’être donné ainsi, délibérément, laseconde chance d’une autre scène primitive, et às’inventer par eux-mêmes une autre origine quecelle de leur naissance biologique, une seconde etfausse naissance, une naissance fabriquée de toutespièces et qui passe obligatoirement par la mort dequelqu’un d’autre. Ils ont dû être nombreux, ceuxqui l’ont fait, qui ont choisi de vivre dans l’éternitévampire d’une ombre portée.

Les petits livres de la vie intérieure, comme laVita nuova, livrent l’âme sur un tout autre mode quecelui de l’examen de conscience. Si Pétrarque, à sontour, dans son Secretum, commence par passer enrevue les péchés capitaux, son discours migre vers

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une expression personnelle de méditation intel-lectuelle. En somme on retrouve ici, sur un autremode, le « paradoxe de Madeleine et Démocrite » :de la contrition chrétienne à la réflexion – ou auxinflexions – de l’âme, l’exercice de pénitence où l’onrentre en soi-même pour se juger et se blâmer estdevenu une aventure personnelle, qui engage l’espritdans sa démarche propre, et ouvre le champ à la viede la pensée. Pétrarque en convient de bonne grâce:toute pensée qui n’est pas une méditation chrétiennesur la mort est parfaitement vaine, comme le dit trèsjustement saint Augustin. Il ferait mieux de sepénétrer jusqu’à la moelle de cette vérité, il le sait.Mais… mais lui est vivant, tandis qu’Augustin estmort. Il devrait choisir la route droite, et s’occuperuniquement de son âme; pourtant, il n’abandonnepas les chemins de traverse – c’est-à-dire ceux deson esprit. Alors tant pis pour tous ces détours, quisont ceux de la vie même. Pétrarque conclutsimplement qu’il ne peut borner son désir. Luirefuse de vivre sur la tombe de Laure. Elle s’estmuée en lauriers, comme La Daphné des Méta-morphoses d’Ovide. Pétrarque n’est pas un mélan-colique. Mais Dante, si.

Dante n’échappe au travail de mémoire queconstitue l’écriture d’une « vie nouvelle », celle del’esprit contre l’âme au sens chrétien du terme.Béatrice fait porter, sur la vie nouvelle, l’ombrefunèbre de l’objet auquel on ne renonce jamais; elle

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interdit le deuil, l’affranchissement du mort auquelle vivant finirait par se préférer. Béatrice dans sarobe rouge, est pour toujours déterminante ; elle estun sacré cœur qui saigne infiniment, il suinte pourl’éternité, et ses gouttes vermeilles, qui sourdent dela pierre tombale, sont comme un reproche sanscommencement ni fin. Le texte l’énonce claire-ment : In quella parte del libro de la mia memoria(dans cette partie du livre de ma mémoire) dinanzia la quale poco si potrebbe leggere (avant laquelle on nepourrait pas lire grand-chose), si trova una rubrica laquale dice (se trouve un titre en rouge qui indique) :Incipit vita nova. Le vocabulaire technique du livreancien (rubrique, incipit) n’est pas pour rien àl’honneur : cette seconde vie est livresque. Avant cemoment, on ne trouve pas grand-chose à lire ; lestablettes de la mémoire sont muettes. Le titre enrouge marque le début de la vie nouvelle, vieintérieure de l’esprit. L’ici-commence de l’incipitinverse le ci-gît des pierres tombales, mais il est toutaussi solennel, tout aussi conforme à l’idée d’unmonument. Les deux entités, réversibles, appar-tiennent au même univers.

Les livres de la vie méditative sont les pierrestombales de la pensée qui n’est plus. Il reste seu-lement les poèmes, que Dante enchâsse dansl’histoire qu’il raconte ici, celle de son esprit. La Vitanuova est un monument à la vie fugitive, la pluslabile, celle de l’esprit. Évoquer des circonstancesd’écriture, précises et surannées, lance au lecteur

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une bouffée de nostalgie. La vie de l’esprit évoquéedans la Vita nuova ressemble à des dentelles presqueen poussière, trouvées au fond d’un vieux tiroir, ouau parfum d’une morte, humé encore sur unmouchoir.

Là prend pourtant naissance la premièrechambre de l’esprit, déjà construite comme ce quideviendra communément la métaphore de la mo-nade leibnizienne, prison ambiguë : dans un iso-lement nécessaire et douloureux, avec des mursauxquels on se cogne, mais qui constituent desbarrières nécessaires. Tout se passe comme si lapensée ne pouvait pas s’épancher librement audehors, comme une sorte de plasma joyeux, sauf àdevenir galopante, certes, mais aussi inconsistante.La pensée a besoin d’enfermement et de limitescontre lesquelles s’appuyer et rebondir, un peucomme un boxeur qui irait dinguer de cordes encordes, déployant une énergie farouche dansl’espace limité du ring.

La chambre la plus secrète du cœur, la secre-tissima camera de lo cuore, est la chambre où s’inventeune poésie de chair et de sang. Le rouge est mis.Contre la mort annoncée, figée dans son immobilitéde pierre éternelle, du sang circule dans la VitaNova. Lors de cette vie profondément nouvelle, decette deuxième chance de la vie, qu’il se donne à lui-même et qu’il bâtit sur un tombeau, Dante écrivant– quoi de plus mortuaire, quoi de plus monu-mental? – un « livre de la mémoire », libro de la mia

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memoria, oppose à cette noire mélancolie le motif dusang rouge, qui migre de place en place dans letexte, et qui en relie tous les éléments.

Rouge sang est la robe de Béatrice, rouge le drapfin dans lequel, nue, elle est enveloppée par l’Amour,qui lui donne à manger du cœur. Rouge est lachambre la plus secrète du cœur de Dante qu’onpeut assimiler métaphoriquement à la stanza,strophe, chambre de poésie selon les analysesd’Agamben. Rouge sang est la chambre du cœur, àla fois sacré cœur, cœur de l’amour et cœur de lapoésie.

La chambre rouge est évoquée dans la Vita novasur le mode le plus médiévalement physiologique,par la circulation des esprits vitaux. Cette doctrinede l’âme était à l’époque largement véhiculée parl’enseignement scolastique, un enseignement quireposait, comme c’est encore le cas aujourd’hui, surle ressassement de catégories joliment construites,faciles à retenir par cœur, et inspirées par dequelconques autorités – aujourd’hui Todorov,Barthes ou Genette, hier Aristote ou saint Thomas.Pourtant, la chambre rouge dans la Vita nova deDante n’est pas un simple décalque de ces théoriesrassotées. Dante, comme tout le monde, sait quel’âme est formée de trois forces vitales, siégeantrespectivement dans le cerveau, dans le cœur et dansle foie, mais il dépasse ces perspectives.

C’était déjà la doctrine antique ; elle estreformulée au début du XIIe siècle par divers

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compilateurs, comme Hugues de Saint-Victor dansson De anima copié d’Aristote. Dante aurait pu enavoir connaissance d’après les écrits du GrandAlbert : il cite cet auteur dans Il Convivio, LeBanquet. Dante s’appuie sur ces connaissancesgénérales pour faire de Béatrice un cœur vivant, à lafois Sacré-Cœur elle-même et métaphore amou-reuse complexe. Les identités sont confuses :Béatrice vêtue de rouge est elle-même un cœursanglant, elle est le Sacré-Cœur, et pourtant elle doitmanger le cœur de celui qui l’aime, ce qui semblecauser indirectement sa mort. La Béatrice de 9 ans,vêtue de rouge sang – sanguigno – avait mis enbranle l’esprit de la vie, lo spirito de la vita, en faisanttrembler si fort son amoureux que cela se voyaitdans ses moindres veines ; la Béatrice de 18 ans, nuesous son drap rouge, dans le rêve de Dante,accomplit le rituel du cœur et du sang.

Le tempérament sanguin est tout l’opposé dutempérament mélancolique. Il est considéré auMoyen Âge comme le meilleur des tempéraments.Il est associé à l’amour, au printemps, à la jeunesse,à l’énergie. Le sang est un fluide valorisé : la couleurrouge sang de la robe de Béatrice est qualifiée denoblissimo colore. Le sang de la puberté ne serait passi noble ; il passe pour être un sang mêlé de noir. Cen’est pas la Béatrice adolescente et nubile qui, à 9ans, apparaît ainsi au poète ; c’est la Béatrice enrouge vif, dont le rôle principal est d’assurer lacirculation du souffle vital. Marcel Duchamp le

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comprendra fort bien. Il représentera de même,dans son Grand Verre, la circulation mécanique del’éros (qui est la vie) entre la Mariée et ses Céli-bataires. Dans Stanze, Agamben évoque cet influx,ce souffle qui circule, ce fluide vital, ce feu mobilede la vie, ce véhicule toujours en mouvement quiassure la liaison entre les différentes parties de l’âme.Béatrice est le principe qui fait courir le pneuma dansles veines.

Qu’est-ce que l’amour? La pitié pour la mort, lamiséricorde dont le nom même évoque encore lecœur. Dante a pitié de Béatrice, parce qu’il faudrabien qu’elle meure un jour. Il est ému de la pitiéqu’éprouve Béatrice pour lui. On lit dans le Conviviode Dante, au paragraphe 2 du second livre : chépassionata di tanta misericordia si dimostrava sopra lamia vedovata vita, che li spiriti de li occhi miei a lei sifero massimamente amici, elle se montrait sipassionnément miséricordieuse pour ma vieendeuillée que les esprits de mes yeux prirent pourelle une grande amitié. Dans El sentimiento tragico dela vida, Miguel de Unamuno évoquera, bien plustard, l’amour de la femme comme une immensepitié pour l’homme, une pitié pour l’amour quel’homme éprouve pour elle. Cette conception, quibaigne dans le sang chrétien, est davantage demiséricorde que d’amour ; Dante n’est pas dansl’éros, même si, grâce à Béatrice, la chambre la plussecrète du cœur communique avec l’âme entière.

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Cet amour est chrétien avant tout. Il jette loin sesstolons : la vision réaliste, presque gore, d’un groscœur rouge qui bat, dans Le Fabuleux Destin d’AméliePoulain paye encore sa dette à l’histoire originelle deDante et de Béatrice.

La Vita nova est en blanc tombal, en noirmélancolique et en rouge sang. La chambre de lapoésie naissante allie les trois éléments: caverne ducœur, où souffle le pneuma mêlé d’une trombe desang, pierre blanche de Béatrice sur le vert pré d’unfrais gazon, et encre noire de l’avoir écrit.

Démocrite physicien

L’exploration des forêts hors des villes, desrefuges de chasse, des chambres de poésie ou desprisons de mélancolie conduit droit aux monades deLeibniz, et aux exploitations métaphoriques que lalittérature a pu en faire. Mais il n’y aurait pas demonades s’il n’y avait eu, avant elles, une pensée del’atome, qu’on doit à quelques esprits commeMoschus de Sidon, Leucippe ou Démocrited’Abdère. Il y a vingt-cinq siècles peut-être, sur les bordsde la mer divine, où le chant des aèdes venait à peinede s’éteindre,quelques philosophes enseignaient déjà quela matière changeante est faite de grains indestructiblesen mouvement incessant, écrit, non sans un bel élanpoétique, Jean Perrin au premier chapitre de son

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livre de vulgarisation scientifique paru en 1913, LesAtomes. Il ajoute que, de cette pensée, on n’a rienconservé.

Un livre plus récent, Les Atomes. Une anthologiehistorique présente Épicure, Lucrèce, Galilée,Descartes, Newton, Leibniz, Dalton, Avogadro,Dumas, le congrès de Karlsruhe, Berthelot,Maxwell, Ostwald, Boltzmann, Thomson, Curie,Perrin et Bohr : de quoi faire le tour de l’atomisme,antique et nouveau. Démocrite, Empédocle, Leu-cippe et tous les savants de l’Antiquité grecque(IVe siècle avant J.-C.) n’y figurent pas commeauteurs de textes, quand bien même le but de cetteanthologie, selon les propos de l’introduction, est dene pas négliger les textes réputés préscientifiques.Démocrite et ses pairs ne laissent, en guise de textes,que des fragments, douteux, controversés, citéssouvent de seconde main. En revanche, d’Épicure(Ier siècle), figure une lettre à Hérodote sur laphysique, qui traite de l’atomisme – et fait mentionde la sérénité parfaite dont jouit l’auteur de la lettregrâce à l’étude constante de la Nature.

Démocrite comme fondateur de l’atomismen’aura cependant pas laissé indifférents diversphilosophes, et non des moindres. Nietzsche auralaissé des notes pour un essai sur Démocrite, etMarx consacre sa thèse, en 1841, à la différence dela philosophie de la nature chez Démocrite et chezÉpicure. Paul Nizan a également écrit sur mesmatérialistes de l’Antiquité. Et si Démocrite fut un

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« personnage », chez Regnard (qui lui consacre unepièce de théâtre où son amour pour une jeune filleest ridiculisé) ou chez La Fontaine, s’il devientlégendaire par son rire ou par sa folie, faut-il oublierpour autant le physicien?

D’après Nietzsche, Démocrite marquerait unesorte d’aube de la raison, triomphant pour lapremière fois de diverses chimères – craintes,inventions, superstitions et préjugés. Il se seraittotalement affranchi de la terreur des dieux quientravait la pensée à son époque. Par rapport àParménide, le philosophe de l’être dans sonimmobilité, de l’Un subdivisé en une infinitéd’atomes qui le répètent, Démocrite pense entermes de mouvement et de devenir. Il introduitdonc l’idée fondamentale de la combinaison desatomes entre eux. L’univers est mobile. Il se formedes tourbillons, agités de mouvements contraires.Ainsi se forment la terre, qui est dense, le feu, l’air,ou les astres, qui sont des masses d’atomes mus parun mouvement rapide (on ne dit pas autre chose autemps de Hubble). L’âme, qui est une force motrice,est formée d’atomes très subtils, ronds et lissescomme des billes, adaptés au mouvement qui fait lavie. Elle se nourrit d’air : la respiration permet deremplacer certains atomes psychiques par d’autres,tous neufs. Ainsi se reconstitue sans cesse sa forcede mobilité.

Quel système extraordinaire ! On le trouve telparce que les théories astrophysiques actuelles

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semblent en découler tout naturellement. Eût-onélaboré d’autres modèles de l’univers, on trouveraitactuellement que Démocrite n’est qu’un de ces« fous littéraires », échafaudant des systèmes dumonde, dont Raymond Queneau aura constituél’anthologie délirante.

Comment ces idées se sont-elles répandues? paspar les textes : les fragments de Démocrite seréfèrent surtout à la morale, à la justice, à lapolitique. On dirait, avant l’heure, du La Roche-foucault. Bref, il n’est rien de scientifique dans cesreliques, à l’exception de quelques titres (Physique…Sur les différentes formes des atomes…). En revanche,la théorie des atomes et des tourbillons qui lesentraînent est rapportée par Diogène Laërce ; lathéorie de la perception de Démocrite, par Théo-phraste ; ne parlons pas de Lucrèce qui est, de lapensée de Démocrite, et avec Épicure, également auIer siècle, un des principaux rouages de transmission.

La pensée du monde qui, aujourd’hui, a gagné labataille, est celle du discontinu : les atomes (ou desfractions d’atomes) sont représentés comme deséléments très denses entourés d’un vide sidéral,structure qui est valable pour l’infiniment grand(l’univers) comme pour l’infiniment petit (lesparticules les plus élémentaires qui composent lamatière). Jean Perrin, dans l’introduction de sonlivre, parle de la structure prodigieusement lacunairedes atomes. En somme, l’image du monde selonl’atomisme, c’est une matière indéfiniment discontinue,trouant par des étoiles minuscules un éther continu.

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La pensée du monde qui, en revanche, a perdudu terrain, au point de devenir difficilementreprésentable, est celle que Leibniz propose avec sesmonades : c’est une pensée où figurent des espècesd’atomes, mais envisagés dans la perspective ducontinu, du passage infinitésimal d’un état à unautre, non de la rupture, du bond, du discontinu.

Il n’est pas dit, pourtant, que ce que la langueoppose si fermement – le continu et le discontinu –ne soit pas, en réalité, moins opposable qu’on le dit.Par exemple, Leibniz n’aurait pas dédaigné, aujour-d’hui, les sciences physiques de l’infiniment petit,qui divisent et subdivisent toujours plus l’atome,cette particule qui fut longtemps réputée insécable.L’astrophysique actuelle, qui considère les particulesélémentaires de la matière et leurs combinaisonssuccessives et de plus en plus complexes (quarks,leptons, bosons, protons, neutrons, électrons,atomes, molécules, etc. jusqu’aux systèmes les plusélaborés) est encore un discours du savoir redevableà cette ligne de pensée, qui, curieusement, va deDémocrite à Leibniz, et semble, malgré des oppo-sitions dans la conception du monde, combiner lesdeux.

Atomes et monades

Leibniz, polygraphe insatiable, esprit ouvert etcurieux, infatigable épistolier, est avant tout

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mathématicien, comme Pascal ou le Grand Arnaud(auteur des Nouveaux Éléments de géométrie en1667). On fait souvent passer les mathématicienspour des théologiens, histoire de réduire aujour-d’hui, car Dieu est mort, la portée et la crédibilité deleur œuvre. Ainsi va l’idéologie dominante : ellesimplifie et gauchit tout naturellement le sens deschoses. Mais en réalité, le dieu de Leibniz estmathématicien : ma métaphysique est toute mathé-matique, précise-t-il lui-même.

La Monadologie est un court texte rédigé enfrançais en 1714, non publié du vivant de l’auteur.Les Nouveaux Essais sur l’entendement humain sontnouveaux parce qu’ils sont une « réponse » au traitéde Locke sur ce même sujet ; là encore, c’est enfrançais dans le texte.Tout cela est écrit en haine dumécanisme – cartésien ou newtonien.

Les monades, selon la Monadologie qui lesdéfinit, sont des substances simples, les véritablesAtomes de la nature, les Éléments des choses. Ce nesont pas exactement des atomes au sens courant, ausens de Démocrite. Leibniz suppose un mondeplein, et non un monde vide. Dans sa corres-pondance avec Samuel Clarke, Leibniz critique d’unmême mouvement l’idée d’un atome sans sub-division et celle du vide dans la nature. Il considèreque le moindre corpuscule peut être au contrairesubdivisé à l’infini. Leibniz s’emploie à pointerfermement les défauts des Atomistes. Il est faux,

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d’après lui, que les atomes soient sans aucune variétéou mouvement particulier dans leurs parties. Pas unegoutte d’eau, pas une feuille ne ressemble à uneautre : il n’y a rien de simple selon moi que les véritablesMonades.

Donc, si les Monades se constituent contre lesAtomes, les unes et les autres n’en appartiennent pasmoins à une espèce de zone commune – fût-ellecelle de leur opposition. Les monades sont des anti-atomes qui sont tout de même des espèces d’atomes.La monade est comme Arlequin, figure méta-phorique centrale chez Leibniz. On pourrait direqu’elle a, comme Arlequin, je ne sais combien d’habitsles uns par-dessus les autres. Mais Leibniz, dans saMonadologie, compare plutôt la monade à une ville,qui intègre de nombreuses perspectives ou pointsde vue sans cesser d’être, sous cette multiplicitéd’apparence, la ville elle-même, et point une autre.

L’idée que les particules élémentaires sont toutesdifférentes est commune à Démocrite et à Leibniz.Mais là où Démocrite imagine des amas, destourbillons, en bref ce qui ressemble déjà à unecomposition de la matière en structures complexesà partir d’éléments simples, Leibniz élabore unschéma tout différent. Chaque élément, pour lui, estdifférent, unique, irremplaçable. Le changement etla complexité du monde ne sont produits que par decontinuelles et graduelles métamorphoses internes,au sein de ces éléments dans lesquels on plongecomme pour traquer toujours plus loin en eux les

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plus infinitésimales différences. Leibniz est sensibleà l’inclusion infinie des mondes : à l’intérieur deschoses les plus minuscules on en trouve encore deplus minuscules. Les monades sont fruits del’infinitésimal, et de ce mouvement ininterrompuqui divise la matière à l’infini.

Poétiquement parlant, on retrouverait presque,dans ces monades, l’irréfragable noyau de nuit dontparle André Breton: rien n’entre dans les monades,rien n’en sort, rien ne les altère, elles n’ont nicommencement ni fin. Chaque monade est en soiun petit monde. Elle est imperméable à toute actionextérieure, mais, à l’intérieur, le changement estcontinuel dans chacune, en vertu d’un principe interne.L’étonnant des monades, c’est leur solitudesolipsiste. Si ce sont des chambres, elles sontchambres sans porte ni fenêtres. Et s’il arrivequelque chose, dans le monde, c’est uniquementparce que chaque monade peut adopter, de l’inté-rieur, différents points de vue. Ce n’est pas dû auxliaisons entre monades, qui telles des atomesformeraient, par combinaison, des structures pluscomplexes. Les monades sont et demeurent dessubstances simples, mais elles tolèrent différentsangles de perspective. C’est dire combien elles sont,chacune, tout un monde. De fait, chacune d’ellereprésente tout l’univers, elle est un miroir del’univers à sa mode.

Le mot « perception », chez Leibniz, n’a pas lesens moderne. Il ne désigne aucunement une

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relation d’échange avec l’extérieur. Je crois même quetoutes les pensées et actions de notre âme viennent de sonpropre fonds, écrit Leibniz dans ses Nouveaux Essais.L’âme possède des idées innées dont elle-même n’apas toujours connaissance, de même qu’avant de letravailler le sculpteur ignore la place exacte desveines dans le marbre. En somme, la « perception »est seulement celle des idées intérieures, mou-vements et flux de ces idées.Alors que la perceptionau sens courant est une fenêtre de l’âme ouverte surle monde, chez Leibniz les monades n’ont pas defenêtre et ne fonctionnent qu’en tirant d’elles-mêmes leurs ressources.

Le travail qui se fait au sein des monades estprogressif, « infinitésimal ». Selon les NouveauxEssais, l’âme tire de son fonds propre (rien ne vientde l’extérieur) des impressions qu’elle ne distingueque quand beaucoup d’entre elles s’accumulentdans le même sens, jusqu’à retenir l’attention del’esprit : quand je me tourne d’un côté plutôt que d’unautre, c’est bien souvent par un enchaînement de petitesimpressions. Les choses changent délicatement.L’esprit finit par s’en apercevoir. Ainsi s’explique lechangement continuel dans chacune des monades,associé au fait qu’aucune cause externe ne sauraitinfluer dans son intérieur.

Le mouvement interne que Leibniz décrit ainsirend compte, à ses yeux, de tout ce qui est devenir,métamorphose ou énergie vitale. Dans le cadre dethéories mécanistes, nul ne peut vraiment expliquer

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d’où provient l’énergie : les meilleurs assemblages,constitués d’autant qu’on voudra de pièces quipoussent les unes les autres, restent impuissants àrendre compte de la cause de tout ce mouvement ;en revanche, supposer une substance simple animéed’un mouvement interne, qui la conduit à tirer sanscesse de son fonds propre les quelques particulesqui, comme les grains de sable d’un sablier toujoursen train de couler, la conduiront à une modificationnotable de son premier état ou de son précédentpoint de vue, voilà qui rend compte non seulementde l’activité de l’esprit, mais bien de toute activitédans l’univers.

Avant Le Pli de Gilles Deleuze, on se représenteles monades comme des espèces de boules, àl’intérieur desquelles bougent des formes plasma-tiques, qui se composent, se décomposent et serecomposent lentement, comme la matière fluidedont sont faits les ludions. Chez Deleuze, plusprécisément, la monade est une pièce close privée,tapissée d’une « toile diversifiée par les plis ». Il imagineun grand montage baroque, une chambre de réso-nance, des cordes qui vibrent, des plissementsmouvants,vivants, qui frissonnent comme des ondes.Ces plis de plis, plis sur plis, plis cachant toujours àl’intérieur un autre pli rendent compte du typed’infini infinitésimal qu’est celui de Leibniz ; ce n’estpas un infini en extension permanente versl’extérieur, comme on imagine la fuite des galaxies,mais un infini intérieur.

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Dante faisait entrer son lecteur dans la chambrela plus secrète de son cœur, la chambre d’amour etde poésie : Leibniz invite à pénétrer au cœur mêmedes atomes de la pensée, dans ces monades quitirent de leur propre fond, sans influence del’extérieur, le pouvoir de changer le monde.

Prisons de l’esprit

Leibniz aurait été surpris de constater le destinfantasmatique de sa monadologie. On peut certesconsidérer que tout fantasme monadique est nul etnon avenu ; que de telles choses devraient rester,sans aucune échappée du rêve, dans les rayonsserrés de la bibliothèque philosophique. Le fait estpourtant que les monades ont donné lieu com-munément à un imaginaire spécifique, où dominel’idée de solipsisme, d’isolement, voire d’empri-sonnement. Cette vulgarisation ne retient ni lapuissance des monades, qui tirent leur action de leurfonds propre, ni l’explication en quelque sorte« interne » donnée ainsi au mouvement de touteschoses ; elle retient en revanche le caractère fermédes monades, qui n’ont point de fenêtres,par lesquellesquelque chose puisse entrer ou sortir.

Le roman de science-fictionThe World inside, deRobert Silverberg, écrit en 1971 et publié en 2000,est traduit en français, par Michel Rivelin, sous letitre Les Monades urbaines. Dans ce roman, les trop

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nombreux habitants de la Terre sont contraints devivre dans les cellules séparées de tours gigantesques– ce sont là des monades, suivant le traducteur : desespaces dépressifs, séparés, sans communicationpossible avec le grand extérieur. Ce qui a frappé letraducteur, dans la monadologie de Leibniz, est samélancolie des lieux écartés, devenus prisonsétouffantes, cellules closes.

Chez Leibniz, tout repose sur l’affirmation qu’ilexiste des idées innées, qui ne se forment pas del’extérieur : la première section de ses NouveauxEssais établit fermement ce point de départ. PourLeibniz, rien de psychologique ne colore cet état defait. Leibniz déclare par exemple que mathé-matiques et géométrie sont innées ; on n’a besoin,pour les connaître, que de se tourner vers son esprit etd’y faire de l’ordre,sans se servir d’aucune vérité apprisepar l’expérience ou par la tradition d’autrui. Il n’y adonc rien à apprendre de l’extérieur.On peut donc sefabriquer ces sciences dans son cabinet.

En somme, la pensée n’a besoin de nul bagageencombrant, de nul « savoir » réputé « savant », denulle érudition. On devine les conséquences de cesidées sur la liberté du philosophe, qui peut s’af-franchir de toutes les lourdeurs du savoir constitué.Il ignorera dès lors superbement les abus del’autorité, qui reposent justement sur la maîtrise del’érudition. Comme le dit Leibniz, les idées intel-lectuelles ou de réflexion sont tirées de notre esprit, et onn’a point besoin de les chercher au dehors.Tout cela

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est positif. L’existence des idées innées et d’un fondspropre dont les monades tirent leur propre actionn’est pas une idée mélancolique. Pourquoi ledevient-elle, en littérature?

Quand le héros de Stefan Zweig, ce joueurd’échecs qui connaît à peine le jeu mais qui, enferméseul dans une chambre, tire, de son fonds pro-pre comme aurait dit Leibniz, le pouvoir de battreun jour un champion du monde, l’activité de typemathématique qu’il exerce ainsi prouve les idées duphilosophe. Pourtant, l’histoire dont il est questionici n’est absolument pas celle de la puissancemathématique de l’esprit.

Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig est un romanlapidaire et testamentaire. L’auteur l’écrit juste avantsa mort. Il se suicide avec sa femme en 1942 ; leroman paraît, à titre posthume, en 1943. Le sujet duroman n’est pas le jeu d’échecs, mais la torturenazie. Pour obtenir de lui des renseignements qu’ildétient, la Gestapo enferme le héros dans unechambre d’hôtel, totalement isolée du mondeextérieur, et le soumettent aléatoirement à desinterrogatoires. Le prisonnier en est réduit, poursurvivre, à ses propres ressources mentales. Ilparvient à voler un livre dans la poche d’un de sestortionnaires. C’est un manuel d’échecs, détaillantdes parties célèbres des grands maîtres. Le prison-nier apprend par cœur toutes les parties d’échecsprésentées dans le livre, d’abord en s’aidant duquadrillage de sa couverture pour figurer les cases,

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puis en se passant totalement de cet expédient. Àforce de n’occuper son esprit qu’aux échecs, ilprogresse monstrueusement dans cet art. Il parvientà jouer des parties imaginaires contre la moitié delui-même, devenu son propre adversaire. Etquelques années plus tard, libéré, lors d’un voyagemaritime, il découvre que le jeu d’échecs existe, quetoutes ces spéculations mentales ont un équivalentdans le monde extérieur : ces pièces de bois, cetteplanche avec des petites cases. Il bat le champion dumonde, à l’immense surprise de tous les passagersdu navire ; mais il ne le bat pas deux fois, car ladétresse de sa monade explose, dans un désespoirpsychique intense et destructeur.

Le joueur d’échecs, leibnizien en diable si onexclut la considération du contexte psychologique,n’a besoin d’aucun secours extérieur, d’aucuneconnaissance importée, pour mener à bien cetteactivité de l’esprit, apparentée aux mathématiques.Mais dans le roman, la souffrance du joueurd’échecs, qui finit par s’effondrer psychiquement,ne témoigne nullement de ce triomphe de la raison;seulement de la fragilité de l’esprit qui a subi la piredes prisons. L’invention mathématique du jeud’échecs tourne au ressassement fou, au délire. Ellen’est que résistance extrême et intérieure, et nonlibre jeu des « perceptions » internes. La monade estdevenue prison de l’esprit : une bulle noire où nerôdent que des formes fantomales et menaçantes. LeJoueur d’échecs est, parmi les cris de la guerre, un des

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plus émouvants et terrible. Il présente, de la monadecomme chambre sans fenêtre, la version la plusnoire, la plus opaque, la plus désespérée.

Les philosophes grecs comme Démocrite ouÉpicure vantaient la tranquillité de l’âme, qu’ontrouve dans un lieu écarté du monde en se livrant àla méditation intellectuelle. On a vu à quels risquesde débordements mélancoliques étaient néanmoinssujets les bannis volontaires, les parias de la sociétédes hommes. Le taux de bile noire monte avec laforêt ; et si Démocrite, en un lieu écarté, rit de toutcomme un fou, Démocrite Junior avoue samélancolie. Démocrite était inquiétant, avec son rirequi affligeait les Abdéritains. Démocrite Junior agardé son esprit de dérision et de sarcasme, sa« folie » au sens classique ; il déclare subir lacorrosion interne de la bile noire.

Entendue dans sa dérive psychologique etmétaphorique, la monade leibnizienne donne àpenser ce lieu clos, chaudière interne qui ne cesse defaire tourner, en elle, et sans issue, les produits deplus en plus redoutables de sa combustion ; cettemonade qui n’évacue rien, ne se nourrit de rien,système clos voué à l’infinité du ressassement, nesemble pas pouvoir conduire à la plénitude d’unepensée aérée. On comprend pourquoi, chez unhomme comme Gilles Deleuze, féru de monadesleibniziennes, une dialectique puisse s’instaurerentre ce monde claquemuré (dont il éprouve laconsistance angoissante en lisant Le Terrier de Kafka,

par exemple) et l’ivresse de l’air libre (qu’il évoqueau début de L’Anti-Œdipe, en l’associant assezcurieusement à la promenade des fous à la fin deMalone meurt de Beckett).

Dans Le Terrier de Kafka, une bête d’espèce nonprécisée vit un emprisonnement inquiet dans unlabyrinthe angoissant ; elle cherche une issue, et nonpas la « liberté », selon le deuxième chapitre de Kafka.Pour une littérature mineure de Deleuze et Guattari.Dans Malone meurt, roman évoqué dans L’Anti-Œdipe écrit par les mêmes auteurs, les fous del’hôpital partent en promenade sur un char à bancs,à l’air libre, sous la bénigne protection de leurbienfaitrice et mécène, Madame Pédale ; mais leurgardien, plus fou qu’eux en réalité, les assassine, etla promenade à l’air libre se transforme en carnageabsolu. Que penser de ces deux références, im-portantes chez un Deleuze qui consacre par ailleursLe Pli aux monades? Il semble que là se lise toutel’ambiguïté de la mélancolie. Libératoire, mais folle,elle cherche les lieux écartés ; elle n’est pas si folle,en réalité, car le fou n’est pas celui qu’on croyait deprime abord ; quant au labyrinthe intérieurobsédant, ressassant de la pensée – ce pourrait êtrecela, Le Terrier de Kafka – il suggère une porositépossible de la monade : il existe des entrées et dessorties sans portes, écrivent Deleuze et Guattari dansle premier chapitre de leur Kafka. L’important, c’estle rhizome, les connections internes au sein duterrier. C’est là une pensée profondément

leibnizienne. La résille, l’enchevêtrement touffu,quasi végétal, de l’espace du terrier joue le jeu d’unemonade nouvelle. C’est là une vraie monade, unemonade animée du principe de continuité qui fait laspécificité de la monade, par opposition aux atomes,qui supposent l’existence du vide entre eux ettémoignent donc du fait que l’ordre du monde estdiscontinu. C’est une monade qui fait proliférer desconnexions. Le moins qu’on puisse dire est que çatourne, dans le terrier. Mais du point de vue de latranquillité de l’âme, on est loin du compte. L’animaldans son terrier et le joueur d’échecs ont à cet égardplus d’un point commun.

Au chapitre IV, Deleuze et Guattari montrentque le terrier n’est pas, pour Kafka, un refuge ouune tour d’ivoire.Tout cela est au contraire traversépar un flux de vie invincible. Kafka n’est pas unécrivain retiré dans sa chambre.Il est un nomade. Unesimple inversion de lettres aura fait passer de lamonade au nomade, sans qu’on ait réellement perdul’idée de monade pour autant. Et Kafka est, commeDémocrite, un auteur qui rit.Tout est là.

La salle Pi

Est-il, pour l’esprit, des monades claires ? est-ildes chambres certes sans fenêtres, mais parlantes,aux murs inscrits et enchanteurs?

La salle Pi du Palais de la Découverte, qui estune monade heureuse. La méditation mathématique

sur l’infiniment fractionnable s’accorde avec laspirale illimitée des décimales de Pi, qui s’enroulesur le plafond de la petite salle ovale, suscitant lelyrisme de Léon-Paul Fargue : La première dessciences, la mathématique elle-même, surgie desmers incolores de l’Abstrait, s’enveloppe du vête-ment charnel de l’Aphrodite soufflée de l’écumemarine. On reconnaît La Naissance de Vénus deBotticelli – ici,une Vénus mathématique,dont la conque,le coquillage se confond avec la petite salle ovale.Toutruisselle de sens comme Vénus ruisselait d’eau; courtla guirlande de chiffres des 700 décimales calculéesà ce jour du nombre Pi.

Cette salle est une unité simple, pleine de mou-vements intérieurs.Le Palais de la Découverte lui-mêmefonctionne dans son ensemble comme une monade: il aété conçu non comme un musée immobile, mais commele reflet de la science en marche, selon son fondateur JeanPerrin, auteur d’un livre sur les atomes. Son but n’estpas d’exposer la totalité du savoir pour le mémoriser,comme voulait le faire par exemple Giulio Camillo dansL’Idea del Theatro,paru en 1550.Ce que veut construireCamillo est une chambre de mémoire : un espacematériellement limité et clos, qui présente de manièrepanoptique l’ensemble des connaissances d’une époque.En revanche, le palais de la Découverte est bel et bienune monade, une chambre de l’esprit : même espacelimité et clos, mais au lieu de présenter une galerie dechoses mortes, l’esprit filtre et transvase continuellementles idées,comme le sable d’un sablier,comme les moirures

d’un ludion, comme les plis d’un tissu qui frissonne,comme les cordes dont la physique du XVIIe siècle étudieles vibrations, comme les profondeurs démultipliées dumiroir baroque, bonne approximation sensible, selonDeleuze, de l’infinitésimal. Point de scénographie dusavoir constitué,point de musée,point de mausolée,maisun palais, palais de glaces qui réfléchissent dans unmouvement ininterrompu,palais de chiffres qui précisentà chaque tour de roue leur décimale, palais d’étoilesmontées en dôme par des pinceaux de lumière. Lachambre de mémoire présente le résumé des savoirs, lachambre de l’esprit l’activité de penser. Le palais de ladécouverte, toujours selon Léon-Paul Fargue,déroule desjouissances d’ordre théâtral ou passionnel dans lamélancolie de nos cerveaux.

Démocrite aurait beaucoup aimé cela.

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Cette édition deUne vie de Démocrite

a été imprimée par Tictacbook S.A. à Virginal (Ittre)

pour le compte desÉditions Talus d’approche

en deux mil quatre

D/2004/3213/…

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