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Utopies pirates... ... ainsi que Les bâteaux ivres de la liberté et Betwen the devil and the deep blue sea Boîte à Outils Editions 2012

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Utopies pirates...... ainsi que Les bâteaux ivres de la liberté

et Betwen the devil and the deep blue sea

Boîte à Outils Editions2012

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Egalement dans la Boîte à Outils

- Manuel pour un peu plus d’autonomie face aux premiers secours (Joviale, Benton)- Le progrès, c’est mal ! ( Bertrand Louart, Pierre Thuillier, Simon Fairlie, TeodorShanin, Theodore Kaczynski)- Cuisine de survie (Joviale)- Dôme géodésique, sur le « modèle du No Border » (Joviale)- 1968 et les portes ouvertes sur de nouveaux mondes (John Holloway)- La Crise, quelle crise? (Krisis, Anselm Jappe, Johannes Vogele)- Muscle Power (Simon Fairlie)- La Princesse de Clèves aujourd’hui (Anselm Jappe)- Antisémitisme et National-Socialisme (Moishe Postone)- Elèves modèles et apprentis sorciers (Thomas Bauer) et Islam homophobe,Occident tolérant (Georg Klauda)

Les textes

Utopies pirates est la traduction d’une brochure de Do or Die, un collectif libertairebritannique qui publie la revue d’écologie radicale du même nom. La première traduc-tion est du collectif FTP, parue sous le nom de Bastions pirates, revue et corrigée pourparution en plusieurs épisodes dans Archipel N° 186 à 190 (forumcivique.org).Les bateaux ivres de la liberté est un extrait de la préface que Julius Van Daal a rédigé pourPirates de tous les pays, de Markus Rediker, l’un des ouvrages les plus fréquemment citésdans Utopies pirates.Between the Devil and the Deep Blue Sea est la préface de l’auteur, Markus Rediker, àl’édition française Les Forçats de la mer, marins, marchands et pirates dans le monde anglo-

américain (Libertalia 2010).Professeur d’Histoire à l’Université de Pittsburgh, spécialiste du monde le la mer,Markus Rediker, né en 1952, est aussi l’auteur de L’Hydre aux mille têtes: L’histoire cachée

de l’Atlantique révolutionnaire (Ed. Amsterdam, 2008), The slave Ship (Viking-Pinguin) etPirates de tous les pays: l’âge d’or de la piraterie atlantique, 1716-1726 (Libertalia, 2008).

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Depuis ces mini-anarchies –des «Zones d’Autonomie Tempo-raire» – ils lançaient des raids sifructueux qu’ils déclenchèrent unecrise impériale, en s’attaquant auxéchanges britanniques avec lescolonies, paralysant ainsi le systèmed’exploitation globale, d’esclavageet de colonialisme naissant1. Nouspouvons aisément imaginerl’attraction qu’exerçait cette vied’écumeur des mers n’ayant decompte à rendre à personne. Lasociété euro-américaine des 17ème

et 18ème siècles était celle du capita-lisme en plein essor, de la guerre,de l’esclavage, de l’expulsion despaysans hors des communaux2; lafamine et la misère côtoyaient unerichesse inimaginable. L’Eglisedominait tous les aspects del’existence et les femmes avaientpeu de choix hormis l’esclavagemarital. Vous pouviez être enrôlésde force dans la marine et yendurer des conditions bien piresque celles qui avaient cours à bordd’un bateau pirate: «Les conditions

pour les marins ordinaires étaient à la fois

dures et dangereuses – et la paye était

faible. Les punitions infligées par les

officiers incluaient les fers, la flagellation, le

passage sous la quille – la victime étant

tirée au moyen d’une corde d’un côté à

l’autre du bateau. Le passage sous la

coque était un châtiment qui s’avérait

souvent fatal.»3 Comme l’a très bienfait remarqué le Dr Johnson:«Aucun homme ne sera marin s’il peut se

débrouiller pour aller plutôt en prison; car

être marin c’est être en prison avec le

risque d’être noyé... En prison, un homme

a plus d’espace, une meilleure nourriture,

et communément, une meilleure compa-

Utopies piratesDurant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17ème et le 18ème

siècle, des équipages composés des premiers rebelles prolé-

tariens, des exclus de la civilisation, pillèrent les voies maritimes

entre l’Europe et l’Amérique. Ils opéraient depuis des enclaves

terrestres, des ports libres, des «utopies pirates» situées sur des

îles ou le long des côtes, hors de portée de toute civilisation.

1. Par exemple, la Compagnie des Indesfaillit être mise en déroute par les piratesdans les années 1690. Robert C. Ritchie -Captain Kidd and the War against the Pirates,pp. 128-34.2. L’enclosure act a permis l’appropriationprivée des prés communaux et plusgénéralement des terres communales quiétaient auparavant mises en commun par lespaysans et habitants. (ndlt)3. Larry Law - Misson and Libertalia (London,A Distribution / Dark Star Press, 1991), p. 6.4. Marcus B. Rediker - Beetween the Devil and

the Deep Blue Sea: Merchant Seamen, Pirates and

the Anglo-American World 1700-1750, p. 258.

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gnie.»4

En opposition à cela, les piratescréèrent un monde qui leur étaitpropre, où ils avaient leur libre-arbitre – un monde de solidarité etde fraternité, où ils partageaient lesrisques et les gains de la vie en mer,prenaient collectivement les déci-sions et reprenaient leur vie enmain, refusant aux marchands leurutilisation comme outil d’accumu-lation de richesses. D’ailleurs, LordVaughan, Gouverneur de laJamaïque écrivait: «Ces Indes sont si

vastes et riches, et ce genre de rapine si

doux, que c’est l’une des choses les plus

dures au monde que d’en sortir ceux qui

en ont fait usage pendant si longtemps.»5

Emergence de la piraterieL’ère de la piraterie euro-

américaine est inaugurée par ladécouverte du Nouveau Monde etde l’énorme empire conquis par lesEspagnols dans les Amériques. Denouvelles technologies permirentaux voyages en mer d’avoir plusde régularité et de précision, et lesnouveaux empires émergeantsn’étaient pas tant basés sur lecontrôle des terres que sur celuides mers. Les Espagnols consti-tuaient la superpuissance mondialedu 16ème siècle, mais ils ne restèrentpas très longtemps sans concur-rence: Français, Hollandais, etAnglais tentèrent de les devancerdans la course à l’empire. Dans

cette quête, ils ne se gênaient paspour recourir à la piraterie etattaquer les Espagnols tant haïs,remplissant ainsi leurs coffres avecles richesses dont les Espagnolsavaient dépouillé les Amérindiens.En temps de guerre, les raidsétaient légitimés comme actescorsaires, mais le reste du temps ils’agissait purement et simplementde piraterie d’Etat (ou du moinsd’une piraterie tolérée, voire mêmeencouragée). Au cours du 17ème

siècle, ces empires embryonnairesfinirent par devancer les Espagnolset à s’établir. Grâce aux nouvellestechnologies, la navigation n’étaitplus uniquement utilisée pour lesproduits de luxe, mais devint labase d’un réseau commercialinternational essentiel dans l’émer-gence et le développement ducapitalisme. L’expansion massivedu commerce maritime durantcette période créa également, et defait, une population de marins –une nouvelle classe de salariés quin’existait pas auparavant. Pournombre d’entre eux, la piraterieparaissait être une alternativeattractive aux dures réalités de lamarine marchande ou de guerre.

Mais en même temps que lesnouveaux empires – et plusparticulièrement l’empire Britanni-que – se développèrent, l’attitudeenvers la piraterie évolua: «Le

boucanier festoyeur ne convient pas aux

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5. Rediker, Op. Cit., p. 255; Ritchie, Op. Cit.,p. 29, 142.6. Rediker, Op. Cit., p. 272 n52, 274 - «plus il y

avait de pirates capturés et pendus, plus la cruauté des

survivants était grande»; Ritchie, Op. Cit., p. 2.

marchands à la tête froide ni aux

bureaucrates impériaux, dont le monde de

bilans et de rapports qui sent le renfermé

entre en conflit violent avec celui des

pirates.» La classe dirigeante pritconscience du fait qu’un commercestable, discipliné et réglementaireservait bien mieux les intérêts d’unpouvoir impérial mature que lapiraterie. Ainsi la piraterie futforcée d’évoluer entre la fin du17ème et le début du 18ème siècles.Les pirates n’étaient plus desgentlemen-aventuriers subvention-nés par l’Etat, comme Sir FrancisDrake, mais des esclaves du salariaten fuite, des mutins, un mélangepluriethnique de prolétaires rebelles.Alors que la frontière entre activitécommerciale légitime et piraterieétait auparavant plutôt floue, lespirates réalisèrent vite qu’il leurrestait très peu de leurs anciensamis et qu’ils étaient de plus en plusconsidérés comme des «brutes, et

des prédateurs». Au fur et à mesureque la société dominante rejetait lespirates, ceux-ci devinrent aussi deplus en plus radicaux dans leurrejet de celle-ci. A partir de là, lesvrais pirates étaient ceux quirejetaient explicitement l’Etat et seslois et se déclaraient en guerreouverte contre celui-ci.

Les pirates étaient chassés loindes centres de pouvoir tandis queles colonies américaines, à l’originehors du contrôle de l’Etat etrelativement autonomes, étaientcontraintes de rentrer dans le rangdu commerce et de la gouvernanceimpériaux. C’est alors que sedéveloppa une spirale infernale deviolence sans cesse croissante, alorsque les attaques de l’Etat entraî-naient la vengeance des pirates, cequi mena à une terreur d’Etat plusgrand encore6.

Un tas de fumierDurant la seconde moitié du

17ème siècle, les Iles Caraïbes étaientun melting-pot d’immigrantsrebelles et paupérisés venant dumonde entier. Il y avait des milliersde déportés irlandais, de mendiantsde Liverpool, de prisonniersroyalistes écossais, de pirates pris

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en haute mer anglaise, de banditsde grands chemins pris aux fron-tières écossaises, de Huguenots etde Français en exil, de religieuxdissidents, et de prisonniers captu-rés lors de divers soulèvements etcomplots contre le Roi.

Les mouvements révolutionnai-res proto-anarchistes de la GuerreCivile de 1640 avaient été éradi-qués et vaincus avant l’aube de lagrande époque de la piraterie versla fin du 17ème siècle, mais il estprouvé que des Diggers, des Ranters,des Muggletoniens, des Hommes dela Cinquième Monarchie7, etc.avaient fuit vers les Amériques etles Caraïbes où ils inspirèrent ourejoignirent ces équipages piratesinsurgés. En fait, un groupe depirates s’établit à Madagascar à unendroit qu’ils nommèrent RanterBay8. Après la défaite des Levellers

en 1649, John Lilburne proposa demener ses fidèles vers les Antilles, sile gouvernement acceptait de payerla note. Il semble également que lesRanters et les Diggers durèrent pluslongtemps aux Amériques qu’enGrande-Bretagne – on note laprésence de Ranters à Long Islandjusqu’en 1690.

Ceci n’est guère étonnant dansla mesure où les territoires duNouveau Monde étaient utiliséspar la Grande-Bretagne commecolonies pénitentiaires pour sespauvres mécontents et rebelles. En

1655, la Barbade était décritecomme «un tas de fumier sur lequel

l’Angleterre jette ses ordures». Parmices indésirables on trouvait forcé-ment de nombreux radicaux –ceux qui avaient allumé la mèchede la révolution de 1640. «Perrot, le

Ranter barbu qui refusait d’ôter son

chapeau devant le Tout-Puissant, se

retrouva à la Barbade», commebeaucoup d’autres, tel l’intellectuelranter, Joseph Salmon. Que lesCaraïbes soient devenues un havrepour les radicaux ne passa pasinaperçu: en 1665, Samuel Hi-ghland suggéra au Parlement de nepas condamner l’hérétique Quaker

James Nayler à la déportation depeur qu’il n’infecte les autresimmigrants. Il est clair qu’à cetteépoque, les nouvelles coloniesBritanniques à l’Ouest étaient

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7. Des groupes de protestants radicaux: lesDiggers (bêcheurs) tentèrent de réformerl’ordre social existant par un style de viestrictement agraire (refusant l’enclosure act),autonome et égalitaire. Les Ranters

(divagateurs) préconisaient un renversementdes valeurs courantes, l’abolition de lapropriété privée ainsi que du mariage. LesMuggletoniens professaient un idéal égalitaireet étaient constitués d’une proportion élevéede femmes. Quant aux Quinto Monarchistes, ilsvoulaient un gouvernement exclusivementcomposé de Saints, ce qui signifiait lerenversement de la royauté et de la noblessequi les avaient jusque-là opprimés. (ndlt).8. Rediker - Libertalia: The Pirate’s Utopia inDavid Cordingly (ed.) - Pirates, p. 123.9. Christopher Hill - Radical Pirates? inCollected Essays, Vol. 3, pp. 162, 166– 9;Peter Lamborn Wilson - Le Masque de Caliban:

L’Anarchie Spirituelle et le Sauvage dans l’Amérique

Coloniale in Sakolsky and Koehnline (eds.) -Gone to Croatan: The Origins of North American

Dropout Culture (New York / Edinburgh,Autonomedia / AK Press, 1993) p. 107;Ritchie, Op. Cit., p. 14-15.10. Jenifer G. Marx - Brethren of the Coast inCordingly (ed.) - Pirates, pp. 47, 49, 50;Ritchie, Op. Cit., pp. 65, 211, 226.

considérées comme un havre derelative liberté religieuse et politi-que, d’autant plus éloignées qu’ellesétaient de la mainmise de la loi etde l’autorité.9

Avant que les marchandsEuropéens ne découvrent lecommerce d’esclaves africains etles possibilités commerciales dutransport d’Africains vers lesCaraïbes, des milliers d’Européenspauvres et issus de la classeouvrière furent expédiés vers lesnouvelles colonies comme appren-tis domestiques – en fait une autreforme de commerce d’esclaves. Laseule différence entre le commerced’apprentis domestiques et celuid’esclaves africains était qu’enthéorie, l’esclavage de ces immi-grants n’était pas considéré commeéternel et héréditaire. Cependant,beaucoup d’entre eux furentescroqués, et leurs contrats prolon-gés indéfiniment de sorte qu’ilsn’obtinrent jamais leur liberté. Lesesclaves, qui étaient des investisse-ments à vie, étaient souvent mieuxtraités que les apprentis domesti-ques.10

Néanmoins, les maîtres avaientbeaucoup de difficultés à tenirleurs domestiques qui avaienttendance à adopter le mode de vieindigène et à fuir vers la liberté desmyriades d’îles des Antilles, ou versdes parcelles isolées de côtes ou dejungle. Là, ils formaient souvent

des petites bandes ou tribusautogérées de marginaux et defuyards, imitant souvent les indigè-nes qui les avaient précédés. Ceshommes – marins et soldats,esclaves et apprentis domestiques –formèrent le terreau de la pirateriedes Caraïbes qui émergea au 17ème

siècle, conservant même en merleur structure tribale égalitaire. Leurnombre grandissant et de plus enplus d’hommes se ralliant audrapeau rouge, leurs attaquescontre les Espagnols devinrent plusaudacieuses. Après un raid, ilsrejoignaient des villes telle que Port

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Royal en Jamaïque, pour y dépen-ser tout leur argent dans uneénorme fête où ils «couraient la

gueuse», jouaient et buvaient avantde retourner à leur vie de chas-seurs-cueilleurs dans des îlesisolées.11

Il y avait aussi bien sûr jusqu’à80.000 esclaves noirs qui tra-vaillaient dans les plantations,enclins à de fréquentes et sanglantesrévoltes, tout comme les quelquesIndiens indigènes qui vivaientencore sur les îles. En 1649, unerévolte d’esclaves à la Barbadecoïncida avec le soulèvement dedomestiques blancs. En 1665,suivant un modèle semblable, lesIrlandais se joignirent aux Noirsdans la révolte. Il y eut des rébel-lions similaires aux Bermudes, à StChristophe et Montserrat, alorsqu’en Jamaïque les rebelles

Monmouthites déportés s’unirent auxIndiens en révolte. Ce salmigondisde dépossédés fut décrit en 1665comme «du gibier de potence ou des

individus séditieux, pourris avant l’heure,

et au mieux paresseux et seulement bons

pour les mines». Ce à quoi une damecolon d’Antigua ajouta «ce sont tous

des sodomites». Voilà dans quelbouillonnement de troublessociaux multiraciaux et de tensionsnos Ranters, Diggers et Levellers

déportés ou exilés volontaires sontprobablement arrivés et à partirduquel la grande époque de lapiraterie euro-américaine pritforme avec l’émergence desboucaniers dans les Caraïbes versle milieu du 17ème siècle.12

Arrgh, Jim Lad!L’écrasante majorité des pirates

était constituée de marins quichoisissaient de rejoindre les pirateslorsque leurs bateaux étaientcapturés. Néanmoins, un petitnombre d’entre eux étaient desmutins qui avaient collectivementpris le contrôle de leur bateau.«Selon le Jolly Roger de Patrick

Pringle, le recrutement des pirates se

faisait surtout chez les chômeurs, les

esclaves en fuite, et les criminels déportés.

La haute mer contribuait à une stabilisa-

tion instantanée des inégalités sociales.»

De nombreux pirates manifes-taient un sens aigu de la consciencede classe; par exemple, un pirate

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11. Richard Platt et Tina Chambers(photographe) - Pirate (London, DorlingKindersley, 1995), pp. 20, 26-7; Ritchie, Op.Cit., p. 22-23.12. Hill, Op. Cit, pp. 169-170.13. Rediker, Op. Cit., p. 258; Hakim Bey -TAZ: Zone Autonome Temporaire (Paris, L’Eclat,1997), voir aussi L’Art du Chaos (Paris,Nautilus, 2001).14. Ritchie, Op. Cit., pp. 65, 117-8.

du nom de Capitaine Bellamy tintce discours au capitaine d’un naviremarchand qu’il venait juste decapturer. Le capitaine du navirevenait de décliner son invitation àrejoindre l’équipage pirate: «Je suis

navré qu’ils ne vous laissent récupérer

votre sloop, car je ne m’abaisserais pas à

faire du tort à quiconque, lorsque cela

n’est pas à mon avantage; maudit soit le

sloop, nous devons le couler, d’autant qu’il

pourrait vous être utile. Vous aussi, soyez

maudit, vous n’êtes qu’un sournois

godelureau, de même que tous ceux qui

s’abaissent à être gouvernés par les lois

que les riches ont créées pour leur propre

sécurité, car ces couards n’ont aucun

courage sinon celui de défendre ce qu’ils ont

obtenu par leur filouterie; mais soyez

maudit aussi: que soit maudite cette bande

de vauriens rusés, et vous aussi, qui les

servez, n’êtes qu’un ramassis de stupides

poules mouillées. Ils nous calomnient, les

fripouilles, alors qu’en fait ils ne diffèrent

de nous que parce qu’ils volent le pauvre

sous couvert de la loi, en vérité, et que

nous pillons le riche sous la protection de

notre seul courage; ne feriez-vous pas

mieux de devenir l’un des nôtres, plutôt

que de lécher le cul de ces scélérats pour

avoir un travail?»

Lorsque le capitaine réponditque sa conscience ne lui permettaitpas de violer les lois de Dieu et deshommes, le pirate Bellamy pour-suivit:

«Vous êtes la conscience du mal,

vaurien, soyez maudit, moi je suis un

prince libre, et j’ai autant d’autorité pour

faire la guerre au monde entier que celui

qui a une flotte de cent navires sur mer, et

une armée de 100.000 hommes sur terre;

voici ce que me dit ma conscience mais que

l’on ne peut discuter avec des morveux

pleurnichards qui permettent à des

supérieurs de leur botter le train à volonté

d’un bout à l’autre du pont.»13

La piraterie était une stratégiedans un des premiers cycles de lalutte des classes dans l’Atlantique.Les marins recouraient aussi à lamutinerie et à la désertion et àd’autres tactiques pour survivre etrésister à leur sort. Les piratesétaient probablement la section laplus internationale et militante duproto-prolétariat constituée par lesmarins du 17ème et du 18ème siècle.Il y avait par exemple, de sérieuxfauteurs de troubles telsqu’Edward Buckmaster, un marinqui rejoignit l’équipage de Kidd en1696, qui avait été arrêté et empri-sonné à de nombreuses reprisespour agitation et sédition, ouRobert Culliford, qui mena nom-bre de mutineries, capturant lenavire sur lequel il servait et le

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transformant en bateau pirate14.En temps de guerre, avec les

demandes de la marine, il y avaitune grande pénurie de main-d’oeuvre qualifiée, et les marinspouvaient espérer des salairesrelativement élevés. La fin desguerres, et plus particulièrementcelle de la Reine Anne, qui s’achevaen 1713, mit un grand nombre demarins au chômage et provoquaune forte baisse des salaires. 40.000hommes se retrouvèrent sanstravail à la fin de la guerre –écumant les rues de ports tels queBristol, Portsmouth et New York.En temps de guerre, les corsairesbénéficiaient de l’opportunité d’uneliberté relative et d’une chance des’enrichir.

La fin de la guerre signifiaitaussi la fin des courses et les ex-corsaires au chômage ne faisaientque s’ajouter à l’énorme surplus demain-d’oeuvre. La Guerre de laReine Anne dura 11 ans et, en1713, nombre de marins n’avaientsans doute rien connu d’autre quela guerre et le pillage des bateaux.On constatait fréquemment qu’à lafin des guerres, les corsairesdevenaient pirates. La conjonctionde milliers d’hommes entraînés etexpérimentés dans la capture et lepillage des navires se retrouvantsubitement sans travail et sommésd’accomplir des tâches de plus enplus dures et de moins en moins

payées rendit la situation explosive– pour beaucoup la piraterie futsans doute une des seules alternati-ves à la famine.15

Liberté, Egalité, FraternitéAyant échappé à la discipline

tyrannique à bord des naviresmarchands, la chose la plus frap-pante dans les équipages piratesétait leur nature antiautoritaire.

Chaque équipage fonctionnaitselon les termes d’une charte écrite,adopté par l’intégralité de l’équi-page et signé par chacun de sesmembres. La charte de l’équipagede Bartholomew Roberts com-mencent ainsi: «Tout homme a une

voix dans les affaires en cours; a un titre

égal aux provisions fraîches, ou aux

liqueurs fortes, saisies à tout moment, et

peut les utiliser selon son bon plaisir, à

moins qu’une disette ne rende nécessaire

pour le bien de tous, le vote de réduc-

tions.»16

Les équipages de pirates euro-américains formaient une véritablecommunauté, dotée de coutumescommunes, partagées sur tous lesnavires. Les concepts de Liberté,d’Egalité, et de Fraternitéflorissaient en mer plus de cent ansavant la Révolution française. Lesautorités étaient souvent choquéespar les tendances libertaires deséquipages pirates; le gouverneurhollandais de l’Ile Maurice com-menta ainsi sa rencontre avec un

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15. Ibid. pp. 42, 234.16. Daniel Defoe (Captain Charles Johnson) -Histoire Générale des Plus Fameux Pyrates (Paris,Phébus, 1990).17. Robert C. Ritchie, Captain Kidd and the War

against the Pirates, p. 124.18. Lawrence Osborne - A Pirate’s Progress:

How the Maritime Rogue Became a Multiracial

Hero Lingua Franca, Mars 1998.

équipage pirate: «Chaque homme avait

le même droit de parole que le capitaine et

portait ses propres armes sur lui.» Ceciétait extrêmement menaçant pourl’ordre de la société européenne oùles armes à feu étaient réservéesaux classes supérieures, et apportaitun contraste saisissant avec lesnavires marchands où tout ce quipouvait servir d’armes était missous clé, et avec la marine deguerre dont le but principal de sessoldats était de maintenir lesmatelots à leur place17.

Les vaisseaux pirates opéraientsur le principe de «Pas de Prise, Pas

de Paie», mais lorsqu’un vaisseauétait arraisonné, le butin était répartiselon un système de partage, unsystème répandu dans la navigationmédiévale, mais qui s’était progres-sivement éteint lorsque la naviga-tion était devenue une entreprisecapitaliste et les marins des salariés.Il existait encore chez les corsaireset les chasseurs de baleines, mais les

pirates le développèrent sous saforme la plus égalitaire: il n’ y avaitpas de parts pour les propriétaires,ni les investisseurs, ni les mar-chands, il n’y avait pas de hiérarchieélaborée pour différencier lessalaires, chacun recevait une partéquitable du butin et le capitainegénéralement seulement une partou une part et demie. L’épave duWhydah, le vaisseau pirate de SamBellamy, découverte en 1984, lemontre bien: parmi les objetsretrouvés, il y avait des bijoux raresen or provenant d’Afrique Occi-dentale qui «avaient été découpés et dont

les entailles au couteau très visibles

laissaient penser qu’on avait tenté de les

diviser équitablement».18

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La rudesse de la vie en merfaisait de l’entraide une simpletactique de survie. La solidariténaturelle des matelots entre eux seperpétua dans l’organisation pirate.Les pirates se «concubinaient»souvent entre eux, de sorte que sil’un mourrait, l’autre récupérait sesbiens. Les règlements piratesincluaient aussi généralement uneforme d’entraide pour que lesmarins blessés incapables departiciper au combat reçoivent leurpart sous forme de pension. Lespirates prenaient très au sérieux cegenre de solidarité – un équipagepirate au moins est connu pouravoir offert une compensation àses blessés puis s’être aperçu qu’ilne restait plus rien. Selon la chartede l’équipage de BatholomewRoberts: «Si (...) un homme perdait une

jambe, ou devenait infirme durant son

service, il devrait recevoir 800 dollars,

provenant des fonds communs, et pour des

blessures plus légères, une aide proportion-

nelle.» Et celui de l’équipage deGeorge Lowther: «Celui qui aura le

malheur de perdre un membre au combat

recevra la somme de cent cinquante livres

sterling, et restera avec la compagnie aussi

longtemps qu’il lui conviendra.»19

Les capitaines pirates étaientélus et pouvaient être destitués àtout moment pour abus d’autorité.Ils ne jouissait d’aucun privilègeparticulier: lui «ou tout autre officier n’a

pas droit à plus (de nourriture) que les

autres hommes, et même, le capitaine ne

peut garder sa cabine pour lui seul.» Lescapitaines pouvaient être destituéspour lâcheté, cruauté et, ce qui estrévélateur, pour avoir refusé «de

capturer et de piller des vaisseaux

anglais»: les pirates avaient tourné ledos à l’Etat anglais et à ses lois, et iln’était pas question de tolérer lemoindre relent de sentimentpatriotique. Le capitaine avait justele droit de commander durant labataille, sinon toutes les décisionsétaient prises par l’équipage toutentier. Cette démocratie radicalen’était pas forcément très efficace:souvent les bateaux pirates erraientsans but jusqu’à ce que l’équipageprenne une décision.20

Les premiers boucanierss’étaient surnommés eux-mêmesles «frères de la côte» – un termeapproprié puisque les pirates

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19. Ritchie, Op. Cit., p. 59, 258, n38; MarkusB. Rediker – Libertalia the pirate’s utopia, inDavid Cordingly (ed), p. 264; Defoe, Op. Cit.,pp. 212, 308, 343.20. Rediker, Op. Cit., p. 262.21. Ritchie, Op. Cit., pp. 87-88, 117; DouglasBotting and the Editors of Time-Life Books- The Pirates (Amsterdam, Time Life, 1979), p.142; Rediker, Op. Cit., p. 278; Defoe, Op. Cit.,p.7.

s’échangeaient les navires, seretrouvaient à des points derendez-vous, se regroupaient entreéquipages pour des attaquescombinées et se retrouvaient entrevieux potes. Même s’il semblesurprenant qu’au travers de la vasteétendue des océans, les pirates aientgardé le contact et se soientrencontrés, en fait ils retournaientrégulièrement vers les divers «portslibres» où ils étaient accueillis par lestrafiquants du marché noir quiachetaient leurs marchandises. Leséquipages pirates se reconnaissaiententre eux, ne s’attaquaient pasmutuellement et travaillaientsouvent ensemble pour former devéritables flottes. En 1695, parexemple, les équipages des capitai-nes Avery, Faro, Want, Maze, Tewet Wake s’unirent pour effectuer unraid sur la flotte du pèlerinageannuel vers la Mecque, avec leurssix navires comptant au moins 500hommes. Ils se retrouvaient aussipour festoyer; comme lors des«saturnales» en 1718, où les équipa-ges de Barbe Noire et CharlesVane se rejoignirent dans l’Iled’Ocracoke en Caroline du Nord.Il est même prouvé qu’il y avait unlangage pirate unique, ce quimontre bien que les pirates étaienten train de développer leur propreculture. Philip Ashton qui passaseize mois chez les pirates entre1722 et 1723, rapporta que l’un de

ses ravisseurs «selon la coutumedes pirates, et dans leur propredialecte, me demanda, si je voulaissigner leur règlement». Il existe uneanecdote hilarante sur un captifdes pirates qui «sauva sa vie (à forcede) jurer et de blasphémer» – suggé-rant ainsi que l’une des particularitésde ce langage pirate était l’utilisationgénéreuse de jurons et de blasphè-mes. Grâce aux séparations et auxregroupements – les hommeschangeant fréquemment debateaux – il existait une grandecontinuité parmi les divers équipa-ges pirates qui partageaient lesmêmes cultures et les mêmescoutumes et qui, au fil du temps,développèrent une «consciencepirate» spécifique. La perspectiveque cette communauté piratepuisse prendre une forme pluspermanente constituait une menacepour les autorités qui craignaientqu’elle ne développe un «Com-

monwealth» dans les régions inhabi-tées, où «aucun pouvoir dans les parties

du monde ne serait parvenu à le leur

contester».21

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VengeanceUn aspect particulièrement

important de ce que nous pour-rions appeler la «conscience pirate»était la vengeance envers lescapitaines et les maîtres qui lesavaient exploités auparavant. Lepirate Howell Davis déclara: «leurs

raisons pour devenir pirate étaient qu’ils

voulaient se venger des vils marchands et

des cruels commandants de vaisseaux.»

En capturant un marchand, lespirates lui administraient générale-ment la «Distribution de Justice», «en

s’informant auprès de leurs hommes sur la

manière dont le commandant se compor-

tait et ceux de qui on se plaignait»

étaient «fouettés et passés à la saumure».Il est intéressant de noter que latorture favorite infligée aux capitai-nes capturés était la «Corvée» – ensouvenir d’autres corvées – lors delaquelle le coupable devait couriren cercle autour du mat d’artimonentre les ponts, tandis que lespirates l’encourageaient à accéléreren lui piquant les fesses à l’aide de«pointes de sabres, de couteaux, de

compas, de fourches, etc.», ceci au sond’une gigue endiablée. Il sembleque les pirates étaient déterminés àdonner au maître le goût de sapropre médecine – en créant uncercle littéralement vicieux ou unmanège de discipline qui évoquaitla vie pénible du marin. Le plusmilitant de ces redresseurs de tortsdes mers était sans doute Philip

Lyne, qui lors de son arrestation en1726, confessa qu’il «avait tué 37

maîtres de vaisseaux».22

L’historien radical MarcusRediker a découvert d’intéressantsindices sur l’intérêt porté par lespirates pour la revanche dans lesnoms donnés à leurs bateaux – legroupe de noms le plus répanducontenait le mot revenge23, commepar exemple le Queen Anne’s Revenge

de Barbe Noire, où celui de JohnCole, le New York Revenge’s Revenge.Le Capitaine marchand ThomasCheckley avait raison en décrivantles pirates qui avaient capturé sonnavire comme se prétendant des«hommes de Robin des Bois». Il y ad’autres indices à ce sujet dans lenom d’un autre bateau, le Little

John24 qui appartenait au pirate JohnWard. Pour Peter LambornWilson: ceci «nous donne une indication

précieuse sur ses idées et sur l’image qu’il

avait de lui-même: il se considérait à

l’évidence comme une sorte de Robin des

Mers. Certains indices nous suggèrent

d’ailleurs qu’il donnait aux pauvres et

qu’il était nettement déterminé à prendre

aux riches».25

La réponse de l’Etat à cesjoyeux marins des sept mers futbrutale – le crime de piraterie étaitpuni de mort. Les premièresannées du 18ème siècle virent les«officiers royaux et les pirates (piégés)

dans un système de terreur réciproque»

avec l’antagonisme des pirates

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22. Cordingly - Life Among the Pirates, p. 271;Ritchie, Op. Cit., p. 234; Botting - The Pirates,p. 61; Rediker, Op. Cit., pp. 269-272.23. Vengeance (ndlt).24. Un des plus célèbres compagnons deRobin. Il doit son nom français, Petit Jean,alors qu’il est toujours présenté commequelqu’un de grand et fort, au fait que little,en anglais, veut aussi dire jeune.25. Rediker, Op. Cit., p. 269; Peter LambornWilson - Utopies Pirates: Corsaires Maures et

Renegados (Paris, Dagorno, 1998).26. Une Tête de la Barbade et Une Tête de laMartinique (ndlt).

contre la société s’accentuant etles autorités étant plus quejamais déterminées à les traquer.Des rumeurs voulurent que lespirates qui avaient tiré profit dupardon royal de 1698 se virentrefuser ses avantages en serendant, ce qui ne fit qu’aug-menter la méfiance et l’antago-nisme; les pirates résolurent alorsde «ne plus tenir compte des offres de

pardon, mais en cas d’attaque, de se

défendre contre leurs compatriotes

déloyaux qui tomberaient entre leurs

mains». En 1722, le Capitaine LukeKnott se vit accorder 230 livrespour la perte de son emploi: aprèsavoir livré 8 pirates, «il fut obligé de

quitter le service marchand, les pirates le

menaçant de le torturer à mort si jamais

il tombait entre leurs main». Il nes’agissait aucunement d’une menaceen l’air – en 1720, les pirates del’équipage de Barholomew Ro-berts «brûlèrent et détruisirent, ouverte-

ment et en plein jour (...) des vaisseaux

sur la route de Basseterre (St. Kitts) et

eurent l’audace d’insulter H. M. Fort»,pour se venger de l’exécution de«leurs camarades à Nevis». Robertsenvoya ensuite un courrier augouverneur, lui indiquant qu’«ilsviendraient et brûleraient la ville (Sandy

Point) autour de lui pour y avoir pendu

les pirates». Roberts se fit mêmefaire un drapeau le montrantdebout sur deux crânes avec lesinscriptions ABH et AMH -

A Barbadian’s Head et A Martican’s

Head26. Plus tard au cours de cettemême année, il donna corps à savendetta contre ces deux îles enpendant le gouverneur de laMartinique en bout de vergue.Comme des primes étaient offer-tes pour la capture des pirates,ceux-ci y répondirent en offrantdes récompenses pour la capturede certains personnages officiels.Et lorsque les pirates étaientcapturés ou exécutés, d’autreséquipages pirates vengeaientgénéralement leurs frères en

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attaquant la ville qui les avaitcondamnés, ou les bateaux qui setrouvaient dans son port. Cetteforme de solidarité montre qu’unevéritable communauté pirate s’étaitdéveloppée, et que ceux quinaviguaient sous «la bannière du Roi

de la Mort» ne se considéraient pluscomme Anglais, Hollandais ouFrançais, mais comme des pira-tes27.

Piraterie et EsclavageL’Age d’Or de la piraterie est

aussi celui du commerce d’esclavesdans l’Atlantique. La relation entrela piraterie et le commerce d’escla-ves est complexe et ambiguë.

Certains pirates participèrent aucommerce d’esclaves et eurent lamême attitude que leurs compa-triotes envers les Africains dont ilsse servaient comme monnaied’échange.

Cependant, tous les pirates neparticipèrent pas au commerce desesclaves. En fait, un grand nombrede pirates étaient d’anciens esclaves;il y avait bien plus de Noirs sur lesbateaux pirates que sur les naviresde guerre ou de commerce, et lesobservateurs qui ont mentionnéleur présence ne les qualifiaient querarement d’esclaves. La plupart deces pirates noirs étaient des esclavesen fuite, qui rejoignaient les piratesau cours de leur voyage depuisl’Afrique, après avoir déserté les

plantations, ou encore qui étaientenvoyés comme esclaves pourtravailler à bord des navires. Il yavait sans doute quelques hommeslibres, comme les «Nègres libres»,des marins de Deptford qui en1721 menèrent «une mutinerie parce

que nous avions trop d’officiers, et que le

travail était trop dur, et ainsi de suite».La vie en mer en général offraitplus d’autonomie aux Noirs que lavie dans les plantations, mais lapiraterie, plus particulièrement,pouvait – bien que cela soit trèsrisqué – offrir l’une des rareschances d’être libre pour unAfricain, dans l’Atlantique du 18ème

siècle. Par exemple, un quart desdeux cents hommes d’équipage duvaisseau du Capitaine Bellamy, leWhydah, étaient noirs, et destémoignages sur le naufrage de cenavire pirate en 1717 à Wellfleet,Massachusetts, rapportent quenombre des corps rejetés sur lerivage étaient ceux de Noirs.

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L’historien de la piraterie,Kenneth Kinkor affirme quemême si le Whydah était à l’origineun négrier, les Noirs qui se trou-vaient à bord lors du naufrageétaient bien des membres del’équipage et non des esclaves. Enpartie parce que les pirates, commed’autres matelots, «n’avaient que

mépris pour les terriens», un hommenoir qui savait manier les cordageset les noeuds était plus à même degagner le respect qu’un hommevivant à terre et n’y connaissantrien. Selon Kinkor: «Les pirates

jugeaient les Africains sur leur façon de

parler et leurs aptitudes maritimes – en

d’autres termes, sur leurs connaissances –

plutôt que sur leur race.»28

Les pirates noirs menaientsouvent l’abordage pour capturerun navire. Le vaisseau pirate leMorning Star «avait un cuisinier noir

doublement armé» lors des abordageset plus de la moitié des hommesd’abordage d’Edward Condentsur le Dragon Volant étaient noirs.Certains pirates noirs devinrentquartier-maître ou capitaine. Parexemple, en 1699, lorsque leCapitaine Kidd jeta l’ancre à NewYork, deux sloops l’attendaient,dont l’un était «celui d’un petit homme

noir... qui avait été auparavant le

quartier-maître du Capitaine Kidd».29

Au 17ème siècle, les Noirstrouvés sur un bateau piraten’étaient pas jugés avec les autres

pirates parce que l’on pensait qu’ilsétaient des esclaves, mais au 18ème,ils étaient exécutés aux côtés deleurs «frères» blancs. Néanmoins, lesort le plus probable pour unpirate noir capturé était d’êtrevendu comme esclave, qu’il soitaffranchi ou non. Lorsque BarbeNoire fut capturé par la RoyalNavy en 1718, cinq de ses dix-huithommes d’équipages étaient noirs,et selon le Conseil du Gouverneurde Virginie les cinq Noirs étaient«autant impliqués que le reste de l’équi-

page dans les mêmes actes de piraterie».Un «coquin déterminé, un Nègre»

nommé César fut pris alors qu’ilallait faire sauter le navire plutôtque d’être capturé et d’être proba-blement de nouveau réduit enesclavage.30

En 1715, le Conseil de laColonie de Virginie s’inquiétait desliens entre le «ravage des pirates» et«une insurrection de Nègres». Il avaitbien raison de s’inquiéter. En 1716,les esclaves d’Antigua étaient

27. Rediker, Op. Cit., pp. 255, 274, 277;Ritchie, Op. Cit., p. 234; Botting - The Pirates,pp. 48, 166; Platt and Chambers - Pirate, p. 35.28. Rediker, Op. Cit., pp. 133-4; W. JeffreyBolster, Black Jacks: African American Seamen in

the Age of Sail, Harvard University Press, 1997,pp. 12-13; Daniel Defoe, (sous lepseudonyme Captain Charles Johnson),Histoire Générale des Plus Fameux Pyrates, Paris,Phébus, 1990.29. Rediker, Op. Cit., p. 133; Bolster, Op. Cit.,p. 15.30. Rediker, Op. Cit., pp. 133-4, 249 n37;Bolster, Op. Cit., p. 14; Defoe, Op. Cit.

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devenus «très impudents et insultants» etil fut signalé que bon nombre«rejoignirent ces pirates qui ne semblent pas

faire grand cas des différences raciales».Ces liens étaient transatlantiques;s’étendant depuis le coeur del’Empire, à Londres, jusqu’auxcolonies d’esclaves des Amériques etla «Côte de l’Esclavage» en Afrique.Au début des années 1720, ungroupe de pirates s’établit enAfrique occidentale, rejoignant et semélangeant aux Kru – un peupled’Afrique occidentale originaires dece qui est actuellement la SierraLeone et le Liberia, renommé poursa technique de navigation dans delongues pirogues et pour avoirmené les révoltes d’esclaves lorsqu’ilfut soumis. Ces pirates faisaientprobablement partie de l’équipagede Bartholomew Roberts qui avaitdû s’enfuir dans les bois lors del’attaque de la Navy en 1722. Cettealliance n’est pas si inhabituellelorsque l’on considère que sur les157 hommes qui ne purent s’échap-per du bateau de Roberts, et furentcapturés ou tués à bord, 45 étaientnoirs – probablement ni des piratesni des esclaves, mais des «marins

noirs, plus communément appelés

grémetes» – des marins africainsindépendants venant principalementde la Sierra Leone, et qui auraientrejoint les pirates «contre un modeste

salaire».31

On peut voir comment ces liens

s’étaient étendus et commentl’héritage des pirates s’est disséminémême après la défaite en obser-vant le destin d’une partie de ceuxqui avaient été capturés à bord dubateau pirate de Roberts. Par lasuite, les «Nègres» de son équipagese mutinèrent à cause des mauvai-ses conditions et des «repas réduits»

que leur proposait la Navy. «Beau-

coup d’entre eux avaient longtemps vécu

comme des pirates», ce qui signifiaitbien évidemment pour eux plus deliberté et une meilleure nourriture.32

Devenir indigèneLionel Wafer était un chirurgien

français qui avait rallié un équipagede boucaniers aux Caraïbes en1677. Au retour d’un voyage auxIndes Orientales, victime d’unaccident, il dut se rétablir dans unvillage indien et finit par adopterles coutumes locales. Voici sadescription du retour de marinsanglais dans ce village:

«J’étais assis, les jambes croisées

parmi les Indiens. Selon leurs coutumes,

j’étais peint comme eux, avec pour seul

vêtement un pagne, et mon anneau de nez

pendant au-dessus de ma bouche. Il a

fallu presque une heure avant qu’un

membre de l’équipage, en me regardant de

plus près, ne s’écrie, ‘Voici notredocteur’, et immédiatement tous

saluèrent mon arrivée parmi eux.»33

Ce genre d’abandon de la «civilisa-tion» pour le mode de vie indigène

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31. Rediker, Op. Cit., pp. 134, 249 n42, 250n44; Bolster, Op. Cit., pp. 50-132. Rediker, Op. Cit., p. 134; Defoe, Op. Cit.33. Lionel Wafer, Voyage de Mr. Wafer, où l’on

trouve la description de l’Isthme de l’Amérique, 1723<http://www.buccaneer.net/piratebooks.htm>.34. Aux Antilles et en Guyanne: esclaveévadé ou «Nègre libre».35. Platt and Chambers, Pirate pp. 26-7;Rediker, Op. Cit., p. 146; Cordingly, Life

Among the Pirates, p.7

n’était pas toujours accidentel. Lesboucaniers des Caraïbes tirent leurnom du boucan, une technique defumage de la viande qu’ils tenaientdes Indiens Arawak. A l’origine, lesboucaniers squattaient des terressur la vaste île d’Hispaniola quiappartenait à l’Espagne (désormaisHaïti et la République dominicaine)– et se tournèrent vers la piraterielorsque les Espagnols tentèrent deles expulser. Sur Hispaniola, ilsvivaient de la même façon que lesindigènes qui les y avaient précédés.Ce mode de vie maroon34 étaitclairement identifié à la piraterie.Hormis les boucaniers d’Hispa-niola et de Tortuga, le principalgroupe d’Européens marginauxdans le Nouveau Monde était celuides bûcherons de la Baie de

Campeche (aujourd’hui Honduraset Belize), un «équipage d’ivrognes

insolents» considérés par la plupartdes observateurs comme inter-changeable avec des pirates. Ilschoisirent consciemment un modede vie non-cumulatif dans desvillages communautaires indépen-dants à la périphérie du monde.35

Les relations des pirates avec lesindigènes qu’ils rencontraient étaient

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variables. Certains pirates en faisaientdes esclaves, les forçant à travaillerpour eux, violant les femmes etvolant ce qui les intéressait. Enrevanche, d’autres pirates s’instal-laient et se mariaient – intégrant lasociété indigène. C’est plus particu-lièrement à Madagascar, où lespirates se mêlèrent à la populationque se développa «une race de mulâtres

à la peau sombre». Les contacts et leséchanges culturels entre pirates,marins et Africains ont entraîné dessimilarités incontestables entrechansons de marins et chantsafricains. En 1743, des marins furenttraduits devant une cour martialepour avoir chanté un «chant nègre».Ce genre de rapprochement se fitdans les deux sens et n’était pas aussirare que l’on pourrait croire. Unpirate du nom de William May,échoué sur l’île de Johanna àMadagascar, fut fort surpris lors-qu’un des «nègres» s’adressa à lui enparlant anglais couramment. Ilapprit que l’homme avait été enlevéde son île par un navire anglais etqu’il avait vécu un moment àBethnal Green, à Londres, avant derevenir chez lui. Son nouvel ami luiévita d’être capturé par les Anglaiset d’être ensuite amené à Bombaypour y être pendu.36

Que les pirates se considèrentcomme des rois libres, comme desempereurs individuels autonomesétait une des caractéristiques de ce

que l’on pourrait nommer «l’idéo-logie pirate». Ceci était en partie liéeau rêve de richesse – Henry Averyétait idolâtré pour l’énormefortune qu’il avait pillée; certainspensaient qu’il avait même bâti sonpropre royaume pirate. Mais il yeut un pirate qui connut unehistoire encore plus édifiante,

puisqu’il avait débuté commeesclave en Martinique: AbrahamSamuel, «Tolinor Rex», le Roi deFort Dauphin. Samuel était unesclave en fuite qui avait ralliél’équipage du navire pirate John &Rebecca, dont il devint finalementquartier-maître. En 1696, lespirates s’emparèrent d’un impor-tant butin et décidèrent de se retireret de s’établir à Madagascar.Samuel se retrouva dans l’anciennecolonie française de Fort Dauphinoù la princesse locale l’identifia

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36. Defoe, Op. Cit., Ritchie, Op. Cit., pp.86-7,104, 11837. Ritchie, Op. Cit., pp. 84-538. Robert C. Ritchie - Captain Kidd and the

War against the Pirates pp. 59, 69, 72-3;Cordingly - Life Among the Pirates, p.64.

comme étant l’enfant qu’elle avaiteu d’un Français durant l’occupa-tion de la colonie. Samuel seretrouva soudainement héritier dutrône vacant de ce royaume. Lesnégriers et les marchands venaienten masse pour commercer avec le«Roi Samuel» mais il garda sessympathies pour ses camaradespirates, les autorisant, et les assistantmême dans le pillage des naviresmarchands qui venaient pourcommercer avec lui. Il y eut uncertain nombre de personnagessimilaires, peut-être moins flam-boyants, dans les ports et les radesde Madagascar – des pirates oudes négriers qui étaient devenus deschefs locaux à la tête d’arméesprivées d’au moins 500 hommes.37

Sexe, drogues & rock n’rollLes pirates semblent s’être

beaucoup plus amusés que leurspauvres camarades des navires deguerre ou de commerce.

Ils organisaient de sacrées fêtes– en 1669, près des côtes d’Hispa-niola, des boucaniers d’HenryMorgan firent sauter leur proprenavire lors d’une fête particulière-ment tapageuse, qui comme toutefête pirate qui se respecte compor-tait son lot de fusillades éméchéesavec les armes du navire. Ilss’étaient débrouillés pour mettre lefeu aux poudres dans la soute dunavire, ce qui provoqua sa destruc-

tion complète. Lors de certainsvoyages, l’alcool «coulait à flots» etpour nombre de matelots, lapromesse de grog à volonté avaitété l’une des principales raisonspour quitter la marine marchandeafin de devenir pirate. Mais ceci seretournait parfois contre eux – ungroupe de pirates mit trois jours àcapturer un navire parce qu’il n’yavait jamais assez d’hommes à jeundisponibles. Les marins en généraldétestaient les voyages sans alcool– l’une des principales raisons étantque sous les tropiques l’eau tendaità accueillir des créatures qu’il fallaitfiltrer entre les dents38.

Une fête pirate n’était pas dignede ce nom sans musique. Lespirates étaient renommés pour leuramour de la musique et ils enga-geaient souvent des musiciens pourla durée du voyage. Durant lejugement de l’équipage de Black

Bart Bartholomew Roberts en1722, deux hommes furentacquittés parce qu’ils étaient desimples musiciens. Les piratessemblent avoir utilisé la musiquelors des batailles: il fut dit d’un desdeux hommes, James White, que«son travail consistait à faire de la

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musique à la poupe au moment de

l’action».39

Pour certains, la liberté que lapiraterie offrait, à l’opposé dumonde de contraintes qu’ilsvenaient de quitter, s’étendait à lasexualité. La société européenne du17ème et du 18ème siècles étaitsauvagement anti-homosexuelle.La Royal Navy menait régulière-ment des campagnes anti-sodomiesur les navires à bord desquels leshommes étaient confinés ensemblepour des années. Sur les navires deguerre et de commerce, on consi-dérait la sexualité incompatibleavec le travail et la discipline àbord, comme le pré-cisa le pasteurJohn Flavel

en écrivant au commerçant JohnLovering au sujet des marins: «la

mort de leur désirs est le meilleur moyen

pour donner vie à votre commerce.» DansSodomy and the Pirate’s Tradition, B.R. Burg suggère que la grandemajorité des pirates étaient homo-sexuels, et même s’il n’existe passuffisamment de preuves poursoutenir cette théorie, il n’en est pasmoins sûr que pour ce genre depratiques, une colonie pirate étaitl’endroit le plus sûr. Au début,certains des boucaniers d’Hispa-niola et de Tortuga vivaient dansune sorte d’union homosexuelleconnue sous le nom de matelotage,mettant en commun ce qu’ilspossédaient, le survivant héritantalors de la part de son compa-gnon. Même après que les femmeseurent rejoint les boucaniers, lematelotage continua, un matelotpartageant alors sa femme avec

son partenaire. Louis Le Golifdans ses Mémoires d’un

Boucanier se plaignait del’homosexualité à Tortuga, où il

dut combattre dans deuxduels afin de tenir à distancedeux prétendants pleins

d’ardeur. Finalement, le Gouver-neur français de Tortuga fit venirdes centaines de prostituées, dansl’espoir de détourner les bouca-niers de leurs pratiques. Lecapitaine pirate Robert Culliford,avait un «grand consort», John

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39. Cordingly - Life Among the Pirates, p.115.40. Ibid. pp. 122-5; Marcus B. Rediker - Liberty

beneath the Jolly Roger: The Lives of Anne Bonny

and Mary Read, Pirates in M. Creighton and L.Norling (eds.) - Iron Men, Wooden Women: Gender

and Atlantic Seafaring, 1700-1920 (Baltimore,John Hopkins University Press, 1995), p. 9;Ritchie, Op. Cit., pp. 123-4; Marx - Brethren of

the Coast, p. 39.41. Rediker - Liberty beneath the Jolly Roger, pp.8-11, 233 n26; Defoe, Op. Cit., p. 212; Plattand Chambers - Pirate pp. 32-3, 62; Rediker,Op. Cit., p. 285; Klausmann Ulrike, MarionMeinzerin & Gabriel Khun (trad. NicholasLevi) - Women Pirates and the Politics of the Jolly

Roger, pp. 36-7.

Swann avec lequel il vivait. Certainspirates achetaient de «beauxgarçons» pour en faire leurscompagnons. Sur un navire pirate,un jeune homme qui reconnutavoir eu une relation homosexuellefut mis aux fers et maltraité, mais ilsemble qu’il s’agit là d’une excep-tion. Il est également significatifque dans aucune charte pirate onne trouve d’articles contre l’homo-sexualité.40

Femmes piratesLa vie de liberté sous le dra-

peau noir, le Jolly Roger, s’étendait àun autre groupe qui pourraitsurprendre de voleurs des mers: lesfemmes pirates. Il n’était pas si rarede voir naviguer des femmes aux17ème et 18ème siècles. Il existait unetradition assez bien établie defemmes s’étant travesties pour fairefortune, ou bien suivre leur mariou leur amant en mer. Bien sûr, onne connaît que celles qui ont étéprises et reconnues comme telles.Leurs soeurs plus chanceuses ontnavigué dans l’anonymat. Mêmedans ce cas, il semblerait que lesfemmes à bord des bateaux piratesétaient peu nombreuses, ce qui, parironie, a peut-être contribué à leurchute – il était relativement facilepour l’Etat d’écraser la commu-nauté pirate, parce que celle-ci étaitlargement dispersée et fondamen-talement fragile; les pirates avaient

du mal à avoir une descendance ouà se développer. En comparaison,les pirates des mers de la Chine duSud, qui eurent plus de chance etdurèrent plus longtemps, étaientorganisés en groupes familiauxrassemblant les hommes, lesfemmes et les enfants sur lesnavires – de sorte qu’il y avaittoujours une nouvelle générationde pirates parée à l’abordage.41

De même que les pirates engénéral se définissaient en opposi-tion avec les relations sociales ducapitalisme naissant des 17ème et18ème siècles, certaines femmestrouvèrent dans la piraterie unefaçon de se rebeller contre l’émer-gence des rôles liés aux genres. Parexemple, Charlotte du Berry, néeen Angleterre en 1636, suivit sonmari dans la marine de guerre ens’habillant en homme. Après avoirété violée sur un vaisseau à destina-tion de l’Afrique, elle mena une

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mutinerie contre le capitaine quil’avait violentée, et lui trancha la têteavec un poignard. Elle devint alorscapitaine pirate, son navire croisantla côte africaine pour capturer desbateaux chargés d’or. Il y eutégalement d’autres femmes piratesmoins chanceuses; en 1726 lesautorités de Virginie jugèrent MaryHarley (ou Harvey) et trois hom-mes pour piraterie. Les troishommes furent condamnés à lapendaison mais Harley fut libérée.Thomas, le mari de Mary égale-ment pirate, semble avoir échappéà la capture. Mary et son mariavaient été déportés vers lescolonies une année auparavant.Trois ans plus tard, en 1729, uneautre déportée était jugée pourpiraterie dans la colonie de Virgi-nie. Les six membres d’un gangpirate, dont Mary Crickett (ouCrichett), et Edmund Williams,chef de ce gang, furent déportésen Virginie en 1728 commecriminels.42

Cependant, les femmes piratesau sujet desquelles nous en savonsle plus sont Anne Bonny et MaryRead. Mary Read était une enfantillégitime, et fut élevée comme ungarçon par sa mère afin de la fairepasser pour son fils légitime parmisa famille. Elle dut s’endurcir pourfaire face à une vie difficile, etadolescente elle était déjà «audacieuse

et forte». Mary semble avoir appré-

cié son identité masculine et elles’engagea comme marin sur unnavire de guerre, puis commesoldat anglais lors de la guerre desFlandres. A la fin de la guerre, elleembarqua sur un navire hollandaisà destination des Caraïbes. Lorsqueson navire fut capturé par l’équi-page pirate de Calico JackRackham, dont faisait partie AnneBonny, elle décida de tenter sachance avec les pirates. Il semblequ’elle se soit adaptée à cette vie, etelle tomba bientôt amoureuse d’undes membres de l’équipage. Sonamant s’étant disputé avec un autrepirate, ce qui impliquait, selon leurtradition, de régler l’affaire «à l’épée

et au pistolet», Mary le sauva encherchant la bagarre avec sonadversaire: elle le provoqua en dueldeux heures avant le combat prévuet le transperça de son sabred’abordage.43

Anne Bonny était l’enfantillégitime d’une servante en Irlandeet grandit déguisée en garçon, sonpère prétendant qu’elle était l’enfantd’un parent dont ont lui avaitconfié la garde. Il l’emmena par lasuite à Charleston, en Caroline duSud, où il n’était plus nécessaire dedissimuler son identité. Anniedevint une femme «robuste» avec un«tempérament féroce et courageux». Eneffet, «un jour où un jeune homme

tentait de coucher avec elle contre sa

volonté, elle le frappa si durement qu’il en

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42. Platt and Chambers - Pirate p. 33; Rediker- Liberty beneath the Jolly Roger, pp. 10, 232-233n24 n25.43. Rediker - Liberty beneath the Jolly Roger, pp. 3-5, 8, 13; Platt and Chambers - Pirate, pp. 32-3.44. Rediker - Liberty beneath the Jolly Roger, pp.5-7, 13-16, 234 n41; Platt and Chambers -Pirate pp. 32-3; Defoe, Op. Cit., pp. 623-6.45. Rediker - Liberty beneath the Jolly Roger, pp.7-8.

resta longtemps alité». Elle s’enfuitvers les Caraïbes où elle tombaamoureuse d’un capitaine piratenommé Calico Jack Rackham (onl’appelait ainsi à cause de sesvêtements bizarres et pittoresques).Anne et Calico Jack, «découvrant

qu’ils ne pouvaient jouir librement de la

compagnie l’un de l’autre par des moyens

honnêtes, décidèrent de s’enfuir ensemble, et

d’en jouir malgré le monde entier». Ilsdérobèrent un navire dans le portet durant les deux années quisuivirent, Bonny seconda Rackhamtout en étant son amante, à la têted’un équipage (dont fera bientôtpartie Mary Read déguisée enhomme qui les rejoindra suite à lacapture de son navire) qui pillait lesnavires dans les Caraïbes et leseaux côtières de l’Amérique.44

L’une des témoins à leurprocès, une femme du nom deDorothy Thomas qui avait été faiteprisonnière par les pirates, affirma

que les femmes «portaient des vestes

d’hommes, des pantalons longs, et

des foulards noués autour de la tête,

et que chacune d’entre elles avait une

machette et un pistolet en main». Bienque Read et Bonny portaient desvêtements d’hommes, leur prison-nière ne s’y trompa pas; pour elle«la raison pour laquelle elle sut qu’il

s’agissait de femmes était la grosseur de

leurs seins».Les autres prisonniers capturés

par les pirates racontèrent queBonny et Read «étaient toutes deux

très dévergondées, ne cessant de sacrer et

de jurer, et toujours prêtes et désireuses de

faire ce qu’il y avait à faire à bord». Lesdeux femmes semblent avoirbénéficié d’un certain ascendant;par exemple, elles faisaient partiedu groupe désigné pour monter àl’abordage – un rôle confié auxmembres les plus courageux et lesplus respectés de l’équipage.Lorsque les pirates «apercevaient un

navire, le traquaient ou l’attaquaient»,les deux femmes «portaient des

vêtements d’hommes», et en toutesautres occasions, «elles portaient des

vêtements de femmes».45

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Rackham, Bonny et Readfurent capturés ensemble par unsloop britannique qui quittait laJamaïque en 1720. L’équipage étaitcomplètement ivre (un fait banal)et se cacha dans la cale – un seuld’entre eux hormis Read et Bonnyeut le courage de combattre.Ecoeurée, Mary Read fit feu avecson pistolet en direction de la cale«tuant un homme d’équipage et en

blessant plusieurs autres». Dix-huithommes d’équipage avaient déjàété jugés et condamnés à la pendai-son lorsque les femmes arrivèrentau tribunal. Trois d’entre eux, dontRackham, furent plus tard pendusà des emplacements de choix afinde servir d’instruction morale etd’«exemple public» aux marins quipasseraient à côté de leurs corps endécomposition. Cependant, MaryRead insista sur le fait que les«hommes de courage» – comme elle –

ne craignent pas la mort. Lecourage était une des principalesvertus parmi les pirates – car seulle courage leur permettait desurvivre. Calico Jack Rackham étaitpassé du rang de quartier-maître àcelui de capitaine lorsque le capi-taine en charge, Charles Vane, avaitété destitué par son équipage pourlâcheté. C’est pourquoi ce fut unefin ignominieuse pour Rackham,de s’entendre dire par Anne Bonny,avant d’être pendu, que «s’il s’était

battu comme un homme, il n’aurait pas

été pendu comme un chien». Bonny etRead échappèrent toutes deux àl’exécution car elle «plaidèrent que leur

ventre portait enfant, et implorèrent que

l’exécution soit reportée».46

Misson et LibertaliaLa plus célèbre utopie pirate fut

celle du Capitaine Misson et de sonéquipage, qui établirent leur com-

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46. Ibid. pp. 2-3, 5-7, 13-14; Platt andChambers - Pirate pp. 32, 35; Defoe, Op. Cit.,pp. 158-9.47. A ce jour, aucune preuve historiquen’atteste que Libertalia ait jamais existé maisdes années durant, les historiens et le grandpublic y ont cru très fort, tant cette histoiremériterait d’être vraie! (ndlt). Elle est tirée del’ouvrage du Captain Charles Johnson, General

History of the Robberies and Murders of the most

notorious Pyrates, publié à Londres en 1728,(Defoe, Op. Cit. 1, pp. 383-439), voir aussiLibertalia, une utopie pirate (Esprit Frappeur),Histoire générale des plus fameux pirates (Phébus)de Daniel Defoe, ainsi que Utopies Pirates

(Dagorno) de Peter Lamborn Wilson.

munauté intentionnelle, leur utopiesans loi, Libertalia, au nord deMadagascar au 18ème siècle.47

Misson était français, il naquiten Provence, et c’est à Rome alorsqu’il était en permission de sonposte sur le vaisseau de guerrefrançais La Victoire, qu’il perdit safoi, dégoûté par la décadence de lacour papale. A Rome, il rencontraCaraccioli - un «prêtre libertin» quidécida d’embarquer avec lui sur laVictoire. Au cours des longsvoyages sans grande occupation sice n’est la discussion, Caraccioliconvertit progressivement Missonet une grande partie de l’équipage àune sorte de communisme athée:

«(...) il s’attaqua à la question

politique, et montra à ses auditeurs que

tout homme était né libre et avait autant

droit aux ressources nécessaires à sa vie,

qu’à l’air qu’il respirait. (...) Que

l’immense différence qui existait entre

l’homme qui se vautrait dans le luxe et

celui qui se voyait plongé dans la misère la

plus noire résultait seulement de l’avarice

et de l’ambition d’une part, d’une sujétion

craintive de l’autre.»

S’embarquant pour une carrièredans la piraterie, l’équipage de LaVictoire, fort de 200 hommes, fitappel à Misson pour qu’il deviennele capitaine. Les hommes collectivi-sèrent les biens du vaisseau, déci-dant que «tout devrait être mis en

commun». Les décisions seraientsoumises au «vote de toute la compa-

gnie». Et c’est ainsi qu’ils se mirenten route pour une nouvelle «vie de

liberté». Au large des côtes del’Afrique de l’Ouest, ils capturèrentun vaisseau négrier hollandais. Lesesclaves furent libérés et emmenésà bord de La Victoire, Missondéclarant que «le commerce de gens de

notre propre espèce ne saurait jamais

trouver grâce aux yeux de la justice

divine: qu’aucun homme n’a le pouvoir de

liberté sur un autre» et qu’«il n’avait

pas libéré son cou du joug de l’esclavage et

affirmé sa propre liberté pour asservir les

autres». A chacun de leurs combats,l’équipage se renforçait de nouvel-les recrues françaises, anglaises ethollandaises, ainsi que d’esclavesafricains libérés.

Alors qu’il naviguait au largedes côtes de Madagascar, Missondécouvrit une crique parfaite situéedans un territoire au sol fertile, àl’eau claire et dont les habitantsétaient amicaux. C’est là que les

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pirates établirent Libertalia, renon-çant à leurs titres d’Anglais, deFrançais, de Hollandais ou d’Afri-cains pour se rebaptiser Liberi. Ilscréèrent leur propre langue, unmélange polyglotte de languesafricaines, combinées au français, àl’anglais, au hollandais, au portugaiset à la langue des indigènes deMadagascar. Peu après avoircommencé à travailler à l’implanta-tion de la colonie, La Victoirecroisa le pirate Thomas Tew, quidécida de les accompagner jusqueLibertalia. Ce genre de colonien’était pas une idée nouvelle pourTew; il avait perdu son quartier-maître et 23 membres d’équipagequi s’étaient établis un peu plus loinsur la côte malgache. Les Liberi –«les ennemis de l’esclavage», prévoyaientd’accroître leur nombre en captu-rant un autre navire négrier. Lelong des côtes de l’Angola, Tew etson équipage capturèrent unnégrier anglais avec dans ses cales240 hommes, femmes et enfants.Les membres africains de l’équi-page pirate découvrirent parmi lesesclaves de nombreux amis etparents, qu’ils délivrèrent de leursentraves, les régalant d’histoires surla gloire de leur nouvelle vie deliberté.

Les pirates s’établirent là pourdevenir fermiers, gérant la terre encommun – «aucune haie ne délimitant

la propriété de quiconque». Le butin et

l’argent pris en mer étaient «mis

dans le trésor commun, l’argent étant

inutile là où tout est mis en commun».

L’Empire contre-attaqueL’Age d’Or de la piraterie

euro-américaine se dura approxi-mativement de 1650 à 1725, avecson apogée aux alentours de 1720,ceci étant lié à des conditions et descirconstances particulières. Lapériode débute avec l’émergencedes boucaniers sur les îles caraïbesd’Hispaniola et de Tortuga. Durantla majeure partie de cette période,la piraterie était centrée autour desCaraïbes, et ce pour d’excellentesraisons. Les îles Caraïbes offraientd’innombrables cachettes, descriques secrètes et des îles qui nefiguraient sur aucune carte; desendroits où les pirates pouvaienttrouver de l’eau et des provisions,se reposer et attendre. La localisa-tion était parfaite; située sur la routeempruntée par des flottes denavires lourdement chargés detrésors retournant vers l’Espagneou le Portugal et venant d’Améri-que du Sud, la mer des Caraïbesétait réellement impossible àcontrôler pour les marines deguerre et la plupart des îles étaientinhabitées ou n’appartenaient àpersonne. Un véritable paradispour la flibuste.

En 1700, une nouvelle loi futintroduite, autorisant le jugement et

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48. Limite extrême atteinte par l’eau à maréebasse. Le niveau de la Tamise à Londres peutvarier de six mètres selon la marée. (ndlt).49. Avant-port de Londres, dans l’Essex.(ndlt).50. Robert C. Ritchie - Captain Kidd and the

War against the Pirates, pp.153-4, 228, 235;Cordingly - Life Among the Pirates, p.237.51. Ritchie, Op. Cit., p. 235; Bolting - The

Pirates, pp.174-5.

l’exécution rapide des pirates, quelque soit l’endroit où ils étaient pris.Auparavant, ils devaient êtreramenés à Londres pour y êtrejugés et exécutés à la laisse48 debasse mer à Wapping. La «loi pour

une suppression plus efficace de la

piraterie» mettait également envigueur l’usage de la peine de mortet récompensait toute résistanceaux attaques pirates mais le plusimportant, c’est qu’elle remplaçaitle jugement par jury populaire parun tribunal spécial constituéd’officiers de la marine de guerre.Le célèbre Capitaine Kidd fut l’unedes premières victimes de cettenouvelle loi – celle-ci fut d’ailleurspartiellement adoptée en urgenceafin de pouvoir lui être appliquée.Il fut pendu à l’Execution Dock deWapping, et son corps exposé augibet à Tilbury Point49, recouvertde goudron pour mieux le conser-ver, et ainsi inspirer la «terreur à tous

ceux qui le verraient». Son cadavre

noirci et en décomposition devaitservir d’avertissement clair concer-nant les risques que les marinsencouraient en résistant à la disci-pline du travail.50

Le cas de Kidd s’avère plutôtinhabituel puisqu’il fut exécuté àLondres. Après 1700, grâce à cettenouvelle loi, la guerre contre lespirates allait se développer demanière croissante aux périphériesde l’Empire britannique, et il nes’agissait plus d’un ou deux cada-vres qui pendaient aux gibets prèsdes laisses de basse mer, maisparfois vingt ou trente d’un coup.En 1722, lors d’une affaire particu-lièrement significative, l’Amirautébritannique jugea 169 pirates del’équipage de BartholomewRoberts et en exécuta 52 d’entreeux à Cape Coast Castle sur la côtede Guinée. Les 72 Africains qui setrouvaient à bord, qu’ils aient étélibres ou non, furent vendus enesclavage, dont certains avaientéchappé pour une courte pé-riode51.

C’est la disparition de cesconditions favorables uniques de

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l’Age d’Or de la piraterie qui mitun terme au règne des pirates.Avec le développement du capitalau 17ème siècle vint l’émergence del’Etat, favorisée par les guerresimpériales qui ruinèrent le globe àpartir de 1688. Ces vastes campa-gnes de guerres nécessitaient undéveloppement énorme dupouvoir de l’Etat.

Lorsqu’en 1713, le Traitéd’Utrecht mit fin à la guerre entreles nations européennes, la capacitéde l’Etat à contrôler la pirateries’était massivement développée. Lafin de la guerre permit égalementaux navires de combat de seconcentrer sur la chasse aux pirateset offrit aux Britanniques desintérêts commerciaux accrus dansles Caraïbes, ce qui fournit unemotivation supplémentaire pouraccomplir cet effort. Tandis que lenouvel Etat encore plus puissantconsolidait son monopole sur laviolence, les colonies durents’aligner. La pratique consistant àtraiter avec les pirates et à investirdans leurs voyages était encoremonnaie courante dans les coloniesbien longtemps après que ceci nesoit devenu intolérable en Angle-terre; elle fut annihilée par uneextension du pouvoir de l’Etat dela mère patrie qui devait renforcerla discipline dans les colonies. Ledébut de la fin fut marqué par leretour à la Jamaïque de l’ancien

boucanier Sir Henry Morgancomme gouverneur avec l’ordreprécis de détruire les pirates. Lespatrouilles navales les firent sortirde leurs repaires et les pendaisonsmassives éliminèrent les chefs. Aubout du compte, la guerre despirates contre le commerce étaitdevenue trop efficace pour êtretolérée; l’Etat combattait pourpermettre au commerce des’effectuer sans contraintes et aucapital de s’accumuler, apportant larichesse aux marchands et desrentes pour l’Etat52.

Si nous voulons rechercher leshéritiers de la piraterie libertaire decet Age d’Or, il ne faut pas seule-ment regarder du côté des piratesmodernes, mais plutôt voir dequelle façon la piraterie fut intro-duite dans la lutte des classesatlantique. Tout comme l’élan initialde la piraterie des 17ème et 18ème

siècles provenait de mouvementsradicaux axés sur la terre, tels quecelui des Levellers, le courant d’idéeset de pratiques circula dans lemonde atlantique, pour émergerdans des endroits parfois surpre-nants. En 1748, il y eut une mutine-rie à bord du HMS Chesterfield,près de Cape Coast Castle, le longde la côte d’Afrique. L’un desmeneurs – John Place – était déjàpassé par là; il faisait partie de ceuxqui avaient été capturés avecBartholomew Roberts, en 1722.

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Ce furent les «vieux loups de mer»

tels que John Place qui surent fairevivre la tradition pirate et assurè-rent la continuité des idées et despratiques. Les mutins espéraient«installer une colonie» selon la traditionpirate. Le terme anglais to strike

(faire grève) vient des mutineries, etplus particulièrement des «GrandesMutineries» de Spithead et deNore en 1797, lorsque les marinsabaissèrent les voiles pour inter-rompre le flot incessant du com-merce ainsi que la machine deguerre étatique. Ces marins anglais,irlandais et africains établirent leurpropre «conseil» et une «démocratie de

bord» et certains parlèrent même

d’établir une «Nouvelle Colonie»,en Amérique ou à Madagascar53.Les pirates ont prospéré grâce àun vide dans le pouvoir, pen-dant une période de bouleverse-ment et de guerre qui leurconféra la liberté de vivrevéritablement en dehors des lois.Le retour de la paix entraîna uneextension du contrôle et la findes possibilités de l’autonomiepirate. Ceci n’est guère surpre-nant lorsque l’on considère queles périodes de guerre et detrouble ont souvent favorisél’éclosion d’expériences révolu-tionnaires, d’enclaves, de com-munes et d’anarchies. Despirates des 17ème et 18ème siècles,jusqu’à la République de Fiume,

d’inspiration pirate et concrétiséepar D’Annunzio durant la pre-mière guerre mondiale, en passantpar la Commune de Paris qui fitsuite à la guerre franco-prussienne,les communes des Diggers pendantla Guerre Civile Anglaise et lespaysans makhnovistes en Ukrainependant la Révolution russe, onconstate que c’est souvent lorsd’étapes transitoires que les expé-riences de la liberté peuventtrouver l’espace pour s’épanouir.

Do or Die

52. Ritchie, Op. Cit., pp. 7, 128, 138, 147-51.53. Rediker - Liberty beneath the Jolly Roger, pp.137-8.

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Quels hommes – quellesfemmes parfois – étaient vraimentles protagonistes de l’épopée de laflibuste? De quelles classes socialesprovenaient-ils et quelle était lanature exacte des rapports humainsà bord d’un sloop battant pavillonnoir? Pourquoi et commentdevenait-on pirate? En quoi lesactivités de ces hors-la-loi s’inscri-vaient-elles dans les bouleverse-ments sociaux et économiques deleur époque avant de fasciner leurscontemporains, puis des généra-tions d’enthousiastes? Il n’est guèrede domaine où le mythe – lalégende noire de ces aventuriersmais plus encore leur gloire – aitautant occulté la réalité. Il y apourtant bien des leçons à tirer del’étude de la libre piraterie, flottedisparate d’esquifs frêles et redou-tés, dispersée aux quatre vents desmers du Sud.

L’érudit Marcus Rediker nouslivre le résultat de ses longuesrecherches sur ce sujet, passionnantentre tous. En se fondant scrupu-leusement sur la documentationdisponible, il se concentre ici sur ladeuxième décennie du 17ème siècle.

(…) Le grand mérite de ce textelumineux, c’est d’attribuer à lapiraterie sa juste place dans l’his-toire de la lutte des classes. Car lapiraterie de cette période atteignaitau plus haut point la pratique d’unmouvement de révolte des forçatsde la mer contre la disciplineodieuse qui régnait à bord desnavires. Les travailleurs de la flottemarchande se voyaient piétinés parl’esprit de lucre des armateurs et ladureté pleine de morgue desofficiers. Le développement desvoies maritimes, l’accroissement ducommerce mondial, les améliora-tions techniques dans la construc-tion navale étaient en passe de fairedu vaisseau marchand une sorte debagne flottant, préfigurant lafabrique des premiers pas de larévolution industrielle.

Les conditions d’exploitation yétaient généralement effroyables, lanourriture exécrable et chiche, lapaye trop vite bue, les dangerscertains, les chances de survie trèsaléatoires. Aussi l’amour du grandlarge n’entrait-il que pour très peudans la vocation du matelot deFrance ou d’Angleterre, de Hol-

Les bateaux ivres de la libertéPour celles et ceux qui veulent en savoir plus, voici de larges

extraits de la préface que Julius Van Daal* a rédigé pour

Pirates de tous les pays, de Markus Rediker, l’un des ouvrages

les plus fréquemment cités dans l’article de Do or Die.

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lande ou d’Espagne. Il était sou-vent enrôlé de force, comme onen usait avec la piétaille des arméesou avec les gueux qu’on envoyaitdéfricher des terres lointaines etinhospitalières. Et le malheureuxqui devenait matelot de son «pleingré» était en réalité réduit à cetteextrémité par la misère la plussordide. Avec parfois commearrière-pensée le désir de se fairepirate à la première occasion…

Sur un navire, comme dans uneprison ou une caserne, l’émeute –l’émotion populaire – se nommemutinerie; et par la mutinerie, lematelot rompait toute attache avecle vieux monde, pétri d’entraves etde contraintes, qui l’avait jeté sur lesflots hasardeux pour faire circuleret croître de la valeur. C’était doncde la mutinerie, geste collectif

précurseur de la grève sauvage, queprocédait l’entrée en piraterie. Lamutinerie était d’abord une auda-cieuse réaction de défense face àl’iniquité des conditions de vie àbord, permettant d’éviter la famineet l’humiliation à des pauvres quin’avaient depuis longtemps plusrien à perdre.

Hormis la très hasardeusefondation de colonies à l’écart dela civilisation, comme il arrivad’ailleurs sans doute en certainesîles des océans Indien et Pacifique,cette révolte ne pouvait se prolon-ger que par des actes de briganda-ges répétés. En s’emparant des«moyens de production» nautiques,les matelots indociles n’avaientd’autre choix que de les retournercontre l’ennemi – ainsi que lescanons dont tous les navires étaient

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alors équipés. Et de poursuivre lalutte jusqu’à la mort. Ils savaientque leur mise au ban du mondemarchand leur interdirait d’em-ployer leurs vaisseaux pirates etleurs prises à quelque négoce licite.La profanation initiale qu’ils avaientcommise à l’encontre d’unepropriété privée, en se rendantmaîtres de leur outil de travail, étaitvouée à se perpétuer par uneguérilla permanente contre toutepropriété privée.

Rediker y insiste à juste titre: lapiraterie était, avant de se connaîtrecomme utopie praticable, lerésultat d’un conflit de classe nourrides visions d’une vie meilleure –c’est-à-dire une existence moinschétive mais surtout libre et fondéesur des rapports égalitaires. Lecapitaine typique d’un vaisseaupirate, appelé à exercer une fonc-tion indispensable sur un navire de

haute mer, était élu par l’équipage.Choisi pour son aptitude ou sonbagout, il était révocable à toutinstant et ne tirait de son statut etde ses attributions guère plusd’avantages matériels que leshommes d’équipage: «[Les pirates]

lui permettaient d’être capitaine à la

condition qu’ils fussent capitaines au-

dessus de lui», comme le note untémoin de leurs aventures. Singulierdans une époque où les privilègesféodaux sclérosaient encoreamplement les sociétés européen-nes, cet engouement pour l’égalitétranscendait les barrières de langueet de nationalité. Mieux, les piratesavaient pour coutume de libérer lescaptifs africains – marchandiseshumaines d’entre les marchandiseshumaines – que transportaient leursprises; et ils en faisaient volontiersdes frères d’armes et de bom-bance.

Quant à la liberté, si brusque-ment acquise, ils en usaient parfoisavec maladresse et pouvaientverser dans une sorte de cruautéinfantile, excessivement vindicative– comme il arrive souvent auxesclaves qui viennent de rompredes chaînes ancestrales. Mais enfin,ils en usaient. Ayant pris en mainleur destinée et châtié à leur aiseceux des fauteurs de pénurie qu’ilstenaient à leur merci, leur butprincipal était de vivre à foison.Beaucoup de liqueurs fortes, bien

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sûr, et une abondance de bonnechère, une succession presqueincessante de réjouissances. Etsuffisamment de numéraire pourrétribuer comme des princes lesfaveurs des putains d’escale.L’exigence, en somme, d’uneprofusion d’instants véritablementvécus, dans le combat et la ripaille,dans les débats et les pagailles. Dumoins, autant et plus que lesinconforts et désagréments d’unecavale perpétuelle le permet-taient…

C’était une république frater-nelle, sans autre territoire quel’immensité océanique, sans autreconstitution que d’antiques etcollectifs rêves de cocagne. Et oùle vouloir de chaque pirate n’étaitlimité que par les «articles» qu’ilsadoptaient de concert: ces règlessimples – et peu contraignantesdans de telles circonstances –suffisaient au bon fonctionnementde ces petites communautéspartageuses et éphémères. C’estainsi qu’à l’instar des ouvriersluddites un siècle plus tard, desflibustiers pouvaient se présenteren toute bonne foi comme étant«les hommes de Robin des bois», para-digme increvable des aspirationségalitaires.

Rediker confirme en historienrigoureux ce dont les chantresfrivoles de l’imaginaire flibustierétaient convaincus de longue date:

la libre piraterie, ce n’était passeulement la mise en pratiquebalbutiante d’une organisationsociale plus juste et plus humainepar le triomphe éphémère dequelques redresseurs de torts; c’étaitaussi une belle tentative de négationde la notion même d’économie.Nul parfum de «nihilisme» avant lalettre dans les dilapidations effré-nées et l’intrépidité vertigineusequ’ont décrites des chroniqueursoffusqués par cette fast life, ce vivre-vite jugé absurde, voire démonia-que. Bien au contraire: de cettefulgurance anarchique, de cetteimprévoyance délibérée naissaientune volonté commune, unecohésion rebelle. Et ce goût durenversement se révélait propice àl’accomplissement des plus beauxexploits au détriment des ennemisde la liberté. Cette quête d’unevraie vie sur les eaux tumultueusesdu négatif constituait une mise ànu tragique du système marchand,une réponse railleuse à son exten-sion planétaire, une sagesse enmouvement. Dans le secteurhautement stratégique de l’offen-sive capitaliste qu’était alors letransport maritime, les piratescritiquaient en actes les aberrationsdu principe de rentabilité – et lesâmes d’épiciers, les esprits policierss’en trouvèrent à jamais désolés.Dès lors, magistrats et négociants,animés par l’effroi et la haine,

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mirent tout en oeuvre pour rétablirl’ordre sur les mers.

La répression implacable quiéradiqua la piraterie eut pour effetde priver pour longtemps leprolétariat maritime de la moindreperspective de dépassement de samisérable condition. Prospérant surla résignation des équipages et sousla protection accrue des forcesnavales étatiques, les armateurspurent se livrer plus tranquillement àleurs trafics. A commencer par latraite des esclaves noirs, que lespirates avaient osé saboter les armesà la main – un siècle avant que desphilanthropes n’aient l’idée de s’enémouvoir dans de beaux discoursun peu tardifs. La disparition de laflibuste laissait le champ libre à uneentreprise de prédation autrementefficace et massive que les rapinesdes forbans: la mainmise du capitaleuropéen sur le commerce interna-tional, la conquête et l’asservisse-ment de territoires immenses auxquatre coins de la planète.

Après l’élimination des derniersécumeurs des mers du Sud naquit lemythe du forban maléfique etmagnifique. Ce fut le dénigrementmême du mode de vie des piratespar les moralistes et autres écono-mistes qui les rendit si populaires.Leurs vices tant décriés, leurstransgressions impies, leurs excur-sions périlleuses aux portes del’enfer, leurs tempéraments farou-

ches et presque sauvages parurentautant de titres de gloire à ceux deleurs contemporains qui voyaientpoindre le règne de l’ennui obliga-toire et s’en affligeaient. Aux yeuxdes poètes et des rebelles, la flibustedans son ensemble avait tenté decombattre l’emprise du temps – letemps uniforme et quantifié destâches productives, bientôt rythméespar la cloche de la fabrique puis parla pointeuse de l’usine, le tempsaride qu’égrène le grand mécanismedont l’homme n’est qu’un rouage.

En effet, les pirates aimaientfurieusement festoyer, ils se consu-maient en de copieuses libations auson du violon et chantaient enchoeur des hymnes païens. Certainsexcellaient aussi à conter, en aèdesplébéiens, de petites odysséestruculentes et picaresques quifournirent la matière de bien deslégendes, d’innombrables romans etdes rêves d’une multitude d’enfants.S’étant ainsi repus, les pirates quiétaient pris par l’ennemi montaient àl’échafaud en blasphémant et enmaudissant leurs tristes juges. Ilsallaient à la mort, conscients et fiersd’avoir connu la vraie richesse, quin’est ni d’or ni de titres mais d’art dejouir ensemble et sans mesure. (…)

Julius Van Daal

* Auteur de Beau comme une prison qui brûle

(réédité en poche par l’Insomniaque en mai2010) et de Le rêve en armes: anarchisme, révolution

et contre-révolution en Espagne (1936-1937), Ed.Nautilus, Coll. Utopies en action, 2002.

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Beaucoup de choses ontchangé dans la recherche histori-que, et pour le mieux, depuis queBetween the Devil and the Deep Blue Sea

a été publié en 1987.Lorsque j’ai commencé à

étudier la vie des marins et despirates il y a plus de trente ans, lesréactions que je rencontrais étaientpratiquement toujours les mêmes,déprimantes: «Ce doit être très

intéressant d’étudier ces marginaux.» Laréponse habituelle mêlait à la foisromantisme et condescendance.Romantisme parce que les marinsétaient considérés comme uneversion désuète, fascinante, exoti-que et excentrique de «l’Autre».Condescendance parce qu’ilsétaient observés comme desacteurs historiques sans impor-tance.

Les historiens du mondeouvrier faisaient des commentairessimilaires: parce que les marins netravaillaient pas dans les usines et neproduisaient pas de biens, ils netrouvaient qu’une petite place dans

les histoires de la classe ouvrièretelle qu’elle était alors définie.

De telles réponses m’onttoujours hérissé. Je répondais queles marins n’étaient pas des person-nages romantiques. Ils étaient desimples prolétaires partant en mer,issus du premier groupe importantde travailleurs ayant vendu leurforce de travail aux capitalistesmarchands, eux mêmes au servicede l’économie mondialisée. J’ajou-tais que les marins pouvaient êtreconsidérés comme «marginaux»dans l’histoire de certaines nations,mais que si on les envisageait auregard des origines et du dévelop-pement du capitalisme globalisé, ilsétaient l’exact opposé puisqu’ils ontété au cœur du processus histori-que qui a radicalement transforméle monde. Leur travail a littérale-ment quadrillé le globe en structu-res de production, d’échange et decommunication.

Les marins étaient, en plus decela, au centre des conflits de classequi ont émergé entre le capital et le

Between the Devil and theDeep Blue SeaEt pour finir, la préface de Rediker à l’édition française de

Between the devil and the deep blue sea (Les Forçats de la mer,marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain(1700-1750)), parue fin 2010 en France, édition originale 1987.

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travail à partir du 18ème siècle.Comme les lecteurs l’apprendront[en lisant le livre], ils ont inventé lagrève, l’une des armes les plusimportantes du prolétariat mon-dial. Les marins ont également reliédiverses catégories de producteurs:esclaves, domestiques, artisans etautres travailleurs et leurs luttes àtravers l’espace et le temps. Mêmele drapeau rouge du socialisme etdu communisme était au départ unsymbole maritime, utilisé par lespirates et les flottes pendant lesbatailles pour signifier qu’aucunquartier ne serait fait ou accepté aucours de l’assaut, que ce serait uncombat à mort. Ces connexionssont étudiées dans un livre que j’aiécrit avec Peter Linebaugh, intituléThe Many Headed Hydra: Sailors,

Slaves, Commoners, and The Hidden

History of the Revolutionary Atlantic

(2000), traduit par Hélène Quiniouet Christophe Faquet et publié enFrance sous le nom de L’Hydreaux mille têtes: L’histoire cachée del’Atlantique révolutionnaire (Paris,éditions Amsterdam, 2008). J’ai leplaisir d’affirmer que depuis queBetween the Devil and the Deep Blue Sea

a été publié, les marins ne sont plusconsidérés comme désuets etmarginaux. De nouvelles recher-ches, créatives, n’ont cessé deprouver à quel point ils ont étéimportants à des moments cru-ciaux de l’histoire mondiale. Julius

Scott a montré comment lesmarins noirs, blancs et métis ontlargement diffusé autour del’Atlantique des informationssubversives concernant la révolu-tion haïtienne. Niklas Frykmanmontre maintenant comment desmarins des années 1790 ont initiéde puissantes mutineries au sein desmarines française, anglaise, néerlan-daise, danoise, suédoise et améri-caine, engendrant une vaste crise aucœur des nations maritimes etdonnant des significations transna-tionales et prolétariennes aux luttespour «les droits de l’homme».

L’histoire a accordé uneattention nouvelle aux marins, et enréalité à tous les navigateurs en tantque personnages stratégiques dansla division globale du travail. Etparce que les mouvements sociauxmultiformes de la nouvelle gauchenous ont permis d’écrire «l’histoire

par en bas» (L’expression a appa-remment été utilisée la premièrefois par Georges Lefebvre, legrand historien de la Révolutionfrançaise), nous pouvons constaterles pouvoirs de création de l’his-toire par les marins et les autrestravailleurs au delà de l’État nation.

Il y a encore beaucoup d’his-toire à créer «par en bas». En réalité,c’est la seule façon dont les change-ments vers le progrès se fontlorsque les mouvements populairesparviennent à proposer de nouvel-

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les solutions pour régler de vieuxproblèmes. À mon avis, la luttepour un autre futur est toujoursune lutte pour des idées et despratiques nouvelles, réellementdémocratiques et égalitaires. Lepassé peut nous être très utile danscette recherche. Si nous savonscomment les peuples ont, par lepassé, essayé d’échapper à l’exploi-tation et à l’oppression en organi-sant leurs vies différemment,comme les marins et les pirates onttenté de le faire au cours du 18ème

siècle, cela peut à la fois nousinspirer et nous donner de nouvel-les idées pour l’époque actuelle.

Parce que ce livre est le com-plément de Villains of All Nations:

Atlantic Pirates in the Golden Age

(2004), traduit par Fred Alpi etpublié en décembre 2008 parles éditions Libertalia sous letitre Pirates de tous les pays:l’âge d’or de la piraterieatlantique (1716-1726),j’ajouterai que les pirates ontcommencé à jouer un rôlenouveau dans la politiquecontemporaine. RogerLeisner, de Radio FreeMaine, m’a envoyé les photosde manifestations récentescontre la guerre, manifesta-tions qui ont rassemblé des«pirates pour la paix» despersonnes qui s’habillent enpirates pour exprimer leurs

revendications politiques! Et TariqAli, dans son excellent ouvragePirates of the Caribbean: Axis of Hope

(qui parle du tournant progressistedes politiques en Amérique latine),exprime le désir selon lequel «nous

sommes tous des pirates» devienne unchant de ralliement lors des mani-festations pour la justice sociale.Les mouvements anti-guerres etanticapitalistes actuels peuventapprendre beaucoup de cestravailleurs remuants etmultiethniques dont les travauxn’ont pas seulement construit lemonde, mais dont l’auto organisa-tion radicale a fait trembler, dansles époques et les luttes passées, sesfondations les plus profondes.

Marcus RedikerPittsburgh, Pennsylvanie, USA

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BoiteAoutilsEditions

«Boîte à outils», parce que le capitalisme et le patriarcat nes’effondreront pas tous seuls et que pour les y aider, il nous

semble nécessaire de se doter d’outils d’analyse pour comprendreles mécanismes de leur domination.

Pour cela, nous recherchons et publions des textes, analyseshistoriques, sur des thèmes parfois vus sousdes angles différents, qui peuvent nous aider

dans une réflexion autonome.Et parce que nous plaçons l’autonomie en tête des valeurs quenous chérissons, comme mode de lutte et comme mode de vie,nous publions également des «guides pratiques» pour contribuer

à cette autonomisation.Toutes nos brochures sont à prix libre, c’est-à-dire que vous êtes

invité-e-s, à hauteur de vos moyens, à participer aux fraisd’édition et de reprographie.

Contact: <[email protected]>

Parce que la subversion se propage aussi par l’écrit, parce quel’écrit se propage aussi par Internet, il existe infokiosques.net

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