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Université Jean Moulin Lyon 3 École doctorale de lettres, langues, linguistique, arts Faculté des lettres et civilisations L’utopie dans la littérature française de l’aube du classicisme à l’aube des lumières Par Ilinca BARTHA-BALAS Thèse de doctorat en Langue et Littérature françaises Sous la direction de Jean-Pierre LANDRY Présentée et soutenue publiquement le 21 avril 2010 Composition du jury: Anthony MCKENNA, Professeur, Université de Saint Étienne Joël THOMAS, Professeur, Université de Perpignan Olivier LEPLATRE, Professeur, Université Jean moulin Lyon 3 Jean-Pierre LANDRY, Professeur émérite, Université Jean Moulin Lyon 3

Utopie et Lumières

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  • Universit Jean Moulin Lyon 3cole doctorale de lettres, langues, linguistique, arts

    Facult des lettres et civilisations

    Lutopie dans la littrature franaisede laube du classicisme laube deslumires

    Par Ilinca BARTHA-BALASThse de doctorat en Langue et Littrature franaises

    Sous la direction de Jean-Pierre LANDRYPrsente et soutenue publiquement le 21 avril 2010

    Composition du jury: Anthony MCKENNA, Professeur, Universit de Saint tienne Jol THOMAS,Professeur, Universit de Perpignan Olivier LEPLATRE, Professeur, Universit Jean moulin Lyon 3Jean-Pierre LANDRY, Professeur mrite, Universit Jean Moulin Lyon 3

  • Table des matiresContrat de diffusion . . 6[Remerciements] . . 7Introduction . . 8Premire Partie. Prolgomnes : rflexions sur lutopie . . 18

    Chapitre I. Les avatars dun mot : tymologie et arbre smantique de lutopie . . 18Chapitre II. Dfinir lindfinissable. Radiographie de lutopie. . . 30Chapitre III. Le paradigme utopique . . 37

    Lutopie comme construction littraire . . 37Deuxime partie. Lentre en utopie . . 44

    Quelques titres des miroirs de lutopie . . 44Troisime partie : Configurations de lespace utopique . . 61

    Chapitre I. La morphologie de lespace dans LAutre monde ou Les tats et Empiresde la Lune et Les tats et Empires du Soleil . . 63

    Les appts de la lune . . 64Les espaces de transition : miroirs de lutopie . . 71Le Paradis terrestre : deuxime transition utopique . . 80La lune un espace autre ? . . 93Procs de lhomme et de son monde . . 99Lespace dans les tats et Empires du Soleil - considrations gnrales . . 106

    Vers ce monde enflamm 433

    . . 109

    La macule une utopie physique 474 ? . . 115

    La partie lumineuse du soleil . . 120Un peuple sans royaume . . 124Les royaumes et les provinces du soleil . . 127

    Chapitre II. Lespace utopique dans La Terre Australe connue de Gabriel de Foigny . . 136

    Le sas congolais un espace de transition . . 138La description de la Terre Australe : un espace naturel visage utopique . . 148Lespace urbain un autre visage de ldifice utopique . . 162Lespace malgache . . 175

    Chapitre III. Le thme de lespace dans Les Aventures de Tlmaque de Fnelon . . 179Lgypte un modle utopique ? . . 184Tyr une micro-utopie ? . . 188Lle de Chypre un contre-modle utopique ? . . 193La Crte un cas de figure para-utopique . . 196 la recherche dun modle idal : la Btique . . 200Salente la construction de la cit idale . . 211

    Chapitre IV.Valeurs de lespace utopique chez Marivaux . . 225Lespace dans Lle des esclaves . . 225Dualit de lespace dans Lle de la raison . . 232

  • La Colonie . . 237Quatrime partie. La socit utopique. . . 244

    Chapitre I. LHomme, Le Slnite et Le Solarien dans Les tats et les Empires de laLune et du Soleil . . 246

    Portrait du Slnite . . 248Monstre, bte ou homme ? . . 261La socit slnite un modle utopique possible ? . . 277Dconstruction de la grontocratie . . 282La mort et les pratiques mortuaires au monde de la lune . . 290Quelques particularits de la socit slnite . . 298Morphologie des peuples solaires . . 308Lhomme de la macule ou le premier homme . . 315Le petit peuple des rgions claires et la thorie des mtamorphoses . . 320Le Solarien, lesprit de la matire . . 344Procs de lhomme chez les Oiseaux . . 356Esquisse dune socit ornithocentrique . . 378Les chnes de Dodone et la Province des Arbres une exploration delhumanisation du rgne vgtal . . 392La Province des Philosophes . . 395Le Royaume des Amoureux une autre bauche dutopie . . 407

    Chapitre II. Du demi-homme lhomme entier. la recherche dun modle humain etsocial : La Terre Australe Connue de Gabriel de Foigny . . 410

    Lhomme et lAustralien, entre le moins-que-parfait et le plus-que-parfait . . 411De Un Tous . . 433La langue australienne . . 439La religion des Australiens . . 452

    Chapitre III. Lutopie fnelonienne . . 470Le modle utopique de la Btique . . 472Le modle utopique de Salente . . 486

    Chapitre IV. Lutopie thtrale de Marivaux . . 511Lle des esclaves ou les leons morales dun cours dhumanit . . 514Une utopie de la raison . . 528Une utopie fministe . . 550

    Conclusions . . 565Bibliographie . . 578

    I. extes analyss . . 578II. Autres ouvrages antrieurs 1800 . . 578III. Ouvrages thoriques . . 579IV. tudes sur lutopie littraire . . 582V. tudes consacres Cyrano de Bergerac . . 584

    1. Ouvrages . . 5842. Articles . . 586

    VI. tudes consacres Gabriel de Foigny . . 588

  • 1. Ouvrages . . 5882. Articles . . 589

    VII. tudes consacres Fnelon . . 5901. Ouvrages . . 5902. Articles . . 592

    VIII. tudes consacres Marivaux . . 5931. Ouvrages . . 5932. Articles . . 594

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  • [Remerciements]

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    [Remerciements]Je remercie de tout mon cur Monsieur le Professeur Jean-Pierre Landry de mavoir guide dansmes recherches et de mavoir inspir lamour de la littrature.

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    Introduction

    De lUtopie de Thomas More, uvre bizarre et originelle du XVIe sicle, au Dictionnaire deslieux imaginaires, Dictionnaire des utopies (Larousse 2002), au Dictionary of literary utopias,Utopia : the search for the ideal society in the western world et lEncyclopdie de lutopie,des voyages extraordinaires et de la science-fiction de Pierre Versins, la notion dutopie a faitet continue faire une longue carrire. Depuis sa naissance, due lhumaniste anglais, ellesemble avoir continuellement fascin les lecteurs et proccup les esprits. En tmoignentlabondance duvres utopiques, survivant dans lhistoire littraire travers les sicles,le fonds critique extrmement dense et fcond dcoulant des multiples interrogations etanalyses quelle suscite, les bibliographies varies, des plus brves aux plus exhaustiveset les nombreux dictionnaires et encyclopdies qui essaient de rpertorier et de mettre enordre les ouvrages qui suivent plus ou moins le modle de Thomas More, regroups parles critiques dans un genre littraire part, le genre utopique, dont les origines remontent lAntiquit grecque, la clbre Rpublique de Platon.

    Pourtant, de la notion dutopie, telle quelle a t jete dans ce monde par Thomas More celle de genre littraire utopique, la voie est longue, sinueuse et parseme de controverses chaque pas. Des controverses lies la nature mme de lutopie qui, considre souventcomme un paradigme fixe, se laisse difficilement dfinir. Des controverses lies sadlimitation par rapport dautres domaines tels que la philosophie, lhistoire, ou la politique,avec lesquels elle entretient des relations dintimit, sans sen laisser forcment accaparer.Des controverses qui dcoulent de sa capacit former un genre littraire propre, diffrentdes autres, savoir le genre utopique. nimporte quel stade de lanalyse, lutopie est ainsiconfronte en permanence de nombreuses dfinitions et thories, des contestations, diffrentes grilles de lecture, des rceptions particulires.

    Dautre part, malgr la naissance tardive de ce genre, rapporte louvrage de laRenaissance, des descriptions de mondes imaginaires, sans que celles-ci correspondenttoujours au moule romanesque de LUtopie de Thomas More, ont toujours exist dansla littrature. Limagination humaine a depuis toujours cr et visit des espaces autres,des lieux de nulle part, quelle a peupls de communauts tranquilles et bienheureuses,vivant dans lharmonie, dans le respect des valeurs fondamentales de lhomme, dplacsquelque part vers les dbuts de lhumanit, projets dans lavenir ou bien envisags enparallle avec la socit relle, comme une alternative cache et nigmatique, dcouvertepar hasard, dans le brouillard des voyages. Ces espaces inexistants, mystrieux, ont trouvleur meilleure illustration dans le domaine de la littrature, qui a permis la matrialisation delesprit philosophique abstrait de lutopie dans une forme concrte, savoir la descriptionlittraire dune socit autre, une socit parfaite et heureuse, renferme sur elle-mme,place le plus souvent sur une le pour souligner le contraste et la rupture avec la socitrelle.

    voluant diffremment le long des poques, lutopie littraire fait preuve dune richesse part, puisque toutes les significations et les multiples valences du concept proprementdit se refltent dans son incarnation littraire. Si le XVIe sicle connat la naissance dugenre, encore confuse et ambigu, le XVIIe sicle est celui du dveloppement et de la maturit des rcits utopiques, qui explosent littralement lpoque des Lumires. Cest

  • Introduction

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    pour surprendre cette expansion et cette conscration du genre, que nous avons choiside nous arrter sur quelques ouvrages utopiques qui nous conduisent de laube du sicleclassique laube des Lumires, il sagit des tats et Empires de la Lune et du Soleil deCyrano de Bergerac, de La terre australe connue de Gabriel de Foigny, des Aventures deTlmaque de Fnelon et de trois pices de thtre de Marivaux, Lle des esclaves, Llede la raison et La Colonie.

    Le choix de ce corpus nous permet de faire une analyse dtaille des mcanismesde lutopie littraire, afin de pouvoir surprendre non seulement ses caractristiquesessentielles, mais aussi la varit et llasticit dun genre qui a souvent t qualifi de troprigide. Dautre part, au-del des analyses et des comparaisons entre ces ouvrages, nousaurons loccasion dexplorer galement lvolution du genre utopique du sicle classique lpoque des Lumires, qui reflte les mutations culturelles et mentales de cette priodehistorique. Pourtant, compte tenu de la complexit de la notion dutopie, nous pensonsquune analyse thorique de celle-ci est ncessaire avant de passer son analyse littraire.Cest pourquoi, nous allons tout dabord nous arrter sur ce cadre thorique qui nous permetde mieux comprendre et de nous orienter parmi la grande varit douvrages utopiques.

    Ces prolgomnes thoriques ont non seulement le rle de faire la radiographie delutopie, mais sont rendus ncessaires et justifis, notre avis, par la dichotomie quicaractrise le concept dutopie, celle-ci tant, selon de nombreux critiques et philosophes,

    un mode de penser dnomm soit esprit utopique 1 , soit utopisme

    2 ou bien mode utopique,3 et une fiction narrative qui, par sa longue histoire littraire, en arrive former un genreparticulier, savoir le genre utopique. Puisque nous avons affaire un cas assez rare demonogense et comme nous sommes en prsence non seulement dun mot forg, cr,mais aussi dun texte fondateur, savoir La Meilleure des Rpubliques et lle dUtopie deThomas More, nous pensons que le premier pas de lapproche thorique que nous avonsenvisage est celui dune analyse du mot utopie , de sa naissance en tant que nompropre, de sa transformation en nom commun et de son histoire riche et mouvemente, quimet en lumire lvolution de son smantisme.

    Un autre pas important serait, notre avis, lanalyse de la dichotomie qui caractrisele concept d utopie . En ce sens, nous allons prendre en considration les deux grandsparadigmes qui le caractrisent, savoir un paradigme thorique, qui voit dans lutopieune production abstraite de lesprit capable de prendre diffrentes formes : la forme duntrait politique le cas de la Rpublique de Platon par exemple - mais aussi la forme dunmythe voire lutopie comme mythe de lge dor ou dun produit culturel ; Gilles Lapouge,pour sa part, identifie des traits utopiques dans plusieurs produits culturels, tels que lemonastre, le jeu dchecs, la cour. Le second paradigme est le paradigme littraire, selonlequel lutopie est la description dune socit imaginaire, place le plus souvent sur une le,qui correspond un idal humain et politique. Dans le domaine littraire, lutopie ne prendraitpas uniquement la forme dun roman, mais elle formerait, selon lopinion de diffrentscritiques, un genre part, le genre utopique ; cest ce que nous tenterons de dmontrergalement par lintroduction dans notre corpus de trois pices de thtre de Marivaux, quinous permettent dtudier la compatibilit entre lesprit et la thmatique utopiques et la

    1 Claude-Gilbert DUBOIS, De la premire utopia la premire utopia franaise. Bibliographie et reflexion sur la creation utopiqueau seizime sicle. Rpertoire analytique de literature franaise, I, 1970, p. 11 31.

    2 Alexandre CIORANESCU, Lavenir du pass. Utopie et littrature, Paris, Gallimard, 1972, p. 22.3 Raymond RUYER, LUtopie et les utopies, Paris, Grard Monfort, 1988, p. 12.

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    modalit dramatique et aussi de voir la manire dont lutopie peut tre transpose au thtreet quelles sont les consquences qui en dcoulent.

    la suite de cet inventaire thorique de lutopie, indispensable en raison de la richessede cette notion et des nombreuses controverses quelle suscite, nous nous proposons depasser lanalyse proprement dite de notre corpus par un chapitre qui favorise le passagede la thorie lanalyse littraire et qui est consacr lanalyse des titres des ouvragesconsidrs. Emblmatique et riche de sens, le titre encode des significations varies quiouvrent autant de pistes de lectures diffrentes et intressantes ; dautre part, cette tudedes titres des ouvrages de notre corpus nous permettra de mettre en vidence leur rapport lutopie, qui se dessine et prend contour partir de cette coordonne prliminaire. Comptetenu de la signification originelle duale du terme cr par Thomas More, savoir celle de lieude nulle part ( ou-topos ), mais aussi celle de lieu du bonheur ( eu-topos ), notre tudesera structure en deux grandes parties, lune consacre lanalyse de lespace utopiqueet lautre lanalyse de la socit utopique.

    La prmisse de notre tude est que lutopie est avant tout un lieu, un lieu chargde sens et dhistoire, un lieu imaginaire, inexistant, mais qui fait lobjet de descriptionsminutieuses et dtailles et qui rend compte de la vision du monde de la socit qui lhabite.Ayant plusieurs caractristiques qui rapparaissent dans ces uvres, lespace utopiqueest le plus souvent une le ou bien un lieu qui rpond laltrit, lisolement et laclture ncessaires la prservation de la perfection utopique. Pourtant, au-del de cesquelques principes gnraux, chacun des espaces envisags aura une configuration part.Ce mlange dlments fixes et variables sera une remarque constante de nos analyseset nous permettra de contester la rigidit du genre utopique et de mettre en vidence, aucontraire, sa capacit slargir et senrichir sans cesse, sadapter lpoque historiquequi lengendre et lui servir de miroir.

    La densit et la complexit des ouvrages de notre corpus nous pousseront envisagerla thmatique de lespace utopique, de mme que celle de la socit utopique dans chacundes ouvrages soumis, tour tour, lanalyse, avec, bien videmment, de permanentescomparaisons et renvois entre les uns et les autres. Cette approche nous permettra de fairedes analyses en profondeur et dessayer dpuiser chaque thmatique et mettra mieux envidence, notre avis, lidentit et la spcificit de chaque uvre choisie, de mme que lerseau de significations qui se tisse entre elles. Il y aura, peut-tre, des disproportions dansnos analyses, qui rsulteront soit de la longueur diffrente des ouvrages (les deux romansde Cyrano de Bergerac occuperont, invitablement, plus de place dans notre tude queles pices de Marivaux), soit du poids variable de chaque thmatique (la description de lasocit utopique est plus dtaille chez Gabriel de Foigny que, par exemple, chez Cyranode Bergerac). Dautre part, des significations importantes pourront se dgager de certainsaspects prsents dans une seule uvre, sans que ceux-ci fassent ncessairement partiedu paradigme utopique, mais que nous devrons absolument prendre en considration :cest le cas, par exemple, du procs de lhomme qui apparat dans les deux romans deCyrano de Bergerac. Sans quon puisse effectivement y voir un invariant du genre, ceprocs est pourtant directement li lessence de lesprit utopique et, plus particulirement, la dialectique des deux mondes, le monde terrestre et le monde imaginaire. Bref, cesingalits possibles de nos analyses seront ainsi intrinsques aux uvres proprement dites,profondment diffrentes et ingales, qui nen forment pas moins, pour autant, un genre part, lintrieur duquel les diffrences sont compenses par lair de famille qui sendgage et qui les unit.

  • Introduction

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    Pour revenir la question de lespace utopique, celle-ci sera diffremment mise enlumire par chacun des ouvrages. Dans les deux romans de Cyrano de Bergerac, parexemple, le topos de lle comme lieu utopique de prdilection est absent, mais laltritspatiale de lautre monde est cre, en revanche, par le choix des deux plantes, la lune et lesoleil, comme cadres spatiaux o le hros retrouve des communauts diffrentes de cellesde son monde dorigine. Ce choix, au-del de ses implications imaginaires, traduit lintrtde lauteur pour les thories scientifiques de lpoque et rend compte des controversesdu passage du gocentrisme lanthropocentrisme, qui proccupent largement lespacemental du sicle classique. Tout en dmontant la place centrale de la terre dans luniverset en considrant le soleil comme me du monde , Cyrano dsarticule en mme tempslanthropocentrisme, puisque son hros se trouv confront, tant dans la lune quau soleil, des cratures qui revendiquent, pour elles seules, le statut dtres humains raisonnableset qui lattaquent en justice pour oser se considrer et se dclarer homme.

    part le fait de placer lautre monde dans la lune et au soleil et de ne pas faire appelau topos de lle comme lieu prfr du monde utopique, qui sera, par exemple, amplementexploit par Gabriel de Foigny dans sa Terre australe connue, Cyrano sloigne du modlelittraire utopique, tel quil est consacr par More et thoris par Jean-Michel Racault, quipropose un triptyque spatial : au couple form par lespace dorigine et lespace utopiquesajoute la catgorie de lespace de transition, un espace intermdiaire entre le monde relet le monde imaginaire, qui est reprsent par la macule et par le Paradis terrestre, lesdeux escales du hros avant son arrive dans lautre monde. Lintercalation de ces deuxespaces intermdiaires permet de donner la thmatique classique de lespace utopiqueune configuration nouvelle : il ne sagit plus dun lieu utopique unique, un lieu de nullepart o sige une socit idale, mais dune pluralit despaces, qui ont, plus ou moins,des caractres utopiques. La fragmentation spatiale saccompagne dune diminution de ladescription outil romanesque essentiel au genre utopique, qui est souvent mise entreparenthses cause des nombreux dialogues ou divagations philosophiques, qui rendentcompte des dbats et des proccupations de lpoque.

    Si les deux romans de Cyrano tmoignent de la possible lasticit de la thmatiquespatiale des crits utopiques, en revanche, le roman de Gabriel de Foigny met en scneun espace utopique classique, celui de la terre australe, une le lointaine habite par unesocit bienheureuse dtres humains hermaphrodites, dcouverte accidentellement par unautre hermaphrodite, mais imparfait, Jacques Sadeur. Faisant lobjet dun chapitre partintitul, dune manire suggestive, Description de la terre Australe, lespace austral bnficiedune description trs ample, qui prend en considration dun ct lespace naturel donc lecadre gographique de la terre australe, avec la description de la faune et la flore, du climatet du voisinage, et dun autre ct lespace urbain, avec son organisation et sa divisiongomtrique, la description de larchitecture et des fonctions des trois types de maisons desAustraliens, ainsi que lvocation de la dmographie de la terre australe.

    Si la circularit spatiale est maintenue (il y a un espace dorigine et un espace dedestination, le hros retournant, la fin, dans son monde dorigine et transmettant le rcitde ses voyages la postrit), la dualit espace dorigine/espace de destination sajoutedeux autres espaces de transition, savoir le Congo et Madagascar, le premier ayant unevaleur propdeutique, prparant le hros pour son accs au monde austral et le dernierfacilitant son retour limperfection europenne.

    Le roman de Fnelon, Les Aventures de Tlmaque, donne une configuration part lespace utopique et met en lumire une toute autre perspective de celui-ci, il sagit dela perspective sociopolitique, qui lemporte sur la perspective gographique. En parfaite

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    cohrence avec lenjeu moral, didactique et politique de son livre, Fnelon propose aulecteur une visite guide de plusieurs modles sociaux plus ou moins utopiques, qui ne sontgure rejets dans un ailleurs spatial, selon la convention utopique qui se trouve ainsi dfie,mais qui sont tous, lexception de la Btique, ancrs dans la ralit historique. Plurivalentet fragmentaire, lespace fnelonien est un espace politis, domin par une perspectiveidologique, par lintrt pour la personne du roi qui lemporte sur celui de la forme ou dusystme de gouvernement.

    La description de lespace ira donc par prdilection vers les aspects sociopolitiques,oscillant sans cesse entre ce qui est et ce qui doit tre, les deux plans se superposant,parfois, comme cest le cas de la ville de Salente, qui reprsente le cas de figure le plusamplement et le plus minutieusement prsent.

    Un cas trs intressant est constitu par les trois pices utopiques de Marivaux, Lle desesclaves, Lle de la raison et La Colonie, qui soumettent le genre utopique de nouvellescontorsions et mtamorphoses. Prenant comme point de dpart lle, celle-ci savre trenon seulement un lieu de nulle part, mais aussi le lieu fondateur dun ordre social nouveau,qui reprsente, en ralit, un renversement de lordre social traditionnel, ce qui aiguiselenjeu critique qui domine toujours les crits utopiques.

    En ce sens, Lle des esclaves met en scne une le grecque dans laquelle les esclavesdeviennent des matres et sont chargs dune mission morale, savoir celle de corriger lesanciens matres de leurs dfauts et de leur faire subir un vritable cours dhumanit.

    Dans Lle de la raison, on dcouvre un espace nouveau, abritant une socit parfaite etharmonieuse de gens raisonnables, au contact duquel les huit Europens naufrags perdentleur taille et se rapetissent, selon le degr plus ou moins faible de raison quils possdent.Lieu de comprhension de la condition humaine, qui suppose non seulement la possessionde la raison, mais aussi la capacit de sauto-valuer et dvoluer, lle de la raison ajoute la dimension sociale et morale des deux autres pices, une dimension philosophique.

    Dans le cas de La Colonie, le lieu utopique reprsente un lieu fondateur dun autre ordresocial. Lle loigne o arrivent les personnages, qui constituent un chantillon reprsentatifde la socit du XVIIIe sicle, est un espace o se posent les bases dune socit nouvelle,dans laquelle les femmes, devenues conscientes des injustices de leur ancien statut social,revendiquent des droits sociaux et politiques.

    Malgr ses valences diffrentes, lespace utopique des trois pices a en communlinsularit, un trait caractristique et mme dfinitoire de celui-ci. Dautre part, quoique lelieu utopique soit un lieu de la fondation dun ordre social nouveau, celui-ci savre tre,dune manire paradoxale, un lieu de la consolidation de lordre traditionnel, qui est restaur la fin des pices par le retour au statu quo ante qui dcoule de leur dnouement.

    Si notre hypothse de dpart est que lutopie est avant tout un lieu, ce qui justifie uneanalyse dtaille de la dimension spatiale, surtout parce que la description est loutil prfrdes auteurs dutopies, nous devons ajouter cette hypothse une autre suggestion, savoirque ce lieu de nulle part est destin abriter une socit idale. Le monde utopique nepeut pas tre rduit un simple cadre gographique, quelque spectaculaire quil puissetre, mais il est aussi et surtout une construction sociale. Ldifice social bti dans ce lieude nulle part comporte trois caractristiques fondamentales : il est autre, par rapport lasocit de rfrence, il reprsente une forme didal et il implique une critique profonde etsystmatique de la socit relle. La deuxime partie de notre tude sera donc consacre lanalyse de la socit utopique, telle quelle est mise en vidence par les ouvrages de notre

  • Introduction

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    corpus et ltude de son altrit, de sa nature idale, et de sa capacit se rapporter, demanire critique, la socit de rfrence.

    Pourtant, il faudrait ds le dbut prciser quau centre de la construction socialeutopique se place lhomme, lUtopien, ainsi que lon pourrait le dsigner dune maniregnrique. Malgr le dsir duniformisation sociale et, en quelque sorte, dannulation delindividu que supposent les projets utopiques destins toujours des collectivits humainesqui englobent et effacent la personne dans son autonomie, limage de lhomme utopiqueapparat toutefois dune manire nette et prcise dans quelques-uns des ouvrages de notrecorpus, ce qui nous pousse nous y arrter. Cest le cas surtout de LAutre Monde deCyrano de Bergerac et de La terre australe connue de Gabriel de Foigny, deux romansdans lesquels le fantastique est prsent dans une mesure assez importante, ce qui justifie, notre avis, lintrt pour la description du reprsentant dune humanit autre. Dautrepart, le portrait du Slnite, du Solarien et de lAustralien ramne au premier plan un jeuphilosophique intressant entre les catgories dhomme, danimal et de monstre et creusetrs en profondeur la problmatique de la dfinition de lhomme, de sa place dans le mondeet dans lunivers et de son rapport aux autres espces, relles ou imaginaires.

    Cest ainsi que le regard curieux et critique port sur lautre se retourne, chaquefois, sur soi-mme, stratagme qui est trs explicite dans les trois pices de Marivaux, olhomme (reprsentant ici dune certaine classe ou catgorie sociale) est pouss faire sonexamen de conscience critique ou bien, lorsquil en est incapable, bnficie dun portraitcritique dress par quelquun dautre, qui le juge avec moins dindulgence. Puisque lutopie,au-del de la cration dun monde autre, suppose aussi un retour critique vers le monderel, ce penchant critique prend la forme du procs que lhomme, Dyrcona, doit subir dansles deux romans de Cyrano et dune sorte de procs moral qui prcde le rejet de JacquesSadeur du pays austral. Le procs de lhomme reprsente le conflit entre les deux mondes,le monde rel et le monde utopique, et dvoile une possible finalit de lutopie, savoirnon pas ncessairement de faire croire la possibilit de changer le monde et de le rendremeilleur, donc de le faire tendre vers lidal, mais plutt de mieux le comprendre, le dfiniret le corriger.

    part lintrt prt lUtopien et, implicitement, au reprsentant de lhumanit terrestrequi entre en contact avec lui, la place la plus importante dans les crits utopiques que nousanalysons, mais aussi dans les textes utopiques en gnral, revient la socit, qui nestpas dcrite dune manire statique, tant le plus souvent surprise dans la dynamique de sonfonctionnement. Tout comme dans le cas de lespace, il est possible de dgager certainsaspects communs qui reviennent dans les configurations sociales des mondes utopiques,en reconnaissant cependant que ceux-ci prsentent, invitablement, des particularits quileur confrent une identit part. Cette alternance entre les traits communs et les traitsparticuliers pourra tre observe dans lanalyse comparative des ouvrages de notre corpus.

    En ce sens, chacune des socits utopiques envisages aura sa propre identit,tout en rpondant, en mme temps, aux exigences daltrit (concrtise souvent par latechnique du renversement des pratiques, des coutumes et des visions terrestres), decritique implicite de la socit relle et de capacit reprsenter un modle ou bien un idal.Trahissant lintention ludique et parodique de lauteur, la socit slnite se fait connatre aulecteur dune manire fragmentaire et dcousue, par lintermdiaire de certaines pratiquesparticulires (lalimentation et le sommeil des Slnites, la procdure judiciaire, la monnaieutilise par eux) et de la vision du monde qui lui est propre (qui rsulte des dialoguesentre le hros et les reprsentants de la socit slnite). Nous signalons labsence dune

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    perspective sur lorganisation politique de cette socit, compte tenu du fait que la dimensionpolitique a une signification part pour la pense utopique.

    En revanche, dans Les tats et Empires du Soleil, la socit des oiseaux manifeste ungrand souci pour son organisation politique, par llection, tous les six mois, dun roi faible etpacifique. Cette socit, dont lintransigeance, les injustices et les prjugs rappellent, dunemanire vidente, la socit humaine, qui se reflte ainsi dans ce miroir grossissant de lafiction, est dcrite par lintermdiaire du procs de Dyrcona, un procs plus acerbe et pluscomplexe, qui touche des problmatiques trs varies, sans viter, bien videmment, desquestions religieuses et philosophiques. part le Royaume des Oiseaux, plusieurs autressocits sont frles par le hros-narrateur, qui se dirige vers la Province des philosophes,la vritable socit idale du roman qui, dune manire suggestive, nest jamais atteinte.

    Le deuxime roman qui accorde une large part la description de lUtopien est Laterre australe connue de Gabriel de Foigny. Limportance du portrait de lAustralien est trsgrande, puisque, ainsi quon le comprend au fil du texte, la socit australe reprsentetout simplement une extension du modle austral hermaphrodite. La perfection, lunit et laraison qui caractrisent lhabitant du pays austral ne sont que des traits qui se transposent la communaut australe dans son ensemble, qui devient ainsi un modle dunit etde perfection. Plus enclin la description que les romans de Cyrano et plus cantonndans le modle utopique classique, le roman de Foigny ramne au premier plan, au-del de la figure imposante et dominante de lAustralien, un tre qui ignore la dualit etlimperfection humaines, lexemple dune socit idale, do la dimension politique estabsente, puisquelle agit lunisson, sans avoir besoin daucun gouvernement et daucunestructure dautorit ou de pouvoir.

    Nous allons, videmment, nous interroger sur la manire dont la socit australepourrait tre considre comme utopique, en labsence de la coordonne politique qui est,pourtant, un pilier essentiel de ldifice utopique. Un autre palier important danalyse estconstitu par la langue australe, minutieusement dcrite dans un chapitre part, et quitmoigne de la mme perfection qui caractrise le peuple austral : elle est rgie par unprincipe dconomie et duniformit, tant capable dexprimer directement les penses desAustraliens. La religion australe fait elle aussi lobjet dune ample description, qui permet desdveloppements philosophiques portant sur la cration de lhomme et du monde austral,sur la prire et sur la dualit me-corps.

    Si le roman de Gabriel de Foigny aboutit une vritable anthropologie, en montrantque la dimension politique nest pas indispensable une socit idale, en revanche LesAventures de Tlmaque de Fnelon tmoignent du poids important du politique dansla structure et le bien-tre dune socit. Destin lducation et la formation du ducde Bourgogne, futur roi de la France, le roman de Fnelon sappuie largement sur lacoordonne politique et surtout sur le rle majeur du roi dans la vie politique du pays.Proposant plusieurs socits modles, dont seulement deux utopiques, savoir la Btiqueet Salente, le roman place dans son centre non pas lindividu, mais la socit dans sonensemble.

    Notre analyse de la Btique et de Salente prendra en considration les troisdimensions majeures qui participent la consolidation de leur nature utopique : ladimension conomique, la dimension sociale et la dimension politique. Au-del de ces troispoints majeurs, nous allons galement nous arrter sur la perspective morale de lutopiefnelonienne et sur lhumanisme profond qui la caractrise car, malgr labsence dunedescription concrte de lUtopien et donc de leffacement partiel de lindividu, lensemble

  • Introduction

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    du roman reprsente une fine analyse psychologique et culturelle de lhomme et un retourpermanent celui-ci, ses besoins, ses frustrations, sa capacit voluer et changer.

    Lenchanement de plusieurs modles sociopolitiques suscite la question du choix de lavritable cit idale, celle-ci reprsentant en fait une synthse de tous les exemples illustrs.Loin dtre une construction simple et unique, la cit idale est un compos complexe detraits appartenant, individuellement, aux cits rencontres par Tlmaque dans son voyage.Une sorte de supra-modle, le modle utopique est le rsultat dune union et dune fusionde traits dans un ensemble complexe et cohrent.

    Lutopie marivaudienne, quant elle, est une utopie sociale et morale, et ramne aupremier plan trois types de socits modles fondes sur trois les diffrentes, mais sur labase du mme principe du renversement, qui caractrise souvent les crits utopiques. Ence sens, la socit des esclaves affranchis reprsente linverse de la socit athnienne delAntiquit grecque en fait, un dguisement historique et culturel des ralits sociales dela France du XVIIIe sicle. Les insulaires ont form une communaut de gens libres, qui seproposent de corriger leurs anciens matres des injustices quils leur ont fait subir, par uncours dhumanit cens leur apprendre les valeurs morales fondamentales et les inviter se soumettre une auto-analyse critique, afin de rtablir non pas un quilibre social (car lapice se termine par un retour lancien ordre social), mais surtout un quilibre moral.

    Lle de la raison met en scne une socit de gens raisonnables, fonde sur unele loigne o font naufrage huit Europens, qui perdent leur taille humaine au contactde ce lieu mystrieux. Ouvrant plutt une perspective morale et philosophique, la picepropose une rflexion profonde et critique sur la condition humaine, sur les diffrents rlesou conditions sociaux et sur la capacit de lhomme faire son examen de conscience relet srieux, afin de pouvoir voluer.

    Le retour la question sociale se fait par lintermdiaire de La Colonie, une pice quiimagine une socit autre qui serait gouverne par les femmes, galit avec les hommes.Bousculant lordre social traditionnel, pour le restaurer tranquillement la fin de la pice,celle-ci soulve, pourtant, la question de la place de la femme dans la socit et de lancessit dune mancipation fminine qui se fera attendre encore deux sicles.

    Lanalyse des ouvrages de notre corpus, avec leurs points communs et leursparticularits, soulve des questions trs intressantes quant la nature utopique qui leurest attribue et nous ramne une valuation finale de la notion dutopie. Ltude dtaillede la coordonne spatiale dconstruit finalement lide de lutopie comme une sorte de lieuunique, fig dans un isolement anhistorique, totalement coup du reste du monde, et meten lumire la nature plurivalente et htrogne de lespace utopique, qui nobit que troprarement la logique de la dualit espace rel/espace utopique.

    En ce sens, si les romans de Cyrano de Bergerac et de Gabriel de Foigny introduisent,outre le lieu de nulle part, des lieux intermdiaires, espaces de passage entre le monde relet lailleurs utopique, le roman de Fnelon met en scne une succession de lieux rels (lexception de la Btique), tandis que les pices de Marivaux jouent sur la dualit de lespacedramatique, qui runit lespace scnique et lespace fictif, celui de laction de la pice. Lamme ambigut caractrise galement les socits que notre corpus met en vidence :des socits autres, il est vrai, mais dont la nature idale et parfaite peut tre conteste.Trop imprgnes par leur enjeu critique, ces socits sont des reflets de la socit relle,dont les chos y pntrent dune manire prgnante et aisment dcelable. Mme dans lesdeux romans qui mettent le plus lpreuve limagination et le fantastique, savoir LAutre

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    Monde de Cyrano de Bergerac et La terre australe connue de Gabriel de Foigny, llmentrfrentiel rel reste, en grandes lignes, prsent.

    Lingalit, linjustice, lintransigeance caractrisent la socit slnite dans presquela mme mesure que la socit des oiseaux, des socits pour lesquelles JacquesPrvot a cr les termes de slnocentrisme et ornithocentrisme, celles-ci savranttre loin de lidal de perfection que suppose une socit utopique. Dautre part, laperfection presque mathmatique de la socit australe nest pas vraisemblable non plus :celle-ci ressemble une socit de poupes identiques, qui excutent toutes la mmechorgraphie. Le roman de Fnelon soumet aux yeux du lecteur toute une galerie demodles sociopolitiques diffrents, dont les plus saillants sont la Btique et Salente, ladernire reprsentant un modle encore en construction, inachev et incomplet. Dunautre ct, les pices utopiques de Marivaux, malgr leur contestation de lordre social etla vision progressiste du renversement de certaines ralits sociales, chouent par leurdnouement conservateur, qui ramne lordre traditionnel, tout en isolant le projet utopiquedans lespace dune simple parenthse moralisatrice. Moins des constructions en soi quedes inversions de la socit relle, les trois modles proposs par Marivaux sont finalementdes exprimentations timides dune possible transformation sociale, malgr leur potentielphilosophique, sociopolitique et moral, facilites par le jeu thtral et par les intentionscomiques et parodiques de lauteur.

    Malgr les nombreuses tudes dont elle fait lobjet, lutopie littraire reste, notre avis,une source permanente de questions et de controverses et se drobe lencadrement dansla forme canonique fixe de genre littraire, si cela suppose la prsence infaillible de certainstraits indispensables. Si, au contraire, on envisage la notion de genre comme un paradigme lments fixes et variables, le poids de ces deux catgories variant et sinversant, parfois,selon la spcificit de chaque uvre, ce qui correspond notre vision de ce que devraittre un genre littraire, de manire pouvoir englober une grande diversit de productionslittraires, alors on pourrait effectivement parler de lexistence dun genre utopique.

    Dautre part, lanalyse attentive des textes de notre corpus dmontre que les quelquestraits majeurs des crits utopiques peuvent tre luds, sans que pourtant lesprit utopiquequi les caractrise en disparaisse pour autant. De cette manire, il est impossible de parlerde genre utopique sans que cela suppose une prsence, souvent lgre et imperceptible,de lesprit utopique qui prend parfois le pas sur les rigueurs du genre. Cela tmoigneraitfinalement du fait que la soi-disant dichotomie du concept dutopie nen est pas une et que,malgr les nombreuses thories et analyses qui essaient de le dfinir et de lui donner uncadre fixe, celui-ci le dpasse en permanence, dmontrant que, si lon a besoin dun cadrethorique pour comprendre le concept dutopie, celui-ci cesse dtre ncessaire, ds quona rellement compris son essence et sa nature indfinissables. La dualit de lutopie restedans le domaine thorique, tant ncessaire la systmatisation dun grand nombre deformes que celle-ci prend tout au long de lhistoire.

    Quelle soit un mythe, une idologie politique, un trait philosophique ou bien ladescription littraire dun idal sociopolitique, lutopie traduit, par les multiples contradictionsquelle renferme, la contrarit mme de la nature humaine, toujours insatisfaite du prsent,mais incapable de dpasser ses limites et de faonner son avenir selon sa volont, puisque,effectivement, sa volont elle-mme est contradictoire, inconstante, fluctuante. Rpondant la soif humaine de lidal, la qute angoissante du bonheur qui lobsde et ce quonpourrait appeler un apptit de limpossible , cest--dire la fascination quexerce surlhomme la recherche de limpossible, lutopie, avant de prendre nimporte laquelle desformes mentionnes, reste avant tout un penchant, une tendance humaine questionner

  • Introduction

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    les possibilits damliorer sa vie et simaginer des mondes meilleurs qui satisfassent,quoique de manire fictive, ses frustrations et ses mcontentements.

    Pourtant, telle quelle dbouche sur la scne littraire ou idologique et malgrses profonds ressorts positifs, lutopie fait galement lobjet de nombreuses visionsdfavorables, qui lui reprochent ltablissement dun idal de bonheur collectif sans soucipour le bonheur individuel de lhomme, le sacrifice de la libert au nom de lgalit et deluniformisation sociale, bref, le sacrifice de lhomme pour la socit. De mme, lexigence deperfection entre, invitablement, en contradiction avec limperfection originelle de lhommeet lui met sur le dos un idal plus lourd porter que le fardeau de sa propre imperfectionet ainsi de suite. Au-del de cette ambivalence, il nest pas moins vrai que toutes cescontradictions et que tous ces paradoxes ne font que rendre lutopie encore plus fascinanteet lui assurer une vie longue et riche dans lhistoire des ides et de la culture humaine.

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    Premire Partie. Prolgomnes :rflexions sur lutopie

    Chapitre I. Les avatars dun mot : tymologie et arbresmantique de lutopie

    La premire tape du lourd travail thorique de dfinition de lutopie consiste, notreavis, partir sur les traces du mot mme, dans le temps, remonter ses origines, sa naissance, son histoire. Celle-ci serait une phase prparatoire, incontournable,moins saillante mais plus prcise, cense prparer le terrain des dfinitions de lutopie.Pour pouvoir saisir et comprendre les nombreuses protubrances qui surchargent cettenotion la fois complique, imprcise et mystrieuse, il faudrait donc commencer parllment le plus simple, savoir le mot mme. Cest le mot avec ses racines, son histoire,ses volutions smantiques qui peut ouvrir la voie dautres niveaux danalyse plussophistiqus, plus abstraits. notre avis, le point de dpart de toute discussion sur lutopieest donc linvestigation linguistique, linventaire des hypostases varies par lesquelles cemot passe dans son volution depuis le sens originel jusquaux multiples significations quilrevt aujourdhui. Cest llment primordial et le plus simple dune chane logique qui nousconduira du mot au concept, du concept au genre littraire utopique et ensuite, par unertroaction de la synthse lanalyse, quelques utopies littraires qui jalonnent le XVIIesicle jusquau dbut du XVIIIe. En mme temps, le mot est lunit de base, le noyau partirduquel se cristallisent les diffrentes thories, le grain de sel qui donne got et saveur audbat philosophique ou littraire. Dailleurs, cest le seul sujet de certitude, dans cet ocandinterrogations et dincertitudes quil suscite autour de lui. Il faut donc tout dabord sarrtersur lorigine et les racines historiques de ce mot, avec leurs implications culturelles, car,videmment, la langue est troitement lie la culture.

    Lutopie est au dbut un nom propre cr par Thomas More, ce fondateur des illusions

    modernes 4 , comme lappelle Cioran, partir de deux vocables ou et topos , signifiant

    non lieu . More la utilis dans son ouvrage publi pour la premire fois en 1516, chezThierry Martens, Louvain. Cette premire dition est intitule Libellus uere aureus necminus salutaris quam festiuus de optimo reipublicae statu deque noua insula Utopia : Unpetit livre vraiment en or, non moins salutaire qu'agrable, au sujet de la meilleure forme decommunaut politique et de la nouvelle le Utopie . Une dition ultrieure, celle de Ble, en1518, oprera une inversion lintrieur du titre pour mieux calibrer les enjeux de lauteur,ainsi le poids du titre tombera sur le nom de lle : De optimo reipublicae statu deque nouainsula Utopia, libellus uere aureus nec minus salutaris quam festiuus. Cest dans len-ttede cette dition de 1518 quapparat le nom Eutopia qui largira le sens du mot en agrafantune autre signification, celle d endroit du bonheur .

    Il faut galement mentionner que lapparition de ce mot il nest pas encore questiondu concept - nest pas surprenante dans le cadre des jeux linguistiques agrs par llite delEurope du XVIe sicle qui pratiquaient linvention des mots grecs ou latins, parfois dans un

    4 E.M.CIORAN, op. cit., p. 114.

  • Premire Partie. Prolgomnes : rflexions sur lutopie

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    mlange confus qui aboutissait, de manire trs intressante, un procd de latinisationdes mots grecs. Cest ce qui arrive au terme utopie, un nologisme form dun prfixe privatif(ou-) et dun nom grec (topos). Selon Hans-Gunter Funk, ltymologie grecque correcteaurait d tre a-topia (sur le paradigme duquel More cre dautres mots beaucoup moinsclbres tels Ademus, ou Achoriens), mais More prfre tisser cette homophonie ou-topia endroit de nulle part et eu-topia endroit du bonheur, favorise par lidentit deprononciation. Cette identit de prononciation sorte deffet de paronomase - prolonge lejeu des mots dans une sphre smantique plus tendue, puisquelle joue sur une quivoqueaisment dchiffrable, savoir sur lide que le pays parfait est inexistant. Le titre delouvrage de More a fait histoire, mais les autres mots forgs par lui selon le mme procdsemblent tre plus ngligs : il sagit du fleuve Anhydris ( sans eau ), le chef de lEtatsappelle Ademus ( le roi sans peuple ), les habitants sont des Alaopolites ( citoyenssans cit ). Il y a donc un lment ludique qui entoure lapparition de la notion dutopie.Par surcrot il sagit dun mot cr, dun nologisme. Tout nologisme, lorsquil nest passpontan, relve dans une certaine mesure du jeu, du maniement de la langue, bref duncertain bricolage linguistique et culturel, comme cest le cas avec More.

    Il faut sarrter un peu sur cette notion de nologisme, parce que lapparition de motsnouveaux dans une langue est une preuve dvolution de la langue, qui suit, videmment,lvolution de la socit. Dautre part, les nologismes peuvent apparatre pour combler unvide conceptuel, pour remplir un trou ou au contraire pour dsigner une dcouverte ou unenouvelle hypothse dans les sciences. Ils reprsentent, lorsquils sont acquis par la langue,donc lexicaliss (phnomne attest par leur prsence dans les dictionnaires), le triomphedune vision individuelle du monde (celle de leur crateur) et le fait que celle-ci simpose une collectivit, par lintermdiaire de lusage commun de la langue. Dans ce sens, ladmarche de More, part ses cts ludiques qui ont leur importance part pour lutopie,peut tre interprte comme un acte de cration (rappelons-nous le fait quAdam a reu latche divine de nommer les tres vivants ; sur un plan abstrait, le fait de nommer renvoieaussi une catgorisation du monde). Cela peut-tre aussi regard comme un progrsde la pense, travers lvolution et lenrichissement de la langue, comme la dcouvertedun prototype social transitoire entre la cit terrestre trop corrompue et la cit cleste troploigne et finalement et nous y reviendrons plus loin, un changement de paradigmeculturel. Cela explique peut-tre les complications de la notion dutopie au cours de lhistoire.

    Si, en tant que nologisme, lutopie incarne lme collective de la nation qui se forme

    et sorganise pour une vie nouvelle 5 , il faudrait, pour complter le tableau des valeurs

    dun nologisme, qui sappliquent en loccurrence lutopie, faire une comparaison entrele nologisme en linguistique et le nologisme en psychiatrie. Toutes proportions gardes,dans ce domaine, le mot nologisme dsigne la cration de mots nouveaux dans le cadrede certains tats dlirants des malades, ou bien lutilisation de mots existants avec unesignification particulire pour le malade. Si souvent les enfants attribuent dautres sens auxmots ou crent des mots nouveaux, lorsque cela arrive un adulte cest dans le cadredun trouble mental. la lumire dfavorable de ces faits, les nologismes en linguistiquepourraient acqurir une connotation bizarre, car ils pourraient aussi bien apparatre commeune forme de dsordre mental collectif. Les nologismes pourraient tre des draillements,des contorsions de lesprit, voire des soupapes par lesquelles sortiraient la surfacedes irrgularits, des aberrations de la langue et de la pense, qui sont, finalement,des facteurs de progrs. Le progrs ne rside peut-tre pas toujours dans la linarit,dans laccumulation constante et uniforme des penses, mais dans la rupture, dans la

    5 Ferdinand BRUNOT, Histoire de la langue franaise, tome IX, fasc. 2, Paris, Armand Colin, 1937, p. XI-XII.

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    discordance, dans les sauts imprvus. Dans ce sens, la notion dutopie serait elle aussicontamine par cette vision et elle pourrait rsulter comme un symptme de schizophrniecollective. Elle serait la cration dune ralit parallle, une scission entre rel et imaginaire,le refuge dans limaginaire pour combler les frustrations du prsent ou tout simplement unehallucination plus ou moins complexe de son crateur. Avant de fermer cette parenthse,il faut videmment reconnatre cette hypothse un statut purement spculatif et pourquoipas, ludique

    Une autre question qui se pose au sujet du nologisme utopie est de savoir si Morecre un mot qui recouvre une ralit prsente dans les esprits, avant sa naissance effective,ralit qui balbutiait en quelque sorte dans la zone des mots incrs, ou bien si le motde More invente de faon absolue le genre utopique. En dautres termes, qui est apparuen premier lieu : le mot ou son rfrent ? Cette question, impossible trancher, renvoie lternel paradoxe de luf et de la poule. Il y a, bien sr, quelques rponses qui peuventtre esquisss. Les mots nexpriment pas les choses mais la conscience que les hommes

    en ont 6 , nous apprend le linguiste Georges Mator, adepte dune vision socio-historique en

    lexicologie, selon laquelle le vocabulaire dune civilisation rend compte de la civilisation elle-mme. Cette perspective suggre lexistence dun certain cart entre lapparition dun mot etla rverbration de celui-ci dans la conscience individuelle ou collective. Selon Saussure, la

    valeur de nimporte quel terme est dtermine par ce qui lentoure 7 , donc cette naissance

    du mot utopie peut tre le fruit dune effervescence des esprits sur ce point. Pourtant, lescritiques ont des opinions trs diffrentes sur ce sujet et nous y reviendrons dans le chapitreprsentant les dfinitions de lutopie.

    Ce quil faut retenir de ces rflexions ou divagations - linguistiques est le fait quele surgissement du mot utopie, dans le contexte historique et culturel mentionn, semblerenforcer lide dune nature ludique de lutopie. Ensuite, ce mot apparat dans le cadre dunjeu linguistique savant, comme un croisement de mots et de langues, incorpor lchangelittraire et philosophique de deux grands humanistes du XVIe sicle, Thomas More etrasme. Cense tre un loge de la Sagesse, comme rplique lloge de la Folie que sonami Erasme lui a ddie en prcisant dans la lettre dintroduction Jai pens dabord tonpropre nom de Morus, lequel est aussi voisin de celui de la Folie (Moria) que ta personneest loigne delle, luvre de More est dsigne provisoirement, dans la correspondancedes deux humanistes, par le nom de Nusquama avant dacqurir celui dUtopia, qui lui avalu la rputation dont elle jouit jusqu prsent. Le pari indirect de More est de montrer que,contrairement la nature trs rpandue de la Folie, le lieu de prdilection de la Sagessesemble tre nulle part.

    Dans son article Lvolution smantique de la notion dutopie en franais , Funkeidentifie le bouquet, lventail des traits smantiques du mot invent par More ; il sagitde caractre irrel, idal, unique, exemplaire, bonheur, tat-modle, fonction normative

    et critique 8 . Il prcise que lvolution smantique de la notion correspond une

    extension continuelle du potentiel smantique et une suite de combinaisons nouvellesde ses lments smantiques, combinaisons qui rsultent de causes socioculturelles et

    6 Georges MATOR, La mthode en lexicologie, Paris, 1953, Didier, p. 43.7 SAUSSURE, Cours de linguistique gnrale, 1949, Paris, Payot, p.98.8 Hans-Gnter FUNKE, Lvolution smantique de la notion dutopie en franais, in De lutopie luchronie, Tbingen, Ed.

    Henrich Hudde, Peter Kuon, 1988, p. 20.

  • Premire Partie. Prolgomnes : rflexions sur lutopie

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    by-nc-nd/2.0/fr/) - BARTHA BALAS Ilinca - Universit Lyon 3 - 2011

    idologiques 9 . Pourtant, ces fluctuations smantiques ne se font pas uniquement

    lintrieur de cet ensemble de significations, mais sont perces en gale mesure parde nouveaux sens, voire des sens contraires, qui parasiteront la notion dutopie avantlapparition de son antonyme la contre-utopie ou la dystopie. En loccurrence, il y a descritiques pour lesquels le roman de Swift Les Voyages de Gulliver nest pas une utopiemais une contre-utopie, car les principes dominants de la construction utopique, tels quela raison, lordre, la gomtrie, sur lesquels sappuient ses socits imaginaires, mnent des consquences nfastes, qui rendent problmatique leur capacit sriger en modlessociaux. Raymond Ruyer voit, par exemple, dans ce roman, la premire utopie anti-utopiste10 et il est impossible de ne pas identifier, dans le cas de lle de Laputa et des Chevauxphilosophes une dconstruction de lidal utopique, par lexagration de certains de sestraits dfinitoires, sans quil soit encore question dune dystopie avant la lettre.

    Mais pour fermer la parenthse, cest donc ainsi que sinstalle dans lespace mentalde la Renaissance le mot utopie , un mot vocation rfrentielle qui, selon Jean-YvesLacroix nest daucun lieu, ni grec, ni latin, et qui apparat ainsi comme le plus apte

    transporter lesprit vers un ailleurs radical 11 . Mme si Raymond Ruyer ne fait pas

    rfrence lorigine du mot utopie, o pourtant llment ludique sannonce dj, il dcle unrapprochement entre lutopie et le jeu par les cts mtaphysiques et dmiurgiques que lesdeux partagent, par les rgles qui les rgissent, par ce dcoupage quils oprent lintrieurdu monde : lutopie est un jeu parce quelle aussi cre des mondes apparemment parfaits,

    ferms sur eux-mmes 12 . En fin de compte lexistence mme de lutopie est rendue

    possible par cette convention culturelle du jeu :L utopiste enfin fait semblant de pouvoir crer tout un monde, avec sesinstitutions, ses arts, ses techniques, ses religions. Il ne peut videmment le faire

    que dans lordre du jeu 13

    .

    Pour continuer lhistoire du mot utopie, il faut dire que celui-ci reste pendant longtemps unnom propre, mais il est mentionn tout le long du XVIe sicle par rfrence louvrage deMore. En 1532, Rabelais reprend le mot : Badebec, la femme de Gargantua est fille du roides Amaurotes en Utopie, cest dUtopie que Gargantua envoie la clbre lettre son filsPantagruel (Pantagruel, Chapitre 8) et les Dipsodes attaquent la ville des Amaurotes enUtopie. Avec Pantagruel, on enregistre la premire occurrence du mot utopie dans la languefranaise. Selon Hans-Gunter Funke le nom propre Utopie tel quil apparat chez Rabelais

    se rfre un pays fictif qui nest plus lUtopia de Morus 14 . notre avis, il serait trs

    difficile de savoir avec exactitude quel tait le rfrent prcis de Rabelais, grand amateur luiaussi de jeux de langage, esprit humoristique et clectique. En 1550, le mot est enregistrpar lhistorien suisse Bonivard, dans son ouvrage Advis et devis de lancienne et nouvellepolice de Genve qui ne paratra quen 1836 :

    9 Ibid., p. 20-21.10 Raymond RUYER, op. cit., p. 193.11 Jean-Yves LACROIX, Utopie et philosophie, Paris, Bordas, 2004, p. 20.12 R. RUYER, op. cit., p. 26.

    13 Ibid.

    14 Hans-Gunter FUNKE, op. cit.

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    La malice que havons de Adam pour heritage s'est treuvee tousjours Genevecomme ailleurs [...] si qu'il ne fault chercher ronds et entiers plaidoieurs qui parcavillations ne prolongent les procez, sinon en utopie

    15

    .

    Trois dcennies plus tard, il apparat chez Du Verdier :La Rpublique d' Utopie , uvre grandement utile, dmontrant le parfait tatd'une bien ordonne police, traduite du latin de Thomas More, chancelierd'Angleterre, lequel sous une feinte narration d'une nouvelle isle d' Utopie , a

    voulu figurer une morale Rpublique et trs parfaite police 16

    .

    La premire traduction franaise de luvre de More ralise par Lebond date de 1550 etparat sous le titre La description de lIsle dVtopie, ou est compris le Miroer des republicques

    du monde, & lexemplaire de vie heureuse 17 , traduction qui a t modifie et republie en

    1559 par Barthlemy Aneau. Les multiples ditions ont effectivement soutenu la diffusionde la notion dutopie et finalement son entre dans le langage commun. Funke dresse laliste des premires mentions franaises du mot, avec ses variantes lexicales : Utopique(1529 Tory), Utopie (1532 Rabelais), Utopiens/Utopiennes (subst., 1546 Rabelais ; adj. 1550

    Lebond) 18 . La famille smantique du mot utopie slargira vers le XVIIIe sicle et on

    peut dj enregistrer plusieurs catgories grammaticales : utopiens, utopiennes (subst. etadj.), utopier, sutopier, sutopianiser, utopiser, utopique et les termes raisonneur utopique

    et utopien dans le sens dutopiste 19 . Le verbe utopier fait son apparition dans la langue

    franaise en 1730, dans la prface du traducteur de lUtopie de Morus, Gueudeville qui

    affirme : notre monde ne sutopiera jamais 20 .

    Dans lespace anglo-saxon, cest le pote Sir Philip Sydney qui reprend le mot dans sonouvrage de 1595 Defence of Poesy, o il considre lutopie comme une forme rhtorique etun moyen de connaissance suprieur la philosophie et lhistoire21. En plus, selon lui, laposie et lutopie partagent la mme dfinition : a speaking Picture, with this end to teach

    or delight 22 . Le mot apparat encore une fois vers la fin du sicle, sous forme adjectivale,

    dans un pome de John Donne, indiquant une attitude motionnelle 23 :

    15 BONIVARD, Advis et devis de lancienne et nouvelle police de Genve, Genve, Imprimerie de Jules-Guillaume Fick,

    1865, p. 37.16

    Du VERDIER, Les bibliothques franaises de la Croix Du Maine et de Du Verdier, tome 3, Paris, Saillant&Nyon, 1772

    1773, p. 210.17 Hans-Gunter FUNKE., op. cit., p. 22.18 Ibid., p. 21.19 Ibid., p. 28.20 In Sorin ANTOHI, UTOPICA, Studii asupra imaginarului social, Bucureti, Editura tiinific, 1991, p. 15.

    21 Frank E. Manuel, Fritzie P. Manuel, Utopian thought in the Western World, The Belknap press of harvard University Press,Cambridge, Massachusetts, 1997, p. 2.

    22 Sir Philip SIDNEY, The Complete Works, III, Cambridge University Press, 1923, p. 9.23 Frank E. Manuel, Fritzie P. Manuel, op. cit., p. 4.

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    I thinke if men, which in these places live/ Durst looke for themselves, andthemselves retrive,/ They would like strangers greet themselves , seeing then/

    Utopian youth, growne old Italian 24

    .

    tant encore un nom propre, le mot utopie napparat ni dans le Dictionnaire universel deFuretire, ni dans le Dictionnaire de lAcadmie franaise de 1694 puisquil reste encoreattach la personnalit de More. Un moment important dans lvolution de ce motest constitu par sa transformation de nom propre en nom commun, ce qui marque ledtachement du mot de lidentit de son crateur et de la relation fusionnelle avec luvrequi la consacr. En plus, ce changement linguistique montre galement le glissement dumot dans le vocabulaire commun, do sensuit, de manire naturelle, la prolifration de sonsmantisme et ses vellits datteindre un niveau conceptuel. Ce processus a t favorispar lessor de limprimerie, lpoque, do les ditions successives de luvre de More aunombre de quatre en latin : Louvain (1516), Paris (1517), Ble (mars 1518, novembre 1518)et les multiples traductions qui leur ont succd, en allemand en 1524, en hollandais en1533, en italien en 1548, en franais en 1550 et en anglais en 1551 (par Ralph Robinson).

    Au XVIIe sicle, le mot utopie apparat pour la premire fois dans un dictionnaire sous

    la forme : Vtopie : f. An imaginarie place, or country 25 . Il sagit du Dictionarie of the French

    and English Tongues de Randle Cotgrave. Cette premire prsence dans un dictionnairemarque, selon Hans-Gunter Funke, le fait que le mot acquiert la valeur dune mtaphore

    pseudo-gographique dsignant un pays fictif ou un lieu imaginaire 26 . Toujours pour le

    XVIIe sicle, Funke remarque un phnomne littraire et linguistique trs intressant, savoir la disparition, provisoire, du mot utopie accompagne par une apparition du genrelittraire utopique. Si ce mot est faiblement rapport par les dictionnaires, ne ngligeonspas le fait quil y est prsent de faon autonome, rappelons quil napparat ni dans celuide Furetire ni dans celui de lAcadmie franaise de 1694. Pourtant, il circule avec lesnombreuses rditions et traductions de lUtopie de More. Elle est cite dans la Bibliographiepolitique de Gabriel Naud (1642), par Charles Sorel dans sa Bibliothque franaise de1664 avec le sens de modle de gouvernement.

    Au paradoxe invoqu par Funke, il convient den ajouter un autre : le fait que pour lemot utopie le sens enregistr prcocement par les dictionnaires est celui de gouvernementimaginaire, ce qui renvoie une connotation politique plutt que littraire. En revanche, il estvrai que les pigones de More emploient, dans leurs crits les procds et les thmes quiconsacrent lutopie en tant que genre littraire : le voyage, le naufrage, la structure du mondeutopique avec ses principes tels que lgalit, luniformit, la communaut des biens. Il sagitde la premire utopie franaise anonyme parue en 1616, LHistoire du grand et admirableroyaume dAntangil, mais aussi des autres qui lui succdrent : Cyrano de Bergerac, avecLautre monde ou les tats et empires de la Lune de 1656 et LHistoire comique des tats etempires du Soleil du 1662, La Terre australe connue de Gabriel de Foigny 1676, lHistoiredes Svarambes de Denis Veiras 1677-1679, lHistoire des Ajaoiens de Fontenelle 1682,Les Aventures de Tlmaque1699. Pourtant, les limites du mot au concept et du concept

    24 John DONNE, The Satires, Epigrams and Verse Letters, To Sir Henry Wotton, ed. W. Milgate, Oxford, Clarendon Press,

    1967, p. 72.25 A Dictionarie of French and English Tongues, Compiled by Randle Cotgrave, Reproduced from the first edition London 1611,

    with introduction by W.S.Woods, Columbia, University of South Carolina Press, 1950.26 Hans-Gunter FUNKE, op. cit., p. 23.

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    au genre littraire sont trs fines et, malgr les diffrentes opinions et interprtations, nerestent que fatalement inexactes.

    En ce qui concerne le XVIIIe sicle, Funke remarque le redcouverte du mot utopie,qui na fait que suivre, semble-t-il, une volution latente, nayant pas disparu compltementau sicle prcdent. Avant de passer aux occurrences du mot, il faut attirer lattentionsur labsence inexplicable dun article concernant lutopie dans la clbre Encyclopdie deDiderot et dAlembert. une poque qui condense lesprit critique, qui savre proccupepar le bonheur de lhomme, par la socit, par le progrs et par la matire, une pareilleomission semble surprenante, dautant plus que le XVIIIe sicle, de mme que le sicleprcdent, connaissent une vritable floraison des productions littraires que lon peutclasser comme appartenant au genre utopique. En revanche, lentre Utopie apparatpour la premire fois dans le Dictionnaire de Trvoux, cinquime dition, avec lexplicationsuivante : Utopie s.f. Rgion qui na point de lieu, un pays imaginaire. Le Dictionnairementionne ltymologie grecque qui est dailleurs la base de la dfinition smantique et

    donne lexemple du Royaume de Grandgousier ou de Gargantua 27 .

    Quelques annes plus tard, le Dictionnaire de lAcadmie franaise de 1762 reprendle mot avec la dfinition:

    Titre dun ouvrage. On le dit quelquefois figurment Du plan dun Gouvernement

    imaginaire, lexemple de la Rpublique de Platon. LUtopie de Thomas Morus 28

    .

    Il faut remarquer que la rfrence luvre de More prvaut par rapport au sens driv,figur et occasionnel du mot, bien que le Dictionnaire de Trvoux ait retenu plutt lesens tymologique. Ci cette prvalence est comprhensible, il est trange de voir que ledeuxime sens, le sens commun du mot sarticule autour dun autre auteur, Platon, qui nestnullement li la paternit linguistique du mot, mais qui est mis en relation, par beaucoup dethoriciens de lutopie avec lesprit utopique et qui justifierait plutt une approche politiqueque littraire du terme. Le sens reconstitu par le Dictionnaire de lAcadmie est purementpolitique, lutopie apparaissant comme le plan dun gouvernement imaginaire, lexemplede la Rpublique de Platon. Cela suggre que la notion dutopie existait avant More et doncquil naurait que le mrite davoir trouv un mot juste pour dsigner un certain type deconstruction politique, philosophique et littraire qui flottait dans lesprit dautres crivainsbien avant lui.

    Comme le sens dun mot connat des variations et des enrichissements au cours dutemps, la cinquime dition du Dictionnaire de lAcadmie franaise de 1798 propose unenouvelle dfinition de lutopie :

    UTOPIE, s. f. se dit en gnral d'Un plan de Gouvernement imaginaire, o toutest parfaitement rgl pour le bonheur commun, comme dans le Pays fabuleuxd'Utopie dcrit dans un livre de Thomas Morus qui porte ce titre. Chaque rveur

    imagine son Utopie 29

    .

    Si laspect politique de lutopie est conserv, cette dfinition largit le sens du mot en luiajoutant llment mtaphysique, la finalit de toute utopie, savoir octroyer le bonheur

    27 Hans-Gunter FUNKE, op. cit., p. 24-25.28

    Dictionnaire de lAcadmie franaise, quatrime dition, tome second, Paris, 1762, p. 899.29

    Dictionnaire de lAcadmie franaise, cinquime dition, Paris, 1798, p. 710.

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    commun. Dune manire paradoxale, le bonheur, cet lment abstrait, est lme mme dela machinerie utopique, il humanise cette robotique du mcanisme utopique et lui donneune tournure plus raliste. Il est invitable de ne pas se pencher un moment sur la naturecommune de ce bonheur prfigur par lutopie, puisquil est lun des germes des futurescontestations. Lun des volets de luniformisation sociale que lutopie opre est la mise encommun, part la terre, la proprit, lducation des enfants, du bonheur, cette valeursuprme de lhomme qui se transforme en une entit collective, amorphe et indivise. Finalitde la socit utopique, le bonheur est intrinsquement une obligation, mais aussi unecondition de lgitimit de lexistence dune telle socit. Pour revenir la dfinition delutopie, il y a deux lments qui renvoient la nature fictive de lutopie : le mot imaginaireet le mot fabuleux. Encore une remarque : si le dbut de la dfinition prsente llmentpublic, collectif, la fin de la dfinition en modifie un peu le sens et plonge lutopie dans lasphre prive, individuelle, o elle fraternise avec le rve (lutopie ne parat plus tre unprojet collectif, mais un rve, une fabulation de chaque individu : il ne sagit plus de lUtopiemais de son Utopie).

    Funke conclut sur le statut de la notion dutopie au XVIIIe sicle, en faisant quelquesremarques intressantes :

    [] la notion dutopie se politise et se charge dmotion, son volutionsmantique est domine par les tendances opposes dune pjoration assezforte et dune amlioration plus faible. La premire tendance labore les senspjoratifs de plan (ou projet) de rforme irralisable , de chimre et de pays des chimres ; la deuxime tendance fait clore les sens positifs de

    pays de bonheur , d Eutopie , d tat idal ralis 30

    .

    Il semble trs difficile de poser des limites entre positif et ngatif, surtout si lon considrequau XXe sicle il y a toute une srie duvres qui se sont attaches exprimenter levolet ngatif de lutopie, qui nest pas du tout, dans ces cas, celui de la nature irrelle duprojet utopique, mais plutt celui de sa nature cauchemardesque et indsirable. Mais il estvrai quavant den arriver l, la notion dutopie connat tout dabord une sorte de discrditqui prend contour au XVIIIe sicle. Quelques penseurs tels que Diderot31, Mirabeau32,Rivarol33emploient ce mot avec le sens de projet irralisable, sinscrivant ainsi dans labrche ouverte par Leibniz, avec ses propos de la Thodice :

    Il est vrai quon peut simaginer des mondes possibles sans pch & sansmalheur, & on pourroit faire comme des Romans des Utopies, des Sevarambes ;mais ces mmes mondes seroient dailleurs fort inferieurs en bien au ntre []vous le devs juger avec moi ab effectu, puisque Dieu a choisi ce monde tel quilest

    34

    .

    Funke signale lemploi du pluriel dans lexpression romans des utopies pour difier sathorie de lexistence dj reconnue du genre littraire utopique.

    30 Hans-Gnter FUNKE, op. cit., p. 26.

    31 DIDEROT, Oeuvres politiques, Paris, d. P. Vernire, 1963, p. 59 124.32 MIRABEAU, cit par Frederic BRUNOT, Histoire de la langue franaise, tome IX, 2e partie, Paris, 1967, p. 848.33 RIVAROL cit par L. DOCHEZ, Nouveau Dictionnaire de la langue franaise, Paris, 1860, p. 1311.34

    LEIBNIZ, cite par Hans-Gunter FUNKE, op. cit., p. 24.

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    Le statut du mot utopie, au XVIIIe sicle, se trouve donc enrichi de tous les sens quiseront des ramifications de cette notion et qui ouvriront autant de pistes danalyses auxcritiques, savoir : pays fictif (pays imaginaire), tat idal fictif (gouvernement/rpubliqueimaginaire), genre littraire (plan dun gouvernement imaginaire, roman politique, voyageimaginaire), ide, plan ou projet de rforme irralisable, chimre, pays de bonheur, tat idal

    ralis, Eutopie, le de Cythre 35 . Le dnominateur commun de ces branches smantiques

    est lide dirralit, qui ne suffit pas, selon Grard Raulet, en faire un concept36.Selon nous, il y a trois lments qui justifieraient la conceptualisation de la notion

    dutopie partir du dix-huitime sicle : sa lexicalisation (le mot utopie commence tre enregistr par les dictionnaires), llargissement smantique et lautonomisationsmantique, cest--dire le dtachement de la notion dutopie de son sens originel par sonentre dans le vocabulaire des noms communs. Bien videmment, il faut prciser que cettedistinction entre mot et concept na pas une porte technique, linguistique. Il est videntque du point de vue linguistique, le mot ne peut pas tre dissoci du concept, dans le senso par concept on sous-entend le signifi, lobjet auquel le mot renvoie. Dailleurs cestSaussure qui affirme que le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept

    et une image acoustique 37 . Pourtant, dans la philosophie, concept signifie toute autre

    chose : savoir une reprsentation mentale, abstraite. Gilles Deleuze dans Quest-ce quela philosophie ? dfinit la philosophie comme l'art de former, d'inventer, de fabriquer desconcepts, donc il donne une signification diffrente au mot concept, autrement philosophieet linguistique reviendraient au mme.

    Cette distinction entre mot et concept a donc principalement une valeur opratoire : ellepermet de rendre compte du statut du mot utopie tel quil a t cr par More, dsignant uneseule vision de la cit idale, la sienne, et du concept dutopie dont le smantisme tendu etla richesse rfrentielle permettent de comptabiliser plusieurs visions diffrentes et plusieursstructures de la cit idale. Ces visions sont dailleurs toutes galement valables, car :

    Un concept reprsente une catgorie dobjets, dvnements ou de situationset peut tre exprim par un ou des mots. Pour certains cette reprsentation estmentale, pour dautres elle est linguistique et publique. Le concept est lunitpremire de la pense et de la connaissance : on ne pense et on ne connat pas

    tant quon ne manipule pas des concepts 38

    .

    Cest donc sur ce plan conceptuel que se dveloppent la plupart des tentatives pour dfinirlutopie. En parallle avec cette transformation du nom propre en nom commun, donc duglissement du mot vers le concept, et jouant comme facteur favorisant, il faut mentionnerla prolifration des uvres utopiques calques sur le modle de More. Dans ce sens, ilest vident que lUtopie de More a une valeur fondatrice et statutaire autour de laquelleessaiment toutes les dfinitions possibles.

    Cette rflexion constitue ltape pralable et en quelque sorte propdeutique avantde passer lanalyse des dfinitions de lutopie proposes par certains thoriciens. Les

    35 Hans-Gunter FUNKE, op. cit., p. 27-28.36 Grard RAULET, Lutopie est-elle un concept?, Lignes,octobre 1992, p. 102-117.37 SAUSSURE, op. cit., p. 98.

    38 Benot HARDY-VALLE, Quest-ce quun concept?, http://www.hardyvallee.net/files/papers/

    qu_est_ce_qu_un_concept.pdf , p. 2.

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    27

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    diffrentes dfinitions du mot utopie montrent le changement de catgorie linguistique (denom propre en nom commun) et lvolution de son smantisme vers un largissement ducontenu smantique, dont les consquences sont videntes, la polysmie ayant comme

    effet principal la perte de la prcision, lambigut plus accentue du terme 39 . De la cit

    glorieuse de More limage de la socit angoisse et perscute dOrwell le contenureprsentationnel du terme utopie a videmment chang. Le mme mot est susceptiblede renvoyer des ralits diffrentes, peut-tre mme opposes ou tout simplement dedsigner quelque chose dimprcis comme une chimre ou un rve. Pourtant, il faut retenirque cette explosion smantique montre la nature ascensionnelle dun mot auquel personnenaurait prdit au XVIe sicle limmense succs et sa nature vivante : cest un mot qui alargement dpass sa condition, qui sest lev au niveau de concept et qui continue vivre, en dpit de toutes les mutations qui lont secou.

    mile Benveniste considre que lhistoire de la pense et les principaux acquis de laculture occidentale se refltent dans la cration et lemploi de quelques dizaines de motsessentiels40. Du point de vue qui nous intresse ici, lobservation de Benveniste est trsfine : puisquil sagit de la cration de certains mots, cela implique un acte dlibr, les motsen question ntant pas un simple hritage de la langue ancienne ni, par consquent, dunepense antrieure, enfouie dans le pass et obscurcie par les incertitudes de lhistoire ;au contraire, ils sont le produit dune pense volontaire, concerte, visant donner unsens prcis aux mots respectifs. Cest le cas des nologismes, de mots tels que ceux denation, civilisation, culture, des mots crs, des artefacts qui sont maintenant indispensables la pense moderne et notre manire de nous reprsenter le monde. Parmi eux onpeut insrer le mot utopie, qui, lencontre des autres cits antrieurement, a une doublevalence : celle de reflter la manire dont nous nous reprsentons notre monde et celle dela manire dont nous pouvons nous reprsenter un monde autre, meilleur. Bien sr, danscette dmarche : il ne sagit donc pas de raconter lhistoire des ides par lhistoire des mots,mais seulement de mettre en lumire lapport de cette dernire lhistoire de la pense []41 . Cest ce que soutient Philippe Bnton sans recommander pourtant un dterminismequi gouvernerait le rapport entre la pense et les mots. Il sagit plutt de comprendre que

    la pense, cette masse amorphe et indistincte 42 ,ainsi que lappelle Saussure, peut tre

    condense dans certains mots-outils, qui deviennent de vritables articulations, des nudsde la pense.

    Au XIXe sicle, le terme utopie commence tre prsent dans plusieurs dictionnaires,avec des explications et des exemples, ce qui renforce sa nature abstraite, conceptuelle.Dans le Dictionnaire universel de la langue franaise de Boiste, lutopie parat sous la formesuivante :

    UTOPIE, s.f., plan dun gouvernement imaginaire et parfaitement rgl pourle bonheur commun ; ouvrage de Thomas More (voy. La Biogr.) ; (fig.) tatde flicit publique, parfaite ; pays imaginaire v (Ou, non. topos, lieu.gr. Lerpublicanisme, avec les richesses et le luxe, est placer, avec lutopie, dans le

    39 Sorin ANTOHI, op. cit., p. 13.40 Ibid., p. 10.41 Philippe BNTON, Histoire des mots: culture et civilisation, Paris, Presses de la Fondation Nationale des sciences

    politiques, 1975, p. 13.42 F. de SAUSSURE, Cours de linguistique gnrale, dition critique prpare par Tullio De Mauro, Paris : Payot, 1972, p. 155.

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    beau idal. Si de beaux plans, de beaux discours pouvaient contribuer la flicitpublique, il y a longtemps que nos voisins et nous jouirions de lutopie ! Jamaisnattaquez, ne dtruisez linoffensive utopie de personne

    43

    .

    Chez Napolon Landais, dans son Dictionnaire gnral et grammatical des dictionnairesfranais, le mot compte deux entres :

    UTOPIE, subst.fm., (utopi) (du grec ou, non, topos, lieu), au propre, rgion quinexiste pas ; pays imaginaire. Fig., plan dun gouvernement imaginaire, otout est ou parat tre pour le mieux, lexemple de la rpublique de Platon ;lutopie de Thomas Morus. UTOPISTE, subst., des deux genres, homme qui faitdes utopies ; qui rve, qui imagine des plans, des projets dont la ralisation estimpossible, ou parat telle ; cest un utopiste

    44

    .

    Ldition de 1835 du Dictionnaire de lAcadmie franaise ajoute llment spatial, de naturetymologique :

    Utopie s. f. Il signifie, Ce qui n'est en aucun lieu, nulle part; et se dit en gnrald'Un plan de gouvernement imaginaire, o tout est parfaitement rgl pour lebonheur de chacun, comme au pays fabuleux d'Utopie, dcrit par Thomas Morus,dans un livre qui porte ce titre. Chaque rveur imagine son utopie. De vaines

    utopies 45

    .

    noter que dans cette entre similaire celle de ldition prcdente, le bonheur communest remplac par le bonheur de chacun, donc lidal de lutopie nest plus conu comme lamoyenne arithmtique du bonheur des individus, mais comme une somme des bonheursindividuels.

    Selon Hans-Gnter Funke, le XIXe sicle voit le raffermissement du concept dutopie :

    Si le XVIII e sicle tait lge dor de lutopie littraire, le XIX e sicle est bienlge dor de la notion dutopie qui, de concept politique ambivalent, volue vers

    le statut de concept fondamental de la langue politique et sociale [] 46

    .

    Pour cette poque, Funke note deux tendances de lutopie, savoir la politisation (utopiedevient synonyme de socialisme) et la pjoration. Le smantisme crayonn au sicleprcdent est complt par de nouveaux sens : ide (ou plan) de rforme politique ousociale irralisable ; synonyme (ou antonyme) de socialisme (1836-38, 1840 Reybaud) ;synonyme (ou antonyme) de communisme (1842 Reybaud, 1846 Proudhon, 1847 Marx) ;synonyme de non-lieu, de rien, de nant (1846 Proudhon) ; ide de rforme irralisable entant quide-force qui oriente laction politique et rvolutionnaire (1842, 1843 Reybaud) ;

    anticipation conjecturale de lvolution future de la socit (1842 de Rmusat) 47 .

    43 P.C.V. BOISTE, Dicitonnaire universel de la langue franaise, Paris, 1828, p. 485.

    44 Napolon LANDAIS, Dictionnaire gnral et grammatical des dictionnaires franais, Paris, tome II, 1854 p. 765.

    45 Dictionnaire de lAcadmie franaise, 1835, sixime dition, p. 2:904.

    46 Hans-Gunter FUNKE, op. cit., p. 28.

    47 Ibid., p. 35.

  • Premire Partie. Prolgomnes : rflexions sur lutopie

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    Tout le long du sicle, le concept dutopie subit une dgradation continuelle pouraboutir une injure contre le communisme, suite aux vnements sociopolitiques, ilsagit de la rvolution de 1830 et de la rvolution de 1848. part des causes historiques,cette dcadence de la notion dutopie a galement une explication culturelle : elle reflteune mutation que lapparition de lutopie a opre dans lespace mental de lhommedu XVIe sicle, mutation qui a pris contour progressivement jusquau XIXe sicle. Cettemutation culturelle pourrait sexprimer dans les termes de Thomas Kuhn, savoir ceux dechangement de paradigme. En effet, si on transpose le schma des rvolutions scientifiquesquil dcrit dans son livre de 1962, The structure of scientific revolutions, au domaine culturel,il serait possible de dire que lutopie a entran un changement de paradigme dans lespritcollectif. Imagine une poque o lhomme navait le choix quentre la cit terrestre et lacit cleste, cest--dire entre lici-bas insatisfaisant et lau-del inaccessible, la constructionde More se pose entre les deux et cre une variante intermdiaire, une sorte despaceprovisoire.

    Lapparition du modle utopique permet lhomme de ce tourner vers un monde autre,mais aussi dchapper aux emprises de la religion qui relgue sa flicit un espace ettemps indtermins. En reprenant lexemple du domaine des sciences, Kuhn considre quele dveloppement scientifique ne se fait pas par une croissance constante, mais par unervolution, suite lidentification de certaines anomalies qui apparaissent dans le paradigmeaccept. Lassimilation de ces anomalies et leur transformation en lois mnent la crationet la consolidation du nouveau paradigme. Lanomalie, avant le paradigme utopique,tait reprsente par le statut inconfortable de lhomme dans le monde, nourri, pendant leMoyen ge, dune philosophie du pch et de la peur, ainsi que le montre Jean Delumeau48.Le volet politique de lutopie indique que celle-ci est perue comme une chappatoire la condition relle de lhomme, mais aussi comme un moyen pour lhomme de saffirmer,de crer de ses propres mains et rves la ralit qui lentoure. Donc ce changement deparadigme a sorti lhomme de limmobilisme et la pouss agir et essayer de mettre enpratique la chimre dont lui ont parl les littraires et les philosophes. Paradoxalement, cestlexemple de lhomme utopique qui pousserait lhomme devenir un homme historique,donc soumettre lhistoire sa volont.

    Cest cause de ce mcanisme quau XIXe, mais surtout au XXe sicle le mot utopiecommence tre empreint des connotations ngatives qui rsultent des checs de sa miseen pratique. Mais peu peu simpose un autre concept, celui de contre-utopie qui est censabsorber les mauvais sens auxquels lutopie ntait pas du tout prdestine, mais qui ontrsult dvnements historiques imprvisibles.

    Vers la moiti du XIXe sicle, la famille smantique du mot utopie stend et comprendplusieurs drivs, importants pour la nouvelle acception militante du mot :

    utopie sociale (1839 Revue des deux mondes, 1840 Reybaud), utopie politique(1839 Revue des deux mondes, 1841 Leroux), utopie socialiste (1846 Proudhon),utopie communiste (1846 Proudhon) ; faiseur dutopie, utopiste (subst. etadj.), utopique (1840, 1846 Proudhon), facult utopique (1846 Proudhon), (s)utopianiser (1840 Cabet)

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    .

    Pour terminer cet inventaire des apparitions lexicales de lutopie, le Dictionnaire delAcadmie franaise de 1933-1935 met en vidence la nature plutt conceptuelle du mot :

    48 Jean DELUMEAU, Le pch et la peur. La culpabilisation en Occident. XIIIe XVIIIe sicles, Paris, Fayard, 1983.49

    Ibid., p., 35.

  • Lutopie dans la littrature franaise de laube du classicisme laube des lumires

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