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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE/
UNIVERSITÀ DEGLI STUDI DI CATANIA
ÉCOLE DOCTORALE III – Littératures française et comparée
Laboratoire de recherche CRLC / Dipartimento di Scienze Umanistiche
T H È S E EN C O T U T E L L E
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE/
DOTTORE DI RICERCA DELL’UNIVERSITÀ DEGLI STUDI DI CATANIA
Discipline : Littérature française / Francesistica
Présentée et soutenue par :
Giuseppina TARDANICO
le : 04 avril 2014
LA RELATION ENTRE IRONIE ET
MÉLANCOLIE CHEZ LES VOYAGEURS
FRANÇAIS EN SICILE PENDANT LA
PREMIÈRE MOITIÉ DU XIXe SIÈCLE
Sous la direction de : M. Moureau François – Professeur émérite, Paris-Sorbonne
Et la co-direction de : Mme Marchetti Marilia – Professeur, Università degli studi di Catania
Membres du jury :
M. Alain GUYOT – Professeur, Université de Lorraine
M. Yannick PREUMONT – Professeur, Università della Calabria
M. François MOUREAU – Professeur émérite, Université Paris-Sorbonne
Mme Marilia MARCHETTI – Professeur, Università di Catania
2
POSITION DE THÈSE
Dans le contexte du voyage méditerranéen et des mythes liés aux pays du Sud, la
Sicile représente un cas particulier et paradigmatique. Les recherches minutieuses menées par
Salvo Di Matteo établissent clairement que, jusqu’au XVIIe siècle, le voyage en Sicile n’est
que timidement pratiqué, en tant que brève étape et non comme finalité en soi1. Même jusqu’à
la première moitié du XVIIIe siècle, l’antique Trinacrie paraît presque oubliée du reste de
l’Europe. À ce sujet, François Moureau écrit : « Cette Grande-Grèce de l’Antiquité n’était
plus la matrice de l’Europe, elle en était le bout, pas assez africaine pour faire rêver, et trop
différente de la civilisation qui régnait au Nord pour s’y rattacher évidemment »2. Il semble
en effet que cette île n’ait auparavant éveillé qu’un intérêt limité chez les voyageurs et soit
longtemps demeurée marginale dans le circuit de plus en plus balisé du voyage en Italie. « Ce
genre d’expédition n’a jamais été inclus dans le Grand Tour », remarque Patrick Brydone en
17703, qui fait figure de précurseur avec l’archéologue Johann Hermann von Riedsel, dont le
séjour en 1767 donne lieu, en 1771, à la publication de lettres adressées au célèbre antiquaire
Johan Joachim Winckelmann.
La découverte littéraire de la Sicile apparaît tout d’abord intimement liée au retour à la
Grande-Grèce. Ce n’était donc pas la Sicile moderne, ses villes et ses villages, sa culture et
ses traditions, qui intéressaient les voyageurs étrangers, mais plutôt une Sicile en palimpseste
au sein de laquelle l’on recherchait les vestiges de la Grande-Grèce. Il faut attendre le XIXe
siècle pour voir se multiplier les relations de voyage françaises sur la Sicile, ainsi que René
Michéa le déclare : « L’exploration de la Grande-Grèce, de la Sicile et de la Grèce, à partir de
1755 environ, et surtout vers 1780, est l’amorce d’une renaissance qui ne portera tous ses
fruits que dans la première moitié du XIXe siècle »4.
En second lieu, la fin du XVIIIe siècle se caractérise également par la notion de
voyage « de sensations » introduite par Les Lettres sur l’Italie du Président Dupaty. Le
« moi » du voyageur y consonne avec « tout un individualisme moderne » et valorise « ses
1 Cf. Salvo Di Matteo, Viaggiatori stranieri in Sicilia dagli Arabi alla seconda metà del XX secolo: repertorio,
analisi, bibliografia, Palerme, Istituto Siciliano di Studi Politici ed Economici, 1999-2000.
2 François Moureau, Le Théâtre des voyages : une scénographie de l’Âge classique, Paris, PUPS, 2005, p. 213.
3 Patrick Brydone, A tour through Sicily and Malta, in a Series of Letters, Londres, 1773, cité par Attilio Brilli,
Quand voyager était un art. Le roman du Grand Tour, Paris, Gérard Monfort, 2001, p. 66.
4 René Michéa, « Le Voyage en Italie » de Goethe, Paris, Aubier-Montaigne, 1945, p. 323-324.
3
propres sentiments, sensations et idées », affirme Paul Pelckmans5. Le Président « est devenu
une référence pour les voyageurs de la première décennie du XIXe siècle – Creuzé de Lesser,
Chateaubriand, Bonstetten, le marquis de Foresta - », rappelle ensuite Jan Herman6 . En
particulier, « c’est dans la contemplation des ruines que l’héritage de Dupaty semble avoir été
le mieux intégré par la génération des premiers romantiques français »7. Cependant, l’unité du
monument avec son contexte, et en particulier avec le paysage, et la végétation qui s’en
empare au point de former avec lui un « tableau », est une autre idée centrale de cette période.
La Sicile en offre aux voyageurs de nombreux exemples.
Certes, la contemplation des ruines et du paysage donne lieu à des exclamations lyriques,
mais le culte des ruines tel qu’il se pratique au début du XIXe siècle va plus loin. En effet,
l’impression des ruines s’intériorise et se confond avec les ruines de l’âme plongée dans le
deuil, suite à l’impression de l’inanité des choses et de la menace que représente le Temps.
Non seulement le couple que forment la mélancolie et le Romantisme domine dans la prose
des voyageurs, mais la mélancolie dont il s’agit semble consubstantielle au Romantisme :
« Le Romantisme proprement dit apparaît lorsque la conscience mélancolique devient le point
de départ et l’enjeu d’une œuvre d’usage public, où elle se trouve mise en scène », déclare
Georges Gusdorf8.
Dans notre travail, nous ne considérons pas la définition clinique de la maladie de
l’âme, mais l’idée littéraire de mélancolie. Elle est plutôt traitée tantôt comme la déception
ressentie par les écrivains par rapport à ce qu’ils imaginent voir et ce qu’ils trouvent
effectivement dans l’île, tantôt comme la réunion de deux termes : la réminiscence et la
mélancolie. Dans le premier cas, il s’agit d’une mélancolie proche du désenchantement
évoqué en ces termes par Nicolas Grimaldi : « Strictement subjective, l’origine de cette
déception ne serait-elle pas alors d’avoir imaginé un avenir qui ne peut jamais devenir
présent, par le seul fait qu’il y a une différence de nature entre ce qui est imaginé et ce qui est
perçu ? »9. Dans le deuxième cas, la conjonction entre la réminiscence et la mélancolie sert à
mettre en valeur la beauté fugitive que cette dernière revendique. Il s’agit là d’un sentiment
tout à la fois intense et ambigu. La mélancolie est une plénitude équivoque, et se rapproche
5
Dans Jan Herman, Kris Peeters et Paul Pelckmans (dir.), Dupaty et l’Italie des voyageurs sensibles,
Amsterdam-New-York, Rodopi, 2012, p. 9.
6 Jan Herman, « L’Italie des âmes sensibles et les trois esprits de Dupaty : quelques éléments de synthèse », dans
Ibid., p. 261-272, ici p. 264.
7 Ibid., p. 265.
8 Georges Gusdorf, « Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières », dans Les Sciences
humaines et la pensée occidentale, Paris, Payot, 1976, t. VII, p. 208.
9 Nicolas Grimaldi, Bref traité du désenchantement, Paris, PUF, 1998, p. 9.
4
ainsi de la notion de mélancolie du préromantisme et du romantisme : douce mélancolie,
vague mélancolie, ineffable mélancolie.
Si la mélancolie est l’un des traits dominants du Romantisme, il ne faut pas négliger,
comme le rappelle Maurice Boucher, que « l’ironie est [aussi] bien un des concepts
fondamentaux du Romantisme »10. Certes, Laurence Sterne, avec son Sentimental Journey
through France and Italy publié en 1768, initie le voyage humoristique romantique. Toutefois
l’ironie romantique semblerait aller au-delà de l’humour au sens de Jonathan Swift, de
Laurence Sterne ou de Voltaire, pour se rapprocher de la mélancolie. Il s’agit d’une « ironia
come scetticismo assoluto e distacco malinconico dal quotidiano. […] L’uomo è infatti
incapace di incidere sulla realtà poiché il mondo esteriore non è che vanità »11.
Comme nous le démontrons dans notre thèse, l’écriture viatique est particulièrement
propice au mélange des styles et permet ainsi aux voyageurs de faire coopérer ironie et
mélancolie. Dégager dans le corpus une relation entre ces deux concepts n’est pas une
entreprise destinée à simplifier la lecture de ces textes. Une telle démarche vise plutôt à
essayer de sonder les profondeurs de ces récits qui ne cessent de surprendre par leur richesse,
tout en mettant en évidence la récurrence d’un registre du mélange des styles. Nous tentons
également de montrer que la relation entre ces deux concepts participe à la création d’une
nouvelle forme de relation viatique, en accord avec la sensibilité romantique.
Les voyageurs dont nous choisissons de suivre les récits, se situent au croisement de
deux traditions : le voyage scientifique et érudit du XVIIIe siècle, et le voyage plus libre,
qualifié de « romantique », qui marquera le XIXe siècle. Or, si le voyage romantique se définit
en premier lieu par opposition au voyage savant, en privilégiant le recours à la subjectivité, il
ne tarde pas à se définir par opposition au voyage touristique, caractérisé par la prévisibilité et
l’ennui. Autrement dit, le voyage romantique devient souvent humoristique12. Il réinvente le
voyage classique, grâce auquel il parvient à développer ses propres spécificités. Inversement,
le récit de voyage traditionnel, qui est un genre défini a posteriori, ne correspond à aucune
production littéraire spécifique. Il demeure cependant bien réel dans l’esprit des nomades
romantiques. Ceux-ci s’en servent comme d’un repoussoir, grâce auquel ils créent leur propre
façon de voyager et d’écrire le voyage. Le voyage romantique, que les écrivains voyageurs de
10
Maurice Boucher, « Ironie romantique », Cahier du Sud, Numéro spécial sur le Romantisme allemand, 1937,
p. 27.
11 « Ironie en tant que scepticisme absolu et détachement mélancolique du quotidien. […] L’homme ne peut en
fait influer sur la réalité puisque le monde extérieur n’est que vanité » (nous traduisons). Marilia Marchetti,
Poetica dell’ironia, Cosenza, Università della Calabria, 2003, p. 19.
12 Voir Daniel Sangsue, « Le Récit de voyage humoristique (XVII
e-XIX
e siècles) », Revue d’histoire littéraire de
la France, n°4, juillet-août 2001, p. 1139-1162.
5
notre corpus inaugurent, se caractérise par une constante hésitation entre le respect des
traditions du voyage et la transgression de l’héritage savant, entre l’érudition et
l’amateurisme, la gravité et la bouffonnerie. En cela, il est propice à la coopération entre
l’ironie et la mélancolie.
À l’heure actuelle, peu de critiques se sont intéressés aux récits des voyageurs français
en Sicile pendant la période romantique. Lorsqu’ils se penchent sur ce sujet, ils ont souvent
tendance à considérer uniquement le voyage d’un seul écrivain13. Hélène Tuzet14 offre en
revanche une étude détaillée concernant les voyageurs français en Sicile pendant la première
moitié du XIXe siècle ainsi que les récits et romans qui se sont inspirés de cette île. Bien que
son œuvre demeure plutôt descriptive, elle nous a servi de base pour délimiter notre corpus.
Ainsi, nous avons sélectionné cinq voyageurs assez proches dont les relations constituent
l’objet d’étude de notre travail. Le corpus dont nous proposons une lecture croisée, est
constitué des Lettres sur la Sicile écrites pendant l’été de 1805 du marquis de Foresta15, des
Souvenirs de la Sicile du comte de Forbin16, d’Un tour en Sicile du baron de Nervo17, de
Vingt jours en Sicile du comte de Marcellus18 et de Mes souvenirs de bonheur ou neuf mois en
Italie de Paul de Julvécourt19. Chez ce dernier, la Sicile est évoquée dans les lettres XII à
XXXVII.
Notre travail s’articule autour de trois parties qui renvoient chacune à une dimension
particulière de la relation entre ironie et mélancolie. Bien que l’élément déclencheur du
voyage soit le retour à la Grande-Grèce, les écrivains ne se contentent pas de faire l’inventaire
des monuments en ruine. Ils rendent également compte de l’environnement géographique et
ethnographique de la Sicile, étalent leurs connaissances, décrivent leurs découvertes et
introduisent des observations personnelles. En outre, ils essaient de faire participer le lecteur à
13
Voir, à titre d’exemple, les contributions du recueil Viaggio nel sud. I . Viaggiatori in Sicilia, Emanuele
Kanceff et Roberta Rampone (dir.), Genève, Slatkine, 1992 ; Calì Francesco, La Sicilia di Paul de Julvécourt,
viaggiatore romantico francese, Acireale-Roma, Bonnno, 2004, ainsi que « Il marchese Marie-Joseph de Foresta
a Siracusa », dans Emanuele Kanceff (dir.) Siracusa nell’occhio del viaggiatore. Atti del Congresso
internazionale di studi tenuto a Siracusa nei giorni 8-9 dicembre 1995, Moncalieri, C.I.R.V.I., 1998, p. 137-151;
Maria Grazia Ursino, « Venti giorni in Sicilia del visconte Maria Luigi Andrea Claudio de Marcellus », dans
Nunzio Famoso (dir.) Il Paesaggio siciliano nella rappresentazione dei viaggiatori stranieri, Catane, Cuecm,
1999, p. 303-324.
14 Hélène Tuzet, Voyageurs français en Sicile, op. cit.
15 Marie-Joseph, marquis de Foresta, Lettres sur la Sicile écrites pendant l’été de 1805, Paris, Pillet Ainé, 1821,
(2 tomes).
16 Louis-Nicolas-Philippe-Auguste, comte de Forbin, Souvenirs de la Sicile, Paris, Imprimerie Royale, 1823.
17 Jean-Baptiste Gonzalve, baron de Nervo, Un Tour en Sicile, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1833.
18 Marie-Louis-Jean-André-Charles de Martin du Tyra, comte de Marcellus, Vingt jours en Sicile, Paris,
Debécourt, 1841.
19 Paul de Julvécourt, Mes souvenirs de bonheur, ou neuf mois en Italie, Paris, imprimerie de Poussin, 1832.
6
leurs émotions et de le divertir au moyen d’anecdotes curieuses, parfois piquantes, sur les
incidents survenus au cours de l’expérience itinérante. Pour ce faire, sans se montrer vraiment
interdisciplinaire, notre approche ne compte pas limiter l’objet de recherche au pur domaine
littéraire, mais convoque également l’esthétique, la philosophie et la linguistique.
La première partie est consacrée à l’analyse de la relation entre ironie et mélancolie
dans la description du paysage naturel sicilien. Nous observons que les voyageurs manifestent
le souci de comparer la vision idyllique des légendes avec la trivialité du présent. La Sicile
leur apparaît dès lors comme une terre où les anciens mythes continuent à rendre compte de la
réalité des lieux. Et cette cristallisation du réel par le mythe s’opère selon une dialectique de
l’imaginaire qui oscille entre deux pôles, l’un paradisiaque et l’autre infernal. Aux terroirs
fertiles de l’île s’opposent donc les sites terribles qui font de la Sicile la réunion de deux
topiques antagonistes développés par la poésie classique, le locus amœnus et le locus
horribilis, soit d’un côté le lieu plaisant et ses délices, de l’autre l’aspérité sauvage et
effroyable. Le paysage emblématique de ce dernier versant n’est autre que l’Etna.
Dans la deuxième partie, qui porte sur les monuments en ruine, nous nous attachons à
mettre en évidence la réminiscence du passé et le désenchantement du présent, pour ensuite
illustrer la manière dont la mémoire et la rêverie peuvent remplacer les vestiges. En outre, le
fragment, partie informe d’un monument en ruine, constitue dans cette partie l’emblème
d’une vie qui ne s’éteint pas et recouvre ainsi une valeur synecdochique. Il est également le
symbole d’une écriture qui devient fragmentaire et qui, par le biais de différentes ruptures,
mime le jeu avec l’œuvre de l’écrivain-voyageur.
La troisième et dernière partie aborde l’étude du peuple et, en particulier, la
description de la théâtralité du Sicilien ainsi que la mise en scène du voyageur côtoyant
l’étranger. Nous dégageons une rupture de ton et de registre, caractéristique des récits
viatiques, qui permet de mieux mettre en scène l’Autre. Au premier plan ressortent des scènes
comiques, toutefois l’arrière-plan mélancolique demeure toujours présent : une
interdépendance de rire et de sérieux, ainsi qu’un jeu d’inclusion et d’exclusion de l’écrivain
s’enchevêtrent dans les récits.
Dans ce travail nous tentons ainsi de mettre en évidence la complémentarité entre le
sérieux des récits et leur côté plus humoristique. Aux lignes mélancoliques se référant à un
espace et à un temps perdus, répond l’écriture amusante et fragmentaire du voyageur
désœuvré, dont l’humour est à la fois le signe de l’échec et d’une prise de distance salvatrice.