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Neohelicon XXII/2 GYORGY M. VAJDA UT PICTURA POESIS - UT MUSICA POESIS S'il y a un proc~s esth6tique qui justifie le choix de la p6riode 1760-1820 comme sujet de ce volume, c'est le changement pro- fond qui est signal6 par les deux concepts associ6s l'un ~ l'autre: ut pictura resp. ut musica poesis. Le premier remonte ~ un long pass6, l'Art po6tique d'Horace, le deuxi~me est un compl6ment logique du premier d6crivant l'alt6ration que ne consiste pas seulement dans l'6change d'un art associ6 ~ la litt6rature par un autre, mais signifie une conception totalement nouvelle de la po6sie, mSme de rart litt6raire en g6n6ral. Inutile de dire que ce changement se base sur l'opposition qui existe entre la conception de l'art et de la litt6- rature du courant classique (jouant un r61e plus ou moins dominant partir de la Renaissance jusqu'~ la fin du 18~ si~cle), et le courant romantique dont la base th6odque a 6t6 6galement jet6e h la fin de ce mSme si~cle. Selon Ren6 Wellek, c'est l'6poque quand le syst~me de la criti- que classiciste, h6ritage de l'antiquit6 et form6 en Italie et en France au cours des 16~ et 17e si~cles se d6sint~gre, et l'on assiste ~ l'6vo- lution parall~le des tendances nouvelles du mouvement romanti- que. 1 C'est par le biais de la fonction oppos6e ~< du miroir et de la lampe >> que M. H. Abrams rend perceptible l'essence de ce chan- gement. Car- souligne-t-il, l'esprit humain depuis Platon jusqu'au 18~ si~cle 6tait g~n~ralement compar6 ~ un miroir o~ apparaissent i Ren6Wellek:AHistoryofModernCriticism, L TheLaterEighteenthCentury. London:J. Cape, 1955(Fourthprinting 1961),p. 1. 0324~1652/95/$5.00 Akad#mial Kiadd, Budapest Akad~mlal Kiad6 John Benjamins B. V., Amsterdam

Ut pictura poesis-ut musica poesis

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Neohelicon XXII/2

GYORGY M. VAJDA

UT PICTURA POESIS - UT MUSICA POESIS

S'il y a un proc~s esth6tique qui justifie le choix de la p6riode 1760-1820 comme sujet de ce volume, c'est le changement pro- fond qui est signal6 par les deux concepts associ6s l'un ~ l'autre: ut pictura resp. ut musica poesis. Le premier remonte ~ un long pass6,

l'Art po6tique d'Horace, le deuxi~me est un compl6ment logique du premier d6crivant l'alt6ration que ne consiste pas seulement dans l'6change d'un art associ6 ~ la litt6rature par un autre, mais signifie une conception totalement nouvelle de la po6sie, mSme de rar t litt6raire en g6n6ral. Inutile de dire que ce changement se base sur l'opposition qui existe entre la conception de l'art et de la litt6- rature du courant classique (jouant un r61e plus ou moins dominant

partir de la Renaissance jusqu'~ la fin du 18 ~ si~cle), et le courant romantique dont la base th6odque a 6t6 6galement jet6e h la fin de ce mSme si~cle.

Selon Ren6 Wellek, c'est l'6poque quand le syst~me de la criti- que classiciste, h6ritage de l'antiquit6 et form6 en Italie et en France au cours des 16 ~ et 17 e si~cles se d6sint~gre, et l 'on assiste ~ l'6vo- lution parall~le des tendances nouvelles du mouvement romanti- que. 1 C'est par le biais de la fonction oppos6e ~< du miroir et de la lampe >> que M. H. Abrams rend perceptible l'essence de ce chan- gement. C a r - souligne-t-il, l'esprit humain depuis Platon jusqu'au 18 ~ si~cle 6tait g~n~ralement compar6 ~ un miroir o~ apparaissent

i Ren6Wellek:AHistoryofModernCriticism, L TheLaterEighteenthCentury. London: J. Cape, 1955 (Fourth printing 1961), p. 1.

0324~1652/95/$5.00 Akad#mial Kiadd, Budapest Akad~mlal Kiad6 John Benjamins B. V., Amsterdam

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les objets de la nature et qu'il refl~te, alors que selon la conception du mouvement des romantiques l'esprit po6tique est une lampe qui illumine et qui tout en percevant les objets ext6rieurs, leur donne la fois naissance aussi, en quelque sorte? Nous partageons donc enti~rement l'opinion de Marc-Mathieu MUnch lorsqu'il 6crit que << la plus grande coupure de l'histoire de la po6tique se situe vers 1800 >>.3 De plus nous ne serons pas solitaires en maintenant l'avis que la grande coupure est grosso modo valable pour toute la litt6ra- ture europ6enne o~ l'on ale droit de distinguer entre les lettres de l'ancien r6gime et celles de l'~re bourgeoise moderne dont la ligne de d6marcation chronologique se situe 6galement vers 1800. MSme dans la plupart des litt6ratures r mineures >> du Nord et de l'Eu- rope centrale et orientale ce sont les d6cennies du tournant du sit- cle des Lumi~res et du 19 ~ si~cle quand les id6aux du classicisme cbdent leur place ~ la conception bourgeoise des lettres se manifes- tant dans la pr6dominance des sentiments et de l'imagination.

1. Malgr6 l'activit6, les innovations et le discernement subtil des grands critiques litt6raires comme le Dr. Johnson, Diderot ou Lessing, malgr6 les pensdes profondes des philosophes du Beau comme Baumgarten ou Kant, l'esth6tique de l'ancien r6gime s'6tait attach6e ~ la parent6 de la repr6sentation pittoresque et celle litt6- raire et ~ la fois au principe qui d6coula de cette parent6, au prin- cipe de l'imitation. Les mots de Julius Caesar Scaliger illustrent non seulement le principe dominant mais aussi son accr6ditation par l'autorit6 des anciens. << Omnis enim oratio, 6crivit Scaliger darts sa Po6tique, eidos, ennoia, mimesis, quemadmodum ut pictura: it quod et ab Aristotele e ta Platone dectaratum est. )1.4 C'est 5 dire que toutes sortes d'usage de la parole sont des images, id6es, imi-

2 M. H. Abrams: The Mirror and the Lamp. Romantic Theory and Critical Tra- dition. New York: Norton, 1958 (1953). p. VI.

3 Marc-Mathieu Miinch: Le pluriel du Beau. Gendse du relativisme esthgtique en litt~rature. Du singulier au pluriel. Metz: Centre des Recherche Litt6rature et Spiritualit6, 1991, p. 8.

4 Poetices Libri Septem, publi6 en 1561, cit6e 6dition de 1617. p. 407. Cf. l'ouvrage << classique >~ de Bernard Weinberg: A History of Literary Criticism in the

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tations, similairement ~ la peinture: ce que rut d6clar6 par Aristote et Platon.

Ce principe fut propag6 par presque tousles esth6ticiens de la renaissance ~ partir de l'architecte Leon Battista Alberti dont l'ouvrage De pictura date d6jh de 1436. 5 Et en 1529 Giovanni Trissino commen~a sa Poetica en affirmant: ~< Dico adunque chela poesia (come primo disse Aristotele) b una imitazione de le azioni de l'homo; e facendosi questa cotale imitazione con parole, rime et harmonia, si come la imitazione del dipintore si fa con disegno e con colori. >>6 Le po&e imite donc les actions des hommes ?~ l'aide de paroles, de rimes et d'harmonies, tandis que le peintre le fait par des dessins et des couleurs. Mais tousles deux imitent: ils imitent ce qui est donn6 pour eux par l'exp6rience de la nature.

C'est Lodovico Dolce que - parmi les esth6ticiens italiens de la Renaissance - Lessing a estim6 le plus fort et cit6 le plus souvent. Dolce a clairement d6fini par son porte-parole, Aretino (dans son Dialogo della pittura, intitolato l'Aretino, 1557) que la peinture n'est den qu'imitation de la nature, imitation aussi fid~le que pos- sible des choses visibles par des lignes et des couleurs; tandis que la po6sie n'imite pas seulement des choses visibles mais toutes les choses r6v616es ~ l'esprit. Mais la m6thode des deux est identique: l'imitation. Le peintre ainsi n'est qu'un po&e muet et le porte un peintre parlant: L'ouvrage de Dolce est important aussi d'un point de vue intemational, car il a inspir6 Charles Alphonse Du Fresnoy, peintre et esth6ticien fran~ais dont le po~me didactique latin, De

Italian Renaissance, Chicago: Univ. of Chicago Press, 1961. pp. 743-750. - Puis Mario Costanzo: ~< Introduzione alia 'Poefica' di Giulio Cesare Scaligero >~. Giornale Storico della Letteratura Italiana, 138 (1961), pp. 1-38.

5 Cf. P.-H. Michel, Un iddal humain au XV ~ sikcle. La pens~e de Leonbattista Alberti. Paris, 1930; E. Gadol - L. B. Alberti: Universal Man of the Early Renais- sance. Chicago - London, 1969.

6 Cf. Weinberg op. cit. p. 370. 7 Cf. Weinberg op. cit. p. 420. La th~se sur le po&e muet et peintre parlant date

de Plutarque.

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arte graphica (entre 1633 et 1653) fut traduit en 1668 par Roger de Piles en prose frangaise et cette traduction en 1695 par John Dryden en prose anglaise promouvant ensemble avec l'Art po~tique de Boileau (qui date de 1674) la diffusion du principe de l'imitation ainsi que celui de la parent6 de la porsie et de la peinture inspirant, dans toute l'Europe, la mrditation sur les probl~mes mrthodo- logiques de crration des oeuvres artistiques et littrraires.

2. La polrmique sur les rapports existant entre la peinture et la porsie continua au 18e si~cle: c'est ainsi que l'Abb6 Dubos dis- serte sur ce th~me dans son ouvrage: Rdflexions critiques sur la po~sie et la peinture en 1719 et il complete le titre de l'rdition de 1748 avec le terme de musique, car il est 6galement question de musique dans la partie sur la classification des arts. 8 L'ouvrage crl~bre de 1' abb6 Charles Batteux, Les beaux arts r#duits ?z un m#me principe, paru en 1746, accorde la priorit6 h la peinture sur tousles arts puisque 1'<< imitation >> la plus 6vidente s'accomplit par les moyens d'expression des beaux arts. Batteux dont l'ambition est d'embrasser les arts traite dans ses analyses de la musique, de la porsie, de la peinture, de la sculpture et de la danse; - et les encycloprdistes tout en propageant le principe de Batteux concer- nant la classification des arts en faisaient 6galement la critique: ils substituaient ~t la danse l'architecture, et au lieu de pure imitation, ils parlaient 6galement de l'imagination. C'est ainsi que dans le Discours pr#liminaire introduisant le tome I. de L'Encycloprdie, - d'Alembert 6crit, cinq ans ~ peine apr~s Batteux:

La peinture, la sculpture, l'architecture, la porsie, la musique et leur diffrren- tes divisions composent la troisi~me distribution grnrrale, qui na~t de rhna- gination et dont les parties sont comprises sous le nom de beaux-arts?

Ce fut sommairement la situation de l 'rtat d'esprit et de la cri- tique concernant le rfle primordial de la peinture et le principe de

Cf. William K. Wimsatt, Jr. - Cleanth Brooks: Literary Criticism. New York: Vintage Books, 1957. p. 263.

9 Encyclop~die I., 1751, p. 117. (Cit6 par Wimsatt - Brooks, ibid, n. 3.)

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l 'imitation dans le domaine des arts au milieu du 18 * si~cle. C'est Lessing qui dans son Laocoon va apporter le changement} ~ I1 est superflu de revenir sur la d6marche de la pens6e de Lessing - si bien connue - qui aboutit tt formuler sa th~se concernant la diff6- rence existant entre les beaux arts limit6s dans l 'espace et la po6sie se r6alisant dans le temps. I1 est pr6f6rable d'attirer l 'attention sur ce qu'i l supprima. I1 supprima la possibilit6 m~me pour la po6sie de prendre comme module la peinture ou la sculpture, puisque leur ,~ mode d'existence >> est diff6rent, de m~me que differe leur forme d'existence. L 'une est l 'art de l'espace, l 'autre est celui du temps. Or, selon la pens6e rationnelle des lumi~res l 'espace et le temps sont les deux formes fondamentales de l 'existence sdpar6es l 'une de l'autre.

Lessing ne pensait pas au troisi~me grand domaine des activit6s arfistiques, la musique, malgr6 qu'il ait consacr6 deux cahiers de sa Dramaturgie de Hambourg (les 26 ~ et 27 ~ express6ment h la musique de th&Stre qui, selon l 'usage de l'6poque, accompagna les pi~ces en prose servant d' ouverture ou d'interm~de. N6anmoins on cherche en vain chez Lessing ou ses contemporains une analyse aussi approfondie de la relation entre la po6sie et la musique qu'entre la po6sie et les beaux-arts. L'ordre hi6rarchique que Kant attribue dans sa troisi~me ~ critique >~, Kritik der Urteilskraft (1790) aux arts, est une preuve 61oquente de la situation de la musique dans la pens6e esth6tique du si~cle des Lumitres, du si~cle de Vivaldi, Gluck, Htindel, Haydn, Mozart, etc. Kant place au bout des actua- lisations de la valeur esth6tique la po6sie, l 'art litt6raire, l 'art de la parole. La deuxi~me place est r6serv6e aux beaux-arts (les arts plas- tiques et l 'architecture) 6tant les arts de v6rit6 des sens (Sin- neswahrheiten), ainsi qu'tt la peinture, l 'art de l 'apparence (Sinnes- schein). A la musique ne revient que le troisi~me degr6, le plus

m Le 13. chapitre de l'ouvrage cit6 de Wimsatt - Brooks, intitul6 Addison and Lessing: Poetry as Picture, d6montre donc le proc~s au cours duquel la philosophic ,~ sensationiste ~ de Hobbes et Locke et les Spectator-essais d'Addison, rnettant l'accent sur le r61e de l'imagination dans les arts, ont men$ tt la n6gation du principe d'irrdtation et tt une nouvelle ~ hi6rarchie ~, des arts (pp. 252-282).

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bas, qu'elle partage avec l'art de couleurs (Farbenkunst - peut-&re une sorte d'art d4coratif), car elle - la musique - repr6sente plus de plaisir que de culture. Par l'aspect de son 6nergie de mouvoir 1' ~me la musique pourrait passer, selon Kant, au second degr6 6galement, mais le manque de v6ritable culture la d6grade avec la Farbenkunst au niveau des arts seulement << agr6ables >>. Ce que Kant entend par culture dont la musique est priv6e, apparait dans son jugement se- lon lequel la valeur esth6tique de la musique consistait dans l'exci- tation des associations intellectuelles. Inutile d'expliquer le rap- port de ce point de vue avec la philosophie rationaliste des Lumi~- res.11

Le Laocoon de Lessing est paru en 1766, or le jeune Herder d6jh dans l'ouverture de son oeuvre Kritische Wiilder (Bois criti- ques) publi6 en 1769, reproche ~ Lessing l'oubli concernant la musique, seul art relevant enti~rement du temps (die einzige ganz der Zeit verschriebene Kunst). Selon Herder les beaux-arts produi- sent leur effet dans l'espace, la musique produit le sien par la suc- cession dans le temps, tandis que la po6sie partant de l'espace - puisqu'elle rend sensibles les objets de l'espace - agit par la suc- cession dans le temps: aussi n'est-elle pas autre chose que la pa- role parfaitement sensible (sinnlich vollkommene Rede). Cepen- dant l'essence de la po6sie n'est li6e ni ~ l'espace ni au temps, mais elle est pure 6nergie r6sidant dans les mots et p6n6trant dans l'gme par la voie de l'oui'e. Ce n'est donc ni la coexistence, ni la succession mais c'est laforce qui constitue l'essence de la po6sie.

Durch Kraft, die einmal den Worten beiwohnt, dutch Kraft, die zwar durch das Ohr geht, aber unmittelbar auf die Seele wirket. Diese Kraft ist das Wesen der Po6sie, nicht aber das Koexistente oder die Sukzession. 12

Grace h son principe de force, d'<< 6nergie >> diffus6e par les mots, Herder r6ussit ?~ inspirer le cercle de jeunes pogtes rassem-

11 Cf. Armand Nivelle: Kunst- und Dichtungstheorien zwischen Aufkliirung und Klassik. (Deuxi~me ed. 61argie.) Berlin - New York: Gruyter, t971. pp. 225-226.

n Herders Siimtliche Werke, Hrsg. B. Suphan. Vol. III. Berlin: Weidmann, 1878. p. 137.

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bl6s ~t Strasbourg, qui fit son entr6e dans la litt6rature europ6enne sous le nom de mouvement Sturm und Drang. L'inspiration vint de Herder, mais le h6ros et le chef de ce mouvement sera comme nous le savons - le jeune Goethe.

Que Lessing ait n6glig6 la musique lorsqu'il tra~a les limites de la po6sie et des beaux-arts, ne s'explique que par son objectif qui &air la r6futation du principe de ,~ ut pictura ~. Car les rapports ancestraux existant entre la po6sie et la musique &aient un sujet maintes lois abord6 par les critiques et les penseurs de l 'art esth6- tique de la Renaissance. L'attenfion fut attir6e sur leur origine com- mune. On savait bien que la po6sie et la musique &aient n6es en m~me temps; les paroles du vers avec la m61odie.

Cependant ce ne fur au plus t6t que dans la seconde moiti6 de 18 e si&le que la critique litt6raire et surtout les critiques anglais insistaient de nouveau sur cette relation traditionnelle et perma- nente. C'&ait la critique anglaise qui soulevait l'id6e que la po6sie devrait ,, imiter ~ non pas (ou non seulement) la peinture, mais qu'elle devrait s'inspirer en premier lieu de la musique parce que routes les deux (la po6sie comme la musique) touehaient essentienement les m~mes 616merits de l'~me humaine: les senti- ments. - I1 s'agissait donc de la po6sie lyrique.

La branche de la po&ie qui peut fort bien utiliser la m&hode de la mimesis, est la po6sie descriptive et h u n degr6 plus ,~ bas r> (selon l'esth&ique de l'6poque) la po6sie narrative. Mais il y a aussi une variante de la po6sie qui n'est en aucune liaison avec l'imitation car elle est route au s s i , express ive , que la musique. Cette qualit6 sera clairement d&rite darts la 39 ~ leqon des tours de Hugh Blair faits ~t l'Universit6 d'Edinbourgh, et pour la premiere fois publi6s en 1783. Blair attire l'attention sur la parent6 de la po6sie lyrique (qu'il appelle ode: genre lyrique repr6sentatif, m~me unique dans la po&ique de l'6poque) et la musique. Blair 6crit:

In the ode poetry retains its first and most ancient form: that form under which the original bards poured forth their enthusiastic strains ... It is from this circumstance of the ode's being supposed to retain its original union with music, that we are to deduce the proper idea and the peculiar qualifies of this kind of poetry.

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Voil~ que Blair voit d6j~ des traits plus profonds que l'origine commune rejoignant le po~me lyrique (l'ode) et la musique. I1 con- tinue son expos6 en distinguant le genre lyrique des autres genres de la po6sie:

I know no distinction of subject that belongs to it, except that other poems are often employed in the recital of actions, whereas sentiments of one kind or other, form, almost always the subject of the ode...

Le po~me lyrique est donc l'expression des sentiments et c'est non seulement sa caract6ristique sp6cifique mais ~ la lois son trait essentiel commun avec la musique qui suscite des 6motions et des sentiments duns l'~me de l'homme.

The effects of music upon the mind are chiefly two; to raise it above its ordinary state, and fill it with high enthusiastic emotions; or to soothe, and melt it into the gentle pleasurable feelings.

Les effets du po~me lyrique sur le c0~ur humain sont sans doute pareils:

Hence, the ode may either aspire to the former character of the sublime and noble, or it may descend to the latter, of the pleasant and the gay; and between these there is also a middle region of the mild and temperate emotions which the ode may often occupy to advantage. ~3

Blair syst~matisait les r6sultats de la critique pr6alable, surtout ceux de la critique anglaise de son 6poque, et avec si grand succ~s que son livre servit pendant des d6cennies comme manuel scolaire (traduit dans la langue de plusieurs pays). I1 se fondu sur les avis entre autres de Charles Avison dont l'ouvrage intitul6 Essay on musical expression (1753) s'opposa au principe fameux de Charles B atteux.

En 1763 John Brown publia sa Dissertation on the Rise, Union and Power, the Progressions, Separations, and Corruptions of Poetry and Music dans laquelle (tout comme plus tard Blair) il

~3 Citations puis6es de Hugh Blair: Lectures on Rhetoric and Belles Lenres. A new edition by Thomas Bale. London: Tegg & C. 1874. pp. 475-476.

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caract6risait la musique comme m6diatrice de l'expression des sen- timents de l 'homme. Daniel Webb a essay6 en 1769 de prouver dans son 6crit Observations on the Correspondence between Poetry and Music que le language r162 figur6 >> de la po6sie n'est que la langue des 6motions et en ce sens similaire ti la musique. Et finale- ment Sir William Jones, l'orientaliste bien connu, 6tablit claire- ment dans son Essay on the Arts Commonly Called Imitative (1772) une hi6rarchie entre les arts ~< imitatifs >> et ~r expressifs >> en don- nant bien entendu la pr6cellence ~ ces derniers.

The finest part of poetry, music, and painting, are expressive of the passions, and operate on our minds by sympathy, The inferior parts of them are descriptive of natural objects, and effect us chiefly by substitution. 14

Toutes ces th6ories ont justifi6 du point de vue esth6tique la po6sie de l 'ode lyrique de William Collins et de Thomas Gray, c 'est au sujet de ce dernier qu'un contemporain, Joseph Warton disait qu'un seul de ses po~mes, le c61~bre The Bard valait plus que tout l'oeuvre po6tique classiciste et rationaliste d'Alexandre Pope. t5

3. Bien que les meilleurs critiques et th6oriciens de l'esth6tique de l'6poque, se soient efforc6s ti mettre de l'ordre dans le domaine des concepts tels que l'imitation, l'expression, la raison, les senti- ments et d'autres concepts du m~me genre et ~ 6tablir les rapports complexes existant entre ces concepts et les diverses branches de l'art: la po6sie, les beaux-arts et la musique, ils n 'y parvinrent pas et ne pouvaient y parvenir hen donner une id6e claire. N6anmoins ils ont tout de m~me fait quelques avanc6es, non pas dans le sens de la clarification, mais vers les nouvelles d6couvertes des temps nouveaux. L'0euvre encyclop6dique de Sulzer qui avait class6 par ordre alphab6tique les concepts de la critique et des th6ories de l'art, au-deltl de son aspect de r6sum6 et de classification indiquait fort bien le chemin que la pens6e avait emprunt6 vers la fin de l'6poque des Lumi~res.

14 Cit6 par Ren6 Wellek, op. cir. p. 123. 15 Ib id . , p. 123.

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L'ouvrage tr~s r6pandu de Johann Georg Sulzer, Thdorie der schOnen Kiinste (1771-1774) bornait la m6thode de l'imitation sur- tout aux beaux-arts, et ramenait les autres, la po6sie, la musique et la danse plut6t ~ l'expression des sentiments. I1 ne voulait voir, en g6n6ral, dans l'imitation, qu'une sorted'<< inspiration >> diffus6e par des grands Maitres. I1 6crivait: ~< Die allgemeine Nachahmung grosser Meister besteht darin, dass man sich ihre Maximen, ihre Grunds~itze, ihre Art zu verfahren zueigne, in sofern man einerlei Absichten mit ihnen hat... >> Et il poursuivait en mentionnant quel- ques exemples: << Wer ein Heldengedicht schreiben will, kann den Homer und Ossian zum Muster nehmen, aber nur in dem, was zur allgemeinen Absicht eines solchen Werkes dienet... >> Voil~ donc qu'on arrivait ~ la cons6quence finale: ~< Der freie, edle Nachahmer w~irmt sein eigenes Genie an einem fremden so lange, bis es selbst angeflammet durch eigene W~irme fortbrennt... ,,16

Sulzer s'int6resse d'un c6t6 ~ la psychologie de cr6ation po6ti- que, de l'autre ~ l 'effet exerc6 par le porte sur le lecteur, sur l'audi- teur, sur son public. Du point de vue de la cr6ation il accentue le r61e et la pr6sence du po&e dans l'oeuvre qui n'est jamais une imi- tation quelconque, la personnalit6 du porte &ant toujours le fac- teur d6cisif de toute po6sie.

Denn eigentlich zeiget der Dichter seinen Gegenstand nicht, wie er in der Welt vorhanden ist, sondern wie sein fruchtbares Genie ihn bildet, wie seine Phantasie ihn schmiJcket und was sein empfindungsvolles Herz noch dabei empfindet, liisst er uns mit geniessen.

Quant h l 'effet de la po6sie sur son <~ r6cepteur >> Sulzer consi- d~re le porte de g6nie comme un maitre des coeurs humains, comme leur << gouverneur >>.

... so ist der Dichter ein Meister ~iber die Herzen der Menschen. Nicht nur die Gedanken und Bilder selbst, die er vorlegt, tragen das Gepr~ige eines empfind-

16 Les trois citations sont prises de l'article <~ Nachahmung >> de l'ouvrage de J. G. Sulzer:Allgemeine Theorie der schi~nen Kunste in einzelnen, nach alphabetischer Ordnung der KunstwOrter auf einander folgenden Artikeln abgehandelt... Edition de 1791-1794. (vol. de r6gistre 1799). Leipzig: Weidmann, vol. III. p. 481.

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samen Herzens: auch der Ausdruck und der Ton der ganzen Rede best~itigen es, und lassen es uns unmittelbar empfinden. 17

~ Empfinden ~, sentir: la po6sie naissant des sentiments ne r6- sulte pas de l'imitafion (comme la peinture), de consid6rations et raisonnements, ni d 'un choix entre les roots appropri6s. Elle doit d6couler librement, spontan6ment avec la plus grande sinc6rit6 h partir des sentiments du pobte, maitre du cceur de son prochain.

Sans nous perdre dans les probl~mes de la sensibilit6, mouve- ment spirituel avec des cons6quences artistiques de l '6poque, nous pouvons constater que la th6orie po6tique de Sulzer illustrait la tendance vers l 'individualisme en po6sie, mSme lyrisme person- nel, une des grandes inventions po6tiques du tournant du si~cle des Lumi~res.

Quand ces th6ories ont 6t6 6tablies, la po6sie d 'ode de Klopstock a atteint son sommet et 1' ode, nous le savons, rut consid6r6e h l '6po- que comme genre par excellence lyrique. Et Klopstock estimait sa po6sie h juste titre plus sincere que celle des grands pontes d 'ode anglais, admir6s par tout le monde - Gray ou Young - car par sa po6sie d 'amour personnelle il les a surpass6s en franchise, en sin- c6rit6, exprimant ses sentiments h ceeur ouvert.

L'expression illimit6e des sentiments passa de Klopstock ~ la g6n6ration des ~ Sttirmer ~> et ~( Dr~inger >~, dont le jeune ~( maTtre >>, Herder, voyait la source de toute po6sie, comme nous le savons, dans le d6bordement des 6motions. Dans son Abhandlung iiber den Ursprung der Sprache (1771) Herder adopta le th6orie de l 'origine commune de la po6sie et de la musique, toutes les deux expres- sions des m~mes qualit6s de l '~me humaine.

Dans la critique des arts et des letters du 18e si~cle la po6sie et la musique se trouvaient donc mises en rapport au moins de trois mani~res. Selon leur origine les deux ddrivaient de la langue primi- tive ~ chant6e ~; deuxi~mement leur mati~re et leur forme faisaient 6galement preuve de leur parent6 puisque leur commun 616ment

17 Le deux derni~res citations: l'article ,~ Dichtkunst. Poesie. ~ op. cit. vol. I. p. 620.

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principal 6tait le son et le rythme; et enfin, selon le point de rue de la psychologie de la cr6ation, toutes les deux exprimaient des sen- timents et 6motions, bien que les moyens et les possibilit6s de cette expression soient diff6rents dans la musique et dans la po6sie. La diff6rence essentielle entre elles r6sidait dans le fait que la po6sie pouvait repr6senter un objet << ext6rieur >> ~ l'imagination du po&e, ce que la musique ne pouvait pas.

C'est la limite jusqu'~ laquelle la th6orie estMtique des Lumi~- res pouvait aller. Elle pouvait constater la parent6 de quelques 616- ments constitutifs de la po6sie et de la musique, e11e s'occupait amplement de l'op6ra, drame musical, terrain sp6cifique qui d6- passe l'6tendue du th~me de ce chapitre.

La th6orie esth6tique 6clair6e se boma donc ~ demeurer ~ I'ex- t6rieur de I'investigation, elle testa ~ la surface des probl~mes. Une nouvelIe approche partant d'un point de rue int6rieur, structural, partant si l 'on veut de la forme interne donnait un toumant ~ la question dont le discemement 6mana de Friedrich Schiller, le porte dont l'0~uvre se situe ~ la fronti~re des Lumi~res et du Roman- tisme. Schiller n'a jamais 6crit un po~me purement lyrique, mais comme penseur d'esth6tique il rut peut-Stre au moins aussi g6nial que comme dramaturge.

4. Le probl~me du rapport de la po6sie et de la musique ne man- qua pas de le pr6occuper. Dans son trait& Uber naive und senti- mentalische Dichtung il dissertait en 1795, ~ propos de la po~sie exprimant des sentiments 616giaques, sur cette sorte de po6sie, qui imite ou suit I'id6al, et il y rattachait aussi une cat6gorie de la po6sie descriptive. Dans une note seulement, comme s'il n'6tait pas s0r de ce qu'il voulait dire, ou si la nouveaut6 de sa pens6e lui semblait trop hardie, trop hardie pour lui-mSme, Schiller avait op- pos6 ~ la dite po6sie << d'imitation >> une autre po6sie, qui, elle, confinait ~ la musique.

VoiI~ son argumentation: Si la po6sie irnite un objet d6fini: la nature ou un id6al - elle est

apparent6e aux beaux-arts (ut pictura) et Schiller la nomme << plas- tique >>, comme la po6sie narrative ou celle du theatre, la po6sie

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dramatique. Si, par contre, elle cr6e un certain ~tat affectif, sans avoir besoin d'objet ext6rieur, on l'appellera musicale, << musika- lisch >> (ut musica). L'expression << musikalisch )> ne se rapporte donc pas seulement ~ ce qui, dans la po6sie, est r6ellement et selon sa mati~re, musique, mais ~ tousles effets, que la po6sie peut pro- duire sans que l ' imagination soit limit6e par un objet d6fini. Textuellement:

Der letztere Ausdruck (h savoir << musikalisch )>) bezieht sich also nicht bloss auf dasjenige, was in der Po~sie, wirklieh und der Materie nach, Musik ist, sondem fiberhaupt auf alle diejenigen Effekte derselben, die sie hervorzu- bringen vermag, ohne die Einbildungskraft durch ein besfimmtes Objekt zu beschflinken...

Autrement dit: il ne s'agit pas de la musique de la langue, de la musique du vers, mais d'un lyrisme qui ne se rattache ~ aucun ob- jet ext6fieur, qui au lieu de << d6cfire >> ne fait que traduire un 6tat d',~me et qui est apparent6 ~ la musique en ce sensY La musique ainsi que la po6sie lyrique sont impropres h << peindre la nature >> leur objet 6tant les mouvements de l'~me dont elles naissent et qu'elles suscitent, chacune par ses moyens: la po6sie lyrique par des roots, par des images et mSme par des concepts et la musique sans images, sans roots et sans concepts, mais par des sons et par des harmonies. Les moyens sont diff6rents mais l 'effet est pareil et la base de cette parent6 se trouve dans la parent6 de la structure interne, int6fieure ~ toute po6sie lyfique moderne et ~ la musique. C'est ce discemement magistral que Schiller l~gue au romantisme et aux romanfiques.

Car trois ans plus tard, en 1798, Friedrich Schlegel d6veloppait l'id6e de Schiller, excluait route sorte d'imitation du domaine de la po~sie, route imitation d'un objet venant << de dehors >>. La po6sie est musique pour l'oreille << inteme >>, et se pr6sente comme pein-

18 Cette annotation se trouve dans le chapitre intitul~ << Elegische Dichtung >> o~ elle est attaeh6e h la caraet6dsation de Klopstock. Schillers Werke, Nationalausgabe. vol. 20. Weimar: B0hlau, 1963. pp. 455-456. Voir une lettre de Schiller ~t KSrner (25. Mai 1792) << Das Musikalische eines Gedichts schwebt mir weit iSfter vor der Seele, wenn ich mich hinstze es zu machen, als der klare << Begriff >> yon Inhalt, tiber den ich oft kaum mit mir einig bin >>. Ibid., vol. 21. p. 303.

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ture ~ l'eeil << interne >>. - << Die Poesie ist Musik ftir das innere Ohr, und Malerei ftir das innere Auge; aber ged~impfte Musik, aber verschwebende Malerei. >> C'est ce que Friedrich Schlegel 6crit darts un de ses Aphorismes. 19 Novalis, quasi r6p6tant les pens6es de Friedrich Schlegel, parle dans un de ses Fragments de la pein- ture et la musique << internes >>. << Sollte Po6sie nichts als inhere Malerei und Musik etc. sein? Freilich modifiziert durch die Natur des Gemtits >>. I1 continue en ddtaillant les effets de l'int6riorit6 po6tique: << Man sucht mit der Poesie, die gleichsam nur das mechanische Instrument dazu ist, innere Stimmungen und Gem~ilde oder Anschauungen hervorzubringen, vielleicht auch geistige T~inze etc. >>. Et il conclut sommairement: << Poesie - Gemtitserregung- kunst >>: l 'art d'excitation du coeur. 2~ Ailleurs il avertit le lecteur que << La musique et la peinture po6tiques >>, la musicalit6 des mots et des rimes, la clart6 des images font la vraie po6sie qui ne pro- vient que de Fame du po&e, de ses sentiments et 6motions. 21 A la mSme 6poque Wordsworth constate dans la Preface to Lyrical Bal- lads: << All good poetry is the spontaneous overflow of powerful feelings >>.22 Quand (en 1807) Wordsworth fait la lecture de son Prdlude encore inachev6 5 Coleridge, celui-ci le loue avec em- phase en le nommant << un chant vraiment Orphique, chant des pen- s6es 61ev6es, chant6 sur leur musique. >> Et un des chefs-d'oeuvre de Coleridge - mSme, The Rime of the Ancient Marinere qu'i l .a publi6 darts Lyrical Ballads n'est pas seulement l 'unit6 des mat& riaux folkloriques et de la plus haute preuve de la po6sie et fantai- sie romantiques 23 mais il s' 6difie sur une structure 6minemment

~9 Athen~ium, I. 1798. p. 45. In: Charakteristiken undKritikenI. Hrsg. H. Eichner. Mtinchen - Paderborn - Wien: ScNSningh, 1967. p. 193. Friedrich Schlegel Ausgabe, zweiter Band.

20 Ges. Werke, vol. IV. Hrsg. Carl Seelig, Ziirich: BiJhl, 1946. p. 267. Fragment: 2907.

2~ Ibid., p. 272. Fragment: 3008. 22 W. Wordsworth: Poetical Works, vol. II. Ed. E. de Selincourt, Oxford: Cla-

rendon Press, 1944. p. 388. 2a Cf. Mild6s Szenczi: ~ Coleridge irodalomeszt6tikfija ~ (Esth6tique litt6raire de

Coleridge). In: M. Szenczi: Val6sdghffs~g ds k~pzelet (Fid61it4 ~ la r6alit~ et imagina- tion). Budapest: Akad6miai Kiad6, 1975. pp. 138 et 200.

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musicale. On pourrait le considrrer comme une symphonie inache- vre. M~me la peinture se rrsolvait dans le sentiment romantique. ParaU~lement ~ Wordsworth, John Constable, le peintre, se mani- feste: ,< Painting is with me but another word for feeling >L L'art du peintre, pense Novalis, ne rrside pas dans le reflet fid~le des don- nres, mais dans le << regard actif >>, ainsi que l'art du musicien dans ~< l'ou'fe active >~ ou ~ l'audience active >~: le porte ne doit pas ~tre un miroir de la rralitr, mais le producteur d'un monde portique, qu'il crre sans contrainte des r~gles. 24 Un des principes fondamen- taux de l'esthrtique du romantisme 6tait la libert6 crrative.

Suivant les commentaires d'Armand Nivelle la porsie romanti- que accepte selon Friedrich Schlegel comme premiere loi de la portique, que le porte ne connaisse aucune r~gle, aucune loi, ~ dass die Willkfir des Dichters kein Gesetz fiber sich leide. ,25

C'rtait le caract~re plastique qui rrgnait et dominait depuis l 'An- tiquitr la porsie romantique est, par contre, caractrrisre par la prrpondrrance du pittoresque et du musical, qui suppriment la prr- cision des contours et permettent la libert6 de modrlage. M~me la structure du roman - selon Novalis - doit &re absolument libre, elle doit contenir quelque chose de chaotique, celle de l 'imagina- tion, comme dans les contes. 26

Le romantisme prrcoce est donc arriv6 aussi bien en throrie qu'en pratique ~t la conception de l'union interne de la porsie et de la musique, et ceci en premier lieu chez les Allemands et les An- glais? 7 La forme musicale, la musique intrrieure est un 616ment

24 Novalis, Fragment 1000. Cf. Armand Nivelle: Friihromantische Dichtungs- theorie. Berlin: Gruyter, 1970. p. 85.

25 Athenaeums-Fragmente, no. 116. Cf. Nivelle, op. cit., p. 182. 26 Fragment no. 2718. Cf. Nivelle, op. cit. p. 162. 27 Quant h la tradition anglaise et quant h la question en grnrral je voudrais

renvoyer p. e. h l'ouvrage de Paula Johnson: Form and Transformation in Music and Poetry of the English Renaissance. New Haven - London: Yale Univ. Press, 1972, p. 21. o~ on peut lire: ,~ It might of course be that musical and literary forms have only their temporal extension in common, that their formal principles are wholly dissimilar; but the shared condition of their presentation makes it probable that at some level of abstraction there will be a similarity in principles, too. ~ - Cf. ensuite

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tout aussi important et caract6ristique pour Wordsworth, Coleridge, Shelley et Keats que pour Novalis, Tieck et les th6oriciens du ro- mantisme, les plus originaux, les fr~res Schlegel. Cette musique po6tique savait exprimer le plus paffaitement << ce qui est insaisis- sable dans la vie affective >> - comme Tieck l 'a formul628 - et la musicalit6 de la forme interne satura tous les genres au d6but du romantisme europ6en, leur prStant un ton lyrique. (MSme Cha- teaubriand ne fait pas une exception avec son Ren~ et son Atala.) Ce << panlyrisme >), << panmusicalit6 >> trouvait sa justification th6o- rique par Tieck qui supposa que la musique po6tique ayant besoin de mots n'est donc qu'un substitut de la musique v6ritable dans le cadre 6troit des roots. Les po&es du romantisme pr6coce ont donc r6alis6 la musicalit6 de la langue, de la structure et - ce qui est le plus important - de la forme int6rieure du po~me et ce faisant ils ont 6labor6 une des formules fondamentales, de la po6sie fran~aise et europ6enne modernes.

5. La r6alisation la plus parfaite de l'unit6 interne de la po6sie et de la musique est le lied qui prit 6galement au tournant du si~cle des Lumi~res la forme se propageant dans le romantisme et par son interm6diaire et qui depuis continue de subsister tel quel jusqu'h nos jours. Ni le naturalisme du 19 ~ si~cle, ni la d6composition des formes des mouvements d'avant garde, ni la r6volution technique rendant possible la reproduction de l'art n'ont r6ussi h le suppri- mer. Le d6sir d'hannonie instinctif, 616mentaire de l 'homme, prend corps, se mat6rialise darts le lied, qui demeure un chant mSme sans musique, un chant m~me sans paroles, c'est l'6tat d 'ame m~me, lyrique et son expression linguistique et musicale.

la question Calvin. S. Brown: Music and Literature: A Comparison of the Arts. Athens: Georgia, 1948. - P6ter Egri: Literature, Painting and Music. An Interdis- ciplinary Approach to Comparative Literature. Budapest: Akad~miai Kiad6, 1988 (Studies in Modem Philology, 4.)

2s Cf. M~ria Kajt~ir: << Po6sie de langue allemande. >> In: Tournant du si~cle des Lumi~res, 1760-1820. Genres en vers. (Dir. G. M. Vajda). Budapest: Akad6miai Kiad6, 1982. p. 369.

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Les 6pith6thes po6tiques usuels du lied tels que << simplicit6 >>, << na'/vet6 >>, << sinc6rit6 >> ne sont pas en v6rit6 aptes fi le qualifier de fa~on authentique. Quoiqu'il en soit, depuis le romantisme le lied est le genre par excellence de la po6sie lyrique.

Si le lied s'est r6pandu par le moyen du romantisme, il n 'est pas n6 en son sein, mais plus t6t, et s'il n'est pas convenable d'associer un genre po6tique ~t une seule personnalit6, le lied fait exception. Car c'est ~ Goethe que revient la paternit6 de la forme sous lao quelle il se manifeste toujours darts la conscience po6tique de nos jours. Apr~s avoir d6but6 dans la po6sie << rococo >> et y avoir mis fin, en 1770, le jeune homme marchant sur ses vingt ans arrivera Strasbourg et c'est lb que << l'idylle de Sesenheim >> lui inspire les premiers lider modernes de la po6sie europ6enne dont fait partie un des chefs-d'0euvre de toute la po6sie lyrique, le Mailied. Sa com- position semble remonter ~ 1771. C'est du << pur >> lyrisme, sans aucune action, c'est le chant de triomphe de la jeunesse et de l 'amour enivrant. D6clarer qu'il refl&e l'unit6 harmonieuse de la nature et de l 'homme, ou bien que c'est un hymne glorifiant le r6veil mythi- que du printemps et de l 'amour en 6closion ou celui d6j~ 6panoui - serait une simplification. Ici les 616ments de la nature tels qu'ils sont exp6riment6s par l 'homme se manifestent chacun h son tour dans une seule envol6e subjective lyrique:

Wie herrlich leuchtet mir die Natur! Wie gl~imzt die Sonne! / Wie lacht die Flur!

Et d'abord la flore:

Es dringen Bliiten / Aus jedem Zweig

Pluis la faune:

Und tausend Stimmen / Aus dem Gestr/iuch

Finalement l',~me enchant6e d'amour:

Und Freud un Wonne / Aus jeder Brust Oh Erd' o Sonne, / O Gliick, o Lust O Lieb', o Liebe, / So golden Sch6n Wie Morgenwolken / Auf jenen H/Shn...

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La jubilation se tourne envers l 'objet de l 'amour, 1' amour de la jeune fille ressemble ?~ celui de l'alouette, la prrsence de l 'amour

est permanente, et l 'effet final est une petite, une humble ~ recom-

mandation ~: que ton bonheur soit ~ la mesure de ton amour ~ mort 6gard.

Sei ewig gliJcklich / Wie du mich liebst, z9

Parmi les romantiques seuls Shelley, le jeune Heine et Petrfi surent crrer une telle porsie lyrique refl6tant l '6tat d '~me et dr-

nu6e de toute action. En guise d'illustration voici deux strophes d 'un chant d 'amour de Petrfi compos6 en 1846, traduit en nom- breuses langues, interpr6t6 par Jean Rousselot:

Comme un buisson frissonne Oh s'est pos6 l'oiseau, Mon cceur soudain buissonne Et tremble de nouveau. C'est qu'en lui s'est posre Belle enfant, perle pure de l'immense nature, L'aile de ta pensre.

Trois strophes en tout et la fin rappelle le M a i l i e d de Goethe, or,

il est certain qu ' i l n ' y a aucun rapport entre les deux po~mes. La

ressemblance de la conclusion rrside dans la ressemblance des si- tuations. Et le chant de Pet6fi prrsente la m~me unit6 de la nature,

de l 'homme et de l 'amour, la m~me effusion musicale des senti- ments que celui de Goethe.

Quand nous 6tions ensemble, Je sais que tu m'aimais. L'rt6 quite ressemble, En ce temps-lh flambait. C'est l'hiver ... Sois b4nie Si tune m'airnes plus, Mais encore m'aimes-tu? Sois-le ~t l'infini. 3~

29 Sur le Mailied de Goethe cf. les commentaires de l'rdition de Hambourg par Erich Trunz: vol. I., Mtinchen: Beck, 1974. pp. 449-455. - Cf. Maurice Colleville: La renaissance du lyrisme dans la po~sie allemande au 16" si~cle. Paris, 1936.

30 Voir Anthologie de la po~sie hongroise. Paris: Seuil, 1962. p. 163.

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Cependant, ~ pr6sent il n'est pas de notre intention de prouver des analogies typologiques. C'est la structure interne des deux pot- mes et surtout celui de Goethe que est purement musicale.

Seule la musique saurait traduire de fa~on analogue la joie de vivre que r6pand le po~me Mailied. L'impression qui se d6gage des lieder pr6coces de Goethe, et que fait tant ressortir un excellent sp6cialiste de l'histoire du lied, 3~ ne trouve de parall~le que dans la m61odie, et cette impression transpara~t m~me dans les m6taphores se succ6dant et traduisant l'unit6 de la nature et l'homme dans l'exal- tation des sentiments d'amour. Ut musica poesis! C'est le grand changement apr~s la po6sie lyrique << peignante >> dont l'essence rationnelle et les liens avec les objets ext6fieurs ne peuvent 8tre voil6s ni par les sentiments de m61ancolie de Young au cimeti~re, ni par les tableaux majestueux des odes path6tiques de Gray, ni par les rimes fiches de Smart. I1 s'agit bien de grand changement: c'est le lyrisme musical de structure interne produit par l'effusion ex- cessive des sentiments, n6 lors des ann6es strasbourgeoises de Goethe.

Une po6sie sans pareille dont les ~ b6n6ficiaires >~ immddiats 6taient les po&es lyriques du romantisme allemand et parmi eux les plus subtils tels que Eichendorff et plus tard le jeune Heine; quant ~ leurs semblables en Europe et parmi leurs contemporains du point de vue musical, c'est dans la po6sie de Shelley, de Keats. On peut trouver des parall61ismes dans la po6sie du su6dois Carl Michael Bellman et dans celle du hongrois Mihfily Csokonai Vit6z mais avec des diff6rences importantes. Bellman 6tait de neuf ans plus ~g6, Csokonai de vingt quatre ans plus jeune que Goethe, tous les deux venaient du rococo, tout comme Goethe, et la po6sie de tous les trois 6tait impr6gn6e de la gracilit6 de l'Arcadie italienne, teint6e parfois m~me d'une note personnelle.

Bellman qui menait une vie effr6n6e et g6niale de boh~me ~t l'6poque du Sturm und Drang de Strasbourg, cr6a un lyrisme de sentiment lib6r6, un lyrisme d'amour, ironique et exaltant en mame

31 E r i c h T r u n z op. cit. ( v o i r n o t e 2 9 . )

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temps la nature; et il chantait ses po~mes sur des airs connus , it la mode, ou compos t s par lui-mSme, mais il ne parvint pas it se d t ta-

cher des traditions dans la mesure of~ Goethe l ' ava i t fai t? 2

Csokonai proche de Bel lman, de par sa nature de porte, dans une p t r iode ul t t r ieure de la m~me 6poque po6tique eu rop tenne , it la fin du si~cle, fait entendre un ton personnel , i nconnu jusqu ' a lo r s dans sa langue maternelle, chante ses l ieder d ' amo u r et ses 616gies

tout p t n t t r t s de musique par leur forme ext t r ieure et in t t r ieure .

I1 est naturel de rechercher chez les trois pontes l ' i n f luence du chant folklorique ou encore davantage son inspiration, it laquel le

se substitue, dans le cas de Bel lman, la note d ' u n e po t s ie d ' insp i - rat ion p l t b t i e n n e citadine. En ce qui concerne Csokonai , - se lon

ses d tc lara t ions - il connaissai t et estimait les valeurs de la po6sie folklorique, et en effet il montrai t du gofit pour les objets folklori-

que, cependant ses l imites venaient de ce qu ' i l connaissai t davan-

tage, les chants d ' t tud ian ts en sa propre langue, que la pots ie authen- tique, encore non d tcouver te it cette 6poque, de son propre peuple. Des sptcial is tes eminents de l 'h is toire du lied a l lemand ont mis en

doute 33 la relat ion existant entre le lyr isme du j eune Goethe et le

l ied folklorique, b ien que Goethe lu i -mtme , dans ses m t m o i r e s Dichtung und Wahrhei t ment ionne le fait que Herder incitait les

membres du cercle de Strasbourg it faire la collecte des l ieder du

32 Cf. Postface de Hans Marquardt au volume: Carl Michael Bellmann: Fredmans Episteln. Leipzig: Reclam, 1966. pp. 169-182.

33 Ainsi Gtinther Mtiller dans son histoire du lied allemand, Geschichte des deutschen Liedes vom Zeitalter des Barocks bis zur Gegenwart, 1925, Nachdruck Bad Homburg: Gentner, 1959. p. 242. of~ il 6crit: ~ ... es ist verfehlt eine enge Beziehung zwischen ihm (dem Volkslied) und dem Goetheschen Lied zu behaupten ... Und noch verfehlter ist es Goethes Lieddichtung ftir volksttimlich zu erkltiren. Das war sie nie und konnte es nie sein als ausgesprochene Standesdichtung, als Dichtung, die aus dem Boden hochgeziichteter Bildung hervorging. ~ En accentuant la culture bourgeoise-patricienne de Goethe Gtinther Mtiller a raison, mais cela n'ex- clut pas la reconnaissance de la valeur de la potsie folklorique et la prise en posses- sion de son aisance, sa souplesse, et surtout par le jeune Goethe. I1 y a en plus une contradiction dans l'argumentation de MtUler quand il constate: ~ Wohl aber scheint das sogennante Volkslied auf die liussere Form der strophischen Lieder Goethes einen gewissen Einfluss ansgeiibt zu haben ... mit den lange Zeit fiir typisch gehaltenen Vierzeilern, die Goethe in seinen Lidern stark bevorzugt...,

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peuple d 'Alsace; et ce fut Herder qui en quelque sorte a pos6 les bases th6oriques de cette innovation, faisant 6poque, que Goethe a

r6alis6 dans sa po6sie. L 'essence du lied, 6crivait Herder, c ' es t que

c ' es t du << chant >> et non de la ~< peinture >>. Son essence r6side dans sa structure 6motionnelle ou sentimentale, dans son air, et si ces 616ments sont absent alors le l ied manque de tonalit6, il n ' a pas de modulation.

Das Wesen des Liedes ist Gesang, nicht Gem~lde: seine Vollkommenheit liegt im melodischen Gange der Leidenschaft oder Empfindung, den man mit dem alten treffenden Ausdruck Weise nennen k6nnte.., u

Nul doute que Goethe prit tr~s au s6rieux l 'encouragement de Herder en vue du recueil de chants folkloriques, ce que prouve 6galement une de ses lettres adress6es ~ un ami ayant d6ja quitt6 Strasbourg et dans laquelle il l ' informe du r6sultat de sa toum6e: il a not6 12 chants folkloriques recueillis << de la gorge >> de vieilles f em mesY

En 1773 le recueil de chansons folkloriques de Herder intitul6 Volk s l i ede r 6tait d6j~ termin6, mais il n ' a paru qu 'en 1778 et 1779

en deux volumes. Nous savons que son recueil contenait outre des

chants folkloriques - dans le sens oO nous l 'entendons de nos jours - des extraits d 'Ossian, de Shakespeare, de m~me que des po~mes d 'auteurs anciens et contemporains, ainsi de Goethe 6galement. La conception de Volkslied de Herder 6tait donc diff6rente de celle qui se forma post6rieurement au cours du 19 ~ si~cle. Selon un des excellents experts en la mati~re, Herder appelait ~ Volksl ied ,36 des po6sies ~ populaires ~ r6pandues, accessibles - volksttimlich - . En

Dans l'introduetion des Volkslieder, Deuxi~me Partie, Leipzig: Weygand, 1779. In Herders S~mtliche Werke, Suphan, vol. XXV. p. 332.

35 L. Pinck: Volkslieder, yon Goethe in Elsass gesammelt. Metz, 1932. Cf. Alexander Sydow:Das Lied. Ursprung, Wesen und Wandel. Gtittingen: Vandenhoeck & Rupprecht, 1962. p. 347.

36 Erich Trunz: Goethes Hamburger Ausgabe, op. cit. (note 29.) p. 494. ~ Herders Volksliedbegriff war nicht der heutige. Er meint mit diesem volksttimliche Lieder, und ein solches ist das HeidenrOslein. ~> (NB. Intitul6 dans le recueil de Herder:

R6schen auf der Heide >>.)

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ego OYORGY M VAJDA

tant que disciple de Rousseau et de Hamann, il consid6rait la po6- sie du peuple << naturelle >>, jaillie de la nature et comme 6tant la langue maternelle commune de toute l'humanit6, son recueil ras- semble les po6sies de vingt-deux nations, en partant de celles des << grandes nations >>, ainsi que de la po6sie des peuples habitant les r6gions les plus nordiques de l'Europe et la Baltique, pour aboutir ?~ la po6sie de l'Am6rique du Sud, du P6rou. I1 est ~ noter que dans son recueil, la po6sie des peuples slaves - auxquels pourtant il avait pr6dit, plus tard, un brillant avenir - n'est repr6sent6e que par la traduction d'un po~me sorabe, un << btihmische Geschichte >> et de quatre po~mes morlaques (un m61ange de langues roumaine et slave).

I1 existe encore une interpr6tation possible du concept de Herder concemant le chant folklorique et dont la litt6rature du sujet ne tient pas assez compte, il s'agit de la po6sie << mondiale >>,37 << Welt- poesie >>.

C'est pour cette raison qu'il publia clans ses volumes de Volks- lieder les po~rnes des diff6rents peuples, ceux de nombreux peu- ples. Aussi sa veuve Caroline et Johannes MiJller ont-ils ~ juste titre donn6 ?~ la deuxi~me 6dition de Volkslieder (que Herder en- core avant sa mort arrangea en partie, lui-mSme) le titre de Stimmen der V6lker in Liedern (1807). Cet << internationalisme >> du recueil de chants folklorisques 6tait bien conforme ~ la conception de Goethe aussi, ce qu'illustre fort bien son compte rendu, paru en 1806, du c61~bre recueil allemand de Amim et Brentano Des Knaben Wunderhorn, et dans lequel Goethe exprime l'espoir que ce recueil entikrement allemand sera suivi par un autre volume off des lieder populaires d'autres nations qu' allemande seront publi6s.

Br~ichten sie uns noch einen zweiten Teil dieser Art deutscher Lieder zu- sammen, so w~iren sie wohl anzurufen, auch was fremde Nationen, Englander am meisten, Franzosen weniger, Spanier in einem andern Sinne, Italiener fast

37 Cf. R. S. Mayo: Herder and the Beginnings of Comparative Literature, Chapel Hill: Univ. of North Carolina Press, 1969. (Univ. of N. C. Studies in Comparative Literature 48.)

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gar nicht, dieser Liederweise besitzen, auszusuchen, und sie im Original und nach vorhandenen oder yon ihnen selbst zu leistenden fdbersetzungen darzulegen? 8

Ainsi donc le Volkslied signifiait m~me pour Goethe ~ le chant des peuples r~ et repr6sentait un 616ment de liaison entre les peu- pies. Cependant il arrive ~ Herder de confondre les mots de Volkslied et de Nationallied, et le romantisme forma de ces mots cette con- ception de Volkslied, qui le consid6rait comme l'expression la plus profonde de la nationalit6. Chez Herder, le chant folklorique et en g6n6ral la po6sie populaire 6taient encore un lien entre les peuples, un texte prouvant une ~ langue maternelle >~ commune dont il ap- prit la valeur non seulement par la lecture du recueil de Thomas Percy (Reliques of Ancient English Poetry, 1756) mais aussi par la fr6quentation de divers peuples, de fort diverses humbles person- nes qu'il avait rencontr6es encore enfant, dans la Prusse Orientale et dans les provinces baltiques. C'est de chez eux qu'il rapporta le premier ,~ cadeau ~ offert ~ l'Occident par l'Europe Orientale.

Cela faisait partie de la mission de sa vie. 3~ Parti de l'est de son pays natal et navigant vers l'ouest, encore jeune savant inconnu, il m6ditait sur l'importance que va repr6senter un jour pour l'Occi- dent l'apport culturel consid6rable de l'Ukraine, de la Hongrie, des polonais et des russes. 4~ Des motifs politiques et id6ologiques avaient pr6sid6 ~t son recueil de chants folkloriques, car les cou- ches cultiv6es europ6ennes 6taient profond6ment impr6gn6es du concept rousseauiste de ~ peuple ~, et plus tard la R6volution Fran- ~aise avait 61ev6 le peuple au rang de 16gislateur. Tout cela contri- bua ~ ce que le peuple et la po6sie du peuple remplissent un r61e toujours plus important dans la conscience collective litt6raire euro- p6enne, surtout dans le romantisme allemand et chez ses parents

38 Cit6 par Oscar Fambach: Der romantische Riickfall in der Zeit. Dans la s6rie Ein Jahrhundert deutscher Literaturkritik (1750-1850). Vol. V. Berlin: Akademie Vedag, 1963. p. 9.

39 Cf. le livre de Wilhem Dobbek: Johann Gottfried Herders Jugendzeit in Moh- rungen und K6nigsberg. Wiirzburg, 1961. passim et p. 197.

40 Journal meiner Reise im Jahr 1769. Herders Werke, ed. Suphan, vol. IV. p. 402.

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spirituels anglais et h ce qu'ils aident en m~me temps les romanti- ques allemands ~ faire du << peuple >> un mythe et h lier la naissance du Volkslied ~ une sorte de collectivit6 << mystique >>. Les chants folkloriques 6mergent du n6ant << doucement >>, produits de <r l'6ner- gie >> de la communaut6, tout comme toutes les choses bienfaisan- tes dans la nature: c'est ce que d6clare Jacob Grimm. Rechercher les circonstances de leur naissance serait un sacrilbge puisqu'elles sont recouvertes par le voile du myst~reJ I Quant tt Wilhelm Grimm, il est persuad6 que la recherche de l'auteur du chant folklorique est tout h fait superflu puisque le chant folklorique << se compose lui- mSme ))o42

I1 n'est pas n6cessaire de continuer ~ suivre la carri~re du lied et avec elle celle du lied folklorique. I1 suffit de constater que ce genre depuis lors toujours florissant, est le plus proche de la musique tant par sa structure que par sa r6ception et qu'il naquit ou connut sa renaissance dans la p6riode 6tudi6e. Le lied dolt h Goethe sa pre- mitre r6alisation atteignant la perfection, et le Volkslied dolt Herder son influence europ6enne qui dure jusqu'h nos jours.

Au tournant du si~cle des Lumi~res, la litt6rature allemande se trouva ~ la t&e de la litt6rature europ6enne et y resta pour un cer- tain temps, et cela grace au classicisme de Weimar et au roman- tisme. Elle avait des propagandistes de renom tels que Mme de Stall ou Thomas Carlyle, des traducteurs tels que G6rard de Nerval ou Samuel Taylor Coleridge. Mais pour eux c'6tait la personnalit6 et la po6sie de Goethe et de Schiller queen premier lieu pr6sen- taient de l'int6r~t.

Les ~euvres de Herder et il ne s'agit pas seulement de ses Volks- lieder, mais 6galement de ses Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (Id6es pour une Philosophie de l'Histoire de l 'Hu-

41 Jacob Grimm, IJber den altdeutschen Meistergesang. Dans la pr6face de l'6di- tion de 1811 ~ Gottingue.

4z Cit6 par Werner Danckert: Das europiiische Volkslied. Zweite Auflage. Bonn: Bouvier, 1970. p. 7.

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manit6, 1784-1791) et de Briefe zur Bef~rderung der Humanitdt (Lettres pour l 'avancement de l'Humanit6, ~ partir de 1792), ouvra- ges qui ont 6t6 accueillis, en premier lieu, par les peuples slaves vivant en Europe centrale et en Europe orientale et par la culture hongroise. Ces faits bien connus sont largement trait6s par une vaste litt6rature du sujet. 43 Aussi nous bornerons-nous ~ souligner que le r61e inspirateur et l ' impact du lied folklorique dans le domaine de la po6sie et dans celui de la musique, qui se sont manifest6s au cours du 19e si~cle, remontent ~ un processus ou ~ un fait qui s'est produit au toumant du si~cle des Lumi~res, soit: la d6couverte po- litique, po6tique et musicale du peuple. La cons6quence qui en d6coule 6galement, c'est que le chant folklorique et les airs que Liszt, Smetana, Brahms, Dvorak et avec eux encore d'autres con- sid6raient d'origine populaire sont devenus les piliers de la musi- que romantique europ6enne. Le << r~gne >> de ut musica poesis dans le classicisme et le romantisme au tournant du si~cle des Lumi~res a produit un lyrisme de structure musicale jusqu'alors inconnu: ce lyrisme << s'offrait >> ~ la musique et a donn6 naissance ~ des chefs- d'oeuvre du genre po6tique et en mSme temps musical tels que les lieder de Schubert, de Schumann, de Hugo Wolff, de Mahler, de Debussy, de Moussorgski et encore ceux d'autres qui constituent le sommet artistique du chant europ6en.

La musicalit6 entant qu'616ment structurel po6tique a profon- d6ment p6n6tr6 la modernit6. Les analystes de la << d6cadence >> en po6sie, d6butant avec Baudelaire et poursuivie par les symbolistes ont depuis longtemps reconnu les rapports 6troits existant entre le classicisme et le romantisme allemands et les variantes du roman- tisme anglais, de mSme que les repr6sentants de la po6sie fran~aise modeme qui ont pr6sid6 au renouveau de toute la po6sie euro-

43 Nous met tons deux en relief." I. H. Sundhausen: Der Einfluss der Herderschen ldeen auf die Nationbildung bei den V~Ikern der Habsburger Monarchie. Mtinchen, 1973. - Puis le vo lume d '6 tudes: Johann Gottfried Herder. Zur Herder-Rezeption in Ost- undSiidosteuropa. Hg. G. Ziegengesi t , H. Grasshoff , U. Lehmann . Berlin: Aka - demie-Ver lag , 1978.

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p6enne. 44 Ces rapports ne se limitent aucunement ~ la structure musicale, dans le Symbolisme modeme rena~t le monde imaginaire, le mysticisme, le culte de la r~verie avec sa profondeur psycholo- gique du romantisme allemand et en partie du romantisme anglais, 45 et pourtant c 'es t le rapport interne de la po6sie et de la musique qui constitue en premier lieu, ce qui les relie. Le cri de Verlaine: ~ De

la musique avant toute chose ~ dans sonAr tpo~ t ique est connu. Ce c61~bre po~me date de 1874 et Verlaine fit paraitre dans la m~me ann6e son ~euvre Romances sans paroles dont le titre nous rappelle les pibces de Lieder ohne Worte de Mendelssohn Bartholdy. Le lied 6tant le genre le plus lyrique est ~ la fois le plus musical: c ' es t de la musique par la voie des paroles, et c 'es t de la musique aussi

sans paroles. Parmi les symbolistes c 'es t peut-~tre la po6sie de Mallarm6 qui a donn6 la plus belle illustration de la musicalit6 du lyrisme pur, 46 - mais ici, contentons-nous de ce constat, car nous

avons largement ddpass6 la p6riode 6tudi6e. Ajoutons encore, que la rencontre des symbolistes, en particulier celle de Mallarm6, avec la musique de Wagner et avec le Gesamtkuns twerk c'est-~-dire avec la fusion des diff6rents domaines de l 'art , emprunt6e au monde du romantisme allemand, leur donne l 'ambit ion ainsi qu'~ leur ~( grand maitre h penser ~, de cr6er quelque chose de semblable par le seul moyen de paroles. Avec les roots d 'un expert en mati6re du mou- vement du Symbolisme franqais:

Cette po6sie ... dont la fluide m61odie 6pouse la courbe sinueuse du chant int6rieur, devait ... op6rer bien autre chose qu'une r6volution purement for- melle. 47

44 Cf. Jean Thorel: ~ Les Romantiques allemands et les Symbolistes franqais ~. In: Jean Thorel: Promenades sentimentales. Paris: Perrin, 1891. - Tancr~de de Visan: Le Romantisme allemand et le Symbolisme fran~ais. 1910. - Kurt Weinberg: Henri Heine, 'romantique d6froqu6' h6raut du Symbolisme frangais. 1954. - Hugo Fdedrich: Struktur der modernen Lyrik von Baudelaire bis zur Gegenwart. Sixi~me 6d. Hambourg: Rowohlt, 1962.

45 Albert B6guin: L'~me romantique et le rEve. Essai sur le romantisme alle- mand et la pogsiefrangaise. 1937. R66d. Paris: Corti, 1956.

44 Cf. Suzanne Bernard: MallarmEet la musique. Paris: Nizet, 1959. passim. 47 S. Bernard op. cit. p. 14. Elle cite Guy Michaud: Message podtique du Symbo-

lisme. Vol. I. p. 124.

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La po6sie 6crite en prose est 6galement la << trouvaille >> du tour- nant du si~cle des Lumi~res; du moins, c ' es t l '6poque de sa diffu- sion. La prose lyrique est un fruit mfiri sur le sol de la sensibilit6 et

cette prose n 'es t pas une expression plus << superficielle >> des sen- timents que la po6sie en vers; c 'es t ~ cette 6poque que des romans tels queLa nouve l le Hdlo?se de J. J. Rousseau ou le Wil he lm M e i s t e r

de Goethe voient le jour et of 1 l 'on rencontre intercal6s des po~mes lyriques et en plus, ils font partie int6grante de l 'essence de l'0euvre. De cela nous aurions dfi ou nous aurions pu parler 6galement, car cette prose po6tique devient justement po6tique grace h sa struc- ture musicale. Si nous 6voquons Rimbaud, nous devons convenir

que cette prose connalt une suite dans le Symbolisme et plus tard il

en sera de m~me. La prose po6tique, produit du tournant du si~cle des Lumi~res,

est trait6e de fa~on magistrale par J. Voisine qui a pris l ' ini t iat ive d 'une nouvelle interpr6tation. Nous citons ci-dessous un passage de la Pr6face de son ouvrage qui pourrait aussi bien convenir comme explication des points principaux sur lesquels nous avons concen- tr6 nos analyses:

On ne s'&onnera pas du prestige et de l'autorit6 que d6tient encore vers 1760 la critique fransaise; on ne s'6tonnera pas non plus que le profond renouvel- lement des positions th6oriques qui va de Herder aux fr~res Schlegel, ait entraln6, dans les ann6es qui suivent, un changement d'6quilibre qui donne la pr6dominance h la litt6rature allemande: s

48 La podsie en prose. Des Lumidres au Romantisme (1760-1820). Dir. Hana Jechova, Franqois Mouret, Jacques Voisine. Paris: Presses de l'Universit6 de Paris- Sorbonne, 1993. p. 7. (Recherches actuelles en Litt6rature Compar6e, vol. V.)